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Rosa Luxemburg devant ses juges

jeudi 14 juillet 2011

Cette prise de position de Rosa Luxemburg (1871-1919) a été prononcée le 20 février 1914 et est parue dans le Vorwärts du 22 février.

C’était l’épilogue flamboyant d’une histoire qui débuta, par un autre discours, de septembre 1913 : « Le 26 septembre 1913, il y eut une réunion imposante et magnifique à Blockenheim (près de Francfort) au cours de laquelle la camarade Luxemburg fit un discours qui dura près de deux heures [...] Saluée par de nombreux applaudissements, l’oratrice rendit hommage au camarade Bebel, qui avait toujours relevé et condamné systématiquement les mauvais traitements infligés aux soldats, puis elle en vint à parler de la grève de masse.

A un autre passage de son discours, Rosa Luxemburg aborda la question de savoir si nous devions nous laisser entraîner lamentablement dans une guerre. Comme la salle criait : « Jamais », elle reprit : « Si on attend de nous que nous brandissions les armes contre nos frères de France ou d’ailleurs, alors nous nous écrions : « Nous ne le ferons pas ». C’est cette phrase dont le procureur général prit prétexte pour accuser Rosa Luxemburg d’avoir enfreint les paragraphes 110 et 111 du code criminel : appel à l’insubordination et incitation à des actes criminels [...] Le procès eut un grand retentissement ; la nature de l’accusation et le discours enflammé de Rosa lui valurent beaucoup de manifestations de sympathie dans le SPD... » (pp. 462/ 466, Nettl)

Elle fut condamnée à un an de prison. Ayant obtenu un sursis pour raison de santé, elle sera incarcérée en pleine guerre, le 18 février 1915.

On notera comment Rosa se sert du prétoire comme d’une tribune pour exposer publiquement et diffuser le plus largement le point de vue du SPD et des internationalistes. (Traduction inédite in Rosa Luxemburg, Textes, Édition réalisée par BADIA Gilbert, Éditions Sociales, 1969, pp. 163-176).

"Sur le plan juridique, mes défenseurs [1] ont suffisamment montré le néant de l’acte d’accusation en ce qui concerne les faits qui me sont reprochés. Je voudrais par conséquent éclairer un autre aspect de l’accusation. Aussi bien dans les interventions de M. le procureur que dans l’acte d’accusation lui-même, ce qui prend grande importance ce ne sont pas seulement les déclarations qu’on m’impute mais, plus encore, l’interprétation qu’on en propose et la tendance que mes paroles recèleraient. A plusieurs reprises et avec beaucoup d’insistance, M. le procureur a souligné ce que, d’après lui, je savais et voulais, lorsque dans ces meetings je prononçais les paroles incriminées. Or, pour aborder cet aspect psychologique de mon discours, s’agissant de ma conscience, personne n’est sans doute plus compétent que moi, personne n’est mieux que moi en situation de fournir des éclaircissements exhaustifs.

D’entrée de jeu, je souhaite faire une remarque. Je suis tout à fait disposée à fournir à M. le procureur et à vous, Messieurs les Juges, ces éclaircissements exhaustifs. Pour aller tout de suite à l’essentiel, je tiens à déclarer que ce que le procureur, s’appuyant sur les rapports de ses témoins principaux, a décrit comme étant ma façon de penser, comme mes intentions et mes sentiments, n’est rien qu’une caricature plate et bornée, tant de mes discours que des méthodes d’agitation social-démocrates en général. En écoutant avec attention les déclarations du procureur, je n’ai pu m’empêcher de rire intérieurement. Je me disais : voici encore un exemple classique prouvant qu’il ne s’agit pas de posséder une culture formelle pour saisir dans leur subtilité scientifique et leur profondeur historique les modes de pensée sociaux-démocrates, pour comprendre nos idées dans toute leur complexité, dès lors que fait obstacle à cette intelligence l’appartenance à une classe sociale donnée. Si, Messieurs les Juges, de tous les gens présents aux réunions que je tenais, vous aviez interrogé l’ouvrier le plus frustre, il vous eût donné une tout autre image, une tout autre impression de ce que j’ai dit. Oui, les hommes et les femmes les plus simples du peuple travailleur sont sans doute en mesure de comprendre nos idées qui, dans le cerveau d’un procureur prussien, se reflètent comme dans un miroir déformant. Je voudrais démontrer maintenant ce que je viens de dire en examinant quelques points précis.

