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La campagne de terreur du pouvoir en Mauritanie

samedi 13 juillet 2024, par Karim, Robert Paris

La campagne de terreur du pouvoir en Mauritanie

INTRODUCTION ET RESUME DES CONCLUSIONS

Bien avant que l’expression "épuration ethnique" n’entre dans le langage courant, ses effets s’étaient déjà fait douloureusement ressentir en Mauritanie. Depuis 1989, des dizaines de milliers de Noirs mauritaniens ont été expulsés de force du territoire tandis que des centaines d’autres ont été torturés ou tués. L’occupation militaire non déclarée de la vallée du fleuve Sénégal, où vivent beaucoup de Noirs, soumet ceux qui sont restés à une répression sévère. La campagne visant à l’élimination de la culture négro-africaine de Mauritanie, orchestrée par les dirigeants maures blancs, a atteint son paroxysme à la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix et se poursuit encore aujourd’hui.

Les autorités mauritaniennes contestent catégoriquement l’existence de violations des droits de l’homme et continuent de bloquer les efforts visant à identifier et poursuivre les responsables des violations antérieures. La stratégie gouvernementale consiste notamment à interdire aux observateurs étrangers l’entrée en Mauritanie ; Human Rights Watch/Africa, par exemple, n’a pas pu obtenir l’autorisation d’enquêter sur les droits de l’homme en Mauritanie en dépit de demandes répétées depuis l’automne 1989 (1).

Les gouvernements mauritaniens manipulent depuis longtemps les conflits ethniques. A la croisée des chemins entre le monde arabe et l’Afrique noire, la population mauritanienne est dirigée par les Beydanes — littéralement "hommes blancs" de descendance arabo-berbère, connus aussi sous le nom de Maures— qui soumettent les populations noires à des violations flagrantes des droits de l’homme. La population noire est divisée en deux groupes : les groupes ethniques noirs Halpulaar, Soninké, Wolof et Bambara d’une part, et les Haratines d’autre part, connus aussi sous le nom de Maures noirs, anciens esclaves noirs qui restent politiquement et culturellement liés à leurs anciens maîtres. Les Halpulaars, qui représentent le groupe ethnique noir le plus important, sont considérés par le gouvernement comme constituant la force d’opposition la plus sérieuse. Chaque groupe —les Beydanes, les Haratines et les Noirs— représente environ un tiers de la population. Mais ces chiffres sont une telle menace pour le gouvernement que ce dernier refuse de publier les résultats des recensements.

Les exactions commises contre la population négro-africaine remontent aux premières années de l’indépendance de la Mauritanie mais se sont particulièrement intensifiées depuis les années quatre-vingt. Les tensions entre les Beydanes, qui contrôlent effectivement le pays, et les Noirs, cadres moyens de l’administration pour la plupart, se sont aggravées dans les années soixante et soixante-dix. Les craintes de la population noire d’une domination arabe se sont accentuées lorsque les autorités mauritaniennes ont défini des politiques visant à favoriser la culture arabe et les populations de langue arabe —particulièrement les Beydanes mais aussi les Haratines— au détriment de la population des Négro-africains. Bien que Noirs et Maures soient tous musulmans, les Noirs refusent d’admettre l’assimilation faite entre islam et arabisme et tentent ainsi de préserver leur propre culture et leur héritage. L’arabisation a été utilisée pour marginaliser les populations noires et a pénétré la plupart des aspects de la vie mauritanienne : le système éducatif ; la langue, avec la substitution de l’arabe au français comme langue officielle ; l’administration de la justice, aussi bien dans les tribunaux ordinaires que religieux ; les pratiques en matière d’emploi ; l’accès aux prêts et aux crédits ; etc.

En décembre 1984, alors que le Président Haïdalla se trouvait à l’étranger, le Lt. Col. Maaouiya Ould Sid’Ahmed Taya s’empara du pouvoir à la suite d’un coup d’Etat non violent et devint président, poste qu’il continue à exercer aujourd’hui. Sous son régime, la persécution des groupes ethniques noirs s’est intensifiée.

L’opposition des Noirs face aux politiques gouvernementales s’est renforcée au milieu des années quatre-vingt, certains de ses membres se regroupant au sein d’une organisation clandestine d’intellectuels noirs appelée les Forces de Libération Africaines de Mauritanie (FLAM). En 1986, les FLAM publièrent "Le manifeste du Négro-mauritanien opprimé", qui décrivait de façon détaillée la domination de la société mauritanienne par les Beydanes et les persécutions dont sont victimes les Négro-africains. Le gouvernement réagit en arrêtant vingt et un dirigeants des FLAM, qui subirent des tortures et de longues peines d’emprisonnement. Ces mesures énergiques contre les FLAM annonçaient une intensification de la politique gouvernementale de répression des Noirs.

Malgré ces précédents, nul ne s’attendait aux deux campagnes gouvernementales qui suivirent. En avril 1989, un conflit frontalier entre le Sénégal et la Mauritanie dégénéra en conflit ethnique, entraîna la déportation de milliers de nationaux des deux pays et mena les deux Etats au bord de la guerre. Le gouvernement mauritanien prit pour prétexte ce conflit pour commencer à expulser des milliers de Noirs mauritaniens, les accusant d’être sénégalais. Ces expulsions furent accompagnées d’exécutions sommaires, de tortures et de confiscations de biens. A la fin de l’année 1993, les Nations Unies ont estimé le nombre de réfugiés mauritaniens au Sénégal à environ 52.500 et au Mali à près de 13.000. Le nombre réel des réfugiés est probablement bien supérieur étant donné que ces chiffres ne comprennent que les personnes officiellement inscrites auprès des autorités locales, sans tenir compte des milliers d’autres qui vivent avec leurs parents sur la rive sénégalaise du fleuve.

La campagne gouvernementale contre les Négro-africains s’est intensifiée à la fin de l’année 1990 et au début 1991, avec le massacre de plus de 500 Noirs qui travaillaient dans l’armée et dans l’administration. Les victimes faisaient partie des quelque 3.000 Noirs arrêtés arbitrairement, détenus secrètement et soumis à des violences physiques brutales, pour avoir prétendument comploter un coup d’Etat. Bien que le massacre ait été orchestré par des membres haut placés du gouvernement, celui-ci refuse de reconnaître toute responsabilité pour ces assassinats ou de permettre la réalisation d’une enquête indépendante.

Il existe également un autre élément essentiel dans cette campagne gouvernementale contre les Noirs : les terres qui longent la vallée du fleuve Sénégal et qui appartenaient depuis des générations aux populations noires locales. Au milieu des années quatre-vingt, les autorités exproprièrent les Noirs de leurs terres pour les distribuer à des commerçants beydanes, un processus qui s’est accéléré avec les expulsions. Ce conflit fut accompagné de violations massives des droits de l’homme de la population noire et a drastiquement altéré l’organisation économique et sociale de la vallée du fleuve Sénégal.

Suite à la prise de position de la Mauritanie au côté de l’Irak pendant la Guerre du Golfe, le pays a perdu le soutien économique des pays du Golfe et de la plupart des pays occidentaux, hormis la France. Depuis lors, la Mauritanie s’est donc désespérément attachée à regagner une crédibilité au niveau international. En avril 1991, le gouvernement a annoncé qu’il s’engageait dans un processus de démocratisation ; des élections présidentielles furent organisées en janvier 1992, mais furent entachées de fraudes et irrégularités graves. Le régime espérait par là obtenir la reprise de l’aide étrangère et masquer sa responsabilité dans les violations des droits de l’homme.

En dépit d’une démocratisation de façade et de la réduction des violences gouvernementales depuis 1992, la Mauritanie maintient encore intact son appareil répressif et les droits de l’homme les plus élémentaires continuent à y être méprisés. Le nouveau gouvernement civil, qui est virtuellement identique à l’équipe militaire qui l’a précédé, continue à se rendre responsable de violations des droits de l’homme. Un état d’urgence non déclaré existe encore le long de la vallée du fleuve Sénégal, caractérisé par des violences chroniques et insidieuses contre les Noirs, perpétrées notamment par les forces de sécurité : assassinats aveugles, détentions, viols et passage à tabac. Le gouvernement n’a plus besoin de recourir aux expulsions massives et aux assassinats ; il se contente désormais d’institutionnaliser son contrôle sur la population noire.

Le nouveau gouvernement est certes devenu plus tolérant à l’égard des critiques formulées par l’opposition. Une presse indépendante existe depuis la fin 1991 et de nombreux articles critiquant le gouvernement et sa politique en matière de droits de l’homme ont été publiés. Cependant, la radio et la télévision, qui, en raison du taux élevé d’analphabètes en Mauritanie, représentent les principales sources d’informations, restent encore contrôlées par le gouvernement.

En outre, si certaines activités en faveur des droits de l’homme ont été autorisées, telles que des réunions occasionnelles, des manifestations et des enquêtes, les autorités refusent de reconnaître la principale organisation indépendante de droits de l’homme, l’Association Mauritanienne des Droits de l’Homme (AMDH), en dépit des demandes répétées de cette dernière depuis deux ans. En revanche, le gouvernement a reconnu la Ligue Mauritanienne pour les Droits de l’Homme, qui lui est généralement favorable.

LA NECESSITE D’IDENTIFIER ET DE PUNIR LES RESPONSABLES

En dépit de nombreuses preuves liant directement des cadres de l’administration aux violations des droits de l’homme dont ont été victimes les groupes ethniques noirs, le gouvernement mauritanien refuse de reconnaître toute responsabilité ou d’autoriser quelconque enquête indépendante sur ces exactions. Afin d’assurer l’impunité des responsables de ces violations et de bloquer toute tentative tendant à les identifier et les punir, une amnistie fut décrétée en juin 1993 couvrant tous les crimes commis par les forces armées et les services de sécurité entre avril 1989 et avril 1992. Ce n’est pas un hasard si cette période correspond au plus fort de la répression contre les Noirs mauritaniens, avec notamment le massacre de 500 à 600 Négro-africains en 1990-91. Human Rights Watch/Africa estime que les auteurs de ces violations intolérables des droits de l’homme doivent être tenus redevables de leurs crimes ; il appartient aux gouvernements d’identifier et de sanctionner les responsables d’abus, que les auteurs soient ou non des cadres de l’administration, des militaires, des forces anti-gouvernementales, ou d’autres individus. Human Rights Watch/Africa s’oppose à toute loi dont le but serait de permettre aux auteurs de violations flagrantes des droits de l’homme d’éviter de répondre de leurs crimes et d’échapper tant aux poursuites civiles pour dommages et intérêts qu’aux poursuites et condamnations pénales.

L’obligation d’enquêter sur les violations flagrantes des droits de l’homme et de punir les responsables de ces abus est clairement établie par le droit international. On trouve des exemples de ce principe dans la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, qui établit clairement l’obligation d’amener les auteurs de tortures devant la justice, ainsi que dans la Déclaration universelle des droits de l’homme qui oblige les Etats à mettre en place des recours effectifs contre ces abus. La combinaison de toutes ces dispositions est considérée comme ayant créé pour les Etats l’obligation d’enquêter sur les violations flagrantes des droits de l’homme et de punir leurs auteurs. La Mauritanie est également liée par les traités internationaux qu’elle a ratifiés, notamment par la Convention relative à l’esclavage de 1926.

Les réfugiés mauritaniens, eux-aussi, exigent que les auteurs des violations des droits de l’homme menées contre les Noirs soient jugés. "Ce qui s’est passé [en Mauritanie] ne doit pas se reproduire", expliqua un réfugié de Sélibaby. "Il doit y avoir un changement radical et profond. Mais dans les conditions actuelles, je ne peux pas rentrer" (2). Le même point de vue a été exprimé de manière encore plus véhémente par la veuve de l’un des soldats tués lors du massacre de 1991. "Les choses matérielles, c’est secondaire", dit-elle. "Ce qui importe le plus, c’est que justice soit faite" (3).

RESUME DES CONCLUSIONS

En 1989 et 1990, des dizaines de milliers de Négro-africains furent expulsés de force du territoire mauritanien. Ces expulsions furent accompagnées d’exécutions sommaires, d’arrestations arbitraires, de tortures, de viols, de vols de biens et de la destruction des documents d’identification officiels. Les personnes visées par ces expulsions étaient les cadres et les intellectuels, les propriétaires terriens de la vallée du fleuve Sénégal et les bergers nomades. Bien que les expulsions massives aient pris fin en 1990, l’armée a continué à expulser en plus petit nombre les Noirs mauritaniens ; ceux-ci fuient toujours la Mauritanie et cherchent refuge au Sénégal ou au Mali.

Les terres qui longent la vallée du fleuve Sénégal sont au centre du conflit entre les Beydanes et les Négro-africains. Les gouvernements mauritaniens successifs ont essayé de prendre le contrôle de ces terres, une politique qui a résulté en des violations massives des droits de l’homme à l’encontre des Noirs et s’est caractérisée par des violences clairement soutenues par l’Etat et un manque total de respect pour les procédures légales.

De novembre 1990 à février 1991, de 500 à 600 prisonniers politiques négro-africains furent exécutés ou torturés à mort par les forces gouvernementales. Les victimes se comptaient parmi les quelque 2.500 Noirs arrêtés arbitrairement, détenus au secret et soumis à des sévices physiques particulièrement brutales.

L’esclavage existe toujours en Mauritanie, particulièrement dans les zones rurales. Sa persistance est due à l’insuffisance des efforts du gouvernement pour éduquer les esclaves sur leurs droits et engager des poursuites contre ceux qui continuent à détenir des esclaves. Les esclaves qui essayent de s’enfuir sont quelquefois soumis à des châtiments et des tortures sévères.

Les Négro-africains de Mauritanie sont victimes de politiques gouvernementales de facto discriminatoires, telles que l’arabisation forcée, qui, inévitablement, affectent gravement la jouissance de leurs droits civils et politiques. Les effets discriminatoires de l’arabisation se manifestent notamment par la suppression de la liberté d’expression et d’association des communautés noires.

Les droits de l’homme des Noirs de la vallée du fleuve Sénégal persistent à être violés par les militaires et les forces de sécurité qui recourent toujours aux assassinats aveugles, aux détentions arbitraires, à la torture, aux viols et aux passages à tabac. Rien n’indique qu’il existe une volonté de faire respecter les droits de l’homme. Alors que l’on assiste à moins d’exécutions depuis 1992, la population noire qui reste dans la région fait face à des difficultés énormes pour obtenir des documents d’identité, un emploi, des prêts bancaires ou des terres.

Les autorités mauritaniennes ont refusé de procéder à des enquêtes, d’engager des poursuites ou de punir les auteurs des abus graves, tels que les déportations et les massacres de prisonniers, en dépit de l’existence de nombreuses preuves impliquant directement plusieurs hauts responsables de l’administration mauritanienne à ces abus.

La presse indépendante est devenue plus dynamique depuis 1992. Les journalistes indépendants ont fait des enquêtes et écrit sur les abus, actuels et passés, perpétrés par le gouvernement. Cependant, ce dernier contrôle toujours la radio et la télévision.

HISTORIQUE (4)

La République Islamique de Mauritanie, un pays désertique d’environ deux millions d’habitants sur la côte ouest de l’Afrique, constitue la charnière géographique entre l’Afrique du Nord arabe et l’Afrique sub-saharienne noire. Le pays est une création artificielle qui relie le nord peuplé par les Arabo-Berbères, majoritairement nomades, au sud habité par les Négro-africains sédentaires. Depuis son accession à l’indépendance en novembre 1960, cette ancienne colonie française est dirigée par les beydanes —littéralement "hommes blancs", de descendance arabo-berbère, également connus sous le nom de Maures— qui ont soumis les groupes ethniques noirs à des violations massives des droits de l’homme.

La population noire est divisée en deux groupes : les groupes ethniques noirs Halpulaar, Soninké, Wolof et Bambara, d’une part, et les Haratines d’autre part, connus aussi sous le nom de Maures noirs, anciens esclaves noirs restés politiquement et culturellement attachés à leurs anciens maîtres (5). Les Halpulaars, qui constituent le groupe ethnique noir le plus important, sont considérés par le gouvernement comme représentant la force d’opposition la plus sérieuse. Les statistiques démographiques font l’objet d’une controverse car le gouvernement refuse de publier les résultats du recensement de 1988. Le gouvernement prétend que la population est composé de 70% de Maures, alors que la plupart des Noirs soutiennent qu’ils représentent à eux-seuls au moins les deux tiers de la population, en comptant les Maures noirs.

La Mauritanie devint une colonie française en 1920. Durant la période coloniale, les Français ont administré le pays indirectement, au travers des structures maures déjà en place. Après la Seconde Guerre Mondiale, la France fut contrainte à accepter des réformes dans ses colonies ou à leur accorder l’indépendance. Cela a été notamment le cas pour la Mauritanie, bien qu’il y existait peu de revendications indépendantistes. Le pays était divisée sur la question de l’indépendance : la plupart des Maures étaient en faveur d’une union avec le Maroc, alors que beaucoup de Noirs étaient plutôt favorables à une fusion avec le Sénégal et le Mali. Néanmoins, le pays accéda à l’indépendance le 30 novembre 1960, sous la présidence de Moktar Ould Daddah, qui abandonna rapidement le multipartisme pour instaurer un système de parti unique.

Etant donné que le Maroc revendiquait une partie du territoire mauritanien, la plupart des pays arabes refusèrent de reconnaître officiellement la Mauritanie pendant les premières années de son indépendance (6). Par conséquent, pendant presque toutes les années soixante, la Mauritanie dépendit largement du soutien économique et diplomatique de la France. Des accords importants furent alors signés entre les deux pays, concernant la coopération militaire, économique, culturelle et technique. En retour, la France bénéficia d’une position privilégiée dans ses rapports avec l’administration mauritanienne et pour utiliser son espace aérien, maritime et terrestre.

Les premières années de l’indépendance furent difficiles. Les tensions entre les Maures, qui contrôlaient effectivement le pays, et les Noirs, qui détenaient la plupart des postes de cadres moyens au sein du gouvernement, s’exacerbèrent. Les craintes des Noirs d’une domination arabe s’accentuèrent avec l’introduction par le gouvernement de mesures visant à "arabiser" le pays et notamment la décision prise en 1966 de rendre obligatoire l’enseignement de l’arabe. Les questions linguistiques et éducationnelles devinrent des points de contentieux sérieux opposant les communautés noires aux Maures. Les Noirs préféraient étudier et parler le français, ceci pour résister à l’arabisation et maintenir leurs relations avec l’Afrique Noire francophone. Bien que Noirs et Maures soient tous musulmans, les Noirs n’acceptèrent pas l’assimilation faite entre islam et arabisme et cherchèrent à préserver leur propre culture et leur héritage.

Les problèmes économiques s’aggravèrent à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix du fait d’une grave sécheresse qui provoqua l’exode massif des populations nomades vers les zones urbaines. Ce changement des données démographiques eut des implications sérieuses dans le pays tout entier : en 1965, on estimait à 83% la proportion de la population mauritanienne qui menait une vie nomade ou semi-nomade ; en 1987, ce chiffre tomba à 23% seulement (7). En outre, la sécheresse poussa beaucoup des nomades restant vers les terres fertiles du Sénégal, une zone majoritairement habitée par les groupes ethniques noirs. Les terres situées le long de la vallée du fleuve Sénégal ont dès lors rapidement acquis une importance économique nouvelle pour le pays.

Au début des années soixante, les choix économiques et politiques du gouvernement devinrent plus indépendants et plus nationalistes. En obtenant une aide financière auprès d’autres pays —dont l’Irak, l’Egypte, le Koweit, la Libye et la Chine— la Mauritanie commença à se distancer de l’influence française. En 1972, elle fut l’un des premiers pays d’Afrique francophone à annoncer une révision de ses accords de coopération avec la France, accords signés à l’indépendance. L’année suivante, la Mauritanie signa de nouveaux accords avec la France, plus limités, qui portaient toujours sur les domaines économique, culturel et technique, mais ne contenaient pas d’accords militaires et financiers. Les autorités mauritaniennes décidèrent également de quitter la zone franc (8) et de créer une nouvelle monnaie nationale —le ouguiya.

D’autres signes de ce nationalisme croissant allaient bientôt apparaître, en particulier l’adhésion de la Mauritanie à la Ligue Arabe en 1973. En 1974, décision fut prise de nationaliser la Société Anonyme des Mines de Fer de Mauritanie (la MIFERMA), qui, bien qu’elle dominait l’économie, était contrôlée par des intérêts français (9). Dans son désir de s’intégrer davantage au monde arabe, la Mauritanie commença à envoyer en formation des étudiants, généralement des Maures, dans des pays tels que l’Irak, la Syrie et l’Arabie Saoudite. A leur retour ces étudiants contribuèrent à l’approfondissement des politiques d’arabisation.

En 1975, la Mauritanie commença à s’impliquer à grands frais dans la guerre du Sahara Occidental, région précédemment connue comme le Sahara espagnol, qui était sur le point d’obtenir son indépendance de l’Espagne. En octobre 1975, la Cour Internationale de Justice de La Haye rendit une décision établissant que ni le Maroc ni la Mauritanie ne pouvaient prétendre à un droit de souveraineté sur le Sahara Occidental et que le peuple sahraoui avait le droit à l’autodétermination. Cependant, en novembre 1975, l’Espagne, le Maroc et la Mauritanie signèrent à Madrid un accord tripartite qui prévoyait la division du territoire entre la Mauritanie et le Maroc. Une opposition véhémente à cet accord aboutit à la formation d’un groupe de guérilla dénommé le Front Polisario, acronyme pour "Front populaire pour la libération de la Saguia-el-Hamra et du Rio de Oro". Le groupe, soutenu par l’Algérie, proclama l’indépendance du Sahara Occidental sous le nom de "République Arabe Sahraoui Démocratique" (RASD).

Cette guerre obligea la Mauritanie à augmenter de façon considérable les effectifs de ses forces armées —de quelque 3.000 hommes en 1976 à 15.000 ou 17.000 en 1978. Cette décision a drastiquement pesé sur une économie déjà affaiblie. Cette restructuration de l’armée, financée grâce notamment à l’aide de l’Arabie Saoudite, permit de renforcer l’autorité de l’armée au sein de la société. Afin de répondre aux besoins en soldats, les Négro-mauritaniens furent recrutés en grand nombre pour combattre les guérilleros du Front Polisario, alors qu’ils s’opposaient à l’annexion du territoire car cela augmentait les risques d’une domination arabe. Beaucoup de Maures s’opposèrent également à la guerre en raison de leurs liens culturels et familiaux avec le Front Polisario et le peuple sahraoui.

En juillet 1978, avec un économie en ruine et aucune perspective de victoire mauritanienne, le Colonel Mustapha Ould Salek et d’autres officiers de l’armée organisèrent un coup d’Etat et mirent en place le Comité Militaire de Redressement National (CMRN). Moins d’un an après, en avril 1979, le Colonel Ahmed Ould Bouceif et le Colonel Mohamed Khouna Ould Haïdalla renversèrent à leur tour le gouvernement d’Ould Salek. En mai, après la mort du Colonel Bouceif dans un accident d’avion, Haïdalla devint premier ministre et le Colonel Mohamed Louly président. En janvier 1980, Haïdalla devint président du Comité Militaire de Salut National (CMSN). Dès son accession à la présidence, Haïdalla annonça que la Mauritanie adopterait une politique de neutralité dans le conflit du Sahara Occidental. Il abolit également l’esclavage, bien qu’aucune mesure significative ne fut prise pour mettre en oeuvre cette décision. A la fin de l’année 1980, un gouvernement civil fut formé et des progrès furent réalisés en faveur de l’instauration d’un gouvernement démocratique et multipartite. Ces efforts furent cependant abandonnés en avril 1981 à la suite d’une tentative avortée de coup d’Etat organisée par les forces pro-marocaines, dont les auteurs furent exécutés. Le mois suivant, Haïdalla et le CMSN transformèrent le gouvernement civil en un pouvoir militaire, avec comme chef du gouvernement le Lt. Colonel Maaouiya Ould Sid’Ahmed Taya.

En décembre 1984, alors que Haïdalla participait à un sommet franco-africain au Burundi, le Colonel Taya s’empara du pouvoir lors d’un coup d’Etat non violent et devint président. Sous sa présidence, qui se poursuit à ce jour, la persécution des groupes ethniques noirs s’est accélérée. Les mouvements baassiste et nassériste (10) se sont également renforcés. Tous ces éléments ont contribué à une répression impitoyable des groupes ethniques noirs à la fin des années 80 et au début des années 90.

LES EXPULSIONS FORCEES

Le 9 avril 1989, à Diawara, un village situé sur une île du fleuve Sénégal, un conflit entre des bergers mauritaniens et des paysans sénégalais entraîna la mort de deux de ces derniers. Cet incident— pour lequel le Sénégal a tenu les autorités mauritaniennes responsables, malgré les démentis répétés de celles-ci —va engendrer une série d’événements qui mena la Mauritanie et le Sénégal au bord d’un conflit. L’hostilité entre les deux pays provoqua une vague de violences ethniques et de tueries qui se solda rapidement par l’expulsion de dizaines de milliers de Noirs de Mauritanie, expulsions accompagnées de nombreuses exécutions sommaires, d’arrestations arbitraires, de tortures, de viols et de confiscations de biens.

L’un des facteurs sous-jacents de ce conflit et des expulsions qui suivirent est la tendance qu’ont les Beydanes à considérer les Négro-africains comme étant des Sénégalais, la nationalité mauritanienne comptant moins que l’identité raciale. Il semblait par conséquent logique pour les Beydanes de s’en prendre aux Négro-mauritaniens en représailles des attaques perpétrées par les Sénégalais contre les Mauritaniens blancs.

Aucune preuve n’a été établie indiquant que ces expulsions faisaient partie d’un "plan global" prémédité par les autorités mauritaniennes visant à l’élimination de la population noire. Il semble plutôt que ces dernières aient profité de cette occasion pour accélérer leurs efforts d’arabisation du pays et se venger sur les groupes ethniques noirs des attaques dont firent l’objet les Maures mauritaniens au Sénégal. Il est clair que ces expulsions avaient aussi pour objectif de terroriser la population noire.

Les expulsions doivent être analysées dans le contexte de la structure sociale traditionnelle qui prévaut dans la vallée du fleuve Sénégal. Pendant des siècles, le fleuve était une artère de communication et de commerce, le centre de la société, en somme, l’antithèse d’une frontière. Le fleuve était, comme l’a décrit un Mauritanien, "comme une rue du village" : les familles vivaient et cultivaient fréquemment des deux côtés ; les pirogues ou les canoës allaient et venaient et le commerce se faisait librement entre les deux rives. La notion de fleuve en tant que frontière administrative et politique était totalement contraire aux coutumes et traditions locales.

Pendant la période coloniale, le territoire qui comprend actuellement le Sénégal et la Mauritanie était administré à partir de Saint-Louis au Sénégal. Malgré la création de deux pays distincts en 1960 (11), la vie le long de la vallée du fleuve Sénégal resta pratiquement inchangée pour la majorité de la population. Les habitants de la vallée n’avaient pas vraiment l’utilité de papiers officiels tels que des cartes d’identité, sauf s’ils envisageaient de poursuivre des études supérieures ou de postuler à certains postes ; la plupart des Noirs de la vallée ne possédaient donc pas de papiers établissant leur nationalité. La plupart d’entre eux étudiaient à Saint-Louis ou à Dakar, où se trouvaient les établissements d’éducation supérieure, ou s’y rendaient à la recherche d’un emploi ; mais ils revenaient plus tard vivre en Mauritanie. En outre, les bergers peuhls, dont la vie nomadique était basée sur des déplacements libres et illimités, considéraient les pâturages des deux rives du fleuve comme leur domaine naturel.

La capitale administrative coloniale, Saint-Louis, fut sise à l’indépendance dans le territoire sénégalais, impliquant ainsi que les fonctionnaires mauritaniens de l’ère coloniale vécurent et travaillèrent dans ce qui devint le Sénégal ; leurs enfants y naquirent. Ceux qui, parmi ceux-ci, s’installèrent plus tard à Nouakchott ou rentrèrent en Mauritanie pour prendre leur retraite, furent accusés en 1989 d’être originaires du Sénégale. Beaucoup furent expulsés. Cela est particulièrement vrai pour leurs enfants.

Etant donné sa mobilité, la population de cette région vécut les événements de 1989-90 comme un choc violent. Du jour au lendemain, la rive mauritanienne du fleuve se transforma en zone militaire sous haute surveillance et un couvre-feu fut imposé. Bien que non déclarées officiellement, ces mesures avaient les effets d’un état d’urgence. Le fleuve lui-même devint un "no man’s land" où n’osaient plus s’aventurer les riverains. Familles et villages furent séparés et la communication devint presque impossible.

Bien que les expulsions massives aient pris fin en 1990, des cas isolés d’expulsions, d’arrestations et d’assassinats furent rapportés jusqu’en 1993. La vallée du fleuve Sénégal est placée sous une sorte d’occupation militaire, de nombreuses bases militaires assurant le maintien d’une atmosphère de répression générale.

LES EMEUTES DE DAKAR ET DE NOUAKCHOTT

A la suite du conflit frontalier de Diawara, qui entraîna la mort de deux Sénégalais, de violentes émeutes anti-Mauritaniens éclatèrent à Bakel, Dakar et dans d’autres villes du Sénégal. Les Mauritaniens possédant la majorité du commerce de détail au Sénégal, nombreuses de leurs boutiques furent pillées. Mark Doyle, un journaliste britannique basé à Dakar, fit la description suivante des violences :

Presque immédiatement après que la nouvelle du meurtre de deux Sénégalais à la frontière s’est répandue —tués, selon les médias sénégalais, par des Mauritaniens— le pillage des boutiques des Mauritaniens a commencé dans la ville voisine de Bakel. La police sénégalaise a dû prendre les Mauritaniens sous sa protection pour éviter que les villageois mécontents ne les attaquent. Ce scénario s’est répété à travers tout le Sénégal...[d]ans la banlieue de [Dakar], le pillage systématique des boutiques appartenant aux Mauritaniens semble être devenu un sport national (12).

Les attaques des boutiques mauritaniennes commencèrent véritablement à Dakar les 22 et 23 avril. La plupart des destructions semblent avoir été le fait de bandes de jeunes chômeurs, ce qui amena nombre d’observateurs à lier les évènements de Dakar à un sentiment croissant de frustration engendré par la situation économique et politique du pays. La police parvint finalement à restaurer l’ordre dans la nuit du dimanche 23 avril.

Les violences de Dakar déclenchèrent des émeutes à Nouakchott. La tension s’accrut à Nouakchott et à Nouadhibou le 24 avril alors que les nouvelles des pillages perpétrés au Sénégal se répandaient. La campagne de terreur contre les Négro-mauritaniens commença les 24 et 25 avril. Dans la soirée du lundi et pendant tout la journée du mardi qui suivit, des Haratines armés furent amenés en camion dans les quartiers sénégalais de la ville (13). Les Négro-mauritaniens, les Sénégalais, ainsi que les autres Noirs africains furent brutalement attaqués, soumis à toutes sortes de sévices et certains furent battus à mort. Bien qu’aucun chiffre précis ne soit disponible, on estime qu’au moins 150 à 200 Noirs furent tués. Le gouvernement mauritanien décréta l’état d’urgence à Nouakchott et à Nouadhibou le mardi 25 avril.

Un expatrié, qui travaillait à Nouakchott pour une organisation humanitaire au moment des émeutes, décrivit de la manière suivante les actes de brutalité dont il fut témoin :

Une foule a surgi dans la rue et, arrivée au niveau de l’intersection, s’est dirigée vers une maison, que rien ne distinguait des autres maisons du quartier, sinon qu’elle était supposée appartenir à un Sénégalais. Les jeunes ont commencé à jeter des pierres et des bouts des bois sur le mur de la maison. Les vitres se sont brisées et ils se sont dirigés vers la porte. C’était triste de regarder la scène sans pouvoir rien faire. D’autres personnes se joignirent ensuite à la foule qui essayait de pénétrer en masse dans la maison. Ils commencèrent ensuite à sortir avec des livres qu’ils jetèrent en l’air et dont ils déchirèrent les pages ; deux hommes prirent un réfrigérateur ; plusieurs autres partirent en courant emmenant des chaises et des lits sur leur tête. Les passants s’arrêtaient, observaient la scène pendant un instant, puis continuaient leur chemin...La maison...appartenait à un Mauritanien noir dont le nom de famille se trouvait être Senghor, comme le nom du premier président du Sénégal. C’était également un diplomate mauritanien (14).

Ce témoin rapporta qu’après les pillages de Nouakchott, la population noire resta longtemps terrifiée.

L’horreur des événements d’il y a deux nuits était encore présente sur les visages apeurés des personnes dans la rue. Ce qui avait commencé comme des représailles contre les Sénégalais se termina par le massacre de tous les Négro-africains. Les personnes tuées étaient dans leur majorité sénégalaises, mais des Maliens, des Guinéens et des Mauritaniens — des Pulaars, des Wolofs et des Soninkés - faisaient aussi partie des victimes. Ironie du sort, la majorité de ces foules était constituée de Maures noirs, qui ont fait preuve d’un esprit de vengeance terrifiant : ils battirent, tuèrent, volèrent les Négro-africains. Tout devint gratuit pour tout le monde. D’abord, on s’attaqua aux boutiques des Sénégalais, ensuite à leur personne, puis on s’en prit à tous les magasins et à toutes les maisons des Noirs, pour enfin finir par leur prendre la vie. A l’hôpital, il y a des tas de cadavres, que personne ne réclame. Les autorités ne laissent pas les gens identifier les corps. Beaucoup de personnes à Nouakchott ne savent pas si leurs proches ou amis sont morts, blessés ou s’ils sont encore en vie.

Toutes les boutiques des Négro-africains appartiennent désormais au passé. Toutes les machines des tailleurs ont été brisées ou volées. Les vendeurs de tissus ont été battus, leurs magasins défoncés et la marchandise volée. Les magasins de musique ont été pillés et démolis. Tous les studios de photo en ville appartenaient aux Négro-africains ; leur matériel a été volé. La plupart des restaurants étaient gérés par des Noirs ; leurs réfrigérateurs ont été pillés, les tables ont été brisées et les poêles, casseroles et ustensiles volés.

Dans un premier temps, l’ampleur des massacres de Nouakchott n’a pas été connue au Sénégal. Les sources officielles et les reportages de la presse parlaient d’une vingtaine de personnes tuées, alors qu’en réalité les chiffres étaient de loin supérieurs. A la fin de la semaine, lorsque les gens eurent une idée plus précise de ce qui s’était passé, les violences éclatèrent à nouveau dans les villes sénégalaises, y compris à Dakar. Doyle écrivit :

En guise de représailles aux meurtres commis en Mauritanie, les foules se sont emparées principalement des Maures blancs qui n’avaient pas encore trouvé de refuge et les ont tués sauvagement. La plupart des tueries ont eu lieu à Dakar. J’ai personnellement compté 38 corps de Mauritaniens à la morgue centrale, y compris ceux de deux enfants en bas-âge dont les têtes avaient été écrasées. Alors qu’au moins 38 Maures ont été tués à Dakar, de source policière on apprenait que 12 autres avaient été tués à Touba, dans le centre du pays, et quatre dans la ville toute proche de Djiorbel. Avec tous les autres incidents rapportés, le chiffre global donné était de 50 à 60 victimes, mais là encore ces chiffres n’étaient pas définitifs (15).

Sous une forte pression internationale visant à prévenir d’autres bains de sang, le Sénégal et la Mauritanie se mirent d’accord pour rapatrier leurs citoyens respectifs. Un pont aérien international fut mis en place. La France, l’Espagne, l’Algérie et le Maroc fournirent les avions nécessaires au programme de rapatriement. On estime que furent rapatriés 100.000 Mauritaniens et 85.000 Sénégalais.

La grande différence entre les violences commises au Sénégal et celles perpétrées en Mauritanie résida dans l’attitude des autorités locales. En Mauritanie, le gouvernement et les forces de sécurité furent directement impliqués dans les attaques contre les Noirs. On vit des Haratines utiliser des camions militaires et les forces de police ne firent rien pour arrêter la violence. La police séné

galaise, quant à elle, fut certes coupable de négligence et d’inefficacité, mais n’a pas semblé pas avoir été directement impliquée dans les attaques contre les Mauritaniens. Cependant, les autorités mauritaniennes soutiennent que le gouvernement sénégalais contribua à la violence en entretenant dans le pays, et cela depuis 1987, une atmosphère d’hostilité croissante contre la Mauritanie et les Maures, que la police sénégalaise a effectivement encouragé les attaques contre les Maures et que les autorités sénégalaises ont incité la population de Dakar à la violence en manipulant la colère populaire.

LES EXPULSIONS FORCEES

Les émeutes et les tueries d’avril 1989 dans les deux pays, qui culminèrent par l’établissement d’un pont aérien, ne furent en fait en Mauritanie que le prologue de la vaste campagne contre les Noirs qui suivit. Le gouvernement mauritanien profita du pont aérien pour commencer l’expulsion systématique vers le Sénégal de tous les citoyens noirs, les obligeant à quitter le pays par avion ou en traversant le fleuve. Parmi les personnes expulsées figuraient des intellectuels, des fonctionnaires, des hommes d’affaires, des syndicalistes, des personnes suspectées d’appartenir à l’opposition ainsi que des paysans et des éleveurs de la vallée du fleuve Sénégal. Le gouvernement tenta de justifier ces expulsions massives en les décrivant comme une mesure visant à "rapatrier" des Sénégalais ayant obtenu la nationalité mauritanienne de manière frauduleuse ou à expulser certaines personnes dont il ne pouvait garantir la sécurité. Le premier secrétaire de l’ambassade de Mauritanie à Dakar, M. Bilal Ould Werzeg, déclara au New York Times que seuls des citoyens sénégalais furent expulsés, dont la plupart s’était procuré des papiers mauritaniens frauduleusement. Il ajouta : "Peu importe la carte d’identité ou le passeport que vous détenez, c’est votre origine qui est déterminante" (16). Il admit cependant que des listes de Sénégalais suspects avaient été compilées par la police et qu’"évidemment, il peut y avoir quelques erreurs, mais nous faisons notre possible pour les prévenir".

Il est cependant tout à fait clair que le gouvernement expulsa des milliers de Mauritaniens authentiques, profitant de la confusion créée par le conflit et du pont aérien pour réduire la population noire de Mauritanie. L’expulsion de nationaux ou d’étrangers est contraire aux normes internationales de protection des droits de l’homme. L’article 12 de la Charte africaine de droits de l’homme et des peuples, que la Mauritanie a ratifiée le 26 juin 1986, prévoit notamment : "L’expulsion collective d’étrangers est interdite. L’expulsion collective est celle qui vise globalement des groupes nationaux, raciaux, ethniques ou religieux".

Il semble que l’objectif du gouvernement était de réduire l’influence politique de la population noire. L’expulsion des Noirs avait un double objectif : réduire leur nombre, particulièrement celui des intellectuels noirs, et réduire les possibilités de collaboration entre les Noirs et les Haratines pour ainsi amoindrir le risque de voir ces derniers renier leurs allégeances politiques vis-à-vis de leurs anciens maîtres maures.

Un réfugié de Ndiawar expliqua pourquoi il pensait que l’action du gouvernement mauritanien avait été préméditée.

D’une manière générale, il était très important d’éloigner les Négro-mauritaniens du reste du monde noir, particulièrement du Sénégal avec lequel les liens étaient solides et séculaires. C’est, d’une certaine manière, l’une des choses dont on peut penser qu’elle a été préméditée et bien préparée. Alors que certains événements qui ont eu lieu en 1989 étaient des représailles à certains faits imprévus, la nécessité d’isoler les Noirs et de les séparer du monde noir sous-tendait véritablement la politique gouvernementale et était assurément préméditée. Il y a eu tant d’exactions dans la vallée, des personnes battues, tuées, etc., qu’il est difficile de prétendre que les événements de 1989 se sont passés comme ça, ex-nihilo. Depuis 1987, lorsque les Sénégalais se rendaient en Mauritanie, ils devaient se présenter à la police pour y déposer leur pièce d’identité et étaient soumis à d’interminables interrogatoires sur l’objet de leur visite, leurs activités, leurs déplacements. Ils pouvaient être appréhendés en ville et, si par exemple ils n’avaient pas leur pièce d’identité sur eux, ils pouvaient être arrêtés comme des délinquants (17).

Le nombre exact des personnes expulsées n’est pas connu. Il est d’autant plus difficile à déterminer que des centaines de Noirs ont fui la Mauritanie pour échapper aux persécutions. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) estime qu’en juin 1991, il y avait 52.995 Mauritaniens au Sénégal ; en juin 1993, 52.945 était enregistrés. La plupart des observateurs s’accordent pour dire que le chiffre réel est bien supérieur étant donné que celui avancé par le HCR comprend seulement les réfugiés régulièrement inscrits auprès des autorités locales et ne tient pas compte des milliers d’autres qui vivent chez leurs proches sur la rive sénégalaise du fleuve ou dans les villes du Sénégal. Un nombre plus réduit de réfugiés a également fui vers le Mali. Le chiffre officiel donné pour ce pays est de 13.000. Mais là aussi, le chiffre réel est sans aucun doute plus élevé car l’intégration dans la vie locale des communautés maliennes est facile.

La première phase d’expulsions en Mauritanie s’opéra globalement selon trois schémas : l’expulsion de villages entiers au sud, l’expulsion des bergers peuhls et l’expulsion sélective dans les villes.

Les villages du sud

Dans les villages du sud, les forces de sécurité expulsèrent les Noirs de façon indiscriminée, obligeant parfois des communautés entières à traverser le fleuve vers le Sénégal (voir chapitre 4 sur les terres.) Les forces de sécurité encerclèrent les villages, détruisirent les pièces d’identité des habitants, confisquèrent le bétail et les biens, embarquèrent les villageois de force sur des pirogues à destination de la rive sénégalaise du fleuve. Ceux qui résistèrent ou tentèrent de fuir avec leurs biens furent arrêtés, emprisonnés et parfois exécutés.

Des villages entiers au sud furent incendiés ou détruits par l’armée (18). Un secouriste originaire de cette région, qui s’y rendit en novembre 1990, fit ces commentaires sur l’ampleur des dégâts :

Dans les régions de Brakna à Sélibaby, j’ai décompté environ trente villages qui avaient été vidés de leur population halpulaar. Certains d’entre eux sont à présent occupés par des Maures ; beaucoup ont été incendiés et vidés. Les Maures se sont installés dans certains villages comme Néma et Gourel Gobi (près de Djowol) et y cultivent les terres. Lorsque j’ai vu ce qui s’était passé, j’étais complètement abattu. Je fus saisi d’un fort sentiment d’injustice sociale (19).

Dans les régions de Brakna, de Trarza et de Sélibaby, de nombreux villages furent "vidés" de leurs habitants et sont actuellement occupés par des Maures. Selon un réfugié : "Il y a ici des femmes dont les maris sont de l’autre côté ; des maris dont les femmes sont restées sur l’autre rive. Frères, pères et fils sont séparés les uns des autres" (20).

Ahmed, un paysan et éleveur, fut expulsé de Brakna avec 400 autres personnes. Il décrivit les abus et la tragédie qu’ils vécurent lors de leur expulsion.

Trois filles se sont noyées. Parmi elle, ma fille âgée de 12 ans ; les deux autres, âgées de 11 ans, étaient les filles de nos voisins. Nous étions dans notre village lorsque les gendarmes sont venus, accompagnés de Haratines et de Maures blancs armés de fusils, de haches et de couteaux. Ils ont rassemblé nos biens et ont embarqué 50 ou 60 d’entre nous —hommes, femmes et enfants— dans un camion. Nous avons été complètement fouillés et dévêtus. Les hommes étaient en culotte et chemise et les femmes en linges de corps. Ils nous ont même pris nos chaussures. On a ensuite été conduit à la gendarmerie où ils nous ont dépouillés de nos biens avant de nous conduire jusqu’au fleuve. Comme il n’y avait pas de pirogue du côté mauritanien, ils nous ont ordonné de nager. Les personnes âgées qui ne pouvaient pas nager ont dû être transportées par les hommes. J’ai dû porter mon propre père.

Nous avons été expulsés le 27 juin [1989]. Le 28 juin, les corps des trois fillettes ont été retrouvés à différents endroits sur le fleuve. Nous sommes ensuite allés à Djoude où nous sommes restés pendant deux mois avant de venir ici (21).

Dans un entretien avec Human Rights Watch/Africa, deux femmes originaires de Gnawlé décrivirent l’expulsion des habitants de leur village. Ce qui suit est une synthèse de leurs témoignages.

Rien ne laissait présager ce qui nous attendait. Soixante-quatre soldats lourdement armés sont arrivés un matin très tôt et ont encerclé le village. A huit heures du matin, les hommes ont été convoqués à une "réunion" et placés sous une tente. A 10 heures, les femmes ont été convoquées à leur tour. Nous avons refusé d’y aller arguant du fait que nos hommes étaient détenus depuis le matin et n’avaient même pas été autorisés à prendre leur petit-déjeuner. Pour protester contre leur détention, les hommes ont quitté la tente. Les militaires les ont bloqués, fusils braqués. Nous savions que l’objectif était de nous déporter. Les soldats ont demandé des renforts. Ils ont obligé l’ensemble du village à s’asseoir toute la journée en plein soleil, sans rien manger. Les renforts sont arrivés à 6 heures de l’après-midi. Parmi eux, un Haratine nous parla discrètement. Il nous dit de ne pas résister car nous risquions d’être tués. Il nous dit ensuite qu’il ne pouvait pas nous protéger mais juste nous donner un conseil. Après cela, le village dans son ensemble tomba d’accord sur le fait que nous n’avions d’autre choix que de partir tous ensemble. Cependant, ils ne prirent que les hommes et laissèrent les femmes.

Il y avait là un très vieil homme de 78 ans à qui ils ont délibérément cassé les lunettes. Ils obligèrent les hommes à traverser le fleuve et brutalisèrent les femmes. Ils emmenèrent de nombreuses jeunes filles qu’ils violèrent avant de les ramener. Ils dévêtirent les femmes dont ils ne voulaient pas. Les plus jeunes furent laissées simplement avec leurs linges de corps. Les femmes et les enfants furent ensuite transportés dans des camions à Salindé, à une centaine de kilomètres, pour les embarquer sur des pirogues. Après la traversée, des villageois sénégalais nous ont amenés sur la rive du fleuve opposée à notre village (22).

Un réfugié décrivit à Human Rights Watch/Africa l’expulsion, le 22 décembre 1989, d’un village d’environ neuf familles, d’à peu près huit membres chacune :

Vers trois heures de l’après-midi, le village entier a été convoqué à une réunion de recensement. On nous a demandé d’apporter nos pièces d’identité ainsi que tout autre document attestant de notre état civil afin qu’ils puissent déceler les faux documents. Lorsque nous furent tous rassemblés, la plupart des cartes d’identité, des actes de naissance et autres documents ont été confisqués. On nous a ensuite dit que ceux dont les pièces d’identité n’avaient pas été confisquées pouvaient rentrer tandis que les autres devaient rester.

Les hommes dont les cartes d’identité avaient été confisquées ou qui n’en avaient pas ont été escortés jusqu’à leur domicile par trois gendarmes, deux agents de la Garde Nationale et plusieurs policiers. Lorsque nous sommes arrivés, chaque homme a dû faire un décompte détaillé de tous les membres de sa famille. Chaque membre de la famille a dû sortir de la maison tel qu’il était habillé. Ceux qui portaient de beaux habits ont dû les enlever et donner leurs montres. Toutes les femmes qui portaient des bijoux en or ont également dû les donner. Les familles ont été obligées de monter dans des camions. Nous avons été conduits jusqu’au bord du fleuve, à un endroit appelé Deamil, à environ quinze kilomètres du village, où on nous obligea à traverser. Sous la menace de fusils, certains d’entre nous furent obligés d’embarquer dans des pirogues, d’autres de traverser à la nage. Tout le monde ne savait pas nager et les personnes âgées ont particulièrement souffert. Beaucoup se sont noyés (23).

Les éleveurs peuhls

La grande majorité de ceux qui furent expulsés étaient des éleveurs peuhls. Selon une étude réalisée par Christian Santoir pour le compte de l’agence française de recherche ORSTOM (24), en août 1990, 67% des campements peuhls de la rive droite du fleuve Sénégal avaient été vidés de leurs habitants originels. L’étude indique que quelque 21.500 Peuhls furent expulsés, ce qui représente au moins 57% de la population peuhle des départements de Kaédi, Monguel, Mbout et Maghama. Ces chiffres sont indiscutablement en deçà de la réalité, puisque l’étude fut menée uniquement dans le département de Matam au Sénégal et ne tint pas compte des Peuhls qui fuirent vers d’autres régions du Sénégal ou du Mali.

Les Peuhls étaient ciblés en partie pour des raisons économiques ; leur bétail constituait un atout tangible qui apportait une richesse immédiate pour les bergers beydanes. Les animaux furent souvent considérés comme une "compensation" des pillages des boutiques mauritaniennes à Dakar. La majorité des Maures avaient été des bergers nomades eux-mêmes jusqu’à la sécheresse des années soixante-dix ; ils étaient donc plus souvent intéressés par le bétail que par les terres. En outre, bien que ne disposant pas de beaucoup de terres cultivables, les bergers bénéficiaient de l’accès aux quelques meilleurs pâturages qui restaient, ainsi qu’aux sources de la vallée.

Traditionnellement, les Peuhls avaient toujours cherché à se tenir à distance des centres administratifs pour éviter les diverses formes de contrôle et d’imposition. Ils déplaçaient leurs troupeaux d’une rive à l’autre du fleuve Sénégal, profitant des changements climatiques saisonniers pour garantir à leurs animaux des pâturages convenables. La rive mauritanienne, moins peuplée, est meilleure pour le bétail pendant la saison des pluies, alors que la rive opposée offre des pâturages en période de sécheresse. Ainsi, après la sécheresse de 1972, beaucoup de bergers peuhls et maures traversèrent le fleuve pour s’installer au Sénégal et au Mali. Du fait de leurs déplacements incessants entre les trois pays bordant le fleuve Sénégal— la Mauritanie, le Sénégal et le Mali— les Peuhls eurent des difficultés au moment des expulsions pour faire établir leur identité nationale. Les autorités mauritaniennes profitèrent de cela pour justifier leur expulsion. En revanche, les bergers maures, qui circulaient également entre les trois pays, ne connurent pas les mêmes difficultés.

Enfin, les éleveurs peuhls avaient tendance à vivre en petits campements isolés, de quelques familles, éparpillés sur de vastes zones (particulièrement dans les départements de Kaédi, Monguel, Maghama et Mbout). En raison de leur isolement, ils furent plus faciles à attaquer et expulser que les habitants des villages plus établis et sédentaires. Les gendarmes et l’armée organisèrent de fréquentes attaques surprises pour expulser les éleveurs peuhls.

Les attaques des campements peuhls par les forces de sécurité mauritaniennes furent généralement violentes et accompagnées de vols et de pillages considérables. Les hommes furent ligotés, battus puis expulsés. On s’assura ainsi que les familles seraient séparées. Ceux qui essayèrent de s’échapper furent abattus. Des Haratines se trouvaient parmi les militaires impliqués dans ces attaques. Ils pillèrent systématiquement et brûlèrent souvent ce qui restait du campement. Avant de les expulser, les Peuhls furent rassemblés et dépouillés des tous les biens qui leur restaient : bijoux, papiers d’identité et autres documents, quelquefois même les habits (25).

Toute résistance à ces attaques fut durement réprimée, comme l’illustre le cas de ces deux frères, Yoro et Abdramane Lam, bergers originaires de la région de Foum Gleita. En juin 1989, les frères Lam essayèrent d’empêcher les gendarmes de prendre leur bétail. Yoro fut arrêté et détenu sans charge ni procès et Abdramane fut abattu. Leur famille fut expulsée au Sénégal (26).

Les villes

Dans les grandes villes, les autorités ciblèrent les Noirs fonctionnaires, employés d’institutions privées, syndicalistes, anciens prisonniers politiques et, dans certains cas, leurs épouses.

Dans les villes principales, comme Nouakchott et Nouadhibou, les fonctionnaires noirs — notamment les professeurs, les officiers de l’armée, les policiers et les salariés des entreprises privées — furent convoqués par la police, interrogés et contraints à donner leurs pièces d’identité. Ils furent ensuite transportés dans des camions, avec ou sans leur famille, vers la rive du fleuve où des bateaux les amenèrent vers le Sénégal. Nombreux moururent en chemin, apparemment du fait de la surcharge des camions. Parmi eux, deux personnes moururent étouffées alors qu’elles étaient transportées de Nouakchott à Rosso dans une petite camionnette avec trente autres personnes afin d’être expulsées. Kane Ndiawar, un ancien conseiller du Président Taya, et Bâ Abdoul, le directeur d’une grande société de pêche de Nouadhibou, figurèrent parmi les personnes expulsées en 1989. Des syndicalistes de la société hydroélectrique de Nouadhibou et de l’administration de la Sécurité Sociale de Nouakchott furent également expulsés au début du mois de mai 1989. Plusieurs diplomates noirs en service à l’étranger furent rappelés, dépouillés de leurs lettres de créance puis expulsés (27).

Les expulsions dans les zones urbaines visèrent incontestablement le leadership effectif et potentiel de la communauté noire. Un ancien étudiant de l’Université de Nouakchott expliqua que les étudiants furent particulièrement visés :

Bien qu’affectant un grand nombre de personnes, les expulsions étaient suffisamment sélectives pour assurer qu’un nombre disproportionné d’étudiants soient concernés. Il est évident que l’on a voulu casser la communauté noire et la priver de son intelligentsia. Ils savaient aussi que nous aurions des difficultés financières à continuer nos études, même si nous étions en mesure de nous inscrire dans des universités étrangères. La plupart des étudiants qui sont venus n’ont pu continuer leurs études et ceux qui sont actuellement à l’université ou au collège ont perdu du temps et ont dû redoubler au moins une année (28).

Les fonctionnaires furent aussi particulièrement visés. Un réfugié raconta à Human Rights Watch/Africa comment un groupe de fonctionnaires fut emprisonné et finalement expulsé :

Juste après le début du conflit, lors de la fête de Aïd-el-Fitr [fête marquant la fin du ramadan], tous les fonctionnaires noirs qui travaillaient dans le département de Moudjerea, à savoir six, ont été détenus pendant quatre jours. On leur a dit qu’ils devaient être interrogés pour savoir s’ils étaient sénégalais. [Les noms de ces six fonctionnaires ne peuvent être dévoilés car leurs familles vivent toujours en Mauritanie. Il y avait parmi eux des enseignants et un agent des postes]. Ils ont été conduits dans la capitale régionale, Tidjikdja, où ils ont été interrogés. On leur a ensuite dit de rejoindre leur poste, excepté pour ceux d’entre eux qui travaillaient à Tidjikdja ou dans ses environs, qui ont été détenus pendant trois ou quatre semaines supplémentaires.

Ceux qui avaient été renvoyés ont été subitement rappelés par le gouverneur, de même que d’autres agents dont des enseignants et infirmiers. Ils ont été conduits à la gendarmerie de Moudjeri pour être déportés le 31 mai, c’est-à-dire quelques jours après. Trente à quarante d’entre nous (sans nos familles) avons été entassés dans un camion et conduits dans un camp à Boghé. On nous a amené dans un grand hall, fouillé un par un et dépouillé de tout ce que nous avions sur nous : montres, chaînes, parfois radios, chaussures et boubous [vêtement traditionnel]. On nous a donné une chemise et des pantalons. Nos papiers d’identité ont été confisqués ; on nous a mis dans une pirogue et envoyé au Sénégal.

Nous sommes tous 100% mauritaniens. Les arrières-arrières-arrières-grands-parents de la plupart d’entre nous sont enterrés en terre mauritanienne. Beaucoup, parmi les personnes expulsées, ont affirmé qu’ils n’avaient jamais vu le fleuve (29).

Zeinaba, une fonctionnaire âgée de trente ans, fut expulsée de Sélibaby où elle travaillait ; elle décrivit l’opération systématique d’expulsion :

Je n’étais pas le seul fonctionnaire noir à être expulsé à ce moment-là de Sélibaby. Cent vingt-huit personnes ont été expulsées lors de la première vague d’expulsions le 6 mai. Quatre-vingt-dix fonctionnaires ont également été renvoyés (30).

