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La révolution turque

vendredi 12 décembre 2008, par Robert Paris

La révolution turque

Kh. Rakovsky


Après la Russie et la Perse, voilà la Turquie aussi entrée dans le mouvement révolutionnaire. Mais, ce qui caractérise la Révolution turque, c’est sa rapide évolution et son succès prompt, au moins en apparence. Dans l’espace de deux semaines, l’armée en révolte devient la maîtresse du gouvernement en Macédoine. Le sultan, effrayé, s’empresse d’accorder une constitution ou, plutôt, de rétablir celle de 1876. ainsi, voilà la dernière autocratie en Europe renversée. Le mot du général Ignatief, ambassadeur russe à Constantinople, à l’époque où fut proclamée la première constitution turque. « Nous ne permettrons pas que la Russie reste le seul pays sans constitution en Europe », n’a plus aucune raison d’être. Théoriquement, au moins, toute l’Europe est aujourd’hui constitutionnelle.

Mais, si les changements en Turquie présentent un intérêt général, c’est en rapport avec la trop fameuse question d’Orient.

Sommes-nous à la veille de sa solution et par conséquent de la suppression d’une des plus grandes causes de guerre ?

Incontestablement, si quelqu’un est intéressé à une solution définitive de cette question, c’est, après les populations de l’Orient turc, le prolétariat. La Turquie d’aujourd’hui est un champ ouvert aux menées capitalistes et impérialistes de tous les pays. Tous, en attendant la dislocation de cet empire, pour s’emparer d’une partie de ses territoires, cherchent à prendre dès à présent une plus grande place dans la maison, à se faire octroyer plus de concessions et de privilèges. Et il faut reconnaître que ce partage, avant la mort, de la succession de « l’homme malade » s’accomplit avec un grand succès.

Grâce à un sultan qui ne songe qu’à sa propre conservation et à une bureaucratie despotique, ignorante et vénale, les oiseaux de proie de tous les pays, les représentants du capitalisme triomphant, ont réussi à établir leurs nids dans tous les coins de ce vaste empire. D’autre part, en foule bariolée, les propagandes nationalistes, bulgare, roumaine, serbe, grecque et autres, cherchent par le glaive, le feu et l’argent à élargir leur sphère d’influence.

Et tout ceci aux dépens des peuples de la Turquie, abandonnés de tous et à tous, luttant seuls avec leur désespoir et leur impuissance contre la tyrannie du sultan, les intrigues de leurs co-nationaux des autres pays et les appétits insatiables des puissances dites protectrices.

Une révolution qui donnerait l’initiative et la liberté d’action aux peuples de la Turquie en refoulant ou en réduisant l’influence de tous ces facteurs néfastes, apporterait par cela même la solution de la question d’Orient.

Seule, une Turquie régénérée, démocratique et forte, pourrait répéter avec succès le fameux : « A bas les pattes ! » de Gladstone, et ainsi couper court à tous les appétits que son état de décomposition provoque chez des voisins proches et éloignés.

Les conséquences, pour la paix et pour la cause du prolétariat qu’un tel changement apporterait sont incalculables. En général, il faut dire – et c’est ici la grande importance historique du réveil de tous les peuples d’Orient et d’Extrême Orient – que le refoulement de l’impérialisme agressif et cupide de l’Empire capitaliste fera ressortir avec une plus grande clarté la nécessité de chercher dans une autre organisation de travail national la solution des difficultés que créent la surproduction et l’anarchie capitalistes.

La soupape coloniale n’existant plus, il faudra, bon gré mal gré, chercher la véritable solution de la justice sociale.

Mais, en dehors, de cette conséquence générale et éloignée, la Révolution turque en aurait d’autres plus immédiates et plus pratiques au point de vue de la politique extérieure de tous les groupes balkaniques et occidentaux dont la vie est liée à celle de la Turquie. Ce sera une détente générale et peut-être une cause de diminution des armements.

