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La Chine de la prise de pouvoir de Mao à l’exploitation ouvrière capitaliste, toujours sous l’égide d’un parti officiellement "communiste"

mardi 3 novembre 2009

Sur la Chine

1959-05 La vieille Chine de Mao Tse-Toung [Munis]

Article de Grandizo Munis publié dans Battaglia Communista (Italie) en mai 1959.

Le gouvernement régnant sur la Chine depuis dix ans est né de la défaite du prolétariat et poursuit des fins contre-révolutionnaires, dont il est l’expression condensée et systématique. Cette affirmation préliminaire est indispensable pour aborder le thème, « la Chine d’aujourd’hui », sans que l’on me prenne pour l’un de ces fabricants de sirop progressiste si nombreux de par le monde actuel. La propagande nous met sous les yeux les soi-disant réalisations du nouveau gouvernement, fait miroiter les chiffres de production doublée ou décuplée, des projets gigantesques, nous offre des perspectives d’une ascension rapide vers le communisme, des photos d’hommes toujours souriants au travail, littérature malsaine grossièrement enrobée de marxisme, élucubrations de mandarins sycophantes versifiées par Mao Tsé-Toung. Laissons dire ; ce n’est que de la propagande. Souvenons-nous, quant à nous, que tout régime politique, si réactionnaire et cynique soit-il, a besoin de se donner une justification morale, un masque philosophique présentable au vulgaire. Dans ce domaine, les régimes staliniens sont passés maîtres. Élaborer leur propagande et l’enfoncer dans le crâne du public mondial constitue une de leurs principales activités et un des plus coûteux chapitres de leurs budgets. Qu’au lieu de vérité et de qualité ils nous servent quantité de mensonges, est moins pour eux affaire de volonté qu’absolue nécessité. Ils font leur travail de la seule façon qu’ils puissent. L’étonnant est que leurs dires soient pris pour argent comptant parmi pour ceux qui se tiennent pour révolutionnaires, y compris des anti-staliniens. Aux yeux de la majorité de ceux-ci la Chine jouit d’un préjugé de tolérance plus grand que n’importe quelle autre des succursales de la Russie. Ceux mêmes qui nient l’existence d’une révolution socialiste en Chine accordent au nouveau gouvernement un caractère progressiste, issu, sinon de l’imagination, du moins de la propagande dudit stalinisme. À la faveur de la prostration du prolétariat mondial, la propagande dégrade les esprits et donne à sa camelote une couleur d’authenticité. Mais son empire n’est pas plus absolu qu’éternel. Les Mao Tsé-Toung de tout acabit, ne réussiront pas à se donner plus que la satisfaction passagère des marchands de vent et des réactionnaires traditionnels : celle que leur consent l’abaissement temporaire de la conscience mondiale. Le premier sursaut révolutionnaire balaiera de la scène leurs paroles, leur œuvre et leurs personnes mêmes, résultats de la plus impudente supercherie qu’ait enregistrée l’histoire. Il est impossible de bien comprendre la nature de quelque régime que ce soit sans le situer dans le cadre historique correspondant sur le plan national et international. Plus encore lorsqu’il s’agit du nouveau gouvernement stalinien chinois, dont les premiers germes, presque totalement inconnus même pour des « initiés » de l’avant-garde idéologique, doivent être dégagés de la profonde nuit qui a enveloppé le corps-à-corps de la révolution et de la contre-révolution en Russie, trente ans auparavant, et des relations étroites de cette dernière avec Tchang Kaï-Chek. Le prolétariat chinois -si l’on ne parle pas du prolétariat russe- est la première victime du développement propre de la contre-révolution stalinienne russe, tout à la fois sournoise et féroce. En 1926, un soulèvement révolutionnaire du prolétariat et des paysans avait complètement disloqué le vieux régime chinois (1). Partout, dans les villes, usines, villages, s’étaient constitués des soviets représentatifs du nouveau pouvoir révolutionnaire, tandis que l’ancien pouvoir capitaliste du parti Kuo-Min-Tang gisait désarticulé, sans autre validité que celle imposée localement par l’occupation territoriale de ses forces armées et policières. Celles-ci étaient très insuffisantes pour assurer le pouvoir capitaliste sur l’ensemble du territoire et, d’autre part, ouvriers et paysans armés spontanément ou organisés en milices, représentaient un potentiel militaire aussi puissant que celui du capitalisme et infiniment supérieur du point de vue numérique et moral. De surcroît, l’état des partis était exceptionnellement propice à la révolution prolétarienne, propice comme il n’a jamais été depuis dans aucun pays. De fait, il n’existait que deux partis : celui du capitalisme, le Kuo-Min-Tang, et le parti communiste. Le premier était un parti d’origine démocratico-bourgeoise, qui servit bientôt de couverture aux intérêts et à la pensée capitalistes. De son côté, le parti communiste ne rencontra autour de lui aucune autre organisation ni même fraction, qui lui disputât l’adhésion confiante des opprimés. L’action et les réalisations de ceux-ci, leurs défaites et leurs triomphes, tout le cours des évènements, en somme, dépendaient entièrement de lui. Il ne pouvait faire ce qu’il fit depuis dans bien des pays, rejeter la responsabilité de la défaite en accusant de mauvaise volonté ou de trahison d’autres partis. Il n’y en avait point. En conséquence défaite et trahison retombent pleinement et uniquement sur lui. Voyons maintenant ce qui s’est passé et pourquoi. Au moment précis où le pouvoir révolutionnaire des soviets atteint son expansion maxima, où il n’y a plus qu’à les coordonner en un pouvoir unique annulant celui du capitalisme, Moscou décide et impose au Parti Communiste : dissolution des soviets, subordination des milices révolutionnaires et des patrouilles ouvrières en général au gouvernement établi, « dissolution » du Parti Communiste au sein du Kuo Min-Tang*. Les masses, ainsi que des noyaux de révolutionnaires à l’intérieur du Parti Communiste, résistent à l’exécution de ces directives. Cependant, l’appareil bureaucratique parvient à s’imposer, et la révolution est jugulée. Tandis que les généraux désarment ouvriers et paysans, tandis que les bourgeois récupèrent « leurs » propriétés, et que les bonzes de la religion bouddhiste entonnent de nouveau leurs litanies, Mao Tsé-Toung, Chou En-Lai, tous les principaux dirigeants de la Chine actuelle, fraternisent avec eux. Tchang Kaï-Chek et Staline échangent des photographies mutuellement dédicacées. Peu après, le Kuo Min-Tang assassinait en masse les ouvriers révolutionnaires. En résumé : la révolution chinoise fut intentionnellement écrasée par le Parti Communiste, agissant sur les ordres de Moscou, et en étroite collaboration avec Tchang Kaï-Chek. Du point de vue formel, phylogénique peut-on dire, la politique suivie alors par le stalinisme en Chine était réformiste. Mais la terminologie et les événements de référence traditionnels ne sont d’aucune valeur dans le cas du stalinisme. Ils ne servent qu’à dissimuler son idiosyncrasie, quand ce n’est pas à faire son jeu. Si l’on ne veut point faillir dangereusement au substrat économique et politique de la Russie, sa métropole universelle. La révolution chinoise coïncide avec la période décisive de l’intronisation de la bureaucratie en Russie. La lutte de l’Opposition de gauche contre celle-ci, défendait en même temps, et les bases essentielles de la Révolution d’octobre, et la continuation extérieure d’une politique de révolution mondiale. L’un des plus importants ouvrages de Léon Trotzky, L’Internationale Communiste après Lénine, mit en évidence, à un degré encore supérieur à ce que proposait Trotzky lui-même, ce qu’avait de funeste pour le prolétariat international la politique que Moscou était en train d’imposer en Chine. Le conflit au sein du Parti et du gouvernement russes s’engrenait, avec la même signification et la même âpreté, sur la lutte, au sein du Parti Communiste Chinois, entre les partisans de l’alliance avec Tchang Kaï-Chek et la bourgeoisie, et les partisans du pouvoir des soviets et de la révolution prolétarienne. Le gouvernement russe et l’Internationale Communiste étaient alors beaucoup plus corrompus que ne le croyaient les révolutionnaires. En conséquence, il n’y eut de lutte idéologique loyale, validée par la participation et le vote des militants, mais une décision dictatoriale de Moscou. La corruption des hommes par les situations, l’argent ou la vanité, la falsification des nouvelles et des faits, la vile calomnie répandue contre les révolutionnaires, en même temps qu’on les empêchait d’exprimer leurs idées, furent les moyens employés ; le recours suprême fut la destitution, par l’ukase de Moscou, de membres de la direction et de comités entiers qui avaient été élus démocratiquement, alors qu’était désignée du doigt une nouvelle direction, tout comme le pape désigne ses évêques. Ainsi accédèrent aux postes clefs du Parti Communiste Chinois les Mao Tsé-Toung, Chou En-Laï, etc., une fois destituée