Les expulsions dans les villes furent tout aussi arbitraires et abusives que celles opérées dans les zones rurales. Une femme, qui travaillait à Nouadhibou au moment de son expulsion, expliqua :

Je venais d’arriver au bureau et je venais juste de retirer mon salaire lorsque j’ai réalisé qu’un membre de la brigade me suivait. Il m’a demandé de lui donner l’argent puisque, selon lui, je n’étais pas mauritanienne. Il m’a arrêtée sur le champ. Il ne m’a même pas permise d’aller à la maison prendre mes enfants. Heureusement, ma famille connaissait quelques-uns de ses collègues qui l’ont persuadé de m’autoriser à aller chercher mes enfants. Il a pris ma carte d’identité et l’a déchirée devant moi. J’allaitais mon enfant de sept mois en ce temps-là. Comme ils m’ont conduite à la maison, ils ont donc pu la repérer. J’ai appris par la suite qu’ils sont revenus et ont tout pris. Nous avons dû attendre un avion toute la nuit. On nous a finalement mis dans un avion pour Dakar (31).

Les femmes des prisonniers politiques noirs furent aussi la cible des expulsions. Leur cas est particulièrement tragique dans la mesure où elles n’ont pas seulement été surveillées, harcelées et marginalisées en raison de l’emprisonnement de leur époux, mais elles ont également été expulsées de force sans pouvoir contacter leurs maris. Les femmes citées ci-dessous faisaient partie des épouses de prisonniers politiques expulsées en 1989.

Aissatou Ly, dont le mari, Moussa Ly, un homme d’affaires de Nouadhibou, fut emprisonné en septembre 1986 (son mari fait partie de ceux qui seraient morts en détention en 1991) ;

Djeinaba Kane, la femme de Harouna Kane, un officier de l’armée emprisonné fin 87 ;

Faty Kamar fut expulsée alors que son mari, Haby Toumbou, était en prison. Elle travaillait à la SNIM à Nouadhibou ;

Habsa Banon, agent des douanes et femme de Ibrahima Sall, qui se trouvait toujours en prison, fut kidnappée dans la rue le 29 mai 1989 et expulsée, laissant derrière elle, à Nouakchott, ses trois enfants, âgés de sept à douze ans. Les enfants n’ont pu la rejoindre au Sénégal que deux mois plus tard (32).

LES ABUS ASSOCIES AUX EXPULSIONS

Non seulement une expulsion sommaire est en soi une violation manifeste des droits de l’homme, mais l’ensemble du processus d’expulsion fut accompagné en Mauritanie de nombreux abus à l’encontre de la personne des expulsés. Certains abus furent directement perpétrés par le gouvernement et les forces de sécurité ; d’autres furent commis par des individus avec l’aval implicite des autorités et dans l’impunité la plus totale.

Dans plusieurs villages et dans les villes, on rapporte que les forces de sécurité torturèrent les personnes pendant des semaines avant de procéder à leur expulsion. Les victimes furent battues après avoir été ligotées aux mains et aux pieds. Certaines d’entre elles furent privées de nourriture pendant deux ou trois jours. D’autres furent soumises à la torture dite du "jaguar" (33). Ces abus ainsi que d’autres sont décrits dans les paragraphes qui suivent.

Le témoignage de l’Imam Mohamed El Faso, un imam [chef religieux musulman] d’Aleg, illustre la variété des violations commises lors des expulsions :

Je ne suis pas le seul imam à avoir été déporté. Beaucoup d’autres imams noirs l’ont été. Ce qui est le plus choquant, ce n’est pas le fait que des imams aient été expulsés, mais ce sont les terribles abus (assassinats, viols, incendie des maisons etc.) commis à l’encontre des musulmans ordinaires et les violations à l’Islam même.

Le 10 mai, un groupe de Beydanes qui dirigeaient des Haratines vinrent chez nous. Sous les ordres des Beydanes, les Haratines se sont emparés de tout ce qui leur tombait sous la main. Ils détruisirent tout ce qu’ils ne pouvaient pas emporter. J’avais deux grandes malles pleines de livres islamiques, dont plusieurs exemplaires du Coran. Ils ont tout brûlé sous mes yeux. C’est ce qui m’a blessé le plus, et ils le savaient. Ils sont venus en tapant sur des tambours de guerre. Pour eux, c’était une guerre. Le 10 mai, ma maison a été réduite en cendres. Aleg est la capitale régionale et les maisons sont construites les unes à côté des autres. Ils n’ont cependant choisi que les maisons appartenant aux Noirs. Ma maison ne se trouvait qu’à deux cents mètres du bureau et du domicile du gouverneur de région, ce qui me conforte dans l’idée que le gouvernement était complice de ces opérations.

Le premier jour, j’ai personnellement eu connaissance des cas de vingt-deux personnes qui furent sérieusement blessées avec des fractures multiples. A l’hôpital, il ne leur a été dispensé aucun soin. Lorsque nos maisons furent attaquées, le chef de la police régionale, le commandant de la gendarmerie, le commandant militaire de la région ainsi que le directeur des Services de Sécurité Régionaux étaient tous là, mais ne sont pas une seule fois intervenus ni n’ont aidé les victimes. Ils ne sont intervenus que lorsqu’un Noir a essayé de se défendre. Ils lui ont confisqué son arme et l’ont arrêté. On n’a jamais eu de nouvelles de certaines personnes qui ont été arrêtées à Aleg à cette époque-là. D’autres ont été arrêtées puis expulsées. On a promis à certains qu’ils seraient libérés s’ils versaient une caution ; ils ont été expulsés après paiement de ladite caution.

Une autre attaque a eu lieu à Aleg le 22 mai, suivie d’une nouvelle vague d’arrestations. L’attaque était identique à la première. Parmi les personnes arrêtées figurent les noms suivants :
Ousmane Diop, un boulanger ;
Amadou N’diaye, un inspecteur ;
Thierno Alassane, un marabout [chef religieux] ;
Sow Abou, un pharmacien ;
Mboth, un policier ;
Bâ Mamadou Pathie, un commerçant ;
Bâ Ibrahim, un fonctionnaire municipal ;
Diallo Moctar, un directeur d’école.

Ils ont été emprisonnés au poste de police pendant huit jours sans nourriture. Leurs familles ont été regroupées et ont passé la nuit au poste de police où tous leurs objets de valeur (montres, bijoux) ont été confisqués. Les victimes ont ensuite été entassées les unes sur les autres dans des camions et conduites à Boghé. Elles n’avaient rien d’autre que les vêtements qu’elles portaient sur elles.

A Boghé, ceux qui portaient des boubous ont été dévêtus. Les gens ont pris ce qu’ils voulaient et le reste a été entassé et brûlé. Nous avons quitté Boghé dans un autre camion pour être mis dans des pirogues à destination de l’autre rive. Nous sommes d’abord allés à Démélé puis ici, avec l’aide de la Croix Rouge. Nous avons été expulsés le 27 mai (34).

Les détentions préalables aux expulsions

La détention avant l’expulsion fut probablement l’abus le plus courant. Beaucoup de Noirs furent convoqués par la police pour interrogatoire lorsque la décision de les expulser fut prise. Les personnes très connues, dont les autorités présumaient qu’elles n’essayeraient pas de prendre la fuite, furent souvent convoquées au commissariat pour interrogatoire tous les jours et cela pendant plusieurs semaines.

La plupart des témoignages contenus dans ce chapitre font allusion aux détentions qui ont précédé les expulsions. Un marin, âgé de trente-cinq ans, qui travaillait à Nouadhibou, le plus grand port commercial de Mauritanie, raconta à Human Rights Watch/Africa son séjour dans plusieurs lieux de détention :

On m’a conduit au commissariat central de Nouadhibou où j’ai été détenu pendant un mois et dix jours. Après trois jours, le commissaire a dit avoir reçu l’ordre de ne plus me donner la nourriture que m’apportaient mes proches. Il m’est arrivé de ne pas manger pendant trois ou quatre jours ou de ne manger que ce que les gardiens noirs réussissaient à me faire passer en cachette. J’ai ensuite été transféré au commissariat central de Nouakchott où j’ai séjourné pendant vingt-cinq jours. J’ai alors été conduit vers Rosso. Ils ont pris une grande partie de l’argent que j’avais sur moi.

A Kharé, on m’a dit que, puisque j’étais physiquement bien bâti, je devais porter les personnes âgées sur l’autre rive. Lorsque j’ai rétorqué que je ne pouvais pas toutes les transporter, les gendarmes ont menacé de m’exécuter (35).

Oumar, un étudiant de l’Institut Scientifique de Nouakchott, fut expulsé avec sa mère et sa soeur, âgée de seize ans. Il décrivit la détention de son vieux père :

Le 3 décembre 1989, ils ont arrêté mon père, qui était âgé de soixante-douze ans, et l’ont détenu sans charge pendant trois mois au commissariat de police du cinquième arrondissement. Il a été de nouveau arrêté deux semaines après sa libération. Nous n’avons aucune idée de son lieu actuel de détention et nous ne savons même pas s’il est encore en vie. Sa santé n’est pas des meilleures. Pendant les trois mois de sa détention, il avait les pieds et les mains attachés, ce qui lui a causé des problèmes de dos et des douleurs aux pieds.

Au début du mois d’avril, quelques jours après la deuxième arrestation de mon père, ma mère a été arrêtée à son tour. On lui a dit de se présenter au poste de police tous les soirs de 6 à 9 heures jusqu’au jour de notre expulsion (36)

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Les violences sexuelles

Les femmes furent souvent victimes de violences sexuelles et même violées avant leur expulsion, particulièrement pendant la période de détention. En raison de la honte associée aux abus sexuels, Human Rights Watch/Africa n’a pas été en mesure de recueillir beaucoup de témoignages de victimes.

Une ancienne fonctionnaire du Ministère de l’Education, révoquée dans le cadre de la purge dirigée contre les professionnels noirs, décrivit comment elle fut sexuellement violentée :

J’ai été arrêtée le 27 mars à Nouakchott et conduite au siège de la sécurité publique...On m’a gardée pendant 48 heures et interrogée sur mes origines. Ils ont pris mes papiers d’identité et, pendant tout le mois suivant, j’ai dû me présenter tous les jours à leur bureau et y rester de 8 à 15 heures. Les agents essayent toujours de profiter des femmes qui viennent au poste ; ils viennent le soir vous importuner chez vous.

Du 27 avril jusqu’au jour de mon expulsion, j’ai été détenue au commissariat central de la police judiciaire avec une autre femme et cinq hommes qui ont tous été expulsés. Les femmes détenues dans les commissariats courent un sérieux risque d’être violées et sont constamment victimes de traitements dégradants. La nourriture est rare et les soins médicaux inexistants. De plus, vous êtes très seul, car les autres Noirs ne viennent pas vous rendre visite de crainte d’être eux-mêmes arrêtés.

Le jour de notre expulsion, on nous a appelé un par un dans le bureau du directeur et là, devant tout le monde, on nous a demandé de nous déshabiller, simplement pour nous humilier. Toutes les montres et les bijoux ont été confisqués. Comme ils n’ont pas pu ôter mon bracelet, ils l’ont cassé en deux (37).

D’autres témoignages recueillis par Human Rights Watch/Africa indiquent que ce genre d’expérience était courant. Un ancien employé de l’ambassade des Etats-Unis décrivit les derniers traitements subis par un groupe de détenus avant leur expulsion :

Ils nous ont conduits dans un entrepôt de céréales et nous ont fait asseoir dans un coin crasseux pendant cinq heures. A 9 heures du soir, nous avons dû prendre la pirogue pour traverser le fleuve. Un douanier terrorisait tout le monde ; il était particulièrement dur avec les femmes. Ces dernières ont été fouillées d’une manière honteuse, y compris dans leurs parties les plus intimes. Plusieurs d’entre elles ont été violées (38).

Le vol des biens

Avant de les expulser, la police et les forces de sécurité confisquaient habituellement tous les biens des Noirs —argent, bijoux, vêtements, provisions alimentaires et tout objet de valeur. Les boucles d’oreille étaient arrachées des oreilles des femmes, tandis que les jeunes et les vieux étaient dépouillés des habits qu’ils portaient ; même les photos de famille étaient confisquées. La plupart des personnes expulsées perdirent tout ce qu’elles possédaient.

Human Rights Watch/Africa a eu connaissance de nombreux cas où les forces de sécurité volèrent les biens des expulsés. Les deux exemples suivants suffisent à illustrer cela. Zeinaba, une fonctionnaire, rapporta ce qui suit à Human Rights Watch/Africa dans un témoignage recueilli en mai 1990 :

Je suis arrivée au Sénégal le 6 mai 1989. J’habitais à Sélibaby. Le 5 mai, ils sont venus m’arrêter à mon bureau. J’habitais près du commissariat de police ; aussi, lorsque j’ai été conduite au poste, mon frère aîné et mes trois enfants sont venus, y compris mon bébé que portait mon frère dans ses bras. Au commissariat, Menim Ould Mohamed Talib, le commissaire, m’a tout pris, mon bracelet, mes boucles d’oreille, ma chaîne (en or), tout l’argent qui se trouvait dans mon compte en banque, jusqu’à mon boubou et mes chaussures, me laissant en slip. C’est comme ça que je suis arrivée au Sénégal... en slip.

Après mon expulsion, ma fille aînée, âgée de dix ans, a été interrogée pendant deux jours. Ils voulaient savoir où j’avais gardé mes bijoux et mon argent. Puis, elle a été elle-même déportée, seule. Mon autre fille, de neuf ans, et mon petit garçon, qui avait quatre mois, se trouvent en Mauritanie chez mes beaux-parents. A l’époque, mon mari étudiait à l’étranger. Finalement, ma fille et moi nous sommes retrouvées à Bakel ; sous le choc de la voir, j’ai perdu connaissance. J’ai dû être hospitalisée pendant dix jours pour troubles cardiaques (39).

Un ancien employé de l’ambassade des Etats-Unis à Nouakchott, expulsé de Rosso alors qu’il rendait visite à des parents, fut interrogé à Rosso le 28 mai 1990. Il raconta :

A 14h30, plusieurs policiers ont fait irruption à mon domicile...Deux d’entre eux nous ont surveillés alors que les autres fouillaient dans nos armoires et nos affaires. Le plus choquant, c’est lorsque le commissaire en personne m’a demandé si notre poste de télévision était noir et blanc ou couleur. Je n’ai pas répondu. Ensuite, on nous a ordonné de monter dans une voiture de police. J’ai demandé où nous allions ; le commissaire m’a répondu : "Rejoindre ton père Abdou Diouf [le Président du Sénégal]".

Lorsque cela est arrivé, nos huit enfants n’étaient pas à la maison. Je lui ai dit que je n’irais nulle part sans mes enfants. Il m’a répondu que je n’avais pas à m’inquiéter pour eux puisqu’"ils étaient mauritaniens et non sénégalais". Finalement, il nous a autorisé à récupérer nos enfants. A notre grande surprise, le commissaire a alors demandé aux enfants de se déshabiller, sous prétexte que les habits qu’ils portaient "avaient été achetés avec de l’argent mauritanien et non sénégalais", insinuant par là que j’étais sénégalais et que j’avais profité de la Mauritanie.

Depuis le début de ces expulsions massives, les Noirs portent leur argent sur eux, de peur de ne pas pouvoir le recouvrer de la banque ou de crainte que leur maison soit cambriolée et leurs objets de valeur dérobés en leur absence lors d’une fouille pour trouver les résidents "sénégalais".

La confiscation des terres

L’un des buts essentiels des expulsions était d’accélérer le processus de confiscation des terres déjà en cours dans la vallée du fleuve Sénégal. Selon un Mauritanien en exil :

Les Maures ont perdu des marchandises au Sénégal et voulaient donc obtenir une compensation. C’est pourquoi ils s’en sont pris aux troupeaux des Peuhls : ils ont tué quelques animaux pour les manger, en ont vendu d’autres et en ont garder pour leurs élevages. Les Peuhls eux-mêmes ne furent visés qu’accidentellement. Mais la politique du gouvernement à long terme visait les terres. Ils savaient par quels moyens se les approprier (40).

Les expulsions forcées étaient également une réponse à la difficulté croissante rencontrée pour confisquer les terres à mesure que l’on avançait à l’intérieur de la vallée. Un ancien habitant de Sélibaby expliqua comment, dans sa région, les expulsions furent utilisées pour s’emparer des terres.

Dans la région de Guidimaka, beaucoup de Soninkés refusèrent d’abandonner leurs terres. Les autorités ne purent les convaincre de les vendre et de travailler pour les nouveaux propriétaires. La seule solution était de les expulser. Ce sont désormais les Haratines qui cultivent ces terres. Je les aperçois travailler dans les champs sur l’autre rive du fleuve (41).

Les expulsions modifièrent radicalement la répartition de la propriété foncière le long de la vallée. Des villages entiers, qui comptaient des centaines d’habitants, furent sommairement expulsés vers le Sénégal ; dans d’autres, les habitants prirent la fuite de peur d’être tués ; des centaines de personnes furent emprisonnées ou assassinées. Revenu sur les lieux plusieurs mois après les expulsions, un agent de santé, qui connaissait bien la vallée, qualifia la scène de "macabre".

Les expulsions permirent aux Beydanes de s’emparer des terres qui appartenaient auparavant aux Noirs. Dans certains cas, les Haratines travaillent sur les terres devenues propriétés d’hommes d’affaires beydanes ; dans d’autres cas, on a donné ces terres aux Maures rapatriés du Sénégal.

Les Haratines jouèrent un rôle important dans les confiscations des terres après le début des expulsions. Le gouvernement se servit d’eux pour effectuer les violences associées aux expulsions ; en contrepartie, les Haratines reçurent souvent une partie du butin, à savoir les biens confisqués aux déportés. Un vieux réfugié de Garly raconta :

On faisait venir les Haratines spécialement pour piller les maisons ; ils ne s’emparaient que des petites choses. Les autorités s’accaparaient de tout le bétail et des objets de valeur des personnes expulsées (42).

Les autorités beydanes réalisèrent que donner des terres aux Haratines leur permettrait de consolider l’allégeance politique de ces derniers envers elles. Cet effort de séparer les Haratines des populations ethniques noires fut déterminant dans la stratégie du gouvernement. Samba, un réfugié de Sélibaby, décrivit de quelle façon les Haratines traitèrent les villageois :

Parce qu’on leur avait dit qu’ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient, les Haratines nous ont pris nos biens, nous ont battus et ont volé nos animaux. Ils faisaient tout cela pour nous terroriser. Finalement, on nous a même interdit de quitter le village ; nous ne pouvions pas cultiver nos champs, les Haratines le faisaient. Nous ne pouvions plus le supporter. Nous avons donc été obligés de partir (43).

Human Rights Watch/Africa a reçu de nombreux témoignages de paysans noirs dont les terres furent saisies après leur expulsion. Le cas de cet homme originaire du village de Beylane illustre bien ce scénario :

J’avais deux champs, un de maïs et un de sorgho. En 1989, un Beydane est venu et les a mesurés. Il était accompagné d’une délégation composée d’un gendarme, du chef d’arrondissement, du préfet et du gouverneur. Ils n’ont pas voulu m’expliquer ce qu’il se passait. Deux semaines plus tard, le Beydane est revenu pour délimiter le terrain avec des briques en ciment. J’ai pris un rendez-vous avec le chef’arrondissement, mais on m’a forcé à traverser le fleuve le jour où je devais le rencontrer (44).

Un habitant du village du Chapsabel décrivit une expérience similaire qui arriva dans sa coopérative et qui illustre bien ce que connurent de nombreux paysans noirs :

Notre coopérative comptait soixante-dix-sept membres et plusieurs champs près du fleuve, dont une rizière de vingt-sept hectares. A la fin de 1988 ou au début 1989, des Maures —civils et gendarmes— sont venus munis de règles. Lorsque nous leur avons demandé pourquoi, ils nous ont répondu que la terre appartenait à l’Etat. Ils ont pris trois de nos champs de maïs, soit environ dix hectares, et quatre champs de millet. Finalement, en mai, les gendarmes ont annoncé que tout le village devait partir (45).

La destruction des documents officiels d’identification

Lors des expulsions, la plupart des pièces d’identification (cartes nationales d’identité, actes de naissance, diplômes et cartes professionnelles) furent systématiquement saisies et détruites. C’est pourquoi la plupart des personnes expulsées ne sont pas en mesure de prouver leur citoyenneté mauritanienne, leurs titres de propriété, foncière ou autre, ou encore de fournir la preuve de leur profession. Plus haut fut mentionné l’histoire de ce groupe de paysans à qui on confisqua tous les documents. Un ancien employé de l’ambassade des Etats-Unis à Nouakchott décrivit cet autre cas :

Cinq-cent cinquante-neuf d’entre nous furent déportés le 6 mai 1989. La majorité était composée de femmes dont les maris avaient été déportés, et d’enfants non accompagnés. A 14h30, plusieurs policiers sont venus à mon domicile. J’avais quitté Nouakchott pour passer les fêtes dans mon village. Lorsque la police est arrivée, j’étais en compagnie de mon frère. Les policiers m’ont demandé ma carte d’identité. Ils l’ont prise ainsi que mon certificat de nationalité. Mon frère et ma femme leur ont également remis leurs pièces d’identité. Ils ont alors décrété que nos papiers étaient des faux.

Ousmane, un réfugié à Dakar, dépeignit les problèmes auxquels furent confrontés les Noirs qui furent licenciés après le début des expulsions, ne purent retirer les économies qu’ils avaient en banque et qui, finalement, furent contraints à quitter les villes pour retourner dans leur village.

Ceux qui ont été licenciés ont des problèmes pour quitter Nouakchott et se rendre dans la vallée, ce que la majorité d’entre eux est obligée de faire pour des raisons économiques. Les policiers chargés du contrôle sont au courant des problèmes qui opposent les Noirs au gouvernement. Ils essayent donc de vous soudoyer de l’argent en menaçant vos enfants. Mais il existe d’autres types menaces. De façon routinière, on demande aux Noirs de descendre des cars de transport public et de montrer leurs papiers d’identité, qui sont généralement saisis et déchirés, sous prétexte qu’ils sont faux et que les Noirs font du trafic de documents nationaux d’identité (46).

Toutes les tentatives visant à contester la régularité de ces expulsions devant les tribunaux se sont avérées vaines. Human Rights Watch/Africa rencontra à Dakar un avocat qui fut expulsé de Nouakchott en juin 1989. Son expérience illustre le mépris du gouvernement mauritanien pour le principe de légalité :

J’étais avec ma famille au moment où les évènements entre le Sénégal et la Mauritanie ont éclaté. Je suis alors retourné à Nouakchott. Deux jours plus tard, j’ai appris que la police était venue à mon bureau. Je me suis immédiatement rendu au commissariat pour m’enquérir des raisons de cette visite. Après avoir appelé mon nom, le commissaire m’a demandé s’il s’agissait bien de moi. Puis il m’a demandé de revenir le soir même muni de mes diplômes.

Je suis donc retourné au commissariat avec lesdits papiers ainsi que mes documents d’état civil, des copies de mes diplômes, etc. Ils m’ont dit qu’ils pensaient que j’avais fait mes études au Sénégal, mais en fait j’ai étudié en Irak. Ils ont ensuite jugé que, étant donné que ma carte d’identité avait été établie en 1975, il s’agissait nécessairement d’un faux document. Evidemment, dans un pays comme la Mauritanie, les gens ne sollicitent pas automatiquement une carte d’identité. Ils ne le font que lorsqu’ils en ont besoin pour des raisons administratives, comme par exemple lorsqu’ils veulent s’inscrire dans une école moderne. Mais bien sûr, et particulièrement jusqu’à la fin des années soixante-dix, l’écrasante majorité de la population se rendait dans les écoles coraniques et n’avait donc pas besoin de papiers d’identification.

Quelqu’un du barreau est venu me chercher. Le lendemain, on m’a de nouveau convoqué au commissariat, où l’on m’a fait attendre dehors. J’ai appris un peu plus tard que le directeur régional de la sécurité avait demandé à toutes les autres personnes présentes de partir, sauf à moi. Le commissariat central de Nouakchott a alors reçu l’ordre de m’expulser. Il était clairement précisé que cela devait être fait rapidement afin d’éviter toute publicité, car les gens venaient pour savoir pourquoi j’avais été arrêté et pourquoi l’on faisait tant d’histoires autour de ma carte d’identité simplement parce qu’elle avait été établie en 1975. On m’a ensuite demandé de faire venir quelqu’un qui pourrait prouver que j’étais mauritanien : j’ai refusé sur la base du fait que le tribunal qui m’avait délivré cette carte d’identité représentait lui-même le peuple mauritanien dans son ensemble, et que, dans ces conditions, je ne voyais pas la nécessité de faire venir quelqu’un pour attester de ce qu’un tribunal, représentant la nation, avait décidé en ma faveur.

J’ai ensuite été conduit au commissariat du quatrième arrondissement de Nouakchott, où l’on m’a demandé des détails sur mes comptes bancaires et mes autres biens : j’ai refusé de répondre aux questions. Ils voulaient aussi confisquer ma carte professionnelle. Bien sûr, en tant qu’avocats, nous connaissons bien les méthodes de la police. En outre, nous connaissons personnellement beaucoup de policiers, c’est pourquoi ils ont hésité à me fouiller. Après avoir établi la liste des quelque cent personnes qui se trouvaient au commissariat du quatrième arrondissement et qui devaient être expulsées, ils ont fait venir un véhicule et nous avons été conduits le même jour à Rosso, où nous sommes arrivés le soir peu avant 22h00(47).

L’absence de documents officiels d’identité combinée à une discrimination systématique a abouti à ce que la plupart des libertés publiques des Noirs soient ignorées.

Depuis que les expulsions ont commencé, les Noirs ont eu d’énormes difficultés à obtenir des cartes d’identité ou même à renouveler celles qui arrivaient à expiration. Il en est de même pour les passeports et les autres documents établis par l’administration.

La liberté de circulation à l’intérieur du pays est également limitée. Les Noirs racontent qu’ils sont soumis à des harcèlements continuels aux nombreux points de contrôle établis le long des routes principales. Qu’ils soient à bord de voitures particulières ou qu’ils voyagent en transport en commun, les Noirs sont désignés par l’armée et la police, souvent contraints à montrer leur pièces d’identités et à ouvrir leurs bagages ; ils sont même parfois arrêtés.

Les règlements de comptes

Ce climat ambiant de persécution des Noirs a eu un autre effet. Il a permis aux Beydanes de profiter des politiques gouvernementales pour régler leurs comptes personnels. Ils ont ainsi utilisé cette politique pour déposséder les paysans noirs de leurs terres, paralyser la concurrence des entreprises noires ou encore interrompre le paiement des salaires des employés et domestiques noirs qu’ils faisaient expulser s’ils insistaient à être payés. Un médecin, qualifia le licenciement massif des noirs "d’embargo économique". Il ajouta :

Les professionnels de santé ont également été affectés par ces mesures. On a demandé aux infirmières, par exemple, de ne pas venir au travail jusqu’à nouvel ordre. Elles ont appris la semaine suivante à la radio qu’elles avaient été licenciées pour avoir abandonné leur poste sans explication (48).

Le cas suivant représente bien les nombreux témoignages recueillis par Human Rights Watch/Africa qui décrivent comment le système fonctionnait en général :

Djeinaba (c’est un pseudonyme) était employée dans une entreprise privée à Nouakchott. Elle alla voir son employeur à Nouadhibou n’ayant pas été payée par la direction pendant dix mois consécutifs. A l’issue de négociations auxquelles la police avait participé, un accord fut conclu aux termes duquel elle devait être remboursée des sommes dues en trois versements à des dates fixées. Elle n’a jamais rien reçu. Peu après la date de la première échéance, la police vint l’arrêter. On lui expliqua que, selon la directrice, elle était sénégalaise qui était revenue après avoir été expulsée et qu’elle la menaçait. C’est sur ce fondement qu’elle fut expulsée. Djeinaba décrivit les conditions de son expulsion :

J’ai été enfermée dans une cellule comme si j’étais une voleuse. Lorsque mes proches sont venus me rendre visite, je n’ai pas été autorisée à les voir. Au contraire, on les a interrogés sur les origines de notre famille et sur les liens qu’ils avaient avec moi. Quelques jours plus tard, ma mère, qui est mauresque [une Maure], est venue de Nouakchott pour me voir ; elle a été à son tour interrogée. Elle a dû apporter toutes ses pièces d’identification pour prouver notre lien de parenté. Les policiers emportèrent mon certificat de nationalité et mon acte de naissance ainsi que ceux de ma mère au bureau de l’état civil pour voir s’il était possible que je sois la fille d’une mauresque. Au bout d’un mois et trois jours, on a informé ma mère que j’allais être envoyée à Nouakchott pour une enquête plus approfondie. Elle est retournée à Nouakchott où j’ai été transférée par la suite.

J’ai été gardée au commissariat central où l’on m’a posé les mêmes questions sur les origines de ma famille. J’y suis restée un mois et dix-sept jours. Je sais que ma mère est venue me rendre visite, mais je n’étais pas autorisée à la voir. J’étais obligée de partager la nourriture qu’elle m’apportait avec les gardiens. Je n’étais autorisée à me rendre aux toilettes qu’à des heures précises. La veille de mon expulsion, ils dirent à ma mère de revenir au commissariat le jour suivant pour signer le papier pour ma libération ; lorsqu’elle est arrivée, j’avais déjà été transférée. Ce jour-là, les policiers ont déchiré devant mes yeux mon acte de naissance et mon certificat de nationalité. Ils prirent mes bijoux et mes vêtements.

Je ne sais pas ce que je fais ici. Je suis née au Sénégal ; ma famille est partie en Mauritanie quand j’avais trois mois et je n’ai rien à voir avec le Sénégal ; je n’y étais même jamais allée avant (49).

Les expulsions ont largement accéléré la campagne gouvernementale visant à éliminer la concurrence commerciale des entrepreneurs noirs. La destruction ciblée des entreprises et des commerces appartenant à des Noirs lors des évènements d’avril 1989 combinée à la persistance des banques à refuser de leur consentir des prêts et des crédits ont permis d’étouffer les affaires des Noirs en Mauritanie.

L’IMPACT DES EXPULSIONS

Le gouvernement Mauritanien a profité des incidents survenus au Sénégal en avril 1989 pour vider le plus possible le pays de sa population noire africaine. Le but était de faire en sorte que la campagne d’arabisation réussisse, que la prédominance démographique des Maures soit incontestée et que l’allégeance politique des Haratines ne puisse pas basculer des Beydanes vers les Noirs.

Menées à leur terme logique, les expulsions ont été conçues pour changer totalement le paysage ethnique de la Mauritanie. Bien que tous les Noirs n’aient pas été expulsés, la composition ethnique de la Mauritanie a notablement changé. Visiteurs comme citoyens ne reconnaissent plus le pays qu’ils ont connu. Ibrahima Sall, l’un des membres des FLAM emprisonné en 1986 (voir chapitre 8 "L’arrestation et la détention des activistes noirs), fit part à Human Rights Watch/Africa de ce qu’il a ressenti lorsqu’il a été libéré en 1990 après que tant des personnes qu’il connaissait ont été expulsées :

Je n’avais jamais pensé que je quitterais la prison en vie. Pour eux, j’étais le cerveau [des FLAM]. J’ai eu une sorte de vertige du fait de l’espace restreint auquel j’étais habitué. J’ai également eu l’impression de n’être rien, que la vie continue sans vous. Je ne croyais plus dans ce pays. Il y avait aussi un vide — ma famille était partie, mes amis avaient été expulsés. Lorsque j’ai vu ma mère, âgée de quatre-vingt sept ans, elle ne m’a pas reconnu.

J’ai eu un autre choc lorsque je suis allé à Bogué. J’ai contemplé le fleuve de la fenêtre de ma vieille chambre — j’allais toujours me baigner dans le fleuve ; c’était une sorte de cérémonial. Et à présent, je ne pouvais plus le faire à cause de la présence des gardes en faction le long du fleuve. C’est à ce moment-là que j’ai compris que les choses avaient changé (50).

L’EXPROPRIATION DES TERRES

Les terres de la vallée du fleuve Sénégal ont été la principale source de tension entre les Beydanes et la population mauritanienne noire. Ces différends ont conduit les gouvernements mauritaniens successifs à commettre de graves violations des droits de l’homme à l’encontre de la population autochtone noire, et cela dans l’intérêt exclusif des Beydanes. Ces violations se sont caractérisées par l’usage de la violence et un mépris total du droit à un procès équitable.

Il n’appartient pas à Human Rights Watch/Africa de se prononcer sur la question de savoir à qui doit revenir la propriété des terres litigieuses. Nous insistons, en revanche, pour que les litiges concernant les titres de propriété et l’utilisation des terres soient résolus d’une manière pacifique et dans le respect le plus strict des procédures légales. Les gouvernements ont certaines obligations à cet égard, notamment celles de mettre en place une instance juste et impartiale chargée du règlement des litiges, d’empêcher et de prévenir les violences exercées par les personnes privées et de poursuivre ceux qui ont recours à de telles pratiques, d’interdire aux agents de l’Etat d’avoir recours de façon injustifiée à la violence ou de méconnaître les droits des parties à un litige.

Depuis l’indépendance, les terres de la vallée du fleuve Sénégal sont devenues une ressource de plus en plus vitale et centrale pour l’avenir économique du pays. A l’indépendance, ces terres étaient contrôlées presque entièrement par les communautés sédentaires noires, principalement par les cultivateurs halpulaars et soninkés et, dans une moindre mesure, par les éleveurs peuhls, qui bénéficiaient d’une variété de droits traditionnels sur les terres.

Durant les dix dernières années, le gouvernement, dominé par les Beydanes, a essayé à plusieurs reprises de prendre le contrôle de ces terres au moyen de mesures qui ont impliqué la commission de graves et systématiques violations des droits de l’homme. Ce processus a commencé lorsque le gouvernement a encouragé les entrepreneurs privés beydanes à prendre possession des terres. Il s’est intensifié en 1983 avec l’adoption d’une réforme foncière qui attribuait formellement à l’Etat la propriété des terres et permettait à ceux qui bénéficiaient d’un accès privilégié au sein de l’administration (c’est-à-dire les Beydanes) d’obtenir les terres, occupées traditionnellement par les Noirs. Comme nous l’expliquerons plus loin, la saisie de ces terres s’est effectuée au moyen de mesures légalement douteuses. Comme l’a dit un réfugié de N’Diom à Human Rights Watch/Africa : "Même s’il n’utilise pas la force pour prendre les terres, l’Etat s’arrange pour s’en emparer".

Les expropriations ont été les plus nombreuses en 1989-1990 lorsque des communautés entières de cultivateurs de la vallée du fleuve Sénégal furent massivement et violemment expulsées. Après les premières expulsions, l’occupation militaire de la vallée a conduit à ce qu’un exilé mauritanien décrivit comme "les expulsions indirectes". Durent cette période, et encore aujourd’hui, l’armée a soumis les villageois à toutes sortes d’exactions allant des arrestations et détentions arbitraires, aux saccages et pillages massifs en passant par des viols et des violences physiques. Comme l’expliqua cet exilé, "si les gens en ont assez d’être malmenés par les forces de sécurité, ils n’ont d’autre choix que de fuir".

La politique d’expropriation foncière a modifié drastiquement les caractéristiques démographique et économique de la rive nord du fleuve. Les cultivateurs halpulaars et soninkés et les éleveurs peuhls sont remplacés par de nouveaux immigrants venus du nord, à savoir par les propriétaires terriens beydanes, leurs vassaux haratines et quelques communautés appauvries de Noirs autochtones réduits au statut d’ouvriers agricoles, travaillant comme salariés sur des terres qui, auparavant, leur appartenaient ou appartenaient à leurs ancêtres.

Beaucoup de Noirs, qui jadis possédaient et cultivaient les terres du long de la vallée du fleuve Sénégal, se retrouvent aujourd’hui simples ouvriers agricoles sur des terres qui ne leur appartiennent plus. Un ancien paysan raconta :

C’est toujours le même scénario. Le gouvernement s’empare des terres des Noirs pour les donner aux Maures blancs, qui les font ensuite cultiver par les Maures noirs [les Haratines]. Tous les bénéfices reviennent aux Maures blancs. Si, comme ancien propriétaire, vous voulez travailler la terre, les meilleurs d’entre eux [des propriétaires maures blancs] acceptent, après de longues négociations, que vous cultiviez une partie des terres profitant ainsi de votre connaissance technique. Telles sont les données de l’échange. Mais la plupart d’entre eux n’acceptent pas. Beaucoup d’arrangements sont possibles entre l’ancien et le nouveau propriétaire, mais une chose demeure invariable : l’ancien propriétaire perd sa terre et rien ne peut l’en dédommager (51).

Des centaines de milliers d’anciens propriétaires sont actuellement réfugiés au Sénégal. Les autres vivent dans la peur, sous l’occupation militaire de la vallée, confrontés à un avenir incertain.

LE CONTEXTE HISTORIQUE : UN ORDRE SOCIAL MENACE

A l’indépendance, l’élevage était au centre de l’activité économique et sociale de la Mauritanie. La population était environ aux trois quarts nomade, dépendant presque entièrement de l’élevage pour sa subsistance et comme source de revenus. Les exportations de bétail constituaient la source principale d’échange commercial, avec les mines d’étain et de cuivre exploitées par des sociétés françaises (implantées dans le nord, en territoire beydane). Le commerce, également dominé par les Beydanes, constituait aussi une source importante de revenus. A l’inverse, les communautés paysannes de la vallée du fleuve Sénégal occupaient une place marginale tant socialement qu’économiquement.

Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, des sécheresses répétées décimèrent les troupeaux, menaçant l’avenir de l’élevage nomade et la domination continuelle des Beydanes. En 1972 seulement, environ 25% du cheptel des Beydanes moururent. Il n’était pas rare de voir des troupeaux décimés à 80%. Les nomades sans ressource se réfugièrent massivement dans les villes et les zones agricoles. Les Beydanes appauvris n’avaient plus les moyens d’entretenir leurs esclaves et leurs vassaux, qui, pour la plupart, furent alors émancipés. Alors que beaucoup de Beydanes luttèrent pour préserver leur mode de vie traditionnel, leurs anciens serviteurs profitèrent souvent des nouvelles opportunités économiques qui s’offraient à eux dans les villes ou les zones agricoles.

La grande crise qui a frappé l’élevage dans les années soixante-dix eut comme pendant l’augmentation de la valeur des terres arables et des produits agricoles, alors qu’il devint de plus en plus clair que les terres du bord de la vallée seraient déterminantes pour l’avenir économique du pays. Les communautés nomades du nord, poussées vers le sud par la sécheresse, furent obligées de faire paître leurs animaux le long de la vallée du fleuve Sénégal, sur des terres qui appartenaient par tradition aux nomades peuhls noirs et aux cultivateurs de la vallée. Les nomades beydanes furent obligés d’acheter de plus grandes quantités de grains à des prix plus élevés. La nourriture devint alors une question politique sensible.

Les paysans et les bergers noirs ne furent pas réellement affectés par la sécheresse. On continua à cultiver le long du fleuve. Beaucoup de paysans, qui avaient des provisions de grains en réserve, profitèrent des prix élevés des céréales. Certains purent ainsi investir dans du bétail et remettre en question la domination par les Beydanes du marché des animaux.

Après la sécheresse des années soixante-dix, à mesure que la communauté internationale commençait à manifester un intérêt pour la région sahélienne, il devint clair que les projets de développement se concentreraient dans les zones à haut rendement, à savoir les zones agricoles, en particulier celles situées près des rivières. En 1972, les gouvernements du Mali, du Sénégal et de la Mauritanie mirent en place l’Organisation pour la Mise en Valeur du Fleuve Sénégal (l’OMVS) pour démarrer l’exploitation systématique des ressources de la vallée.

La sécheresse poussa de nombreux paysans noirs à émigrer vers Dakar ou vers la France pour y chercher du travail. Au milieu des années soixante-dix, 65% des 60 à 70.000 Africains qui travaillaient en France étaient soninkés, de Mauritanie pour une large part (52). Quinze autres pour cent étaient pulaars. Les revenus envoyés par les Mauritaniens expatriés s’élevaient à 1.45 milliards de francs CFA (53), c’est-à-dire plus que la totalité de l’aide étrangère accordée au pays. Ces sommes étaient destinées pour la plupart aux communautés soninkées, qui pouvaient ainsi acheter des biens de consommation et investir dans le bétail et le commerce.

Dans les années 80, les propriétés agricoles en bordure des rivières constituaient le bien le plus précieux de Mauritanie. La sécheresse transforma l’économie au point que posséder des terres agricoles signifiait contrôler l’approvisionnement alimentaire du pays et la plupart des bons pâturages pour le bétail.

L’effet combiné de l’argent envoyé, de l’impact sélectif de la sécheresse et de l’augmentation de la valeur des terres situées en bordure des rivières fut de renforcer les communautés noires de la vallée par rapport aux Beydanes, créant ainsi les conditions pour une confrontation. Contrairement à ce qui s’est passé dans les autres pays sahéliens, en Mauritanie, la sécheresse eut pour effet de menacer l’ordre social établi.

LE REGIME FONCIER TRADITIONNEL DANS LA VALLEE

DU FLEUVE SENEGAL

La vallée du fleuve Sénégal a été habitée pendant des siècles par les populations noires autochtones, bien que, durant ces deux derniers siècles, les changements de politique régionale aient causé d’importantes variations de l’habitat et des cultures. Le système agraire reflétait la complexité des méthodes de culture utilisés le long de la vallée. La berge même du fleuve (falo), qui pouvait être cultivée par irrigation mécanique, représentait la terre la plus prisée et faisait l’objet du contrôle le plus rigoureux. Les bancs de sable dégagés lors de la décrue du fleuve (waalo), où l’on pouvait pratiquer des cultures de décrue, demandaient un mode d’exploitation plus subtil, les bancs pouvant se modifier à chaque saison des pluies. La majorité des terres alluviales (fonde et waalo) pouvait être inondées suivant la hauteur des eaux du fleuve (54). Les cultures n’avaient pratiquement pas besoin d’être irriguées grâce aux eaux de pluie retenues par les sols lourds. L’imprévisibilité des inondations rendait certaines zones soit trop sèches soit trop humides pour être cultivées certaines années. Ainsi une terre, dont la propriété était bien définie, pouvait rester inutilisée pendant une ou plusieurs années. De vastes espaces étaient ainsi laissés en friche à un moment ou à un autre. C’est pourquoi le droit de propriété traditionnel ne respectait pas le principe de l’indirass, fondé sur le droit islamique et selon lequel les droits de propriété deviennent caducs si le propriétaire néglige de cultiver sa terre pendant un certain temps.

Le fait que ni le gouvernement mauritanien ni les conseillers des organismes internationaux bailleurs n’aient perçu la complexité de ce système "d’irrigation naturelle" devait par la suite constituer un facteur important dans la campagne d’expropriations des années quatre-vingt (voir infra).

Sous l’administration coloniale française, les règles traditionnelles de propriété foncière ont généralement été acceptées. Ces règles ont été confirmées juste avant l’indépendance par un décret de 1960 relatif au régime foncier. L’article premier de ce décret disposait que "[l]es terres vacantes et sans propriétaire appart[enaient] à l’Etat", mais l’article 3 prévoyait que "les droits coutumiers de propriété [étaient] maintenus s’ils [étaient] assortis d’une utilisation évidente et permanente de la terre". Pour les Noirs de la vallée, ces mesures constituaient une reconnaissance importante de leur droit de continuer à cultiver leurs terres.

Peu après l’indépendance, le gouvernement modifia le régime foncier traditionnel. Selon John Grayzel, un spécialiste du système agraire en Mauritanie :

En termes de politique agraire, aussi bien les Bidans (les Beydanes) que les haratins (les Haratines) commencent à se montrer moins préoccupés par le maintien de leurs positions traditionnelles que par l’établissement de nouvelles. Réaliser cela le long du fleuve nécessite une "dé-communautarisation" des terres et une nouvelle répartition des parcelles sur une base individuelle (55).

Les Maures purent profiter des politiques de développement encouragées par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International, qui favorisaient l’adoption de régimes agraires basés sur la propriété privée individuelle. Les bailleurs réalisèrent sans doute que les politiques qu’ils encourageaient avaient un effet négatif sur les droits civils et politiques fondamentaux des groupes ethniques noirs vivant dans la vallée du fleuve Sénégal. Pourtant, ils considérèrent que ces problèmes ne pouvaient être inclus dans leurs évaluations économiques. Contrairement à certains autres gouvernements africains, le gouvernement mauritanien se conforma à cette politique avec contentement, comme le souligna le Professeur Michael Horowitz :

L’expropriation des petits exploitants de leurs terres trouvait un appui idéologique dans les programmes d’ajustement structurel de la Banque Mondiale, du Fonds Monétaire International et des autres bailleurs multilatéraux et bilatéraux, qui encourageaient l’Etat à se désengager des investissements directs dans le domaine du développement rural et agricole et favorisaient un secteur privé plus actif. En Mauritanie, la notion de "secteur privé" renvoie exclusivement à l’élite des Bidans ou des Maures blancs... (56)

En Afrique en général, les bailleurs internationaux ont encouragé la propriété individuelle afin de promouvoir des techniques d’utilisation des terres plus durables ainsi qu’un investissement plus important dans la terre. Les conflits avec les régimes fonciers traditionnels sont courants. Cependant, en Mauritanie, le choix de la propriété privée répondait à un objectif plus important : faciliter l’expropriation des cultivateurs noirs de leurs terres au profit de la classe dominante beydane. Le gouvernement mauritanien et le secteur privé dominé par les Beydanes ont accepté avec enthousiasme les programmes établis par les bailleurs internationaux car ils constituaient un moyen de transférer les terres aux Beydanes aux dépens des droits des autres citoyens, notamment des groupes ethniques noirs. Les politiques des bailleurs ont ainsi fourni une couverture de respectabilité au gouvernement mauritanien qui a ensuite pu appliquer ces politiques d’une manière abusive. Une étude réalisée par l’Agence pour le Développement International des Etats-Unis (United States Agency for International Development - USAID) et le Centre d’Etudes sur les Régimes Fonciers (the Land Tenure Center) de l’Université du Wisconsin ("l’étude de Park") confirme cette analyse :

Nombreux sont les résidents du bassin du fleuve Sénégal qui estiment que le gouvernement mauritanien a cédé rapidement à cette pression [l’introduction de la propriété privée individuelle] en grande partie car une telle politique lui permettait d’étendre les possessions des Beydanes dans le bassin du fleuve Sénégal (57).

LES PREMIERES ANNEES DU CONFLIT

L’intérêt du gouvernement pour la vallée du fleuve Sénégal s’est accentué après 1972 et la création de l’OMVS. En construisant deux barrages sur le fleuve (58), l’OMVS avait pour but d’accroître les capacités du fleuve Sénégal en matière d’irrigation, de production d’électricité et de navigation. Cette initiative conduisit à une augmentation spectaculaire de la valeur économique des terres de la vallée et à un égal regain d’intérêt des Beydanes pour ces terres. Selon un Négro-mauritanien :

Avec la construction des barrages, le gouvernement a réalisé que, si les Noirs restaient dans la vallée, ils pourraient profiter de la nouvelle capacité de production du fleuve. A la même époque, dans le nord, il n’y avait plus de possibilités d’irrigation. Les Beydanes du nord ont donc estimé qu’il leur fallait coloniser les terres des Noirs au sud. Certains Noirs ont tenté de sensibiliser les villageois sur ce qui se passait, en particulier après 1984 ; nous voulions les aider à s’accrocher à leur terre (59).

Le regain d’intérêt du gouvernement pour les terres de la vallée tenait également à un autre facteur : l’engagement coûteux de la Mauritanie dans la guerre du Sahara Occidental. La guerre obligea la Mauritanie à augmenter les effectifs de ses forces armées (d’environ 3.000 hommes au début de l’année 1976, les effectifs sont passés à 15.000 ou 17.000 hommes au milieu de l’année 1978), en recrutant parmi les populations noire et haratine. Ces mesures affectèrent encore davantage l’économie déjà affaiblie du pays et accentuèrent l’intérêt du gouvernement pour la vallée qu’il considérait comme une source potentielle de développement pour le pays. A cela vint aussi se greffer le fait que les combats provoquèrent l’exode de quelques communautés nomades maures du nord.

Après la guerre, beaucoup des Haratines qui furent démobilisés furent intéressés par les terres de la vallée. L’intérêt porté par le gouvernement pour ces terres était également motivé par sa volonté de maintenir la séparation entre Noirs et Haratines. C’est ce qu’expliqua Christian Santoir, un spécialiste français de la vallée :

[L’armée] était composée en majorité d’esclaves et de Haratines, que la sécheresse avait libérés de leurs activités traditionnelles. En 1979, avec la fin du conflit du Sahara Occidental (occupé par le Maroc), commença la démobilisation d’un grand nombre de Haratines — laissés sans maître, sans troupeaux et surtout sans terre. L’accès à la terre pour cette importante frange de la population mauritanienne, proche des Maures (blancs) et de même culture, allait devenir un objet de préoccupation constant pour le gouvernement (60).

Dans la vallée du fleuve Sénégal, l’expropriation des Noirs de leurs terres débuta bien avant la réforme agraire de 1983, mais manqua jusque-là de base légale. L’opération commença dans la région de Rosso, dans la partie ouest de la vallée. Rosso représentait un point de départ logique pour plusieurs raisons. Premièrement, il y avait là de vastes étendues de terres. Deuxièmement, la zone était reliée à Nouakchott par d’excellentes routes, si bien que la plupart des nouveaux propriétaires, hommes d’affaires beydanes, pouvaient facilement s’y rendre et transporter leurs produits agricoles vers la ville à un coût relativement bas. Troisièmement, les communautés noires de cette région étaient généralement moins organisées que celles de l’intérieur de la vallée.

L’APPLICATION DISCRIMINATOIRE DE LA REFORME AGRAIRE DE 1983

Avant 1983, il existait de la part des autorités mauritaniennes une volonté claire d’aider les Beydanes à acquérir des terres. Cependant, ce n’est qu’après l’adoption de la réforme agraire de 1983 que le gouvernement appliqua sa politique discriminatoire de confiscation des terres des Noirs. La réforme agraire de 1983 n’était en fait que la traduction légale de l’intérêt du gouvernement et des Beydanes pour les terres de la vallée du fleuve Sénégal. L’ordonnance 83.127 du 5 juin 1983 nationalisa toutes les terres du pays et abolit les systèmes agraires traditionnels. Elle prévoyait notamment :

Article 1er : La terre appartient à la nation et tout Mauritanien, sans discrimination d’aucune sorte, peut, en se conformant à la loi, en devenir propriétaire, pour partie.

Article 7 : Les actions foncières collectives sont irrecevables en justice. Les affaires de même nature actuellement pendantes devant les cours et tribunaux seront radiés des rôles sur décision spéciale de la juridiction saisie. Les arrêts ou jugements de radiation sont inattaquables.

Article 9 : Les terres "mortes" sont la propriété de l’Etat. Sont réputées mortes les terres qui n’ont jamais été mises en valeur ou dont la mise en valeur n’a plus laissé de traces évidentes.

En excluant la possibilité de faire respecter les titres de propriété traditionnels devant les tribunaux, l’article 7 détruisit le système de propriété foncière traditionnel. Cette mesure est particulièrement grave en ce qu’elle représente une violation claire au droit à un procès équitable établi aux articles 14(1) et 16 du Pacte internationale relatif aux droits civils et politiques. Les dispositions de l’article 9 de l’ordonnance, selon lesquelles un titre de propriété enregistré prévaut automatiquement sur les droits de propriété traditionnels, n’ont fait que renforcer la discrimination qui existent contre ceux qui ne se prévalent que de droits fonciers coutumiers.

L’article 21 du décret 84.009 additionnel au premier décret exigeait que "[t]oute collectivité souhaitant maintenir les terres indivises doit se transformer elle-même en coopérative régulièrement constituée au sein de laquelle les membres ont les mêmes droits et responsabilités". Puisque le régime foncier traditionnel était précisément basé sur l’inégalité des droits et des devoirs des notables et des autres, les communautés noires ne purent profiter de cette disposition. Bien que Human Rights Watch/Africa, comme indiqué plus haut, ne prenne pas position dans les litiges concernant les titres de propriété et l’utilisation des terres, force est de constater que l’effet pratique de cette disposition est de refuser l’accès à la propriété aux personnes qui ont possédé ces terres depuis des générations. En pratique, les autorités locales beydanes furent investies du pouvoir de confisquer en toute impunité les terres traditionnelles des Noirs.

A première vue, la loi elle-même n’est pas raciste ; mais il en est tout à fait autrement de son application. Les décrets et circulaires d’application subséquents (décret 84.009 du 19 janvier 1984, circulaire 0005 du 14 avril 1984, et circulaires 007 et 0020 du 29 juillet 1985), pris par le Ministère de l’Intérieur, ont accordé aux autorités locales des pouvoirs étendus qui leur permet de traiter des questions de propriété à leur convenance.

La loi aurait dû s’appliquer à l’ensemble du territoire national, mais en réalité, elle ne s’appliqua qu’aux terres du sud qui appartenaient aux Noirs. Si elle avait été appliquée de manière uniforme à tout le pays, les Beydanes, propriétaires des terres fertiles des oasis du nord, auraient été sérieusement affectés, comme l’expliqua Samba, un ancien instituteur mauritanien :

Ce texte de loi est parfait, mais son application en fait un outil d’un apartheid non déclaré. Si la loi avait été juste et équitable, les terres des Maures au nord, cultivées par les Haratines, auraient été expropriées. Au lieu de cela, il leur fallait trouver une couverture juridique. C’est ce qui les a amenés à initier la réforme agraire (61).

L’application sélective de la loi fut également décrite par Boubacar, un Mauritanien exilé au Sénégal :

Nous avons appris par la radio que les terres étaient devenues propriété nationale. En même temps, le communiqué annonçait que le gouvernement allait utiliser son pouvoir discrétionnaire pour permettre qu’une certaine partie des terres soit cultivée par leurs anciens propriétaires ; quant aux terres restantes, elles appartenaient désormais à la nation, toujours au nom du pouvoir discrétionnaire du gouvernement. Nous savions que les terres du nord étaient intouchables...Par conséquent, le communiqué de la radio nous est apparu trompeur —s’il était vrai que les terres dans tout le pays avaient été nationalisées, pourquoi en pratique cette réforme semblait ne concerner que nos terres— les terres appartenant aux Noirs ? Il est clair que tout ce qui était en train de se produire était en relation avec le barrage. De toute évidence, le gouvernement avait promis aux hommes d’affaires beydanes qu’ils pourraient acquérir des terres dans le sud. C’est tout ce qui a motivé la réforme de 1983. Cela n’avait rien à voir avec le désir du gouvernement de faire des terres un domaine national en tant que tel (62).

Aux termes de la loi, toute terre qui ne présente pas de signes d’exploitation —comme des canaux d’irrigation et des traces de culture— pouvait être expropriée par l’Etat. L’article 2 du décret 84.009 prévoit : "Pour être juridiquement protégée, la mise en valeur d’une terre doit consister en constructions, plantations, cultures, our digues de retenue d’eau."

Cette disposition omit de prendre en considération un certain nombre de facteurs qui auraient pu aider à sauvegarder les terres des Noirs. Premièrement, les effets conjugués de la sécheresse et de la crise économique grave qui frappait le pays avaient empêché les cultivateurs noirs de cultiver toutes leurs terres. A cela s’ajoutait le fait qu’ils ne pouvaient pas recevoir des prêts ou des crédits des banques, qui leur aurait permis d’augmenter leur production. La Société Nationale de Développement Rural (SONADER) et les banques (63) ne financèrent apparemment dans le sud que des projets dirigés par des Beydanes. Les Noirs obtenaient rarement des prêts pour des projets dans la vallée ; les prêts qu’ils étaient en mesure d’obtenir ne portaient que sur des petits montants. Les politiques d’emploi des banques renforcèrent cette discrimination contre les Noirs : les employés des banques étaient tous maures, sauf quelques noirs relégués à des postes administratifs. De plus, exiger qu’il y ait des traces de rigoles d’irrigation dans les champs pour éviter qu’ils ne soient déclarés "morts", ne tenait pas compte des méthodes de culture traditionnelles. Comme expliqué plus haut, ces méthodes étaient basées sur les précipitations annuelles et de nombreux champs ne peuvent être cultivés chaque année. Les rigoles d’irrigation étaient rarement utilisées.

