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« De notre monde emporté », par Christian Astolfi

vendredi 12 septembre 2025, par DD, Robert Paris

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De notre monde emporté », par Christian Astolfi

Avertissement : nous diffusons ici non pas un article de commentaire rédigé par Matière et Révolution mais les extraits du livre et les commentaires des lecteurs, afin de pousser nos lecteurs à lire cet ouvrage…

Il s’agit, plus que d’un roman, d’un ouvrage de mémoire ouvrière. Ce n’est pas un écrit révolutionnaire mais un témoignage prolétarien sur ce qu’a vécu la classe ouvrière à un moment donné de son histoire.

« De notre monde emporté » commence en 2015, à Paris : quatre camarades, certains mal en point, sous une pluie fine, attendent parmi une « ribambelle », des hommes et des femmes, une réparation. Bientôt doit tomber « l’arrêt de la chambre criminelle de la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire de ce pays, sur le pourvoi que nous avons formé pour homicides et blessures involontaires dans le scandale sanitaire qui nous frappe ». Christian Astolfi consacre une part assez importante de son récit à la question de l’amiante – les camarades qui tombent malades les uns après les autres, ceux qui meurent.

Il raconte la découverte progressive du scandale, les informations données au compte-goutte jusqu’à une conférence à la Bourse du travail de Marseille prononcée par un chimiste, chercheur à l’université de Jussieu, et la révélation, enfin, de la toxicité du produit et de la responsabilité des pouvoirs publics mais aussi de tous ceux qui ont défendu la possibilité d’un usage contrôlé de l’amiante, « les scientifiques, les représentants du ministère du Travail, la direction de l’Institut national de recherche et de sécurité, les syndicats » : « Tout cela su depuis des décennies, étalé au grand jour comme un linge souillé. » Il est devenu nécessaire de « dénoncer au grand jour le mensonge entretenu dont nous sommes les victimes au nom de la rentabilité ».

Mais, dès le deuxième chapitre, le lecteur est immergé dans le monde des chantiers de La Seyne-sur-Mer. Narval, le narrateur, surnommé ainsi pour avoir sauvé de la noyade un ouvrier intérimaire dont il ne pourra jamais connaître le nom, tant le monde du travail intérimaire vise à l’annihilation des identités mêmes (ce que Joseph Ponthus a parfaitement montré dans À la ligne), Narval, donc, raconte sa vie aux chantiers, ses débuts en octobre 1972, alors qu’il est âgé de vingt et un ans : il vient d’être embauché comme graisseur à l’endroit même où son père est ajusteur depuis des années.

L’entrée aux chantiers est marquée par le passage de sa porte, destinée à devenir un simple vestige de ce monde disparu, monument historique, mais à l’époque bel et bien vivante, franchie tant de fois : « Ses murs épais, crépis à l’ocre, de la largeur d’une main. Ses corniches modelées avec habileté. Ses persiennes ventilant la lumière, les unes entrouvertes, les autres fermées. Son horloge monumentale moulée dans la pierre. Cette inscription gravée à son fronton depuis des décennies : Forges et Chantiers de la Méditerranée. Ce drapeau tricolore flottant qui lui donne un air patriotique. » La vie aux chantiers est emplie de rites et de codes. Lorsqu’on est ouvrier aux chantiers, on occupe une place à part : « À l’image de mes camarades, chaque fois qu’on me posera la question, je ne dirai jamais que je travaille aux Chantiers, mais que j’en suis. Comme on est d’un pays, d’une région, avec sa frontière. »

Il ne faut pas négliger une réalité sociale et économique : pendant presque 140 ans, jusqu’à leur fermeture à la fin des années 1980, les chantiers navals ont été le poumon économique de La Seyne-sur-Mer et ses travailleurs étaient au centre de l’activité économique de la région et on leur portait attention et intérêt. On peut voir dans « De notre monde emporté » combien l’appartenance à un lieu et à une communauté est fondamentale pour ces travailleurs, soudés à la vie à la mort, fiers de leur communauté de travail. Cette fraternité transparaît de manière très forte dans le récit de Christian Astolfi et explique le profond chagrin de son personnage principal lorsque tout se disloque. Chagrin que redouble la fin de l’espoir qu’a suscité l’élection de François Mitterrand en 1981.