la direction révolutionnaire de Chen Du-Siu, dont certains des participants devaient plus tard mourir assassinés par leurs successeurs vénaux. Qui ne sait depuis Darwin, depuis Linné même, que chaque espèce demeure définitivement marquée par ses caractères morphologiques originaires, par sa mutation génétique dirait-on aujourd’hui ? Cette loi biologique est également valable en sociologie mais avec une transcendance qui lui est propre, puisqu’elle concerne des sociétés entières où intervient la volonté des individus représentée dans le cas des mutations régressives, comme celle qui nous occupe, par une coercition idéologique et physique qui ressortit à l’écrasement millénaire de l’homme. Tous les partis communistes subissent le remplacement dictatorial de leurs directions élues par d’autres, formées de fonctionnaires dociles mais princièrement rémunérés. Aucune cependant, n’est aussi étroitement liée à la naissance et à la consolidation de la contre-révolution stalinienne en Russie que celle qui règne en despote actuellement à Pékin. Les Moscou et Pékin d’aujourd’hui se doivent l’une à l’autre la vie. Si la révolution prolétarienne de 1926-27 avait triomphé, le renouveau qui s’ensuivait pour le prolétariat mondial aurait étouffé dans l’œuf la contre-révolution russe, et l’histoire des trente dernières années aurait suivi un cours ascendant, diamétralement opposé à l’actuel. À son tour, le parti de Mao Tsé-Toung n’aurait pas aujourd’hui droit de haute et basse justice sur 500 millions d’hommes sans le triomphe de la tendance contre-révolutionnaire en Russie. La mutation réactionnaire russe et la mutation réactionnaire chinoise se produisirent simultanément et se soutinrent mutuellement. Quiconque n’en tient pas compte en parlant de la Chine actuelle se laisse aller, qu’il le veuille ou non, vers une zone d’intérêts opposés à ceux du prolétariat : on le fait marcher. Il suffit de se souvenir que les meilleurs propagandistes de la « nouvelle » Chine sont des représentants de la bourgeoisie occidentale descendants directs, -lorsqu’ils n’en sont pas eux-mêmes- de ceux qui se jetèrent comme une meute sur les bolchéviks en 1917. Pour se réaliser dans le devenir en société humaine, le prolétariat doit acquérir le degré minimum de conscience que lui consent le déroulement de la lutte de classe mondiale. L’aspect négatif, énorme et menaçant qu’offre la contre-révolution stalinienne constitue une leçon beaucoup plus importante que celle des épisodes victorieux, trop brefs jusqu’à présent. Dans cette perspective, il est extrêmement important de rappeler aujourd’hui un document presque totalement ignoré dans le monde, intitulé Lettre de Changaï et signée, durant la période révolutionnaire des années 20, par un groupe de militants responsables de la première heure, au moment où s’appeler communiste et appartenir aux comités ne signifiait pas privilège matériel ou espoir de l’obtenir, mais danger et dévouement à la cause du prolétariat. La Lettre critique la politique pro-bourgeoise du parti chinois, déjà amputé de sa direction véritable, et croyant ingénument que les hommes de Moscou en seraient scandalisés, lance contre celui-ci ces deux accusations : 1) Les nouveaux comités ne choisissent que des fils de mandarins ou de bourgeois pour étudier dans leurs écoles, être envoyés dans les écoles russes et pour accéder aux fonctions dirigeantes, les ouvriers étant traités comme quantité négligeable ; 2) La conception qu’a la nouvelle direction de sa tâche est exclusivement militaire, opposée à l’intervention directe et à l’acquisition d’une conscience politique de la part des exploités. Accusations d’une portée bien supérieure à celle que lui attribuaient leurs auteurs : elles mettent en évidence les eaux stagnantes où s’abreuvait le parti « communiste » chinois, ainsi que sa composition sociale. En effet, ses cadres politiques proviennent dans leur quasi totalité des anciennes classes dirigeantes, en particulier des classiques mandarins abrutis et des « compradores » serviles surgis du contact avec le capitalisme occidental (2). Pendant bien des années, bureaucrates, généraux et écrivailleurs de cette piètre lignée, que le stalinisme appelait des théoriciens, étaient continuellement interchangés, comme par une osmose naturelle, entre les quartiers généraux respectifs de Mao Tsé-Toung et de Tchang Kaï-Chek. Celui-ci a dû réfléchir plus d’une fois aux possibilités de commander la Chine à partir d’un secrétariat du parti stalinien. Il lui aurait fallu y penser plus tôt. Ne lui propose-t-on pas, aujourd’hui même, un poste élevé au gouvernement de Pékin à la condition de rendre Formose ? Qu’on imagine Lénine et Trotzky proposant à Kornilov, Denikine ou Wrangel d’entrer à leur gouvernement et l’on obtiendra par l’absurde, une idée claire du caractère réactionnaire des hommes de Pékin. D’autre part, à moins de l’oublier volontairement, ce n’est un secret pour personne que, depuis la dernière guerre, une fois la Russie devenue la deuxième puissance impérialiste, les généraux de Tchang Kaï-Chek sont passés avec armes et bagages à Mao Tsé-Toung, ou bien lui ont vendu les armes récemment reçues des Etats-Unis. Le gouvernement yankee, conseillé par ses ambassadeurs et observateurs, retira à Tchang Kaï-Chek le ravitaillement en armes, le condamnant très sciemment à la défaite. Washington s’attendait, à vrai dire, à trouver dans les nouveaux maîtres de la Chine des interlocuteurs complaisants et à être aussi influent à Pékin, pour le moins, que Moscou. Cela ne s’est pas encore produit mais se produira fatalement, à moins d’une défaite de Pékin au profit du prolétariat, ou d’une guerre prochaine. Il y a pour le croire, entre autres raisons de poids, celle-ci, qui est irrécusable : le parti dictateur chinois n’étant pas une association idéologique révolutionnaire, pas plus que le parti russe, la lutte pour l’usufruit de la plus-value amènera celui-là à contrebalancer la Russie par les Etats-Unis dès que la première occasion propice se présentera. Aussi longtemps que la société est régie par les minorités exploitantes forcément tyranniques, celles-ci fondent leur « indépendance » et leur « grandeur nationale » sur un jeu de bascule entre les principales puissances. Dans le monde actuel, soumis à d’écrasantes pressions économiques, politiques et militaires, la possibilité du double jeu a diminué pour les petites et moyennes puissances, mais l’importance de sa réalisation s’est accrue d’autant. L’alliance entre Moscou et les divers gouvernements satellites ne repose pas sur des idées, moins encore sur une homogénéité économique socialiste. Rien n’est plus révoltant à cet égard que de voir des hommes et des groupes qui se disent anti-staliniens se faire partiellement l’écho des falsifications officielles, qui sont une dérision pour le prolétariat. La réalité est tout autre : tout parti ou régime dépendant de Moscou peut parfaitement s’accommoder de la soumission à Washington, sans qu’il soit besoin de changer un iota à sa prétendue base économique socialiste. Non sans raison, le précédent créé par Tito a affolé le Kremlin et c’est en vain qu’il s’est efforcé, ces dernières années, d’apparaître comme un « chef de file » impérialiste aussi souple que Washington. Néanmoins, l’accusation essentielle et la plus clairvoyante de la Lettre de Changaï est celle concernant l’abandon de la lutte des classes et sa supplantation par la lutte militaire. Elle surpasse de loin la portée que lui attribuaient ses auteurs (3). Ceux-ci croyant encore qu’il s’agissait d’une déformation particulière au Parti Communiste chinois, protestaient devant le Comité Exécutif de l’Internationale alors qu’elle était déjà devenue un bras tentaculaire du gouvernement russe, et que ce gouvernement, entièrement prisonniers des intérêts réactionnaires qui subsistaient dans la société russe, mettait en mouvement, sans ambages, sa lutte de classe contre la prolétariat. La situation politique et économique en Russie avait été retournée. Les intérêts réactionnaires, politiquement exposés par la bureaucratie stalinienne, incompatibles avec ceux du prolétariat russe, aussi bien qu’avec la révolution mondiale, ne pouvaient s’accrocher qu’à des méthodes militaires, face aux menaces extérieures, et à des méthodes policières face au péril intérieur : les masses. La « méthode » était inventée depuis les Pharaons.
Notes
(1) Pour mesurer l’ampleur et la profondeur de l’assaut révolutionnaire, il suffit de lire le roman Les Conquérants, de Malraux futur transfuge.
(2) Ce fait a été signalé ces dernières années par des personnes qui ignoraient la Lettre de Changaï, tels que George E. Taylor et Etiemble.
(3) La majorité des signataires sont devenus les victimes de Mao Tsé-Toung, mais il n’est pas exclu que certains ne soient aujourd’hui des potentats du nouveau gouvernement, grâce à la corruption et à l’avilissement des hommes, qui sont le procédé fondamental du stalinisme. La valeur politique du document serait ainsi doublement notifié.

