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La science est-elle popperisable ?

3 septembre 2010, 17:35, par Robert

Popper et les limites de la réfutation popperienne

En expliquant que la science progresse par hypothèses et expérimentations successives, Popper a exprimé soit une évidence, soit il a développé une philosophie fausse. En effet, dire que l’expérience est la pierre de touche n’est en rien une nouveauté philosophique. Par contre, prétendre que l’on est parvenu à séparer science et métaphysique parce que l’on a énoncé que la science doit se soumettre à l’expérience est faux. Prétendre que la science progresse surtout par va-et-vient entre science et expérience est faux historiquement, de même qu’affirmer que la réfutation expérimentale soit le point final d’une théorie ou le point de départ d’une nouvelle théorie. Les théories physiques sur lesquelles s’est fondé comme exemple paradigmatique (relativité et quantique) sont des théories qui ont une expression très mathématique au point que certains auteurs ont cru que la nature s’exprime uniquement en formules or, justement, rien n’est moins réfutable que les mathématiques. Aucune expérience ne peut trancher entre les diverses géométries, pour en conserver une seule. Les physiciens ont changé maintes fois d’outils mathématiques pour décrire la réalité et ce n’est pas seulement l’expérience qui a tranché mais aussi la théorie. L’idée de réfutabilité consiste à exiger d’une théorie qu’elle soit prédictive et qu’ensuite on doive concevoir une nouvelle expérience qui vérifie que ce qui a été prédit se reproduise. Rien ne prouve qu’une théorie soit nécessairement prédicitive. Rien ne prouve qu’il soit possible de produire deux fois la même situation. Ni même que la « même situation » (en fonction de la précision possible) donne les mêmes effets. La mathématisation des sciences ne garantit nullement cette prédictivité ni la possibilité de reproduire une expérience.

Le physicien quantique Mark Silverman écrit ainsi dans « And yet it moves » (Et pourtant il bouge) :
« Pour celui qui n’est pas accoutumé à l’application des mathématiques à la physique, il peut sembler surprenant qu’une analyse bien conduite puisse mener à des résultats ambiguës. L’image populaire (imméritée) de la physique est d’être une science mathématiquement rigoureuse qui impliquerait qu’une fois données les équations du mouvement d’un système, on pourrait toujours en principe (pas forcément facilement) permettre de les résoudre – et, que si les équations étaient correctes, alors leurs solutions permettraient de décrire précisément le système. Et pas deux possibilités pour celui-ci ! Malheureusement, la situation est rarement aussi simple. Les équations qui gouvernent les systèmes physiques – et qui sont généralement des équations différentielles mettant en relation les rythmes temporels et spatiaux de changement de la dynamique quantitative – donnent généralement plus d’une solution, peut-être une infinité de solution, qui se distinguent par le choix des conditions initiales (en spécifiant un état du système à un moment donné) ou des conditions restrictives (en spécifiant un état du système à un endroit donné). »