La réforme agraire a également établi des procédures d’octroi de concessions sur la base du nombre d’hectares de terres considéré. L’article 22 prévoyait que les concessions portant sur des superficies allant de cinq à trente hectares devaient être approuvées par le Ministre des Finances ; celles portant sur des superficies supérieures à trente hectares par le Conseil des Ministres. Ces procédures furent considérées comme inutilement lourdes par beaucoup dans la communauté beydane, qui firent pression sur le gouvernement pour qu’il les simplifie. Le gouvernement introduisit donc dans la législation une échappatoire importante au profit des Beydanes : dans les circulaires d’application subséquentes, des concessions "provisoires" de terres furent accordées, ce qui était une manière de contourner les procédures d’approbation établies. Les concessions qui n’étaient pas considérées comme des "investissements importants" étaient dispensées des procédures d’immatriculation détaillées dans la loi de 1983 et pouvaient être approuvées par les autorités locales. Selon Park :

Le mot qui compte c’est le mot "important", qui permet de contourner la législation chaque fois que les autorités locales estiment que la taille de la concession n’est pas vraiment significative. Cette exception à la législation était clairement conçue pour faciliter la nouvelle stratégie consistant à développer le bassin du fleuve Sénégal par et au profit des entrepreneurs beydanes (64).

Au moment de l’entrée en vigueur de la réforme, et alors que les Noirs étaient dépossédés de leurs terres, beaucoup de hauts responsables et de leurs proches obtinrent de grandes parcelles de terres. Un sociologue mauritanien fit ce calcul : "Plus de la moitié des terres de la région de Trarza appartient à cinquante-six personnes, chacun possédant entre 100 et 600 hectares. Sur ces cinquante-six propriétaires, cinquante-cinq sont maures, un est noir" (65).

LES METHODES UTILISEES POUR EXPROPRIER LES NOIRS

DE LEURS TERRESPlusieurs méthodes ont été utilisées pour exproprier les Noirs de leurs terres. Toutes violaient leur droit à un procès équitable. Certains procédés, décrits en détail dans les pages qui suivent, ont utilisé les dispositions de la réforme agraire ; les autres ont contourné ses exigences ou les ont simplement ignorées. La méthode la plus répandue a certainement été la confiscation par le biais de l’enregistrement. On a empêché les Noirs d’établir ou de faire valoir leurs titres légaux de propriété, qui, à la place, ont été attribués aux Beydanes qui ont pu user de leur influence au niveau de l’administration pour obtenir les documents d’enregistrement des terres. La deuxième méthode a consisté en la création des fausses coopératives, par le truchement desquelles les Beydanes ont pu devenir membres de coopératives précédemment opérées par des Noirs et parfois en prendre entièrement possession. Cela a permis aux Beydanes de prendre possession de propriétés déjà enregistrées. Les exigences mises en place dans la réforme agraire ont souvent été ignorées d’une manière flagrante. La dernière méthode a consisté en l’expulsion violente de paysans noirs en 1989 et en 1990 et les "expulsions indirectes" qui ont suivi.

La corruption des responsables, tant locaux que nationaux, a joué un rôle important en facilitant l’expropriation des terres appartenant aux Noirs. Certains gouverneurs de région ou certains préfets se sont appropriés des terres ou les ont offertes à des amis ou à des membres de leur tribu ; d’autres ont aidé les Maures à s’installer sur les terres des Noirs, afin d’accélérer l’arabisation du pays.

La confiscation par le biais de l’enregistrement

La méthode la plus utilisée pour saisir les terres des Noirs s’opérait de la manière suivante : les Beydanes du nord, qui bénéficiaient des prêts et crédits bancaires habituellement refusés aux Noirs, allèrent voir les autorités du sud pour acquérir des parcelles de terre. Ces autorités déclaraient ensuite les terres qui appartenaient aux Noirs "terres mortes", conformément à la loi de 1983, au motif qu’il n’y avait pas de traces de culture. Estimant que la proposition n’impliquait pas d"investissements importants", l’autorité locale accordait une concession "provisoire" et la terre était enregistrée et donnée en bail au niveau propriétaire.

La réforme agraire prévoyait certaines procédures applicables avant que la propriété ne puisse être confisquée. Théoriquement, les caractéristiques du terrain en question devaient être mentionnées en détail, notamment son emplacement et ses particularités géographiques. La proposition du transfert de propriété devait être annoncée à la radio et affichée au bureau du gouverneur ou à la préfecture de la localité. Quiconque avait des réclamations à faire concernant le terrain en question devait se présenter aux autorités dans un délai d’un mois. S’il n’y avait aucune contestation, le transfert était définitif.

A l’instar de tant de lois en Mauritanie, les dispositions de la réforme agraire ont été appliquées de manière discriminatoire. En plus de violer le droit à un procès équitable des individus, ces pratiques ont consacré une discrimination de facto mais officielle contre les groupes ethniques noirs, en violation de l’article 26 du Pacte international relatifs aux droits civils et politiques (66). Premièrement, les communiqués à la radio et l’affichage au bureau du gouverneur ont habituellement été rédigés en arabe, parfois en français. La plupart des propriétaires noirs ne comprenaient pas l’arabe, même si beaucoup d’entre eux comprenaient le français. Mais ces annonces n’ont jamais été faites dans leur langue maternelle -pulaar, soninké ou wolof (comme on pouvait s’y attendre, le texte de la réforme foncière n’était pas non plus disponible dans ces langues autochtones). De plus, dans beaucoup de régions, le bureau du gouverneur était éloigné des villages noirs où il était improbable d’y voir de telles annonces. De toute façon, beaucoup de paysans noirs étaient illettrés. Les autorités locales ont souvent retardé l’annonce d’une proposition d’acquisition de terre jusqu’à quelques jours avant la date limite, rendant en fait impossible toute réclamation.

Le facteur crucial dans la confiscation par l’enregistrement a été la complicité entre les hommes d’affaires beydanes, qui convoitaient ces terres, et les autorités locales, qui voulaient les leur faire obtenir. Autre facteur important : la plupart des paysans noirs ne possédaient pas les documents attestant de leur propriété, ce que les autorités beydanes ont utilisé et manipulé. Ces dernières les leur ont souvent exigés. La minorité des paysans en mesure de les produire était à l’abri —au moins pour un certain temps ; les autres risquaient une confiscation immédiate. Abdul faisait partie de ces "chanceux" ; expulsé de force en 1989, il fit à Human Rights Watch/Africa le récit de sa rencontre avec les autorités :

A ce moment-là [fin 1983], j’avais d’autres problèmes avec [une] parcelle de terre, un jardin. Sur une moitié de cette parcelle, j’avais planté des dattiers et sur l’autre, je cultivais des patates douces. Le chef d’arrondissement vint me demander "si tout ceci n’appartenait qu’à moi". Lorsque je lui ai répondu par l’affirmative, il a répliqué que c’était trop pour une seule personne. Il donna la moitié à un Beydane. Je lui ai fait remarquer qu’il n’avait pas le droit d’agir ainsi. Il m’a convoqué pour le lendemain à son bureau muni de l’acte justificatif de la propriété. Il m’a dit que si je ne venais pas, il me confisquerait simplement la terre et la donnerait à quelqu’un d’autre. Le lendemain, j’ai apporté les documents à son bureau. Le titre de propriété était plus vieux que le chef d’arrondissement lui-même. Dès que je lui ai remis les documents, il m’a dit que je pouvais partir ; tout ce qui l’intéressait, c’était les documents. J’ai pu normalement faire mes récoltes de 1984 à 1989, mais avant même d’avoir pu faire la récolte de 1989, en juin, j’ai été déporté (67).

Human Rights Watch/Africa a appris que, peu de temps après l’entrée en vigueur de la réforme agraire de 1983, certaines personnalités noires essayèrent d’amener leurs communautés à légaliser leurs droits de propriété. Les responsables beydanes ont souvent contrecarré ce processus. Boubacar (dont nous avons parlé plus haut) expliqua les difficultés qu’il rencontra lorsque, après que le chef d’arrondissement accompagné de gardes armés vint le menacer, il demanda à obtenir un titre légal de propriété pour ses terres :

Comme je m’y attendais, ils ont refusé. J’ai persisté dans ma requête. J’ai rencontré les trois préfets qui se sont succédés dans la localité. Le dernier préfet que j’ai été voir à Rosso était noir, il s’appelait Demba Sarr. Il a appelé le chef d’arrondissement pour lui demander pourquoi il ne m’avait pas attribué le terrain [c’est-à-dire pourquoi il n’avait pas enregistré le terrain au nom de Boubacar]. Le chef d’arrondissement, qui était maure, a répondu que c’était pour voir "si la terre lui appartenait réellement. S’il avait cédé facilement, ç’aurait été la preuve que la terre ne lui appartenait pas ; mais s’il persistait, avec tous les risques que cela comporte, c’est parce que c’est bien sa terre".

Boubacar expliqua ensuite comment Sarr provoqua la colère des autorités centrales en refusant d’accepter leur raisonnement et finit par être transféré et remplacé par un Beydane. Boubacar expliqua aussi qu’il continua ses efforts pour obtenir un titre pour sa terre, même après que le chef d’arrondissement et le chef des gendarmes vinrent lui dire d’arrêter de cultiver sa terre. Il raconta :

Nous avons tous refusé d’arrêter et avons continué à cultiver nos terres jusqu’à la récolte. Après avoir récolté, nous avons semé des tomates. Ils sont revenus nous dire d’arrêter. Nous leur avons répondu que nous ne pouvions pas nous permettre d’arrêter car nous avions été financés par les banques, que nous irions en prison si nous ne payions pas nos dettes et qu’il nous fallait donc travailler pour rembourser ces dettes. Peu de temps après, nous avons été expulsés (68).

En l’absence de documents d’enregistrement la confiscation se réalisait d’un manière beaucoup plus directe. Human Rights Watch/Africa a eu la connaissance de nombreux de ces cas, dont voici un exemple :

En 1988 à Bababé, un Maure du nord est allé voir le préfet de la circonscription pour lui dire qu’il voulait des terres. Le préfet lui a dit de faire son choix, puis il a publié une annonce décrivant les terres en question, conformément à la loi. Le propriétaire de ces terres, un vieil homme de soixante-dix ans, s’est présenté pour contester cette acquisition. On lui a demandé de présenter les papiers prouvant que la terre était bien à lui. Il ne les avait pas. Il perdit sa terre (69).

En théorie, les concessions des terres de petite dimension étaient supposées être provisoires, mais ont rapidement pris un caractère définitif et aujourd’hui, elles se confondent avec les confiscations plus larges.

La création de coopératives fictives

Une autre méthode d’expropriation a consisté en la création de coopératives fictives. Aux termes de la loi, les collectivités traditionnelles peuvent immatriculer de grandes superficies de terres pour les cultiver en coopérative — un système qui théoriquement permet d’adapter les formes traditionnelles de propriété foncière avec peu de changement (avec les réserves mentionnées plus haut). Par conséquent, la plupart des terres des Noirs ont été enregistrées comme coopératives.

La confiscation des terres immatriculées exigeait une stratégie différente de celle utilisée pour la confiscation des terres non immatriculées : intégrer les coopératives et finalement les investir. Le témoignage d’Abou Bakary ci-dessous rapporté est un exemple d’une coopérative qui, au départ, était entièrement composée de Noirs et dont la moitié des membres ont été remplacés par des Beydanes sur instructions des autorités. Finalement, tous les Noirs du village ont été expulsés et la coopérative a entièrement été récupérée par les Beydanes.

Les autorités ont également forcé les Noirs à créer des coopératives avec les Beydanes, ces derniers étant les propriétaires de facto des terres et les Noirs les ouvriers. Les entités nées de ce processus étaient uniquement de nom des coopératives et étaient en fait des instruments d’exploitation et de confiscation de terres. Abdul, qui se trouve à Dagana (Sénégal), expliqua comment, en 1983, il fut forcé à constituer une coopérative pour cultiver quatre parcelles de terrain. Trente des quarante membres de la coopérative étaient beydanes, y compris le nouveau président. Abdul décrivit ensuite comment la moitié du terrain fut expropriée :

On m’a proposé de monter une coopérative avec un groupement de Beydanes qui n’avaient pas de terre. Normalement, une coopérative doit avoir quarante membres. Dans le cas d’espèce, trente des membres de la coopérative étaient beydanes et ne possédaient pas de terres. De plus, les autorités locales ont insisté pour que le président de la coopérative soit beydane et moi, propriétaire des terres en question, je me suis retrouvé comme un simple membre. Les terres "gérées" par cette coopérative n’appartenaient qu’à moi. Les neuf autres Noirs qui complétaient l’effectif n’avaient pas de terres non plus. La terre était vaste et servait à la culture du millet. Une fois la coopérative constituée, tous les autres membres ont donné une contribution et ont cultivé la terre.

Un jour, le chef d’arrondissement est venu, accompagné d’un Beydane, et m’a signifié que désormais la moitié de la terre appartenait au Beydane. Nous avons continué à exploiter la terre selon le nouveau système, à savoir la moitié qui nous appartenait. Même les autres Beydanes ne se sont pas plaints ouvertement de cette décision, parce que le Beydane en question, membre de la tribu Isselmou, bénéficiait de l’appui du chef d’arrondissement et était donc plus puissant qu’eux. Cela s’est passé au début de l’année 1989. Entre 1983 et 1989, je me suis résigné face à la situation qui nous était imposée. Je n’avais pas le choix. Les trente Beydanes, qui étaient originaires du nord, représentaient d’autres puissants intérêts beydanes, tels que des hommes d’affaires etc...Ils ne vivaient pas tous au village (70).

LA MISE EN OEUVRE DES CONFISCATIONS

Les Noirs qui essayèrent de s’opposer à l’expropriation de leurs terres s’opposèrent à une répression sévère, cautionnée par l’Etat. Les villages qui tentèrent de sauver leurs terres se heurtèrent rapidement au courroux de l’Etat. Abdoulaye, originaire de Monga, village situé à l’ouest de Beylane, expliqua comment une telle résistance mena à son arrestation et aux tortures qui suivirent :

Les Maures à qui on avait donné ma terre m’ont dit de ne pas la cultiver. La loi stipule que si une terre présente des signes de culture, on ne peut pas vous la prendre ; c’est pourquoi les Maures m’ont interdit de la cultiver. J’ai été voir le chef d’arrondissement, le préfet et le gouverneur —j’ai même écrit aux Ministres du Développement Rural et de l’Intérieur. A cause de cela, j’ai été détenu pendant une semaine à la gendarmerie de Bogué en décembre 1988. J’y ai été sévèrement maltraité, battu, soumis à l’épreuve dite du "jaguar" (voir chapitre 5 sur "les massacres de 1990-1991") et attaché (71).

Abou Bakary Thioune, un chef religieux originaire de Jow Reo, dans la région de Brakna, raconta à Human Rights Watch/Africa comment lui et d’autres villageois furent maltraités à la suite d’un conflit avec des Beydanes. Dès l’entrée en vigueur de la réforme de 1983, les autorités s’étaient intéressées aux terres de son village. En 1988, comme l’expliqua Abou Bakary, elles devinrent agressives :

En juin ou juillet 1988, juste avant les récoltes, une centaine de civils beydanes sont arrivés dans le village et ont insisté pour que les villageois partagent avec eux leurs récoltes. Les villageois ont refusé. Les Beydanes sont revenus, mais cette fois avec des fusils et des gendarmes. Une violente confrontation s’en est suivie au cours de laquelle plusieurs Noirs et Beydanes furent blessés. Alertées, les autorités locales ont arrêté quatre-vingt-six Noirs et vingt Beydanes, qui ont tous été conduits à Bogué.

Au cours de l’enquête menée au Camp de la Garde National de Bogué, les traitements réservés aux Noirs et aux Beydanes ont été sensiblement différents : les Noirs ont été séparés, sévèrement maltraités et certains d’entre eux ont été détenus pendant deux mois ; les Beydanes ont été relâchés presque immédiatement. Nous avons été convoqués un par un et on nous a demandé de reconnaître que la terre appartenait à l’Etat, que les Noirs n’avaient pas le droit de la monopoliser. Si nous n’acceptions pas, on nous battait. Au bout de trois jours, nous avons tous été libérés, à l’exception de quinze d’entre nous, mais sept ont été de nouveau arrêtés le lendemain. Nous avons ensuite été conduits à la prison d’Aleg, où on commença une nouvelle enquête. Les visites de nos avocats et de nos familles étaient interdites et on nous donnait juste assez de nourriture pour survivre. Enfin deux mois plus tard, on nous a autorisé à retourner dans notre village.

Peu après cela, le chef d’arrondissement vint annoncer la nouvelle répartition des terres. Abou Bakary raconta :

Sur les cent membres de la coopérative, cinquante ont été suspendus et remplacés par cinquante Beydanes, y compris les vingt qui avaient été arrêtés. Je faisais toujours partie de la coopérative ; près de la moitié des Noirs qui avaient été arrêtés ont été renvoyés. Les Beydanes n’avaient rien à payer pour la terre qui leur avait été attribuée et les Noirs qui avaient été renvoyés n’ont reçu aucune compensation. En fait, nous avons tous dû payer 30.000 ouguiyas (150.000 CFA) à l’Etat et, vingt jours après notre retour, toute la récolte de riz a été confisquée. Les terres de notre village qui n’étaient pas cultivées ont été données aux Beydanes. Le fait de s’élever contre l’affectation des terres aux Beydanes exposait à une arrestation pour quelque jours (72).

Cinq mois plus tard, le processus se termina par la déportation : en juin 1989, la Garde Nationale arriva, encercla le village et força tout le monde à traverser le fleuve vers le Sénégal. L’opération concerna quelque cent familles, soit à peu près 600 personnes.

Le village de Gourel Moussa connut une situation similaire en 1988. Le chef du village, Mamedou Alia Djigo, essaya de s’opposer à la décision gouvernementale de confisquer les terres du village. Sa résistance le fera être arrêté et emprisonné. En 1989, lui et tout son village furent expulsés au Sénégal (73).

Lorsque les villageois ont essayé d’intenter un recours contre la confiscation de leurs terres, ils se sont rendus compte du fait que les mêmes autorités qui avaient vendu les terres aux hommes d’affaires beydanes étaient également capables de contrôler l’appareil judiciaire. Un Mauritanien qui avait travaillé au Ministère du Développement Rural décrivit un de ces cas qui est arrivé en 1986 à Fanaye Niakwar, dans la région de Trarza, où une organisation internationale était impliquée dans un projet de développement. Le gouverneur, Mohamed Lemine Salem Ould Dah, conjointement avec l’ancien secrétaire général du Ministère de l’Intérieur, Fall Oumar, fit arrêter le projet et interpella quelques villageois pour ne pas l’en avoir informé. Fall Oumar emmena le matériel que l’ONG avait fait venir dans le village (motopompes et autres appareils) dans son propre village, Taïba. La terre de Fanaye Niakwar fut cédée à un homme d’affaires beydane. Les villageois tentèrent de porter l’affaire devant la justice :

Les villageois se sont réunis et ont engagé un avocat, un Maure blanc, puisqu’un avocat noir n’avait aucune chance de réussir. L’avocat a introduit une requête officielle auprès du tribunal de Rosso, mais n’a reçu aucune réponse de son président. En fait, le tribunal n’a jamais répondu officiellement, bien que le président ait indiqué en privé à l’avocat que l’affaire ne pouvait pas être résolue par le tribunal parce que l’Etat ne l’autoriserait pas à l’examiner en tant qu’affaire judiciaire. Les villageois ont tout tenté - ils ont écrit au Ministre de l’Intérieur, au Ministre de la Justice et même au Président de la République. L’affaire est restée bloquée jusqu’en 1989, date à laquelle tous les villageois ont été expulsés (74).

Les poursuites des violations depuis 1989

En 1989, le conflit concernant les terres de la vallée du fleuve Sénégal prit une nouvelle tournure, caractérisée par des violences et des violations des droits de l’homme sans précédent. Cela correspond à l’époque des expulsions massives des citoyens mauritaniens noirs, décrites au chapitre 3 du présent rapport sur les "Expulsions Forcées". Outre qu’elles constituaient une tentative de modification de la structure ethno-démographique et politique du pays et avait valeur de rétribution des exactions subies par les Mauritaniens au Sénégal, les expulsions avaient pour but principal d’accélérer la confiscation des terres des paysans noirs. Le gouvernement considéra la plupart des Maures blancs comme étant des personnes "déplacées", c’est-à-dire des réfugiées venant du Sénégal, et chercha à les installer sur les terres abandonnées par les villageois noirs.

Depuis la période des expulsions massives du milieu de l’année 1989, les paysans noirs sont soumis à une pression constante. Les expulsions forcées ont continué, bien qu’à un rythme plus lent, et l’occupation militaire de la partie mauritanienne de la vallée a fourni le contexte pour de nombreux abus contre la population noire, y compris des confiscations de terres. Le gouvernement a également armé la plupart de la population maure de la vallée. Les abus incessants exercés contre la population noire sont décrits au chapitre 10 du présent rapport consacré à l’occupation militaire de la vallée du fleuve Sénégal.

LES MASSACRES DE 1990—1991

De novembre 1990 à février 1991, 500 à 600 prisonniers politiques noirs furent exécutés ou torturés à mort par les forces gouvernementales. Les victimes faisaient partie des quelque 3.000 Noirs arrêtés entre octobre 1990 et mi-janvier 1991 (75), pour leur implication alléguée dans une tentative de coup d’Etat contre le gouvernement. Les prisonniers, pour la plupart des militaires, furent détenus au secret et soumis à d’affreuses tortures, apparemment dans le but de leur arracher des aveux et des informations sur les autres.

Les premières informations sur ces décès circulèrent fin mars 1991, lorsque des prisonniers politiques, libérés à la faveur d’une amnistie, révélèrent le sort des centaines de leurs compagnons de détention, tués et torturés. Parmi les survivants, un grand nombre serait estropié, paralysé ou mutilé du fait des tortures, et on pense que certains sont morts après leur libération du fait des effets prolongés de la torture. Presque toutes les personnes décédées étaient des militaires noirs appartenant au groupe ethnique halpulaar.

Malgré les nombreuses preuves qui existent liant des hauts fonctionnaires aux violations des droits de l’homme perpétrées contre les groupes ethniques noirs, le gouvernement mauritanien refuse de reconnaître sa responsabilité dans ces meurtres ou de permettre la réalisation d’enquêtes indépendantes. Pour assurer l’impunité des responsables et éviter toute tentative d’identifier et de punir les auteurs des violations passées, le gouvernement a décrété, en juin 1993, une amnistie couvrant tous les crimes commis par les forces armées et les services de sécurité entre avril 1989 et avril 1992.

LES ARRESTATIONS

Les arrestations eurent lieu à travers tout le pays, mais se concentrèrent surtout à Nouakchott, Nouadhibou et Aleg. Le gouvernement commença par cibler les militaires noirs, mais, par la suite, la campagne s’élargit aux agents de l’administration. Parmi les personnes arrêtées, certaines furent libérées sans qu’aucune charge n’ait été retenue contre elles après plusieurs jours ou mois de détention ; d’autres furent accusées de trahison, mais aucun procès n’a jamais eu lieu. Parmi les personnes arrêtées, se trouvaient des membres de la petite force navale mauritanienne, des fonctionnaires des douanes, des membres des forces armées, des officiers de police, des fonctionnaires et même de simples citoyens.

Ces arrestations provoquèrent parmi les Noirs ce qu’un réfugié mauritanien décrivit comme "une psychose de la peur", due non seulement au nombre considérable des arrestations mais aussi à leur caractère manifestement arbitraire. Un Négro-mauritanien, qui se trouvait à Nouakchott au moment des arrestations décrivit l’atmosphère qu’elles provoquèrent :

A l’époque des arrestations, aucun Noir ne se sentait en sécurité. Comme la plupart des arrestations avaient lieu en pleine nuit, les gens se couchaient souvent sans se déshabiller. Mon cousin a été arrêté alors qu’il était en pyjama, il ne portait même pas ses chaussures. Lorsque vous sortiez de chez vous, tout le monde savait que si vous ne reveniez pas, c’était parce que vous aviez été arrêté (76).

Le gouvernement mauritanien justifia ces arrestations en accusant le Sénégal d’avoir appuyé la prétendue tentative de coup d’Etat, accusation que réfuta ce dernier. Cette explication n’est cependant pas plausible, et cela à plusieurs titres : premièrement, les accusations n’ont été prononcées qu’en décembre, alors que les arrestations commencèrent en octobre ; deuxièmement, les soldats noirs n’étaient vraisemblablement pas en mesure d’organiser un coup d’Etat étant donnée la réduction considérable du nombre des officiers et des soldats noirs effectuée à la suite de la prétendue tentative de coup d’Etat d’octobre 1987 ; la plupart de ceux qui restèrent dans l’armée furent désarmés (77).

Ces arrestations ont sans doute eu un rapport avec la campagne électorale pour la mairie de Nouakchott à laquelle participait Messaoud Ould Boukheir, candidat galvanisait les populations noire et haratine contre le gouvernement. Le gouvernement aurait ainsi fabriqué cette tentative de coup d’Etat pour démontrer à la population que les Noirs étaient dangereux pour la société mauritanienne. Si tel était effectivement le raisonnement du gouvernement, il était inutilement excessif : la plupart des Noirs n’étaient pas en mesure de faire renouveler ou d’obtenir de nouvelles cartes d’identité, nécessaires pour voter (78).

Un réfugié interrogé à Dakar le 18 février 1991 jugea d’un façon plus sinistre les arrestations :

Nous n’avons pas été surpris par les arrestations de 1990 ; elles faisaient partie intégrante d’une politique destinée à exterminer les Négro-mauritaniens. Pour se débarrasser des Noirs, il fallait commencer par arrêter ceux d’entre eux qui faisaient partie de l’armée et de l’administration. Il était particulièrement important de renvoyer les Noirs de l’armée, car c’est la seule institution capable de s’emparer du pouvoir.

L’un des officiers noirs, commandant de brigade dans une école militaire, décrivit la confusion qui s’empara de beaucoup d’autres collègues lorsqu’il fit le récit de son arrestation, intervenue le 6 décembre 1990 à Atar :

L’arrestation des Noirs a commencé le jeudi matin à Atar. Un officier des services de sécurité, Mohamed Ould Gafar, s’est présenté, armé de son fusil et a dit : "Lieutenant, vous devez vous présenter devant le commandant de la compagnie". Ce dernier, le Capitaine Cheibatta, m’a demandé de m’asseoir et m’a dit qu’il avait reçu de Nouakchott l’ordre de m’arrêter. J’étais surpris — qu’avais-je fait ? avais-je enfreint quelque règlement ? J’étais choqué. Il a répondu qu’il n’en savait rien. Le Commandant de l’Ecole Militaire, Abderrehim Ould Sidi Ali, reçut de Nouakchott un ordre qui commandait au Capitaine d’arrêter les personnes suivantes : Cpt. Bâ Pathé, Lt. Diagana Chouaibou, Lt. Diop Hameth, Lt. Abderrahmane Mamadou Dia, Lt. Diaw Djibril, Lt. Soumaré Mamadou, Sous-Lt. Diagana Abdoulaye Youssouf, Sous-Lt. N’iang Ibrahima, Sergents chef Diallo, Adjudant chef. Dembélé, Sergent Sow, Sergent chef Bousso.

Nous avons été détenus dans des réduits et humiliés pendant quatre jours, du 6 au 10. On nous a à peine donné de quoi boire et manger. Nous étions surveillés par des soldats armés, des Maures. Jusque-là, nous n’étions pas attachés. Ils se sont contentés de nous retirer nos épaulettes et nos affaires.

Le 10, on nous a fait monter à bord d’avions de type Buffalo, yeux bandés et mains attachées. Ils ne voulaient pas que l’on sache où l’on allait. Nous ne savions rien, ni ce que nous avions fait, ni où nous allions, ni si nous allions mourir (79).

Un adjudant-chef, interrogé par Human Rights Watch/Africa, fut arrêté le 27 novembre 1990 et conduit à Inal. Il décrivit de la manière suivante les mauvais traitements et, dans certains cas, les exécutions, dont ses compagnons et lui-même firent l’objet dès leur arrivée :

On m’a amené dans une pièce où il y avait des soldats armés et un adjudant appartenant à l’une des compagnies. On m’a donné l’ordre de me déshabiller ; je me suis exécuté. On m’a fait coucher par terre et on m’a attaché les mains et les pieds dans le dos. Je n’avais sur moi que mes sous-vêtement. On m’a ensuite bandé les yeux et conduit dans une autre pièce. Là, j’ai entendu du bruit. J’ai demandé qui était là et j’ai découvert de quelques-uns de mes amis se trouvaient là, entre autres Sy Mbaye et Bâ Mamadou Samba.

Nous sommes restés là jusqu’au milieu de la nuit. On nous a ensuite conduits à Inal à bord d’un camion. Inal se trouve à 400 kilomètres de la base. Nous sommes arrivés vers 4 heures du matin. Pendant tout ce temps, nous étions attachés, les pieds dans le dos. On nous frappait de temps en temps. On nous urinait dessus. On nous piétinait en lâchant quelques paroles du genre : "Vous allez voir que vous allez tous disparaître. Nous allons tuer tous les Noirs, tous les Négro-africains".

Lorsque nous sommes arrivés à Inal, nous avons trouvé des gens couchés. Nous sommes dits qu’ils avaient certainement été battus, mais, en fait, ils étaient tous morts (80).

LES CONDITIONS DE DETENTION

Le nombre de détenus était tel que les maisons d’arrêt ne suffisaient plus. Les autorités commencèrent donc à utiliser des centres clandestins de détention : dans plusieurs villes du pays des bases militaires et des commissariats de police furent transformés en camps d’internement et des bâtiments autour de la capitale en prisons. Des témoignages indiquèrent que les prisonniers furent détenus dans des bâtiments appartenant à l’armée, à la Garde Nationale et à la police à Nouakchott et à Nouadhibou, dans des bases militaires à Aleg, Neima, Rosso et Foumgleta. La caserne militaire de Jereida, à environ trente kilomètres au nord de Nouakchott, était l’un des principaux centres de détention.

A la fin du mois de mars 1991, Cheikh Fall, un adjudant noir de l’armée en poste à Jereida, fit une demande d’asile politique en France et raconta son histoire à la presse française (81). Selon Fall, les autorités commencèrent à utiliser Jereida comme centre de détention en novembre 1990 (82).

A Jereida, les officiers étaient séparés et placés dans deux types de cellules : de 90 centimètres sur 90 et de 1 mètre 80 sur 1 mètre 80. Les petites cellules abritaient environ quatre prisonniers ; les grandes de dix à quatorze. La taille des cellules ne permettait pas à tous les prisonniers de s’allonger. Il n’y avait pas de fenêtres, uniquement des ouvertures par lesquelles on passait la nourriture. Selon Fall, trente-deux officiers et environ 286 sous-officiers ont été détenus à Jereida. Fall lui même fut arrêté pendant trois jours, du 9 au 12 décembre, puis libéré suite à l’intervention d’amis maures. Il retourna à Jereida après sa libération. Il décrivit de la manière suivante la scène de violence et l’exécution dont il fut le témoin :

Tous les détenus noirs ont été ligotés. Les soldats ont été mis dans des chambres, des dortoirs avec des gardes à la porte. Le bâtiment qui servait de dispensaire était également gardé.

Les détenus noirs arrivaient dans des camions blindés. Ils étaient dans un état lamentable. Parfois, ils venaient de très loin — nus, les mains liées derrière le dos, les pieds attachés. Certains avaient les yeux bandés en arrivant. D’autres avaient du coton dans les oreilles pour les empêcher d’écouter. Certains d’entre eux n’avaient pas mangé pendant deux ou trois jours. Certains portaient les blessures des tortures qu’ils avaient subies. Au moins un officier et deux soldats sont morts durant leur transfert. L’officier s’appelait Oumar N’Dao N’Diaye ; il était lieutenant et servait à Akjoujt (83).

L’un des officiers interrogés par Human Rights Watch/Africa raconta son arrivée à Jereida et les conditions de détention. Il décrivit comme la première phase à Jereida les sévices, le travail forcé et le manque d’hygiène dont il donna le récit.

Les choses ont réellement commencé lorsque nous sommes descendus des camions ; ils ont appelé nos noms un par un —c’est vraiment terrible à raconter. Ils nous ont frappés et accusés d’être des Flamistes [des membres des FLAM]. C’est à ce moment-là que nous avons réalisé que les arrestations étaient politiques. "Vous mourrez ici", disaient-ils, "sales Noirs, étrangers dans ce pays". Et puis, voir des soldats frapper des officiers !...

Les sous-officiers étaient enfermés dans des hangars. Des gens de Nouakchott étaient déjà là, et cela depuis novembre. On les utilisait à des travaux forcés pour la construction d’une mosquée à Jereida.

Les conditions d’hygiène étaient terribles. Il nous fallait manger pour ne pas mourir, mais parfois il y avait du sable et des coquilles dans la nourriture. Vous deviez uriner dans les cellules-mêmes ; ils refusaient souvent de vous autoriser à aller aux toilettes. De 6 heures du soir à 7 heures du matin, ils ne vous permettaient généralement pas de quitter la cellule. Nous avions donc essayé de garder un coin de la cellule pour les toilettes. Parfois, ils nous autorisaient à sortir, mais toujours sous escorte. Lorsque nos camarades de détention tombaient malades, nous essayions de leur apporter des récipients dans lesquels ils pouvaient vomir (84).

LES TORTURES

Dans tous les centres de détention, la plupart des détenus furent sauvagement torturés dans le but de leur soutirer des confessions et des renseignements sur d’autres personnes. On demandait aux prisonniers de signer des aveux — qu’ils n’avaient pas le droit de lire avant — dans lesquels ils reconnaissaient avoir participé à une organisation militaire clandestine créée pour renverser le gouvernement. Un officier nommé Diagana expliqua le procédé à Human Rights Watch/Africa.

Les détenus étaient exposés au soleil brûlant et, l’un après l’autre, étaient amenés devant la commission. On vous posait des questions. Si vous disiez que vous ne saviez pas pourquoi vous étiez là, on vous faisait sortir et on vous torturait. Si vous ne vouliez pas être torturé, alors il vous fallait mentir et dire que vous étiez au courant du coup (85).

Comme l’expliqua Fall, les séances de torture avaient souvent lieu dans la cour de la caserne. "Ce n’était pas fait discrètement : les détenus pouvaient entendre les cris", déclara-t-il. Fall continua en dépeignant les atroces tortures infligées à l’un des détenus :

J’ai été témoin de plusieurs cas de torture. Celui du Lieutenant Baal, en décembre, par exemple. Baal était pilote dans l’armée de l’air. Je le connaissais depuis des années. Lorsque je l’ai vu endormi, je ne l’ai même pas reconnu. Ils l’ont battu pendant 15 minutes avec des tubes en caoutchouc et l’ont complètement dévêtu. Il avait les bras écartés et attachés ; ses pieds aussi. Une corde était attachée à son cou. Ils l’ont frappé à la poitrine et sur ses parties génitales. Du sang coulait de sa bouche. Il hurlait. Il a fini par avouer avoir participé au putsch et caché des armes chez lui. Alors, ils l’ont piétiné et ont menacé de violer sa femme. La séance a duré plus de deux heures. Ils disaient, "il faut nous donner le nom des officiers qui étaient avec vous". Ensuite, ils ont envoyé un message à l’armée pour qu’elle aille fouiller sa maison afin de retrouver les armes ; mais ils n’ont pas trouvé d’armes et rien d’autre non plus. Ils l’ont donc rappelé. Ils ont commencé à le battre mais se sont vite rendus compte que c’était inutile. Il signa une confession (86).

La torture des détenus était tellement implacable que souvent les victimes finissaient par passer aux aveux. Comme Diagana dit à Human Rights Watch/Africa : "Si vous signiez, on arrêtait de vous torturer. On vous transférait dans d’autres cellules réservées à ceux qui avaient fini. A la fin, tout le monde a signé".

Les informations recueillies par Human Rights Watch/Africa ont permis d’identifier les méthodes de torture suivantes :

Battre les prisonniers sur tout leur corps au moyen de poings, de bottes, de bâtons, de tubes en caoutchouc, de fils électriques, de crosses de fusils ;

Déshabiller complètement les prisonniers et les asperger d’eau froide (particulièrement lorsqu’ils venaient d’arriver en décembre, lorsqu’il faisait froid) ;

Enterrer les prisonniers dans le sable jusqu’à la hauteur du cou. Les soldats leur tiraient ensuite les cheveux et brûlaient leur visage avec des cigarettes. Fall vit mourir un soldat nommé N’Daraw N’Diaye de cette façon en décembre ;

La méthode "jaguar" : les détenus étaient suspendus à une barre de fer, mains et pieds attachés ensemble ; on les faisait tourner sur la barre tout en les battant. On leur jetait de l’eau dessus et on continuait à les battre ;

Une autre forme de "jaguar" consistait à utiliser une barre fixe. comme celles utilisées dans les salles de gymnastique. Les bras des détenus étaient attachés à la barre de façon à ce que leurs pieds ne touchent pas le sol. On les laissait ainsi suspendus pendant des heures jusqu’à ce que leurs épaules soient endolories ; parfois, cela provoquait des hémorragies internes ;

Brûler tout le corps des prisonniers, y compris la plante des pieds ;

Simuler des fausses exécutions : tard dans la soirée, les officiers noirs étaient transportés à environ cinq kilomètres des casernes, les yeux bandés. On leur disaient qu’ils allaient être exécutés ; ensuite, on les ramenait au camp ;

Brûler, infliger des chocs électriques et des coups sur les parties génitales (87). On rapporte aussi des cas de castration.

Diagana raconta qu’il fut battu pendant trois jours, du 22 au 25 décembre, mais refusa de plier à leur demande de signer un aveu. Il donna la description suivante des tortures qu’il subit :

Des officiers de la sécurité militaire étaient chargés des interrogatoires. Parmi eux, il y avait : Lt. Hacen Nagatt ; Lt. Samory Ould Youmbaba ; Lt. Ely Ould Dah ; Lt. Daha Ould Cheikh ; Sous-Lt. Brahim Ould Bouzouma. D’abord, ils nous ont battus avec des câbles électriques et nous ont dit : "Vous êtes des Flamistes [membres des FLAM], nous en avons la preuve ; si vous ne l’avouez pas, nous vous aurons". J’ai dit que non, que je n’avais jamais appartenu à une organisation, que je ne me mêlais pas de politique. Ils m’ont alors fait subir la méthode du "jaguar". Ils m’ont roué de coups ; mes liens étaient si serrés que j’en ai toujours des cicatrices. J’ai été attaché, nu, et frappé dans le dos. Il m’ont battu jusqu’à ce que je perde presque connaissance et ont essayé de retenir tout ce que je disais pendant les bastonnades. Lorsque vous repreniez totalement conscience, ils disaient : "Parle ou nous recommençons !". La plupart des détenus ont reconnu être des Flamistes. Ils auraient dit n’importe quoi pour échapper à la torture. Moi, j’ai dit non, que je préférais mourir. Je n’ai jamais dit que j’étais un Flamiste. Ils n’avaient absolument aucune preuve. Ils m’ont battu pendant trois jours, du 22 au 25 décembre. Ils m’ont assené de coups partout —sur tout le corps, y compris sur les parties génitales. J’ai cru que j’allais devenir stérile.

Dans mes confessions, j’ai dit que je n’appartenais à aucune organisation politique mais que mes collègues et moi avions évoqué les problèmes de promotion dans l’armée. Pendant cinq années, depuis 1986, aucun Noir n’a été admis au cours de formation pour officiers, obligatoire pour accéder au grade de capitaine. Ils veulent éliminer les Noirs de l’armée. J’ai passé les tests trois fois ; j’ai été recalé à chaque fois. Le 25 décembre, ils se sont résolus à accepter cela comme aveu.

Les soldats et les sous-officiers n’avaient pas le droit de lire ce qu’on leur demandait de signer. Mais dans le document, il était écrit : "Je vous présente cet aveu. J’ai été contacté par tel ou tel officier et je suis membre d’une organisation militaire clandestine qui a pour mission d’organiser un coup d’Etat" (88).

Alassane, un soldat noir âgé de trente ans, fuit la Mauritanie vers le Sénégal en avril 1991. Dans une interview accordée à l’hôpital de N’Dioum (89), il expliqua que, durant sa détention, il fut notamment battu, ligoté et enseveli dans le sable :

Nous avons d’abord été détenus à Aslat pour un temps avant d’être transférés à Haym, puis à Nema où nous étions emprisonnés dans un bâtiment...Ma vie en prison était rythmée par de constantes tortures : coups, mains liées derrière le dos et chaînes au pieds. C’était souvent lorsque nous étions dans cette position que les coups pleuvaient sur nous. Ils venaient sans avertir, quand les prisonniers étaient assis ou ne faisaient rien. Je ne pense pas qu’il existe une chose qu’ils ne nous aient infligée.

A notre arrestation à Aleg, ils nous ont attachés les mains et les pieds et nous ont traînés sur des épines et le sable chaud. Moi, par exemple, j’ai été enseveli dans le sable jusqu’au cou ; deux personnes m’ont tapé sur la tête et m’ont jeté du sable sur la figure. D’autres ont reçu le même traitement ; certains en sont morts. C’est comme ça qu’est mort Niokkane.

Un médecin militaire, arrêté le 24 novembre 1990, décrivit lors d’un entretien avec Human Rights Watch/Africa sa détention à Inal et la différence de traitement qui existait selon que les prisonniers étaient officiers ou sous-officiers :

Le commandant de la région de Nouadhibou, Sid’Ahmed Ould Boilïl, m’a fait appeler pour me dire que l’on avait besoin de moi. Il m’a dit que j’avais été dénoncé par d’autres personnes qui avaient été arrêtées. Je ne m’étais jamais mêlé de politique. J’étais un militaire. Je m’acquittais de mes devoirs de soldat, puis je rentrais chez moi.

On ne m’a pas laissé téléphoner à qui que ce soit. On m’a amené à la base, on m’a dit de me déshabiller et on m’a bandé les yeux. Ils m’ont attaché très fort et m’ont mis dans une chambre. J’ai crié et ils ont un peu desserré les liens. J’ai été ensuite conduit au nord à environ 250 kilomètres de Nouadhibou, à Inal. D’autres détenus y étaient déjà, tous militaires et tous des Pulaars. Ils étaient une vingtaine.

Les officiers étaient laissés plutôt tranquilles après être passés aux aveux. Quant aux sous-officiers, ils pleuraient et pleuraient et pleuraient lors des séances de bastonnades. C’était horrible de les entendre crier. Plusieurs d’entre eux sont morts. Il y a eu 180 morts à Inal (90).

L’adjudant-chef interrogé à Nouakchott fut également détenu à Inal. Il donna la description suivante des tortures sauvages dont il fit l’objet et des séances de pendaisons auxquelles il assista dès le premier jour à Inal :

A neuf heures du matin, le capitaine de la base d’Inal est venu avec un groupe de six personnes, toutes armées de fouets. Ils nous ont frappé de neuf à onze heures et demi.

Ensuite, ils nous ont mis dans un hangar où nous avons retrouvé des amis ; ils étaient presque morts, ils ne pouvaient même plus parler. L’endroit empestait comme s’il n’y avait eu que des cadavres. Ils nous ont ensuite enchaînés avec des chaînes qui se trouvaient là et nous ont battus toutes les heures en nous lançant des injures, des gros mots. Ils nous disaient que nous étions des sauvages qui n’auraient pas dû exister et que ne devrions pas être en Mauritanie ; qu’aucun Noir ne devrait plus vivre en Mauritanie ; que nous étions entre leurs mains et qu’ils allaient nous tuer un à un et massacrer le reste de la population, tuer les adultes et que seuls les enfants seraient épargnés ; qu’on leur enseignerait le hassaniya ou l’arabe. Le français, le pulaar, le soninké et le wolof n’existeraient plus en Mauritanie.

Ils nous ont torturés jusqu’à sept heures du soir. La première personne que j’ai vue être pendue sous mes yeux était un soldat nommé Idi Seck. Ils ont mis la corde autour de son cou et ils l’ont attaché. Ils l’ont laissé dans cette position jusqu’à ce qu’il meure. C’était la première pendaison que je voyais.

Ensuite, vers minuit, ils ont apporté des cordes, aligné trois rangées de dix personnes ; ils ont pendu trente personnes. C’était à l’occasion des fêtes du 28 novembre [fêtes de l’indépendance].

Un autre officier interrogé par Human Rights Watch/Africa fut détenu à Inal du 13 décembre au 11 janvier. Il décrivit les nombreuses techniques de torture utilisées, en vain, pour lui faire avouer son appartenance aux FLAM :

Le jeudi 13 décembre, à treize heures, j’étais chez mon frère. Il avait été arrêté le 27 octobre ; il était gendarme comme moi. Je suis allé rendre visite à sa famille pour voir comment ils allaient. Un commandant de brigade et quatre gendarmes sont venus encercler la maison ; ils m’ont arrêté et conduit à la gendarmerie. J’y ai trouvé trois autres officiers, un capitaine et deux lieutenants. Ils m’ont déshabillé et enfermé dans des toilettes pendant vingt-neuf jours. Le WC était d’environ 1,5 m². Je ne pouvais pas dormir — il faisait froid, j’étais nu et on m’aspergeait de l’eau froide toutes les nuits. Ils m’ont battu ; j’ai perdu une dent. Le matin, ils me donnaient un peu de pain et de l’eau.

Ils m’ont accusé d’être un membre des FLAM et un de ses agents entre 1988 et 1990 quand j’étais en France pour me faire soigner et rendre visite à ma famille. J’ai refusé de signer quoi que ce soit, malgré leurs efforts.

On m’infligeait chaque jour des sévices. Ils m’ont mis de l’eau dans l’oreille droite, puis du sable. C’était lors de mes interrogatoires. Cela est arrivé deux fois, le 15 et le 17 décembre. Vers quatre heures du matin, on entendait des gens crier ; on savait qu’il se passait quelque chose. C’était à ce moment qu’ils venaient vous frapper.

Le 11 janvier, j’ai été libéré. On m’a demandé de rester à la maison. J’ai été placé sous surveillance (91).

LES CAS DE MORT EN DETENTION

La sévérité des traitements combinée à l’absence totale de soins médicaux provoqua une mortalité élevée parmi les détenus. Au moment de la rédaction du présent rapport, le gouvernement refusait toujours de reconnaître ces décès et aucune statistique fiable n’est disponible. Cependant, il est largement admis que 500 à 600 prisonniers moururent des suites de tortures ou furent sommairement exécutés.

Cheikh Fall était chargé de l’inscription des détenus à Jereida ; selon ses chiffres, il y avait 424 détenus en février 1991. Fall estime qu’environ trente Noirs sont morts des suites de tortures à Jereida. Les familles des victimes n’ont jamais été prévenues ; les corps ont été enterrés dans des endroits épars à trois ou quatre kilomètres de la base. Selon Fall :

Les détenus mouraient souvent après [les tortures]. On les reconnaissait à peine. Plusieurs d’entre eux sont morts à l’infirmerie. Il n’y avait ni médicament, ni médecin pour eux. Il y avait là deux infirmières, mais en réalité les détenus étaient transportés au dispensaire afin qu’ils ne meurent pas sous les yeux de leurs camarades (92).

Les cas suivants sont des exemples de prisonniers torturés à mort :

Ly Moussa, un homme de près de cinquante ans, originaire de Dar El Barka dans le département de Bogué. Pendant des années, il était commerçant à Nouadhibou, principalement dans l’exportation du poisson. En 1986, il fut arrêté et accusé d’appartenir aux FLAM. Il fut envoyé dans l’infâme prison de Oualata, où, avec d’autres prisonniers d’opinion, il fut soumis à des tortures et des sévices. A la suite de la mort de quatre prisonniers en 1988, les conditions de détention s’améliorèrent quelque peu et les détenus furent transférés à la prison d’Aïoun. Il fut libéré en décembre 1989 et retrouva sa famille et ses affaires à Nouadhibou. En novembre 1990, il fut à nouveau arrêté à la suite de la tentative alléguée de coup d’Etat. Il est mort en détention.

Kane Abdrahmane, un météorologiste d’une quarantaine d’années, originaire de Tekane, près de Rosso. Pendant les quinze dernières années de sa vie, il vécut à Nouadhibou où il travaillait pour l’Association pour la Sécurité de la Navigation Aérienne (ASCNA). Il fut arrêté en novembre 1990 à Nouadhibou.

Sow Ibrahima, un sergent de l’armée d’une trentaine d’années, originaire de Médina Fanaye dans le département du Trarza. Pendant la guerre du Sahara, il combattit sous le drapeau mauritanien, fut fait prisonnier par le Front Polisario et finalement libéré en 1981. Il vivait à Nouakchott avec ses deux femmes et ses trois ou quatre enfants. Il n’avait jamais fait de politique. Il fut arrêté en novembre 1990.

Ball Souleye, un caporal de l’armée d’une trentaine d’années, originaire de Médina Fanaye dans le département de Trarza, bien que sa famille soit installée à Rosso. Son père, Ball Alhousseinou fut tué par les forces de sécurité lors des expulsions de 1989. Ball servait à Aleg quand il fut arrêté fin septembre ou début octobre.

Sal Oumer, un lieutenant de la Marine d’une quarantaine d’années, originaire de Niakwar dans le département du Trarza. C’était un homme pieux qui ne se mêlait pas de politique et vivait à Nouakchott avec sa femme et ses cinq enfants. Il a été arrêté en novembre. Il mourut le 28 de ce même mois. Un témoin rapporte que "son corps mutilé était indescriptible".

Dia Ousmane, un officier, mourut une nuit de janvier 1991 après avoir été torturé. Ses mains avaient été attachées derrière son dos ; il était nu ; il a été plaqué au le sol et fouetté. Cinq soldats environ furent impliqués. Ils l’ont battu à tour de rôle. Et il en fut ainsi jusqu’à ce que le prisonnier cria "Arrêtez ! Je vais parler". Ils lui versèrent alors de l’eau froide sur le corps. Il commença à frissonner —il faisait très froid en janvier. Il mourut quelques minutes plus tard. Une poignée de soldats furent chargés de l’enterrer.

Trente détenus à peu près moururent à Jereida et furent enterrés à environ cinq kilomètres au nord de la caserne. Parmi eux, l’adjudant-en-chef Guisset Mamadou, l’adjudant de compagnie Ly Mamadou et le colonel Aw Oumar.

En décembre, le Sous-lieutenant Dia Abderrehmane mourut des suites de bastonnades sauvages. Il était originaire du village de Djingue.

Le capitaine Lomé, de la Marine, fut étranglé et battu sur tout le corps. Il est mort le 26 ou le 27 novembre.

Le jour de son arrestation, Alassane vit six autres détenus être battus à mort. Il rapporta :

Ils ont été battus à mort. Les gardes ont pris un détenu qu’ils se sont mis à battre avec des matraques ; il s’est mis à crier : "Je n’y ai pas participé, je n’y ai pas participé" puis il est finalement mort...L’un d’eux s’appelait Ball, il était de la région de Toro. Un autre s’appelait Niokkaane et venait d’une localité située près de Kaédi. Il y avait aussi le Sergent Diop qui était également originaire de Kaédi. Un autre s’appelait Niang et était de Garalol.

Outre ceux qui moururent des suites de tortures, nombreux autres Noirs (leur nombre exact n’est pas connu) furent sommairement exécutés par les forces de sécurité. Bien qu’il y ait peu d’informations sur ces cas, Human Rights Watch/Africa a pu obtenir les renseignements suivants concernant les exécutions de détenus noirs.

Au camp de Jereida, quatre soldats et un sergent —Dia Abdoulaye, Sow Abdoulaye, Sy Moussa, Garly N’Diaye et Sy Hamadi Aly— furent contraints à creuser la tombe dans laquelle ils furent enterrés après leur exécution.

A la caserne d’Inal, au nord de Nouadhibou, vingt-huit soldats furent pendus le 28 novembre 1990. Les rapports indiquent que les exécutions furent opérées pour célébrer la fête de l’indépendance.

LA REPONSE DU GOUVERNEMENT

Il existe un grand nombre de preuves mettant en évidence l’implication directe de plusieurs hauts responsables de l’administration dans les cas de violations des droits de l’homme. Dans son Country Reports on Human Rights Practices for 1991, le Département d’Etat américain affirme :

Il apparaît que les niveaux les plus élevés de la hiérarchie militaire —dont plusieurs membres du CMSN [Comité Militaire de Salut National]— ont été impliqués et ont sans doute participé personnellement aux tortures et aux exécutions.

En dépit de l’importance de ces preuves, le gouvernement n’a pas reconnu les tueries et a systématiquement refusé de permettre à une commission indépendante d’enquêter sur ces décès ; seule une commission militaire a été autorisée à le faire mais ses conclusions n’ont jamais été rendues publiques. Personne n’a été inculpé ou jugé pour avoir participé à ces tortures et massacres.

Nabil Bouaïta, un avocat français qui essaya de défendre les veuves des victimes des massacres lors de procès contre le gouvernement, décrivit les difficultés qu’il rencontre dans ses relations avec les autorités mauritaniennes :

Pour ne pas être accusé de manipulation ou de supercherie, le collectif [un groupement international d’avocats qu’il représentait] a essayé de consulter les autorités mauritaniennes. Le Ministre de la Justice, après avoir confirmé notre réunion, l’annula sans explication, précisément à l’heure à laquelle elle devait se tenir. Cette attitude peu conciliatrice reflète bien la froide indifférence avec laquelle sont traitées les victimes de toute violation. Lors de ma visite en Mauritanie, j’ai découvert qu’il y avait un véritable mur du silence autour de cette question et que les tentatives d’identification des responsables étaient sans succès... (93)

Un sérieux coup fut porté aux espoirs de poursuite judiciaire des responsables des tueries de décembre 1991 lorsque deux colonels (94), tous les deux membres du CMSN, directement impliqués dans l’orchestration des massacres, furent promus. Les deux hommes, Colonel Sid’Ahmed Ould Boilïl et Colonel Cheikh Ould Mohamed Saleh, étaient respectivement commandants des régions militaires de Nouadhibou et d’Aleg, régions où la plupart des massacres et des tortures furent perpétrés. Les deux hommes furent mis à l’essai pendant six mois avant de voir leur promotion confirmée. La promotion de ces officiers fut particulièrement surprenante dans la mesure où elle intervint au moment même où la Mauritanie recherchait une aide internationale pour ses premières élections présidentielles démocratiques de janvier 1992, et dénota sans ambiguïté le rejet de toute volonté de poursuivre les responsables des violations des droits de l’homme. Le Maj. Mohamed Cheikh Ould El Hadi et le Maj. Ely Fall furent apparemment aussi impliqués dans les massacres.

En outre, en 1991, après avoir annoncé la grâce des prisonniers politiques, les autorités renvoyèrent de l’armée un certain nombre (inconnu) d’officiers, dont dix-sept écrivirent une lettre de protestation. L’un d’entre eux raconta à Human Rights Watch/Africa :

A la mi-mars, nous avons reçu la visite du chef-adjoint du personnel militaire, le Colonel Sidia Ould Yahya, et du capitaine de la sécurité militaire, Ely Vall. Ils nous ont dit que nous allions être renvoyés de l’armée car ils détenaient la preuve que nous appartenions à une organisation clandestine anti-nationale. Ils nous ont dit qu’une commission d’enquête viendrait nous voir. Mais, ils nous avaient déjà jugés et condamnés avant la commission !

Les seize officiers ont été les derniers à être relâchés. Lorsque l’amnistie a été annoncée, ils ne nous ont même pas avertis ; c’est un sous-officier qui nous l’a dit. Plus tard le commandant de la base est venu le confirmer. Ils m’ont donné quarante-cinq jours au bout desquels je devais me présenter au siège de l’armée à Nouakchott.

Je me suis donc rendu au siège de l’armée le 1er juin, quarante-cinq jours après. Du 1er au 9 juin, nous étions considérés comme des militaires, mais nous n’en savions pas plus. Nous étions vingt-sept officiers, onze de Jereida et seize de N’Beika. Le 9 juin, ils nous ont divisés en deux groupes. Dix officiers ont été repris dans l’armée. Quant aux autres, ils ont dit qu’à compter d’une certaine date— allant de vingt-cinq à soixante jours à partir de cette date- nous ne faisions plus partie de l’armée. Les plus âgés, ils étaient sept, ont été envoyés avec anticipation à la retraite. Les autres ont été renvoyés pour raison disciplinaire. Pour avoir fait quoi ? (95)

Afin de garantir l’impunité des responsables et bloquer toute tentative de poursuite concernant les violations commises antérieurement, une amnistie fut déclarée en juin 1993 couvrant tous les crimes commis par les forces armées et les forces de sécurité entre avril 1989 et avril 1992. Ce n’est pas une coïncidence si cela correspond à la pire période de la répression contre les Négro-mauritaniens, avec notamment les massacres de 1990-1991.