1967-08 Le point d’explosion de l’idéologie en Chine [Debord]
Texte de Guy Debord publié le 16 août 1967 sous la forme d’une brochure in-8 de 8 pages, repris sans modification dans le numéro 11 de l’Internationale situationniste en octobre 1967.
La dissolution de l’association internationale des bureaucraties totalitaires est maintenant un fait accompli. Pour reprendre les termes de l’Adresse publiée par les situationnistes à Alger en juillet 1965, l’irréversible « écroulement en miettes de l’image révolutionnaire » que le « mensonge bureaucratique » opposait à l’ensemble de la société capitaliste, comme sa pseudo-négation et comme son soutien effectif, est devenu patent, et d’abord sur le terrain où le capitalisme officiel avait le plus grand intérêt à soutenir l’imposture de son adversaire : l’affrontement global de la bourgeoisie et du prétendu « camp socialiste ». En dépit de toutes sortes de tentatives de recollages, ce qui, déjà, n’était pas socialiste a cessé d’être un camp. L’effritement du monolithisme stalinien se manifeste dès maintenant dans la coexistence d’une vingtaine de « lignes » indépendantes, de la Roumanie à Cuba, de l’Italie au bloc des partis vietnamien-coréen-japonais. La Russie, devenue incapable même de réunir cette année une conférence commune de tous les partis européens, préfère oublier l’époque où Moscou régnait sur le Komintern. C’est ainsi que les Izvestia, en septembre 1966, pouvaient blâmer les dirigeants chinois de jeter un discrédit « sans précédent » sur les idées « marxistes-léninistes » ; et déploraient vertueusement ce style de confrontation « où l’on substitue des injures à un échange d’opinions et d’expériences révolutionnaires. Ceux qui choisissent cette voie confèrent à leur propre expérience une valeur absolue et font preuve, dans l’interprétation de la théorie marxiste-léniniste, d’un esprit dogmatique et sectaire. Une telle attitude est liée nécessairement à l’immixtion dans les affaires intérieures des partis frères… » La polémique russo-chinoise, dans laquelle chaque puissance est conduite à imputer à son adversaire tous les crimes anti-prolétariens, étant seulement obligée de ne pas faire mention du défaut réel qu’est le pouvoir de classe de la bureaucratie, doit donc se conclure d’un côté comme de l’autre par cette vision dégrisée que ce qui n’aura été qu’un inexplicable mirage révolutionnaire est retombé, faute d’autre réalité, à son vieux point de départ. La simplicité de ce retour aux sources s’est trouvée parfaitement exposée en février à New-Dehli, quand l’ambassade de Chine qualifiait Brejnev et Kossyguine de « nouveaux tsars du Kremlin » tandis que le gouvernement indien, allié anti-chinois de cette Moscovie, découvrait simultanément que « les maîtres actuels de la Chine ont endossé le manteau impérial des Mandchous ». Cet argument contre la nouvelle dynastie du Milieu a été encore raffiné le mois suivant à Moscou par Voznessenski, le poète moderniste d’État, qui « pressent Koutchoum » et ses hordes ; et qui ne compte que sur « la Russie éternelle » pour faire un rempart contre les Mongols qui menacent de bivouaquer parmi « les joyaux égyptiens du Louvre ». La décomposition accélérée de l’idéologie bureaucratique, aussi évidente dans les pays où le stalinisme a saisi le pouvoir que dans les autres – où il a perdu toute chance de le saisir – devait naturellement commencer sur le chapitre de l’internationalisme, mais ceci n’est que le commencement d’une dissolution générale sans retour. L’internationalisme ne pouvait appartenir à la bureaucratie qu’en tant que proclamation illusoire au service de ses intérêts réels, comme une justification idéologique parmi d’autres, puisque la société bureaucratique est justement le monde renversé de la communauté prolétarienne. La bureaucratie est essentiellement un pouvoir établi sur la possession étatique nationale, et c’est à la logique de sa réalité qu’elle doit finalement obéir, selon les intérêts particuliers qu’impose le niveau de développement du pays qu’elle possède. Son âge héroïque est passé avec l’heureux temps idéologique du « socialisme dans un seul pays », que Staline avait été fort avisé de maintenir en détruisant les révolutions en Chine ou en Espagne, de 1927 à 1937. La révolution bureaucratique autonome en Chine – comme déjà peu avant en Yougoslavie – introduisait dans l’unité du monde bureaucratique un germe de dissolution qui l’a disloqué en moins de vingt ans. Le processus général de décomposition de l’idéologie bureaucratique atteint en ce moment son stade suprême dans le pays même où, du fait de l’arriération générale de l’économie, la prétention idéologique révolutionnaire subsistante devait aussi être poussée à son sommet, là où cette idéologie était le plus nécessaire : en Chine.
La crise qui s’est développée toujours plus largement en Chine, depuis le printemps de 1966, constitue un phénomène sans précédent dans la société bureaucratique. Sans doute, la classe dominante du capitalisme bureaucratique d’État, exerçant normalement la terreur sur la majorité exploitée, s’est trouvée fréquemment déchirée elle-même, en Russie ou en Europe de l’Est, par des affrontements et des règlements de comptes qui découlent des difficultés objectives qu’elle rencontre ; aussi bien que du style subjectivement délirant qu’est porté à revêtir le pouvoir totalement mensonger. Mais toujours la bureaucratie, que son mode d’appropriation de l’économie oblige à être centralisée, car il lui faut tirer d’elle-même la garantie hiérarchique de toute participation à son appropriation collective du surproduit social, s’est épurée à partir du sommet. Il faut que le sommet de la bureaucratie reste fixe, car en lui repose toute la légitimité du système. Il doit garder pour lui ses dissensions (ce qui fut sa pratique constante dès le temps de Lénine et Trotsky) ; et si les hommes peuvent y être abattus ou changés, la fonction doit demeurer toujours dans la même majesté indiscutable. La répression sans explication et sans réplique peut ensuite descendre normalement à chaque étage de l’appareil, comme simple complément de ce qui a été instantanément tranché au sommet. Béria doit être d’abord tué ; puis jugé ; alors on peut pourchasser sa faction ; ou n’importe qui, car le pouvoir qui abat, en abattant définit à son gré la faction, et par le même geste se redéfinit lui-même comme le pouvoir. Voilà tout ce qui a manqué en Chine, où la permanence des adversaires proclamés, en dépit de la fantastique montée des surenchères dans la lutte pour la totalité du pouvoir, montre à l’évidence que la classe dominante s’est cassée en deux.
Un accident social d’une telle ampleur ne peut évidemment pas être expliqué, dans le goût anecdotique des observateurs bourgeois, par des dissensions portant sur une stratégie extérieure : il est d’ailleurs notoire que la bureaucratie chinoise supporte paisiblement l’affront que constitue, à sa porte, l’écrasement du Vietnam. Pas davantage, des querelles personnelles de succession n’auraient engagé de tels enjeux. Quand certains dirigeants se voient reprocher d’avoir « écarté Mao Tse-toung du pouvoir » depuis la fin des années 50, tout porte à croire qu’il s’agit là d’un de ces crimes rétrospectifs couramment fabriqués par les épurations bureaucratiques – Trotsky menant la guerre civile sur ordre du Mikado, Zinoviev secondant Lénine pour complaire à l’Empire britannique, etc. Celui qui aurait écarté du pouvoir un personnage aussi puissant que Mao n’aurait jamais dormi tant que Mao pouvait revenir. Mao serait donc mort ce jour-là, et rien n’eût empêché ses fidèles successeurs d’attribuer cette mort, par exemple, à Khrouchtchev. Si les gouvernants et polémistes des États bureaucratiques comprennent certainement beaucoup mieux la crise chinoise, leurs déclarations n’en peuvent être pour autant plus sérieuses, car ils doivent redouter, en parlant de la Chine, de trop révéler sur eux-mêmes. Ce sont finalement les débris gauchistes des pays occidentaux, toujours volontaires pour être dupes de toutes les propagandes à relents sous-léninistes, qui sont capables de se tromper plus lourdement que tout le monde, en évaluant gravement le rôle dans la société chinoise des traces de la rente conservée aux capitalistes ralliés, ou bien en cherchant dans cette mêlée quel leader représenterait le gauchisme ou l’autonomie ouvrière. Les plus stupides ont cru qu’il y avait quelque chose de « culturel » dans cette affaire, jusqu’en janvier où la presse maoïste leur a joué le mauvais tour d’avouer que c’était « depuis le début une lutte pour le pouvoir ». Le seul débat sérieux consiste à examiner pourquoi et comment la classe dominante a pu se briser en deux camps hostiles ; et toute recherche à ce propos se trouve bien entendu interdite à ceux qui n’admettent pas que la bureaucratie est une classe dominante, ou bien qui ignorent la spécificité de cette classe et la ramènent aux conditions classiques du pouvoir bourgeois.
Sur le pourquoi de la rupture à l’intérieur de la bureaucratie, on peut seulement dire avec certitude que c’est une question telle qu’elle mettait en jeu la domination même de la classe régnante puisque, pour la trancher, les deux côtés, inébranlablement opiniâtres, n’ont pas craint de risquer tout de suite ce qui est le pouvoir commun de leur classe, en mettant en péril toutes les conditions existantes de leur administration de la société.