1°) Car il faudrait d’abord savoir quelle expérience faire. Et c’est une question de théorie. Théorie et expérience peuvent difficilement être séparés et encore moins opposés comme deux moments successifs. Que mesurer ? Quels sont les paramètres concernés ? Quel est le niveau de structure concerné ? Dans quelle situation, artificielle ou naturelle, la nature peut-elle nous révéler ses secrets. On peut dire en un sens qu’expérience et théorie sont inséparables au lieu d’être deux étapes comme Popper les présente. Ainsi, tant que les scientifiques ignoraient l’électricité, ils ne risquaient pas d’émettre l’hypothèse de son existence, et croyant que la matière était neutre électriquement. Mais ils ne risquaient pas non plus de développer des expériences mettant en évidence l’électricité, ni l’utilisant. La mesure de la charge électrique a été réalisée par expérience mais l’expérimentateur (Millikan) savait le résultat qu’il fallait trouver et a d’ailleurs un peu triché en rejetant des résultats qu’il estimait divergents par rapport à la théorie… Avant la connaissance de l’électricité, il n’existait pas une théorie falsifiable de la non-électricité. Simplement, la question ne se posait pas…
Ce que l’on peut reprocher à la vision de Popper, c’est qu’elle ne souligne pas suffisamment le véritable effort de la science qui est conceptuel. Comment à la fois être capable de comprendre tous les anciens concepts accumulés par la science et être aussi capable de s’en évader, de les déconstruire pour bâtir à nouveau une conception générale avec de nouveaux paramètres, de nouvelles interactions, capables d’intégrer des notions générales et expérimentales nouvelles ? Cette création quasi artistique est très loin de la notion d’un bureau des vérifications de théories réfutables. L’idée nouvelle semble d’ailleurs réfutée par avance car elle est contre-intuitive non seulement parce qu’elle est contraire au sens commun mais parce qu’elle est contraire au bon sens de tous les scientifiques de l’époque. Une théorie vraiment nouvelle semble réfutée par avance. Ce qui reste à faire n’est pas de la réfuter mais de la faire accepter et c’est loin d’être une évidence !
2°) Opposer diamétralement science et non-science est contraire à toute l’histoire des sciences puisque bien des scientifiques avaient en même temps des buts et des philosophies métaphysiques. Et les deux étaient, une fois encore, inséparables et complémentaires. C’est le but philosophique de Darwin, son hostilité à la religion, qui a mené ses recherches et ses théories scientifiques, par exemple, et il est loin d’être le seul. La science naît sans cesse de la non-science et inversement. Ainsi, les inventeurs de la conception d’un monde à trois dimensions ne sont ni les théoriciens des sciences, ni les expérimentateurs : ce sont les métaphysiques chinoises qui concevaient le monde comme une sphère dans un cube. S’en offusquer même est ridicule car de telles frontières étanches de la pensée n’existent pas ! C’est pure naïveté.
3°) La plus profonde erreur de Popper réside dans son hostilité à toute vision dialectique. Il développe un peu partout dans son œuvre une conception du « ou exclusif » qui refuse la tierce proposition. Déjà, il oppose science et non-science. Il affirme qu’une proposition est vraie ou fausse. La réalité de la physique dont il se revendique pourtant, à propos de la relativité et de la physique quantique, lui donne tort. La particule (matière ou lumière) est corpuscule ou onde et à la fois corpuscule et onde. La matière est lumière et la lumière est matière. Les oppositions sont constituées d’êtres inséparables, opposés mais composés l’un de l’autre… En relativité, l’absolu de la limite de vitesse de la lumière (absolu pour tout phénomène de matière/lumière) construit la relativité de l’espace-temps. Et cette relativité construit l’absolu de l’espace-temps-énergie…. Plus dialectique que la physique, c’est difficile et Popper ne pouvait tomber plus mal en développant des thèses anti-dialectiques soi-disant fondées sur les découvertes en physique de son époque. Ce n’est pas suffisant de raisonner ainsi : science ou non-science, matière ou vide, onde ou corpuscule, quantique ou relativité. Rejeter par exemple aujourd’hui la physique quantique ou la relativité parce que les deux sont incompatibles est absurde et personne ne le propose tant que l’on n’a pas été capables de trouver une physique quantique relativiste satisfaisante. La réfutation n’est pas une preuve de fausseté de ce point de vue ni un moyen direct de faire avancer la science. Le point sur lequel des théories divergent n’est pas nécessairement celui qui permettra à ces sciences de progresser. La falsifiabilité n’est pas un critère suffisant de science, ni une méthode de recherche, ni encore une ouverture sur la manière dont la science conceptualise… C’est justement la dialectique qui répond à ces questions et non la philosophie simpliste de la logique par oui ou non.