LES PROTESTATIONS PUBLIQUES CONTRE LES MASSACRES

Dans une des rares manifestations publiques d’opposition contre le gouvernement, une série de lettres ouvertes et de tracts fut publiée en Mauritanie critiquant le rôle des autorités dans les arrestations et les tueries. Human Rights Watch/Africa a reçu le texte de certains de ces documents, rédigés par des groupes d’intellectuels, de travailleurs et de femmes. Ce sont des témoignages importants et souvent émouvants de l’effort entrepris par les citoyens mauritaniens pour mettre en lumière la responsabilité de leur gouvernement pour ces abus.

La lettre ouverte des intellectuels

Le 10 avril 1991, cinquante éminentes personnalités mauritaniennes —dont d’anciens ministres, des avocats, des médecins et des professeurs— signèrent une lettre ouverte adressée au Président Taya dans laquelle ils dénonçaient "l’ampleur de la répression qui s’est abattue sur les civils et les militaires noirs dans les derniers mois de 1990". Parmi ces exactions, ils citaient plusieurs centaines d’exécutions sommaires, des disparitions et différentes atrocités. La lettre établit le lien entre ces abus et les politiques générales définies par le gouvernement de la manière suivante :

De telles violations des droits de l’homme et du citoyen sont de nature à renforcer le climat de suspicion, de défiance et de tension permanente qui va à l’encontre de la cohésion et de la stabilité de notre pays. Ces violations portent également un coup sévère aux nobles idéaux de l’Islam, dont en particulier la tolérance religieuse, la fraternité et le respect de l’être humain. C’est pour cette raison que lesdites violations constituent un précédent dangereux et unique dans l’histoire de notre pays...

Ces événements tragiques et regrettables sont la conséquence logique d’une politique de répression aveugle qui n’a pas fait de distinction entre coupables et innocents. Et plus encore, ils sont le résultat de l’absence de libertés démocratiques.

La lettre demandait au gouvernement de constituer une commission d’enquête indépendante pour identifier les responsables de ces crimes et de prendre immédiatement les mesures nécessaires pour assurer le respect de l’état de droit.

La déclaration des travailleurs

Le 18 avril 1991, l’Union des Travailleurs de Mauritanie (l’UTM) publia une déclaration réclamant la convocation d’une conférence nationale pour discuter de la démocratisation et la réalisation d’une enquête indépendante sur les détentions de 1990.

La pétition des femmes

En avril 1991 également, plus de soixante-quinze femmes —épouses, soeurs, nièces et mères de certains des prisonniers présumés morts en détention— signèrent une pétition adressée au Président Taya. Les femmes demandaient au Président de rompre le silence officiel qui entourait ces morts et d’aider les familles des victimes. Voilà ce qu’elles déclaraient :

La disparition des êtres qui nous ont été chers présente des problèmes incommensurables sur plusieurs plans, en particulier sur le plan social. Certains de ces hommes étaient fils uniques et constituaient donc la seule source de joie et de fierté pour leur famille ; d’autres étaient les seules sources de revenus de leur famille ; d’autres encore ont laissé derrière eux plusieurs épouses et enfants sans ressource.

Avec l’effondrement de nos derniers espoirs, nous vivons une véritable tragédie. Nous avons l’amère impression que nous sommes abandonnées à notre chagrin et à la misère qui l’accompagne. On nous a mises dans une situation que la conscience humaine ne peut tolérer.

Pour ces raisons, nous faisons appel à vous en dernier recours afin que le silence soit rompu, que des explications soient données et qu’il nous soit réservé un traitement humain...

Cette pétition fut suivie à la mi-mai par la déclaration d’un Comité de Solidarité, signée par 363 femmes, et dans laquelle on pouvait lire :

Pendant les semaines qui viennent de s’écouler, la conscience de notre peuple a été fortement ébranlée par les témoignages et les révélations d’un certain nombre de victimes de ces dernières arrestations — ces vrais "rescapés des camps de la mort".

Si est vrai, comme le Président l’a affirmé, qu’il ne reste plus un seul prisonnier politique en détention aujourd’hui, alors ceux d’entre eux qui sont encore dans les camps pourraient y être pour toujours.

Ainsi, des centaines de braves fils de cette nation sont morts, non pas au "service de leur pays", mais plutôt, en quelque sorte, "dévorés par leur propre armée".

Face à ce drame, soixante-quinze femmes —mères, veuves et soeurs des victimes— ont adressé une lettre ouverte au nom de leur famille au Chef de l’Etat. Elles ont exigé que notification officielle soit donnée aux familles concernées, afin que les obligations sociales et religieuses puissent être observées.

Pareille demande requiert naturellement la mise sur pied d’une commission d’enquête indépendante afin d’identifier les responsables, de les poursuivre en justice et de les punir conformément à la loi...

Tous les efforts vaillants et légitimes de nos soeurs se sont heurtés à un mur de silence de la part des autorités...

C’est pourquoi, face à cette situation, nous, les femmes mauritaniennes signataires, avons décidé de mettre sur pied un comité de solidarité avec les familles des disparus...

Le 11 juin 1991, un groupe de femmes organisa une manifestation à Nouakchott pour sommer les autorités de fournir des informations concernant leurs proches. La marche fut dispersée par la police, qui, selon les témoignages, battit à coups de pieds et tapa les manifestantes, dont dix au moins furent hospitalisées.

Les veuves

La pétition des femmes marqua le commencement de la mobilisation des veuves en une force importante qui demandait à ce que les personnes responsables pour les violations des droits de l’homme en Mauritanie soient identifiées et punies. Les veuves entreprirent diverses actions destinées à pousser le gouvernement à reconnaître les massacres de 1990 et de 1991 et à engager des poursuites contre les responsables. Grâce aux déclarations publiques et aux efforts visant la réparation judiciaire des abus commis, les veuves purent également attirer l’attention de la communauté internationale et envoyer des représentants à la Conférence Mondiale des Nations Unies sur les Droits de l’Homme, tenue à Vienne en juin 1993.

Dans le cadre de la campagne menée par le gouvernement pour assurer l’impunité des responsables, qui culmina en juin 1993 par l’adoption de l’amnistie, les autorités essayèrent de corrompre les veuves. Au début de l’année 1993, le gouvernement contacta semble-t-il plus de deux cents veuves à travers le pays pour leur proposer de leur payer les pensions de leur mari. La réponse des veuves fut d’organiser une série de rencontres avec leurs camarades dans l’ensemble du pays, y compris à Bogué, Rosso, Kaédi, Djoel et Bababé, pour les sensibiliser sur le danger d’accepter l’argent du gouvernement sans recevoir des informations sur le décès de leur mari, informations qui pourraient aboutir à la poursuite des personnes responsables. Selon l’une des veuves, seules deux femmes acceptèrent l’offre du gouvernement et toutes deux le firent sous la pression de leur père (96).

Un groupe de veuves, dénommé Collectif des Veuves des Victimes de la Répression en Mauritanie, publia une déclaration dans un numéro de septembre 1993 du Calame, un journal indépendant. La déclaration condamnait l’amnistie de juin 1993, la qualifiant "d’injuste et en flagrante contradiction avec la Constitution et les lois en vigueur en Mauritanie" (97). Les veuves réitéraient leurs principales revendications, qui incluaient : le paiement de pensions aux familles de toutes les victimes ; qu’il soit permis au Collectif d’Avocats de représenter les veuves et de chercher à obtenir des dommages et intérêts pour toutes les victimes ; que l’amnistie de juin 1993 soit abrogée ; qu’une commission d’enquête indépendante soit établie pour déterminer les responsables de ces tueries. Les veuves appelaient également les organisations des droits de l’homme, les groupes religieux et les partis politiques à se joindre à elles pour poursuivre leurs efforts vers l’établissement d’un état de droit en Mauritanie.

En fait, le Collectif des Avocats a été constitué pour défendre quelque 188 familles de victimes et exiger que les responsables des massacres soient traduits en justice. Les membres du collectif ont été victimes de harcèlements et d’intimidations de la part du gouvernement. Les incidents suivants en sont des exemples : l’un des avocats, Diabira Maroufa, fut arrêté et menacé en 1991 ; des attaques furent menées contre le Collectif dans la presse gouvernementale ; le Ministre de la Justice refusa de recevoir les lettres du Collectif ; le Ministre des Finances exigea le paiement d’impôts supplémentaires aux membres du Collectif. Selon une lettre écrite par Diabira Maroufa le 3 décembre 1993, "l’objectif du gouvernement est de contraindre les membres du Collectif à renoncer à leur quête de justice en les menaçant de porter atteinte à leur survie [professionnelle]".

L’ESCLAVAGE

Le 5 juillet 1980, le gouvernement du Président Mohamed Khouna Ould Haïdallah décréta l’abolition de l’esclavage. C’était la troisième fois que, dans l’histoire de la Mauritanie, l’esclavage était aboli (98). En novembre 1981, le gouvernement publia une ordonnance encourageant les autorités judiciaires à appliquer les dispositions du décret de 1980. L’ordonnance déclarait que "l’esclavage [était] définitivement aboli sur l’ensemble du territoire national" et ajoutait que les anciens esclaves devaient jouir de tous les droits qui leur étaient auparavant proscrits. En fait, cette mesure représentait essentiellement un exercice de relations publiques dicté par des considérations extérieures.

La pratique de l’esclavage existe toujours en Mauritanie, particulièrement dans les zones rurales. Des dizaines de milliers de Noirs restent considérés comme la propriété de leurs maîtres et entièrement soumis aux volontés de ces derniers. Ils travaillent de longues heures sans recevoir de rémunération. Ils n’ont pas accès à l’éducation et ne jouissent pas du droit de se marier ni de s’associer librement avec d’autres Noirs. S’ils échappent à la servitude, ce n’est pas en exerçant leurs droits "légaux" mais principalement en prenant la fuite. La méconnaissance de leurs droits, la crainte d’être rattrapés et de la torture qui s’ensuit souvent, ainsi que l’impossibilité de vendre un quelconque savoir dans un pays appauvri, découragent de nombreux esclaves à prendre la fuite. L’esclavage est réputé être particulièrement répandu dans l’est du pays.

Human Rights Watch/Africa reconnaît qu’abolir l’esclavage, dans un pays où il est profondément ancré, est un processus long et difficile. Sa persistance, néanmoins, est largement due à un manque de volonté politique de la part des autorités de mettre un terme à cette pratique. Les gouvernements successifs n’ont pas pris les mesures appropriées à la mise en oeuvre des importantes obligations auxquelles la Mauritanie s’est engagée en adoptant cette législation et en ratifiant les conventions internationales interdisant l’esclavage. L’esclavage existe toujours en Mauritanie car les mesures législatives adoptées n’ont pas été suivies, au plan économique et social, des mesures nécessaires.

Dans le but de faire croire que l’esclavage est un problème passé, les documents officiels se réfèrent uniquement aux "Haratines" ou affranchis. Dans les villes, le terme arabe pour esclave, abd, a été abandonné. On parle dorénavant des "bleus" ou des "soudanais". On utilise également les termes "pupilles" ou "domestiques" —des domestiques qui ne sont pas payés, ne bénéficient d’aucun droit et sont à l’entière merci de leur employeur.

Cependant, ces changements ne signifient pas grand chose pour les esclaves eux-mêmes. Un esclave, récemment échappé, expliqua à Human Rights Watch/Africa :

Bien sûr que l’esclavage existe toujours en Mauritanie. La raison en est simple. Quelles que soient les émancipations accordées, on continue à travailler pour le même maître, on continue à faire le même genre de travail sans rémunération et à vivre dans les mêmes conditions. Rien n’a changé, excepté les mots. On ne nous a donné ni l’éducation ni les moyens économiques qui nous permettraient de prendre conscience de nos droits et d’en profiter. Le pire, c’est à la campagne où vivent la plupart des esclaves. Là-bas, c’est la vieille Mauritanie ; les esclaves ne savent même pas qu’ils ont des droits et ils ne savent rien de l’émancipation. J’ai entendu parler de l’abolition, mais cela n’a eu aucun effet pratique dans ma vie d’esclave (99).

Human Rights Watch/Africa, qui s’est vu refuser l’autorisation de se rendre dans le pays à plusieurs reprises, n’est pas en mesure d’évaluer le nombre des esclaves en Mauritanie. En 1981, après une visite dans le pays, l’organisation londonienne Anti-Slavery Society estimait que "...le pays compt[ait] probablement au moins 100.000 esclaves authentiques et 300.000 semi et anciens esclaves" (100).

Un nombre considérable d’esclaves fuirent les campagnes pour se rendre en ville entre 1969 et 1978, avant la visite de l’organisation. Deux évènements importants contribuèrent à leur départ. Le premier fut la sévère sécheresse des années 1969-1974 qui poussa des centaines de milliers de Mauritaniens, y compris beaucoup de maîtres d’esclaves, à aller chercher en ville de meilleurs gains. Nombre de maîtres restés à la campagne envoyèrent leurs esclaves travailler dans les villes et dans les mines près de Zouérate. Le deuxième facteur fut la guerre du Sahara Occidental de 1975 à 1978, pour laquelle des recrutements massifs ont été conduits. Etant donné qu’aucun évènement comparable n’a eu lieu depuis 1981, les estimations données par Anti-Slavery Society sont probablement toujours valables.

LES TEXTES INTERNATIONAUX OBLIGEANT LA MAURITANIE A

METTRE UN TERME A L’ESCLAVAGE

L’esclavage est expressément interdit par le droit international et par de nombreux traités auxquels la Mauritanie est partie. L’article 4 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 prohibe l’esclavage en ces termes : "Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes". Plusieurs autres articles de la Déclaration interdisent les pratiques caractéristiques de l’esclavage, telles que la dénégation de la liberté, de la dignité et de l’égalité de la protection devant la loi. D’autres articles protègent différents droits fondamentaux dont les esclaves, par définition, ne peuvent jouir, comme la liberté de mouvement, le droit absolu de se marier et de fonder une famille et le droit d’être rémunéré pour le travail accompli.

Cinq autres conventions ratifiées par la Mauritanie portent sur la question de l’esclavage.

La Convention de 1951 pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, ratifiée par la Mauritanie le 6 juin 1986 ;

La Convention supplémentaire de 1957 relative à l’abolition de l’esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l’esclavage, également ratifiée le 6 juin 1986 ;

La Convention (nº29) concernant le travail forcé adoptée en 1930 par l’Organisation Internationale du Travail (OIT) ;

La Convention de l’OIT (nº105) de 1957 concernant l’abolition du travail forcé ;

La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981, qui réaffirme l’égalité des individus devant la loi et les droits à la liberté, à la propriété et à une rémunération égale pour travail égal, et interdit la domination d’un individu par un autre.

Dans son rapport annuel publié en 1993, l’OIT dénonça la persistance du problème de l’esclavage en Mauritanie (101).

LES RACINES HISTORIQUES DE L’ESCLAVAGE

L’esclavage existe en Mauritanie depuis des siècles. Les Négro-africains ont été amenés au nord après avoir été capturés par des tribus de bandits arabo-berbères (les beydanes). La possession d’esclaves était considérée comme symbolisant le statut de l’individu et de la tribu, bien que des considérations économiques y aient également été attachées. L’esclave, qui vivait et se déplaçait avec la famille nomade, veillait aux besoins de la famille. Les sources traditionnelles de revenus, tels que l’élevage des animaux et l’agriculture, dépendaient du travail des esclaves.

Les esclaves n’avaient pas le droit de se marier et leurs enfants appartenaient à leurs maîtres. Le pouvoir des maîtres sur leurs esclaves était absolu : ils pouvaient tuer leurs esclaves en toute impunité. Même si un esclave avait été tué pour des raisons insignifiantes, ce qui arrivait fréquemment, les autorités ignoraient le meurtre.

Les Haratines, dont les enfants n’appartenaient pas aux anciens maîtres, avaient le droit de posséder des biens et de passer des contrats. Les Haratines s’émancipèrent généralement de différentes façons. La première fut par l’intermédiaire de l’armée coloniale française. Les Français recrutèrent des soldats aussi bien parmi les Noirs du sud que parmi les Beydanes qui préféraient "contribuer" en donnant un esclave plutôt que d’être enrollés eux-mêmes. Ces esclaves furent plus tard émancipés. La plupart des Haratines instruits sont les fils ou les petits-fils des esclaves "donnés" à l’armée coloniale française. D’autres Haratines s’affranchirent après avoir trouvé un emploi et racheté leur liberté et celle de leur famille. Les Haratines ont gardé la langue et les coutumes des Beydanes.

Alors puissance administrant la Mauritanie, la France décréta en 1905 l’abolition de l’esclavage. La Constitution de 1961 en fit de même et garantit l’égalité de tous les citoyens devant la loi, sans distinction de race, de religion ou de statut social. Ni l’une ni l’autre de ces mesures ne parvint à mettre un terme au système car aucune mesure pratique n’a été prise pour mettre en oeuvre l’abolition. L’inadéquation des ces dispositions a été soulignée par le fait que les Haratines qui tentèrent d’exercer leur liberté nouvellement recouvrée furent renvoyés chez leurs maîtres par les autorités locales, notamment par les magistrats et les agents de police, dont la plupart d’ailleurs possédaient eux-mêmes des esclaves et considéraient l’abolition comme une menace à leurs propres intérêts. Dès avant 1980 et encore actuellement, les esclaves s’émancipent généralement en achetant leur propre liberté ou, plus souvent, en s’enfuyant.

LE MOUVEMENT EL HOR

En 1974, les Haratines fondèrent le mouvement El Hor, du mot arabe "les libres", comme groupe de pression destiné à défendre les intérêts de leur communauté. Dans l’espoir de conscientiser la communauté des esclaves et des Haratines, El Hor distribuait des tracts et organisait des manifestations. Le mouvement soutenait que l’émancipation était impossible tant que des mesures pratiques ne seraient pas prises pour faire respecter les lois contre l’esclavage et donner aux anciens esclaves les moyens de gagner leur indépendance économique. A cette fin, il demandait l’adoption de réformes agraires et encourageait les Haratines à mettre en place des coopératives agricoles.

El Hor se trouva impliqué dans une affaire controversée de vente d’une femme esclave, Mbarka, en février 1980 à Atar. La vente d’esclaves n’avait rien d’inhabituel en soi. Ce qui était insolite, c’était le fait qu’un Haratine instruit, le Lt. Barak Ould Barek, voulait épouser l’esclave en question. Comme elle était particulièrement belle, son maître réalisa qu’il pouvait en obtenir beaucoup d’argent en la vendant sur le marché. Deux Beydanes voulurent l’acheter. Son cas focalisa l’attention du pays et servit de prétexte pour formuler des griefs plus généraux, étouffés jusqu’alors. El Hor organisa des manifestations à Nouakchott, Rosso, Nouadhibou et dans d’autres villes.

La priorité donnée par El Hor aux questions sociales et ses revendications pour la justice l’amena inévitablement à être confronté au gouvernement. Redoutant les conséquences des activités du mouvement, ce dernier utilisa d’abord la répression. Les autorités réprimèrent le mouvement avec une particulière sévérité. Un nombre considérable de ses dirigeants et de ses membres fut arrêté, sévèrement torturé et nombre d’entre eux furent exilés entre 1979 et 1980. Ces mesures soulignèrent le peu de disposition du gouvernement à tolérer l’existence d’un forum indépendant faisant campagne pour les droits des Haratines.

En 1980, le président Haïdallah s’empara du pouvoir après un coup d’Etat militaire. Le nouveau gouvernement prit un certain nombre de mesures destinées à saper le mouvement tout en donnant l’apparence de satisfaire à ses exigences, notamment en "abolissant l’esclavage" le 5 juillet 1980. Cette proclamation était également guidée par la volonté du président Haïdallah d’éviter toute alliance entre l’opposition, menée par l’ancien président Moktar Ould Daddah, et les groupes d’opposition négro-africains. D’autres mesures inclurent la cooptation de certains porte-parole du mouvement en les nommant à des postes hauts placés dans le gouvernement, en leur offrant des promotions et des opportunités économiques.

El Hor fut à son apogée entre 1978 et 1982. Le mouvement existe toujours aujourd’hui.

L’ESCLAVAGE AUJOURD’HUI EN MAURITANIE

La persistance de l’esclavage en Mauritanie est largement due au manque d’efforts de la part du gouvernement pour conscientiser les esclaves sur leurs droits et de punir les personnes qui continuent à détenir des esclaves. La généralisation du phénomène de l’esclavage est largement soulignée par le fait que même les Haratines qui occupent des postes hauts placés dans l’administration ont souvent des frères et des soeurs qui travaillent pour un maître. Lors d’un entretien avec Human Rights Watch/Africa, Moustapha, un berger qui s’est enfuit de chez son maître en mars 1990, évoqua le manque d’informations disponibles pour les esclaves :

Je n’ai jamais entendu parler de l’abolition chez mon maître. J’en ai entendu parler par des villageois halpulaars qui vivaient près de chez nous. Je ne connais pas d’esclave qui ait appris l’existence de l’abolition dans la maison de son maître. Tous ceux que j’ai rencontrés qui en avaient entendu parler l’avaient su d’autres communautés noires. C’est pourquoi les maîtres tentent d’éviter tout contact entre les esclaves d’un côté, et les Haratines libres et les autres Négro-africains de l’autre.

Il poursuivit en expliquant les risques encourus par ceux qui cherchent quelqu’un qui pourrait leur expliquer les droits dont jouissent les esclaves :

Si le maître vous suspecte de fréquenter des Négro-africains libres, vous serez sévèrement puni. La première fois que j’ai entendu parler de l’abolition, je suis resté indifférent car je n’y croyais pas. Ensuite, j’ai commencé à y penser et je suis devenu plus curieux. Je suis retourné chez ces mêmes voisins halpulaars pour avoir plus d’explication. Mon maître est devenu suspicieux car je rentrais tard et il a découvert que je voyais nos voisins halpulaars. Pour me prouver son mécontentement, on m’a déshabillé, et, pieds et poings liés, on m’a obligé à me coucher à plat ventre sous le soleil brûlant. On m’a ensuite battu avec un fouet en peau de vache. La nuit, alors qu’il faisait froid, ils ont continuellement versé de l’eau froide sur mon corps (102).

Les esclaves n’ont habituellement pas le droit de se marier ni de fonder une famille. Les enfants nés d’une femme esclave deviennent la propriété de son maître ; les parents esclaves n’ont aucun droit sur leurs enfants. Moustapha décrivit à Human Rights Watch/Africa la vente d’un enfant esclave :

Les esclaves sont toujours achetés et vendus. A la dernière vente dont je me souviens, qui s’est déroulée l’hiver dernier [entre novembre 1989 et février 1990], un garçon de deux ans a été vendu par son maître, Mohamed Ould Mbarak, à Naji Ould Rouej. L’enfant venait juste d’être sevré. La vente a eu lieu dans un village appelé Drajni dans la région de Trarza.

Les couples d’esclaves qui vivent dans les villes peuvent parfois jouir d’un minimum de vie familiale, comme partager seuls une tente, mais dans les campagnes, rien n’est prévu pour le mariage. Généralement, lorsque deux esclaves "se marient", les maîtres font les arrangements nécessaires. Même si l’épouse est autorisée à rejoindre son mari, son premier maître peut la rappeler chez lui à tout moment ; la volonté des maîtres prévaut toujours sur celle des esclaves.

L’achat et la vente des esclaves

Le gouvernement prétend que la vente des esclaves n’existe plus depuis les années soixante, mais les nombreux entretiens réalisés par Human Rights Watch/Africa contredisent cette assertion. Bien que la vente publique des esclaves sur les marchés ait disparu, d’anciens esclaves expliquèrent à Human Rights Watch/Africa que dans les campagnes le système est devenu simplement plus raffiné et plus discret. L’esclave lui-même n’est fréquemment pas au courant du type d’accord conclu.

Diop, un agent de santé négro-africain, qui s’est marié à une Haratine, décrivit les différentes méthodes utilisées pour remplacer la vente sur les marchés :

Les esclaves sont toujours achetés et vendus mais avec la différence que cela se fait désormais sans la publicité qui était considérée si déplaisante. Aujourd’hui, les tribus beydanes concluent des arrangements discrets entre elles. Un esclave est donné en échange de quelque chose d’autre. Et puis, il y a les "cadeaux". Je me souviens du cas de cette jeune femme et de son enfant. Le bébé, qui avait huit mois, fut donné à un cousin du maître en guise de "présent" pour la vie. Il fut convenu que l’enfant ne serait envoyé chez le nouveau maître que lorsqu’il serait sevré (103).

Plusieurs sources indépendantes ont rapporté qu’en 1983 un officier noir de la police militaire fut transféré à Boghé pour avoir protesté contre la vente d’un esclave sur le marché de Boutilimit.

Le cas d’une jeune esclave de quatorze ans, Salkha Bint M’Bareck, attira l’attention du pays en octobre 1992. Elle fut donnée à son maître comme payement partiel d’une voiture, mais prétendit être malade. Lorsqu’elle fut transportée à Nouakchott, elle s’échappa et se réfugia dans la maison de l’un de ses cousins. Ils se rendirent au poste de police pour déposer plainte. Selon son cousin, Marietou Said Sayyid : "Le lendemain, ils l’ont arrêtée et ont appelé son maître" (104). El Hor contracta un avocat pour défendre Salkha mais les tribunaux décidèrent de la renvoyer chez son maître au motif qu’elle était mineure et qu’il n’y avait personne d’autre pour assurer sa tutelle.

La religion

La religion, telle que manipulée par les maîtres, a joué un rôle important dans la perpétuation de l’esclavage. Les maîtres ont utilisé la reconnaissance par l’islam de l’esclavage pour justifier des pratiques actuelles. Cependant, l’islam ne reconnaît l’esclavage que dans le contexte des guerres saintes à la suite desquelles les prisonniers non musulmans peuvent être tenus en esclaves à la condition d’être libérés lorsqu’ils se convertissent à l’islam. En Mauritanie, les esclaves étaient tous musulmans bien avant la première abolition de l’esclavage en 1905, mais n’en ont pas pour autant été émancipés. Human Rights Watch/Africa a reçu de nombreux témoignages mettant en cause la façon dont les qadis (magistrats dans les tribunaux islamiques) continuent à exercer leurs fonctions judiciaires pour protéger l’institution de l’esclavage, plutôt que d’en assurer l’éradication.

Tous ceux avec qui Human Rights Watch/Africa a discuté de l’esclavage ont mis l’accent sur la façon dont les esclaves sont conditionnés, à la fois par leurs maîtres et par les chefs religieux, à considérer que servir leurs maîtres est un devoir religieux. Human Rights Watch/Africa s’est fait expliquer les différentes expressions locales utilisées pour faire croire à l’esclave que sa position de subordination est une condition à son accession au paradis. Mawliid parle couramment le hassaniya et a étudié à l’Université de Nouakchott. Sa famille a vécu dans différentes villes du nord. Il expliqua que la phrase "le chemin vers le paradis se trouve sous la plante du pied de ton maître" est utilisée communément pour résumer les relations entre les esclaves et la religion.

Un chef religieux d’Aleg expliqua en détail la dépendance religieuse des esclaves envers leurs maîtres :

Il est difficile pour un esclave de se rendre à la mosquée pour prier car personne ne lui a enseigné ce qu’il faut réciter. Après la dernière abolition, les maîtres ont intimidé leurs esclaves en disant que leur choix se résumait entre les suivre ou aller en enfer. Etant donné l’environnement culturel au sein duquel ils ont vécu toute leur vie, il est facile de comprendre pourquoi autant d’esclaves y croient (105).

L’éducation

Contrairement aux Haratines, les esclaves n’ont pas l’opportunité de fréquenter les écoles modernes. Certains enfants d’esclaves sont autorisés à aller dans les écoles coraniques (écoles religieuses), mais un tel privilège dépend entièrement de la volonté du maître.

Un certain nombre de chefs religieux noirs interrogés par Human Rights Watch/Africa affirmèrent n’avoir jamais eu un esclave comme élève dans leur école coranique. Ce qui suit est un commentaire typique :

Je n’ai jamais eu d’esclave comme élève dans mon école coranique. Ils ne sont pas autorisés à la fréquenter. Je n’ai eu comme élèves que quelques-uns dont les parents s’étaient enfuis en ville ; autrement, aucun autre esclave n’est venu comme élève. Une fois à l’école, s’ils donnent l’impression d’avoir une attitude "irrespectueuse", on les envoie à la campagne pour garder les animaux (106).

Tous les anciens esclaves que Human Rights Watch/Africa a interrogé considérèrent l’éducation et la formation comme les instruments essentiels de l’émancipation. C’est aussi l’avis de Bilal, un pêcheur haratine de Nouakchott.

Si les esclaves doivent jamais devenir libres, ce sera par l’éducation qui constitue leur arme la plus fondamentale. Le maître le sait aussi —c’est pourquoi il s’oppose à ce que ses esclaves s’instruisent. Il sait que cela mène finalement vers la liberté. Afin de maintenir cette servitude, dès que le maître suspecte que son esclave a pu avoir des contacts avec des Noirs libres, il l’envoie aussitôt en brousse.

L’économie de l’esclavage

C’est dans le domaine économique que l’incapacité à faire face à la réalité de l’esclavage est la plus flagrante. Un ancien esclave, un boucher travaillant dans un village de la vallée du fleuve Sénégal, résuma en ces termes la totale dépendance économique des esclaves :

Il existe un esclavage physique et un esclavage économique. Même si l’esclavage physique a été aboli, il n’en est rien de l’esclavage économique qui reste le meilleur moyen d’asservir tant physiquement que psychologiquement.

Abdoulaye, un Mauritanien noir qui grandit dans le nord du pays, est un ancien fonctionnaire qui a d’abord travaillé dans une entreprise privée. Il expliqua que les anciens maîtres mettent souvent des obstacles sur le chemin des affranchis qui cherchent à obtenir l’indépendance financière :

Aucune mesure économique n’a été prise pour aider les anciens esclaves, aucune. Au contraire, la plupart des maîtres ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher leurs esclaves d’obtenir un emploi et de devenir ainsi économiquement indépendants. Les Haratines ont d’abord de sérieux problèmes pour trouver un emploi, et quand ils ont un travail, leurs anciens maîtres les soumettent à une intimidation constante. Il y a quelques années je travaillais dans une entreprise privée. J’avais engagé deux esclaves affranchis. Leur ancien maître vint me voir pour me dire que ces employés étaient ses anciens esclaves et qu’il trouvait leur attitude à son égard "irrespectueuse" ; que je devais donc les licencier. J’ai refusé. A partir de ce moment là, j’ai eu des problèmes au travail à cause de lui (107).

Le spectre du chômage hante les esclaves qui envisagent de quitter leurs maîtres. Ils n’ont reçu aucune formation et n’ont nulle part où aller. Les autorités n’ont fait aucun effort pour préparer la société aux bouleversements économiques et psychologiques auxquels seraient confrontés les esclaves qui tenteraient d’exercer leurs nouveaux droits. Les Haratines instruits qui ont réussi sur le plan financier ou ceux qui ont été nommés à des postes importants dans l’administration restent les exceptions au chômage et à la pauvreté dont souffrent la plupart des esclaves affranchis. Les personnes interrogées par Human Rights Watch/Africa considérèrent avec cynisme les nominations des Haratines à des positions hauts placées dans l’administration et estimèrent que cela n’était qu’une manoeuvre de la part du gouvernement. John Mercer, qui visita la Mauritanie pour Anti-Slavery Society, écrivit en 1981 :

Le hartani [haratine] a du mal à trouver du travail : les hommes n’obtiennent que les pires emplois, comme le ramassage des ordures sous toutes ses formes ; les femmes vendent du couscous préparé, ouvrent parfois un petit restaurant, et glissent souvent vers la prostitution (108).

Les recherches effectuées par Human Rights Watch/Africa ne font que corroborer les conclusions de Mercer. Aux difficultés antérieures s’est ajoutée la sécheresse qui a dévasté la Mauritanie au début des années soixante-dix et contraint des centaines de milliers de personnes à immigrer à Nouakchott, Nouadhibou ou dans d’autres villes, à la recherche d’un emploi. (On estime que la sécheresse a tué 75% du cheptel du pays).

Embarrassé par la publicité provoquée par le rapport de Anti-Slavery Society et le reportage réalisé en 1982 par la BBC sur l’esclavage en Mauritanie, le gouvernement invita les Nations Unies à envoyer une mission d’enquête en Mauritanie. La visite eut lieu en janvier 1984 et fut conduite par Marc Boussuyt, l’un des experts de la Sous-commission pour la prévention des discriminations et la protection des minorités. Peter Davies, alors directeur de Anti-Slavery Society, accompagnait la délégation. Bossuyt soumit son rapport à la Sous-commission en juillet 1984.

Parmi d’autres suggestions, Bossuyt recommandait au gouvernement d’octroyer des prêts aux anciens esclaves pour leur permettre d’acheter du bétail, de faciliter l’obtention d’aides financières aux petites entreprises et de créer de nouvelles écoles, en particulier dans les zones rurales où vivent la plupart des esclaves. Dans un rapport indépendant, Peter Davies insistait sur la nécessité d’engager une réforme agraire et de pourvoir à l’éducation et à la formation des esclaves, dont la grande majorité reste illettrée. Il préconisait également un certain nombre d’autres mesures pratiques, notamment l’adoption d’un nouveau système de travail.

En 1987, la Sous-Commission publia un rapport final évaluant les actions entreprises par les différents organes des Nations Unies et par le gouvernement mauritanien pour concrétiser les recommandations de 1984. Dans sa réponse, le gouvernement mauritanien affirma avoir mis en marche dès 1983 les mesures nécessaires à la réforme agraire. Cette déclaration dénote un manque de sincérité de la part du gouvernement mauritanien. Comme expliqué plus haut dans le chapitre consacré à la terre, la réforme agraire de 1983 n’avait absolument pas pour but d’aider d’une manière ou d’une autre les anciens esclaves qui n’en étaient d’ailleurs pas les bénéficiaires. Les esclaves ne reçoivent de la récolte que la quantité nécessaire à leur survie. Les Haratines qui discutèrent avec Mercer et plus tard avec les membres de la mission des Nations Unies considéraient la réforme agraire comme un élément-clef pour leur émancipation. Ils l’attendent toujours.

La psychologie de l’esclavage

La plupart des anciens esclaves et des Haratines, tout comme les autres Négro-africains qui connaissent le milieu des esclaves, soulignèrent la difficulté pour les Beydanes de concevoir les Négro-africains comme autre chose que des esclaves. Tokossel, un collégien de Kaédi, expliqua que cela valait également pour la jeune génération :

L’interdépendance reste profonde. Je me souviens que dans l’internat où j’étais, il y a de cela pas très longtemps, les élèves haratines préparaient le thé des élèves beydanes, leur faisaient les courses, allaient au marché pour eux. Lorsqu’un Noir et un Beydane se battaient, généralement à propos de l’humiliation des tâches qui étaient exigées des Haratines, les élèves beydanes menaçaient de faire venir "leur" esclave pour nous le faire payer. "Leur" esclave pouvait être n’importe quel Haratine de l’école.

Les Noirs évoquèrent aussi la dépendance ressentie par les esclaves affranchis vis-à-vis de leurs anciens maîtres. Human Rights Watch/Africa a reçu de nombreux témoignages qui expliquaient que certains descendants de Haratines continuent à payer tribut à la famille de leurs anciens maîtres. Cela est vrai même s’il s’agit d’un haratine instruit qui est devenu commerçant aisé ou qui a une profession hautement qualifiée.

Une femme âgée, ancienne esclave, expliqua les difficultés qu’impliquent modifier la psychologie de l’esclavage :

Nous entendons parler de l’abolition, mais pour la plupart des esclaves, cela ne signifie pas grand chose. Il est difficile de faire abstraction de ce qu’on leur a répété toute leur vie, à savoir que sans leurs maîtres ils ne peuvent survivre, que lui seul peut les ennoblir, donner un sens à leur vie et les faire accéder au paradis. De cela, ils en sont convaincus. Dans ces conditions, comment peuvent-ils croire qu’ils doivent fuir une situation qui leur promet tant de choses ?

Dans un article publié dans l’édition 1992-1993 du journal de Anti-Slavery Society, le Père François Lefort, qui a vécu de nombreuses années en Mauritanie et y a dirigé Caritas-Mauritania, fit l’observation suivante à propos de la psychologie de l’esclave :

L’esclave vit dans la crainte perpétuelle de ses maîtres et ne connaît aucune autre manière de vivre. Il serait certainement très choqué s’il voyait son maître travailler ou porter une lourde charge. Le lien qui unit l’esclave à son maître est très fort et souvent un hartani continuera spontanément à aider son ancien maître ou même, lui "prêtera" ses filles ou ses fils comme domestiques ou bergers.

Les esclaves ne se plaignent jamais et même ceux qui se sont enfuis ne gardent aucune rancune envers leurs anciens maîtres sauf s’ils ont subi des violences ou été soumis à des abus (109).

Les tensions politiques en Mauritanie ont exacerbé les pratiques des gouvernements successifs visant à approfondir les divisions entre les populations noires du nord et celles du sud en confrontant les Haratines et les esclaves aux Noirs du sud. En février 1966, des Haratines armés furent employés pour réprimer les manifestations des étudiants noirs à Nouakchott. Durant les affrontements d’avril 1989, des esclaves et des Haratines des zones rurales, qui n’avaient pratiquement pas eu de contacts avec les autres Noirs, furent utilisés pour tuer, blesser et faciliter l’expulsion vers le Sénégal de milliers de Mauritaniens négro-africains. Ce sont des milices haratines qui servent à patrouiller les zones qui longent la vallée du Fleuve Sénégal.

La torture comme punition

Les violentes punitions que subissent les esclaves constituent le thème central de toute discussion sur l’esclavage en Mauritanie. Outre les punitions "de routine" — fouetter l’esclave nu à l’aide d’une corde mouillée, le priver de nourriture et d’eau, l’exposer de manière prolongée au soleil, pieds et poings liés ensemble — plusieurs autres méthodes uniques et effroyables de cruauté sont également utilisées. Elles sont réservées pour les infractions "graves" à la loi du maître, telles que désobéir aux ordres, tenter de fuir ou même être simplement soupçonné de vouloir le faire, avoir des contacts avec des Noirs libres, inciter d’autres esclaves à s’enfuir ou avoir des relations sexuelles avec un membre de la famille du maître. Ces punitions ne visent pas seulement à punir le coupable mais également à servir d’exemple aux autres. L’objectif premier de ces techniques de torture est de s’assurer que la victime sera incapable d’avoir des relations sexuelles normales avec les femmes. Il est épargné à ces dernières ces méthodes particulièrement perverses de torture, mais uniquement en raison du fait que la première valeur d’une esclave est sa capacité de reproduction.

L’une des méthodes utilisées est ce que l’on appelle le traitement du chameau. Cela consiste à ligoter les pieds de l’esclave autour des flancs d’un chameau que l’on a délibérément privé d’eau pendant une période pouvant aller jusqu’à deux semaines. On emmène alors le chameau boire. A mesure que l’estomac du chameau se dilate, les jambes, les cuisses et l’aine de l’esclave se disloquent lentement. Il peut rester attacher ainsi au chameau jusqu’à quatre ou cinq jours et ne reçoit après aucun traitement médical. Moustapha expliqua à Human Rights Watch/Africa les conséquences subies par un esclave à qui l’on a fait subir le traitement du chameau :

Un esclave que je connais a subi le traitement du chameau en 1988 à Sharat, à l’ouest de Boghé. Son maître le soupçonnait de vouloir s’enfuir, car ils l’ont trouvé sur la route alors qu’il n’était pas censé s’y trouver. S’était en plus un jeune homme franc qui avait tendance à répondre à son maître et à sa famille et faisait clairement comprendre qu’il n’aimait pas la vie d’esclave. Il fut repris et soumis à la méthode du chameau. Il avait alors seize ans. Il vit toujours avec ses maîtres mais il est tellement handicappé qu’il ne peut plus faire aucune tâche.

Les charbons ardents sont une autre méthode de punition. La victime est assise à même le sol, jambes écartées. Elle est ensuite ensevelie dans le sable jusqu’à la taille, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus bouger. La braise est placée entre ses jambes, brûlant lentement les jambes, les cuisses et les parties génitales de l’esclave.

Un agent de santé noir décrivit le châtiment infligé à un esclave qui avait eu des relations sexuelles avec la fille de son maître et qui était allé se faire soigner à l’hôpital d’Atar.

Le garçon avait dix-sept ans. Pendant deux jours, ses parties génitales avaient été étroitement enroulées d’un fil de fer attaché à une corde. On l’avait alors battu et aspergé d’eau sur tout le corps. Il est devenu tellement handicappé que le maître ne pouvait plus l’utiliser pour rien. Il l’a finalement "émancipé".

LA DISCRIMINATION PAR L’ARABISATION :

LA NEGATION DES DROITS DE REUNION ET D’ASSOCIATION

En Mauritanie, le caractère discriminatoire des politiques gouvernementales d’"arabisation" ont eu de sérieuses conséquences pour les droits civils et politiques des groupes ethniques noirs. L’arabisation a été utilisée pour supprimer le droit à la liberté d’expression et d’association des communautés noires, ce qui à son tour s’est fait vivement ressentir dans les domaines de la langue, de l’éducation, de l’emploi et de la culture. Depuis le milieu des années soixante, les gouvernements mauritaniens successifs ont poursuivi des politiques visant à favoriser la culture arabe et les arabophones (110) au détriment des populations négro-africaines. Ces politiques de discrimination de facto ont été utilisées pour priver les groupes ethniques noirs de perspectives académiques, culturelles et professionnelles et pour ainsi accentuer leur marginalisation au sein de la société mauritanienne. L’expression "discrimination de facto" traduit le fait que le gouvernement central pratique délibérément et systématiquement une politique discriminatoire à l’égard des groupes ethniques noirs, bien que l’on ne puisse dire que les lois elles-mêmes soient ouvertement discriminatoires. Selon un ancien professeur mauritanien : "[L’arabisation] constitue un élément-clé dans la dépossession des Noirs de leur pouvoir politique, de leurs perspectives économiques et de leurs possibilités de travail" (111).

LA LIBERTE DE REUNION ET D’ASSOCIATION

Depuis plusieurs années, mais particulièrement depuis la répression de 1986 (voir chapitre 8 sur "L’arrestation et la détention des activistes noirs"), le gouvernement s’est engagé dans une politique de discrimination de facto à l’égard des groupes ethniques noirs. Cette politique implique des ingérences continuelles des autorités dans le droit à la liberté de réunion et d’association, se traduisant généralement par l’interdiction totale des réunions des Noirs, quelles soient publiques ou privées (cérémonies de baptême, de mariage, funérailles, manifestations théâtrales, de danse ou de musique etc.).

Officiellement, toutes ces réunions nécessitent l’obtention d’une autorisation préalable, que les organisateurs soient Noirs ou Arabes. Dans la pratique, cependant, seuls les Noirs ont besoin d’une telle autorisation. Abdoul, un ancien instituteur, expliqua que l’exigence d’une autorisation préalable manque de base légale :

En mars 1989, nous devions célébrer chez moi, à Kaédi, le mariage de l’un de mes anciens élèves. J’ai été convoqué par la police qui m’a signifié que je n’avais pas l’autorisation nécessaire. J’ai répondu que j’ignorais qu’il fallait solliciter une quelconque permission et que si l’on voulait garder un tel système, les règles devaient être clairement expliquées par écrit pour permettre aux gens de s’y conformer. Bien entendu, aucune loi n’exigeait une telle autorisation ; c’était juste une pratique utilisée contre les Noirs (112).

Ces restrictions sont utilisées de façon discriminatoire par les autorités dans le seul but de limiter les possibilités pour les groupes de Négro-africains de se réunir ou de s’assembler librement.

Dans certains cas, obtenir cette autorisation exige de longs déplacements et le transport est souvent difficile. De plus, il ne suffit pas de satisfaire les conditions requises et de se présenter devant les autorités compétentes pour être assuré obtenir l’autorisation nécessaire à l’organisation d’une réunion, preuve supplémentaire du dessein discriminatoire de cette exigence. Toute manifestation organisée sans autorisation risque d’être interrompue par la police ; dans certains cas, les organisateurs ont le choix entre le payement d’une amende substantielle ou l’arrestation de tous les participants par la police. Human Rights Watch/Africa interrogea plusieurs personnes qui dirent avoir été arrêtées parce qu’elles n’avaient pas pu obtenir d’autorisation. Un exemple frappant de ce genre de restrictions se passa en 1988 lorsque les familles de quatre prisonniers politiques noirs, morts en détention dans la prison de Oualata, furent harcelées par la police au moment où leurs amis et parents venaient présenter leurs condoléances (voir chapitre 8 intitulé "L’arrestation et la détention des activistes noirs"). La veuve de Tène Youssouf Guèye expliqua combien ces harcèlements furent une source supplémentaire de difficultés pour les familles endeuillées :

Les gens qui voulaient nous présenter leurs condoléances ont eu des difficultés. Les autorités, représentées par des policiers en civil, ont essayé de limiter les attroupements en disant que les visiteurs ne pouvaient pas rester à l’extérieur de la maison. Nous avions la chance d’avoir une grande cour à l’intérieur de notre maison, mais ce n’était pas le cas de toutes les autres familles. La famille de Djigo Tafsirou n’avait pas de cour intérieure et puisque les gens n’étaient pas autorisés à se rassembler au dehors, ils ont dû faire face à tous ces ennuis supplémentaires, alors qu’elle avait déjà suffisamment de difficultés (113).

Outre les problèmes liés à la tenue de telles réunions, la liberté d’association a été limitée dans le domaine culturel par l’absence de personnalités noires marquantes, qui, pour beaucoup, furent expulsées ou s’enfuirent du pays (voir chapitre 3 sur "Les expulsions forcées"). Un économiste mauritanien expliqua à Human Rights Watch/Africa combien la suppression de la liberté d’association et de réunion a affecté la communauté noire :

Je pense, quant à moi, que le changement le plus marquant a été le suivant : toutes les activités culturelles et sportives des Halpulaars ont été supprimées. Avant, on pouvait voir des spectacles où des chanteurs ou des artistes étaient invités, aller écouter un concert de musique ou assister à une représentation de théâtre. Aujourd’hui, ces manifestations ne sont plus intéressantes, ce qui incite également les gens à les déserter (114).

La place réservée aux programmes de radio et de télévision en langues nationales par rapport à ceux produits en arabe est représentative des limites imposées à la liberté d’expression. Au cours de ces dernières années, le temps alloué aux langues autres que l’arabe a régulièrement diminué. Le résultat est que la plupart des Noirs regardent la télévision sénégalaise et écoutent soit la radio sénégalaise soit les radios étrangères, telles que Radio France Internationale, la BBC et la Voix de l’Amérique.

Certains secteurs la communauté négro-africaine tentèrent de remplacer l’enseignement de l’arabe et du français par celui de leurs langues nationales. A cette fin, ils mirent sur pied des associations pour l’enseignement de ces langues (115). Le gouvernement réagit contre ces initiatives en supprimant le droit des Noirs à la liberté de réunion et d’association. Bellel faisait partie d’une organisation clandestine pour l’étude du pulaar. Il fut arrêté en 1974, puis à nouveau en 1975 en raison de son appartenance à cette organisation. Même après la reconnaissance de l’organisation par le gouvernement, dit-il, "[l]es autorités ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour nous empêcher de faire connaître notre idée". Il ajouta :

L’une de leurs stratégies consistait à nous priver des moyens d’enseigner. Par exemple, on nous refusait toute assistance financière pour l’utilisation après 18 heures des salles de classe, quand les cours étaient finis, pour nos cours d’alphabétisation. Même lorsque nous arrivions à réunir de l’argent entre nous, on nous refusait l’autorisation de louer des locaux (116).

Un intellectuel mauritanien résidant au Sénégal explicita l’impact discriminatoire du problème linguistique :

Les problèmes entre la langue et la culture ont déchiré la Mauritanie depuis qu’elle existe en tant que pays. Il ne s’agit pas d’un conflit à propos de langues en tant que telles, mais d’une question de race, de couleur de peau. Même si un Noir parle couramment l’arabe, et ils sont nombreux dans ce cas, cela ne lui assure pas l’accès aux mêmes positions qu’un Beydane, ni ne lui permet d’assumer des responsabilités même s’il occupe un poste important dans le gouvernement (117).

Le processus établissant l’arabe comme première langue du pays s’est concrétisé avec la nouvelle Constitution, adoptée par référendum en juillet 1991 (voir chapitre 9 intitulé "La démocratisation") (118). La Constitution prévoit à l’article 6 du chapitre 1er : "Les langues nationales sont l’arabe, le pulaar, le soninké et le wolof ; la langue officielle est l’arabe". Il n’est plus fait mention du français.

L’éducation constitue l’illustration la plus éloquente des effets discriminatoires à long terme des tentatives d’arabisation de la Mauritanie et des efforts développés par les communautés noires pour y résister. Depuis le milieu des années soixante, les conflits relatifs à l’éducation ont pris une allure manifestement politique.

Les étapes de l’arabisation du système éducatif mauritanien sont marquées par les différents décrets gouvernementaux concernant l’usage de l’arabe dans les écoles. La première crise ouvertement raciale eut lieu en janvier 1966, lorsqu’un décret fut pris stipulant que "l’arabe est obligatoire pour tous les élèves qui entrent dans les écoles secondaires à partir du 1er octobre 1965". Le 4 janvier 1966, les étudiants noirs des écoles secondaires de Nouakchott et de Rosso se mirent en grève pour protester contre ces nouvelles mesures. D’autres secteurs de la société noire appelèrent à se solidariser avec les élèves. Dix-neuf fonctionnaires noirs qui appuyaient ces revendications signèrent le "Manifeste des dix-neuf" dans lequel ils énuméraient un vaste éventail de griefs et condamnaient ce qu’ils qualifiaient de "monopole total de tous les secteurs de la vie nationale par les Maures". Le Manifeste était ainsi libellé :

Cette action énergique [la grève des étudiants] révèle un mécontentement profond et latent, car il est bien connu que l’étude obligatoire de l’arabe est considérée par les Noirs comme étant une oppression culturelle. Ce décret crée sans conteste un handicap pour les élèves noirs au moment des examens ; ils se sont consciemment détournés de l’étude de l’arabe qu’ils pensent contraire à leurs intérêts, puisqu’il freine leur développement culturel et scientifique. On le voit au collège de Rosso, où on a fait redoubler des étudiants noirs qui avaient obtenu la moyenne dans toutes les matières sauf en arabe.

Il peut paraître surprenant qu’aucune voix ne se soit élevée parmi l’élite et les intellectuels noirs pour contester cette décision qui porte gravement atteinte à l’égalité des citoyens, en particulier dans un domaine aussi important que l’éducation.

C’est pourquoi, nous soussignés, tous citoyens mauritaniens, appuyons avec force et sans réserve l’action des élèves. Nous voulons entreprendre immédiatement une ré-évaluation des bases de la coexistence entre les communautés blanche et noire, car nous assistons au monopole total de tous les secteurs de la vie nationale par les Maures.

Les signataires furent démis de leurs fonctions, arrêtés et certains d’entre eux furent torturés. Certains s’enfuirent par la suite au Sénégal (voir également chapitre 8 intitulé "L’arrestation et la détention des activistes noirs").

Le 6 février 1966, les étudiants noirs furent attaqués par les étudiants maures, ce qui provoqua la fermeture momentanée des établissement scolaires. Environ un mois plus tard, les étudiants noirs organisèrent des représailles contre les élèves maures. Les confrontations sanglantes qui suivirent à Nouakchott firent, selon les statistiques officielles, au moins six morts et soixante-dix blessés. D’autres sources estimèrent que le nombre était beaucoup plus élevé. Les élèves des établissements secondaires de Nouakchott et Rosso furent renvoyés chez eux pour le reste de l’année scolaire et la plupart durent redoubler leur année à la rentrée de l’automne suivant (119).

En 1973, une nouvelle disposition fut introduite exigeant que les élèves apprennent l’arabe pendant deux ans avant de commencer leurs études en français. Après cette période de deux ans, il leur était permit de suivre un programme bilingue, français-arabe.

En 1979, le conflit concernant l’usage de l’arabe atteint un nouveau paroxysme lorsque le Ministre de l’Education Nationale envoya une circulaire, connue sous le nom de "circulaire 02", annonçant deux nouvelles mesures : l’augmentation du nombre des matières devant être enseignées en arabe avec l’adjonction d’une nouvelle matière obligatoire —l’Instruction Civique, Morale et Religieuse (ICMR)—, et, plus important, l’augmentation du coefficient de l’arabe (120) au baccalauréat, l’examen de fin de l’enseignement secondaire. Plus que toute autre action du gouvernement, cette circulaire fut considérée comme un moyen d’empêcher les Noirs de réussir dans le système éducatif. Les élèves noirs se mirent à nouveau en grève. Selon les termes d’un Mauritanien en exil au Sénégal, "la grève de 1979 a marqué le point de départ de la prise de conscience des Noirs. Cela nous a montré que nous devions nous défendre nous-mêmes" (121).

La grève provoqua la promulgation d’un décret apportant deux changements importants : la reconnaissance du pulaar, du wolof et du soninké comme langues nationales et la création de l’Institut de Langues Nationales (ILN) (122). (Le bambara, une quatrième langue parlée par un nombre moins important de personnes que les trois autres langues, ne fut pas reconnu). L’Institut avait pour mandat de démarrer, dans les établissements primaires, des classes expérimentales dans les trois langues. Un ancien enseignant pulaar qui travailla à l’Institut décrivit le nouveau système :

L’idée essentielle était la suivante : si les Maures voulaient enseigner en arabe —leur langue— nous voulions, quant à nous, enseigner dans nos langues. Nous n’étions pas hostiles à l’usage de l’arabe comme l’une des langues nationales, mais nous étions opposés à son utilisation comme instrument d’oppression (123).

Les classes expérimentales devaient instituer un système selon lequel chaque enfant commencerait ses études dans sa langue maternelle et serait ensuite obligé de suivre des cours d’arabe comme seconde langue. (Cette dernière exigence répondait à la volonté du gouvernement de faire de l’arabe la "langue d’unification" de tous les Mauritaniens). L’introduction des langues nationales était prévue pour octobre 1986, mais au lieu de cela, le gouvernement annonça que la commission n’avait pas terminé ses travaux et que son mandat était prolongé d’un an. Les Noirs membres de la commission protestèrent en vain contre cette décision. Entre temps, parmi les personnes arrêtées en septembre 1986 dans l’affaire du "Manifeste du Négro-Mauritanien opprimé" se trouvaient plusieurs membres de la commission : Bâ Oumar Moussa, Ibrahima Sall, Djigo Tafsirou et Samba Thiam (voir chapitre 8 "L’arrestation et la détention des activistes noirs"). Des membres de l’Institut furent également arrêtés, parmi lesquels Djibril Hamatt Ly, Bâ Aboubaker Kalidou, Mohamed Al-Habib Sow et Toumb M’baye, tout comme de nombreux enseignants qui travaillaient dans les classes expérimentales.

Les élèves qui avaient choisi les classes expérimentales furent victimes de la décision de mettre fin à l’enseignement en langues nationales. Puisque les classes avaient été supprimées, les élèves furent obligés de poursuivre leurs études en arabe ou en français, sans qu’il ne leur soit permis de passer leur examens dans la langue dans laquelle ils avaient commencé leur formation. Selon deux anciens élèves de Mauritanie, "cela assurait que la génération des élèves des classes expérimentales iraient à l’échec" (124).

L’ARRESTATION ET LA DETENTION DES ACTIVISTES NOIRS

Les forces de sécurité mauritaniennes sont composées des forces armées, de la Garde Nationale, de la gendarmerie (police paramilitaire) et de la police ; ensemble, ces forces assurent aux autorités un pouvoir pratiquement illimité qui leur permet d’arrêter et de détenir arbitrairement n’importe quelle personne de leur choix. Les Noirs sont sujets à des perquisitions et à des arrestations sans mandat, souvent pour des faits montés de toutes pièces ou sans aucun motif ou base légale.