La classe dominante devait donc savoir qu’elle ne pouvait plus gouverner comme avant. Il est sûr que ce conflit porte sur la gestion de l’économie. Il est sûr que l’effondrement des politiques économiques successives de la bureaucratie est la cause de l’acuité extrême du conflit. L’échec de la politique dite du « Grand bond en avant » – principalement du fait de la résistance de la paysannerie – non seulement a fermé la perspective d’un décollage ultra-volontariste de la production industrielle, mais encore a forcément entraîné une désorganisation désastreuse, sensible sur plusieurs années. L’augmentation même de la production agricole depuis 1958 paraît très faible, et le taux de croissance de la population reste supérieur à celui des subsistances. Il est moins facile de dire sur quelles options économiques précises la classe dirigeante s’est scindée. Probablement un côté (comprenant la majorité de l’appareil du parti, des responsables des syndicats, des économistes) voulait poursuivre ou accroître plus ou moins considérablement la production des biens de consommation, soutenir par des stimulants économiques l’effort des travailleurs, et cette politique impliquait, en même temps que certaines concessions aux paysans et surtout aux ouvriers, l’augmentation d’une consommation hiérarchiquement différenciée dans une large base de la bureaucratie. L’autre côté (comprenant Mao, une grande partie des cadres supérieurs de l’armée) voulait sans doute une reprise à n’importe quel prix de l’effort pour industrialiser le pays, un recours encore plus extrême à l’énergie idéologique et à la terreur, la surexploitation sans limite des travailleurs, et peut-être le sacrifice « égalitaire », dans la consommation, d’une couche notable de la bureaucratie inférieure. Les deux positions sont également orientées vers le maintien de la domination absolue de la bureaucratie, et calculées en fonction de la nécessité de faire barrage aux luttes de classes qui menacent cette domination. En tout cas, l’urgence et le caractère vital de ce choix étaient pour tous si évidents que les deux camps ont cru devoir courir le risque d’aggraver immédiatement l’ensemble des conditions dans lesquelles ils se trouvaient placés, par le désordre de leur scission même. Il est très possible que l’acharnement, d’un côté comme de l’autre, se trouve justifié par le fait qu’il n’y a pas de solution correcte aux insurmontables problèmes de la bureaucratie chinoise ; que donc les deux options qui s’affrontent étaient également inapplicables ; et qu’il fallait pourtant choisir.
Quant à savoir comment une division au sommet de la bureaucratie a pu descendre, d’appel en appel, vers les niveaux inférieurs, en recréant à tous les étages des affrontements téléguidés en sens inverse dans tout l’appareil du parti et de l’État, et finalement dans les masses, il faudrait sans doute tenir compte des survivances du vieux modèle d’administration de la Chine par provinces tendant à une semi-autonomie. La dénonciation des « royaumes indépendants », lancée en janvier par les maoïstes de Pékin, évoque nettement ce fait, et le développement des troubles dans les derniers mois le confirme. Il est bien possible que le phénomène de l’autonomie régionale du pouvoir bureaucratique qui, lors de la contre-révolution russe, ne s’est manifesté que faiblement et épisodiquement autour de l’organisation de Léningrad, ait trouvé en Chine bureaucratique des bases multiples et solides, se traduisant par la possibilité d’une coexistence, au gouvernement central, de clans et de clientèles détenant en propriété directe des régions entières du pouvoir bureaucratique, et passant entre eux des compromis sur cette base. Le pouvoir bureaucratique en Chine n’est pas né d’un mouvement ouvrier, mais de l’encadrement militaire des paysans, au long d’une guerre de vingt-deux ans. L’armée est demeurée imbriquée dans le parti, dont tous les dirigeants ont été aussi bien des chefs militaires, et elle est restée la principale école de sélection, pour le parti, des masses paysannes qu’elle éduque. Il semble, en outre, que l’administration locale mise en place en 1949 ait été fortement tributaire des zones de passage des différents corps d’armée descendant du nord au sud, et laissant chaque fois dans leur sillage des hommes qui leur étaient liés par l’origine régionale (ou familiale ; facteur de consolidation des cliques bureaucratiques que la propagande contre Liu Shao-chi et autres a mis pleinement en lumière). De telles bases locales d’un pouvoir semi-autonome dans l’administration bureaucratique auraient donc pu se former en Chine par la combinaison des structures organisationnelles de l’armée conquérante et des forces productives qu’elle trouvait à contrôler dans le pays conquis.
Quand la tendance de Mao a commencé son offensive publique contre les positions solides de ses adversaires, en faisant marcher les étudiants et les enfants des écoles embrigadés, elle ne visait dans l’immédiat aucune sorte de refonte « culturelle » ou « civilisatrice » des masses de travailleurs, déjà serrées au plus fort degré dans le carcan idéologique du régime. Les sottises contre Beethoven ou l’art Ming, au même titre que les invectives contre les positions encore occupées ou déjà reconquises par une bourgeoisie chinoise manifestement anéantie en tant que telle, n’étaient présentées que pour amuser le tapis – non sans calculer que ce gauchisme sommaire pourrait trouver un certain écho parmi les opprimés, qui ont quelque raison de penser qu’il existe encore chez eux plusieurs obstacles à l’avènement d’une société sans classes. Le but principal de l’opération était de faire paraître dans la rue, au service de cette tendance, l’idéologie du régime, qui est, par définition, maoïste. Les adversaires ne pouvant être eux-mêmes autre chose que maoïstes, ils se trouvaient mis d’emblée en fâcheuse posture par le déclenchement de cette mauvaise querelle. C’est pourquoi leurs « autocritiques » insuffisantes peuvent exprimer en fait leur résolution de garder les postes qu’ils contrôlent. On peut donc qualifier la première phase de la lutte comme un affrontement des propriétaires officiels de l’idéologie contre la majorité des propriétaires de l’appareil de l’économie et de l’État. Cependant, la bureaucratie, pour maintenir son appropriation collective de la société, a besoin aussi bien de l’idéologie que de l’appareil administratif et répressif ; de sorte que l’aventure d’une telle séparation était extrêmement périlleuse si elle ne devait pas aboutir dans de courts délais. On sait que la majorité de l’appareil, et Liu Shao-chi en personne, malgré sa position critique à Pékin, ont résisté obstinément. Après leur première tentative de bloquer l’agitation maoïste au stade des universités, où les « groupes de travail » en avaient pris le contre-pied, cette agitation s’étendit à la rue dans toutes les grandes villes, et partout commença à attaquer, par les journaux muraux et l’action directe, les responsables qui lui étaient désignés – ceci n’excluant pas les erreurs et les excès de zèle. Ces responsables organisèrent la résistance partout où ils le pouvaient. Les premiers heurts entre ouvriers et « gardes rouges » ont dû être plutôt menés par les activistes du parti dans les usines, à la disposition des notables locaux de l’appareil. Bientôt, les ouvriers exaspérés par les excès des gardes rouges, ont commencé à intervenir par eux-mêmes. Dans tous les cas où les maoïstes ont parlé d’« étendre la révolution culturelle » aux usines, puis aux campagnes, ils se sont donné l’allure de décider un glissement qui, pendant tout l’automne de 1966, leur avait échappé, et s’était déjà, en fait, opéré en dépit de leurs plans. La chute de la production industrielle ; la désorganisation des transports, de l’irrigation, de l’administration étatique jusqu’au niveau des ministères (malgré les efforts de Chou En-lai) ; les menaces qui ont pesé sur les récoltes de l’automne et du printemps ; l’interruption complète de l’enseignement – particulièrement grave dans un pays sous-développé – pendant plus d’une année, tout cela n’a été que l’inévitable résultat d’une lutte dont l’extension est uniquement due à la résistance de cette part de la bureaucratie au pouvoir qu’il s’agissait, pour les maoïstes, de faire céder.