M. le procureur a répété à plusieurs reprises que, même avant d’avoir prononcé les paroles qui me sont imputées à crime et qui auraient constitué l’apogée de mon discours, j’avais déchaîné la « haine » de mes auditeurs. Je déclare à ce propos : Monsieur le Procureur, nous autres sociaux-démocrates, nous ne déchaînons jamais la haine. Que signifie en effet « déchaîner la haine » ? Ai-je donc essayé d’inculquer à mes auditeurs le mot d’ordre suivant : « Si jamais, vous autres Allemands, vous vous trouvez, au cours d’une guerre, en pays ennemi, en Chine par exemple, alors conduisez-vous de telle sorte que d’un siècle un Chinois n’ose regarder un Allemand de travers [2] » ? Ah ! si j’avais parlé ainsi, alors il y aurait eu effectivement incitation à la haine. Ou bien ai-je essayé d’exciter dans les masses venues m’écouter l’arrogance nationaliste, le chauvinisme, le mépris et la haine d’autres races et d’autres peuples ? Si tel était le cas il y aurait eu effectivement incitation à la haine.

Mais je n’ai pas tenu de tels propos et aucun social-démocrate éduqué ne tient de tels propos. Ce que j’ai fait dans ce meeting de Francfort et ce que nous faisons toujours, nous autres sociaux-démocrates, par nos paroles et nos écrits, c’est informer, faire prendre conscience aux masses laborieuses de leurs intérêts de classe et de leurs tâches historiques, leur montrer les grandes lignes du développement historique, la tendance des bouleversements économiques, politiques et sociaux qui s’accomplissent au sein de la société actuelle ; ce processus historique implique, avec une nécessité d’airain, qu’à un certain niveau de développement de l’ordre social actuel celui-ci sera inéluctablement éliminé et remplacé par l’ordre social socialiste qui lui est supérieur. Voilà l’agitation que nous menons, voilà comment, par l’action exaltante des perspectives historiques, sur le terrain desquelles nous nous plaçons, nous élevons également la conscience morale des masses. C’est de ces points de vue élevés que nous menons également notre agitation contre la guerre et le militarisme, - parce que chez nous, sociaux-démocrates, toutes nos idées s’harmonisent en une conception du monde cohérente, scientifiquement fondée. Et si M. le procureur ainsi que son pitoyable témoin à charge considèrent tout cela comme une simple excitation à la haine, la grossièreté et le simplisme de ce jugement résultent uniquement de l’incapacité du procureur à penser en termes sociaux-démocrates.

En outre, à plusieurs reprises, M. Le procureur général à fait allusion à des appels à « assassiner leurs supérieurs » que j’aurais lancés aux soldats. Ces appels camouflés à abattre les officiers (mais, selon lui, parfaitement intelligibles pour tous) dévoileraient tout particulièrement la noirceur de mon âme et la nocivité de mes intentions. Eh bien, je vous demande de tenir pour exactes, ne fût-ce qu’un bref instant, les déclarations qu’on m’a prêtées ; réfléchissez un peu : vous serez obligés de convenir que le procureur, dans le louable dessein de me dépeindre sous les couleurs les plus noires, s’est, dans ce cas, complètement fourvoyé. Quand aurais-je en effet appelé à l’assassinat ? Et contre quels supérieurs ? L’acte d’accusation lui-même affirme que j’ai préconisé l’introduction en Allemagne du système de la milice ; j’ai indiqué que l’essentiel dans ce système c’est l’obligation pour les hommes d’emporter chez eux leurs armes individuelles - comme cela se passe en Suisse - et à ce moment, notez-le bien à ce moment, j’ai ajouté qu’il pourrait se faire que le coup de feu partît dans une direction autre que celle qui plairait aux maîtres en place. Il est donc évident que le procureur m’accuse d’avoir incité les soldats à assassiner non pas les supérieurs de l’actuelle armée allemande, mais les supérieurs de la future milice allemande. On combat avec la plus grande vigueur notre propagande en faveur du système de la milice, et dans l’acte d’accusation on m’impute précisément à crime cette propagande et, simultanément, le procureur se croit obligé de défendre la vie des officiers de cette milice honnie, que j’aurais menacée ; un pas encore et M. le procureur dans l’ardeur du combat va m’accuser d’avoir incité mes auditeurs à commettre des attentats contre le président de la future République allemande !
Mais qu’ai-je dit en réalité s’agissant de ce qu’on appelle l’incitation à l’assassinat des supérieurs ? Quelque chose de tout à fait différent. Dans mon discours j’avais montré que d’ordinaire les défenseurs de l’actuel militarisme justifient leur position en invoquant la nécessité de la défense nationale. Si ce souci de l’intérêt national était sincère et honnête, alors, c’est ce que j’ai expliqué, les classes dominantes n’auraient qu’à mettre en pratique la revendication déjà ancienne du programme social-démocrate, c’est-à-dire le système de la milice ; car, disais-je, ce système est le seul moyen de garantir sûrement la défense de la patrie ; en effet, seul un peuple libre qui part en campagne contre l’ennemi par libre décision constitue un rempart suffisamment sûr pour la liberté et l’indépendance de son pays. C’est alors seulement que l’on pourrait chanter « Chère patrie, tu peux dormir tranquille » ! Et j’ai posé la question : pourquoi les défenseurs officiels de la patrie ne veulent-ils pas entendre parler de ce système de défense, le seul efficace ? Simplement parce que ce qui leur importe au premier chef, ce n’est pas la défense de la patrie, ce sont des guerres impérialistes, des guerres de conquête, pour lesquelles il est vrai la milice ne vaut rien. Et puis les classes dominantes craignent sans doute de mettre les armes dans les mains du peuple laborieux, parce que les exploiteurs ont mauvaise conscience et qu’ils ont peur que le coup de feu, un jour, ne parte dans une direction qui ne plairait pas aux maîtres en place.