Depuis la publication en avril 1986 d’un manifeste exposant de manière détaillée les doléances de la communauté noire (voir infra), le gouvernement a cherché à intimider la population noire afin de l’amener à se soumettre. Les arrestations massives ont été l’un des éléments de la stratégie gouvernementale, particulièrement dans la deuxième moitié des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix (125).

Dans la deuxième moitié des années quatre-vingt, beaucoup des principaux activistes noirs furent enlevés, jugés lors de parodies de procès et jetés en prison pendant plusieurs années dans des conditions atroces. Au cours de leur séjour en prison, surtout dans la tristement célèbre prison de Walata, mais aussi à Nouakchott et Aïoun, ils furent soumis à des tortures, au travail forcé, furent privés de nourriture et d’eau ainsi que de soins médicaux. Etant données ces conditions, il n’est pas surprenant qu’en 1988, quatre des prisonniers noirs moururent en détention.

LES GARANTIES JURIDIQUES

Selon la loi mauritanienne (126) (Chapitre 1er, article 56 du Code de Procédure Pénale), les suspects peuvent être maintenus en garde à vue pendant quarante-huit heures. Cette garde à vue peut être prolongée pour une autre période de quarante-huit heures sur autorisation écrite du procureur ou du président du tribunal régional. En cas de crime contre la sûreté de l’Etat, la garde à vue peut être prolongée jusqu’à un maximum de trente jours, toujours avec l’autorisation écrite des mêmes autorités judiciaires. Au bout de ces trente jours, la personne gardée à vue doit être soit relâchée soit inculpée formellement.

Cependant, les autorités mauritaniennes ne tiennent généralement pas compte des exigences de leur procédure judiciaire, ni des droits reconnus aux prisonniers par les textes internationaux, dont le droit à un procès équitable, le droit de bénéficier des conseils d’un avocat et celui de recevoir les visites de la famille. Beaucoup de prisonniers sont maintenus en détention illégalement au-delà des délais autorisés par la loi ou sont détenus au secret.

LE MANIFESTE DES 19

L’une des premières manifestations du sentiment de colère des Noirs fut le "Manifeste des 19" publié en 1966 (127). Le manifeste, rédigé par dix-neuf fonctionnaires noirs (instituteurs, professeurs, ingénieurs etc.), critiquait les efforts déployés par le gouvernement pour arabiser le pays et demandait l’institution d’un système fédéral de gouvernement (128). Il déclarait :

Il convient de souligner qu’alors que les Maures expriment leur désir de faire de l’arabe la langue officielle, la communauté noire, quant à elle, demande à ce que des garanties concrètes soient données contre les tentatives d’assimilation, pour le partage des responsabilités nationales et pour la révision de la Constitution dans le sens de l’institution d’un système fédéral.

Le document continuait en rejetant le décret sur la langue arabe, en condamnant tous les efforts d’oppression culturelle et en dénonçant la discrimination raciale et l’injustice pratiquées par le régime.

Les dix-neuf furent emprisonnés pendant six mois à N’beika, sans charge ni jugement (129).

LE MANIFESTE DU NEGRO-MAURITANIEN OPPRIME

En avril 1986, les FLAM publièrent le "Manifeste du négro-mauritanien opprimé". Ce document détaillait les différentes formes de discrimination dont faisait l’objet la population noire de Mauritanie dans tous les secteurs de la vie publique : dans la vie politique, notamment pour l’attribution des postes dans le gouvernement, dans l’économie, les médias, l’armée et le système éducatif. C’est en ces termes que le Manifeste décrivait les frustrations croissantes des communautés noires et recommandait une révision complète du système politique et social :

Le racisme et le chauvinisme officiels sont devenus le lot quotidien des Noirs. Ce beydanisme ou apartheid mauritanien est pratiqué à tous les niveaux de la vie politique, sociale et culturelle...

L’avenir de la communauté noire en Mauritanie dépendra des solutions qu’elle apportera elle-même à cette situation. Les Noirs ne doivent compter que sur leur propre détermination pour mettre un terme à l’oppression exercée par le système beydane.

Nous pensons que la clé du problème des Noirs et de la Mauritanie dans son ensemble réside essentiellement dans la destruction du système beydane et dans l’institution d’un système politique qui soit juste et égalitaire, dans lequel toutes les composantes du pays pourraient se reconnaître (130).

En septembre 1986, trente à quarante intellectuels noirs, soupçonnés d’être impliqués dans la publication du Manifeste, furent arrêtés. Vingt et un d’entre eux furent jugés, parmi lesquels :

Ibrahima Sarr, un journalisteà la télévision ;
Tafsirou Djigo, un ancien ministre ;
Ly Djibril, un chef d’établissement scolaire ;
Tène Youssouf Guèye, un écrivain et ancien diplomate ;
Ibrahima Sall, un professeur à l’Université de Nouakchott ;
Seydou Kane, un professeur et historien ;
Amadou Moktar Sow, un ingénieur ;
Abdoulaye Barry, un fonctionnaire au Ministère des Affaires Etrangères ;
Samba Thiam, un chef d’établissement scolaire ;
Idrissa Bâ, un expert en élevage auprès du Ministère de l’Agriculture ;
Sy Mamadou Youssouf, un fonctionnaire du Ministère des Finances ;
Aboubakry Bâ, un professeur et chercheur à l’Institut National des Langues ;
Aboubacry Diallo, un inspecteur du service de l’hygiène ;
Sy Mamadou Oumar, un commerçant ;
Guèye Oumar Mamadou,
un employé de banque ;
Sarr Abdoulaye, un professeur ;
et deux soeurs, Piny Sao, une secrétaire, et Fatimata Mbaye, une étudiante en droit.

Après leur arrestation, les détenus furent soumis à des interrogatoires brutaux. Plusieurs d’entre eux, tel qu’Idrissa Bâ, qui travaillait au Ministère de l’Agriculture à Nouakchott et était un syndicaliste actif, racontèrent leur expérience à Human Rights Watch/Africa. Idrissa a été éduqué en arabe et a appris le français en prison (il souligna que parler arabe pour un Négro-mauritanien ne garantie aucune protection). Sa famille fut expulsée de force en juin 1989 et vit actuellement dans un camp de réfugiés au Sénégal. Idrissa fut arrêté le 8 septembre 1986 après la publication du Manifeste. Il décrivit les conditions misérables de sa détention et les tortures auxquelles il fut soumis avant sa "confession" :

Le premier jour de ma détention, j’ai été enfermé, entièrement nu, dans une cellule obscure et crasseuse. Il y avait de l’eau partout dans la cellule, si bien qu’on ne pouvait pas dormir. C’était plein de moustiques.

Ensuite, ils sont venus brûler un morceau de peau d’agneau dans la cellule. La fumée était terrible et l’odeur insupportable. Le premier jour, on ne m’a posé aucune question. Le lendemain, on m’a rendu mon pantalon et on m’a ordonné d’enlever l’eau qui inondait la cellule. Pendant tout ce temps, j’étais entre les mains de Maures. Le sur-lendemain, on m’a ligoté les mains avec une corde et on m’a passé une autre corde autour du cou. J’étais nu. Ils ont menacé de me tuer séance tenante si je ne disais pas qui avait rédigé le Manifeste et qui était chargé de la distribution. J’ai répondu que je n’en savais rien. J’ai été battu presque à mort par ceux qui m’interrogeaient, Mohamed Bush Bush, un brigadier, Cheiknal, et un policier.

Entre le 8 et le 11 septembre, on ne m’a rien donné à manger ou à boire. Ils ont rédigé une déclaration qu’ils m’ont dit de signer si je voulais manger ou boire. J’ai refusé. Ils me donnèrent à boire mais me battirent ensuite et me forcèrent à signer ma confession. Elle était rédigée en français. Je ne comprenais pas un mot. Au cours de l’interrogatoire, je n’ai parlé qu’arabe ; ils savaient donc que je parlais arabe et non français. Une fois ma "confession" signée, j’ai été jeté dans une grande cellule avec les autres détenus (131).

De même, Ibrahima Sall, professeur à l’Université de Nouakchott, fut arrêté le 4 septembre. Il décrivit à Human Rights Watch/Africa les premiers temps de sa détention :

Aux environs de 8 heures du soir, ils ont pris les couvertures ; une heure plus tard, les nattes ont été retirées ; nous étions donc obligés de dormir à même le sol. Vers 10 heures, chacun d’entre nous —Seydou Kane, Sy Mamadou Youssouf et moi— a été placé dans une cellule séparée. Je n’étais pas autorisé à m’asseoir ; je devais marcher continuellement. J’ai passé toute la nuit, jusqu’à 8 heures du matin, à arpenter la cellule qui mesurait à peu près deux mètres sur deux. Si je m’arrêtais, les policiers me menaçaient de leurs fusils. Ils ne nous ont rien donné à boire ou à manger et nous étions obligés d’uriner dans la cellule. Tous les policiers étaient haratines. Cela se passait comme ça : tous ceux qui vous interrogeaient étaient des Maures blancs ; ceux qui vous frappaient étaient haratines.

Le lendemain, j’ai été transféré dans une pièce d’environ deux mètres sur trois et demi gardée par un policier. Il m’était interdit de dormir. Les interrogatoires n’ont commencé que le lundi suivant. Du 8 au 13 septembre, j’ai été interrogé par le directeur de la sûreté, Mohamed Ould Dedahi, et deux autres personnes. J’ai été soumis à un traitement humiliant —ils ne vous laissaient pas dormir. Le processus était entièrement programmé, étape par étape.

Le Manifeste n’ayant jamais été signé, nous avons nié y être impliqués. Nous n’avons pas été autorisés à contacter des avocats ; ce n’est que le jour du procès que nous avons vu les avocats désignés pour nous défendre. J’ai été finalement forcé à admettre que j’étais membre des FLAM, après que des documents relatifs à cette organisation ont été trouvés dans mon bureau et que plus tard ils ont découvert tous les documents relatifs au deuxième congrès des FLAM (132).

Le 24 septembre, vingt et un détenus furent inculpés d’avoir organisé des réunions non-autorisées (loi 73.008 du 23 janvier 1973), publié et distribué des ouvrages préjudiciables à l’intérêt national (loi 63.109 du 27 juin 1963) et diffusé une propagande de "caractère racial ou ethnique" (loi 66.138 du 13 juillet 1966). Tous les accusés plaidèrent non coupables. Le lendemain, ils furent pourtant condamnés sur tous ces chefs d’accusation. Quatre furent condamnés à six mois d’emprisonnement (Kane, Sow, Barry et Guèye) et dix-sept reçurent entre quatre et cinq de prison et des amendes, avec des peines de cinq ou dix ans d’interdiction de sortie du territoire et la perte de leurs droits civiques (133).

Le procès en lui-même ne fut qu’une parodie. Non seulement les débats furent conduits en arabe, alors que seuls trois des accusés le comprenaient, mais surtout, les accusés n’eurent accès à leurs avocats que le jour du procès.

La description suivante du procès résulte du témoignage d’Idrissa Bâ. Les détenus furent conduits au tribunal à 10 heures du matin. Les avocats demandèrent le renvoi du procès jusqu’au 27 septembre pour leur permettre d’étudier les dossiers que le tribunal venait tout juste de leur communiquer et de voir leurs clients, qu’ils n’avaient pas encore été autorisés à rencontrer. Le tribunal accéda à la requête et les prisonniers furent reconduits à la prison. Néanmoins, à 11 heures 30, on vint soudainement les informer que le procès aller commencer à 15 heures le même jour. Leurs avocats demandèrent à nouveau le renvoi. Le président du tribunal refusa et les avocats décidèrent de boycotter le procès en signe de protestation (c’est l’Ordre des Avocats de Mauritanie qui désigna les avocats de la défense, parmi lesquels se trouvaient aussi bien des Beydanes que des Noirs). Un représentant de la Ligue Mauritanienne des Droits de l’Homme, organisation proche du gouvernement, était également présent, mais il quitta l’audience en même temps que les avocats.

Les condamnations furent confirmées en appel la semaine suivante. Contrairement au procès en première instance, qui n’avait duré que deux à trois heures, le procès en appel dura douze heures. Cette fois, les avocats de la défense étaient présents et une traduction assurée.

En octobre, un deuxième groupe de Noirs fut arrêté. Ils étaient accusés d’avoir organisé des manifestations de protestation contre l’arrestation du groupe de septembre, d’avoir collecter de l’argent pour leur famille et d’appartenir aux FLAM. Neuf d’entre eux furent condamnés à quatre ou cinq ans d’emprisonnement :

Oumar Moussa Bâ, un enseignant ;
Mamadou Bocar Bâ, un enseignant ;
Fara Bâ, un enseignant ;
Ibrahima Khassoum Bâ
un officier des douanes ;
Seydou Kane (le cousin du Seydou Kane du premier procès), un étudiant ;
Kane Abdoul Aziz, un ingénieur ;
Ly Chouaybou, un producteur de télévision ;
Dial Al Hadj, un électricien ;
Dia Amadou Tdjane, un étudiant.

Un enseignant qui faisait partie du deuxième procès le raconta à Human Rights Watch/Africa. Dans un premier temps, les accusés ne furent pas autorisés à prendre des avocats ; le juge les interrogea sur leurs activités alléguées : organisation de manifestations, incendies de voitures, participation à des réunions interdites, distribution de tracts incitant les Noirs à la révolte contre le gouvernement et appartenance aux FLAM. Cet enseignant fournit également des détails sur sa détention dans un centre de détention clandestin, ou villa, de Nouakchott :

Alors que je me trouvais dans une prison civile de Nouakchott, environ dix jours après mon arrivée, j’ai eu droit à ce qu’on appelle une "action spéciale", c’est-à-dire que la police est venue avec un ordre du tribunal les autorisant à m’emmener dans un commissariat spécial, à savoir un de ces centres de détention clandestins qui, en Mauritanie, sont connus sous le nom de villas. La villa dans laquelle j’ai été conduit se trouve près de l’hôpital national, dans un quartier appelée la zone artisanale. Là, j’ai été interrogé par un inspecteur.

J’ai passé une semaine dans cette villa. Je n’ai pas été soumis à d’autres tortures physiques mais l’endroit était extrêmement inconfortable : il était plein de moustiques et il y faisait extrêmement froid. Deux autres personnes de notre groupe ont également eu droit à ces ordres d’"action spéciale". Tous ceux qui étaient détenus dans ce centre clandestin étaient noirs. Personne ne savait où j’étais pendant ce temps car on ne m’avait pas dit où on me conduisait lorsqu’on m’a transféré de la prison. Evidemment, ma famille et mes amis restés en prison étaient extrêmement inquiets pour moi, spécialement lorsque ma famille est venue m’apporter à manger à la prison et a appris que je ne m’y trouvais plus.

Bien que ni moi ni les deux autres membres de notre groupe n’avons été torturés, j’ai vu dans cette villa d’autres personnes qui avaient été torturées. L’une des méthodes de torture qu’ils utilisaient consistait à forcer les détenus à rester debout toute la nuit en tenant une chaise à bout de bras. La plupart des Noirs qui se trouvaient dans cette villa avaient été arrêtés à la suite des évènements politiques de septembre-octobre 1986. Outre les moustiques, les cellules étaient crasseuses. J’ai été ramené à la prison civile à Nouakchott, au bout d’une semaine (134).

LES AUTRES PROCES DE 1986 ET 1987

A la suite du procès des auteurs du Manifeste de 1986, beaucoup d’autres eurent lieu à Zouérate, Rosso, Kaédi et Sélibaby entre la fin de l’année 1986 et le début de 1987.

En septembre 1986, le Capitaine Abdoulaye Kébé fut jugé, soi-disant parce qu’il avait fourni les statistiques utilisées dans le Manifeste de 1986 relatives à la composition raciale de l’armée. Il fut gardé au secret, empêché de contacter un avocat et finalement jugé à huis clos par un tribunal spécial. Selon les informations, il a été condamné à deux ans de prison et douze ans d’exil intérieur (135).

En octobre 1986, un autre groupe de Noirs fut arrêté. Ils furent jugés en novembre. Hormis les chefs d’accusation retenus contre les personnes accusées dans l’affaire du Manifeste, ils furent également accusés d’avoir mis le feu à une usine. Il s’agissait de : Ly Moussa, un commerçant ; Samba Youba, de la SNIM (Société Nationale de l’Industrie et des Mines) ; Diallo Alassane, un greffier ; Sarr Gorguo, un ingénieur ; Sy Abdoulaye Malikel, un enseignant et Toumbou Haby, un policier.

Au cours du mois d’octobre 1986, les autorités prirent des mesures sévères contre les communautés noires ailleurs dans le pays, utilisant les arrestations massives comme méthode d’intimidation. Par exemple, Mohamed Touré, connu sous le nom de Kaw Tokossel, fut arrêté en octobre 1986 à Djowol, au domicile familial. A l’époque, il était collégien à Kaédi, à dix-huit kilomètres de là, mais se trouvait en vacances chez ses parents. Il expliqua qu’après le début de la vague d’arrestations, un état d’urgence fut déclaré à Djowol parce que les autorités recherchaient les responsables des troubles, faisant allusion aux FLAM. Il expliqua que les étudiants et les enseignants furent particulièrement visés lors des arrestations. Les élèves arrêtés à Djowol fréquentaient des établissement de diverses villes du pays, y compris Nouakchott et Sélibaby. Les gens furent arrêtés partout, y compris dans les stades de football parmi les joueurs et les spectateurs. Toutes les personnes interpellées furent ensuite conduites à Kaédi pour être interrogées sur ce qu’elles pensaient des "évènements". Arrestations et interrogatoires devinrent le lot quotidien. Certains furent finalement relaxés, mais ne furent pas ramenés à Djowol et dans les autres villages.

L’ARRESTATION DES OFFICIERS DE L’ARMEE

Le 17 octobre 1987, le gouvernement annonça la découverte d’un complot de coup d’Etat ourdi par un groupe d’officiers noirs. Cinquante et un officiers furent arrêtés, détenus au secret et soumis à des techniques brutales d’interrogatoire, notamment à la privation de sommeil. Les officiers furent inculpés d’atteinte à la sûreté de l’Etat conformément aux articles 83 à 90 du Code pénal pour avoir participer à un complot destiné à renverser le gouvernement et à provoquer la mort d’habitants du pays (136). Ils ne furent autorisés à contacter leurs avocats qu’à partir du 18 novembre, jour du procès. Le procès se déroula selon une procédure spéciale d’urgence, employée lorsque les défendeurs sont pris en flagrant délit.

Le 3 décembre, trois d’entre eux furent condamnés à mort ; dix-huit furent condamnés à la prison à vie (dont deux qui moururent en détention en 1988 du fait des conditions épouvantables de leur emprisonnement —voir infra la section concernant "les tortures et les conditions de détention") ; neuf furent condamnés à vingt ans ; cinq à dix ans ; trois à cinq ans ; six furent condamnés à cinq ans de prison avec sursis et à de lourdes amendes ; enfin sept furent acquittés. Aucun des condamnés ne fut autorisé à interjeter appel.

Les trois officiers condamnés à mort furent exécutés le 6 décembre. Il s’agissait du Lieutenant Sy Saidou, du Lieutenant Bâ Seydi et du Lieutenant Sarr Amadou.

L’un des officiers arrêtés décrivit les conditions de détention :

Mes camarades ont été exécutés après avoir passé quarante-cinq jours à Jereida, parfois dans des cellules individuelles de quatre-vingt-dix centimètres sur quatre-vingt-dix, ou dans des cellules collectives de deux mètres et demi sur trois, ou d’autres dans des cellules pleines de puces et de poux, ou enfin dans des cellules réservées aux sous-officiers ou aux hommes de troupe. Je n’oublierai pas non plus que durant les interrogatoires à Jereida, certains d’entre nous furent enfermés pendant des heures voire des jours dans des endroits qui servaient de toilettes. A cela s’ajoute tout ce que nous avons pu subir comme torture physique ou assassinat (137).

Un officier, arrêté en octobre 1987 et relâché en novembre, raconta à Human Rights Watch/Africa comment la politique visant à diviser la population noire l’a aidé à être relaxé : il était soninké alors que le gouvernement ciblait particulièrement les Pulaars.

J’ai été arrêté à Zouérate et ramené sous escorte à Nouakchott à la fin du mois d’octobre. J’ai été interrogé à Nouakchott et ensuite conduit à Jereida. Ils voulaient me relâcher parce que j’étais soninké. Ils ont comme politique de diviser les Noirs. Ils ont torturé mes collègues, dont le Lieutenant Niokane. J’ai pu échapper à la torture car l’un des officiers me connaissait. J’ai passé trois jours dans la prison de Jereida, puis gardé au secret pendant dix jours à Nouakchott avant d’être libéré en novembre (138).

LES TORTURES ET LES CONDITIONS DE DETENTION

La plupart des nombreuses personnes arrêtées du fait de leur lien présumé avec les opposants noirs au gouvernement furent torturées. Les anciens prisonniers politiques et les détenus qui décrivirent les tortures soulignèrent que la torture n’était pas seulement largement utilisée mais qu’elle était d’une particulière brutalité. La libération était souvent assortie de menaces, accompagnée de surveillance et du conseil de ne pas quitter le pays.

A la fin de 1990 et au début de l’année 1991, le gouvernement organisa la rafle de Noirs la plus large et la plus brutale à ce jour : 3.000 militaires et fonctionnaires furent détenus au secret et la plupart d’entre eux furent cruellement torturés. Cinq cents au moins furent sommairement exécutés ou torturés à mort (voir chapitre 5 sur "Les massacres de 1990-1991"). L’ampleur des ces atrocités souligne clairement l’absence de limite dans la brutalité que les autorités peuvent utiliser à l’égard des prisonniers, et cela en toute impunité.

La plupart des cas cités ci-dessous concernent les prisonniers politiques noirs arrêtés dans l’affaire du Manifeste de 1986 ou d’autres prisonniers dont les cas ont été évoqués plus haut dans ce chapitre, qui ont été détenus dans les prisons de Nouakchott, Nouadhibou, Walata et Aïoun entre 1986 et 1990.

Les accusés dans l’affaire du Manifeste de 1986 furent détenus à la prison centrale de Nouakchott d’octobre 1986 à décembre 1987. Les deux groupes de personnes arrêtées en septembre et octobre 1986 furent détenus séparément et ne furent autorisés à recevoir des visites de leur famille qu’à partir de novembre 1987. Ibrahima Sall, arrêté en septembre, décrivit ses conditions de détention à Nouakchott.

Au départ, ils nous ont mis avec les détenus de droit commun, mais nous avons demandé si nous [les deux groupes] pouvions être mis ensemble. Deux jours plus tard, nous avons été transférés tous les dix-neuf dans une pièce. La pièce était sale, il n’y avait pas de lit mais nos familles nous ont apporté des matelas. Nous avons été mis dans deux cellules séparées : la première, qui abritait quatorze d’entre nous, mesurait à peu près de quatre mètres sur trois et demi ; la deuxième de deux mètres sur deux mètres cinquante environ servait pour les cinq autres. Il y avait des gardes en faction devant la porte ; nous n’étions autorisés à sortir que pour aller aux toilettes. La seule lumière que nous avions venait des bougies car les fenêtres avaient été bloquées.

Pendant le temps que nous avons passé à Nouakchott, nous n’avons pas subi de mauvais traitements physiques, mais plutôt des humiliations. C’était des mauvais traitements psychologiques —on vous jette dans une cellule d’où vous n’êtes pas autorisé à sortir ; lorsque vous allez aux toilettes, quelqu’un vous suit systématiquement avec une arme ; la surpopulation de la cellule crée des tensions psychologiques ; le fait de rester deux mois sans se laver, de ne pas être autorisé à voir votre famille ; la saleté etc. Vous êtes systématiquement réduit à la condition de rien.

Même les prisonniers de droit commun sont autorisés à voir leurs proches. On ne pouvait voir personne, pas même le soleil. Heureusement, nous pouvions parfois nous procurer des livres et écouter la radio.

Après février 1987, nous avons été transférés dans une cour et divisés en deux groupes. Neuf d’entre nous, les plus jeunes, ont été placés dans une cellule de trois mètres sur deux mètres cinquante ; les huit autres ont été détenus dans la pièce d’à côté (ils n’étaient plus que huit car deux ont été libérés après six mois). La cour faisait à peu près six mètres de long ce qui nous permettait de faire des exercices. Les conditions restèrent les mêmes jusqu’à la tentative de coup d’octobre 1987.

Poursuivant son récit, Ibrahima décrivit comment les conditions s’améliorèrent temporairement avec l’arrivée des prisonniers baassistes :

Du 29 août au 15 septembre, les Baassistes ont été amenés à la prison ; huit d’entre eux ont été mis dans notre cellule. Ils ont été immédiatement autorisés à recevoir des visites de leur famille. Nous avons protesté et le lieutenant a accepté que nos familles viennent. On était autorisé à les voir pendant une ou deux minutes, c’est tout ; et cette situation n’a duré qu’une semaine, car les Baassistes ont été relâchés le 15 septembre.

Nous pouvions communiquer avec l’autre groupe de prisonniers de 1986 à travers les trous du mur, mais nous ne nous sommes jamais vus. Cependant, pour permettre aux baassistes de communiquer entre eux, ils laissaient les portes des cellules ouvertes ce qui nous permettait de parler entre nous. Le jour où les Baassistes partirent pour leur procès du 15 septembre, les portes des cellules ont été refermées (139).

Outrés par la discrimination manifeste de traitement qui existait entre eux et les Baassistes, les prisonniers noirs adressèrent une lettre ouverte au Président et aux autres membres du Comité Militaire de Salut National. Cette lettre, datée du 3 octobre 1987, détaillait les griefs suivants :

Notre procès a révélé l’existence d’un traitement discriminatoire à notre égard, discrimination qui se reflète également dans nos conditions de détention. Ces conditions sont extrêmement sévères et se caractérisent par toutes sortes d’interdictions. Il nous est interdit de communiquer avec nos familles et nous sommes isolés depuis notre condamnation ; certains d’entre nous ont été pris en otage par la police. On nous a interdit pendant un certain temps de recevoir ou d’acheter des objets nécessaires à la vie quotidienne (vêtements, savon, bougies, sucre etc.). Nous sommes entièrement pris en charge par nos familles pour notre nourriture et nos soins médicaux (découlant de toutes sortes de problèmes intestinaux, dentaires, des fractures et des dislocations provoquées par les accidents lors des transferts du tribunal à la prison etc.). Nous ne sommes pas autorisés à nous déplacer à l’intérieur de la prison. Nous sommes constamment enfermés sous la surveillance d’un garde posté devant les portes fermées de nos cellules, sans parler du manque d’intimité, de l’étroitesse et de l’insalubrité des lieux. Sachez que nous allons aux toilettes avec une arme pointée sur la nuque. Nous tenons également à vous signaler que certains gardes confondent souvent leurs propres opinions politiques avec les règles régissant les prisons.

Ghaly Ould Abdel Hamid, le directeur de la Ligue Mauritanienne pour les Droits de l’Homme, organisation proche du gouvernement, rendit régulièrement visite aux Bassistes mais ne vint voir les prisonniers FLAM qu’une seule fois, en mars 1987, lorsqu’un représentant de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH) leur rendit visite. Selon Ibrahima, les visites des familles furent autorisées du 7 novembre au 9 décembre, date à laquelle le groupe fut transféré à Walata.

Walata, une ancienne forteresse française isolée, est tristement célèbre pour les conditions particulièrement horribles de détention. D’anciens détenus de Walata, interrogés par Human Rights Watch/Africa, racontèrent qu’ils furent soumis à des tortures physiques et psychologiques extrêmes, inadéquatement nourris, forcés à vivre dans des conditions insalubres et qu’ils ne reçurent pratiquement pas de soins médicaux. En 1988, quatre prisonniers politiques moururent à Walata, victimes du béri-béri (140). On refusa de les traiter.

Les prisonniers décrivirent trois phases dans les abus qu’ils subirent pendant leur emprisonnement à Walata. La première, de décembre 1987 à mars 1988, fut une phase psychologique, impliquant l’adaptation aux conditions épouvantables de détention et à l’humiliation d’être enchaînés ensemble. La deuxième phase, de mars à avril 1988, fut constituée de sessions de tortures brutales. Pendant la troisième phase, d’avril à septembre 1988, les corvées furent sensiblement augmentées, du sable fut introduit dans la nourriture, rendant les prisonniers malades, ce qui provoqua la mort des quatre détenus.

Ibrahima Sall, qui passa dix mois à Walata, décrivit son expérience, évoquant la privation de nourriture, l’enchaînement aux autres prisonniers, le travail forcé et les sévères bastonnades :

La meilleure manière de faire disparaître les gens, c’est de les envoyer à Walata, un endroit pratiquement inaccessible.

Nous sommes arrivés à Walata dans la nuit du 10 au 11 décembre, deux jours après notre départ de Nouakchott. On nous a à peine donné à manger pendant le voyage ; à un certain moment, nous sommes même restés douze heures sans boire. Ils nous ont tout pris — montres, argent, tout. Certains de nos gardes étaient nos anciens élèves ou camarades de promotion ; ils ont torturés leurs propres camarades de promotion.

Après notre arrivée, nous n’avons rien mangé jusqu’au 12 décembre, et encore nous n’avons reçu que du riz blanc, sans eau. Plus tard, on nous a donné de l’eau. Nous étions toujours enchaînés, mais finalement nous avons trouvé comment ouvrir les serrures.

Le 3 janvier, ils ont attaché nos jambes. Au début, nous étions enchaînés deux par deux. C’était humiliant, des personnes âgées étaient enchaînées à des jeunes gens et ils étaient obligés d’uriner et de tout faire l’un devant l’autre. Plus tard, les chaînes ont commencé à nous entailler la peau.

Le 4 janvier, les travaux forcés ont commencé. Nous avons construit une route. Nous devions chercher de l’eau au puits qui se trouvait au sommet d’une colline, les jambes enchaînées ensemble. La chaîne commençant à me faire saigner, j’ai demandé si l’on pouvait l’attacher à mon autre jambe. J’étais enchaîné au Capitaine Kébé. Le Lieutenant Ghaly Ould Souvy s’approcha, il était arrogant et impoli. Il dit que nous (le Capitaine Kébé et moi) devions être ramenés à la prison, que j’étais fainéant et que je ne voulais pas travailler...Il nous a ensuite conduits à la chambre de torture. Ils m’ont déshabillé, m’ont attaché les mains derrière le dos et mes deux jambes ensemble. Ils ont fait venir un groupe de quatre gardes ; chacun d’entre devait me donner soixante coups de fouet dans le dos. Le Lieutenant a ensuite braqué un pistolet sur ma tempe en disant : "Nous allons te tuer ici. Nous avons l’ordre de tous vous exécuter".

Le 5, ils arrêtèrent de nous enchaîner les uns aux autres et n’attachèrent plus que nos jambes.

Les vingt-deux prisonniers FLAM furent détenus dans une cellule d’à peu près deux mètres sur deux. En avril, ils furent transférés dans une cellule plus grande, mais totalement obscure, les fenêtres ayant été obstruées. Ils furent pratiquement obligés de dormir les uns sur les autres.

Deux des autres prisonniers, Idrissa et Mamadou, décrivirent la surpopulation, le manque d’hygiène et la souffrance causée par l’enchaînement. Ce qui suit est un résumé de leur témoignage :

Nous étions obligés de dormir avec une couverture légère sur le sol argileux. Nous n’étions pas autorisés à prendre les habits que nous avions. Chacun d’entre nous avait quitté Nouakchott avec comme seuls habits ceux qu’il portait sur lui. Nous étions ligotés tout le temps jusqu’au 3 janvier et la cellule était fermée en permanence. Seuls les cinq Maures et les Haratines n’étaient pas ligotés. Il n’y avait qu’une latrine pour soixante-six personnes. Pendant les mois où les fenêtres étaient couvertes, l’odeur était insupportable, surtout parce que les gens souffraient fréquemment de dysenterie. Les latrines se trouvaient dans le grand hall.

Nous étions enchaînés deux par deux par les jambes. Au début, les Haratines (contrairement aux Maures) ont été enchaînés, mais leurs chaînes ont été enlevées peu après. Vous étiez littéralement collé vingt-quatre heures sur vingt-quatre à la personne à laquelle vous étiez enchaîné. Ils enchaînaient des personnes âgées avec des personnes beaucoup plus jeunes, ce qui était humiliant pour les premières. Ils acceptèrent notre demande que les gens soient enchaînés selon leur âge. Après à peu près deux semaines, nous avons été enchaînés séparément (141).

Mamadou et Idrissa expliquèrent que la prison était constituée de plusieurs secteurs, les pires étant le sixième et le septième où étaient détenus les prisonniers politiques noirs. Les prisonniers de droit commun maures étaient placés dans le deuxième secteur, où il y avait de meilleures toilettes, un accès à l’eau et où les détenus étaient moins nombreux. Il y avait aussi des prisonniers de droit commun noirs, qui étaient placés dans des cellules surpeuplées et étaient fréquemment battus.

LES TORTURES

Le 21 mars 1988, l’un des petits délinquants fut découvert sans ses chaînes et fut torturé. Après l’avoir interrogé, les gardes se rendirent compte que d’autres prisonniers avaient appris comment enlever leurs chaînes. La même nuit, ils découvrirent vingt-deux détenus sans chaîne. Ils furent tous sauvagement torturés. Ibrahima décrivit la souffrance qu’il a enduré à écouter ses compagnons être torturés :

Il n’y a rien de pire que d’écouter des pleurs et de savoir que l’on est le prochain. A Walata, ils torturent pendant quinze, trente voire quarante-cinq minutes, et vous entendez d’horribles cris. Puis, c’est le silence. Et vous savez que quelqu’un va suivre. Puis, la porte s’ouvre et ils prennent l’un d’entre vous.

Idrissa Bâ fut l’un de ceux qui furent sévèrement torturés. Il décrivit en détail les tortures auxquelles ils furent soumis :

Dans la soirée du 21 mars, on nous a tous déshabillés, enchaînés et ligotés très fortement. On nous a conduits à l’extérieur, à la chaleur. Ils nous ont fait ouvrir la bouche et l’ont remplie de sable qu’ils nous ont forcés à avaler en appuyant sur nos joues. Le brigadier-chef Mohamed El Habib nous marcha sur la tête. Il appartenait à Cheikh, l’un des gardiens qui était censé travailler à l’infirmerie, d’indiquer les endroits où nous devions être battus. Trois des prisonniers, le Lieutenant Diako Abdoul Karim, le Lieutenant Moussa Gomel Barro et Moussa Thioye, un prisonnier de droit commun halpulaar, furent torturés une deuxième fois parce qu’ils étaient considérés comme étant les personnes-clefs derrière ce que les autorités regardaient comme un "complot" d’évasion. Ils furent torturés sous les yeux du Lieutenant Dahi, commandant du GRI [Groupe Régional d’Intervention].

Ibrahima décrivit la même séance de torture :

On nous a sortis de nos cellules aux environs de huit heures du soir, les bras attachés derrière le dos et nus. Il y avait à peu près trente gardes dans la pièce, qui nous ont battus avec des bâtons et des chaînes, puis nous ont fait coucher et nous ont frappés dans le dos. J’ai eu l’impression d’être un animal sauvage attaqué par d’autres, qui criaient "sales Noirs" ou d’autres insultes du genre "vous êtes tous des Juifs" et "nous vous tuerons tous, nous vous exterminerons". Ceux qui nous frappaient étaient haratines. Les prisonniers les plus brutalement frappés ont été, parmi les prisonniers militaires, le Lieutenant Diako Abdoul Karim et le Lieutenant Barro Moussa Gomel, et pour les civils, Djiby Doua Kamara et Idrissa Bâ.

Si vous résistez ou refusez de crier, cela les humilie et les rend encore plus furieux. Ils sont capables de vous tuer. L’un des prisonniers, Sy Mamadou Oumar, reçut soixante-neuf coups sans crier.

Une autre méthode consistait à vous enfoncer le nez et la bouche dans le sable, en poussant avec le pied sur votre tête. Puis on vous donnait des coups de pieds sur la tête. Une fois, ma nuque était tellement enflée après ce type de traitement qu’elle ne faisait plus qu’une avec mes épaules. Et ils refusaient de vous soigner. Ils utilisaient également la méthode du "jaguar" (142).

Après le 21 mars, toutes les fenêtres du grand hall furent recouvertes nuit et jour. Beaucoup de prisonniers eurent des problèmes ophtamologiques sérieux du fait de cette mesure, notamment Idrissa, qui est maintenant aveugle de l’oeil gauche. Ce dernier expliqua combien les conditions de détention se détériorèrent après mars :

Après le 21 mars, nous étions enchaînés et ligotés en permanence, sauf les Maures. Même les morceaux de chiffon dont on se servait pour panser les blessures que nous causaient nos chaînes ont été confisqués. A partir du mois d’avril, il a commencé à faire de plus en plus chaud, mais nous n’étions pas pour autant autorisés à boire l’eau que nous puisions. On ne nous donnait qu’une ration d’un litre d’eau pour deux, deux fois par jour avec la nourriture. Rien de plus, quelle qu’ait été votre soif. L’eau que nous allions chercher nous était interdite alors que les petits délinquants maures se lavaient avec cette même eau.

LES TRAVAUX FORCES

Bien que seuls quelques officiers avaient été condamnés aux travaux forcés, en fait, tous les prisonniers FLAM furent soumis à ce régime. Comme l’expliqua Ibrahima, les travaux forcés avaient pour simple but de les exténuer. "Nous construisions une route pendant la journée que le sable recouvrait pendant la nuit, et il nous fallait la reconstruire. C’était comme le mythe de Sisyphe".

On attribua aux prisonniers l’une des deux tâches suivantes : soit aller puiser de l’eau au puits d’à côté, soit casser des pierres et les transporter. Les tâches étaient alternées. Idrissa Bâ expliqua les difficultés qu’impliquait cette méthode :

Aller chercher l’eau était une tâche particulièrement dure car Walata se trouve au sommet d’une pente escarpée et il nous fallait monter et descendre sur une distance d’à peu près un kilomètre six fois tous les jours, quatre fois le matin et deux fois l’après-midi. Nous travaillions par équipes de quatre. Chaque équipe devait rapporter quatre-vingt-dix litres d’eau. C’était extrêmement difficile de grimper sur la colline avec les chaînes. Les chaînes frottaient contre la peau et causaient des blessures. Nous étions obligés d’entourer nos chevilles de morceaux de chiffon. Lorsque nous puisions, chaque équipe était accompagnée d’un garde, baïonnette au canon. Les gardes, tous des Maures, nous insultaient constamment : "Dépêchez-vous, abiids" (143).

Malgré le fait que de moins en moins de personnes étaient capables d’aller chercher l’eau, la quantité d’eau à puiser n’a jamais diminué. Ceux qui n’étaient pas trop malades pour y aller, bien que tout le monde était faible, devaient donc monter et descendre plus souvent. La température ne cessait d’augmenter, mais on nous donnait moins d’eau à boire bien que nous affaiblissions chaque jour plus en raison du manque de nourriture. On nous donnait de l’eau dans un verre à thé trois fois par jour (les verres à thé qui sont utilisés pour boire le thé à la menthe sont en Mauritanie très petits).

Un autre prisonnier FLAM décrivit le régime des travaux forcés et les séquelles qui en résultèrent sur sa santé.

A Walata, je n’ai pas pu marcher pendant environ deux mois, en raison à la fois de la faim et des travaux forcés auxquels nous avons été soumis. Même lorsque l’on vous donnait à manger, la nourriture était tellement immonde que vous ne pouviez pas la manger. Même aller aux toilettes était trop fatiguant pour moi au point que ce sont mes amis qui m’y conduisaient, qui m’y portaient en fait...Dans mon cas, je pense que ce qui m’a réellement épuisé, c’est la combinaison entre les tâches que nous étions obligés d’effectuer tous les jours et le manque extrême de nourriture (144).

LES CAS DE DECES EN DETENTION

Il était prévisible que les traitements brutaux et le manque de soins médicaux appropriés allaient provoquer la mort de certains détenus.

Dans ce que les prisonniers décrivirent comme la troisième phase de leur emprisonnement à Walata, le travail fut plus lourd et la nourriture fut limitée à du riz blanc auquel du sable était ajouté. Les prisonniers politiques devinrent de plus en plus faibles. Ibrahima nota les différences qui existaient entre les trente-deux civils FLAM et les trente-six militaires quant à leur capacité de résister aux conditions de détention de Walata. Avant d’être transférés à Walata, les civils furent détenus à Nouakchott et à Nouahibou où une grande partie de leur nourriture était apportée par les familles. Ils furent également autorisés à emporter un peu d’argent et des vêtements avec eux lorsqu’ils furent conduits à Walata. Les prisonniers militaires, en revanche, furent arrêtés en octobre 1987. Ils furent immédiatement torturés, à peine nourris et vêtus. Par conséquent, à leur arrivée à la prison de Walata, ils étaient dans un mauvais état physique et tombèrent rapidement malades. Les prisonniers suivants moururent du béri-béri en 1988 :

Le premier décès survint le 26 août 1988 ; il s’agissait de Bâ Oumar Alassane. Son corps enfla tellement que l’on dut lui ôter ses chaînes, mais aucun soin médical ne lui fut prodigué.

Une semaine plus tard, le 2 septembre, un second prisonnier, Tène Youssouf Guèye, mourut. Le jour de sa mort, il fut évacué à Néma pour y recevoir des soins, soi-disant à l’hôpital, bien que des témoignages rapportent qu’il fut simplement amené à la prison de Néma où il décéda.

Le 13 septembre mourut Bâ Abdoul Khoudouss, un sergent major. D’anciens prisonniers politiques dirent à Human Rights Watch/Africa que les autorités pénitentiaires refusèrent de les autoriser à enlever ses chaînes avant son enterrement.

Le 28 septembre, ce fut le tour de Djigo Tafsirou, un ancien Ministre de la Santé.

L’un des prisonniers décrivit de la manière suivante l’indifférence des gardes devant ces décès :

Le 26 août 1988, à trois heures de l’après-midi, le premier des quatre prisonniers qui moururent, Bâ Oumar Alassane, mourut du béri-béri et du manque de soins médicaux. Il avait terriblement enflé, au point que l’on a dû lui ôter ses chaînes. Il est mort dans la cellule, avec nous. Lorsque nous avons demandé au Bigadier Ibrahim d’emporter le corps, il a répondu : "Comme vous ne mangez presque pas de viande, c’est votre chance". Lorsque nous lui avons dit que nous ne pouvions pas aller la même après-midi chercher de l’eau au puits, il a paru surpris. "Juste parce que ce type est mort ?" Nous n’avions d’autre choix que d’aller travailler et, après cela, épuisés, nous avons dû enterrer le corps à une certaine distance de la prison. Juste avant sa mort, nous avons demandé aux gardes des médicaments pour atténuer ses souffrances. Nous savions qu’il n’y avait rien de toute façon, mais nous étions si désespérés de ne rien pouvoir faire pour lui. Mustapha, le garde, répondit que c’était vendredi et qu’il ne pouvait rien faire. Cette réponse dénotait l’indifférence totale des gardiens.

Une semaine plus tard, le 2 septembre, Tène Youssouf Guèye mourut. On l’évacua vers Néma à environ une heure du matin. Il décéda le même jour, également du béri-béri. Au moment où il a été évacué vers Néma, il était déjà presque mort. De plus, il n’a pas été conduit à Néma pour y recevoir des soins médicaux. C’était pour nous tromper, car au lieu de l’hôpital, c’est à la prison qu’ils l’ont conduit. Ils l’ont simplement laissé à la prison et il n’a reçu aucun traitement.

Malgré ces deux décès successifs, les conditions de détention n’ont pas changé. Au contraire, la situation des prisonniers n’a fait qu’empirer (145).

Au moment de la mort du quatrième prisonnier à Walata et alors que de nombreux autres devinrent gravement malades, la communauté internationale, alertée par les rapports d’Amnesty International et de la presse, commença à s’intéresser aux conditions de détention à Walata. Peu après, quelques améliorations furent apportées. La qualité de la nourriture s’améliora quelque peu ; le Croissant Rouge mauritanien (146) envoya de la nourriture et un médecin qui resta pendant un mois ; les fenêtres furent découvertes. Bien que le régime de travaux forcés fut maintenus, les prisonniers furent autorisés à boire l’eau qu’ils puisaient. En plus de leurs tâches habituelles, on demanda aux prisonniers de commencer à construire des maisons pour abriter leurs familles qui devaient bientôt être autorisées à leur rendre visite. Les maisons ne furent jamais terminées car les prisonniers civils furent transférés de la prison de Walata le 31 octobre.

Idrissa, qui fut libéré de Aïoun en décembre 1989, dit à Human Rights Watch/Africa que beaucoup de prisonniers faillirent mourir :

Si les conditions n’avaient pas changées le 1er octobre, tout le monde serait mort le 15. Nous pensions tous que Sarr serait la cinquième victime. Mais même lorsqu’ils nous ont donné plus de nourriture après le 1er octobre, nous avions des difficultés de digestion. Nous avions été affamés depuis si longtemps que nous mangions avec grande difficulté.

Au moment des protestations internationales à propos des conditions de détention à la prison de Walata, le gouvernement prétendit qu’il n’était pas au courant de la situation et que les personnes coupables de violations des droits des prisonniers seraient punis. Human Rights Watch/Africa n’a pas eu connaissance de quelconque poursuite contre les autorités pénitentiaires pour les morts provoquées par les torture ou par le refus systématique des soins médicaux. Cependant, il es clair que certaines personnalités haut placées dans les gouvernement connaissaient les horribles conditions de détention dans la prison de Walata, y compris le Ministre de l’Intérieur de l’époque, Gabriel Cimper, qui, lui-même, a visité la prison au moment où les abus avaient lieu.

A la suite des protestations internationales après la mort des quatre prisonniers, les autres prisonniers politiques furent transférés dans une autre prison, Aïoun. Les conditions y étaient meilleures, à en juger par l’infrastructure, la réduction des tortures, la meilleure qualité de la nourriture, l’absence des travaux forcés et les visites des familles qui furent finalement autorisées.

A Aïoun, il y avait deux ou trois prisonniers par cellule. Le sol était en ciment et les fenêtres n’étaient pas couvertes. Les cellules n’étaient pas fermées pendant la journée, mais l’étaient toujours après 21 heures. Les latrines étaient à une certaine distance des cellules, mais les prisonniers y étaient toujours accompagnés par un garde armé. Les repas étaient terribles au début mais s’améliorèrent quelque peu par la suite. On donnait aux prisonniers du riz ou du blé avec un peu de sauce.

Les prisonniers restèrent du 31 octobre 1988 au 4 mars 1989 sans aucun contact avec le monde extérieur afin de leur permettre de se "réhabiliter".

A la fin décembre, on leur permit d’avoir des radios, mais en avril 1989, lorsque les violences ethniques éclatèrent entre la Mauritanie et le Sénégal, on les leur confisqua. Les prisonniers étaient gardés principalement par des Maures et quelques Haratines.

Samba Thiam décrivit les conditions générales de détention à Aïoun :

Après notre transfert à Aïoun, on a commencé à avoir des repas normaux, c’est-à-dire ce qu’un prisonnier normal reçoit, ce qui signifie parfois un peu de viande. A Aïoun, notre traitement dépendait en grande partie des gardes chargés de nous surveiller. Avec certains d’entre eux, il nous fallait demander la permission pour aller aux toilettes et nous étions souvent insultés. Parfois, on nous enchaînait.

L’usage de la torture était occasionnel, pas systématique. En août 1990, Kane Ibrahima fut torturé parce qu’il avait eu quelques problèmes avec les prisonniers de droit commun. Il fut battu et enchaîné pendant quatre ou cinq jours. Parfois, avec les mauvais gardes, on revenait aux mêmes relations psychologiques entre les gardes et les prisonniers que l’on avait à Walata (147).

En décembre 1988, trois journalistes furent autorisés à visiter Aïoun. Toutefois, on avait pris soin d’améliorer les conditions spécialement pour la visite et les prisonniers ne purent pas s’entretenir en privé avec les journalistes. Ibrahima Sall raconta la visite des journalistes :

Le 3 décembre 1988, nous avons reçu la visite de quelques journalistes de Reuters, de Jeune Afrique et de Sub Hebdo. La veille, le 2 décembre, on nous a demandé de nous déshabiller et on nous a donné des vêtements offerts par le Croissant Rouge. A l’arrivée de la délégation, on portait de vieux uniformes de gendarmes. Nous n’étions pas autorisés à leur parler en privé. Nous avons donc désigné deux d’entre nous, Ibrahima Sarr et Sy Mamadou Youssouf, pour parler au nom de nous tous. Le gouverneur les a menacés de les torturer, de les enchaîner si les autres prisonniers [ceux qui n’avaient pas été désignés] ne parlaient pas. L’infirmerie a été remplie de médicaments qu’on montra aux journalistes. Nous voulions leur parler de notre situation mais on nous l’a interdit. Les prisonniers militaires étaient toujours à Walata et la délégation s’y rendit également. Le Lieutenant a choisi au hasard deux prisonniers pour parler après les avoir menacés de les torturer s’ils parlaient des conditions de détention [à Aïoun et à Walata].

Les tortures ne cessèrent pas totalement à Aïoun. En mai 1989, Tayib, un responsable de la prison, prit pour prétexte une dispute avec l’un des prisonniers, N’gaide Aliou Moctar, pour sauvagement battre d’autres prisonniers, qui eux n’étaient pas impliqués dans la dispute : Thiam Djiby, un adjudant-chef, Toumbo Haby et N’gaide Mamadou Sadio. Aliou Moctar séjourna dans la cellule de punition pendant plus d’une semaine, les autres pendant cinq jours. Aliou Moctar eut une fracture du crâne.

LA VISITE DES FAMILLES

La visite des familles fut autorisée à partir du 4 mars. Mais étant donné la distance qui sépare Nouakchott de la prison —800 kilomètres, soit 10 heures de route— il était difficile pour les familles d’entreprendre un tel voyage, spécialement sans endroit où loger. Elles vinrent quand-même. Dans une geste de solidarité, les familles noires qui vivaient dans la région hébergèrent et aidèrent les familles des prisonniers. Les visites furent limitées à trente minutes le matin et trente minutes l’après-midi. Mais ces séances restaient à l’entière discrétion du gouverneur de la prison et furent accordées de manière arbitraire. Certains visiteurs furent autorisés à rester plus longtemps, d’autres ne furent pas autorisés à entrer du tout ou pendant moins de trente minutes.

Un certain nombre des femmes qui purent rendre visite à leur mari à Aïoun rapportèrent à Human Rights Watch/Africa que le système était extrêmement arbitraire et ouvert à la corruption ; après avoir enduré les épreuves d’un si long voyage, elles réalisèrent soudain que leur "droit" de rendre visite à leurs maris dépendaient de leurs capacités de corrompre un haut responsable de la prison.

Malgré ces difficultés, les visites se révélèrent extrêmement importantes pour le moral des prisonniers. Comme l’expliqua Ibrahima Sall :

Habsa arriva le 8 mars et je l’ai vue le 9. Je ne l’avais pas vue depuis 15 mois et un jour. Ce qui m’a paru le plus surprenant, c’est de voir des personnes qui vous aiment, qui vous sourient et pas seulement des gardes avec des fusils. Habsa repartit le 20 mars et les évènements [les expulsions] commencèrent en avril.

Habsa Banon, l’épouse d’Ibrahima Sall, décrivit les obstacles auxquels furent confrontées les familles qui désiraient rendre visite aux prisonniers :

Nous avons souvent eu des réunions avec la Ligue Mauritanienne des Droits de l’Homme. On nous disait toujours que nous avions le droit de rendre visite à nos maris, mais rien n’a jamais été fait pour nous aider. Finalement, le Ministère de l’Intérieur nous a autorisées à y aller. Nous avons organisé un convoi : nous avons loué un véhicule pour les vingt-deux et avons fait les 800 kilomètres en huit heures à peu près. Quand nous sommes arrivées, on nous a fait savoir que nous avions droit à une demi-heure de visite par jour. Nous sommes alors allées voir l’épouse du gouverneur de la prison pour lui expliquer la situation. Le lendemain, on nous a autorisées à rester jusqu’à 22 heures. Je suis restée là-bas une semaine, du 8 au 12 mars (148).

L’épouse d’un autre prisonnier raconta sa visite à Aïoun :

La première fois que je l’ai vu, le 9 mars 1989, j’ai ressenti un choc. Il était tellement maigre et paraissait inquiet. Il ne portait pas de vêtement à proprement parler. C’était évident pour nous toutes qu’ils avaient repoussé les visites d’octobre à mars pour pouvoir les "engraisser" et leur permettre de recouvrer un peu la santé. Mais quand nous les avons vus, c’était terrible. Il n’avait pas la moindre idée de ce qui avait pu arriver aux autres membres de la famille ; il n’était même pas au courant du décès de membres de notre famille très proches, ce qui a rendu la visite encore plus triste.

A l’occasion de cette première visite, la seule que j’ai faite avant d’être déportée, nous sommes restées pendant dix jours. Nous n’étions pas autorisées à rester plus d’une heure par visite, et encore les visites pouvaient être soudainement interrompues. Nous étions hébergées chez des gendarmes noirs qui travaillaient dans le secteur. Nous avons appris par la suite qu’ils ont eu des problèmes à cause de cela. Beaucoup de prisonniers n’ont plus de famille proche vivant en Mauritanie car tant de gens ont été déportés. Même ceux qui sont restés en Mauritanie n’ont pas de nouvelles des prisonniers ; personne n’ose leur rendre visite du fait de l’insécurité (149).

LA DEMOCRATISATION

En Mauritanie, le processus de démocratisation commença en avril 1991 lorsque le Président Taya annonça son intention de faire adopter une nouvelle constitution et d’organiser des élections multipartites. L’attitude du gouvernement fut incitée par ses préoccupations quant aux critiques de la communauté internationale au lendemain des massacres de 1990-1991 et par la nécessité d’engager des réformes pour obtenir l’aide financière étrangère toujours plus nécessaire. Cependant, malgré l’adoption de mesures superficielles en faveur de la démocratie et la diminution depuis 1992 des violences instiguées par le gouvernement, la Mauritanie a maintenu toutes les caractéristiques d’un Etat répressif et a continué à mépriser les droits de l’homme les plus fondamentaux.

Un professeur mauritanien fit remarquer les différences qui existent entre les réformes adoptées sur le papier et la réalité telle que vécue par la population :

La situation reste la même. Peut-être que ceux qui sont à l’étranger et qui lisent les journaux les déclarations, les ordonnances et les décrets présidentiels peuvent penser que la situation s’améliore. Mais cela n’est pas le cas. Ce qui est dit à la radio est bien différent de ce qui se passe réellement (150).

Le Département d’Etat américain, dans son Country Reports on Human Rights Practices for 1992, souligna le même sentiment en notant que les élections avaient été "imparfaites" et que la situation politique restait étroitement contrôlée. Il y était écrit :

La quasi-transformation du gouvernement du Président Taya d’un régime militaire en un régime d’apparence plus civile n’est pas parvenue à satisfaire les exigences de l’opposition d’un système réellement démocratique. Bien que la nouvelle Constitution et les ordonnances qui ont suivies aient autorisé la formation des partis politiques et permit à une presse indépendante de fonctionner, ces deux libertés ont été limitées. Le parti du Président Taya domine complètement le parlement, les journaux ont été soumis à une loi sur la diffamation très stricte et le gouvernement continue de contrôler la radio et la télévision.

Le premier véritable test de l’engagement du gouvernement dans la voie de la démocratisation eut lieu en avril et en mai 1991, lorsque une série de lettres ouvertes furent publiées appelant le gouvernement à permettre la réalisation d’une enquête indépendante sur les massacres de 1990-1991 et l’adoption de réformes démocratiques (voir le chapitre sur "les massacres de 1990-1991"). Le gouvernement ne prit pas immédiatement des mesures à l’encontre les auteurs de ces lettres.

En juin, plusieurs Maures qui avaient signé l’une des ces lettres furent arrêtés. Leur arrestation était liée à leur participation à une nouvelle organisation politique, le Front Démocratique Uni des Forces de Changement (FDUC), créée en juin par des mouvements et des personnes de l’opposition. Le Front était présidé par Hadrami Ould Khattry et vice-présidé par Messaoud Ould Boulkheir et Diop Mamadou Amadou. Furent arrêtés : Diop Mamadou Amadou, un ancien ministre de l’éducation ; Messaoud Ould Boulkheir, un ancien ministre du développement rural et candidat à la mairie de Nouakchott en 1990 ; Moustapha Ould Bederdine ; Béchir el Hassan, un journaliste ; Ladji Traoré, un économiste et un ancien prisonnier politique ; Hadrami Ould Khattry, un ancien ministre de l’éducation ; et Abderrahmane el Yassa. Ils furent d’abord emmenés au Ministère de l’Intérieur, ensuite conduits dans des camions jusqu’à Kiffa où on les sépara en trois groupes et les dirigea dans des endroits différents : Ould Boulkheir et Diop Mamadou furent emmenés à Tichit, Abderrahmane Ould Yessa et Béchir El Hassen à Tamcheket, Ould Bedredine et Traoré à Boundeit, et Ould Khattry à Oudane (151). Ils furent tous détenus au secret jusqu’au 25 juillet.