Les maoïstes, dont l’expérience politique n’est guère liée aux luttes en milieu urbain, auront eu l’occasion de vérifier le précepte de Machiavel : « Qu’on se garde d’exciter une sédition dans une ville en se flattant de pouvoir l’arrêter ou la diriger à sa volonté » (Histoires florentines). Après quelques mois de pseudo-révolution pseudo-culturelle, c’est la lutte de classes réelle qui est apparue en Chine, les ouvriers et les paysans commençant à agir pour eux-mêmes. Les ouvriers ne peuvent ignorer ce que signifie pour eux la perspective maoïste ; les paysans, qui voient menacé leur lopin individuel, ont commencé en plusieurs provinces à se répartir les terres et le matériel des « communes populaires » (celles-ci n’étant que le nouvel habillage idéologique des unités administratives préexistantes, et recoupant généralement les anciens cantons). Les grèves des chemins de fer, la grève générale de Shangaï – qualifiée, comme à Budapest, d’arme privilégiée des capitalistes –, les grèves de la grande agglomération industrielle de Wuhan, de Canton, du Hupeh, des métallurgistes et des ouvriers du textile à Chungking, les attaques des paysans du Sezchwan et du Fukien, ont culminé au mois de janvier, mettant la Chine au bord du chaos. En même temps, sur les traces des ouvriers organisés en « gardes pourpres » au Kwangsi dès septembre 1966 pour combattre les gardes rouges, et après les émeutes anti-maoïstes de Nankin, des « armées » se constituaient dans différentes provinces, comme « l’Armée du 1er août » au Kwangtung. L’armée nationale devait intervenir partout, en février-mars, pour mater les travailleurs, diriger la production par le « contrôle militaire » des usines, et même, appuyée alors par la milice, contrôler les travaux dans les campagnes. La lutte des ouvriers pour maintenir ou accroître leur salaire, la fameuse tendance à l’ « économisme » maudite par les maîtres de Pékin, a pu être acceptée, voire encouragée, par certains des cadres locaux de l’appareil, dans leur résistance aux bureaucrates maoïstes rivaux. Mais il est certain que la lutte était menée par un courant irrésistible de la base ouvrière : la dissolution autoritaire en mars des « associations professionnelles », qui s’étaient formées après la première dissolution des syndicats du régime, dont la bureaucratie échappait à la ligne maoïste, le montre fort bien ; c’est ainsi que le Jiefang Ribao condamnait, à Shangaï, en mars, « la tendance féodale de ces associations formées non sur la base de classe (lire : la qualité qui définit cette base de classe est le pur monopole du pouvoir maoïste) mais par métiers, et qui ont comme objectifs de lutte les intérêts partiels et immédiats des ouvriers exerçant ces métiers ». Cette défense des vrais possesseurs des intérêts généraux et permanents de la collectivité avait été aussi nettement exprimée, le 11 février, par une directive du Conseil de l’État et de la Commission militaire du Comité Central : « Tous les éléments qui ont saisi ou volé des armes doivent être arrêtés. »
Au moment où le règlement de ce conflit, qui a évidemment entraîné des morts par dizaines de milliers, opposant entre elles des grandes unités militaires avec tout leur équipement, et jusqu’à des navires de guerre, est confié à l’armée chinoise, cette armée est elle-même divisée. Elle doit assurer la poursuite et l’intensification de la production alors qu’elle n’est plus en état d’assurer l’unité du pouvoir en Chine – en outre, son intervention directe contre la paysannerie présenterait, étant donné son recrutement essentiellement paysan, les plus grands risques. La trêve recherchée en mars-avril par les maoïstes, déclarant que tout le personnel du parti est récupérable à l’exception d’une « poignée » de traîtres, et que la principale menace est désormais « l’anarchisme », signifie, plus que l’inquiétude devant la difficulté de mettre un frein au défoulement survenu dans la jeunesse à la suite de l’expérience des gardes rouges, l’inquiétude essentielle d’être arrivé au bord de la dissolution de la classe dirigeante elle-même. Le parti, l’administration centrale et provinciale se trouvent à ce moment en décomposition. Il s’agit de « rétablir la discipline dans le travail ». « Le principe de l’exclusion et du renversement de tous les cadres doit être condamné sans réserve », déclare le Drapeau Rouge en mars. Et déjà en février Chine Nouvelle : « Vous écrasez tous les responsables… mais lorsque vous prenez le contrôle d’un organisme, qu’avez-vous entre les mains d’autre qu’une salle vide et des tampons ? » Les réhabilitations et les nouveaux compromis se succèdent au petit bonheur. La survie même de la bureaucratie est la cause suprême qui doit faire passer au second plan ses diverses options politiques comme simples moyens.
A partir du printemps de 1967, on peut dire que le mouvement de la « révolution culturelle » est parvenue à un échec désastreux, et que cet échec est certainement le plus immense dans la longue série des échecs du pouvoir bureaucratique en Chine. En face du coût extraordinaire de l’opération, aucun de ses buts n’a été atteint. La bureaucratie est plus divisée que jamais. Tout nouveau pouvoir mis en place dans les régions tenues par les maoïstes se divise à son tour : « la triple alliance révolutionnaire » armée–garde rouge–parti ne cesse de se décomposer, et du fait des antagonismes entre ces trois forces (le parti, surtout, se tenant à l’écart ou n’y entrant que pour la saboter), et du fait des antagonismes toujours plus poussés à l’intérieur de chacune de ces trois forces. Il paraît aussi difficile de recoller l’appareil que d’en édifier un autre. Surtout, les deux tiers au moins de la Chine ne sont à aucun degré contrôlés par le pouvoir de Pékin.
A côté des comités gouvernementaux des partisans de Liu Shao-chi, et des mouvements de lutte ouvrière qui continuent à s’affirmer, ce sont déjà les Seigneurs de la guerre qui reparaissent sous l’uniforme de généraux « communistes » indépendants, traitant directement avec le pouvoir central, et menant leur propre politique, particulièrement dans les régions périphériques. Le général Chang Kuo-hua, maître du Tibet en février, après des combats de rue à Lhassa emploie les blindés contre les maoïstes. Trois divisions maoïstes sont envoyées pour « écraser les révisionnistes ». Elles semblent n’y réussir que modérément car Chang Kuo-hua contrôle toujours la région en avril. Le 1er mai, il est reçu à Pékin, et les tractations aboutissent à un compromis puisqu’il est chargé de constituer un comité révolutionnaire pour gouverner le Szechwan, où dès avril une « alliance révolutionnaire », influencée par un général Hung, avait pris le pouvoir et emprisonné les maoïstes ; depuis, en juin, les membres d’une commune populaire s’étaient emparés d’armes et avaient attaqué les militaires. En Mongolie-Intérieure, l’armée s’est prononcée contre Mao dès février, sous la direction de Liu Chang, commissaire politique adjoint. La même chose est advenue dans le Hopeh, le Honan, la Mandchourie. Dans le Kansu, en mai, le général Chao Yung-shih a réussi un putsch antimaoïste. Le Singkiang, où sont les installations atomiques, a été neutralisé d’un commun accord dès mars, sous l’autorité du général Wang En-mao ; le même est cependant réputé y avoir attaqué les « révolutionnaires maoïstes » en juin. Le Hupeh se trouve, en juillet, aux mains du général Chen Tsai-tao, commandant du district de Wuhan – un des plus anciens centres industriels de Chine. Dans le vieux style de l’ « incident de Sian » il y fait arrêter deux des principaux dirigeants de Pékin venus négocier avec lui ; le Premier ministre doit faire le voyage, et on annonce comme une « victoire » qu’il a obtenu la restitution de ses émissaires. En même temps, 2.400 usines et mines se trouveraient paralysées dans cette province consécutivement au soulèvement armé de 50.000 ouvriers et paysans. D’ailleurs il s’avère au début de l’été que le conflit continue partout : en juin des « ouvriers conservateurs » du Honan ont attaqué une filature à coups de bombes incendiaires, en juillet, le bassin houiller de Fushun et les travailleurs du pétrole à Tahsing sont en grève, les mineurs du Kiangsi font la chasse aux maoïstes, on appelle à la lutte contre « l’armée industrielle du Chekiang » décrite comme une « organisation terroriste antimarxiste », les paysans menacent de marcher sur Nankin et Shangaï, on se bat dans les rues de Canton et de Chungking, les étudiants de Kweiyang attaquent l’armée et se saisissent de dirigeants maoïstes. Et le gouvernement qui s’est décidé à interdire les violences « dans les régions contrôlées par les autorités centrales », même là semble avoir fort à faire. Faute d’arrêter les troubles, on arrête les informations en expulsant la plupart des rares résidents étrangers.