On voit donc que, sur rapport de son témoin numéro 1, le procureur m’attribue ce que j’ai dit de la crainte des classes dominantes comme si je l’avais pris à mon compte. Voilà qui prouve une fois encore que son incapacité totale à suivre l’argumentation social-démocrate lui brouille le cerveau.

Toute aussi fausse est l’affirmation contenue dans l’acte d’accusation selon laquelle j’aurais recommandé de suivre l’exemple hollandais. Dans ce pays, les soldats de l’armée coloniale ont le droit d’abattre un supérieur qui les maltraite. En réalité, à propos du militarisme et des mauvais traitements infligés aux soldats, j’ai évoqué à ce moment-là la figure mémorable de Bebel, notre dirigeant, et j’ai rappelé à ce propos qu’un des chapitres les plus importants de sa vie a été la lutte qu’il a menée au Reichstag contre les sévices infligés aux soldats. Pour illustrer ce point, j’ai cité des extraits de plusieurs discours de Bebel puisés dans le compte rendu sténographique des débats du Reichstag. La loi, autant que je sache n’interdit pas ces citations. En particulier, j’ai cité les déclarations qu’il fit en 1893 sur cet usage en vigueur dans l’armée coloniale hollandaise. Vous voyez donc, messieurs, que le zèle du procureur lui a fait ici encore commettre une bévue : en tout état de cause ce n’est pas contre moi, mais contre quelqu’un d’autre qu’il aurait dû dresser son acte d’accusation.
Mais j’en viens au point essentiel de l’accusation. Voici le grief principal du procureur : j’aurais, dans les déclarations incriminées, appelé les soldats, en cas de guerre, à ne pas tirer sur l’ennemi. Il aboutit à ce résultat par une déduction qui lui parait d’une logique contraignante. Voici le raisonnement : étant donné que je faisais de l’agitation contre le militarisme, étant donné que je voulais empêcher la guerre, je ne pouvais manifestement choisir d’autre voie, je ne pouvais envisager d’autre moyen efficace que cet appel direct aux soldats : si on vous donne l’ordre de tirer, ne tirez pas. N’est-ce pas, Messieurs les Juges, une belle conclusion, d’une concision convaincante, d’une logique irrésistible ! Permettez-moi pourtant de vous le déclarer : cette logique et cette conclusion résultent des conceptions de M. le procureur, non des miennes, non des idées de la social-démocratie. Ici je sollicite tout particulièrement votre attention. Je dis : la conclusion selon laquelle le seul moyen efficace d’empêcher la guerre consisterait à s’adresser directement aux soldats et à les appeler à ne pas tirer, cette conclusion n’est que l’envers de la conception selon laquelle tout est pour le mieux dans l’État, aussi longtemps que le soldat obéit aux ordres de ses supérieurs, selon laquelle, pour dire les choses brièvement, le fondement de la puissance de l’État et du militarisme, c’est l’obéissance passive, l’obéissance absolue [3] du soldat. Cette conception de M. le procureur se trouve harmonieusement complétée par celle du chef suprême des armées telle qu’elle a été diffusée officiellement. Recevant le roi des Hellènes à Potsdam le 6 novembre de l’an passé, l’empereur a dit que le succès des armées grecques prouve « que les principes adoptés par notre état-major général et nos troupes sont toujours les garants de la victoire s’ils sont appliqués correctement ». L’état-major avec ses « principes » et l’obéissance passive du soldat, telles sont les bases de la stratégie militaire et la garantie de la victoire. Eh bien, nous autres sociaux-démocrates, nous ne partageons pas cette