L’histoire de la liquidation des chantiers est aussi celle du délitement intime, des désillusions de tous ordres, des amours qui se désagrègent, des amitiés qui se distendent et de la solitude qui grandit. C’est la fin aussi de ces jours de liesse, lorsqu’un navire géant dont la construction enfin achevée sort de la darse, acclamé par les habitants, les ouvriers, leurs familles, venus tous ensemble assister à cet événement mémorable. Mais ces moments sont gravés dans la mémoire du narrateur, scènes de bonheur intense de l’enfant qui admire le travail de son père et de ses camarades : « Je me mêle aux hourras et vivats d’une voix de crécelle. Je vois mon père dénouer sa cravate et la faire tournoyer au bout de son bras, comme un vulgaire supporter. À mon tour, je défais ma lavallière et le copie du même geste spontané. »

« De notre monde emporté » n’est pas un documentaire. S’il prend pour objet une réalité sociale et historique, vécue par l’auteur qui a lui-même été de « ce pays », il ouvre aussi par la voie fictionnelle sur l’intériorité des personnages ; il permet de mesurer comment le travail façonne les hommes, et comment sa disparition, malgré la lutte, les tue à petit feu, tout comme l’amiante. Car il est aussi question de lutte dans le récit de Christian Asotlfi, et de déceptions amères, celles de Narval mais aussi celles de son père, en 1968 ; déceptions dont le fils hérite et qui l’imprègnent d’une tristesse dont il ne peut se débarrasser.

La figure paternelle innerve le récit dans son entier, tout comme, on le devine, elle a marqué la personnalité de Narval. C’est la disparition du père qui conduit Narval à écrire pour raconter son histoire. Probable double fictionnel de Christian Astolfi, il empêche que la vie de ces hommes soit engloutie dans l’oubli, à la manière de Jules, fils d’ouvrier qui, après la disparition de son père, décide de photographier les lieux et les hommes. Avec une lucidité douloureuse, Narval décrit la liquidation contre laquelle il est impossible de lutter : « Cela faisait deux mois que nous occupions le site – cette zone à défendre dont tout le monde se fichait. Chaque matin, nous passions la porte des Chantiers pour tenir les murs. Les quais étaient notre chemin de ronde, la grande forme notre bout du monde où pleurer notre paradis perdu. Nos seuls compagnons étaient le soleil et le vent. La direction, elle, avait décampé depuis un bout de temps. Elle nous avait laissé notre dernier ennemi : nous-mêmes. Nous ne savions plus très bien à qui nous en prendre. Tout était devenu flou. Mirage dans un désert. On aurait pu rester ainsi plantés des années. Poteaux de coin. Jusqu’à ce qu’ils nous délogent, à coups de pelleteuses et de réhabilitations. »

Hanté par la dignité de son père, Narval accède, par l’écriture, à sa propre dignité, que le monde capitaliste a tenté de lui voler. Mais c’était compter sans la force des souvenirs et du désir de témoigner de cette époque. Écrire, c’est dans un premier temps survivre à la disparition du père, et progressivement reconstruire ce monde qui ne peut être complètement emporté – parce qu’il demeure dans ce témoignage fervent et fidèle de Christian Astolfi.

Les chantiers navals de la Seyne sur Mer qui font vivre toute une ville, comptent parmi les fleurons industriels du pays. Embauché comme graisseur, le narrateur va rejoindre toute une lignée d’ouvriers qui oeuvrent dans les entrailles de » La Machine »

« À l’image de mes camarades, chaque fois qu’on me posera la question, je ne dirai jamais que je travaille aux Chantiers, mais que j’en suis. Comme on est d’un pays, d’une région, avec sa frontière. »

En pénétrant cet univers d’acier, de graisse et de bruits, on troque son nom contre un surnom. Il y a l’Horloger, Cochise, Mangefer, Filoche, Barbe et pour le petit nouveau ce sera Narval.
Le récit de Narval nous plonge au coeur même de cette vie ouvrière avec ses codes. Mais, si le travail est pénible, on est fier de bien l’accomplir. La ville respire au même rythme que les chantiers, on fait la fête sur les quais, et, lors des défilés du 1e mai, on sait lever le poing. Aussi, l’espoir est grand lorsque Mitterrand est élu en mai 1981.

Les désillusions viendront très vite. Déboussolé par l’arrêt des chantiers après le dépôt de bilan, Narval traine son mal de vivre et s’éloigne peu à peu de Louise sa compagne. A cette difficulté viendra se rajouter, sept ans après l’arrêt des chantiers, le scandale de l’amiante. Ces fibres, respirées tous les jours pendant des années de labeur, font leur travail de sape dans les poumons des anciens ouvriers.