LE REFERENDUM DE JUILLET 1991 SUR LE PROJET DE CONSTITUTION

Comme le Président Taya l’avait promis dans sa déclaration d’avril, un référendum fut organisé le 12 juillet 1991 portant sur la question de savoir si une nouvelle constitution devait remplacer la constitution suspendue à la suite du coup d’Etat de 1978. Le projet de constitution proclamait l’attachement de la Mauritanie à l’islam et aux principes démocratiques tels qu’établis dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Il prévoyait l’élection du Président, qui devait obligatoirement être un musulman, au suffrage universel et autorisait la constitution d’un nombre illimité de partis politiques. Il établissait également que la langue officielle serait l’arabe et les langues nationales le pulaar, le soninké et le wolof.

Selon les résultats officiels, le "oui" l’emporta avec 97,94% des voix, avec une participation de 85%. Ces chiffres furent contestés par les groupes de l’opposition qui avaient appelé à boycotter le référendum, largement suivi. L’opposition soutenait que le taux de participation avait été largement gonflé par le gouvernement. En outre, de nombreux Noirs se plaignirent que les cartes d’électeurs et les listes électorales étaient rédigées uniquement en arabe. Les informations en provenance de Nouakchott indiquèrent que la plupart des gens qui votèrent étaient maures et que le taux de participation était beaucoup moins importante que ce que les chiffres officiels indiquaient.

L’opposition appela à boycotter le scrutin car, selon ses membres, le projet de constitution contenait des dispositions discriminatoires à l’encontre des Noirs, accordait des pouvoirs excessifs au Président et ne fixait pas de limites au mandat de celui-ci. L’article 18 relatif aux problèmes de sécurité constituait l’un des problèmes majeurs. Il prévoyait un certain nombre d’obligations et d’infractions dont l’interprétation laissait une marge d’appréciation importante aux autorités. L’article 18 disposait :

Tous les citoyen a le devoir de protéger et de sauvegarder l’indépendance du pays, sa souveraineté et l’intégrité de son territoire. La trahison, l’espionnage, le passage à l’ennemi ainsi que toutes les infractions commises au préjudice de la sécurité de l’Etat, sont réprimés avec toute la rigeur de la loi.

L’opposition reprocha au gouvernement militaire de ne pas l’avoir consultée lors de l’élaboration du projet de constitution et estimait qu’un gouvernement de transition aurait dû être mis en place pour préparer les élections. Elle dénonça également le climat d’intimidation dans lequel se déroulèrent les élections, étant donné que plusieurs leaders de l’opposition se trouvaient toujours en détention. Séri Bâ, un porte-parole des FLAM, résuma la position de l’opposition à Radio France Internationale :

En ce qui nous concerne, le référendum est simplement un incident de l’histoire. Il est simplement nul et non avenu tant que ceux qui ont été bâillonnés et attachés ne seront pas réhabilités et rentrés au pays. Nous réitérons également nos exigences : premièrement, l’organisation d’une conférence nationale et, deuxièmement, l’établissement d’une commission internationale d’enquête qui aura pour objectif de faire la lumière sur les crimes qui ont été commis depuis 1986. Nous pensons qu’il est temps de prendre les décisions qui restaureront la paix et la confiance en Mauritanie... (152)

L’appel au boycott fut suivi par celui de 4.267 femmes réfugiées au Sénégal. Dans une déclaration publiée à Dakar, elles déclaraient : "le processus de démocratisation ne sera possible en Mauritanie...qu’après la réconciliation nationale".

LA NOUVELLE LEGISLATION

A la suite du référendum, le gouvernement prit un certain nombre de mesures libérales, dont une amnistie pour les prisonniers politiques. Fin juillet, des nouvelles lois furent promulguées relatives aux partis politiques et à la presse. La loi relative aux partis politiques prévoit que tout Mauritanien en âge de voter peut être membre d’un parti politique. La loi dispose également que les partis politiques doivent s’abstenir de faire toute propagande "en contradiction avec les principes de l’Islam véritable" et qu’aucun parti "ne peut porter la bannière de l’Islam seule". Elle ajoute que les partis ne peuvent être formés sur une base raciale, régionale ou tribale (153). Les chapitres quatre et cinq de la loi autorisent le gouvernement à suspendre ou dissoudre les partis politiques qui enfreignent cette législation.

La loi relative à la presse énonce que celle-ci doit adhérer aux principes "basés sur la tolérance, le respect d’autrui, l’équité, et faire respecter les principes de liberté, de justice sociale, et défendre les droits de l’homme et la justice entre les Nations..." (154). Elle poursuit en prévoyant que tout propos injurieux à l’encontre de la personne du Président de la République est punissable d’un peine d’emprisonnement et d’une amende.

Malgré la nouvelle législation sur la presse, l’édition de septembre 1991 du journal indépendant Mauritanie Demain fut interdite de publication en raison d’un article qui rapportait que des détenus noirs avaient été torturés à mort. Selon l’éditeur du magazine, Mubarak Ould Beirouk, on reprochait à l’article de semer la discorde et de "menacer l’unité nationale" (155).

En juillet 1992, des personnes très proches du gouvernement portèrent plainte contre deux des journaux les plus engagés, Al Bayane et L’Eveil Hebdo. La plainte contre Al Bayane fut introduite par le directeur d’une école privée de Nouakchott suite à la parution d’un article sur la corruption dans l’école. Celle contre L’Eveil Hebdo fut déposée par un parent du Président, du nom de Hadramy Ould Taya, en raison d’un article sur les violences post-électorales de Nouadhibou, qui rapportait que l’un des manifestants avait été tué par une balle qui provenait sans doute de sa maison. Les deux plaignants obtinrent gain de cause mais les dommages et intérêts accordés furent peu élevés.

Toujours est-il que l’aspect le plus positif des mesures de démocratisation en Mauritanie reste que la presse indépendante est devenue depuis 1992 une force plus dynamique. Les journalistes indépendants peuvent, aujourd’hui plus que jamais, mener des enquêtes et écrire sur les abus perpétrés par le gouvernement par le passé ou actuellement.

LES ELECTIONS PRESIDENTIELLES

Juste avant les élections prévues pour 1992, la plupart des partis d’opposition furent reconnus officiellement (156). En décembre 1991, onze partis politiques au moins avaient été reconnus, mais pratiquement tous avaient des liens étroits avec le pouvoir en place. L’un d’entre eux, le Parti Républicain Démocrate et Social (PRDS), fut créé à la fin du mois d’août 1991 par le Président Taya. Un autre, le Rassemblement pour la Démocratie et l’Unité Nationale, fut établi le même mois par Ahmed Ould Sidi Baba, maire d’Atar et un proche de Taya (157). Les seuls véritables parti d’opposition étaient l’Union des Forces Démocratiques, qui était composée de Beydanes, de Haratines et de représentants des groupes ethniques noirs, et le Parti pour la Liberté, l’Egalité et la Justice qui fut créé à la fin du mois de novembre 1991 et est largement dominé par les Noirs.

L’opposition se regroupa finalement autour d’Ahmed Ould Daddah, le candidat de l’Union des Forces Démocratiques (UFD) (158). Le programme d’Ould Daddah, un économiste et le demi-frère du premier président de la Mauritanie, Moktar Ould Daddah, avait pour objectif une "ère nouvelle" et la réconciliation nationale ; il s’assura du soutien de la plupart des électeurs noirs, qui voyaient en lui la seule alternative face à Taya.

Bien que l’opposition n’ait pas été empêchée de faire campagne, le Président Taya put utiliser beaucoup des ressources de l’Etat lors de sa campagne, dont l’administration de l’Etat et la compagnie aérienne nationale, Air Mauritanie. La campagne de Taya tournait autour du slogan "changement dans la stabilité".

LES IRREGULARITES ELECTORALES

Les irrégularités électorales commencèrent au niveau de l’inscription des électeurs. Différentes méthodes furent utilisées pour empêcher de nombreux Noirs et sympathisants de l’opposition de s’inscrire. L’UFD estime que ce fut le cas pour environ 25.000 personnes dans la ville de Nouakchott seulement. Dans certains départements, le préfet refusa simplement d’inscrire les Noirs, qui n’avaient aucun moyen de faire respecter leurs droits. Certaines méthodes d’intimidations furent également utilisées. Des forces spéciales de l’armée furent déployées autour des lieux d’inscription et employèrent parfois la violence, notamment, selon les témoignages, les gaz lacrymogènes et les coups de matraques pour disperser les gens qui se rassemblaient pour s’inscrire. Lorsqu’on lui demanda comment les autorités pouvaient savoir qui était favorable à l’opposition et qui appuyait le gouvernement, un porte-parole de l’UFP expliqua comment le gouvernement contrôlait l’opération d’inscription :

Si vous voyez un Noir, vous savez qu’il est dans l’opposition. Si c’est un Haratine, il y a 75% de chance qu’il le soit. Pour les Arabes, c’est plus difficile, mais on a aussi empêché les Maures vivant dans les zones contrôlées par l’opposition de s’inscrire, en particulier à Boutlimit [ville d’origine d’Ould Daddah] (159).

L’une des méthodes utilisées pour éviter que les Noirs ne puissent s’inscrire était de leur demander leur carte d’identité, que la plupart n’avait pas. Les autorités avaient en effet arrêté de délivrer des cartes d’identité aux Noirs à la fin des années quatre-vingt.

Un autre procédé consistait à poser les questions en arabe, que la plus grande partie des Noirs n’était pas capable de parler ou de comprendre. Un homme, interrogé par Human Rights Watch/Africa, expliqua les difficultés que sa tante et lui rencontrèrent lorsqu’ils tentèrent de s’inscrire.

Nous sommes mis dans la queue. Il y avait deux files, l’une pour les hommes, l’autre pour les femmes. Nous sommes allés dans un autre arrondissement de Nouakchott car nous avions entendu dire que le préfet du nôtre refusait de faire inscrire les Noirs. Ils peuvent le faire en vous posant des questions auxquelles il vous est impossible de répondre.

Ma tante ne parle pas arabe (elle ne parle pas français non plus ; elle est analphabète). Je lui ai donc écrit notre adresse sur un bout de papier. On lui a demandé de nommer le chef du quartier. Elle n’a pas compris mais a présenté la feuille de papier. Comme elle ne pouvait pas répondre à la question, des gardes l’ont fait sortir. Je l’ai ramenée à la maison (160).

L’homme raconta ensuite qu’ils se rendirent dans un autre arrondissement où, selon les dires, le préfet était mieux disposé et où ils réussirent finalement à se faire inscrire.

Le fait d’être inscrit ne garantissait pas pouvoir voter. Lorsque les cartes d’électeur furent distribuées, on refusa de les donner à de nombreux Noirs sous différents prétextes : parce que l’orthographe du nom était différente sur la liste électorale et sur la carte d’identité, parce que le numéro de la carte ne correspondait pas à celui de la liste ou parce que plusieurs personnes détenaient le même numéro d’inscription. Dans certains cas, les autorités n’apportèrent simplement pas les listes des électeurs inscrits ou prétendirent avoir perdu les cartes d’électeur. "C’était un désordre total. Des milliers de personnes attendaient", expliqua un homme. "Mais nous pensions que la seule manière de gagner notre liberté, c’était de voter. Nous avons donc attendu toute la journée pour avoir nos cartes". Son témoignage illustre les frustrations que créa l’opération :

J’ai obtenu ma carte le troisième jour. J’ai attendu pendant deux jours, de 5 heures du matin jusqu’à minuit, et, finalement, le troisième jour vers 22h30, j’ai pu accéder à l’intérieur. Ils ont trouvé ma carte mais il y manquait un numéro. Ils m’ont dit de revenir, mais je leur ai répondu qu’il n’en était pas question, qu’ils devaient me donner ma carte immédiatement. Ils ont regardé sur les listes et vérifié partout — il leur a fallu plus d’une heure et demi pour trouver mon numéro ! Mais ils l’ont finalement trouvé et l’ont inscrit sur ma carte d’électeur. C’était le mardi soir ; les élections était le vendredi.

Le quotidien français Le Monde donna le résumé suivant des opérations électorales :

Une chose est sure et, pour tout dire, guère surprenante : les irrégularités ont été nombreuses et flagrantes. Elles n’ont pas toutes été dues, loin s’en faut, au manque de savoir-faire et de moyens de l’administration. Entre autres anomalies, l’UFD a ainsi relevé que, dans dix villes, le nombre des inscrits dépassait celui des personnes en âge de voter et que dans deux bourgs il excédait même le chiffre de la population totale (161).

LES VIOLENCES POST-ELECTORALES

Après les élections du 24 janvier 1992, un couvre-feu fut déclaré et une campagne engagée contre les opposants qui conduit à l’arrestation de militants de l’opposition dans différentes régions du pays, y compris à Nouadhibou, Nouakchott, Rosso et Kaédi. En outre, les forces gouvernementales s’en prirent violemment aux activistes de l’opposition à Nouadhibou et Nouakchott, particulièrement aux membres de l’UFD qui manifestaient à Nouadhibou le 26 janvier. A la suite de ces évènements, Ousmane Traoré, Samba Diallo et probablement trois autres sympathisants de l’UFD furent tués. Un grand nombre de militants de l’UFD furent arrêtés à Nouadhibou et vingt-sept d’entre eux emprisonnés sous l’inculpation d’incitation à la violence. Ils furent relâchés au début du mois de février et toutes les charges furent abandonnées. Le 25 janvier, les forces de sécurité utilisèrent des gaz lacrymogènes pour attaquer le siège de l’UFD à Nouakchott, blessant vingt personnes.

LES ELECTIONS LEGISLATIVES

Des élections législatives furent organisées en mars 1992. Là encore, l’opposition appela au boycott, invoquant la manière dont les élections présidentielles s’étaient déroulées et le refus du gouvernement d’accepter ses conditions (report des élections pour permettre aux partis politiques de les préparer de manière adéquate ; révision des listes électorales ; création d’une commission chargée de la supervision des élections ; et établissement d’une commission indépendante chargée d’enquêter sur les violences qui suivirent les élections à Nouadhibou). Le président et son parti maintinrent ainsi leur contrôle sur le pays.

Selon le rapport de Klaus Kübler, un parlementaire allemand, environ deux-tiers des 1,2 millions électeurs ne purent voter. Kübler avait été invité en tant qu’observateur des élections législatives comme il l’avait été pour les élections présidentielles. Cependant, avec les autres observateurs, il refusa de participer étant donné le boycott de l’opposition. Dans une déclaration publiée après les élections, il déclara : "Le verdict des personnes qui boycottèrent contre le parti de l’ancien chef de l’Etat, le seul parti à participer aux élections, a transformé les résultats électoraux en une véritable farce démocratique". Il continua en jaugeant l’état de la démocratie en Mauritanie :

Après les élections présidentielles et et les élections législatives en Mauritanie, le Président de l’Etat Taya a reussi, par des moyens douteux, à concentrer —comme toujours— un énorme pouvoir entre ses mains. En effet, le président ou son parti occupe une position de monopole dans la quasi-totalité des organes politiques importants —au parlement, à la deuxième chambre, au sénat et au Conseil constitutionnel. De plus, la Constitution confère une forte position au Président. Dans ces conditions, il est difficile de parler de démocratisation en Mauritanie.

Le 28 janvier 1994, fut organisé le premier tour des élections municipales, auxquelles l’opposition participa. Le deuxième tour eut lieu le 4 février. Selon les résultats officiels, le PRDS, le parti du président, l’emporta dans la plupart du pays, gagnant dans 172 des 208 municipalités. L’UFD l’emporta dans 17 villes et les autres partis dans 19 (162). Le président de l’UFD, Ould Daddah, dénonça ce qu’il appela "les fraudes massives" qui eurent lieu durant les élections. Une marche de protestation que l’UFD tenta d’organiser le 10 février fut interdite par les autorités (163).

LA VALLEE DU FLEUVE SENEGAL

SOUS OCCUPATION MILITAIRE

Depuis le conflit avec le Sénégal en 1989, un état d’urgence non-déclaré a été instauré dans la vallée du fleuve Sénégal. Cela se manifeste par une occupation militaire et l’établissement non-officiel d’un couvre-feu pendant la nuit. Des violations graves et insidieuses des droits des Noirs par les forces armées et les milices stationnées dans la vallée en résultèrent : exécutions aveugles, détentions, tortures, viols, matraquages etc. Ces abus furent associés aux tentatives de confiscation des terres des Noirs, à leur expulsion, à la négation de leurs droits civils et à la mise en place d’un contrôle systématique de leurs activités.

Bien que les expulsions massives aient pris fin au début de l’année, l’armée a continué, tout au long de 1989, à expulser les Noirs, mais en plus petit nombre. Le rythme des expulsions s’accéléra de nouveau pendant la première partie de l’année 1990. En outre, les villageois et les bergers noirs ont continué à fuire la Mauritanie et ces violences pour chercher refuge au Sénégal ou au Mali. Leurs champs ont été confisqués et plus tard cédés à des Maures.

Le visage de la vallée du fleuve Sénégal a été transformé. Les maisons, qui appartenaient auparavant aux Noirs, ont été vidées et sont maintenant occupées par des Maures. Les champs, cultivés pendant des générations par des villageois noirs, sont désormais la propriété de commerçants maures blancs et sont fréquemment travaillés par des Haratines. Même le nom de certains de ces villages a été changé (164), effaçant ainsi les dernières traces des anciens habitants.

Alors que le nombre des assassinats a clairement diminué depuis 1992, les populations noires qui sont restées continuent à faire face à d’énormes difficultés pour obtenir des documents d’identité, un emploi, des prêts bancaires et des terres. Le couvre-feu non-officiel empêche le retour à une vie normale, particulièrement pour les agriculteurs et les bergers. Aucun semblant d’état de droit n’existe pour les Noirs. La liberté de circulation à l’intérieur du pays est également limitée. Les Noirs rapportent qu’ils sont presque systématiquement soumis à des harcèlements aux nombreux points de contrôle établis le long des routes principales. Qu’ils soient dans des voitures particulières ou dans des véhicules de transport public, les Noirs sont séparés des autres passagers par l’armée et la police, souvent obligés de montrer leurs papiers d’identité et soumis à des fouilles de bagage. Il leur arrive parfois d’être détenus.

Les élections de 1992 n’ont pas réellement permis d’améliorer la situation, particulièrement pour les Noirs de la vallée du fleuve Sénégal. "La peur est viscérale", expliqua Samba, un Mauritanien exilé à Dakar. "Malgré la démocratisation, il n’y a pas de sécurité. Les Noirs vivent en permanence dans la crainte de la répression. La peur est toujours présente" (165). Selon un autre Noir mauritanien : "Ce n’est pas une démocratie. C’est de la démagogie" (166).

LA POURSUITE DU CONFLIT POUR LES TERRES

L’une des raisons principales de l’occupation militaire de la vallée est la poursuite, dans la région, du processus de confiscation des terres des populations noires. La présence des soldats et l’application de l’état d’urgence de facto ont beaucoup aidé les Beydanes qui désiraient acquérir des terres. Non seulement la continuation des abus contre les paysans de la vallée a contraint nombre d’entre eux à fuir en abandonnant leurs terres, mais la disponibilité zélée des soldats a facilité la saisie forcée des terres des paysans noirs qui sont restées.

Les évènements qui se déroulèrent en septembre 1991 dans un village appelé Sylla, près de Kaédi, illustrent bien la détermination du gouvernement à continuer à saisir les terres et le désespoir avec lequel les derniers paysans noirs s’agrippent à celles-ci. Le mois précédent, le gouverneur avait saisi des terres qui appartenaient à une coopérative de paysans noirs pour les donner à une femme d’affaires de Nouakchott, dont le nom n’a pas été révélé. Le 9 septembre, le directeur de la coopérative rencontra le préfet de Kaédi et d’autres officiels pour leur expliquer que les quatre-vingt-dix hectares donnés par le gouverneur à cette femme empiétaient sur les cinquante hectares de la coopérative. Le préfet lui fit comprendre que la décision du gouverneur était définitive. Le 10 septembre, les Noirs de la coopérative organisèrent un sit-in pour protester contre le transfert de ces terres et bloquer les premiers travaux d’exploitation du domaine. Le chef du village expliqua à un journaliste du quotidien français Le Monde ce qui les amena à manifester :

Les autorités nous avaient déjà pris des terres pour les distribuer à des expulsés du Sénégal. Il n’était pas question d’en voir d’autres nous échapper. C’est notre espace vital, sur lequel nous avions prévu de bâtir une coopérative (167).

Le lendemain, le capitaine de la Garde Nationale vint chercher le chef du village, Athie Seydou Thierno, et cinq autres villageois pour soi-disant les amener chez le gouverneur. Des témoignages indiquèrent que les six hommes furent directement conduits au commissariat central de Kaédi. Les négociations n’eurent jamais lieu. Au même moment, le gouverneur ordonna le déploiement des forces de sécurité ; plus tard, ces dernières ouvrirent le feu sur les manifestants, tuant trois Noirs et en blessant cinq autres (168). Cet incident fut relaté dans la presse locale, y compris dans le journal pro-gouvernemental Le Temps.

L’expérience du village de N’Diorol, dans le département de Boghé, illustre les lenteurs auxquels font face certains villageois noirs qui essayent de sauver leurs terres (169). Les habitants de N’Diorol sont des paysans. En 1978, la coopérative du village commença à exploiter un domaine de seize hectares. En 1988, ils demandèrent et obtinrent une extension de vingt hectares qu’ils commencèrent à cultiver en 1989.

La même année, le directeur régional de la Société Nationale pour le Développement Rural (SONADER), Cheikh Moussa, informa les villageois qu’il avait reçu l’instruction de reprendre le premier terrain ainsi que la moto-pompe qui y était installée. Le terrain et la moto-pompe furent donnés à des Haratines qui, selon le gouvernement, étaient des rapatriés, c’est-à-dire des personnes expulsées du Sénégal, mais qui, d’après les habitants du village, étaient membres de la coopérative et avaient toujours habité là. Le 10 mars 1989, les villageois écrivirent au Ministre de l’Intérieur, des Postes et des Télécommunications à Nouakchott, pour dénoncer comment certains Maures essayaient d’exproprier leurs terres. La lettre incluyait la description suivante des injustices dont ils avaient été les victimes :

Nous avons notifié aux autorités locales qu’il devait être mis fin à ces expropriations qui n’ont pas base légale, ne sont conformes à aucune procédure juridique et constituent une injustice flagrante. Jusqu’à présent, nous n’avons reçu aucun réponse et la situation ne fait qu’empirer...Nous vous demandons d’intervenir rapidement pour mettre fin à cette décision arbitraire et éviter que la situation n’explose.

En février 1990, la coopérative demanda une autre extension de vingt hectares. Les Haratines réclamèrent alors le même terrain. Les autorités accédèrent à la demande de ces derniers. Le gouvernement prétendit de même que ces Haratines faisaient partie des Mauritaniens expulsés du Sénégal ; les villageois soutinrent à nouveau que ces personnes avaient toujours vécu là. D’autres lettres et visites aux autorités locales suivirent. En mai 1993, les villageois demandèrent une autre extension. Au mois de novembre 1993, ils n’avaient toujours pas obtenu de réponse à leur demande. Le 13 septembre 1993, les villageois écrivirent à nouveau au Ministre pour lui expliquer les efforts qu’ils avaient dû entreprendre depuis mars 1989 pour empêcher l’expropriation de leurs terres, mais en vain.

LES EXECUTIONS SOMMAIRES

Les Noirs, particulièrement ceux qui habitent le long de la vallée du fleuve Sénégal, ont peur de quitter leur domicile après la tombée de la nuit. Dans certaines localités, on rapporte que les commandants locaux de l’armée ont dit aux villageois qu’ils tireraient sur toute personne qu’ils trouveraient dehors la nuit. Un Mauritanien noir raconta que le commandant de la base militaire du département de Bogué a prévenu les villageois que quiconque serait trouvé près de la rivière après 6 heures du soir serait abattu.

Les cas suivants d’exécutions sommaires ont été rapportés à Human Rights Watch/Africa :

En août 1993, Abass Demba, un habitant du village de Helbir, se rendit à Kaédi pour y vendre du bétail. Là, il fut accusé d’être sénégalais. Il fut arrêté et conduit à la gendarmerie, où il fut tellement battu qu’il dut être hospitalisé. Certains villageois essayèrent sans succès de le voir. Son cadavre fut plus tard trouvé par un pêcheur dans le fleuve Sénégal près de Gababé (170).

En juillet ou en août 1993, Samba Kibo, un berger, fut abattu par les gendarmes entre Kabou et Sélibaby. Il était allé à la gendarmerie après que son bétail avait été volé. Les gendarmes l’emmenèrent dans leur véhicule pour soi-disant rechercher le troupeau et l’abattirent alors. La famille retrouva le corps et apprit ce qui s’était passé après avoir soudoyé un gendarme. L’un des gendarmes fut arrêté pour son implication dans l’affaire mais fut relâché deux semaines plus tard (171).

Dans la nuit du 14 mars 1993, un homme, âgé de quarante-trois ans et appelé Thiampane, fut abattu par l’armée alors qu’il pêchait dans le fleuve Sénégal (172).

En janvier 1993, Simbing Sow et Demba Sow, deux bergers, furent tués entre Sélibaby et Sanghediere. Ils étaient suspectés de vouloir traverser la rivière vers le Sénégal avec leur bétail. Leurs troupeaux furent volés (173).

En juin 1992, Moussa Boudou Dia, un berger de soixante-trois ans, fut tué près de Touroula et son bétail fut volé. Sa famille porta plainte auprès des autorités et alla même voir le gouverneur de Sélibaby, mais en vain (174).

Dans la nuit du 21 au 22 février 1992, Oumar Diop fut tué près de Boghé. Il se noya après avoir été jeté dans le fleuve par les forces de sécurité qui l’avaient intercepté en compagnie de son frère, Ibrahima Diop, alors qu’ils entraient dans le village. La famille d’Oumar Diop demanda aux autorités d’ouvrir une enquête sur ce meurtre (175).

En 1991, Ifra Mamedou Deh et Abdoulaye Demba Deh, tous deux des éleveurs peuhls, furent tués par des militaires dans la brousse près du village de Sounnatou. Leurs troupeaux furent pris par les militaires (176).

Selon nos informations, aucune enquête officielle n’a été conduite sur ces meurtres, ce qui prouve que les forces de sécurité sont autorisées à tuer en toute impunité.

LES REPRESAILLES DES MILITAIRES CONTRE LES POPULATIONS CIVILES

Des milices composées de Haratines se sont jointes aux forces de sécurité comme partie intégrante de l’appareil répressif. Etant donné que des bandes de bergers peuhls déportés ont commencé à faire des incursions depuis le Sénégal ou le Mali pour reprendre leurs troupeaux ou parfois simplement pour voler les animaux des Maures, les milices ont été utilisées pour poursuivre les "bandits", comme ils étaient appelés, jusqu’à la frontière. Lorsque les bandits réussissaient à traverser la frontière, les forces de sécurité s’en sont souvent prises en représailles aux populations civiles noires des villages environnant. Ces représailles ont parfois pris la forme d’humiliation publique des vieillards ou des femmes du village ; d’autres fois, ces vengeances se sont soldées par des assassinats.

Les autorités prennent pour prétexte les incursions des Peuhls pour justifier leurs attaques arbitraires conte les Noirs, qu’ils accusent de collaborer avec les bandits. Cette accusation globale est utilisée dans toute la vallée, mais particulièrement dans la région de Guidimaka où les raids des réfugiés du Mali et du Sénégal sont plus fréquents.

Les exemples rapportés à Human Rights Watch/Africa de villageois noirs accusés d’être des bandits comprennent les cas suivants :

En septembre ou octobre 1993, Yali Kone, un berger peuhl, fut arrêté et conduit à la base militaire de Gasra où il fut si sauvagement battu que son ouïe fut endommagée. Il fut accusé d’avoir aider des bandits à voler du bétail (177).

Abdoulaye fut accusé de banditisme et arrêté par les gendarmes à Kiffa à la fin de l’année 1989. Il ne fut pas autorisé à contacter un avocat ou sa famille et ne fut jamais jugé. Il fut finalement relâché au printemps de 1993. Il se réfugia par la suite au Sénégal (178).

Il existent également de nombreux témoignages rapportant que la Garde Nationale et les gendarmes "imposent" les villages pour leur collaboration alléguée avec les "bandits". De même, les Maures dont le bétail a été volé par les "bandits" sont souvent autorisés à prendre les troupeaux des villageois noirs. Par exemple, en août 1993, dans le village de Aéré Mbar, dans le département de Bababé, un Maure se fit voler ses vaches ; il s’appropria alors les troupeaux du village et les garda jusqu’à ce que ses vaches lui soient rendues (179).

Les soldats s’emparent souvent de la nourriture, du bétail et des biens des villageois. Un réfugié de Sélibaby raconta :

La plupart des gens qui s’enfuient maintenant le font de leur plein gré —ils ne sont pas forcés à traverser [la rivière]. Ils s’en vont pour retrouver leur famille ou tout simplement parce que la vie est devenue trop difficile. Ils se retrouvent démunis, sans rien : leurs animaux leur ont été arrachés, tous leurs biens dérobés, comme leurs réserves de nourriture. Les militaires vivent à leurs dépens et exigent de la nourriture. Vous ne pouvez pas vous défendre contre l’Etat. Vous ne pouvez pas refuser aux soldats ce qu’ils réclament (180).

Tagou Talla et Diarebé constituent l’exemple de villages qui furent "envahis" de cette manière (181). A la fin du mois de février 1991, on rapporte que les militaires arrivèrent et exigèrent que les biens et les effets personnels des villageois leur soient remis. Comme c’est souvent le cas, beaucoup de jeunes du village furent arrêtés. Dans ce village, quelque onze bergers et paysans furent arrêtés, dont : Bâ Oumar Oumouyel, le chef du village, âgé alors de soixante-dix ans ; son frère, Bâ Sirou ; et son fils, âgé de trente-trois ans, Bâ Mamadou Oumar. Les autres personnes arrêtées étaient : Bâ Mamadou Demba, trente-deux ans ; Gadio Amadou Hamadi, trente-trois ans ; Bâ Amadou Mody, trente ans ; Bâ Doro Samba, quarante ans ; Amadou Demba Bary, quarante-quatre ans ; Bâ Samba Abou, vingt-huit ans ; Hawa Hamadi, une jeune femme de vingt ans ; et Bâ Ifra Boye, vingt-cinq ans.

LES ARRESTATIONS ET LES DETENTIONS ARBITRAIRES

Lorsque des Noirs sont arrêtés par les forces de sécurité et ne peuvent présenter leur carte d’identité pour prouver qu’ils sont mauritaniens, il arrive fréquemment qu’ils soient détenus ou battus et forcés à traverser la rivière vers le Sénégal. "Les choses s’améliorent maintenant", souligna un réfugié parlant des arrestations arbitraires. "En 1989, ces personnes auraient été tuées. Maintenant, ils [les militaires] vous frappent violemment et vous laissent partir. Nous pensons que les choses vont bien maintenant" (182).

Les cas suivants illustrent les arrestations arbitraires et les violences qui ont lieu actuellement :

En juin 1993, Bâ Ousmane Samba, un réfugié vivant au Sénégal, retourna en Mauritanie pour chercher sa femme et l’amener au Sénégal. Il fut arrêté par les gendarmes car il n’avait pas pu montrer ses papiers d’identité et conduit au commissariat de Djoel. Les gendarmes lui prirent tout son argent —environ 20.000 CFA— et le forcèrent à retourner au Sénégal (183).

En mai ou en juin 1993, Demba Dondou, un réfugié d’à peine trente ans et vivant au Sénégal, alla à Kaédi pour rendre visite à son oncle. Il fut arrêté par les gendarmes et battu (184).

En mai 1993, un jeune réfugié de N’Djavelil traversa la frontière vers la Mauritanie pour récupérer ses animaux. Il fut pris par les militaires et battu avant d’être renvoyé au Sénégal. "Je suis retourné cette année car je pensais que tout était calme. C’était la première fois que je retournais —et la dernière", dit-il (185).

Salif, un homme âgé de vingt-cinq ans environ et habitant Mbomé, décrivit son arrestation et les tortures qu’il subit avant d’être forcé de quitter le pays :

J’ai été arrêté en mai 1990 avec plusieurs autres personnes de mon village —Amadou Tougoudé, Diobo Bâ, Lairie Bâ, Amadou Lairie Bâ (le fils de Lairie Bâ), Hodou Demba Diallo, Saidou Koumba. Nous avons été ligotés et embarqués dans des voitures. Ils nous ont frappés à plusieurs reprises sur les pieds avec leur fusil. Nous sommes finalement arrivés au camp militaire de Luggere Pooli Bodeeji. Nous étions obligés de dormir à même le sol. Nous étions toujours ligotés. Parfois les militaires nous marchaient dessus. Nous avons été battus pendant la nuit et n’étions pas autorisés ni à boire ni à manger.

Nous avons finalement été détachés par les gardes armés. Ils ont commencé à nous arracher les poils de notre barbe, les cheveux, partout. Nous avons aussi été suspendus et alors battus. Deux autres personnes du village de Gurel Jahjahbe se trouvaient là et ont été torturées, mais pendant moins de temps que nous, un jour. Nous avons été détenus pendant quatre jours. Nous avons été arrêtés car nous sommes halpulaars ; ils nous ont accusés d’avoir des liens avec les commandos qui viennent du Sénégal [les expulsés qui retournent en Mauritanie pour récupérer leurs propriétés confisquées et attaquent parfois les soldats mauritaniens].

Nos familles sont allées voir les autorités à Sélibaby, jusqu’au gouverneur. Les vieux du village leur ont offert des cadeaux. Nous avons été exceptionnellement chanceux : les militaires nous ont relâchés. D’autres sont morts du fait des tortures.

Lorsque les militaires ont reçu l’ordre de nous relâcher, nous avons été conduits à Sélibaby. Le préfet nous a alors fait transporter à l’hôpital où nous avons été traités discrètement. Nous avons ensuite été conduits au commissariat où nous avons été détenus pendant quatre jours. On nous a dit de quitter le pays et de ne jamais raconter à quiconque ce qui s’était passé (186).

LES VIOLENCES CONTRE LES FEMMES

En Mauritanie, les femmes noires font l’objet de harcèlements sexuels et de toutes sortes d’autres abus. Une femme, arrivée au Sénégal en janvier 1993, raconta à Human Rights Watch/Africa que les femmes ont peur de subir les harcèlements des militaires lorsqu’elles rentrent du marché à leur domicile (187). D’autres réfugiés expliquèrent que les femmes qui vendent du lait risquent d’être arrêtées si elles ne peuvent pas montrer leurs papiers d’identité.

De nombreux témoignages concordants rapportent l’existence de viols dans toute la vallée. Ces cas sont difficiles à documenter étant donné le sentiment de honte qui est associé au viol. A la fin du mois de juillet 1993, selon des témoignages, cinq femmes du village de Koundel, dans la région de Gorgol, furent kidnappées par les militaires pendant deux jours, au cours desquels elles furent violées (188). On raconte, dans les villages situés le long de la vallée, que les soldats des bases militaires vont la nuit dans les villages des Noirs, prennent les jeunes femmes et les amènent dans leur base. Certains réfugiés évoquent le nombre important de naissance de bébés "blancs" dans les villages de la vallée comme preuve de la pratique systématique des viols par les militaires.

LES EXPULSIONS INDIRECTES

Certains Noirs continuent à fuir la Mauritanie en raison des abus dont ils sont les victimes. Dans la seule région de Bakel, une organisation de réfugiés a estimé que 547 Négro-mauritaniens traversèrent vers le Sénégal en avril et octobre 1993 (189), ce qui indique clairement que les problèmes demeurent.

Amadou, le chef d’un village de la région de Guidimakha, s’est enfui de Mauritanie en mai 1993 avec cinquante autres personnes. Il décrivit les problèmes auxquels ils étaient continuellement confrontés avec les militaires, depuis l’exigence du paiement des "impôts" arbitraires sous la forme d’argent, de vaches, de chèvres, aux arrestations arbitraires et aux assassinats des bergers peuhls. "C’est la vie des Noirs en Mauritanie", ajouta-t-il. "Ils souhaitent tous partir —non pas parce qu’ils le veulent, mais en raison des conditions de vie" (190). Il continua en expliquant qu’en raison de ces abus, le village avait perdu plus des trois-quarts de sa population :

Je voulais partir depuis 1989, mais comme j’étais responsable de 133 familles du village, j’ai dû rester. Il n’y a pas eu de déportation parmi les 133 familles, mais ils [les militaires] ont pris nos troupeaux et à partir du début de 1989, les gens ont commencé à partir d’eux-mêmes et continuent à le faire jusqu’à aujourd’hui. Il reste environ trente familles au village.

A partir de 1989, les militaires sont venus au village pour demander aux villageois de payer, soit en espèces, soit en animaux. Cela ne servait à rien de se plaindre. J’ai fait la liste de tout ce qui a été pris par les militaires et, en 1991, j’ai écrit au maire de Sélibaby. La réponse fut la suivante : les gendarmes sont venus me voir et ont commencé à prendre des choses ; ils étaient pires que les militaires. Ils nous ont ensuite imposés sur le bois que nous utilisions. Parfois, les gens étaient arrêtés et nous devions payer un pot-de-vin pour les faire libérer.

Un chef religieux aveugle interrogé par Human Rights Watch/Africa expliqua qu’il quitta la Mauritanie le 7 mai 1990 "parce que nous étions fatigués et que nous avions peur". Il continua en disant : "Si vous connaissiez véritablement nos problèmes, vous comprendriez que nous n’avions d’autre choix que de partir".

Ces villageois sont avant tout des paysans. Ils veulent simplement vivre en paix ; ils n’ont pas d’ambition politique. Sans comprendre pourquoi, ils ont vu les autorités, en colère, venir à eux et prendre leurs moutons et leurs biens. Les autorités disaient : "Donne-moi ton mouton". Elles ne demandaient pas, elles ordonnaient.

Les Maures harcelaient les gens du village —les interrogeant, les détenant parfois pendant de longues périodes et les torturant. Certains revenaient en mauvais état. Un homme, Birama Fia, a été tué. Cette période a semblé interminable. Finalement, le village tout entier a décidé de partir.

Il poursuivit son récit en racontant que les villageois furent chassés des abris provisoires qu’ils avaient construits près des champs qu’ils étaient en train de récolter. Après être rentrés dans leur village, les Maures les harcelèrent tellement qu’ils décidèrent de fuir vers le Sénégal. Il décrivit ce qui arriva à un groupe d’environ soixante hommes qui avaient été séparés du reste des villageois :

Les militaires nous ont trouvé et nous ont conduits au camp militaire. On nous a tiré dessus et un de mes étudiants a été blessé à la main ; effrayé, il a pris la fuite. Comme je suis aveugle, on m’a laissé avec deux enfants d’une douzaine d’années. Nous avons été ligotés et torturés —battu à coups de crosse et de pieds sur tout le corps. Tous nos biens ont été pris. Nous avons passé à peu près deux jours dans le camp.

Finalement, des autorités de la capitale régionale, Sélibaby, sont venues et nous avons été libérés. Ils nous ont dit de traverser [la rivière]. Plusieurs de ceux qui ont essayé de traverser sont morts, soit de soif en chemin vers le fleuve, soit ont été abattus : Oumar Tall, dix ans ; Dado Ndow, Hamady Beydary, presque soixante-dix ans ; Aissata Deenaba, environ quarante ans, et son bébé de deux ans ; Rougui Ndongo, quinze ans environ ; Abdul Moussa Njang, huit ans environ (191).

LES REFUGIES

Les personnes expulsées —aujourd’hui des réfugiés— ont passé près de cinq ans au Sénégal. Lorsqu’ils sont arrivés, ils ont d’abord tourné leurs espoirs de retour vers le gouvernement sénégalais, ne se doutant pas que les relations diplomatiques entre le Sénégal et la Mauritanie, rompues en 1989, seraient rétablies trois ans plus tard, en avril 1992, sans que la question des réfugiés n’ait été résolue. Apparemment, le gouvernement sénégalais, ainsi que le gouvernement mauritanien, céda aux pressions du gouvernement français de rétablir les relations dans le but de réduire les tensions qui existaient le long de la frontière et de réinstaller une paix précaire.

Les réfugiés n’ont jamais été reconnus pleinement comme réfugiés au Sénégal en raison d’une disposition de la loi sénégalaise qui interdit de reconnaître un groupe entier de personnes comme réfugiés. Le statut de réfugié est attribué individuellement, par le biais de la Commission Nationale d’Eligibilité. Il serait impossible d’examiner un par un les cas des milliers de réfugiés qui vivent actuellement au Sénégal. Par conséquent, les Mauritaniens ne sont pas reconnus comme réfugiés bona fide ni par les autorités mauritaniennes, ni par celles du Sénégal.

La politique officielle du Sénégal consiste à s’assurer que les réfugiés rentrent en Mauritanie avec l’assistance du gouvernement mauritanien. Les autorités sénégalaises prétendent que le retour des réfugiés faisait partie intégrante des discussions qui ont eu lieu avec le gouvernement mauritanien lors du rétablissement des relations entre les deux pays et que la question continue à être discutée, bien qu’aucun progrès apparent n’ait été fait. Un responsable sénégalais haut placé a estimé que, même s’il doutait que les droits de Noirs soient jamais respectés en Mauritanie, "d’une manière ou d’une autre, les réfugiés rentreront. Même si toutes leurs conditions [des réfugiés] ne sont pas réunies" (192).

Selon une enquête réalisée en janvier-février 1993 par le HCR, la grande majorité des réfugiés souhaitent rentrer en Mauritanie (193). Au début de l’année 1993 également, le Programme Alimentaire Mondial (PAM) commença à diminuer progressivement les rations alimentaires distribuées aux réfugiés, augmentant ainsi la pression sur ces derniers pour qu’ils rentrent (194).

Certains réfugiés sont rentrés : en 1992 et 1993, le HCR a enregistré 1.400 retours de réfugiés vers la Mauritanie (195). Jusqu’à présent, aucun de ces cas ne constitue un modèle de rapatriement. Un groupe de villageois de Dabaye, par exemple, rentra en Mauritanie après l’intervention de la famille d’un marabout (un chef religieux) du nom de Cheik Sidiya. Ils rentrèrent sans avoir aucune garantie concernant la restitution de leurs terres et de leurs droits. Des témoignages indiquent qu’ils cultivent actuellement les terres appartenant au marabout et qu’ils n’ont pas été autorisés à recouvrer leurs propres terres.

Les discussions menées individuellement par Human Rights Watch/Africa avec des réfugiés montrent qu’ils veulent rentrer mais seulement sous certaines conditions : la restitution de leurs biens, travail et terres ou une compensation ; la restauration de leurs droits civils et notamment de leur citoyenneté ; et que le HCR soit chargé de leur rapatriement. Tant qu’il ne sera pas mis fin aux violations des droits de l’homme contre les Noirs en Mauritanie, les réfugiés continueront à s’enfuir vers les pays voisins. En outre, tant que les droits légitimes des réfugiés ne seront pas pris en compte, ils continueront de constituer une source permanente de tension et d’instabilité dans la région.

11

LES REACTIONS DE LA COMMUNAUTE INTERNATIONALE

La communauté internationale a tout bonnement ignoré les violations graves des droits de l’homme rapportées dans le présent rapport. Son manque d’intérêt pour la Mauritanie a permis au gouvernement de continuer sa politique systématique de marginalisation et de persécution de la population noire du pays. En fait, ce n’est que lorsque ces violations ont atteint des proportions importantes —lors de l’expulsion forcée de milliers de Noirs en 1989 ou du massacre d’au moins 500 autres en 1991— que l’on en a entendu parler au niveau international. Ce silence est dû, d’une part, au fait que la Mauritanie représente peu d’intérêts géopolitiques pour les puissances occidentales et, d’autre part, à la politique de non-ingérence dans les affaires internes des Etats suivie par les pays de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA).

Après les évènements de 1989, plusieurs gouvernements étrangers et organisations internationales ont entrepris des efforts de médiations auprès de la Mauritanie et du Sénégal. Parmi ceux-ci, on peut citer l’OUA, qui a été impliquée dès le début de la crise, et la Communauté Européenne (aujourd’hui Union Européenne ou UE), qui, en octobre 1990, nomma comme médiateur M. Léo Tindermans, un ancien Premier ministre belge. Toutefois, l’accent a été presqu’exclusivement mis sur les aspects internationaux du différend. Les parties médiatrices ont évité toute action pouvant nuire au gouvernement mauritanien, telle que des déclarations sur l’état des droits de l’homme dans le pays. Etant donné que le traitement réservé par le gouvernement mauritanien à la population noire du pays constituait le noeud gordien du conflit entre les deux Etats, la communauté internationale a dès lors manqué une importante occasion d’attirer l’attention du public sur ces violations, ce qui aurait constitué un premier pas important vers la résolution du conflit.

LA POLITIQUE DES ETATS-UNIS

Les Etats-Unis ont peu d’intérêts politiques ou économiques en Mauritanie, en particulier depuis que cette dernière a apporté son soutien à l’Irak pendant la Guerre du Golfe, et l’ont ouvertement critiqué pour ses pratiques en matière de droits de l’homme. En 1991, l’administration américaine a mis fin à toute assistance bilatérale et a autorisé l’ambassadeur américain à effectuer des démarches privées concernant les problèmes de droits de l’homme.

La suspension de l’assistance américaine eut lieu en février 1991, au moment où commençaient à circuler des informations sur la mort de centaines de prisonniers politiques noirs. Les Etats-Unis suspendirent leur dernier programme d’aide bilatérale à la Mauritanie — 125.000 dollars au titre de la Formation Militaire et Académique Internationale (IMET). Le Département d’Etat américain déclara à Human Rights Watch/Africa que l’ambassade américaine avait signifié au gouvernement mauritanien que l’aide avait été suspendue en raison des violations des droits de l’homme, en particulier en raison de la mort des prisonniers politiques, mais aucune confirmation de cela n’a jamais été donnée publiquement.

En décidant de rompre toute assistance, les autorités américaines ont voulu envoyer un message sérieux au gouvernement mauritanien. Cependant, l’aide américaine à la Mauritanie était relativement modeste : pour l’année fiscale 1990, elle s’élevait à environ six millions de dollars. Cela incluait 590.000 de dollars d’aide au développement, quelque cinq millions de dollars d’aide alimentaire et 124.000 dollars au titre de la formation militaire.

Le 19 juin 1991, l’administration Bush condamna publiquement et vigoureusement le gouvernement mauritanien pour ses pratiques en matière de droits de l’homme au cours d’une séance sur le Maghreb organisée par la sous-commission sur les affaires africaines et la sous-commission sur les droits de l’homme et les organisations internationales de la Chambre des Représentants. Parlant au nom de l’administration, James Bishop, premier adjoint pour les droits de l’homme et les affaires humanitaires du Ministre des Affaires Etrangères (Senior Deputy Assistant Secretary of State for Human Rights and Humanitarian Affairs), stigmatisa les "violations répétées des droits de l’homme qui consistent principalement en la discrimination par le gouvernement, à majorité maure, des groupes ethniques non-maures". Il décrivit les conditions de détention et les mauvais traitements subis par les prétendus comploteurs et mentionna l’assassinat de 500 à 600 d’entre eux. Il poursuivit en ces termes :

A partir du mois de novembre 1990, notre attention concernant la pratique des droits de l’homme en Mauritanie s’est de plus en plus concentrée sur l’arrestation arbitraire, la détention secrète et les mauvais traitements dont ont été victimes deux à trois mille Négro-mauritaniens pour avoir prétendument participé à un complot visant à renverser le gouvernement. C’est essentiellement dans le groupe ethnique halpulaar que ces arrestations ont été opérées, groupe qui a également été visé lors de la campagne d’expulsions massives de 1989 et du début 1990...A maintes reprises, nous avons demandé au gouvernement d’assurer rapidement aux détenus les garanties d’un procès équitable ou à défaut de les relâcher. A notre connaissance, aucun des détenus n’a été inculpé ou traduit en justice.

L’Ambassadeur Bishop a également salué l’engagement pris par le gouvernement mauritanien de démocratiser le pays, tout en mentionnant que de nombreuses actions gouvernementales contredisaient cet engagement : répression des manifestations pacifiques et arrestations des militants des mouvements pour la démocratie.

En novembre 1991, l’administration Bush décida de sanctionner la Mauritanie au sein de la Banque Mondiale. Invoquant les violations des droits de l’homme, les Etats-Unis modifièrent leur position au moment du vote portant sur les prêts bancaires multilatéraux de développement à accorder à la Mauritanie. Le Ministère américain des Finances donna l’instruction à son délégué auprès de la Banque Mondiale de s’abstenir au moment du vote, excepté s’il s’agissait de prêts portant sur les besoins de base de la population (196). La Mauritanie rejoignit ainsi la Chine, la Guinée Equatoriale, l’Iran et le Soudan au nombre des pays envers lesquels les Etats-Unis ont adopté cette politique à la Banque Mondiale, en raison de leurs pratiques en matière de droits de l’homme (197).

Le Congrès américain s’est également déclaré préoccupé des violations des droits de l’homme existant en Mauritanie. En juillet 1991, il adopta une résolution condamnant les violations des droits de l’homme dont sont victimes les groupes ethniques noirs dans le pays et sommant le gouvernement mauritanien de désigner une commission indépendante d’enquête sur le décès en détention des prisonniers politiques.

En février 1992, un haut fonctionnaire du Département d’Etat visita Nouakchott, porteur d’un message ferme destiné au Président Taya et concernant le traitement de la population noire. Certaines sources au Département d’Etat indiquèrent qu’il fit clairement savoir que l’amélioration des pratiques en matière de droits de l’homme par le gouvernement mauritanien était un élément essentiel pour l’embellie des relations Etats-Unis/Mauritanie.

L’administration Clinton a continué à suivre une position ferme à l’égard de la Mauritanie. En juin 1993, le délégué américain pour le commerce, Michael Kantor, annonça la suspension des avantages commerciaux spéciaux de la Mauritanie au titre du Système Généralisé de Préférences (GSP). Ce régime permet aux pays en voie de développement d’exporter certaines marchandises sans payer de taxe. Ces bénéfices peuvent être suspendus si le gouvernement viole systématiquement les droits des travailleurs. Dans le cas de la Mauritanie, il s’agissait de condamner la pratique de l’esclavage qui existe toujours dans ce pays.

LA POLITIQUE DE LA FRANCE

La France, en tant qu’ancienne puissance coloniale et principale source d’aide étrangère pour le pays, a plus d’influence en Mauritanie qu’aucun autre pays occidental. L’importance du rôle de la France dans le pays a été particulièrement mise en relief depuis la Guerre du Golfe et l’interruption de l’aide financière des pays du Golfe qui a suivi le soutien de la Mauritanie à l’Irak.

L’aide bilatérale de la France se montait en 1990 à approximativement 300 millions de francs français (environ 52 millions de dollars), comprenant l’aide alimentaire et la mise à disposition de quelque 250 conseillers techniques pour l’agriculture, la santé et l’éducation. La France fournissait également, dans une moindre mesure, une coopération technique militaire. Bien que les chiffres de l’aide au gouvernement mauritanien ne soient pas disponibles pour les années suivantes, des sources dans le gouvernement français ont confirmé que le montant de l’aide accordée en 1991 et 1992 était égale, sinon supérieure à celui pour 1990. La France est le principal partenaire commercial de la Mauritanie, représentant 40% de ses importations et 11% des ses exportations.

Le gouvernement français recourt presqu’exclusivement à des méthodes diplomatiques discrètes pour faire pression sur la Mauritanie et ne fait pas de déclarations publiques sur les violations des droits de l’homme. Selon des sources au sein du gouvernement français, la France estime que ses responsabilités consistent davantage à préserver la paix entre Etats plutôt que de se mêler dans leurs affaires intérieures. Les autorités françaises considèrent qu’en maintenant des relations amicales avec le gouvernement mauritanien elles peuvent exercer une influence plus efficace sur les questions relatives aux droits de l’homme.

Le gouvernement français estime que la Mauritanie devrait être récompensée pour ses efforts en matière de démocratisation. Bien que reconnaissant que les institutions démocratiques du pays ne soient pas parfaites, les responsables français soutiennent que le régime du Président Taya a réalisé des progrès significatifs. Un responsable de l’ambassade de France à Dakar résume la position française de la manière suivante : "Il y a eu quelques progrès au cours de ces deux dernières années. La démocratie ne prend pas racine en l’espace de cinq, dix ou même cinquante ans. Mais la Mauritanie est sur la bonne voie" (198).

En termes géopolitiques, la France considère la Mauritanie comme faisant partie à la fois du Maghreb et de l’Afrique Noire. Etant donné que la France maintient d’importants intérêts dans les pays du Maghreb, elle tente d’éviter de froisser ces derniers par des déclarations critiquant les politiques d’arabisation des autorités mauritaniennes.

Il est clair que lorsque le gouvernement français a fait pression sur les autorités mauritaniennes concernant les violations des droits de l’homme, ces actions ont eu un impact significatif. Par exemple, la libération des prisonniers politiques en mars 1991 et l’annonce de réformes en avril 1991 étaient largement dues à la pression exercée par le gouvernement français. L’amnistie de mars 1991 fut annoncée juste après la visite à Nouakchott de Michel Vauzelle, président de la Commission des Affaires Etrangères de l’Assemblée Nationale française. Le discours du Président Taya sur la démocratisation du pays, prononcé en avril 1991, suivit de quelques jours la visite en Mauritanie de Roland Dumas, alors Ministre des Affaires Etrangères. Cette dernière visite incita également le gouvernement mauritanien à promettre la tenue d’élections législatives et la nomination d’une commission interne d’enquête sur les massacres de 1990-1991. Cependant, les responsables français n’ont pas fait de déclarations publiques lors de ces visites et n’ont, à aucun moment, appelé publiquement à la constitution d’une commission indépendante chargée d’enquêter sur les violations des droits de l’homme (199).

Au début de l’année 1993, un incident jeta le discrédit sur les relations franco-mauritaniennes : le Colonel Sid’Ahmed Ould Boïlil, l’un des principaux instigateurs des massacres de 1990-1991, fut admis à participer un séminaire de formation à l’Ecole de Guerre. Les Mauritaniens en exil et les activistes des droits de l’homme de France et de Mauritanie lancèrent une campagne pour forcer le gouvernement français à honorer ses obligations dans le cadre de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants dont la France est partie, et de prendre des mesures contre le colonel, notamment de le mettre en détention (200). Finalement, Ould Boïlil fut rappelé par le gouvernement mauritanien et, avec l’accord de la France, put rentrer en Mauritanie. Inutile de souligner qu’à son retour Ould Boïlil n’a fait l’objet ni de poursuite judiciaire ni d’enquête d’aucune sorte.

L’illustration la plus frappante du refus de la France d’inclure publiquement les droits de l’homme dans ses discussions avec le gouvernement mauritanien a eu lieu à la mi-décembre 1993, à l’occasion de la première visite officielle du Président Taya à Paris. Du 13 au 15 décembre, Taya fut reçu par le Premier ministre Edouard Balladur, par les présidents de l’Assemblée Nationale et du Sénat, et même par le Président Mitterrand. Selon le porte-parole du Ministère des Affaires Etrangères, Richard Duqué, la France félicita Taya pour les "progrès de son pays en matière de droits de l’homme depuis les élections de janvier 1992" (201). Commentant la visite de Taya, le journal français Jeune Afrique, habituellement pro-mauritanien, observa : "Dans ces conditions, il était peu surprenant qu’aucun des interlocuteurs de Maaouya Ould Taya ne lui parle de droits de l’homme et de démocratie : ils doivent avoir trouvé que les résultats dans ces domaines étaient généralement satisfaisants" (202).