façon de voir. Nous pensons au contraire que ce ne sont pas seulement l’armée, les « ordres » d’en haut et l’ « obéissance » aveugle d’en bas qui décident du déclenchement et de l’issue des guerres, mais que c’est la grande masse du peuple travailleur qui décide et qui doit en décider. Nous sommes d’avis qu’on ne peut faire la guerre que dès lors et aussi longtemps que la masse laborieuse ou bien l’accepte avec enthousiasme parce qu’elle tient cette guerre pour une guerre juste et nécessaire, ou bien la tolère patiemment. Si au contraire la grande majorité du peuple travailleur aboutit à la conviction - et faire naître en elle cette conviction, développer cette conscience, c’est précisément la tâche que nous, sociaux-démocrates, nous assignons - si, disais-je, la majorité du peuple aboutit à la conviction que les guerres sont un phénomène barbare, profondément immoral, réactionnaire et contraire aux intérêts du peuple, alors les guerres deviennent impossibles - quand bien même, dans un premier temps, le soldat continuerait à obéir aux ordres de ses chefs ! Selon la conception du procureur, c’est l’armée qui fait la guerre ; selon notre conception, c’est le peuple tout entier. C’est à lui de décider de la guerre et de la paix. La question de l’existence ou de la suppression du militarisme actuel, c’est la masse des hommes et des femmes travailleurs, des jeunes et des vieux, qui peut la trancher et non pas cette petite portion du peuple qui s’abrite, comme on dit, dans les basques du roi.

J’ai bien tenu ce raisonnement et j’ai sous la main un témoignage classique établissant que c’est bien là ma conception, notre conception.

Par hasard, je suis en mesure de répondre à la question du procureur de Francfort en citant un discours que j’ai prononcé à Francfort. Il me demandait à qui je pensais quand j’ai dit : « nous ne le ferons pas. » Le 17 avril 1910, j’ai parlé ici au Cirque Schuman, devant 6 000 personnes environ, de la lutte contre le mode de scrutin en Prusse - vous vous en souvenez, à cette époque-là, notre campagne battait son plein. Et je trouve dans le compte rendu sténographique de ce discours, page 10, le passage suivant : « Mesdames et Messieurs, dans notre lutte actuelle pour la réforme du système électoral prussien comme dans toutes les questions politiques importantes en Allemagne, je dis que nous ne pouvons compter que sur nous seuls. Mais nous qui est-ce ? Nous ce sont les milliers de prolétaires, hommes et femmes, de Prusse et d’Allemagne. Nous sommes beaucoup plus qu’un simple chiffre. Nous sommes les millions de ceux qui font vivre la société par leur travail de leurs mains. Et il suffit que ce fait très simple s’incruste dans la conscience des masses les plus larges du prolétariat d’Allemagne pour qu’un jour sonne l’heure où, en Prusse, on montrera à la réaction régnante que le monde peut bien vivre sans les hobereaux transelbiens, sans les comtes du Zentrum, sans conseillers secrets et à la rigueur même sans procureurs, mais qu’il ne peut pas exister, ne serait-ce que 24 heures, si les ouvriers croisent leurs bras. »

Vous le voyez, dans ce passage, je dis clairement où se situe pour nous le centre de gravité de la vie politique et des destinées de l’État : dans la conscience, dans la volonté lucide, dans la résolution de la grande masse laborieuse. Et c’est exactement de la même manière que nous concevons la question du militarisme. Le jour où la classe ouvrière comprend et décide de ne plus tolérer de guerres, la guerre devient impossible.