« Des substances, dans la Machine, il y en avait à la pelle. Elles flottaient devant nos narines, suintaient sur les parquets, graissaient les blocs-moteur, vaselinaient les collecteurs, les gaines et les câbles. »

Avant d’être écrivain, Christian Astolfi a débuté sa vie professionnelle aux chantiers navals et, s’inspirant de son vécu, il nous immerge dans cette vie ouvrière agitée par les luttes sociales et minée par le scandale de la crise sanitaire de l’amiante. Après les années glorieuses viennent celles du dégoût, de la tristesse et des morts.

L’auteur évoque aussi les familles, il esquisse quelques portraits touchants comme celui du disquaire mélomane. La solidarité du monde ouvrier est bien rendue ainsi que cette camaraderie pudique et sans concessions. Les pages que le narrateur consacre à son père dont il est fier sont touchantes de vérité.

« Tout-à-coup, une phrase que mon père vient de prononcer me sort de ma rêverie. La dignité, c’est la seule chose qu’on ne doit jamais leur céder. »

Évitant l’écueil d’un lyrisme débridé, l’écriture sobre est vibrante de sincérité et de véracité. L’émotion est palpable et on sort un peu sonné de ce roman puissant. Pour mou, la découverte d’un auteur et un coup de coeur.

« J’ai cinq ou six ans. Je suis juché sur un bollard, Fier comme Artaban, j’arrive presque à hauteur d’épaules de mon père. Le printemps touche à sa fin. Le soleil est au plus haut. Ses rayons tombent à pic sur la mer qui clapote. On ma mis un vêtement à col marin, affublé d’une lavallière qui bâille sur ma poitrine. Ma mère et ma sœur portent des robes à fleurs et des chapeaux de paille. Autour de nous, des milliers de personnes sont rassemblées, le pont levant, les terre-pleins et les quais envahis. Les Chantiers ont ouvert au public tôt le matin. La ville s’y est engouffrée en habits du dimanche dans une procession silencieuse, comme on entre à l’office. C’est un jour chômé. Un jour de kermesse. Mon père s’est mis sur son trente-et-un. Il a le visage bienheureux, le sourire marqué du premier communiant qu’il n’a jamais été. Tout à coup, une clameur monte. Comme celle d’une libération. Je me dresse sur la pointe des pieds, sautille désespérément sur place pour apercevoir un bout du spectacle. Devant moi, les grandes personnes font écran tels de hauts arbres cachant la lumière dans une futaie. Mon père avise mon désarroi du coin de l’œil. Il me soulève comme un ballot de plumes par les aisselles, et me hisse sur ses épaules. Me voila tout à coup vigie sur un grand mât. Je mets mes mains en visière à défaut de lunette grossissante. Au bout de la grande forme, une porte flottante s’ouvre. Un navire géant glisse telle une savonnette sur un plan incliné dans la darse. Avec son ventre proéminent, il me fait penser à ce grand cétacé pourchassé par le capitaine Achab dont ma sœur me lit les aventures, le soir avant de m’endormir. J’entends mon père annoncer sur un ton de fierté : Deux cent soixante mille mètres cubes. C’est le plus gros de sa génération. Son nom est tracé en grosses lettres dorées au-dessous de l’écubier, il s’échappe telle une fusée. Des remorqueurs l’entourent aussitôt à la manière de porteurs d’eau protégeant leur champion. De leurs pompes hydrauliques sortent des geysers pour saluer sa sortie. D’autres bateaux sont là, en deuxième rideau : voiliers, chaluts, pointus pour accompagner le monstre au bout de la darse. Partout flottent des drapeaux tricolores, retentissent des coups de piston, des fla de tambours, des chocs de cymbales, résonnent des flonflons à foison, fusent des acclamations. Je me mêle aux hourras et vivats d’une voix de crécelle. Je vois mon père dénouer sa cravate, et la faire tournoyer au bout de son bras, comme un vulgaire supporter. À mon tour, je défais ma lavallière et le copie du même geste spontané. Au bout d’un moment, il lève les Yeux vers moi, s’aperçoit de mon imitation, et éclate d’un rire qui entraîne à sa suite ma mère et ma sœur.
Je l’entends encore. (…)