LA BANQUE MONDIALE

La Banque Mondiale est le principal bailleur de fonds de la Mauritanie et, à ce titre, y exerce une influence considérable. Pendant cinq ans, de 1993 à 1997, la Banque Mondiale dépensera 90 millions de dollars en Mauritanie, entièrement au titre de l’assistance de l’Association Internationale de Développement (IDA) (203). La Mauritanie ne remplit pas les conditions nécessaires pour obtenir des prêts ordinaires de la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (BIRD), car elle est considérée trop pauvre pour pouvoir rembourser ses emprunts.

Conditionner l’aide aux pratiques des droits de l’homme est contraire aux politiques de la Banque, dans la mesure où ses statuts lui interdisent de prendre en compte d’autres facteurs que "des considérations économiques". Cependant, la Banque inclut de plus en plus des éléments "non-économiques", comme l’analyse des questions de gestion des affaires publiques. Depuis la publication en 1989 de l’étude de la Banque Mondiale intitulée Afrique sub-saharienne : de la crise à la croissance durable, il y a eu une prise de conscience croissante de la nécessité d’améliorer "la gestion publique" en Afrique si l’on veut que s’y réalise un développement durable. L’étude déclare :

Ce n’est pas seulement l’imprévisibilité des politiques qui décourage les investissements [en Afrique] ; c’est aussi l’incertitude de l’interprétation et de l’application qu’en feront les autorités. Ce problème est de plus aggravé par le manque fréquent de cadre juridique fiable pour appliquer les contrats. L’état de droit doit être établi. Dans nombre de cas, cela implique la réhabilitation et l’indépendance du système judiciaire, le respect scrupuleux de la loi et des droits de l’homme à tous les niveaux de l’administration gouvernementale, une gestion transparente des deniers publics et l’existence de contrôleurs publics de gestion indépendants, responsables devant le pouvoir législatif et non devant le pouvoir exécutif. L’existence d’institutions indépendantes est nécessaire pour garantir le contrôle publique de la gestion gouvernementale (204).

Les programmes de la Banque Mondiale se poursuivent malgré la continuation des violations des droits de l’homme et l’absence d’état de droit en Mauritanie. La Banque, par exemple, a négocié en 1990 un prêt d’ajustement du secteur agricole avec le gouvernement mauritanien, dont un volet essentiel est consacré à la réforme agraire. Le problème de cette réforme est lié au cynisme des politiques du gouvernement en matière foncière appliquées tout au long des années quatre-vingt, mais particulièrement aux politiques d’expropriation, incontestablement discriminatoires, des Noirs de leurs terres ancestrales pendant et après les expulsions de 1989-1990. La situation des réfugiés au Sénégal et leur désir de retourner sur leurs terres devraient avoir un impact sur le programme de la Banque. Malheureusement, celle-ci ne soulève pas publiquement le problème des réfugiés, ce qui fait craindre que ses programmes n’aient pour effet de légaliser l’expropriation des Noirs de leurs terres de la vallée du fleuve Sénégal au lieu de favoriser une application plus équitable des principes de la réforme agraire.

Etant donné les politiques de la Banque concernant la "bonne gestion des affaires publiques" et la protection des droits de propriété traditionnels et des droits des populations autochtones, il est impératif que la Banque fasse pression sur le gouvernement mauritanien pour que cessent les violations des droits de l’homme.

L’UNION EUROPEENNE ET LE PARLEMENT EUROPEEN

L’Union Européenne

La Mauritanie reçoit une aide considérable de l’UE. Cette aide est accordée pour une période de cinq années conformément aux Conventions de Lomé (205). Dans le cadre de Lomé IV, qui couvre la période 1990-1995, l’UE fournira à la Mauritanie 61 millions d’ECU (206) (environ 68,26 millions de dollars) au titre du Programme Indicatif National pour le développement de l’infrastructure et le développement rural, 18 millions d’ECU (20,14 millions de dollars) pour l’ajustement structurel et approximativement 14 millions d’ECU (15,67 millions de dollars) pour stabiliser les recettes à l’exportation. En outre, la Banque Européenne d’Investissement accordera 11 millions d’ECU (13,97 millions de dollars) de crédit sur la même période, bien que ces crédits doivent être remboursés.

Bien que l’UE ait rarement suspendu ses aides en raison de violations des droits de l’homme, nombreux mécanismes existent pour influencer les pays. Dans le cas de violations graves des droits de l’homme, l’UE peut prendre toute une série de mesures, en commençant par une démarche à titre privé auprès du gouvernement, suivie si nécessaire par une déclaration publique et finalement de la suspension de l’aide. En Afrique, l’aide a été suspendue en raison des violations des droits de l’homme dans les pays suivants : le Soudan et le Zaïre, respectivement fin 1990 et en janvier 1992, et le Malawi en 1992 (l’aide y fut rétablie en 1993) (207).

Pour la première fois, cependant, les accords de Lomé IV contiennent des dispositions relatives aux droits de l’homme. L’article 5 du chapitre 1er de la Convention dispose :

1. La coopération vise un développement centré sur l’homme, son acteur et bénéficiaire principal, et qui postule donc le respect et la promotion des droits de celui-ci. Les actions de coopération s’inscrivent dans cette perspective positive, où le respect des droits de l’homme est reconnu comme facteur fondamental d’un véritable développement et où la coopération elle-même est conçue comme une contribution à la promotion des ces droits.

Dans une telle perspective, la politique de développement et la coopération sont étroitement liées au respect et à la jouissance des droits et libertés fondamentales de l’homme...

L’accord spécifique signé à Nouakchott le 18 avril 1991 entre l’UE et le gouvernement mauritanien fait également référence au "respect et à la promotion de tous les droits de l’homme" (chapitre I, section 7) comme élément nécessaire au développement.

Néanmoins, l’UE a entrepris peu d’actions concrètes en faveur des droits de l’homme en Mauritanie. L’une des seules déclarations officielles fut faite le 29 avril 1990 avec la publication d’un communiqué de presse concernant le différend qui continuait d’opposer la Mauritanie au Sénégal, appelant les deux parties au conflit "à engager des négociations pour résoudre leur différend". Il n’était pas fait mention de la kyrielle de violations des droits de l’homme qui avait accompagné le conflit.

Le Parlement Européen

Le Parlement Européen a fait des déclarations publiques concernant les droits de l’homme en Mauritanie. Le 25 mai 1989, l’assemblée adopta une résolution exprimant sa préoccupation concernant le conflit ethnique entre le Sénégal et la Mauritanie qui mentionnait :

la perte d’un nombre incalculable de vies humaines parmi les populations mauritanienne et sénégalaise, la destruction des propriétés, le rapatriement forcé de milliers de personnes dans leur pays respectif et la détérioration des relations entre les deux Etats voisins.

La résolution s’est cependant contentée d’appeler les Etats membres à définir la position de l’UE et de demander à la Commission Européenne de fournir une aide humanitaire aux familles des victimes et aux réfugiés dans les deux pays.

Le 18 avril 1991, le Parlement adopta une résolution sur les violations des droits de l’homme en Mauritanie. Il y était écrit :

Le Parlement Européen est profondément préoccupé par les récents témoignages qui ont suivi la libération de certains prisonniers et par la gravité et le nombre des violations des droits de l’homme perpétrées en Mauritanie. Ces exactions ont semble-t-il conduit à l’exécution sommaire ou à la torture à mort d’au moins 200 prisonniers politiques et à la soumission de centaines de personnes, détenues sans procès dans des conditions inhumaines, à de mauvais traitements.

La résolution continuait en condamnant "la nature raciste des persécutions, étant donné que toutes les victimes étaient noires" et réclamant une enquête indépendante sur ces exécutions et les autres violations des droits de l’homme perpétrées en Mauritanie et la poursuite des responsables.

L’ORGANISATION DE L’UNITE AFRICAINE (OUA)

A la suite des évènements de 1989, l’OUA mit en place une sous-commission chargée d’entreprendre une médiation entre le Sénégal et la Mauritanie. Cette sous-commission prit un certain nombre d’initiatives, parmi lesquelles l’envoi de missions d’enquête à Dakar et à Nouakchott et l’organisation de contacts entre les deux pays à Paris et au Caire.

La sous-commission ne s’intéressa qu’aux aspects internationaux du conflit, tels que le rétablissement des relations diplomatiques, la reprise des liaisons postales et de télécommunication, le rétablissement des liaisons aériennes et la sécurité aux frontières. Elle ne tint pas compte des droits de l’homme comme un aspect du conflit, de même qu’aucune déclaration ne suggéra que les droits de l’homme puissent être un point pertinent dans les négociations.

RECOMMANDATIONS

Au gouvernement mauritanien :

Reconnaître l’expulsion des Négro-mauritaniens vers le Sénégal et le Mali et permettre leur retour en Mauritanie dans des conditions sures et dignes, notamment par la restitution de leurs terres, de leurs biens et de leur emploi ou à défaut par le paiement d’une compensation ;

Abroger la loi d’amnistie de juin 1993, ouvrir une enquête indépendante sur les violations graves des droits de l’homme, notamment sur les expulsions de 1989-1990 et les massacres de 1990-1991, et traduire en justice les personnes responsables ;

Mettre fin à l’occupation militaire de la vallée du fleuve Sénégal et prendre des mesures immédiates pour y établir l’état de droit ;

Mettre fin à la pratique de l’esclavage et poursuivre en justice les propriétaires d’esclaves qui refusent de se conformer à la loi ;

Permettre à tous les Noirs vivant en Mauritanie de se déplacer librement dans le pays sans avoir à craindre d’être arrêtés arbitrairement ou harassés ;

Permettre à des groupes indépendants de droits de l’homme d’opérer en Mauritanie, reconnaître leur personnalité juridique et permettre l’accès du pays aux organisations internationales de droits de l’homme désireuses d’y mener des enquêtes.

A la communauté internationale :

Soulever officiellement le problème des violations des droits de l’homme perpétrées contre les Noirs en Mauritanie ;

S’opposer à l’obtention de prêts par la Mauritanie, à l’exception de ceux destinés aux besoins humanitaires de base de la population, jusqu’à ce que les réfugiés soient autorisés à rentrer et reçoivent une indemnisation équitable, et qu’une enquête indépendante soit menée sur les violations des droits de l’homme ;

Pour les prêts déjà accordés, comme le prêt d’ajustement agricole structurel de la Banque Mondiale, entreprendre des efforts particuliers pour faire en sorte que les réfugiés dont les terres ont été confisquées de façon discriminatoire par les autorités mauritaniennes puissent prendre partie au nouveau système agraire ;

Faire en sorte que les organes des Nations Unies — le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et le Programme Alimentaire Mondial — continuent à apporter leur aide aux réfugiés du Sénégal et du Mali jusqu’à ce qu’ils puissent retourner chez eux en sécurité.

Page de l’arrière de la couverture

Bien avant que l’expression "épuration ethnique" n’entre dans le langage courant, ses effets s’étaient déjà fait douloureusement ressentir en Mauritanie. Depuis 1989, des dizaines de milliers de Noirs mauritaniens ont été expulsés de force du territoire tandis que des centaines d’autres ont été torturés ou tués. L’occupation militaire non déclarée de la vallée du fleuve Sénégal, où vivent beaucoup de Noirs, soumet ceux qui sont restés à une répression sévère. La campagne visant à l’élimination de la culture négro-africaine de Mauritanie, orchestrée par les dirigeants maures blancs, a atteint son paroxysme à la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix et se poursuit encore aujourd’hui.

Campagne de Terreur en Mauritanie détaille les différentes formes de violations des droits de l’homme dont font l’objet les Négro-africains de Mauritanie. Le rapport souligne que les abus les plus sérieux — tels que les massacres, les tortures et l’esclavage — ont été accompagnés de formes plus insidieuses de discrimination de facto contre les populations noires, dont le but est d’assurer leur marginalisation au sein du reste de la société et les priver de leurs droits de l’homme fondamentaux.

L’ESCLAVAGE

Le 5 juillet 1980, le gouvernement du Président Mohamed Khouna Ould Haïdallah décréta l’abolition de l’esclavage. C’était la troisième fois que, dans l’histoire de la Mauritanie, l’esclavage était aboli (208). En novembre 1981, le gouvernement publia une ordonnance encourageant les autorités judiciaires à appliquer les dispositions du décret de 1980. L’ordonnance déclarait que "l’esclavage [était] définitivement aboli sur l’ensemble du territoire national" et ajoutait que les anciens esclaves devaient jouir de tous les droits qui leur étaient auparavant proscrits. En fait, cette mesure représentait essentiellement un exercice de relations publiques dicté par des considérations extérieures.

La pratique de l’esclavage existe toujours en Mauritanie, particulièrement dans les zones rurales. Des dizaines de milliers de Noirs restent considérés comme la propriété de leurs maîtres et entièrement soumis aux volontés de ces derniers. Ils travaillent de longues heures sans recevoir de rémunération. Ils n’ont pas accès à l’éducation et ne jouissent pas du droit de se marier ni de s’associer librement avec d’autres Noirs. S’ils échappent à la servitude, ce n’est pas en exerçant leurs droits "légaux" mais principalement en prenant la fuite. La méconnaissance de leurs droits, la crainte d’être rattrapés et de la torture qui s’ensuit souvent, ainsi que l’impossibilité de vendre un quelconque savoir dans un pays appauvri, découragent de nombreux esclaves à prendre la fuite. L’esclavage est réputé être particulièrement répandu dans l’est du pays.

Human Rights Watch/Africa reconnaît qu’abolir l’esclavage, dans un pays où il est profondément ancré, est un processus long et difficile. Sa persistance, néanmoins, est largement due à un manque de volonté politique de la part des autorités de mettre un terme à cette pratique. Les gouvernements successifs n’ont pas pris les mesures appropriées à la mise en oeuvre des importantes obligations auxquelles la Mauritanie s’est engagée en adoptant cette législation et en ratifiant les conventions internationales interdisant l’esclavage. L’esclavage existe toujours en Mauritanie car les mesures législatives adoptées n’ont pas été suivies, au plan économique et social, des mesures nécessaires.

Dans le but de faire croire que l’esclavage est un problème passé, les documents officiels se réfèrent uniquement aux "Haratines" ou affranchis. Dans les villes, le terme arabe pour esclave, abd, a été abandonné. On parle dorénavant des "bleus" ou des "soudanais". On utilise également les termes "pupilles" ou "domestiques" —des domestiques qui ne sont pas payés, ne bénéficient d’aucun droit et sont à l’entière merci de leur employeur.

Cependant, ces changements ne signifient pas grand chose pour les esclaves eux-mêmes. Un esclave, récemment échappé, expliqua à Human Rights Watch/Africa :

Bien sûr que l’esclavage existe toujours en Mauritanie. La raison en est simple. Quelles que soient les émancipations accordées, on continue à travailler pour le même maître, on continue à faire le même genre de travail sans rémunération et à vivre dans les mêmes conditions. Rien n’a changé, excepté les mots. On ne nous a donné ni l’éducation ni les moyens économiques qui nous permettraient de prendre conscience de nos droits et d’en profiter. Le pire, c’est à la campagne où vivent la plupart des esclaves. Là-bas, c’est la vieille Mauritanie ; les esclaves ne savent même pas qu’ils ont des droits et ils ne savent rien de l’émancipation. J’ai entendu parler de l’abolition, mais cela n’a eu aucun effet pratique dans ma vie d’esclave (209).

Human Rights Watch/Africa, qui s’est vu refuser l’autorisation de se rendre dans le pays à plusieurs reprises, n’est pas en mesure d’évaluer le nombre des esclaves en Mauritanie. En 1981, après une visite dans le pays, l’organisation londonienne Anti-Slavery Society estimait que "...le pays compt[ait] probablement au moins 100.000 esclaves authentiques et 300.000 semi et anciens esclaves" (210).

Un nombre considérable d’esclaves fuirent les campagnes pour se rendre en ville entre 1969 et 1978, avant la visite de l’organisation. Deux évènements importants contribuèrent à leur départ. Le premier fut la sévère sécheresse des années 1969-1974 qui poussa des centaines de milliers de Mauritaniens, y compris beaucoup de maîtres d’esclaves, à aller chercher en ville de meilleurs gains. Nombre de maîtres restés à la campagne envoyèrent leurs esclaves travailler dans les villes et dans les mines près de Zouérate. Le deuxième facteur fut la guerre du Sahara Occidental de 1975 à 1978, pour laquelle des recrutements massifs ont été conduits. Etant donné qu’aucun évènement comparable n’a eu lieu depuis 1981, les estimations données par Anti-Slavery Society sont probablement toujours valables.

LES TEXTES INTERNATIONAUX OBLIGEANT LA MAURITANIE A

METTRE UN TERME A L’ESCLAVAGE

L’esclavage est expressément interdit par le droit international et par de nombreux traités auxquels la Mauritanie est partie. L’article 4 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 prohibe l’esclavage en ces termes : "Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes". Plusieurs autres articles de la Déclaration interdisent les pratiques caractéristiques de l’esclavage, telles que la dénégation de la liberté, de la dignité et de l’égalité de la protection devant la loi. D’autres articles protègent différents droits fondamentaux dont les esclaves, par définition, ne peuvent jouir, comme la liberté de mouvement, le droit absolu de se marier et de fonder une famille et le droit d’être rémunéré pour le travail accompli.

Cinq autres conventions ratifiées par la Mauritanie portent sur la question de l’esclavage.

La Convention de 1951 pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, ratifiée par la Mauritanie le 6 juin 1986 ;

La Convention supplémentaire de 1957 relative à l’abolition de l’esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l’esclavage, également ratifiée le 6 juin 1986 ;

La Convention (nº29) concernant le travail forcé adoptée en 1930 par l’Organisation Internationale du Travail (OIT) ;

La Convention de l’OIT (nº105) de 1957 concernant l’abolition du travail forcé ;

La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981, qui réaffirme l’égalité des individus devant la loi et les droits à la liberté, à la propriété et à une rémunération égale pour travail égal, et interdit la domination d’un individu par un autre.

Dans son rapport annuel publié en 1993, l’OIT dénonça la persistance du problème de l’esclavage en Mauritanie (211).

LES RACINES HISTORIQUES DE L’ESCLAVAGE

L’esclavage existe en Mauritanie depuis des siècles. Les Négro-africains ont été amenés au nord après avoir été capturés par des tribus de bandits arabo-berbères (les beydanes). La possession d’esclaves était considérée comme symbolisant le statut de l’individu et de la tribu, bien que des considérations économiques y aient également été attachées. L’esclave, qui vivait et se déplaçait avec la famille nomade, veillait aux besoins de la famille. Les sources traditionnelles de revenus, tels que l’élevage des animaux et l’agriculture, dépendaient du travail des esclaves.

Les esclaves n’avaient pas le droit de se marier et leurs enfants appartenaient à leurs maîtres. Le pouvoir des maîtres sur leurs esclaves était absolu : ils pouvaient tuer leurs esclaves en toute impunité. Même si un esclave avait été tué pour des raisons insignifiantes, ce qui arrivait fréquemment, les autorités ignoraient le meurtre.

Les Haratines, dont les enfants n’appartenaient pas aux anciens maîtres, avaient le droit de posséder des biens et de passer des contrats. Les Haratines s’émancipèrent généralement de différentes façons. La première fut par l’intermédiaire de l’armée coloniale française. Les Français recrutèrent des soldats aussi bien parmi les Noirs du sud que parmi les Beydanes qui préféraient "contribuer" en donnant un esclave plutôt que d’être enrollés eux-mêmes. Ces esclaves furent plus tard émancipés. La plupart des Haratines instruits sont les fils ou les petits-fils des esclaves "donnés" à l’armée coloniale française. D’autres Haratines s’affranchirent après avoir trouvé un emploi et racheté leur liberté et celle de leur famille. Les Haratines ont gardé la langue et les coutumes des Beydanes.

Alors puissance administrant la Mauritanie, la France décréta en 1905 l’abolition de l’esclavage. La Constitution de 1961 en fit de même et garantit l’égalité de tous les citoyens devant la loi, sans distinction de race, de religion ou de statut social. Ni l’une ni l’autre de ces mesures ne parvint à mettre un terme au système car aucune mesure pratique n’a été prise pour mettre en oeuvre l’abolition. L’inadéquation des ces dispositions a été soulignée par le fait que les Haratines qui tentèrent d’exercer leur liberté nouvellement recouvrée furent renvoyés chez leurs maîtres par les autorités locales, notamment par les magistrats et les agents de police, dont la plupart d’ailleurs possédaient eux-mêmes des esclaves et considéraient l’abolition comme une menace à leurs propres intérêts. Dès avant 1980 et encore actuellement, les esclaves s’émancipent généralement en achetant leur propre liberté ou, plus souvent, en s’enfuyant.

LE MOUVEMENT EL HOR

En 1974, les Haratines fondèrent le mouvement El Hor, du mot arabe "les libres", comme groupe de pression destiné à défendre les intérêts de leur communauté. Dans l’espoir de conscientiser la communauté des esclaves et des Haratines, El Hor distribuait des tracts et organisait des manifestations. Le mouvement soutenait que l’émancipation était impossible tant que des mesures pratiques ne seraient pas prises pour faire respecter les lois contre l’esclavage et donner aux anciens esclaves les moyens de gagner leur indépendance économique. A cette fin, il demandait l’adoption de réformes agraires et encourageait les Haratines à mettre en place des coopératives agricoles.

El Hor se trouva impliqué dans une affaire controversée de vente d’une femme esclave, Mbarka, en février 1980 à Atar. La vente d’esclaves n’avait rien d’inhabituel en soi. Ce qui était insolite, c’était le fait qu’un Haratine instruit, le Lt. Barak Ould Barek, voulait épouser l’esclave en question. Comme elle était particulièrement belle, son maître réalisa qu’il pouvait en obtenir beaucoup d’argent en la vendant sur le marché. Deux Beydanes voulurent l’acheter. Son cas focalisa l’attention du pays et servit de prétexte pour formuler des griefs plus généraux, étouffés jusqu’alors. El Hor organisa des manifestations à Nouakchott, Rosso, Nouadhibou et dans d’autres villes.

La priorité donnée par El Hor aux questions sociales et ses revendications pour la justice l’amena inévitablement à être confronté au gouvernement. Redoutant les conséquences des activités du mouvement, ce dernier utilisa d’abord la répression. Les autorités réprimèrent le mouvement avec une particulière sévérité. Un nombre considérable de ses dirigeants et de ses membres fut arrêté, sévèrement torturé et nombre d’entre eux furent exilés entre 1979 et 1980. Ces mesures soulignèrent le peu de disposition du gouvernement à tolérer l’existence d’un forum indépendant faisant campagne pour les droits des Haratines.

En 1980, le président Haïdallah s’empara du pouvoir après un coup d’Etat militaire. Le nouveau gouvernement prit un certain nombre de mesures destinées à saper le mouvement tout en donnant l’apparence de satisfaire à ses exigences, notamment en "abolissant l’esclavage" le 5 juillet 1980. Cette proclamation était également guidée par la volonté du président Haïdallah d’éviter toute alliance entre l’opposition, menée par l’ancien président Moktar Ould Daddah, et les groupes d’opposition négro-africains. D’autres mesures inclurent la cooptation de certains porte-parole du mouvement en les nommant à des postes hauts placés dans le gouvernement, en leur offrant des promotions et des opportunités économiques.

El Hor fut à son apogée entre 1978 et 1982. Le mouvement existe toujours aujourd’hui.

L’ESCLAVAGE AUJOURD’HUI EN MAURITANIE

La persistance de l’esclavage en Mauritanie est largement due au manque d’efforts de la part du gouvernement pour conscientiser les esclaves sur leurs droits et de punir les personnes qui continuent à détenir des esclaves. La généralisation du phénomène de l’esclavage est largement soulignée par le fait que même les Haratines qui occupent des postes hauts placés dans l’administration ont souvent des frères et des soeurs qui travaillent pour un maître. Lors d’un entretien avec Human Rights Watch/Africa, Moustapha, un berger qui s’est enfuit de chez son maître en mars 1990, évoqua le manque d’informations disponibles pour les esclaves :

Je n’ai jamais entendu parler de l’abolition chez mon maître. J’en ai entendu parler par des villageois halpulaars qui vivaient près de chez nous. Je ne connais pas d’esclave qui ait appris l’existence de l’abolition dans la maison de son maître. Tous ceux que j’ai rencontrés qui en avaient entendu parler l’avaient su d’autres communautés noires. C’est pourquoi les maîtres tentent d’éviter tout contact entre les esclaves d’un côté, et les Haratines libres et les autres Négro-africains de l’autre.

Il poursuivit en expliquant les risques encourus par ceux qui cherchent quelqu’un qui pourrait leur expliquer les droits dont jouissent les esclaves :

Si le maître vous suspecte de fréquenter des Négro-africains libres, vous serez sévèrement puni. La première fois que j’ai entendu parler de l’abolition, je suis resté indifférent car je n’y croyais pas. Ensuite, j’ai commencé à y penser et je suis devenu plus curieux. Je suis retourné chez ces mêmes voisins halpulaars pour avoir plus d’explication. Mon maître est devenu suspicieux car je rentrais tard et il a découvert que je voyais nos voisins halpulaars. Pour me prouver son mécontentement, on m’a déshabillé, et, pieds et poings liés, on m’a obligé à me coucher à plat ventre sous le soleil brûlant. On m’a ensuite battu avec un fouet en peau de vache. La nuit, alors qu’il faisait froid, ils ont continuellement versé de l’eau froide sur mon corps (212).

Les esclaves n’ont habituellement pas le droit de se marier ni de fonder une famille. Les enfants nés d’une femme esclave deviennent la propriété de son maître ; les parents esclaves n’ont aucun droit sur leurs enfants. Moustapha décrivit à Human Rights Watch/Africa la vente d’un enfant esclave :

Les esclaves sont toujours achetés et vendus. A la dernière vente dont je me souviens, qui s’est déroulée l’hiver dernier [entre novembre 1989 et février 1990], un garçon de deux ans a été vendu par son maître, Mohamed Ould Mbarak, à Naji Ould Rouej. L’enfant venait juste d’être sevré. La vente a eu lieu dans un village appelé Drajni dans la région de Trarza.

Les couples d’esclaves qui vivent dans les villes peuvent parfois jouir d’un minimum de vie familiale, comme partager seuls une tente, mais dans les campagnes, rien n’est prévu pour le mariage. Généralement, lorsque deux esclaves "se marient", les maîtres font les arrangements nécessaires. Même si l’épouse est autorisée à rejoindre son mari, son premier maître peut la rappeler chez lui à tout moment ; la volonté des maîtres prévaut toujours sur celle des esclaves.

L’achat et la vente des esclaves

Le gouvernement prétend que la vente des esclaves n’existe plus depuis les années soixante, mais les nombreux entretiens réalisés par Human Rights Watch/Africa contredisent cette assertion. Bien que la vente publique des esclaves sur les marchés ait disparu, d’anciens esclaves expliquèrent à Human Rights Watch/Africa que dans les campagnes le système est devenu simplement plus raffiné et plus discret. L’esclave lui-même n’est fréquemment pas au courant du type d’accord conclu.

Diop, un agent de santé négro-africain, qui s’est marié à une Haratine, décrivit les différentes méthodes utilisées pour remplacer la vente sur les marchés :

Les esclaves sont toujours achetés et vendus mais avec la différence que cela se fait désormais sans la publicité qui était considérée si déplaisante. Aujourd’hui, les tribus beydanes concluent des arrangements discrets entre elles. Un esclave est donné en échange de quelque chose d’autre. Et puis, il y a les "cadeaux". Je me souviens du cas de cette jeune femme et de son enfant. Le bébé, qui avait huit mois, fut donné à un cousin du maître en guise de "présent" pour la vie. Il fut convenu que l’enfant ne serait envoyé chez le nouveau maître que lorsqu’il serait sevré (213).

Plusieurs sources indépendantes ont rapporté qu’en 1983 un officier noir de la police militaire fut transféré à Boghé pour avoir protesté contre la vente d’un esclave sur le marché de Boutilimit.

Le cas d’une jeune esclave de quatorze ans, Salkha Bint M’Bareck, attira l’attention du pays en octobre 1992. Elle fut donnée à son maître comme payement partiel d’une voiture, mais prétendit être malade. Lorsqu’elle fut transportée à Nouakchott, elle s’échappa et se réfugia dans la maison de l’un de ses cousins. Ils se rendirent au poste de police pour déposer plainte. Selon son cousin, Marietou Said Sayyid : "Le lendemain, ils l’ont arrêtée et ont appelé son maître" (214). El Hor contracta un avocat pour défendre Salkha mais les tribunaux décidèrent de la renvoyer chez son maître au motif qu’elle était mineure et qu’il n’y avait personne d’autre pour assurer sa tutelle.

La religion

La religion, telle que manipulée par les maîtres, a joué un rôle important dans la perpétuation de l’esclavage. Les maîtres ont utilisé la reconnaissance par l’islam de l’esclavage pour justifier des pratiques actuelles. Cependant, l’islam ne reconnaît l’esclavage que dans le contexte des guerres saintes à la suite desquelles les prisonniers non musulmans peuvent être tenus en esclaves à la condition d’être libérés lorsqu’ils se convertissent à l’islam. En Mauritanie, les esclaves étaient tous musulmans bien avant la première abolition de l’esclavage en 1905, mais n’en ont pas pour autant été émancipés. Human Rights Watch/Africa a reçu de nombreux témoignages mettant en cause la façon dont les qadis (magistrats dans les tribunaux islamiques) continuent à exercer leurs fonctions judiciaires pour protéger l’institution de l’esclavage, plutôt que d’en assurer l’éradication.

Tous ceux avec qui Human Rights Watch/Africa a discuté de l’esclavage ont mis l’accent sur la façon dont les esclaves sont conditionnés, à la fois par leurs maîtres et par les chefs religieux, à considérer que servir leurs maîtres est un devoir religieux. Human Rights Watch/Africa s’est fait expliquer les différentes expressions locales utilisées pour faire croire à l’esclave que sa position de subordination est une condition à son accession au paradis. Mawliid parle couramment le hassaniya et a étudié à l’Université de Nouakchott. Sa famille a vécu dans différentes villes du nord. Il expliqua que la phrase "le chemin vers le paradis se trouve sous la plante du pied de ton maître" est utilisée communément pour résumer les relations entre les esclaves et la religion.

Un chef religieux d’Aleg expliqua en détail la dépendance religieuse des esclaves envers leurs maîtres :

Il est difficile pour un esclave de se rendre à la mosquée pour prier car personne ne lui a enseigné ce qu’il faut réciter. Après la dernière abolition, les maîtres ont intimidé leurs esclaves en disant que leur choix se résumait entre les suivre ou aller en enfer. Etant donné l’environnement culturel au sein duquel ils ont vécu toute leur vie, il est facile de comprendre pourquoi autant d’esclaves y croient (215).

L’éducation

Contrairement aux Haratines, les esclaves n’ont pas l’opportunité de fréquenter les écoles modernes. Certains enfants d’esclaves sont autorisés à aller dans les écoles coraniques (écoles religieuses), mais un tel privilège dépend entièrement de la volonté du maître.

Un certain nombre de chefs religieux noirs interrogés par Human Rights Watch/Africa affirmèrent n’avoir jamais eu un esclave comme élève dans leur école coranique. Ce qui suit est un commentaire typique :

Je n’ai jamais eu d’esclave comme élève dans mon école coranique. Ils ne sont pas autorisés à la fréquenter. Je n’ai eu comme élèves que quelques-uns dont les parents s’étaient enfuis en ville ; autrement, aucun autre esclave n’est venu comme élève. Une fois à l’école, s’ils donnent l’impression d’avoir une attitude "irrespectueuse", on les envoie à la campagne pour garder les animaux (216).

Tous les anciens esclaves que Human Rights Watch/Africa a interrogé considérèrent l’éducation et la formation comme les instruments essentiels de l’émancipation. C’est aussi l’avis de Bilal, un pêcheur haratine de Nouakchott.

Si les esclaves doivent jamais devenir libres, ce sera par l’éducation qui constitue leur arme la plus fondamentale. Le maître le sait aussi —c’est pourquoi il s’oppose à ce que ses esclaves s’instruisent. Il sait que cela mène finalement vers la liberté. Afin de maintenir cette servitude, dès que le maître suspecte que son esclave a pu avoir des contacts avec des Noirs libres, il l’envoie aussitôt en brousse.

L’économie de l’esclavage

C’est dans le domaine économique que l’incapacité à faire face à la réalité de l’esclavage est la plus flagrante. Un ancien esclave, un boucher travaillant dans un village de la vallée du fleuve Sénégal, résuma en ces termes la totale dépendance économique des esclaves :

Il existe un esclavage physique et un esclavage économique. Même si l’esclavage physique a été aboli, il n’en est rien de l’esclavage économique qui reste le meilleur moyen d’asservir tant physiquement que psychologiquement.

Abdoulaye, un Mauritanien noir qui grandit dans le nord du pays, est un ancien fonctionnaire qui a d’abord travaillé dans une entreprise privée. Il expliqua que les anciens maîtres mettent souvent des obstacles sur le chemin des affranchis qui cherchent à obtenir l’indépendance financière :

Aucune mesure économique n’a été prise pour aider les anciens esclaves, aucune. Au contraire, la plupart des maîtres ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher leurs esclaves d’obtenir un emploi et de devenir ainsi économiquement indépendants. Les Haratines ont d’abord de sérieux problèmes pour trouver un emploi, et quand ils ont un travail, leurs anciens maîtres les soumettent à une intimidation constante. Il y a quelques années je travaillais dans une entreprise privée. J’avais engagé deux esclaves affranchis. Leur ancien maître vint me voir pour me dire que ces employés étaient ses anciens esclaves et qu’il trouvait leur attitude à son égard "irrespectueuse" ; que je devais donc les licencier. J’ai refusé. A partir de ce moment là, j’ai eu des problèmes au travail à cause de lui (217).

Le spectre du chômage hante les esclaves qui envisagent de quitter leurs maîtres. Ils n’ont reçu aucune formation et n’ont nulle part où aller. Les autorités n’ont fait aucun effort pour préparer la société aux bouleversements économiques et psychologiques auxquels seraient confrontés les esclaves qui tenteraient d’exercer leurs nouveaux droits. Les Haratines instruits qui ont réussi sur le plan financier ou ceux qui ont été nommés à des postes importants dans l’administration restent les exceptions au chômage et à la pauvreté dont souffrent la plupart des esclaves affranchis. Les personnes interrogées par Human Rights Watch/Africa considérèrent avec cynisme les nominations des Haratines à des positions hauts placées dans l’administration et estimèrent que cela n’était qu’une manoeuvre de la part du gouvernement. John Mercer, qui visita la Mauritanie pour Anti-Slavery Society, écrivit en 1981 :

Le hartani [haratine] a du mal à trouver du travail : les hommes n’obtiennent que les pires emplois, comme le ramassage des ordures sous toutes ses formes ; les femmes vendent du couscous préparé, ouvrent parfois un petit restaurant, et glissent souvent vers la prostitution (218).

Les recherches effectuées par Human Rights Watch/Africa ne font que corroborer les conclusions de Mercer. Aux difficultés antérieures s’est ajoutée la sécheresse qui a dévasté la Mauritanie au début des années soixante-dix et contraint des centaines de milliers de personnes à immigrer à Nouakchott, Nouadhibou ou dans d’autres villes, à la recherche d’un emploi. (On estime que la sécheresse a tué 75% du cheptel du pays).

Embarrassé par la publicité provoquée par le rapport de Anti-Slavery Society et le reportage réalisé en 1982 par la BBC sur l’esclavage en Mauritanie, le gouvernement invita les Nations Unies à envoyer une mission d’enquête en Mauritanie. La visite eut lieu en janvier 1984 et fut conduite par Marc Boussuyt, l’un des experts de la Sous-commission pour la prévention des discriminations et la protection des minorités. Peter Davies, alors directeur de Anti-Slavery Society, accompagnait la délégation. Bossuyt soumit son rapport à la Sous-commission en juillet 1984.

Parmi d’autres suggestions, Bossuyt recommandait au gouvernement d’octroyer des prêts aux anciens esclaves pour leur permettre d’acheter du bétail, de faciliter l’obtention d’aides financières aux petites entreprises et de créer de nouvelles écoles, en particulier dans les zones rurales où vivent la plupart des esclaves. Dans un rapport indépendant, Peter Davies insistait sur la nécessité d’engager une réforme agraire et de pourvoir à l’éducation et à la formation des esclaves, dont la grande majorité reste illettrée. Il préconisait également un certain nombre d’autres mesures pratiques, notamment l’adoption d’un nouveau système de travail.

En 1987, la Sous-Commission publia un rapport final évaluant les actions entreprises par les différents organes des Nations Unies et par le gouvernement mauritanien pour concrétiser les recommandations de 1984. Dans sa réponse, le gouvernement mauritanien affirma avoir mis en marche dès 1983 les mesures nécessaires à la réforme agraire. Cette déclaration dénote un manque de sincérité de la part du gouvernement mauritanien. Comme expliqué plus haut dans le chapitre consacré à la terre, la réforme agraire de 1983 n’avait absolument pas pour but d’aider d’une manière ou d’une autre les anciens esclaves qui n’en étaient d’ailleurs pas les bénéficiaires. Les esclaves ne reçoivent de la récolte que la quantité nécessaire à leur survie. Les Haratines qui discutèrent avec Mercer et plus tard avec les membres de la mission des Nations Unies considéraient la réforme agraire comme un élément-clef pour leur émancipation. Ils l’attendent toujours.

La psychologie de l’esclavage

La plupart des anciens esclaves et des Haratines, tout comme les autres Négro-africains qui connaissent le milieu des esclaves, soulignèrent la difficulté pour les Beydanes de concevoir les Négro-africains comme autre chose que des esclaves. Tokossel, un collégien de Kaédi, expliqua que cela valait également pour la jeune génération :

L’interdépendance reste profonde. Je me souviens que dans l’internat où j’étais, il y a de cela pas très longtemps, les élèves haratines préparaient le thé des élèves beydanes, leur faisaient les courses, allaient au marché pour eux. Lorsqu’un Noir et un Beydane se battaient, généralement à propos de l’humiliation des tâches qui étaient exigées des Haratines, les élèves beydanes menaçaient de faire venir "leur" esclave pour nous le faire payer. "Leur" esclave pouvait être n’importe quel Haratine de l’école.

Les Noirs évoquèrent aussi la dépendance ressentie par les esclaves affranchis vis-à-vis de leurs anciens maîtres. Human Rights Watch/Africa a reçu de nombreux témoignages qui expliquaient que certains descendants de Haratines continuent à payer tribut à la famille de leurs anciens maîtres. Cela est vrai même s’il s’agit d’un haratine instruit qui est devenu commerçant aisé ou qui a une profession hautement qualifiée.

Une femme âgée, ancienne esclave, expliqua les difficultés qu’impliquent modifier la psychologie de l’esclavage :

Nous entendons parler de l’abolition, mais pour la plupart des esclaves, cela ne signifie pas grand chose. Il est difficile de faire abstraction de ce qu’on leur a répété toute leur vie, à savoir que sans leurs maîtres ils ne peuvent survivre, que lui seul peut les ennoblir, donner un sens à leur vie et les faire accéder au paradis. De cela, ils en sont convaincus. Dans ces conditions, comment peuvent-ils croire qu’ils doivent fuir une situation qui leur promet tant de choses ?

Dans un article publié dans l’édition 1992-1993 du journal de Anti-Slavery Society, le Père François Lefort, qui a vécu de nombreuses années en Mauritanie et y a dirigé Caritas-Mauritania, fit l’observation suivante à propos de la psychologie de l’esclave :

L’esclave vit dans la crainte perpétuelle de ses maîtres et ne connaît aucune autre manière de vivre. Il serait certainement très choqué s’il voyait son maître travailler ou porter une lourde charge. Le lien qui unit l’esclave à son maître est très fort et souvent un hartani continuera spontanément à aider son ancien maître ou même, lui "prêtera" ses filles ou ses fils comme domestiques ou bergers.

Les esclaves ne se plaignent jamais et même ceux qui se sont enfuis ne gardent aucune rancune envers leurs anciens maîtres sauf s’ils ont subi des violences ou été soumis à des abus (219).

Les tensions politiques en Mauritanie ont exacerbé les pratiques des gouvernements successifs visant à approfondir les divisions entre les populations noires du nord et celles du sud en confrontant les Haratines et les esclaves aux Noirs du sud. En février 1966, des Haratines armés furent employés pour réprimer les manifestations des étudiants noirs à Nouakchott. Durant les affrontements d’avril 1989, des esclaves et des Haratines des zones rurales, qui n’avaient pratiquement pas eu de contacts avec les autres Noirs, furent utilisés pour tuer, blesser et faciliter l’expulsion vers le Sénégal de milliers de Mauritaniens négro-africains. Ce sont des milices haratines qui servent à patrouiller les zones qui longent la vallée du Fleuve Sénégal.

La torture comme punition

Les violentes punitions que subissent les esclaves constituent le thème central de toute discussion sur l’esclavage en Mauritanie. Outre les punitions "de routine" — fouetter l’esclave nu à l’aide d’une corde mouillée, le priver de nourriture et d’eau, l’exposer de manière prolongée au soleil, pieds et poings liés ensemble — plusieurs autres méthodes uniques et effroyables de cruauté sont également utilisées. Elles sont réservées pour les infractions "graves" à la loi du maître, telles que désobéir aux ordres, tenter de fuir ou même être simplement soupçonné de vouloir le faire, avoir des contacts avec des Noirs libres, inciter d’autres esclaves à s’enfuir ou avoir des relations sexuelles avec un membre de la famille du maître. Ces punitions ne visent pas seulement à punir le coupable mais également à servir d’exemple aux autres. L’objectif premier de ces techniques de torture est de s’assurer que la victime sera incapable d’avoir des relations sexuelles normales avec les femmes. Il est épargné à ces dernières ces méthodes particulièrement perverses de torture, mais uniquement en raison du fait que la première valeur d’une esclave est sa capacité de reproduction.

L’une des méthodes utilisées est ce que l’on appelle le traitement du chameau. Cela consiste à ligoter les pieds de l’esclave autour des flancs d’un chameau que l’on a délibérément privé d’eau pendant une période pouvant aller jusqu’à deux semaines. On emmène alors le chameau boire. A mesure que l’estomac du chameau se dilate, les jambes, les cuisses et l’aine de l’esclave se disloquent lentement. Il peut rester attacher ainsi au chameau jusqu’à quatre ou cinq jours et ne reçoit après aucun traitement médical. Moustapha expliqua à Human Rights Watch/Africa les conséquences subies par un esclave à qui l’on a fait subir le traitement du chameau :

Un esclave que je connais a subi le traitement du chameau en 1988 à Sharat, à l’ouest de Boghé. Son maître le soupçonnait de vouloir s’enfuir, car ils l’ont trouvé sur la route alors qu’il n’était pas censé s’y trouver. S’était en plus un jeune homme franc qui avait tendance à répondre à son maître et à sa famille et faisait clairement comprendre qu’il n’aimait pas la vie d’esclave. Il fut repris et soumis à la méthode du chameau. Il avait alors seize ans. Il vit toujours avec ses maîtres mais il est tellement handicappé qu’il ne peut plus faire aucune tâche.

Les charbons ardents sont une autre méthode de punition. La victime est assise à même le sol, jambes écartées. Elle est ensuite ensevelie dans le sable jusqu’à la taille, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus bouger. La braise est placée entre ses jambes, brûlant lentement les jambes, les cuisses et les parties génitales de l’esclave.

Un agent de santé noir décrivit le châtiment infligé à un esclave qui avait eu des relations sexuelles avec la fille de son maître et qui était allé se faire soigner à l’hôpital d’Atar.

Le garçon avait dix-sept ans. Pendant deux jours, ses parties génitales avaient été étroitement enroulées d’un fil de fer attaché à une corde. On l’avait alors battu et aspergé d’eau sur tout le corps. Il est devenu tellement handicappé que le maître ne pouvait plus l’utiliser pour rien. Il l’a finalement "émancipé".

LA DISCRIMINATION PAR L’ARABISATION :

LA NEGATION DES DROITS DE REUNION ET D’ASSOCIATION

En Mauritanie, le caractère discriminatoire des politiques gouvernementales d’"arabisation" ont eu de sérieuses conséquences pour les droits civils et politiques des groupes ethniques noirs. L’arabisation a été utilisée pour supprimer le droit à la liberté d’expression et d’association des communautés noires, ce qui à son tour s’est fait vivement ressentir dans les domaines de la langue, de l’éducation, de l’emploi et de la culture. Depuis le milieu des années soixante, les gouvernements mauritaniens successifs ont poursuivi des politiques visant à favoriser la culture arabe et les arabophones (220) au détriment des populations négro-africaines. Ces politiques de discrimination de facto ont été utilisées pour priver les groupes ethniques noirs de perspectives académiques, culturelles et professionnelles et pour ainsi accentuer leur marginalisation au sein de la société mauritanienne. L’expression "discrimination de facto" traduit le fait que le gouvernement central pratique délibérément et systématiquement une politique discriminatoire à l’égard des groupes ethniques noirs, bien que l’on ne puisse dire que les lois elles-mêmes soient ouvertement discriminatoires. Selon un ancien professeur mauritanien : "[L’arabisation] constitue un élément-clé dans la dépossession des Noirs de leur pouvoir politique, de leurs perspectives économiques et de leurs possibilités de travail" (221).

LA LIBERTE DE REUNION ET D’ASSOCIATION

Depuis plusieurs années, mais particulièrement depuis la répression de 1986 (voir chapitre 8 sur "L’arrestation et la détention des activistes noirs"), le gouvernement s’est engagé dans une politique de discrimination de facto à l’égard des groupes ethniques noirs. Cette politique implique des ingérences continuelles des autorités dans le droit à la liberté de réunion et d’association, se traduisant généralement par l’interdiction totale des réunions des Noirs, quelles soient publiques ou privées (cérémonies de baptême, de mariage, funérailles, manifestations théâtrales, de danse ou de musique etc.).

Officiellement, toutes ces réunions nécessitent l’obtention d’une autorisation préalable, que les organisateurs soient Noirs ou Arabes. Dans la pratique, cependant, seuls les Noirs ont besoin d’une telle autorisation. Abdoul, un ancien instituteur, expliqua que l’exigence d’une autorisation préalable manque de base légale :

En mars 1989, nous devions célébrer chez moi, à Kaédi, le mariage de l’un de mes anciens élèves. J’ai été convoqué par la police qui m’a signifié que je n’avais pas l’autorisation nécessaire. J’ai répondu que j’ignorais qu’il fallait solliciter une quelconque permission et que si l’on voulait garder un tel système, les règles devaient être clairement expliquées par écrit pour permettre aux gens de s’y conformer. Bien entendu, aucune loi n’exigeait une telle autorisation ; c’était juste une pratique utilisée contre les Noirs (222).

Ces restrictions sont utilisées de façon discriminatoire par les autorités dans le seul but de limiter les possibilités pour les groupes de Négro-africains de se réunir ou de s’assembler librement.

Dans certains cas, obtenir cette autorisation exige de longs déplacements et le transport est souvent difficile. De plus, il ne suffit pas de satisfaire les conditions requises et de se présenter devant les autorités compétentes pour être assuré obtenir l’autorisation nécessaire à l’organisation d’une réunion, preuve supplémentaire du dessein discriminatoire de cette exigence. Toute manifestation organisée sans autorisation risque d’être interrompue par la police ; dans certains cas, les organisateurs ont le choix entre le payement d’une amende substantielle ou l’arrestation de tous les participants par la police. Human Rights Watch/Africa interrogea plusieurs personnes qui dirent avoir été arrêtées parce qu’elles n’avaient pas pu obtenir d’autorisation. Un exemple frappant de ce genre de restrictions se passa en 1988 lorsque les familles de quatre prisonniers politiques noirs, morts en détention dans la prison de Oualata, furent harcelées par la police au moment où leurs amis et parents venaient présenter leurs condoléances (voir chapitre 8 intitulé "L’arrestation et la détention des activistes noirs"). La veuve de Tène Youssouf Guèye expliqua combien ces harcèlements furent une source supplémentaire de difficultés pour les familles endeuillées :

Les gens qui voulaient nous présenter leurs condoléances ont eu des difficultés. Les autorités, représentées par des policiers en civil, ont essayé de limiter les attroupements en disant que les visiteurs ne pouvaient pas rester à l’extérieur de la maison. Nous avions la chance d’avoir une grande cour à l’intérieur de notre maison, mais ce n’était pas le cas de toutes les autres familles. La famille de Djigo Tafsirou n’avait pas de cour intérieure et puisque les gens n’étaient pas autorisés à se rassembler au dehors, ils ont dû faire face à tous ces ennuis supplémentaires, alors qu’elle avait déjà suffisamment de difficultés (223).

Outre les problèmes liés à la tenue de telles réunions, la liberté d’association a été limitée dans le domaine culturel par l’absence de personnalités noires marquantes, qui, pour beaucoup, furent expulsées ou s’enfuirent du pays (voir chapitre 3 sur "Les expulsions forcées"). Un économiste mauritanien expliqua à Human Rights Watch/Africa combien la suppression de la liberté d’association et de réunion a affecté la communauté noire :

Je pense, quant à moi, que le changement le plus marquant a été le suivant : toutes les activités culturelles et sportives des Halpulaars ont été supprimées. Avant, on pouvait voir des spectacles où des chanteurs ou des artistes étaient invités, aller écouter un concert de musique ou assister à une représentation de théâtre. Aujourd’hui, ces manifestations ne sont plus intéressantes, ce qui incite également les gens à les déserter (224).

La place réservée aux programmes de radio et de télévision en langues nationales par rapport à ceux produits en arabe est représentative des limites imposées à la liberté d’expression. Au cours de ces dernières années, le temps alloué aux langues autres que l’arabe a régulièrement diminué. Le résultat est que la plupart des Noirs regardent la télévision sénégalaise et écoutent soit la radio sénégalaise soit les radios étrangères, telles que Radio France Internationale, la BBC et la Voix de l’Amérique.

Certains secteurs la communauté négro-africaine tentèrent de remplacer l’enseignement de l’arabe et du français par celui de leurs langues nationales. A cette fin, ils mirent sur pied des associations pour l’enseignement de ces langues (225). Le gouvernement réagit contre ces initiatives en supprimant le droit des Noirs à la liberté de réunion et d’association. Bellel faisait partie d’une organisation clandestine pour l’étude du pulaar. Il fut arrêté en 1974, puis à nouveau en 1975 en raison de son appartenance à cette organisation. Même après la reconnaissance de l’organisation par le gouvernement, dit-il, "[l]es autorités ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour nous empêcher de faire connaître notre idée". Il ajouta :

L’une de leurs stratégies consistait à nous priver des moyens d’enseigner. Par exemple, on nous refusait toute assistance financière pour l’utilisation après 18 heures des salles de classe, quand les cours étaient finis, pour nos cours d’alphabétisation. Même lorsque nous arrivions à réunir de l’argent entre nous, on nous refusait l’autorisation de louer des locaux (226).

Un intellectuel mauritanien résidant au Sénégal explicita l’impact discriminatoire du problème linguistique :

Les problèmes entre la langue et la culture ont déchiré la Mauritanie depuis qu’elle existe en tant que pays. Il ne s’agit pas d’un conflit à propos de langues en tant que telles, mais d’une question de race, de couleur de peau. Même si un Noir parle couramment l’arabe, et ils sont nombreux dans ce cas, cela ne lui assure pas l’accès aux mêmes positions qu’un Beydane, ni ne lui permet d’assumer des responsabilités même s’il occupe un poste important dans le gouvernement (227).

Le processus établissant l’arabe comme première langue du pays s’est concrétisé avec la nouvelle Constitution, adoptée par référendum en juillet 1991 (voir chapitre 9 intitulé "La démocratisation") (228). La Constitution prévoit à l’article 6 du chapitre 1er : "Les langues nationales sont l’arabe, le pulaar, le soninké et le wolof ; la langue officielle est l’arabe". Il n’est plus fait mention du français.

L’éducation constitue l’illustration la plus éloquente des effets discriminatoires à long terme des tentatives d’arabisation de la Mauritanie et des efforts développés par les communautés noires pour y résister. Depuis le milieu des années soixante, les conflits relatifs à l’éducation ont pris une allure manifestement politique.

Les étapes de l’arabisation du système éducatif mauritanien sont marquées par les différents décrets gouvernementaux concernant l’usage de l’arabe dans les écoles. La première crise ouvertement raciale eut lieu en janvier 1966, lorsqu’un décret fut pris stipulant que "l’arabe est obligatoire pour tous les élèves qui entrent dans les écoles secondaires à partir du 1er octobre 1965". Le 4 janvier 1966, les étudiants noirs des écoles secondaires de Nouakchott et de Rosso se mirent en grève pour protester contre ces nouvelles mesures. D’autres secteurs de la société noire appelèrent à se solidariser avec les élèves. Dix-neuf fonctionnaires noirs qui appuyaient ces revendications signèrent le "Manifeste des dix-neuf" dans lequel ils énuméraient un vaste éventail de griefs et condamnaient ce qu’ils qualifiaient de "monopole total de tous les secteurs de la vie nationale par les Maures". Le Manifeste était ainsi libellé :

Cette action énergique [la grève des étudiants] révèle un mécontentement profond et latent, car il est bien connu que l’étude obligatoire de l’arabe est considérée par les Noirs comme étant une oppression culturelle. Ce décret crée sans conteste un handicap pour les élèves noirs au moment des examens ; ils se sont consciemment détournés de l’étude de l’arabe qu’ils pensent contraire à leurs intérêts, puisqu’il freine leur développement culturel et scientifique. On le voit au collège de Rosso, où on a fait redoubler des étudiants noirs qui avaient obtenu la moyenne dans toutes les matières sauf en arabe.

Il peut paraître surprenant qu’aucune voix ne se soit élevée parmi l’élite et les intellectuels noirs pour contester cette décision qui porte gravement atteinte à l’égalité des citoyens, en particulier dans un domaine aussi important que l’éducation.

C’est pourquoi, nous soussignés, tous citoyens mauritaniens, appuyons avec force et sans réserve l’action des élèves. Nous voulons entreprendre immédiatement une ré-évaluation des bases de la coexistence entre les communautés blanche et noire, car nous assistons au monopole total de tous les secteurs de la vie nationale par les Maures.

Les signataires furent démis de leurs fonctions, arrêtés et certains d’entre eux furent torturés. Certains s’enfuirent par la suite au Sénégal (voir également chapitre 8 intitulé "L’arrestation et la détention des activistes noirs").

Le 6 février 1966, les étudiants noirs furent attaqués par les étudiants maures, ce qui provoqua la fermeture momentanée des établissement scolaires. Environ un mois plus tard, les étudiants noirs organisèrent des représailles contre les élèves maures. Les confrontations sanglantes qui suivirent à Nouakchott firent, selon les statistiques officielles, au moins six morts et soixante-dix blessés. D’autres sources estimèrent que le nombre était beaucoup plus élevé. Les élèves des établissements secondaires de Nouakchott et Rosso furent renvoyés chez eux pour le reste de l’année scolaire et la plupart durent redoubler leur année à la rentrée de l’automne suivant (229).

En 1973, une nouvelle disposition fut introduite exigeant que les élèves apprennent l’arabe pendant deux ans avant de commencer leurs études en français. Après cette période de deux ans, il leur était permit de suivre un programme bilingue, français-arabe.

En 1979, le conflit concernant l’usage de l’arabe atteint un nouveau paroxysme lorsque le Ministre de l’Education Nationale envoya une circulaire, connue sous le nom de "circulaire 02", annonçant deux nouvelles mesures : l’augmentation du nombre des matières devant être enseignées en arabe avec l’adjonction d’une nouvelle matière obligatoire —l’Instruction Civique, Morale et Religieuse (ICMR)—, et, plus important, l’augmentation du coefficient de l’arabe (230) au baccalauréat, l’examen de fin de l’enseignement secondaire. Plus que toute autre action du gouvernement, cette circulaire fut considérée comme un moyen d’empêcher les Noirs de réussir dans le système éducatif. Les élèves noirs se mirent à nouveau en grève. Selon les termes d’un Mauritanien en exil au Sénégal, "la grève de 1979 a marqué le point de départ de la prise de conscience des Noirs. Cela nous a montré que nous devions nous défendre nous-mêmes" (231).

