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Engels aux travailleurs

vendredi 7 janvier 2011

Friedrich Engels

Aux classes laborieuses de Grande-Bretagne

Travailleurs,

C’est à vous que je dédie un ouvrage (La situation de la classe laborieuse en Angleterre) où j’ai tenté de tracer à mes compatriotes allemands un tableau fidèle de vos conditions de vie, de vos peines et de vos luttes, de vos espoirs et de vos perspectives. J’ai vécu assez longtemps parmi vous, pour être bien informé de vos con­ditions de vie ; j’ai consacré, à les bien connaître, la plus sérieuse attention ; j’ai étudié les différents documents, officiels et non officiels, que j’ai eu la possibilité de me procurer ; je ne m’en suis point contenté ; ce n’est pas seulement une connaissance abstraite de mon sujet qui m’importait, je voulais vous voir dans vos demeures, vous observer dans votre existence quo­ti­dienne, parler avec vous de vos conditions de vie et de vos souffrances, être témoin de vos luttes contre le pouvoir social et politique de vos oppresseurs. Voici comment j’ai procé­dé : j’ai renoncé à la société et aux banquets, au porto et au champagne de la classe moyen­nes [1] , et j’ai consacré mes heures de loisir presque exclusivement à la fréquentation de simples ouvriers ; je suis à la fois heureux et fier d’avoir agi de la sorte. Heureux, parce que j’ai vécu de cette manière bien des heures joyeuses, tout en apprenant à connaître votre véritable existence - bien des heures qui sinon auraient été gaspillées en bavardages conventionnels et en cérémonies réglées par une ennuyeuse étiquette ; fier, parce que j’ai eu ainsi l’occasion de rendre justice à une classe opprimée et calomniée à laquelle, mal­gré toutes ses fautes et tous les désavantages de sa situation, seul quelqu’un qui aurait l’âme d’un mercanti anglais pourrait refuser son estime ; fier aussi parce que j’ai été ainsi à même d’épargner au peuple anglais le mépris croissant qui a été, sur le continent, la consé­quence inéluctable de la politi­que brutalement égoïste de votre classe moyenne actuel­le­ment au pouvoir et tout simple­ment, de l’entrée en scène de cette classe.

Grâce aux vastes possibilités que j’avais d’observer simultanément la classe moyenne, votre adversaire, je suis parvenu très vite à la conclusion que vous avez raison, parfaitement raison, de n’attendre d’elle aucun secours. Ses intérêts et les vôtres sont diamétralement oppo­sés, bien qu’elle tente sans cesse d’affirmer le contraire et qu’elle veuille vous faire croire qu’elle éprouve pour votre sort la sympathie la plus grande. Ses actes démentent ses paroles. J’espère avoir apporté assez de preuves que la classe moyenne - en dépit de tout ce qu’elle se plait à affirmer - n’a pas d’autre but, en réalité, que de s’enrichir par votre travail, tant qu’elle peut en vendre le produit, et de vous laisser mourir de faim, dès qu’elle ne peut plus tirer profit de ce commerce indirect de chair humaine. Qu’ont-ils donc fait pour prouver qu’ils vous veulent du bien, comme ils le disent ? Ont-ils jamais accordé sérieusement la moindre attention à vos souffrances ? Ont-ils jamais fait plus que de consentir aux frais qu’entraînent une demi-douzaine de commissions d’enquête dont les volumineux rapports sont condamnés à dormir éternellement sous des monceaux de dossiers au rebut sur les rayons du Home Office [2] . Sont-ils jamais allés jusqu’à tirer de leurs Livres Bleus la matière, ne serait-ce que d’un seul ouvrage lisible qui donnerait à chacun la possibilité de se constituer sans peine une petite documentation sur les conditions de vie des « libres citoyens britanniques » ? Non, pas eux ; ce sont des choses dont ils n’aiment pas parler. Ils ont laissé à un étranger le soin de faire au monde civilisé un rapport sur la situation déshonorante où vous êtes contraints de vivre.

Étranger pour eux, mais pas pour vous, je l’espère. Il se peut que mon anglais ne soit pas pur, il faut espérer que vous trouverez malgré tout, j’espère, qu’il est clair [3] .