Mais j’ai bien d’autres preuves que telle est bien notre conception de l’agitation à propos des questions militaires. Je ne puis d’ailleurs m’empêcher d’exprimer ma surprise. M. le procureur se donne le plus grand mal pour triturer mes paroles en vue d’en extraire, par des interprétations, des suppositions, des déductions arbitraires, la manière dont j’aurais l’intention de lutter contre la guerre. Or il dispose sur ce sujet de preuves à foison. C’est que notre propagande antimilitariste nous ne la développons pas dans l’ombre, dans le secret, non, nous le faisons dans la lumière éclatante des réunions publiques. Depuis des dizaines d’années, la lutte contre le militarisme constitue un des points essentiels de notre agitation. Déjà à l’époque de la Première Internationale, elle a fait l’objet de discussions et de résolutions dans tous les congrès internationaux ou presque, ainsi que dans les congrès du parti allemand. M. le procureur n’aura eu qu’à puiser dans l’activité de toute une génération, et, où qu’il eût plongé la main, il eût fait des prises intéressantes. Je ne puis malheureusement étaler devant vous ici l’ensemble des documents. Permettez-moi au moins de vous citer l’essentiel.

En 1868, le Congrès de Bruxelles de l’Internationale propose déjà des mesures pratiques en vue d’empêcher la guerre. En particulier, on lit la résolution :

« Considérant que les peuples peuvent donc dès maintenant diminuer le nombre des guerres en s’opposant à ceux qui les font ou qui les déclarent ;

« Que ce droit appartient surtout aux classes ouvrières, soumises presque exclusivement au service militaire et qu’elles seules peuvent lui donner une sanction ;

« Qu’elles ont pour cela un moyen pratique, légal et immédiatement réalisable ;

« Qu’en effet le corps social ne saurait vivre si la production est arrêtée pendant un certain temps ; qu’il s’agit donc aux producteurs de cesser de produire pour rendre impossibles les entreprises des gouvernements personnels et despotiques ;

« Le Congrès de l’Association internationale des travailleurs réuni à Bruxelles déclare protester avec la plus grande énergie contre la guerre.

« Il invite toutes les sections de l’Association, dans leurs pays respectifs, ainsi que toutes les sociétés ouvrières et tous les groupes d’ouvriers quels qu’ils soient, à agir avec la plus grande ardeur pour empêcher une guerre de peuple à peuple, qui aujourd’hui, ne pourrait être considérée que comme une guerre civile parce que, mettant aux prises des producteurs, elle ne serait qu’une lutte entre frères et citoyens.

« Le Congrès recommande surtout aux travailleurs de cesser tout travail dans le cas où une guerre viendrait à éclater dans leurs pays respectifs. » [4]

Je passe sur les nombreuses autres résolutions de la Première Internationale et j’en viens aux congrès de la Deuxième Internationale. Le Congrès de Zurich, en 1893, déclare :

« La position des ouvriers vis-à-vis de la guerre est nettement fixée par la résolution du Congrès de Bruxelles sur le militarisme. La social-démocratie révolutionnaire doit s’opposer dans tous les pays, en mettant en jeu toutes les forces dont elle dispose, aux appétits chauvins de la classe dominante. Elle doit resserrer toujours davantage les liens de solidarité qui unissent les ouvriers de tous les pays et travailler sans cesse à l’élimination du capitalisme qui divise l’humanité en deux camps ennemis et dresse les peuples les uns contre les autres. La guerre disparaîtra avec l’abolition de la domination de classe. Le renversement du capitalisme, c’est la paix mondiale. »

Le Congrès de Londres en 1896 déclare :

« Seule la classe prolétarienne a sérieusement la volonté et le pouvoir de réaliser la paix dans le monde ; elle réclame :

1° La suppression simultanée des armées permanentes et l’organisation de la nation armée ;

2° L’institution de tribunaux d’arbitrage chargés de régler pacifiquement les conflits entre nations ;

3° Que la décision définitive sur la question de guerre ou de paix soit laissée directement au peuple pour le cas où les gouvernements n’accepteraient pas la sentence arbitrale. »

Le Congrès de Paris en 1900 recommande comme moyen pratique de lutter contre le militarisme :