Mais, au début d’août, la cassure dans l’armée est devenue si dangereuse que ce sont les publications officielles de Pékin qui révèlent elles-mêmes que les partisans de Liu veulent « mettre sur pied un royaume indépendant réactionnaire bourgeois au sein de l’armée », et (Quotidien du peuple du 5 août) que « les attaques contre la dictature du prolétariat en Chine sont venues non seulement des échelons supérieurs mais aussi des échelons inférieurs ». Pékin en vient à avouer clairement qu’un tiers au moins de l’armée s’est prononcé contre le gouvernement central, et qu’une grande partie même de la vieille Chine des dix-huit provinces lui a échappé. Les suites immédiates de l’incident de Wuhan semblent avoir été très graves, une intervention des parachutistes de Pékin, appuyée par six canonnières remontant le Yangtze depuis Shangaï se trouvant repoussée après une bataille rangée ; et, d’autre part, des armes des arsenaux de Wuhan auraient été envoyées aux antimaoïstes de Chungking. En outre, il convient de noter que les troupes de Wuhan appartenaient au groupe d’armées placé sous l’autorité directe de Lin Piao, le seul qui était considéré comme sûr. Vers le milieu du mois d’août, les luttes armées se généralisent à un tel point que le gouvernement maoïste en vient à réprouver officiellement cette sorte de continuation de la politique par des moyens qui se retournent contre lui ; et assure préférer la conviction, qu’il remporterait en s’en tenant à une « lutte par la plume ». Simultanément, il annonce la distribution d’armes aux masses dans « les zones sûres ». Mais où sont de telles zones ? On se bat de nouveau à Shangaï, présenté depuis des mois comme une des rares citadelles du maoïsme. Des militaires du Shantung incitent les paysans à la révolte. La direction de l’armée de l’air est dénoncée comme ennemie du régime. Et comme au temps de Sun Yat-sen, Canton, tandis que la 47e armée fait mouvement pour y rétablir l’ordre, se détache en pôle de la révolte, les ouvriers des chemins de fer et des transports urbains en étant le fer de lance : les prisonniers politiques ont été délivrés, des armes destinées au Vietnam ont été saisies sur des cargos dans le port, un nombre indéterminé d’individus a été pendu dans les rues. Ainsi, la Chine s’enfonce lentement dans une guerre civile confuse, qui est à la fois l’affrontement entre diverses régions du pouvoir bureaucratico-étatique émietté, et l’affrontement des revendications ouvrières et paysannes avec les conditions d’exploitation que doivent maintenir partout les directions bureaucratiques déchirées.
Du fait que les maoïstes se sont montrés, avec le succès que l’on peut voir, les champions de l’idéologie absolue, ils ont rencontré jusqu’ici l’estime et l’approbation au degré le plus fantastique parmi les intellectuels occidentaux qui ne manquent jamais de saliver à de tels stimuli. K.S. Karol, dans le Nouvel Observateur du 15 février, rappelait doctement aux maoïstes leur oubli de ce fait « que les vrais staliniens ne sont pas des alliés potentiels de la Chine mais ses ennemis les plus irréductibles : pour eux, la révolution culturelle avec ses tendances anti-bureaucratiques, évoque le trotskisme… » Il y a eu d’ailleurs beaucoup de trotskistes pour s’y reconnaître, par là se rendant justice ! Le Monde, le journal le plus franchement maoïste paraissant hors de Chine, a annoncé jour après jour le succès imminent de M. Mao Tse-toung prenant enfin ce pouvoir qu’on lui croyait acquis depuis dix-huit ans. Les sinologues, quasiment tous stalino-chrétiens – le mélange est répandu partout mais là principalement –, ont ressorti l’âme chinoise pour témoigner de la légitimité du nouveau Confucius. Ce qu’il y a toujours eu de burlesque dans l’attitude des intellectuels bourgeois de la gauche modérément stalinophile a trouvé la plus belle occasion de s’épanouir devant les records chinois du genre : cette révolution « culturelle » devra peut-être durer 1.000 ou 10.000 ans. Le Petit Livre Rouge a enfin réussi à « siniser le marxisme ». « Le bruit des hommes en train de réciter les citations d’une voix forte et claire s’entend dans toutes les unités de l’armée ». « La sécheresse n’a rien d’effrayant, la pensée de Mao Tse-toung est notre pluie fécondante ». « Le chef de l’État a été jugé responsable… pour n’avoir pas prévu la volte-face du maréchal Chiang Kaï-shek lorsque celui-ci dirigea son armée contre les troupes communistes » (Le Monde du 4-4-67 ; il s’agit du coup de 1927, que chacun avait bien prévu en Chine, mais qu’il fallut attendre passivement pour obéir aux ordres de Staline). Une chorale vient chanter l’hymne intitulé : Cent millions de personnes prennent les armes pour critiquer le sinistre livre du Perfectionnement de soi-même (oeuvrette naguère officielle de Liu Shao-chi). La liste est sans fin, on peut l’interrompre sur ce bon mot du Quotidien du peuple, le 31 juillet : « La situation de la révolution culturelle prolétarienne en Chine est excellente, mais la lutte des classes devient plus difficile ».
Après tant de bruit, les conclusions historiques à tirer de cette période sont simples. Où que puisse aller maintenant la Chine, l’image du dernier pouvoir bureaucratique-révolutionnaire a volé en éclats. L’effondrement interne s’ajoute aux incessants écroulements de sa politique extérieure : anéantissement du stalinisme indonésien, rupture avec le stalinisme japonais, destruction du Vietnam par les États-Unis, et, pour finir, proclamation par Pékin, en juillet, que « l’insurrection » de Naxalbari, quelques jours avant sa dispersion par la première opération de police, était le début de la révolution paysanne-maoïste dans toute l’Inde : en soutenant cette extravagance, Pékin a rompu avec la majorité de ses propres partisans indiens, c’est-à-dire avec le dernier grand parti bureaucratique qui lui restait acquis. Ce qui est inscrit maintenant dans la crise interne de la Chine, c’est son échec à industrialiser le pays, et à se donner en modèle aux pays sous-développés. L’idéologie portée à son degré absolu, en vient à l’éclatement. Son usage absolu est aussi bien son zéro absolu : c’est la nuit, où toutes les vaches idéologiques sont noires. Au moment où, dans la confusion la plus totale, les bureaucrates se combattent au nom du même dogme, et dénoncent partout « les bourgeois abrités derrière le drapeau rouge », la double pensée s’est elle-même dédoublée. C’est la fin joyeuse des mensonges idéologiques, leur mise à mort dans le ridicule. Ce n’est pas la Chine, c’est notre monde qui a produit ce ridicule. Nous avions dit dans le numéro de l’I.S. paru en août 1961 qu’il deviendrait « à tous les niveaux, de plus en plus péniblement ridicule, jusqu’au moment de sa reconstruction révolutionnaire complète ». On voit ce qu’il en est. La nouvelle époque de la critique prolétarienne saura qu’elle n’a plus rien à ménager qui soit à elle, et que tout confort idéologique existant lui aura été arraché dans la honte et l’épouvante. En découvrant qu’elle est dépossédée des faux biens de son monde mensonger, elle doit comprendre qu’elle est la négation déterminée de la totalité de la société mondiale ; et elle le saura aussi en Chine. C’est la dislocation mondiale de l’Internationale bureaucratique qui se reproduit en ce moment à l’échelle chinoise, dans la fragmentation du pouvoir en provinces indépendantes. Ainsi, la Chine retrouve son passé, qui lui repose les tâches révolutionnaires réelles du mouvement vaincu autrefois. Le moment où, paraît-il, « Mao recommence en 1967 ce qu’il faisait en 1927 » (Le Monde du 17-2-67) est aussi le moment où, pour la première fois depuis 1927, l’intervention des masses ouvrières et paysannes a déferlé sur tout le pays. Aussi difficiles que soient la prise de conscience et la mise en œuvre de leurs objectifs autonomes, quelque chose est mort dans la domination totale que subissaient les travailleurs chinois. Le Mandat du Ciel prolétarien est épuisé.