Aucun ouvrier en Angleterre - en France non plus, soit dit en passant - ne m’a jamais traité en étranger. J’ai eu le plus grand plaisir à vous voir exempts de cette funeste malédic­tion qu’est l’étroitesse nationale et la suffisance nationale et qui n’est rien d’autre en fin de compte qu’un égoïsme a grande échelle : j’ai observé votre sympathie pour quiconque consa­cre honnêtement ses forces au progrès humain, qu’il soit anglais ou non - votre admiration pour tout ce qui est noble et bon, que cela ait grandi sur votre sol natal ou non ; j’ai trouvé que vous étiez bien plus que les membres d’une nation isolée, qui ne voudraient être qu’Anglais ; j’ai constaté que vous êtes des hommes, membres de la grande famille interna­tio­nale de l’humanité, qui avez reconnu que vos intérêts et ceux de tout le genre humain sont identiques ; et c’est à ce titre de membres de la famille « une et indivisible » que constitue l’humanité, à ce titre « d’êtres humains » au sens le plus plein du terme, que je salue - moi et bien d’autres sur le continent - vos progrès dans tous les domaines et que nous vous sou­haitons un succès rapide. En avant donc sur la voie où vous vous êtes engagés ! Bien des épreuves vous attendent encore ; soyez fermes, ne vous laissez pas décourager, votre succès est certain et chaque pas en avant, sur cette voie qu’il vous faut parcourir, servira notre cause commune, la cause de l’humanité !

Barmen (Prusse rhénane), le 15 mars 1845.

Messages

  • « Lorsqu’un individu cause à autrui un préjudice tel qu’il entraîne la mort, nous appelons cela un homicide ; si l’auteur sait à l’avance que son geste entraînera la mort, nous appelons son acte un meurtre. Mais lorsque la société met des centaines de prolétaires dans une situation telle qu’ils sont nécessairement exposés à une mort prématurée et anormale, à une mort aussi violente que la mort par l’épée ou par balle ; lorsqu’elle ôte à des milliers d’êtres les moyens d’existence indispensables, leur imposant d’autres conditions de vie, telles qu’il leur est impossible de subsister, lorsqu’elle les contraint par le bras puissant de la loi, à de­meu­rer dans cette situation jusqu’à ce que mort s’ensuive, ce qui en est la conséquence inévi­table ; lorsqu’elle sait, lorsqu’elle ne sait que trop, que ces milliers d’êtres seront victimes de ces conditions d’existence, et que cependant elle les laisse subsister, alors c’est bien un meur­tre, tout pareil à celui commis par un individu, si ce n’est qu’il est ici plus dissimulé, plus perfide, un meurtre contre lequel personne ne peut se défendre, qui ne ressemble pas à un meurtre, parce qu’on ne voit pas le meurtrier, parce que le meurtrier c’est tout le monde et per­sonne, parce que la mort de la victime semble naturelle, et que c’est pécher moins par action que par omission. Mais ce n’en est pas moins un meurtre. Il me faut maintenant démon­trer que la société en Angleterre commet chaque jour et à chaque heure ce meurtre social que les journaux ouvriers anglais ont raison d’appeler meurtre ; qu’elle a placé les travailleurs dans une situation telle qu’ils ne peuvent rester en bonne santé ni vivre longtemps ; qu’elle mine peu à peu l’existence de ces ouvriers, et qu’elle les conduit ainsi avant l’heure au tombeau ; il me faudra en outre démontrer que la société sait, combien une telle situation nuit à la santé et à l’existence des travailleurs, et qu’elle ne fait pourtant rien pour l’améliorer. Quant au fait qu’elle connaît les conséquences de ses institutions et qu’elle sait que ses agissements ne constituent donc pas un simple homicide, mais un assassinat, je l’aurai démontré, si je puis citer des documents officiels, des rapports parlementaires ou administratifs qui établissent la matérialité du meurtre.

    Il va de soi d’entrée de jeu qu’une classe vivant dans les conditions décrites plus haut et si mal pourvue de tout ce qui est propre à satisfaire les besoins vitaux les plus élémentaires, ne saurait être en bonne santé ni atteindre un âge avancé. Cependant, examinons une fois de plus ces différentes conditions sous le rapport plus particulier de l’état sanitaire des travail­leurs.