“Sept années s’étaient écoulées depuis la fermeture des Chantiers. Sept années au bout desquelles nos métiers, nos savoir-faire, nos expériences s’étaient dissous dans un plan de restructuration dont on n avait jamais rien su des résultats. Nos existences dispersées, pour eux, nous n’étions plus que des reclassés. Nul d’entre nous ne portait plus sa colère le long des quais, des voies ferrées ou des autoroutes, nos mots envolés, nos slogans rangés, nos banderoles roulées. Les Chantiers avaient mis la clé sous la porte. Nous n’en serions plus jamais. Nous étions devenus des nombres, des pourcentages sur des tableaux statistiques. Ils nous avaient réduits à des taux de réemploi, de chômage, de créations d’entreprise, de préretraites, nos curriculums répertoriés, analysés, suivis, nos visages agrafés, nos vies numérotées sur des dossiers cartonnés. Sur la crête de nos têtes épinglées on traçait des avenirs incertains. Les organismes les plus divers —ANPE, Unedic, Assedic — étaient restés au chevet de ceux d’entre nous qui boitaient encore professionnellement — les uns pris dans les doutes d’une conversion trop rapide, les autres dans les mailles d’un projet qui les dépassait. Nous avions fini par nous perdre dans cet océan de sigles. Beaucoup d’entre nous ne s’occupaient pas de qui était qui et qui faisait quoi, ballottés que nous étions au gré de nos histoires personnelles. »

“Il m’a fait penser à ces analystes qui étaient venus, un temps, aux Chantiers pour nous aider à évaluer la valeur de notre travail. Une méthode importée des États-Unis, qui avait germé au début des années 1980 dans la tête de la direction pour réduire les coûts, tout en améliorant la qualité. Ils arrivaient à quatre ou cinq, col blanc et veste kaki. Ils nous réunissaient par métier ou par atelier. On faisait cercle autour de grandes tables, et on discutait. Eux appelaient ça « verbaliser On racontait ce qu’on faisait tous les jours sans, paraît-il, nous en rendre compte. Ils disaient qu’on devait « conscientiser la tâche ». Puis ils nous demandaient d’imaginer comment on pouvait améliorer l’effcacité et le rendement de notre travail. Ils noircissaient des tableaux papier, empilaient des mots, des sigles, des acronymes, les reliaient par des flèches ou des symboles. Puis ils ramassaient nos paroles dans des « boîtes à idées » qu’ils remettaient chaque semaine, tels des trésors de bon sens, à la direction. Qu’en faisait-elle ? Nous ne l’avons jamais su, ni n avons constaté le moindre changement dans l’organisation de notre travail. Cela avait duré quelques mois, puis on n’en avait plus entendu parler. Volatilisés, tels des extraterrestres venus un temps jouer les messies avant de retourner d’où ils arrivaient. Les Chantiers en avaient été quittes pour une dépense somptuaire de plusieurs centaines de milliers de francs, histoire de se donner l’illusion qu’il y avait encore quelque chose à sauver. »

(…)

Des substances, dans la Machine, il y en avait à la pelle. Elles flottaient devant nos narines, suintaient sur les parquets, graissaient les blocs-moteurs, vaselinaient les collecteurs, les gaines et les câbles. Plomb, benzène, solutions de sodium, huiles minérales, hydrocarbures, fumées de soudure, résines, décapants, poussières de métal ou de bois, vapeurs diverses — pour ne parler que des risques chimiques — la liste longue comme le bras. Elles faisaient partie intégrante de nos vies professionnelles. On portait sur elles un regard fataliste. On les passait sous silence le plus clair du temps. Seuls nos corps en parlaient — notre respiration souvent engorgée, notre salive d’un seul coup chargée de sable, nos yeux piqués de larmes, nos mains mouchetées de brûlures, leur peau rayée comme la glace d une patinoire. Certes nous nous protégions ! Mais cela se faisait selon les circonstances de la tâche à exécuter. Je revois Mangefer jeter sur le parquet ses gants de protection, le cuir qui le gênait pour braser la tubulure qu’il était en train de fixer, Barbe relever ses lunettes sur son front pour mieux apercevoir le point de fusion de sa découpe, l’Horloger ôter ses bouchons d’oreilles pour mieux écouter la fréquence vibratoire des turbos. Et tant d’autres faire fi des dangers qui les entouraient — pourtant maintes fois atteints dans leur chair par la lame qui coupe, les mors qui pincent, les étincelles incandescentes, les projections acides. Il n’y avait de notre part aucun autre défi, seulement le besoin d’ajuster le geste au métier. »

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