C’est pourquoi, nous le répétons, le prolétariat devrait saluer avec enthousiasme la Révolution turque.

Mais, sommes-nous en présence d’une révolution ou d’un pronunciamiento militaire sans grandes conséquences ? L’avenir proche nous le dira. Pourtant, il nous semble que, dès son commencement, la Révolution turque montre une très dangereuse tendance de déviation.

Il est incontestable que le seul moyen d’apaiser la Turquie, agitée par tant de passions, c’est la liberté la plus large possible. Il n’y a qu’elle qui, satisfaisant les revendications justes des divers peuples de l’empire, peut les unir dans un esprit de solidarité commune. Malheureusement la puissance des jeunes turcs est, sous ce rapport, complètement insuffisante. La constitution de 1876, dont ils ont demandé et obtenu le rétablissement, laisse beaucoup à désirer. Elle laisse le pouvoir du sultan autocrate presque intact.

D’un autre côté, les jeunes turcs, frappés sans doute de l’état de décomposition dans lequel se trouve l’empire, n’ont en vue qu’une chose : fortifier à outrance le pouvoir central. A la place du sultan autocrate il y aurait une oligarchie non moins autocrate. Or, il n’y a pas un pays qui se prête moins à un tel régime que la Turquie avec la diversité des langues, des mœurs et des conditions sociales et économiques que présentent ses diverses provinces. Et c’est ici précisément le grand écueil que les jeunes turcs ne veulent pas voir. Ils ne veulent pas comprendre cette vérité historique que c’est seulement dans la fédération de tous les peuples de l’empire que gît son salut et que l’ancien mot « autonomie ou anatomie » – c’est-à-dire fédération ou démembrement – reste aujourd’hui beaucoup plus vrai que jamais.

En effet, actuellement, après tant de luttes sanglantes, les peuples de la Turquie subiront encore moins qu’il y a trente-deux ans la tyrannie d’un pouvoir central mi-absolutiste que nous promet la Constitution de 1876. Nous n’ignorons pas les difficultés dont est hérissée la voie de la révolution turque, mais les jeunes turcs aggravent eux-mêmes les difficultés en s’empressant de pactiser avec Abdul-Hamid. C’est le pacte avec le diable qui, nous le craignons, sera fatal au mouvement. Il n’y a qu’un moyen pour faire réussir la révolution turque, c’est de réunir autour d’un programme vraiment révolutionnaire et démocrate tous les éléments populaires de la Turquie sans distinction de race et de religion.

Mais le parti « jeune turc » sera-t-il en état d’accomplir cette union ?

En effet, quel est le caractère social du mouvement jeune turc ? Le peuple des campagnes et le prolétariat turcs sont encore sous l’influence du clergé. La bourgeoisie musulmane, parmi laquelle les jeunes turcs comptent quelques sympathies, est sans grande importance. Une longue évolution historique a transformé la bourgeoisie turque en caste des militaires et fonctionnaires, tandis que c’est la bourgeoisie chrétienne qui s’occupe de l’industrie et du négoce.

De cette manière, le seul milieu où les jeunes turcs sont populaires, c’est celui de l’armée et de la bureaucratie. Ces deux éléments peuvent garantir à une révolution un succès aussi prompt que passager. Mais une manœuvre habile du sultan, appelant au pouvoir le plus grand nombre possible des jeunes turcs, peut désorganiser et compromettre tout le mouvement.

Les jeunes turcs auraient pu trouver un appui solide dans la bourgeoisie et le prolétariat chrétiens de la Turquie, mais auront-ils la clairvoyance et le courage moral pour un tel acte ?

De même ils auraient pu entraîner les masses musulmanes par la promesse de réformes sérieuses. L’avenir nous montrera s’ils en sont capables. De leur attitude en tout cas dépendra que la révolution turque ne soit pas un replâtrage, mais un mouvement fertile en conséquences politique et sociale pour l’humanité entière.

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