« Que les partis socialistes s’emploient partout à éduquer et à organiser la jeunesse en vue de la lutte contre le militarisme et qu’ils accomplissent cette tâche avec la plus grande énergie. »

Permettez-moi encore de vous citer un passage important de la résolution du Congrès de Stuttgart de 1907 où sont résumés très concrètement toute une série de moyens pratiques dont dispose la social-démocratie dans sa lutte contre la guerre. On y lit : « En fait, depuis le Congrès international de Bruxelles, le prolétariat, tout en poursuivant sa lutte incessante contre le militarisme par le refus des dépenses militaires et navales, par l’effort de démocratisation de l’armée, a recouru avec une vigueur et une efficacité croissante aux moyens les plus variés pour prévenir les guerres ou pour y mettre un terme, ou pour faire servir à l’affranchissement de la classe ouvrière l’ébranlement communiqué par la guerre à toutes les couches sociales : ainsi notamment l’entente des trade-unions anglaises et des syndicats ouvriers français après la crise de Fachoda pour assurer la paix et rétablir les bons rapports entre la France et l’Angleterre ; l’action des partis socialistes au Parlement français et au Parlement allemand dans la crise du Maroc ; les manifestations populaires organisées à cet effet par les socialistes de France et d’Allemagne ; l’action concertée des socialistes autrichiens et des socialistes italiens réunis à Trieste pour prévenir un conflit entre les deux États ; l’intervention vigoureuse de la classe ouvrière de Suède pour empêcher une attaque contre la Norvège ; enfin, les héroïques sacrifices et combats de masse des socialistes, des ouvriers et des paysans de Russie et de Pologne pour empêcher la guerre déchaînée par le tsarisme, pour y mettre un terme et pour faire jaillir de la crise la liberté des peuples de Russie et du prolétariat [5].

« Tous ces efforts donc attestent la puissance croissante de la classe ouvrière et son souci de maintenir la paix par d’énergiques interventions. » [6]

Et maintenant, je vous pose une question : trouvez-vous, Messieurs, dans toutes ces résolutions la moindre invitation à nous placer devant les soldats et à leur crier : ne tirez pas ! Et pourquoi ne l’y trouvez-vous pas ? Serait-ce parce que nous craignons les conséquences de pareille agitation, que nous avons peur d’un paragraphe du code pénal ? Ah, nous serions de bien tristes sires si la peur des conséquences nous retenait de faire ce que nous avons reconnu nécessaire et salutaire. Non, si nous ne le faisons pas c’est que nous nous disons : ceux qui portent, comme on dit, la livrée du roi, sont une partie du peuple travailleur et s’ils comprennent que les guerres sont un phénomène condamnable et contraire aux intérêts du peuple, alors les soldats, sans que nous les y invitions, saurons bien d’eux-mêmes ce qu’ils ont à faire le cas échéant.

Vous le voyez, Messieurs, l’agitation que nous menons contre le militarisme n’est pas aussi pauvre et aussi simpliste que se l’imagine le procureur. Nous avons tant de moyens d’action et si divers : éducation de la jeunesse, et nous la pratiquons avec zèle et avec un succès durable en dépit de tous les obstacles que l’on dresse sur notre chemin ; propagande en faveur du système de la milice ; rassemblements de masse ; manifestations de rue... Et enfin jetez un coup d’oeil en Italie. Comment les ouvriers conscients y ont-ils réagi à l’aventure de la guerre en Tripolitaine [7] ? Par une grève de masse qui fut conduite de la façon la plus brillante. Et comment a réagi à cet évènement la social-démocratie allemande ?

Le 12 novembre, la classe ouvrière berlinoise, dans douze meetings, a adopté une résolution dans laquelle elle remerciait les camarades italiens pour leur grève de masse.