    La concentration de la population dans les grandes villes exerce déjà en elle-même une influence très défavorable ; l’atmosphère de Londres ne saurait être aussi pure, aussi riche en oxygène que celle d’une région rurale ; deux millions et demi de poumons et deux cent cinquante mille foyers entassés sur une surface de trois ou quatre milles carrés, consomment une quantité considérable d’oxygène, qui ne se renouvelle que très difficilement, car la façon dont sont construites les villes rend difficile l’aération. Le gaz carbonique produit par la respiration et la combustion demeure dans les rues, en raison de sa densité et le principal courant des vents passe au-dessus des toits des maisons. Les poumons des habitants ne reçoivent pas leur pleine ration d’oxygène : la conséquence en est un engourdissement physi­que et intellectuel et une diminution de l’énergie vitale. C’est pourquoi les habitants des grandes villes sont, il est vrai, moins exposés aux maladies aiguës, en particulier du type inflammatoire, que les ruraux qui vivent dans une atmosphère libre et normale ; en revanche ils souffrent d’autant plus de maux chroniques. Et si la vie dans les grandes villes n’est déjà pas en soi un facteur de bonne santé, quel effet nocif doit avoir cette atmosphère anormale dans les districts ouvriers, où, comme nous l’avons vu, est réuni tout ce qui peut empoisonner l’atmosphère. A la campagne, ce peut être relativement peu nuisible que d’avoir une mare de purin tout près de sa maison, parce qu’ici l’air arrive de partout ; mais au centre d’une grande ville, entre des ruelles et des cours qui empêchent tout courant d’air, il en va tout autrement. Toute matière animale et végétale qui se décompose produit des gaz incontestablement préjudiciables à la santé et si ces gaz n’ont pas de libre issue, ils empoisonnent nécessaire­ment l’atmosphère. Les ordures et les mares qui existent dans les quartiers ouvriers des grandes villes représentent donc un grave danger pour la santé publique, parce qu’ils produi­sent précisément ces gaz pathogènes ; il en va de même des émanations des cours d’eau pollués. Mais ce n’est pas tout, il s’en faut. La façon dont la société actuelle traite la grande masse des pauvres est véritablement révoltante. On les attire dans les grandes villes où ils respirent une atmosphère bien plus mauvaise que dans leur campagne natale. On leur assigne des quartiers dont la construction rend l’aération bien plus difficile que partout ailleurs. On leur ôte tout moyen de rester propres, on les prive d’eau en ne leur installant l’eau courante que contre paiement, et en polluant tellement les cours d’eau, qu’on ne saurait s’y laver ; on les contraint à jeter tous les détritus et ordures, toutes les eaux sales, souvent même tous les immondices et excréments nauséabonds dans la rue, en les privant de tout moyen de s’en débarrasser autrement ; et on les contraint ainsi à empester leurs propres quartiers. Mais ce n’est pas tout. On accumule sur eux tous les maux possibles et imaginables. Si la population de la ville est déjà trop dense en général, c’est eux surtout que l’on force à se concentrer sur un faible espace. Non content d’avoir empesté l’atmosphère de la rue, on les enferme par douzaines en une seule pièce, si bien que l’air qu’ils respirent la nuit est véritablement asphyxiant. On leur donne des logements humides, des caves dont le sol suinte ou des man­sardes dont le toit laisse passer l’eau. On leur bâtit des maisons d’où l’air vicié ne peut s’échapper. On leur donne de mauvais vêtements en guenilles ou prêts à le devenir, des aliments frelatés ou indigestes. On les expose aux émotions les plus vives, aux plus violentes alternatives de crainte et d’espoir ; on les traque comme du gibier et on ne leur accorde jamais de repos, pas plus qu’on ne les laisse tranquillement jouir de l’existence. On les prive de tout plaisir, hormis le plaisir sexuel et la boisson, mais on les fait travailler chaque jour en revanche jusqu’à épuisement total de toutes leurs forces physiques et morales, les poussant ainsi aux pires excès dans les deux seuls plaisirs qui leur restent. Et si cela ne suffit pas, s’ils résistent à tout cela, ils sont victi­mes d’une crise qui en fait des chômeurs et qui leur ôte le peu qu’on leur avait laissé jusqu’alors.

    Comment serait-il possible dans ces conditions que la classe pauvre jouisse d’une bonne santé et vive longtemps ? Que peut-on attendre d’autre qu’une énorme mortalité, des épidé­mies permanentes, un affaiblissement progressif et inéluctable de la génération des tra­vailleurs ? Voyons un peu les faits.