Législation du travail en Chine : interview de Cai Chongguo

By lucien

En Chine, on réinvente le Code du Travail

Article paru sur Marianne en ligne le 3-01-08

Pour Cai Chongguo, du China Labour Bulletin, l’absence de syndicats en Chine risque d’empêcher de défendre la loi sur le travail entrée en vigueur le 1er janvier 2008.

Marianne2.fr : En vingt ans, la Chine est devenue le cœur de l’industrie mondiale. Au détriment la condition ouvrière ?
Cai Chongguo : Sous le régime communiste, l’économie planifiée englobait toute l’activité salariée : chacun avait la sécurité de l’emploi, la sécurité sociale pratiquement totale, l’école gratuite, etc. Le basculement vers l’économie de marché a été très brutal : entre 1993 et 1994, les licenciements ont été massifs et les entreprises d’Etat ont été démantelées tandis que les sociétés privées et étrangères se sont rapidement développées. Un code du travail existe sur le papier mais il n’est jamais appliqué : chaque gouvernement de province joue sur les salaires, distribue des terrains et des subventions pour attirer les entreprises.Les fonctionnaires sont très corrompus et de leur bonne entente avec les patrons dépend leur ascension professionnelle, ils font donc tout pour entretenir la croissance explosive de la Chine. Les premières victimes en sont les paysans migrants qui en essayant de trouver du travail dans les zones urbaines se retrouvent tassés dans des dortoirs à faire des semaines de sept jours, 14 heures quotidiennes dans des mines ou sur des chantiers où les accidents de travail graves se multiplient. Comment expliquez-vous que le gouvernement ait promulgué la nouvelle loi sur le contrat de travail qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2008 ?
Une véritable prise de conscience a eu lieu ces dernières années sur la question du travail : les mouvements sociaux se sont multipliés un peu partout dans le pays et la presse relaie de plus en plus ces conflits. La nouvelle loi sur le contrat de travail confirme l’idée que le gouvernement est de plus en plus préoccupé par le risque de troubles de l’ordre public. Depuis deux ans, les autorités communiquaient sur des slogans vantant « l’harmonie sociale ». Il faut dire que les conflits les plus durs se soldent généralement par l’usage de la force et que la répression fait souvent des victimes.Cette nouvelle loi a un caractère réellement protecteur : elle impose un contrat de travail, favorise les CDI, limite la période de stage et ajoute des clauses de compensation en cas de licenciement. Elle offre même la possibilité de négociation collective, même si le droit de grève n’est pas instauré. Le problème c’est que sans représentants syndicaux élus par les salariés, aucune défense des droits ne peut être assurée. Un sondage a été réalisé auprès des travailleurs chinois : en cas de conflit salarial, ils se tournent volontiers vers les journalistes ou les associations, mais seulement 1% déclarent rapporter leurs difficultés au syndicat officiel (le seul autorisé).
Un sursaut est-il néanmoins possible, qui permettrait une application plus rigoureuse du droit du travail ?
La couverture des syndicats indépendants est encore ridicule dans le pays. Avec le China Labour Party, nous nous efforçons d’apporter de l’aide aux travailleurs en conflit. En 2007, un patron d’usine de chaussures dans le Guangdong a voulu abaisser les salaires sous les 60€ mensuels : une véritable émeute a éclaté à la suite de laquelle six employés ont été emprisonnés pour des peines de 3 à 5 ans. Nous avons apporté un soutien juridique et nous avons fait libérer ces personnes. Nous fournissons également une expertise juridique pour les mouvements sociaux spontanés afin qu’ils puissent formuler leurs revendications plus efficacement mais la majeure partie du temps, ces mouvements sont étouffés.
Les Chinois réalisent cependant peu à peu qu’ils peuvent exiger des droits, la presse aide d’ailleurs beaucoup à cette prise de conscience. En juin 2007, la ville de Xiaman a lancé un projet de construction d’usine chimique contre lequel des dizaines de milliers de personnes ont protesté, du fait des risques sanitaires et écologiques : l’ information a circulé sur Internet, les journaux ont relayée la nouvelle qui s’est répendue dans tout le pays. Finalement, des concertations ont été ouvertes qui ont mené à l’annulation du chantier. La possibilité même d’une telle négociation est une vraie nouveauté en Chine : le gouvernement local a eu peur d’être sanctionné par la capitale pour le désordre causé par les manifestations, c’est pourquoi il a opté pour une option plus pacifique. Ce type de victoires populaires est un signe d’espoir pour toutes les revendications : sociales, sanitaires, écologiques, etc. Leur accumulation pourrait permettre d’affermir la prise de conscience que les Chinois peuvent faire plier le gouvernement et les entreprises.