Nous y voilà, la grève de masse, s’écrie le procureur ! Il croit voir là mon dessein le plus subversif, celui qui est de nature à ébranler le plus l’État. Ce matin, le procureur a étayé tout particulièrement son accusation en faisant référence à mon agitation en faveur de la grève de masse ; il reliait cette campagne à des perspectives fort effrayantes de révolution violente telles qu’elles ne sauraient exister que dans l’imagination d’un procureur prussien. Monsieur le Procureur, si je pouvais supposer qu’existe chez vous la moindre capacité de suivre le mode de raisonnement de la social-démocratie et de comprendre une conception historique plus noble, je vous expliquerais ce que j’expose non sans succès dans chacune de mes réunions, à savoir que les grèves de masse constituent une période déterminée de l’évolution de la situation actuelle, et qu’à ce titre, elles ne sauraient être « fabriquées », pas plus qu’on ne « fabrique » une révolution. Les grèves de masse sont une étape de la lutte de classes à laquelle, il est vrai, l’évolution actuelle conduit avec la nécessité d’un phénomène naturel. Tout notre rôle, c’est-à-dire le rôle de la social-démocratie, consiste à faire prendre conscience à la classe ouvrière de cette tendance de l’évolution, afin que les ouvriers constituent une masse populaire éduquée, disciplinée, résolue et agissante et soient ainsi à la hauteur de leur tâche.

Vous le voyez, en évoquant dans l’acte d’accusation le spectre de la grève de masse tel qu’il le conçoit, le procureur veut, une fois de plus, me condamner pour ses idées à lui et non pour les miennes.
Je vais conclure. Je voudrais faire une dernière remarque.

Dans son exposé, M. le Procureur, a consacré une attention toute particulière à ma modeste personne. Il m’a décrite comme constituant un grand péril pour la sécurité de l’État, il n’a même pas hésité à s’abaisser au niveau d’une feuille de bas étage, le Kladderadatsch [8], en m’appelant « Rosa la Rouge ». Qui plus est, il a même osé mettre en cause mon honneur personnel, en insinuant que je risquais de m’enfuir dans le cas où le tribunal donnerait suite à sa demande de peine.

Monsieur le Procureur, je dédaigne de répondre aux attaques dirigées contre ma personne mais je tiens à vous dire une chose : vous ne connaissez pas la social-démocratie !

(Interruption du président : « Nous ne sommes pas ici pour écouter un discours »).

Dans la seule année 1913, beaucoup de vos collègues ont travaillé à la sueur de leur front à faire condamner notre presse à soixante mois de prison au total.

Auriez-vous par hasard entendu dire qu’un seul de ces pauvres pécheurs ait pris la fuite pour échapper à une condamnation ? Croyez-vous que cette pluie de condamnations ait fait vaciller un seul social-démocrate dans l’accomplissement de son devoir ou l’ait ébranlé ? Ah, non Messieurs, notre oeuvre se moque bien du réseau dense de tous vos paragraphes juridiques, elle grandit et prospère en dépit de tous les procureurs du monde.

Un mot pour finir sur l’attaque inqualifiable qui retombe sur celui qui l’a lancée.

Le procureur a dit littéralement, je l’ai noté, qu’il demandait mon arrestation immédiate, car il était inconcevable que la prévenue ne prît pas la fuite. C’est dire en d’autres termes : si moi, procureur, j’avais à purger un an de prison, je prendrais la fuite. Monsieur le Procureur, je veux bien vous croire, vous, vous fuiriez. Un social-démocrate, lui, ne s’enfuit pas. Il répond de ses actes et se rit de vos condamnations.
Et maintenant condamnez-moi !"

[1] Paul Levi et Kurt Rosenfeld (1877-1943). Rosenfeld, avocat puis membre de l’USPD pendant la guerre. Emigré à Paris, il participa avec Romain Rolland au contre-procès organisé à Londres sur la question de l’incendie du Reichstag. Aux USA, il s’efforça d’amener les Américains d’origine allemande à combattre les puissances de l’Axe.

[2] Rosa reprend la phrase d’un discours de Guillaume II à ses troupes à la veille de l’expédition militaire contre la Chine (1900).

[3] En allemand, Kadavergehorsam - mot à mot : obéissance de cadavre.

[4] J. Freymond, La Première Internationale, t. 1, pp. 403-404.
[5] Allusion à la guerre russo-japonaise et à la Révolution russe de 1905.

[6] VIIe Congrès socialiste international. Compte rendu analytique, Bruxelles, 1908, pp. 422-423. Le congrès rappelle les principales crises qui ont mis en danger la paix en Europe entre Fachoda (1898) et la première affaire du Maroc réglée au Congrès d’Algésiras (1906).

[7] Guerre dans laquelle l’Italie envahit et occupa la Tripolitaine - ancienne province du nord-ouest de la Lybie cédée par les Ottomans en 1912.

[8] Hebdomadaire satirique qui a paru à Berlin de 1848 à 1944.

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