    De toutes parts affluent les témoignages démontrant que les habitations des travailleurs dans les mauvais quartiers des villes et les conditions de vie habituelles de cette classe sont à l’origine d’une foule de maladies. L’article de l’Artizan cité plus haut, affirme à bon droit que les maladies pulmonaires sont la conséquence inévitable de ces conditions de logement et sont [a] de fait particulièrement fréquentes chez les ouvriers [b] . L’aspect étique de nombreuses personnes rencontrées dans la rue montre bien que cette mauvaise atmosphère de Londres, en particulier dans les quartiers ouvriers, favorise au plus haut degré le développement de la phtisie. Lorsqu’on se promène un peu le matin de bonne heure, au moment où tout le monde se rend au travail, on reste stupéfait par le nombre de gens qui paraissent à demi ou totale­ment phtisiques. Même à Manchester les gens n’ont pas cette mine-là ; ces spectres livides, longs et maigres à la poitrine étroite, et aux yeux caves que l’on croise à tout moment, ces visages flasques, chétifs, incapables de la moindre énergie, ce n’est vraiment qu’à Lon­dres que leur grand nombre m’a frappé - bien que la phtisie fasse également dans les villes indus­trielles du nord une véritable hécatombe chaque année. La grande rivale de la phtisie, si l’on excepte d’autres maladies pulmonaires et la scarlatine, c’est la maladie qui provoque les plus effroyables ravages dans les rangs des travailleurs : le typhus. D’après les rapports offi­ciels sur l’hygiène de la classe ouvrière [c] , la cause directe de ce fléau universel, c’est le mau­vais état des logements : mauvaise aération, humidité et malpropreté. Ce rapport qui, ne l’oublions pas, a été rédigé par les premiers médecins d’Angleterre sur les indications d’autres médecins - ce rapport affirme qu’une seule cour mal aérée, une seule impasse sans égouts, surtout si les habitants sont très entassés et si des matières organiques se décomposent à proximité, peut provoquer la fièvre, et la provoque presque toujours. Presque partout cette fièvre a le même caractère et évolue dans presque tous les cas finalement vers un typhus caractérisé. Elle fait son apparition dans les quartiers ouvriers de toutes les grandes villes et même dans quelques rues mal construites et mal entretenues de localités moins importantes, et c’est dans les plus mauvais quartiers qu’elle opère ses plus grands ravages, bien qu’elle choisisse naturellement aussi quelques victimes dans les quartiers moins désavantagés. A Londres, elle sévit depuis pas mal de temps déjà ; c’est la violence inhabituelle avec laquelle elle s’est manifestée en 1837 qui fut à l’origine du rapport officiel dont il est question ici. Selon le rapport officiel du Dr Southwood Smith sur l’hôpital londonien où l’on traitait ces fiévreux le nombre des typhiques fut en 1843 de 1,462, dépassant de 418 le nombre le plus élevé enregistré les années précédentes. Cette maladie avait particulièrement sévi dans les quartiers sales et humides de l’est, du nord et du sud de Londres. Un grand nombre de malades étaient des travailleurs venant de la province qui avaient enduré en cours de route et après leur arrivée les plus dures privations, dormant à demi nus et à demi morts de faim dans les rues, ne trouvant pas de travail et c’est ainsi qu’ils avaient contracté cette fièvre. Ces personnes furent transportées à l’hôpital dans un tel état de faiblesse, qu’il fallut leur administrer une quantité considérable de vin, de cognac, de préparations ammoniacales et d’autres stimulants. 16 et demi pour cent de l’ensemble des malades moururent [d] . Cette fièvre maligne sévit aussi à Manchester, dans les plus sordides quartiers ouvriers de la vieille ville, Ancoats, Little Ireland, etc... elle n’y disparaît presque jamais, sans y prendre toutefois, comme du reste dans les villes anglaises, l’extension que l’on pourrait imaginer. Par contre, en Écosse et en Irlande le typhus fait rage avec une violence dont on peut difficilement se faire une idée ; à Edimbourg et Glasgow, il fit une très violente apparition en 1817, après la hausse des prix, en 1826 et 1837 après les crises écono­miques et diminua pour quelque temps après chacun de ces accès, dont la durée était d’environ trois ans. »

    Engels dans Situation de la classe laborieuse en Angleterre

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