4°) La théorie de la réfutation prétend protéger la science de la métaphysique. Pourtant, Popper a soutenu la métaphysique. Le philosophe des sciences Karl Popper, auquel bien des scientifiques accordent une importance imméritée, a théorise l’existence de plusieurs mondes, ce qui justifierait, selon lui, une séparation entre corps et esprit. Il écrit ainsi dans « La connaissance objective » : « Je propose donc, comme Descartes, l’adoption d’un point de vue dualiste bien que je ne préconise pas bien entendu de parler de deux sortes de substances en interaction. Mais je crois qu’il est utile et légitime de distinguer deux sortes d’états (ou d’événements) en interaction : des états physico-chimiques et des états mentaux. » Le neurologue John Eccles, collaborateur de Karl Popper, théorise la même séparation cerveau/conscience dans « Comment la conscience contrôle le cerveau » : « Le présent ouvrage a pour objectif de défier et de nier le matérialisme afin de réaffirmer la domination de l’être spirituel sur le cerveau. (...) Cette conclusion a une portée théologique inestimable. Elle renforce puissamment notre foi en une âme humaine d’origine divine. Cela va dans le sens d’un dieu transcendant, créateur de l’univers. Il rappelle un autre livre que j’écrivis en compagnie de Popper : « La Conscience et son cerveau » (1977). (...) La transmission synaptique chimique constitue donc le fondement de notre monde conscient et de sa créativité transcendantale. »

Popper valorise exagérément l’expérience, en l’opposant au reste de la démarche de conceptualisation scientifique (avec la notion de falsifiabilité). Au lieu de fonder, sur la base des découvertes scientifiques, une nouvelle conception des interactions, il en vient à nier toute causalité et tout déterminisme. « Le principe de causalité n’est pas falsifiable » affirmait Karl Popper, oubliant que le principe de falsifiabilité (ou de réfutabilité) ne l’est pas non plus ! Certains scientifiques ont cru voir en Popper un philosophe qui allait les libérer des questions posées par les philosophes pour s’en tenir à faire de la science, rien que de la science. Avec lui, ils n’ont fait que s’égarer. Le critère de falsifiabilité n’est pas adéquat pour décrire l’ensemble du processus de la science qui ne se réduit pas à la vérification des théories par l’expérience. La science, qu’on le veuille ou non, est du domaine des idées sur la nature, qui ne se contente pas de mesures et de calculs et nécessite des concepts, des abstractions, des théories. Et, à partir du moment où elle utilise des concepts et des raisonnements, la science philosophe. Ces concepts sont-ils logiques ou contradictoires, dynamiques ou métaphysiques ? Les notions physiques d’énergie, de quantité de mouvement, de flux ou de potentiel ne découlent pas de la seule observation mais d’une pensée scientifique qui est du domaine de la philosophie. Ces abstractions regroupent des phénomènes selon un mode de pensée, même si celui qui le fait, scientifique ou pas, n’en a pas forcément conscience. Un résultat scientifique doit être également compatible avec l’ensemble des conceptions scientifiques et pas seulement avec une expérience. Quant au reproductible et au prédictible, seuls phénomènes que Popper reconnaisse comme scientifiques, ils sont loin de recouvrir l’ensemble des expériences et des actions de la nature. Aucun phénomène un tant soi peu complexe ne se reproduit pas deux fois à l’identique. Demandez, par exemple, aux lanceurs de satellites qui lancent toujours de la même manière les mêmes engins ! Tout phénomène unique est forcément non falsifiable au sens de Popper. Cela exclue en fait l’essentiel des sciences du domaine reconnu par ce philosophe comme une science !