LE MONDE | 09.01.08 |
SHENZHEN ENVOYÉ SPÉCIAL
Sur son lit d’hôpital, la jambe pansée qui chauffe sous une lampe, Huang Qingnan raconte l’attaque dont il a été victime le 20 novembre 2007. “J’ai senti une douleur à la jambe et j’ai vu un type qui tenait quelque chose dans un journal. Puis je me suis écroulé.” Deux attaquants lui avaient tailladé la jambe avec un couteau alors qu’il discutait dans une ruelle adjacente au local de Dagongzhe, la petite organisation qu’il anime dans l’arrondissement de Longgang, à Shenzhen. La blessure est grave, infectée, au point que les médecins se demandent si ses agresseurs n’ont pas pris soin de salir les lames avant l’attaque.
Avec ses immeubles bas, ses rues poussiéreuses, ses échoppes et ses milliers de petites usines, Longgang est l’une des arrière-cours de Shenzhen. Dagongzhe, dont le rideau en métal vert est baissé depuis l’incident, accueille des travailleurs migrants et les informe sur leurs droits. Le jour de notre visite, un ouvrier du bâtiment est là, le pouce boursouflé, qui vient demander conseil.
C’est un autre incident, terrible, qui décida de l’engagement de Huang Qingnan au service de ces paysans venus des quatre coins de Chine pour faire tourner l’”atelier du monde” : en 1999, il se réveille une nuit en hurlant dans le dortoir de l’usine où il travaille comme contremaître. Son nez et ses paupières fondent. On a versé sur son visage de l’acide qui le défigurera à vie. Il a toujours soupçonné l’un de ses supérieurs, furieux qu’il prenne le parti des ouvriers lors d’une dispute. Il fit un procès qui ne mena à rien, si ce n’est la prise en charge de ses frais hospitaliers. Des ONG de Hongkong l’aidèrent à monter une petite clinique. “On s’est aperçu que les gens avaient moins besoin de soins médicaux que d’informations sur leurs droits, et Dagongzhe est né”, dit-il.
Or l’entrée en vigueur, le 1er janvier, d’une loi sur le contrat de travail, qui oblige, notamment, un employeur à accorder un CDI à ses employés depuis plus de dix ans, a exacerbé les tensions à Shenzhen. “Depuis octobre, on a vu de plus en plus de gens venir en groupe. Dans un cas, 90 personnes se sont mises en grève dans une entreprise qui en comptait 100. Les ouvriers ont nos brochures. Ils s’en servent quand des employeurs cherchent à profiter d’eux. J’ai senti que tout ça avait plus d’impact”, dit-il. Ses soupçons se portent sur l’une des entreprises dont il a conseillé les employés. A deux reprises, au cours des semaines précédant l’attaque, des inconnus avaient saccagé le local de Dagongzhe.
Zone pilote pour l’introduction de l’économie de marché dans les années 1980, Shenzhen est désormais à la pointe des conflits sociaux tant les tensions accumulées sont explosives : les salaires y sont les plus élevés de Chine mais les conditions de travail très rudes. “D’après nos sondages, 40 % des ouvriers n’ont pas de jour de congé hebdomadaire”, estime Liu Kaiming, qui dirige l’Institute of Contemporary Observation (ICO). Celui-ci forme des travailleurs migrants, installe des numéros verts et publie des études sur les conditions de travail, dans le cadre, entre autres, d’audits sociaux commandés par des multinationales. “Il y a une forte pénurie de travailleurs à bas salaires. Ceux-ci ont gagné en pouvoir de négociation et ils s’en rendent compte. Pour les travailleurs migrants, leur usine ne représente rien. Ils n’ont rien, ni droit de résidence ni droit de propriété. Ils ne comptent pas comme citoyens”, poursuit-il.
Dagongzhe ou l’ICO font partie de toute une industrie plus ou moins informelle de “l’intermédiation”, bénévole ou pas, qui a prospéré dans le vide créé par l’absence de contrepoids aux abus perpétrés par les employeurs : l’All China Confederation of Trade Union (ACFTU), la centrale syndicale officielle, est absente des entreprises privées et il n’existe pas de cadre pour la tenue de négociations collectives en Chine.
“Vous avez une centaine d’organisations de défense des droits du travail en Chine, mais la moitié sont dans la province du Guangdong et à Shenzhen. Il y en a très peu dans le détroit du Yangze, à Shanghaï”, explique Liu Kaiming, qui, fort de son expertise, prévoit d’ouvrir des bureaux à Shanghaï et Xiamen.
C’est aussi à Shenzhen qu’on trouve des cabinets d’avocats spécialistes des droits sociaux comme celui de Zhou Litai, expert en accidents du travail, qui a dû poursuivre en justice des clients qui avaient gagné leur procès mais omis de régler ses honoraires.
Parce qu’ils sont loin de pouvoir se payer les services d’un professionnel, certains migrants font appel à des gongmin daili, des “conseillers des citoyens”. On en compterait près de 2 000 à Shenzhen et dans sa région.
Nombre d’entre eux sont d’anciens ouvriers : venu du Jiangxi, Li Jinxin, 29 ans, travaillait dans une usine de Shenzhen quand il a découvert Dagongzhe. “J’allais lire dans leur centre. Je me suis dit que je pouvais les aider. J’ai commencé à assister les gens dans leurs démarches”, dit-il. Depuis un an, il a ouvert un bureau de gongmin daili, auquel Huang Qingnan devait également s’associer.
Un autre partenaire, Duan Haiyu, 29 ans aussi, est diplômé en droit et assistant dans un cabinet d’avocats. Après l’université, il a trouvé un emploi dans une agence de recrutement qui faisait venir des paysans de la campagne. “Je me suis aperçu que l’agence prenait une commission sur le salaire des paysans sans le leur dire. J’en ai parlé, et je me suis fait licencier”, explique-t-il. Il a cherché à s’impliquer dans une association qui aide les migrants, puis s’est mis à son compte comme gongmin daili. M. Li, qui débute, prend de 30 à 50 euros par cas, son partenaire, plusieurs centaines et 10 % de la compensation accordée au plaignant.
Tous deux ont été menacés à plusieurs reprises. “Avec la nouvelle loi, les employeurs se disent que leurs coûts peuvent augmenter, alors ils essaient de faire signer de nouveaux contrats. Ils nous accusent de donner des idées à leurs employés”, dit Li Jinxin, qui a été kidnappé en octobre 2007, juste avant l’incident qui a mutilé Huang Qingnan. “Un type a appelé en disant qu’il cherchait le bureau. Je suis descendu, ils m’ont mis dans un minibus. Ils étaient six”, raconte-t-il. Au bout d’une demi-heure, ses ravisseurs l’ont mis à terre et battu. Résultat : une jambe et un bras cassés.
La police soupçonnerait l’un des patrons d’usine d’être derrière l’attaque. Li Jinxin est plus circonspect. Les gongmin daili gênent un système où tout est fait pour neutraliser les revendications des employés : “Un ouvrier qui a un problème doit aller au comité de quartier. On sait que le personnel est formé pour les décourager d’engager des procédures”, dit-il. L’administration locale est au service des résidents originels des villages qui ont formé Shenzhen : ils sont 10 % de la population, mais reçoivent, comme des actionnaires, un revenu des entreprises qui y sont implantées.
Récemment, les gongmin daili ont trouvé une liste noire de “travailleurs à ne pas employer” dont ils savent qu’elle a été établie par le bureau du travail de Longgang, censé favoriser l’emploi.
Brice Pedroletti

La colère des ouvriers chinois

juin 10, 2009

Nouvelles du monde
C’est sans doute le plus grand mouvement de protestation publique depuis les événements de Tiananmen en 1989. Depuis trois longues semaines, des milliers d’ouvriers du Nord-est de la Chine manifestent leur mécontentement dans la rue, pour réclamer le versement de leurs allocations et la libération de leurs représentants.

Les manifestations ont lieu dans les villes de Daqing et de Liaoyang, au cœur du bassin industriel de Mandchourie, frappé par la crise économique. Autour de ces villes, les industries d’Etat font vivre, directement ou indirectement, neuf personnes sur dix. Mais les rendements de ces industries lourdes sont en baisse et les plans sociaux se sont multipliés. Quand on leur a annoncé qu’ils ne recevraient plus d’allocations pour le chauffage et qu’ils se verraient supprimer leur sécurité sociale après licenciement, les ouvriers de Daqing, par milliers, jusqu’ à 30.000 personnes, descendent tous les jours dans la rue depuis le premier mars. Réunis sur la place de « l’Homme de fer », du nom d’un héros légendaire du prolétariat dans les années soixante, ils font le pied de grue devant le siège local de Petro China, la compagnie publique qui les emploie. « Les Hommes de fer, ce sont nous » ont-ils lancé sous les fenêtres de leur employeur. A Liaoyang, des raisons similaires ont poussé les ouvriers à braver le froid et les vents de sable, pour protester par dizaines de milliers devant le siège du gouvernement local.
L’armée dépêchée sur place s’est bien gardée de réprimer en masse le mouvement. Les autorités ont préféré laisser mûrir le mouvement pour qu’en émerge des meneurs, et les faire arrêter un à un par des policiers en civil.
Mais les manifestants ont continué à protester, cette-fois-ci, pour obtenir la libération de leurs porte-paroles. Vendredi, le mouvement a été officiellement décrété « illégal », et des cordons de militaires ont commencé à filtrer les routes, tarissant le flot de manifestants. Mais les braises de la colère ne sont pas éteintes pour autant et on fait toujours état de manifestations.
Les oubliés de la réforme économique
Par sa durée et son ampleur, cette série de manifestations est inhabituelle. En Chine la formation de syndicats par les travailleurs eux-mêmes est strictement interdite. En cas de conflit, le syndicat officiel suit les directives des échelons supérieurs, et agit comme un instrument de contrôle sur les travailleurs plutôt que comme un agent de médiation. « Les travailleurs commencent à s’organiser et à régler leurs problèmes par eux-mêmes, c’est un signe à la fois encourageant, et inquiétant, car ils sont motivés par la faim », annonce le China labour bulletin, association qui milite pour la défense des droits des travailleurs (www.china-labour.org.hk). Autrefois considérés comme les héros de la République populaire, les ouvriers sont les grands oubliés des réformes économiques d’aujourd’hui. Durant l’ère maoïste, on entrait à l’usine pour la vie, avec un salaire, un logement et une retraite garantis. C’est ce qu’on appelait le « bol de riz en fer ». Les temps ont changé.
La Chine entre à l’OMC(l’Organisation mondiale du commerce) et les entreprises d’Etat sont désormais chargées de devenir compétitives en s’adaptant aux lois du marché, quel qu’en soit le prix social. Rien qu’à Daqing, ce sont 88.000 employés dont on a annoncé le licenciement depuis deux ans. Cotée en bourse, Petro China se trouve entre le marteau et l’enclume. La compagnie a aussi des comptes à rendre à ses actionnaires. « Si nous plions, nos actions vont baisser, mais si nous continuons à licencier, la grogne va continuer » a déclaré un responsable de Petro China. Situation paradoxale pour une compagnie d’Etat, dans un pays qui se réclame encore communiste.

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