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Quelle était la raison du génocide rwandais ? Pour les classes dirigeantes rwandaises ? Et pour l’impérialisme français ?

7 avril 2014, 17:53

Le 6 avril 1994, Jean-Hervé Bradol est en France lorsque l’avion du président rwandais hutu Juvénal Habyarimana est abattu dans la soirée au-dessus de Kigali. « Là, on a su que les massacres allaient démarrer », confie vingt ans plus tard celui qui était alors responsable des programmes de Médecins sans frontières (MSF) dans la région des Grands Lacs. Sillonnant depuis juillet 1993 la région, de camps de réfugiés en dispensaires, le médecin a vu s’amplifier les violences entre Rwandais, à mesure que s’amenuisaient les espoirs d’une cessation des hostilités opposant depuis 1990 le régime hutu en place et la rébellion à majorité tutsi du Front patriotique rwandais (FPR).

« Le MNDR [le parti du président Habyarimana] dérivait vers les appels au meurtre et le personnel tutsi de MSF claquait des dents. Certains jours, dès la fin 1993, les miliciens Interahamwe [affiliés au MNDR] déclaraient des journées “ville morte”, mettaient sur pied des barrières et commettaient des exactions. En toute impunité. Ni l’armée ni la gendarmerie ni les casques bleus ne faisaient rien », se souvient Jean-Hervé Bradol.

Face à la multiplication de ces journées « ville morte », les organisations humanitaires se préparent au pire dès février-mars 1994. « Il y avait déjà des pogroms de Tutsi et on savait que ça allait s’amplifier. A chaque journée ville morte, il y avait des blessés et des morts par dizaines », raconte-t-il. « On savait que les milices s’armaient. On savait que les opposants seraient les premières victimes. On savait que les FPR massacraient aussi. On voyait que ça allait de plus en plus mal, mais jamais on aurait imaginé ce qui allait se passer dès avril : que le pouvoir se mettrait en tête de tuer tous les Tutsi dans le pays, et qu’il y arriverait presque. »

L’étincelle allumée le 6 avril au soir va définitivement enterrer les négociations de paix d’Arusha entre le pouvoir et la rébellion. Dans les préfectures de Kibungo, à l’est, et de Bugesera, au sud-est, les massacres se généralisent en quelques jours. Des membres du personnel rwandais de MSF sont tués. Les équipes expatriées ne peuvent plus rester.

Jean-Hervé Bradol revient à Kigali le 13 avril, à la tête d’une mission chirurgicale qui doit prendre ses quartiers au centre hospitalier de Kigali (CHK). Cela leur sera impossible. « Le CHK était devenu comme un abattoir. Des piles de corps s’entassaient à la morgue. Les miliciens venaient la nuit, parfois la journée, chercher les survivants tutsi pour les exécuter. Avec le coordinateur médical du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), on a décidé qu’il était impossible de travailler et on a ouvert un hôpital de campagne », raconte Jean-Hervé Bradol. Installé au sein de la délégation du CICR, avec l’accord du gouvernement intérimaire, l’hôpital devient le seul endroit de la ville où les miliciens n’entrent pas. « Mais ils pourchassaient les gens jusqu’à nos portes. »

M. Bradol accompagne chaque jour l’équipe effectuant le ramassage des blessés en ville. Le médecin trentenaire « fait le tri » parmi les blessés dont le pronostic vital est engagé et qu’il faut emmener. « Seulement les femmes et les enfants. Des hommes, on n’en prenait pas. » Le transport est à hauts risques. Le 14 avril, deux ambulances de la Croix-Rouge rwandaise ont été arrêtées par des miliciens, qui ont sorti et exécuté les blessés sur le bord de la route. « On partait tôt le matin, quand la plupart des miliciens dormaient. Il fallait négocier notre passage aux barrages installés dans toute la ville. L’autorisation du chef d’état-major de l’armée rwandaise, collée sur notre pare-brise, ne suffisait plus. Ils disaient vouloir “tous les tuer” et nous menaçaient aussi. » Chaque passage est l’objet d’une âpre négociation. L’homme s’appuie sur les plus dociles, qu’il a repérés parmi les jeunes miliciens et à qui il va volontairement acheter bière et cigarettes.

Les blessés laissés derrière ne sont pas plus en sécurité. « A la Sainte-Famille, où nous passions régulièrement, les miliciens venaient exécuter les Tutsi blessés. Un jour, un vieux monsieur blessé au thorax, dont je faisais le pansement, m’a demandé à quoi bon le soigner, puisqu’ils viendraient la nuit pour le tuer », se remémore-t-il. Le personnel rwandais de MSF est lui aussi la cible des milices. De cent à deux cents employés locaux ont péri durant le génocide. « Les miliciens demandaient à nos collègues hutu de dénoncer leurs collègues tutsi. Dans certains camps, les miliciens ont demandé aux Hutu de massacrer leurs collègues tutsi. Pendant les temps morts, on quadrillait l’hôpital pour s’assurer que rien ne se passait », se souvient le médecin.

« Il m’a fallu plusieurs jours pour me convaincre qu’il s’agissait d’un véritable plan systématique et organisé d’extermination », avoue Jean-Hervé Bradol. « Au début, par inconscience, on laissait même partir les malades guéris (...). Puis j’ai vu qu’ils tuaient tout le monde, jusqu’aux femmes enceintes et aux enfants. J’ai vu les miliciens fouiller une à une les maisons pour tuer les gens. »

La responsable de MSF chargée des réfugiés rwandais à Goma, en République démocratique du Congo, est la première à parler de « génocide » dans un rapport, le 13 avril. « Moi, j’avais un obstacle cognitif à reconnaître qu’ils faisaient ce que les nazis ont fait aux juifs en Europe. Formuler cela, c’était trop pour mon petit cerveau et ma petite personne », admet Jean-Hervé Bradol. « Mais quand les massacres se sont généralisés à Butare le 22 avril, que plus de 150 personnes ont été massacrées dont une partie de notre personnel, on a compris. »

Les Nations unies et les ambassades étrangères se refusent elles aussi à employer le terme qui, conformément à la Convention sur le génocide de 1948, sous-tend une obligation légale à intervenir contre les génocidaires. Quand il rentre en France, fin avril, Jean-Hervé Bradol multiplie les plateaux télévisés pour appeler à une intervention internationale. « Les Nations unies étaient complètement dépassées. Elles n’avaient ni la volonté ni les moyens. Les casques bleus avaient été réduits à 270 hommes. On ressentait une sorte d’abandon », s’explique Jean-Hervé Bradol.

A la télévision, comme plus tard devant la mission d’enquêtre parlementaire, M. Bradol dénonce « les responsabilités écrasantes de la France », alliée du pouvoir hutu, qui « finance, entraîne et arme » l’armée rwandaise. « On était très surpris en juillet 1993 de voir les militaires français participer aux points de contrôle routiers sur les grandes routes qui sortaient au nord de Kigali. Quand les casques bleus sont arrivés en novembre, les militaires français contrôlaient l’aéroport », raconte-t-il. Lorsqu’il rencontre en mai des responsables français de l’Elysée, M. Bradol supporte mal leur « déni » et leur « satisfecit » de ce qu’ils présentent comme la « mission pacificatrice et démocratique » de la France, principal artisan des accords d’Arusha. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, sera le premier à employer publiquement, le 15 mai, le terme « génocide ».

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