La plupart des phénomènes naturels ne sont pas expérimentables, ne serait-ce parce qu’ils dépendent d’une échelle du temps trop longue (ou trop courte) pour nous. Par exemple, comment vérifier la théorie de formation des étoiles et des galaxies ? Certainement pas par l’expérimentation ! La plupart des apparitions de structures nouvelles est non observable parce qu’agissant dans un temps trop bref relativement au phénomène étudié, et pourtant étudiable scientifiquement. La théorie ne nécessite pas de pouvoir reproduire le phénomène. On ne peut pas non plus refaire l’apparition de la vie, ni le « big bang » !! On ne peut pas retransformer un singe en homme, pour recommencer en sens inverse ! Cela n’empêche pas de penser que nos ancêtres étaient simiesques. Malgré la non reproductibilité et, conséquemment, la non réfutabilité, un phénomène naturel unique obéit à des lois et peut être étudié par la science. On peut raisonner dessus et on peut vérifier les résultats possibles de la théorie. Toute singularité (comme la formation de la lumière, de la matière, l’apparition de la vie, de l’homme et des sociétés) est un phénomène non-falsifiable. Retirer toute singularité de l’étude scientifique, c’est l’appauvrir considérablement. C’est même vider la science de tout contenu, car les singularités, loin d’être l’exception, sont la règle du fonctionnement naturel. L’événement existe bel et bien dans la nature et, du coup, en sciences. Il peut correspondre à une ou à des valeurs-seuils fixes en restant unique, non reproductible à l’identique, comme c’est le cas des phénomènes critiques . On a cité précédemment quelques exemples bien connus comme la supernova qui explose à des niveaux fixes d’énergie ou d’éclat mais n’est pas prédictible. Il en va de même de la décomposition radioactive d’un noyau atomique ou de l’émission d’un photon par un atome. Il ne s’agit nullement de phénomènes marginaux mais des fondements même de la matière, de ses changements d’état. La rapidité de l’intervention du phénomène critique, plus grande que le rythme caractéristique du domaine où il intervient empêche de rendre prédictible son apparition et ses effets. Tout phénomène historique, toute propriété émergente comme la matière et la vie, n’est ni expérimentable ni « falsifiable ». L’évolution de la vie, non reproductible et sans possibilité de prédiction, ne peut donner naissance qu’à une théorie rejetée comme non-scientifique par ces partisans de la réfutabilité. Le changement est trop court pour être observé ou le phénomène sur lequel il se base est trop long. Le paléoanthropologue Ian Tattersall écrit ainsi dans « Petit traité de l’évolution » : « Il existe une catégorie de savoir à laquelle la plupart des personnes sensées ne refuseraient pas le label de « scientifique » mais où la nature des phénomènes étudiés interdit de recourir à la méthode expérimentale : il s’agit des sciences portant sur des phénomènes inscrits dans la longue durée dont le plus notable est la biologie évolutive. (...) En effet, l’histoire dont il est question se déroule sur une échelle temporelle immense qui ne peut être répliquée en laboratoire. (...) Au nombre des très rares philosophes des sciences pris au sérieux par les chercheurs eux-mêmes figure le regretté Karl Popper (...) qui avait une opinion très négative du caractère scientifique des recherches sur l’évolution (...) Plus tard Popper avait quelque peu adouci sa position et consenti à voir dans les travaux sur l’évolution ’’un programme de recherche métaphysique’’. »

La théorie va bien au delà de l’expérience, et c’est très heureux, car l’observation n’entraîne pas d’elle même de leçons générales. La nature ne dévoile pas directement ses procédures. Elle les cache par combinaison des contraires, par inhibition, en masquant les étapes rapides derrière les réactions lentes, en utilisant des produits transitoires à brève durée de vie, etc... Elle efface ses traces tout en présentant de multiples effets mirages. Examiner la nature procède d’un raisonnement et non d’un simple examen objectif. Le scientifique doit développer toute sa subjectivité à l’égal d’un artiste ou d’un militant. Derrière toute observation, il y a un observateur et il n’est pas un spectateur passif. Le savant est un homme appartenant à un groupe de recherche, travaillant déjà dans un cadre de pensée et dans un but. Il appartient à une société dont, consciemment ou non, il reflète les buts, les espoirs. Il obéit aux règles sociales et politiques de son époque. Les contradictions auxquelles il doit obéir sont loin d’être seulement des contradictions logiques. Il peut très bien continuer à suivre un courant théorique même si ses convictions personnelles ou ses expériences le pousseraient à penser autrement. Car il fait partie de groupes, d’organisations et de diverses structures de la science. La science réelle n’obéit à aucun schéma de pensée et d’organisation éternels, pas plus que la poésie ou le roman... La créativité scientifique est l’essentiel et elle n’est nullement grandit par le fameux « critère de réfutabilité » de Popper.

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