La grève provoqua la promulgation d’un décret apportant deux changements importants : la reconnaissance du pulaar, du wolof et du soninké comme langues nationales et la création de l’Institut de Langues Nationales (ILN) (232). (Le bambara, une quatrième langue parlée par un nombre moins important de personnes que les trois autres langues, ne fut pas reconnu). L’Institut avait pour mandat de démarrer, dans les établissements primaires, des classes expérimentales dans les trois langues. Un ancien enseignant pulaar qui travailla à l’Institut décrivit le nouveau système :

L’idée essentielle était la suivante : si les Maures voulaient enseigner en arabe —leur langue— nous voulions, quant à nous, enseigner dans nos langues. Nous n’étions pas hostiles à l’usage de l’arabe comme l’une des langues nationales, mais nous étions opposés à son utilisation comme instrument d’oppression (233).

Les classes expérimentales devaient instituer un système selon lequel chaque enfant commencerait ses études dans sa langue maternelle et serait ensuite obligé de suivre des cours d’arabe comme seconde langue. (Cette dernière exigence répondait à la volonté du gouvernement de faire de l’arabe la "langue d’unification" de tous les Mauritaniens). L’introduction des langues nationales était prévue pour octobre 1986, mais au lieu de cela, le gouvernement annonça que la commission n’avait pas terminé ses travaux et que son mandat était prolongé d’un an. Les Noirs membres de la commission protestèrent en vain contre cette décision. Entre temps, parmi les personnes arrêtées en septembre 1986 dans l’affaire du "Manifeste du Négro-Mauritanien opprimé" se trouvaient plusieurs membres de la commission : Bâ Oumar Moussa, Ibrahima Sall, Djigo Tafsirou et Samba Thiam (voir chapitre 8 "L’arrestation et la détention des activistes noirs"). Des membres de l’Institut furent également arrêtés, parmi lesquels Djibril Hamatt Ly, Bâ Aboubaker Kalidou, Mohamed Al-Habib Sow et Toumb M’baye, tout comme de nombreux enseignants qui travaillaient dans les classes expérimentales.

Les élèves qui avaient choisi les classes expérimentales furent victimes de la décision de mettre fin à l’enseignement en langues nationales. Puisque les classes avaient été supprimées, les élèves furent obligés de poursuivre leurs études en arabe ou en français, sans qu’il ne leur soit permis de passer leur examens dans la langue dans laquelle ils avaient commencé leur formation. Selon deux anciens élèves de Mauritanie, "cela assurait que la génération des élèves des classes expérimentales iraient à l’échec" (234).

L’ARRESTATION ET LA DETENTION DES ACTIVISTES NOIRS

Les forces de sécurité mauritaniennes sont composées des forces armées, de la Garde Nationale, de la gendarmerie (police paramilitaire) et de la police ; ensemble, ces forces assurent aux autorités un pouvoir pratiquement illimité qui leur permet d’arrêter et de détenir arbitrairement n’importe quelle personne de leur choix. Les Noirs sont sujets à des perquisitions et à des arrestations sans mandat, souvent pour des faits montés de toutes pièces ou sans aucun motif ou base légale.

Depuis la publication en avril 1986 d’un manifeste exposant de manière détaillée les doléances de la communauté noire (voir infra), le gouvernement a cherché à intimider la population noire afin de l’amener à se soumettre. Les arrestations massives ont été l’un des éléments de la stratégie gouvernementale, particulièrement dans la deuxième moitié des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix (235).

Dans la deuxième moitié des années quatre-vingt, beaucoup des principaux activistes noirs furent enlevés, jugés lors de parodies de procès et jetés en prison pendant plusieurs années dans des conditions atroces. Au cours de leur séjour en prison, surtout dans la tristement célèbre prison de Walata, mais aussi à Nouakchott et Aïoun, ils furent soumis à des tortures, au travail forcé, furent privés de nourriture et d’eau ainsi que de soins médicaux. Etant données ces conditions, il n’est pas surprenant qu’en 1988, quatre des prisonniers noirs moururent en détention.

LES GARANTIES JURIDIQUES

Selon la loi mauritanienne (236) (Chapitre 1er, article 56 du Code de Procédure Pénale), les suspects peuvent être maintenus en garde à vue pendant quarante-huit heures. Cette garde à vue peut être prolongée pour une autre période de quarante-huit heures sur autorisation écrite du procureur ou du président du tribunal régional. En cas de crime contre la sûreté de l’Etat, la garde à vue peut être prolongée jusqu’à un maximum de trente jours, toujours avec l’autorisation écrite des mêmes autorités judiciaires. Au bout de ces trente jours, la personne gardée à vue doit être soit relâchée soit inculpée formellement.

Cependant, les autorités mauritaniennes ne tiennent généralement pas compte des exigences de leur procédure judiciaire, ni des droits reconnus aux prisonniers par les textes internationaux, dont le droit à un procès équitable, le droit de bénéficier des conseils d’un avocat et celui de recevoir les visites de la famille. Beaucoup de prisonniers sont maintenus en détention illégalement au-delà des délais autorisés par la loi ou sont détenus au secret.

LE MANIFESTE DES 19

L’une des premières manifestations du sentiment de colère des Noirs fut le "Manifeste des 19" publié en 1966 (237). Le manifeste, rédigé par dix-neuf fonctionnaires noirs (instituteurs, professeurs, ingénieurs etc.), critiquait les efforts déployés par le gouvernement pour arabiser le pays et demandait l’institution d’un système fédéral de gouvernement (238). Il déclarait :

Il convient de souligner qu’alors que les Maures expriment leur désir de faire de l’arabe la langue officielle, la communauté noire, quant à elle, demande à ce que des garanties concrètes soient données contre les tentatives d’assimilation, pour le partage des responsabilités nationales et pour la révision de la Constitution dans le sens de l’institution d’un système fédéral.

Le document continuait en rejetant le décret sur la langue arabe, en condamnant tous les efforts d’oppression culturelle et en dénonçant la discrimination raciale et l’injustice pratiquées par le régime.

Les dix-neuf furent emprisonnés pendant six mois à N’beika, sans charge ni jugement (239).

LE MANIFESTE DU NEGRO-MAURITANIEN OPPRIME

En avril 1986, les FLAM publièrent le "Manifeste du négro-mauritanien opprimé". Ce document détaillait les différentes formes de discrimination dont faisait l’objet la population noire de Mauritanie dans tous les secteurs de la vie publique : dans la vie politique, notamment pour l’attribution des postes dans le gouvernement, dans l’économie, les médias, l’armée et le système éducatif. C’est en ces termes que le Manifeste décrivait les frustrations croissantes des communautés noires et recommandait une révision complète du système politique et social :

Le racisme et le chauvinisme officiels sont devenus le lot quotidien des Noirs. Ce beydanisme ou apartheid mauritanien est pratiqué à tous les niveaux de la vie politique, sociale et culturelle...

L’avenir de la communauté noire en Mauritanie dépendra des solutions qu’elle apportera elle-même à cette situation. Les Noirs ne doivent compter que sur leur propre détermination pour mettre un terme à l’oppression exercée par le système beydane.

Nous pensons que la clé du problème des Noirs et de la Mauritanie dans son ensemble réside essentiellement dans la destruction du système beydane et dans l’institution d’un système politique qui soit juste et égalitaire, dans lequel toutes les composantes du pays pourraient se reconnaître (240).

En septembre 1986, trente à quarante intellectuels noirs, soupçonnés d’être impliqués dans la publication du Manifeste, furent arrêtés. Vingt et un d’entre eux furent jugés, parmi lesquels :

Ibrahima Sarr, un journaliste à la télévision ;

Tafsirou Djigo, un ancien ministre ;

Ly Djibril, un chef d’établissement scolaire ;

Tène Youssouf Guèye, un écrivain et ancien diplomate ;

Ibrahima Sall, un professeur à l’Université de Nouakchott ;

Seydou Kane, un professeur et historien ;

Amadou Moktar Sow, un ingénieur ;

Abdoulaye Barry, un fonctionnaire au Ministère des Affaires Etrangères ;

Samba Thiam, un chef d’établissement scolaire ;

Idrissa Bâ, un expert en élevage auprès du Ministère de l’Agriculture ;

Sy Mamadou Youssouf, un fonctionnaire du Ministère des Finances ;

Aboubakry Bâ, un professeur et chercheur à l’Institut National des Langues ;

Aboubacry Diallo, un inspecteur du service de l’hygiène ;

Sy Mamadou Oumar, un commerçant ;

Guèye Oumar Mamadou, un employé de banque ;

Sarr Abdoulaye, un professeur ;

et deux soeurs, Piny Sao, une secrétaire, et Fatimata Mbaye, une étudiante en droit.

Après leur arrestation, les détenus furent soumis à des interrogatoires brutaux. Plusieurs d’entre eux, tel qu’Idrissa Bâ, qui travaillait au Ministère de l’Agriculture à Nouakchott et était un syndicaliste actif, racontèrent leur expérience à Human Rights Watch/Africa. Idrissa a été éduqué en arabe et a appris le français en prison (il souligna que parler arabe pour un Négro-mauritanien ne garantie aucune protection). Sa famille fut expulsée de force en juin 1989 et vit actuellement dans un camp de réfugiés au Sénégal. Idrissa fut arrêté le 8 septembre 1986 après la publication du Manifeste. Il décrivit les conditions misérables de sa détention et les tortures auxquelles il fut soumis avant sa "confession" :

Le premier jour de ma détention, j’ai été enfermé, entièrement nu, dans une cellule obscure et crasseuse. Il y avait de l’eau partout dans la cellule, si bien qu’on ne pouvait pas dormir. C’était plein de moustiques.

Ensuite, ils sont venus brûler un morceau de peau d’agneau dans la cellule. La fumée était terrible et l’odeur insupportable. Le premier jour, on ne m’a posé aucune question. Le lendemain, on m’a rendu mon pantalon et on m’a ordonné d’enlever l’eau qui inondait la cellule. Pendant tout ce temps, j’étais entre les mains de Maures. Le sur-lendemain, on m’a ligoté les mains avec une corde et on m’a passé une autre corde autour du cou. J’étais nu. Ils ont menacé de me tuer séance tenante si je ne disais pas qui avait rédigé le Manifeste et qui était chargé de la distribution. J’ai répondu que je n’en savais rien. J’ai été battu presque à mort par ceux qui m’interrogeaient, Mohamed Bush Bush, un brigadier, Cheiknal, et un policier.

Entre le 8 et le 11 septembre, on ne m’a rien donné à manger ou à boire. Ils ont rédigé une déclaration qu’ils m’ont dit de signer si je voulais manger ou boire. J’ai refusé. Ils me donnèrent à boire mais me battirent ensuite et me forcèrent à signer ma confession. Elle était rédigée en français. Je ne comprenais pas un mot. Au cours de l’interrogatoire, je n’ai parlé qu’arabe ; ils savaient donc que je parlais arabe et non français. Une fois ma "confession" signée, j’ai été jeté dans une grande cellule avec les autres détenus (241).

De même, Ibrahima Sall, professeur à l’Université de Nouakchott, fut arrêté le 4 septembre. Il décrivit à Human Rights Watch/Africa les premiers temps de sa détention :

Aux environs de 8 heures du soir, ils ont pris les couvertures ; une heure plus tard, les nattes ont été retirées ; nous étions donc obligés de dormir à même le sol. Vers 10 heures, chacun d’entre nous —Seydou Kane, Sy Mamadou Youssouf et moi— a été placé dans une cellule séparée. Je n’étais pas autorisé à m’asseoir ; je devais marcher continuellement. J’ai passé toute la nuit, jusqu’à 8 heures du matin, à arpenter la cellule qui mesurait à peu près deux mètres sur deux. Si je m’arrêtais, les policiers me menaçaient de leurs fusils. Ils ne nous ont rien donné à boire ou à manger et nous étions obligés d’uriner dans la cellule. Tous les policiers étaient haratines. Cela se passait comme ça : tous ceux qui vous interrogeaient étaient des Maures blancs ; ceux qui vous frappaient étaient haratines.

Le lendemain, j’ai été transféré dans une pièce d’environ deux mètres sur trois et demi gardée par un policier. Il m’était interdit de dormir. Les interrogatoires n’ont commencé que le lundi suivant. Du 8 au 13 septembre, j’ai été interrogé par le directeur de la sûreté, Mohamed Ould Dedahi, et deux autres personnes. J’ai été soumis à un traitement humiliant —ils ne vous laissaient pas dormir. Le processus était entièrement programmé, étape par étape.

Le Manifeste n’ayant jamais été signé, nous avons nié y être impliqués. Nous n’avons pas été autorisés à contacter des avocats ; ce n’est que le jour du procès que nous avons vu les avocats désignés pour nous défendre. J’ai été finalement forcé à admettre que j’étais membre des FLAM, après que des documents relatifs à cette organisation ont été trouvés dans mon bureau et que plus tard ils ont découvert tous les documents relatifs au deuxième congrès des FLAM (242).

Le 24 septembre, vingt et un détenus furent inculpés d’avoir organisé des réunions non-autorisées (loi 73.008 du 23 janvier 1973), publié et distribué des ouvrages préjudiciables à l’intérêt national (loi 63.109 du 27 juin 1963) et diffusé une propagande de "caractère racial ou ethnique" (loi 66.138 du 13 juillet 1966). Tous les accusés plaidèrent non coupables. Le lendemain, ils furent pourtant condamnés sur tous ces chefs d’accusation. Quatre furent condamnés à six mois d’emprisonnement (Kane, Sow, Barry et Guèye) et dix-sept reçurent entre quatre et cinq de prison et des amendes, avec des peines de cinq ou dix ans d’interdiction de sortie du territoire et la perte de leurs droits civiques (243).

Le procès en lui-même ne fut qu’une parodie. Non seulement les débats furent conduits en arabe, alors que seuls trois des accusés le comprenaient, mais surtout, les accusés n’eurent accès à leurs avocats que le jour du procès.

La description suivante du procès résulte du témoignage d’Idrissa Bâ. Les détenus furent conduits au tribunal à 10 heures du matin. Les avocats demandèrent le renvoi du procès jusqu’au 27 septembre pour leur permettre d’étudier les dossiers que le tribunal venait tout juste de leur communiquer et de voir leurs clients, qu’ils n’avaient pas encore été autorisés à rencontrer. Le tribunal accéda à la requête et les prisonniers furent reconduits à la prison. Néanmoins, à 11 heures 30, on vint soudainement les informer que le procès aller commencer à 15 heures le même jour. Leurs avocats demandèrent à nouveau le renvoi. Le président du tribunal refusa et les avocats décidèrent de boycotter le procès en signe de protestation (c’est l’Ordre des Avocats de Mauritanie qui désigna les avocats de la défense, parmi lesquels se trouvaient aussi bien des Beydanes que des Noirs). Un représentant de la Ligue Mauritanienne des Droits de l’Homme, organisation proche du gouvernement, était également présent, mais il quitta l’audience en même temps que les avocats.

Les condamnations furent confirmées en appel la semaine suivante. Contrairement au procès en première instance, qui n’avait duré que deux à trois heures, le procès en appel dura douze heures. Cette fois, les avocats de la défense étaient présents et une traduction assurée.

En octobre, un deuxième groupe de Noirs fut arrêté. Ils étaient accusés d’avoir organisé des manifestations de protestation contre l’arrestation du groupe de septembre, d’avoir collecter de l’argent pour leur famille et d’appartenir aux FLAM. Neuf d’entre eux furent condamnés à quatre ou cinq ans d’emprisonnement :

Oumar Moussa Bâ, un enseignant ;

Mamadou Bocar Bâ, un enseignant ;

Fara Bâ, un enseignant ;

Ibrahima Khassoum Bâ, un officier des douanes ;

Seydou Kane (le cousin du Seydou Kane du premier procès), un étudiant ;

Kane Abdoul Aziz, un ingénieur ;

Ly Chouaybou, un producteur de télévision ;

Dial Al Hadj, un électricien ;

Dia Amadou Tdjane, un étudiant.

Un enseignant qui faisait partie du deuxième procès le raconta à Human Rights Watch/Africa. Dans un premier temps, les accusés ne furent pas autorisés à prendre des avocats ; le juge les interrogea sur leurs activités alléguées : organisation de manifestations, incendies de voitures, participation à des réunions interdites, distribution de tracts incitant les Noirs à la révolte contre le gouvernement et appartenance aux FLAM. Cet enseignant fournit également des détails sur sa détention dans un centre de détention clandestin, ou villa, de Nouakchott :

Alors que je me trouvais dans une prison civile de Nouakchott, environ dix jours après mon arrivée, j’ai eu droit à ce qu’on appelle une "action spéciale", c’est-à-dire que la police est venue avec un ordre du tribunal les autorisant à m’emmener dans un commissariat spécial, à savoir un de ces centres de détention clandestins qui, en Mauritanie, sont connus sous le nom de villas. La villa dans laquelle j’ai été conduit se trouve près de l’hôpital national, dans un quartier appelée la zone artisanale. Là, j’ai été interrogé par un inspecteur.

J’ai passé une semaine dans cette villa. Je n’ai pas été soumis à d’autres tortures physiques mais l’endroit était extrêmement inconfortable : il était plein de moustiques et il y faisait extrêmement froid. Deux autres personnes de notre groupe ont également eu droit à ces ordres d’"action spéciale". Tous ceux qui étaient détenus dans ce centre clandestin étaient noirs. Personne ne savait où j’étais pendant ce temps car on ne m’avait pas dit où on me conduisait lorsqu’on m’a transféré de la prison. Evidemment, ma famille et mes amis restés en prison étaient extrêmement inquiets pour moi, spécialement lorsque ma famille est venue m’apporter à manger à la prison et a appris que je ne m’y trouvais plus.

Bien que ni moi ni les deux autres membres de notre groupe n’avons été torturés, j’ai vu dans cette villa d’autres personnes qui avaient été torturées. L’une des méthodes de torture qu’ils utilisaient consistait à forcer les détenus à rester debout toute la nuit en tenant une chaise à bout de bras. La plupart des Noirs qui se trouvaient dans cette villa avaient été arrêtés à la suite des évènements politiques de septembre-octobre 1986. Outre les moustiques, les cellules étaient crasseuses. J’ai été ramené à la prison civile à Nouakchott, au bout d’une semaine (244).

LES AUTRES PROCES DE 1986 ET 1987

A la suite du procès des auteurs du Manifeste de 1986, beaucoup d’autres eurent lieu à Zouérate, Rosso, Kaédi et Sélibaby entre la fin de l’année 1986 et le début de 1987.

En septembre 1986, le Capitaine Abdoulaye Kébé fut jugé, soi-disant parce qu’il avait fourni les statistiques utilisées dans le Manifeste de 1986 relatives à la composition raciale de l’armée. Il fut gardé au secret, empêché de contacter un avocat et finalement jugé à huis clos par un tribunal spécial. Selon les informations, il a été condamné à deux ans de prison et douze ans d’exil intérieur (245).

En octobre 1986, un autre groupe de Noirs fut arrêté. Ils furent jugés en novembre. Hormis les chefs d’accusation retenus contre les personnes accusées dans l’affaire du Manifeste, ils furent également accusés d’avoir mis le feu à une usine. Il s’agissait de : Ly Moussa, un commerçant ; Samba Youba, de la SNIM (Société Nationale de l’Industrie et des Mines) ; Diallo Alassane, un greffier ; Sarr Gorguo, un ingénieur ; Sy Abdoulaye Malikel, un enseignant et Toumbou Haby, un policier.

Au cours du mois d’octobre 1986, les autorités prirent des mesures sévères contre les communautés noires ailleurs dans le pays, utilisant les arrestations massives comme méthode d’intimidation. Par exemple, Mohamed Touré, connu sous le nom de Kaw Tokossel, fut arrêté en octobre 1986 à Djowol, au domicile familial. A l’époque, il était collégien à Kaédi, à dix-huit kilomètres de là, mais se trouvait en vacances chez ses parents. Il expliqua qu’après le début de la vague d’arrestations, un état d’urgence fut déclaré à Djowol parce que les autorités recherchaient les responsables des troubles, faisant allusion aux FLAM. Il expliqua que les étudiants et les enseignants furent particulièrement visés lors des arrestations. Les élèves arrêtés à Djowol fréquentaient des établissement de diverses villes du pays, y compris Nouakchott et Sélibaby. Les gens furent arrêtés partout, y compris dans les stades de football parmi les joueurs et les spectateurs. Toutes les personnes interpellées furent ensuite conduites à Kaédi pour être interrogées sur ce qu’elles pensaient des "évènements". Arrestations et interrogatoires devinrent le lot quotidien. Certains furent finalement relaxés, mais ne furent pas ramenés à Djowol et dans les autres villages.

L’ARRESTATION DES OFFICIERS DE L’ARMEE

Le 17 octobre 1987, le gouvernement annonça la découverte d’un complot de coup d’Etat ourdi par un groupe d’officiers noirs. Cinquante et un officiers furent arrêtés, détenus au secret et soumis à des techniques brutales d’interrogatoire, notamment à la privation de sommeil. Les officiers furent inculpés d’atteinte à la sûreté de l’Etat conformément aux articles 83 à 90 du Code pénal pour avoir participer à un complot destiné à renverser le gouvernement et à provoquer la mort d’habitants du pays (246). Ils ne furent autorisés à contacter leurs avocats qu’à partir du 18 novembre, jour du procès. Le procès se déroula selon une procédure spéciale d’urgence, employée lorsque les défendeurs sont pris en flagrant délit.

Le 3 décembre, trois d’entre eux furent condamnés à mort ; dix-huit furent condamnés à la prison à vie (dont deux qui moururent en détention en 1988 du fait des conditions épouvantables de leur emprisonnement —voir infra la section concernant "les tortures et les conditions de détention") ; neuf furent condamnés à vingt ans ; cinq à dix ans ; trois à cinq ans ; six furent condamnés à cinq ans de prison avec sursis et à de lourdes amendes ; enfin sept furent acquittés. Aucun des condamnés ne fut autorisé à interjeter appel.

Les trois officiers condamnés à mort furent exécutés le 6 décembre. Il s’agissait du Lieutenant Sy Saidou, du Lieutenant Bâ Seydi et du Lieutenant Sarr Amadou.

L’un des officiers arrêtés décrivit les conditions de détention :

Mes camarades ont été exécutés après avoir passé quarante-cinq jours à Jereida, parfois dans des cellules individuelles de quatre-vingt-dix centimètres sur quatre-vingt-dix, ou dans des cellules collectives de deux mètres et demi sur trois, ou d’autres dans des cellules pleines de puces et de poux, ou enfin dans des cellules réservées aux sous-officiers ou aux hommes de troupe. Je n’oublierai pas non plus que durant les interrogatoires à Jereida, certains d’entre nous furent enfermés pendant des heures voire des jours dans des endroits qui servaient de toilettes. A cela s’ajoute tout ce que nous avons pu subir comme torture physique ou assassinat (247).

Un officier, arrêté en octobre 1987 et relâché en novembre, raconta à Human Rights Watch/Africa comment la politique visant à diviser la population noire l’a aidé à être relaxé : il était soninké alors que le gouvernement ciblait particulièrement les Pulaars.

J’ai été arrêté à Zouérate et ramené sous escorte à Nouakchott à la fin du mois d’octobre. J’ai été interrogé à Nouakchott et ensuite conduit à Jereida. Ils voulaient me relâcher parce que j’étais soninké. Ils ont comme politique de diviser les Noirs. Ils ont torturé mes collègues, dont le Lieutenant Niokane. J’ai pu échapper à la torture car l’un des officiers me connaissait. J’ai passé trois jours dans la prison de Jereida, puis gardé au secret pendant dix jours à Nouakchott avant d’être libéré en novembre (248).

LES TORTURES ET LES CONDITIONS DE DETENTION

La plupart des nombreuses personnes arrêtées du fait de leur lien présumé avec les opposants noirs au gouvernement furent torturées. Les anciens prisonniers politiques et les détenus qui décrivirent les tortures soulignèrent que la torture n’était pas seulement largement utilisée mais qu’elle était d’une particulière brutalité. La libération était souvent assortie de menaces, accompagnée de surveillance et du conseil de ne pas quitter le pays.

A la fin de 1990 et au début de l’année 1991, le gouvernement organisa la rafle de Noirs la plus large et la plus brutale à ce jour : 3.000 militaires et fonctionnaires furent détenus au secret et la plupart d’entre eux furent cruellement torturés. Cinq cents au moins furent sommairement exécutés ou torturés à mort (voir chapitre 5 sur "Les massacres de 1990-1991"). L’ampleur des ces atrocités souligne clairement l’absence de limite dans la brutalité que les autorités peuvent utiliser à l’égard des prisonniers, et cela en toute impunité.

La plupart des cas cités ci-dessous concernent les prisonniers politiques noirs arrêtés dans l’affaire du Manifeste de 1986 ou d’autres prisonniers dont les cas ont été évoqués plus haut dans ce chapitre, qui ont été détenus dans les prisons de Nouakchott, Nouadhibou, Walata et Aïoun entre 1986 et 1990.

Les accusés dans l’affaire du Manifeste de 1986 furent détenus à la prison centrale de Nouakchott d’octobre 1986 à décembre 1987. Les deux groupes de personnes arrêtées en septembre et octobre 1986 furent détenus séparément et ne furent autorisés à recevoir des visites de leur famille qu’à partir de novembre 1987. Ibrahima Sall, arrêté en septembre, décrivit ses conditions de détention à Nouakchott.

Au départ, ils nous ont mis avec les détenus de droit commun, mais nous avons demandé si nous [les deux groupes] pouvions être mis ensemble. Deux jours plus tard, nous avons été transférés tous les dix-neuf dans une pièce. La pièce était sale, il n’y avait pas de lit mais nos familles nous ont apporté des matelas. Nous avons été mis dans deux cellules séparées : la première, qui abritait quatorze d’entre nous, mesurait à peu près de quatre mètres sur trois et demi ; la deuxième de deux mètres sur deux mètres cinquante environ servait pour les cinq autres. Il y avait des gardes en faction devant la porte ; nous n’étions autorisés à sortir que pour aller aux toilettes. La seule lumière que nous avions venait des bougies car les fenêtres avaient été bloquées.

Pendant le temps que nous avons passé à Nouakchott, nous n’avons pas subi de mauvais traitements physiques, mais plutôt des humiliations. C’était des mauvais traitements psychologiques —on vous jette dans une cellule d’où vous n’êtes pas autorisé à sortir ; lorsque vous allez aux toilettes, quelqu’un vous suit systématiquement avec une arme ; la surpopulation de la cellule crée des tensions psychologiques ; le fait de rester deux mois sans se laver, de ne pas être autorisé à voir votre famille ; la saleté etc. Vous êtes systématiquement réduit à la condition de rien.

Même les prisonniers de droit commun sont autorisés à voir leurs proches. On ne pouvait voir personne, pas même le soleil. Heureusement, nous pouvions parfois nous procurer des livres et écouter la radio.

Après février 1987, nous avons été transférés dans une cour et divisés en deux groupes. Neuf d’entre nous, les plus jeunes, ont été placés dans une cellule de trois mètres sur deux mètres cinquante ; les huit autres ont été détenus dans la pièce d’à côté (ils n’étaient plus que huit car deux ont été libérés après six mois). La cour faisait à peu près six mètres de long ce qui nous permettait de faire des exercices. Les conditions restèrent les mêmes jusqu’à la tentative de coup d’octobre 1987.

Poursuivant son récit, Ibrahima décrivit comment les conditions s’améliorèrent temporairement avec l’arrivée des prisonniers baassistes :

Du 29 août au 15 septembre, les Baassistes ont été amenés à la prison ; huit d’entre eux ont été mis dans notre cellule. Ils ont été immédiatement autorisés à recevoir des visites de leur famille. Nous avons protesté et le lieutenant a accepté que nos familles viennent. On était autorisé à les voir pendant une ou deux minutes, c’est tout ; et cette situation n’a duré qu’une semaine, car les Baassistes ont été relâchés le 15 septembre.

Nous pouvions communiquer avec l’autre groupe de prisonniers de 1986 à travers les trous du mur, mais nous ne nous sommes jamais vus. Cependant, pour permettre aux baassistes de communiquer entre eux, ils laissaient les portes des cellules ouvertes ce qui nous permettait de parler entre nous. Le jour où les Baassistes partirent pour leur procès du 15 septembre, les portes des cellules ont été refermées (249).

Outrés par la discrimination manifeste de traitement qui existait entre eux et les Baassistes, les prisonniers noirs adressèrent une lettre ouverte au Président et aux autres membres du Comité Militaire de Salut National. Cette lettre, datée du 3 octobre 1987, détaillait les griefs suivants :

Notre procès a révélé l’existence d’un traitement discriminatoire à notre égard, discrimination qui se reflète également dans nos conditions de détention. Ces conditions sont extrêmement sévères et se caractérisent par toutes sortes d’interdictions. Il nous est interdit de communiquer avec nos familles et nous sommes isolés depuis notre condamnation ; certains d’entre nous ont été pris en otage par la police. On nous a interdit pendant un certain temps de recevoir ou d’acheter des objets nécessaires à la vie quotidienne (vêtements, savon, bougies, sucre etc.). Nous sommes entièrement pris en charge par nos familles pour notre nourriture et nos soins médicaux (découlant de toutes sortes de problèmes intestinaux, dentaires, des fractures et des dislocations provoquées par les accidents lors des transferts du tribunal à la prison etc.). Nous ne sommes pas autorisés à nous déplacer à l’intérieur de la prison. Nous sommes constamment enfermés sous la surveillance d’un garde posté devant les portes fermées de nos cellules, sans parler du manque d’intimité, de l’étroitesse et de l’insalubrité des lieux. Sachez que nous allons aux toilettes avec une arme pointée sur la nuque. Nous tenons également à vous signaler que certains gardes confondent souvent leurs propres opinions politiques avec les règles régissant les prisons.

Ghaly Ould Abdel Hamid, le directeur de la Ligue Mauritanienne pour les Droits de l’Homme, organisation proche du gouvernement, rendit régulièrement visite aux Bassistes mais ne vint voir les prisonniers FLAM qu’une seule fois, en mars 1987, lorsqu’un représentant de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH) leur rendit visite. Selon Ibrahima, les visites des familles furent autorisées du 7 novembre au 9 décembre, date à laquelle le groupe fut transféré à Walata.

Walata, une ancienne forteresse française isolée, est tristement célèbre pour les conditions particulièrement horribles de détention. D’anciens détenus de Walata, interrogés par Human Rights Watch/Africa, racontèrent qu’ils furent soumis à des tortures physiques et psychologiques extrêmes, inadéquatement nourris, forcés à vivre dans des conditions insalubres et qu’ils ne reçurent pratiquement pas de soins médicaux. En 1988, quatre prisonniers politiques moururent à Walata, victimes du béri-béri (250). On refusa de les traiter.

Les prisonniers décrivirent trois phases dans les abus qu’ils subirent pendant leur emprisonnement à Walata. La première, de décembre 1987 à mars 1988, fut une phase psychologique, impliquant l’adaptation aux conditions épouvantables de détention et à l’humiliation d’être enchaînés ensemble. La deuxième phase, de mars à avril 1988, fut constituée de sessions de tortures brutales. Pendant la troisième phase, d’avril à septembre 1988, les corvées furent sensiblement augmentées, du sable fut introduit dans la nourriture, rendant les prisonniers malades, ce qui provoqua la mort des quatre détenus.

Ibrahima Sall, qui passa dix mois à Walata, décrivit son expérience, évoquant la privation de nourriture, l’enchaînement aux autres prisonniers, le travail forcé et les sévères bastonnades :

La meilleure manière de faire disparaître les gens, c’est de les envoyer à Walata, un endroit pratiquement inaccessible.

Nous sommes arrivés à Walata dans la nuit du 10 au 11 décembre, deux jours après notre départ de Nouakchott. On nous a à peine donné à manger pendant le voyage ; à un certain moment, nous sommes même restés douze heures sans boire. Ils nous ont tout pris — montres, argent, tout. Certains de nos gardes étaient nos anciens élèves ou camarades de promotion ; ils ont torturés leurs propres camarades de promotion.

Après notre arrivée, nous n’avons rien mangé jusqu’au 12 décembre, et encore nous n’avons reçu que du riz blanc, sans eau. Plus tard, on nous a donné de l’eau. Nous étions toujours enchaînés, mais finalement nous avons trouvé comment ouvrir les serrures.

Le 3 janvier, ils ont attaché nos jambes. Au début, nous étions enchaînés deux par deux. C’était humiliant, des personnes âgées étaient enchaînées à des jeunes gens et ils étaient obligés d’uriner et de tout faire l’un devant l’autre. Plus tard, les chaînes ont commencé à nous entailler la peau.

Le 4 janvier, les travaux forcés ont commencé. Nous avons construit une route. Nous devions chercher de l’eau au puits qui se trouvait au sommet d’une colline, les jambes enchaînées ensemble. La chaîne commençant à me faire saigner, j’ai demandé si l’on pouvait l’attacher à mon autre jambe. J’étais enchaîné au Capitaine Kébé. Le Lieutenant Ghaly Ould Souvy s’approcha, il était arrogant et impoli. Il dit que nous (le Capitaine Kébé et moi) devions être ramenés à la prison, que j’étais fainéant et que je ne voulais pas travailler...Il nous a ensuite conduits à la chambre de torture. Ils m’ont déshabillé, m’ont attaché les mains derrière le dos et mes deux jambes ensemble. Ils ont fait venir un groupe de quatre gardes ; chacun d’entre devait me donner soixante coups de fouet dans le dos. Le Lieutenant a ensuite braqué un pistolet sur ma tempe en disant : "Nous allons te tuer ici. Nous avons l’ordre de tous vous exécuter".

Le 5, ils arrêtèrent de nous enchaîner les uns aux autres et n’attachèrent plus que nos jambes.

Les vingt-deux prisonniers FLAM furent détenus dans une cellule d’à peu près deux mètres sur deux. En avril, ils furent transférés dans une cellule plus grande, mais totalement obscure, les fenêtres ayant été obstruées. Ils furent pratiquement obligés de dormir les uns sur les autres.

Deux des autres prisonniers, Idrissa et Mamadou, décrivirent la surpopulation, le manque d’hygiène et la souffrance causée par l’enchaînement. Ce qui suit est un résumé de leur témoignage :

Nous étions obligés de dormir avec une couverture légère sur le sol argileux. Nous n’étions pas autorisés à prendre les habits que nous avions. Chacun d’entre nous avait quitté Nouakchott avec comme seuls habits ceux qu’il portait sur lui. Nous étions ligotés tout le temps jusqu’au 3 janvier et la cellule était fermée en permanence. Seuls les cinq Maures et les Haratines n’étaient pas ligotés. Il n’y avait qu’une latrine pour soixante-six personnes. Pendant les mois où les fenêtres étaient couvertes, l’odeur était insupportable, surtout parce que les gens souffraient fréquemment de dysenterie. Les latrines se trouvaient dans le grand hall.

Nous étions enchaînés deux par deux par les jambes. Au début, les Haratines (contrairement aux Maures) ont été enchaînés, mais leurs chaînes ont été enlevées peu après. Vous étiez littéralement collé vingt-quatre heures sur vingt-quatre à la personne à laquelle vous étiez enchaîné. Ils enchaînaient des personnes âgées avec des personnes beaucoup plus jeunes, ce qui était humiliant pour les premières. Ils acceptèrent notre demande que les gens soient enchaînés selon leur âge. Après à peu près deux semaines, nous avons été enchaînés séparément (251).

Mamadou et Idrissa expliquèrent que la prison était constituée de plusieurs secteurs, les pires étant le sixième et le septième où étaient détenus les prisonniers politiques noirs. Les prisonniers de droit commun maures étaient placés dans le deuxième secteur, où il y avait de meilleures toilettes, un accès à l’eau et où les détenus étaient moins nombreux. Il y avait aussi des prisonniers de droit commun noirs, qui étaient placés dans des cellules surpeuplées et étaient fréquemment battus.

LES TORTURES

Le 21 mars 1988, l’un des petits délinquants fut découvert sans ses chaînes et fut torturé. Après l’avoir interrogé, les gardes se rendirent compte que d’autres prisonniers avaient appris comment enlever leurs chaînes. La même nuit, ils découvrirent vingt-deux détenus sans chaîne. Ils furent tous sauvagement torturés. Ibrahima décrivit la souffrance qu’il a enduré à écouter ses compagnons être torturés :

Il n’y a rien de pire que d’écouter des pleurs et de savoir que l’on est le prochain. A Walata, ils torturent pendant quinze, trente voire quarante-cinq minutes, et vous entendez d’horribles cris. Puis, c’est le silence. Et vous savez que quelqu’un va suivre. Puis, la porte s’ouvre et ils prennent l’un d’entre vous.

Idrissa Bâ fut l’un de ceux qui furent sévèrement torturés. Il décrivit en détail les tortures auxquelles ils furent soumis :

Dans la soirée du 21 mars, on nous a tous déshabillés, enchaînés et ligotés très fortement. On nous a conduits à l’extérieur, à la chaleur. Ils nous ont fait ouvrir la bouche et l’ont remplie de sable qu’ils nous ont forcés à avaler en appuyant sur nos joues. Le brigadier-chef Mohamed El Habib nous marcha sur la tête. Il appartenait à Cheikh, l’un des gardiens qui était censé travailler à l’infirmerie, d’indiquer les endroits où nous devions être battus. Trois des prisonniers, le Lieutenant Diako Abdoul Karim, le Lieutenant Moussa Gomel Barro et Moussa Thioye, un prisonnier de droit commun halpulaar, furent torturés une deuxième fois parce qu’ils étaient considérés comme étant les personnes-clefs derrière ce que les autorités regardaient comme un "complot" d’évasion. Ils furent torturés sous les yeux du Lieutenant Dahi, commandant du GRI [Groupe Régional d’Intervention].

Ibrahima décrivit la même séance de torture :

On nous a sortis de nos cellules aux environs de huit heures du soir, les bras attachés derrière le dos et nus. Il y avait à peu près trente gardes dans la pièce, qui nous ont battus avec des bâtons et des chaînes, puis nous ont fait coucher et nous ont frappés dans le dos. J’ai eu l’impression d’être un animal sauvage attaqué par d’autres, qui criaient "sales Noirs" ou d’autres insultes du genre "vous êtes tous des Juifs" et "nous vous tuerons tous, nous vous exterminerons". Ceux qui nous frappaient étaient haratines. Les prisonniers les plus brutalement frappés ont été, parmi les prisonniers militaires, le Lieutenant Diako Abdoul Karim et le Lieutenant Barro Moussa Gomel, et pour les civils, Djiby Doua Kamara et Idrissa Bâ.

Si vous résistez ou refusez de crier, cela les humilie et les rend encore plus furieux. Ils sont capables de vous tuer. L’un des prisonniers, Sy Mamadou Oumar, reçut soixante-neuf coups sans crier.

Une autre méthode consistait à vous enfoncer le nez et la bouche dans le sable, en poussant avec le pied sur votre tête. Puis on vous donnait des coups de pieds sur la tête. Une fois, ma nuque était tellement enflée après ce type de traitement qu’elle ne faisait plus qu’une avec mes épaules. Et ils refusaient de vous soigner. Ils utilisaient également la méthode du "jaguar" (252).

Après le 21 mars, toutes les fenêtres du grand hall furent recouvertes nuit et jour. Beaucoup de prisonniers eurent des problèmes ophtamologiques sérieux du fait de cette mesure, notamment Idrissa, qui est maintenant aveugle de l’oeil gauche. Ce dernier expliqua combien les conditions de détention se détériorèrent après mars :

Après le 21 mars, nous étions enchaînés et ligotés en permanence, sauf les Maures. Même les morceaux de chiffon dont on se servait pour panser les blessures que nous causaient nos chaînes ont été confisqués. A partir du mois d’avril, il a commencé à faire de plus en plus chaud, mais nous n’étions pas pour autant autorisés à boire l’eau que nous puisions. On ne nous donnait qu’une ration d’un litre d’eau pour deux, deux fois par jour avec la nourriture. Rien de plus, quelle qu’ait été votre soif. L’eau que nous allions chercher nous était interdite alors que les petits délinquants maures se lavaient avec cette même eau.

LES TRAVAUX FORCES

Bien que seuls quelques officiers avaient été condamnés aux travaux forcés, en fait, tous les prisonniers FLAM furent soumis à ce régime. Comme l’expliqua Ibrahima, les travaux forcés avaient pour simple but de les exténuer. "Nous construisions une route pendant la journée que le sable recouvrait pendant la nuit, et il nous fallait la reconstruire. C’était comme le mythe de Sisyphe".

On attribua aux prisonniers l’une des deux tâches suivantes : soit aller puiser de l’eau au puits d’à côté, soit casser des pierres et les transporter. Les tâches étaient alternées. Idrissa Bâ expliqua les difficultés qu’impliquait cette méthode :

Aller chercher l’eau était une tâche particulièrement dure car Walata se trouve au sommet d’une pente escarpée et il nous fallait monter et descendre sur une distance d’à peu près un kilomètre six fois tous les jours, quatre fois le matin et deux fois l’après-midi. Nous travaillions par équipes de quatre. Chaque équipe devait rapporter quatre-vingt-dix litres d’eau. C’était extrêmement difficile de grimper sur la colline avec les chaînes. Les chaînes frottaient contre la peau et causaient des blessures. Nous étions obligés d’entourer nos chevilles de morceaux de chiffon. Lorsque nous puisions, chaque équipe était accompagnée d’un garde, baïonnette au canon. Les gardes, tous des Maures, nous insultaient constamment : "Dépêchez-vous, abiids" (253).

Malgré le fait que de moins en moins de personnes étaient capables d’aller chercher l’eau, la quantité d’eau à puiser n’a jamais diminué. Ceux qui n’étaient pas trop malades pour y aller, bien que tout le monde était faible, devaient donc monter et descendre plus souvent. La température ne cessait d’augmenter, mais on nous donnait moins d’eau à boire bien que nous affaiblissions chaque jour plus en raison du manque de nourriture. On nous donnait de l’eau dans un verre à thé trois fois par jour (les verres à thé qui sont utilisés pour boire le thé à la menthe sont en Mauritanie très petits).

Un autre prisonnier FLAM décrivit le régime des travaux forcés et les séquelles qui en résultèrent sur sa santé.

A Walata, je n’ai pas pu marcher pendant environ deux mois, en raison à la fois de la faim et des travaux forcés auxquels nous avons été soumis. Même lorsque l’on vous donnait à manger, la nourriture était tellement immonde que vous ne pouviez pas la manger. Même aller aux toilettes était trop fatiguant pour moi au point que ce sont mes amis qui m’y conduisaient, qui m’y portaient en fait...Dans mon cas, je pense que ce qui m’a réellement épuisé, c’est la combinaison entre les tâches que nous étions obligés d’effectuer tous les jours et le manque extrême de nourriture (254).

LES CAS DE DECES EN DETENTION

Il était prévisible que les traitements brutaux et le manque de soins médicaux appropriés allaient provoquer la mort de certains détenus.

Dans ce que les prisonniers décrivirent comme la troisième phase de leur emprisonnement à Walata, le travail fut plus lourd et la nourriture fut limitée à du riz blanc auquel du sable était ajouté. Les prisonniers politiques devinrent de plus en plus faibles. Ibrahima nota les différences qui existaient entre les trente-deux civils FLAM et les trente-six militaires quant à leur capacité de résister aux conditions de détention de Walata. Avant d’être transférés à Walata, les civils furent détenus à Nouakchott et à Nouahibou où une grande partie de leur nourriture était apportée par les familles. Ils furent également autorisés à emporter un peu d’argent et des vêtements avec eux lorsqu’ils furent conduits à Walata. Les prisonniers militaires, en revanche, furent arrêtés en octobre 1987. Ils furent immédiatement torturés, à peine nourris et vêtus. Par conséquent, à leur arrivée à la prison de Walata, ils étaient dans un mauvais état physique et tombèrent rapidement malades. Les prisonniers suivants moururent du béri-béri en 1988 :

Le premier décès survint le 26 août 1988 ; il s’agissait de Bâ Oumar Alassane. Son corps enfla tellement que l’on dut lui ôter ses chaînes, mais aucun soin médical ne lui fut prodigué.

Une semaine plus tard, le 2 septembre, un second prisonnier, Tène Youssouf Guèye, mourut. Le jour de sa mort, il fut évacué à Néma pour y recevoir des soins, soi-disant à l’hôpital, bien que des témoignages rapportent qu’il fut simplement amené à la prison de Néma où il décéda.

Le 13 septembre mourut Bâ Abdoul Khoudouss, un sergent major. D’anciens prisonniers politiques dirent à Human Rights Watch/Africa que les autorités pénitentiaires refusèrent de les autoriser à enlever ses chaînes avant son enterrement.

Le 28 septembre, ce fut le tour de Djigo Tafsirou, un ancien Ministre de la Santé.

L’un des prisonniers décrivit de la manière suivante l’indifférence des gardes devant ces décès :

Le 26 août 1988, à trois heures de l’après-midi, le premier des quatre prisonniers qui moururent, Bâ Oumar Alassane, mourut du béri-béri et du manque de soins médicaux. Il avait terriblement enflé, au point que l’on a dû lui ôter ses chaînes. Il est mort dans la cellule, avec nous. Lorsque nous avons demandé au Bigadier Ibrahim d’emporter le corps, il a répondu : "Comme vous ne mangez presque pas de viande, c’est votre chance". Lorsque nous lui avons dit que nous ne pouvions pas aller la même après-midi chercher de l’eau au puits, il a paru surpris. "Juste parce que ce type est mort ?" Nous n’avions d’autre choix que d’aller travailler et, après cela, épuisés, nous avons dû enterrer le corps à une certaine distance de la prison. Juste avant sa mort, nous avons demandé aux gardes des médicaments pour atténuer ses souffrances. Nous savions qu’il n’y avait rien de toute façon, mais nous étions si désespérés de ne rien pouvoir faire pour lui. Mustapha, le garde, répondit que c’était vendredi et qu’il ne pouvait rien faire. Cette réponse dénotait l’indifférence totale des gardiens.

Une semaine plus tard, le 2 septembre, Tène Youssouf Guèye mourut. On l’évacua vers Néma à environ une heure du matin. Il décéda le même jour, également du béri-béri. Au moment où il a été évacué vers Néma, il était déjà presque mort. De plus, il n’a pas été conduit à Néma pour y recevoir des soins médicaux. C’était pour nous tromper, car au lieu de l’hôpital, c’est à la prison qu’ils l’ont conduit. Ils l’ont simplement laissé à la prison et il n’a reçu aucun traitement.

Malgré ces deux décès successifs, les conditions de détention n’ont pas changé. Au contraire, la situation des prisonniers n’a fait qu’empirer (255).

Au moment de la mort du quatrième prisonnier à Walata et alors que de nombreux autres devinrent gravement malades, la communauté internationale, alertée par les rapports d’Amnesty International et de la presse, commença à s’intéresser aux conditions de détention à Walata. Peu après, quelques améliorations furent apportées. La qualité de la nourriture s’améliora quelque peu ; le Croissant Rouge mauritanien (256) envoya de la nourriture et un médecin qui resta pendant un mois ; les fenêtres furent découvertes. Bien que le régime de travaux forcés fut maintenus, les prisonniers furent autorisés à boire l’eau qu’ils puisaient. En plus de leurs tâches habituelles, on demanda aux prisonniers de commencer à construire des maisons pour abriter leurs familles qui devaient bientôt être autorisées à leur rendre visite. Les maisons ne furent jamais terminées car les prisonniers civils furent transférés de la prison de Walata le 31 octobre.

Idrissa, qui fut libéré de Aïoun en décembre 1989, dit à Human Rights Watch/Africa que beaucoup de prisonniers faillirent mourir :

Si les conditions n’avaient pas changées le 1er octobre, tout le monde serait mort le 15. Nous pensions tous que Sarr serait la cinquième victime. Mais même lorsqu’ils nous ont donné plus de nourriture après le 1er octobre, nous avions des difficultés de digestion. Nous avions été affamés depuis si longtemps que nous mangions avec grande difficulté.

Au moment des protestations internationales à propos des conditions de détention à la prison de Walata, le gouvernement prétendit qu’il n’était pas au courant de la situation et que les personnes coupables de violations des droits des prisonniers seraient punis. Human Rights Watch/Africa n’a pas eu connaissance de quelconque poursuite contre les autorités pénitentiaires pour les morts provoquées par les torture ou par le refus systématique des soins médicaux. Cependant, il es clair que certaines personnalités haut placées dans les gouvernement connaissaient les horribles conditions de détention dans la prison de Walata, y compris le Ministre de l’Intérieur de l’époque, Gabriel Cimper, qui, lui-même, a visité la prison au moment où les abus avaient lieu.

A la suite des protestations internationales après la mort des quatre prisonniers, les autres prisonniers politiques furent transférés dans une autre prison, Aïoun. Les conditions y étaient meilleures, à en juger par l’infrastructure, la réduction des tortures, la meilleure qualité de la nourriture, l’absence des travaux forcés et les visites des familles qui furent finalement autorisées.

A Aïoun, il y avait deux ou trois prisonniers par cellule. Le sol était en ciment et les fenêtres n’étaient pas couvertes. Les cellules n’étaient pas fermées pendant la journée, mais l’étaient toujours après 21 heures. Les latrines étaient à une certaine distance des cellules, mais les prisonniers y étaient toujours accompagnés par un garde armé. Les repas étaient terribles au début mais s’améliorèrent quelque peu par la suite. On donnait aux prisonniers du riz ou du blé avec un peu de sauce.

Les prisonniers restèrent du 31 octobre 1988 au 4 mars 1989 sans aucun contact avec le monde extérieur afin de leur permettre de se "réhabiliter".

A la fin décembre, on leur permit d’avoir des radios, mais en avril 1989, lorsque les violences ethniques éclatèrent entre la Mauritanie et le Sénégal, on les leur confisqua. Les prisonniers étaient gardés principalement par des Maures et quelques Haratines.

Samba Thiam décrivit les conditions générales de détention à Aïoun :

Après notre transfert à Aïoun, on a commencé à avoir des repas normaux, c’est-à-dire ce qu’un prisonnier normal reçoit, ce qui signifie parfois un peu de viande. A Aïoun, notre traitement dépendait en grande partie des gardes chargés de nous surveiller. Avec certains d’entre eux, il nous fallait demander la permission pour aller aux toilettes et nous étions souvent insultés. Parfois, on nous enchaînait.

L’usage de la torture était occasionnel, pas systématique. En août 1990, Kane Ibrahima fut torturé parce qu’il avait eu quelques problèmes avec les prisonniers de droit commun. Il fut battu et enchaîné pendant quatre ou cinq jours. Parfois, avec les mauvais gardes, on revenait aux mêmes relations psychologiques entre les gardes et les prisonniers que l’on avait à Walata (257).

En décembre 1988, trois journalistes furent autorisés à visiter Aïoun. Toutefois, on avait pris soin d’améliorer les conditions spécialement pour la visite et les prisonniers ne purent pas s’entretenir en privé avec les journalistes. Ibrahima Sall raconta la visite des journalistes :

Le 3 décembre 1988, nous avons reçu la visite de quelques journalistes de Reuters, de Jeune Afrique et de Sub Hebdo. La veille, le 2 décembre, on nous a demandé de nous déshabiller et on nous a donné des vêtements offerts par le Croissant Rouge. A l’arrivée de la délégation, on portait de vieux uniformes de gendarmes. Nous n’étions pas autorisés à leur parler en privé. Nous avons donc désigné deux d’entre nous, Ibrahima Sarr et Sy Mamadou Youssouf, pour parler au nom de nous tous. Le gouverneur les a menacés de les torturer, de les enchaîner si les autres prisonniers [ceux qui n’avaient pas été désignés] ne parlaient pas. L’infirmerie a été remplie de médicaments qu’on montra aux journalistes. Nous voulions leur parler de notre situation mais on nous l’a interdit. Les prisonniers militaires étaient toujours à Walata et la délégation s’y rendit également. Le Lieutenant a choisi au hasard deux prisonniers pour parler après les avoir menacés de les torturer s’ils parlaient des conditions de détention [à Aïoun et à Walata].

Les tortures ne cessèrent pas totalement à Aïoun. En mai 1989, Tayib, un responsable de la prison, prit pour prétexte une dispute avec l’un des prisonniers, N’gaide Aliou Moctar, pour sauvagement battre d’autres prisonniers, qui eux n’étaient pas impliqués dans la dispute : Thiam Djiby, un adjudant-chef, Toumbo Haby et N’gaide Mamadou Sadio. Aliou Moctar séjourna dans la cellule de punition pendant plus d’une semaine, les autres pendant cinq jours. Aliou Moctar eut une fracture du crâne.

LA VISITE DES FAMILLES

La visite des familles fut autorisée à partir du 4 mars. Mais étant donné la distance qui sépare Nouakchott de la prison —800 kilomètres, soit 10 heures de route— il était difficile pour les familles d’entreprendre un tel voyage, spécialement sans endroit où loger. Elles vinrent quand-même. Dans une geste de solidarité, les familles noires qui vivaient dans la région hébergèrent et aidèrent les familles des prisonniers. Les visites furent limitées à trente minutes le matin et trente minutes l’après-midi. Mais ces séances restaient à l’entière discrétion du gouverneur de la prison et furent accordées de manière arbitraire. Certains visiteurs furent autorisés à rester plus longtemps, d’autres ne furent pas autorisés à entrer du tout ou pendant moins de trente minutes.

Un certain nombre des femmes qui purent rendre visite à leur mari à Aïoun rapportèrent à Human Rights Watch/Africa que le système était extrêmement arbitraire et ouvert à la corruption ; après avoir enduré les épreuves d’un si long voyage, elles réalisèrent soudain que leur "droit" de rendre visite à leurs maris dépendaient de leurs capacités de corrompre un haut responsable de la prison.

Malgré ces difficultés, les visites se révélèrent extrêmement importantes pour le moral des prisonniers. Comme l’expliqua Ibrahima Sall :

Habsa arriva le 8 mars et je l’ai vue le 9. Je ne l’avais pas vue depuis 15 mois et un jour. Ce qui m’a paru le plus surprenant, c’est de voir des personnes qui vous aiment, qui vous sourient et pas seulement des gardes avec des fusils. Habsa repartit le 20 mars et les évènements [les expulsions] commencèrent en avril.

Habsa Banon, l’épouse d’Ibrahima Sall, décrivit les obstacles auxquels furent confrontées les familles qui désiraient rendre visite aux prisonniers :

Nous avons souvent eu des réunions avec la Ligue Mauritanienne des Droits de l’Homme. On nous disait toujours que nous avions le droit de rendre visite à nos maris, mais rien n’a jamais été fait pour nous aider. Finalement, le Ministère de l’Intérieur nous a autorisées à y aller. Nous avons organisé un convoi : nous avons loué un véhicule pour les vingt-deux et avons fait les 800 kilomètres en huit heures à peu près. Quand nous sommes arrivées, on nous a fait savoir que nous avions droit à une demi-heure de visite par jour. Nous sommes alors allées voir l’épouse du gouverneur de la prison pour lui expliquer la situation. Le lendemain, on nous a autorisées à rester jusqu’à 22 heures. Je suis restée là-bas une semaine, du 8 au 12 mars (258).

L’épouse d’un autre prisonnier raconta sa visite à Aïoun :

La première fois que je l’ai vu, le 9 mars 1989, j’ai ressenti un choc. Il était tellement maigre et paraissait inquiet. Il ne portait pas de vêtement à proprement parler. C’était évident pour nous toutes qu’ils avaient repoussé les visites d’octobre à mars pour pouvoir les "engraisser" et leur permettre de recouvrer un peu la santé. Mais quand nous les avons vus, c’était terrible. Il n’avait pas la moindre idée de ce qui avait pu arriver aux autres membres de la famille ; il n’était même pas au courant du décès de membres de notre famille très proches, ce qui a rendu la visite encore plus triste.

A l’occasion de cette première visite, la seule que j’ai faite avant d’être déportée, nous sommes restées pendant dix jours. Nous n’étions pas autorisées à rester plus d’une heure par visite, et encore les visites pouvaient être soudainement interrompues. Nous étions hébergées chez des gendarmes noirs qui travaillaient dans le secteur. Nous avons appris par la suite qu’ils ont eu des problèmes à cause de cela. Beaucoup de prisonniers n’ont plus de famille proche vivant en Mauritanie car tant de gens ont été déportés. Même ceux qui sont restés en Mauritanie n’ont pas de nouvelles des prisonniers ; personne n’ose leur rendre visite du fait de l’insécurité (259).

LA DEMOCRATISATION

En Mauritanie, le processus de démocratisation commença en avril 1991 lorsque le Président Taya annonça son intention de faire adopter une nouvelle constitution et d’organiser des élections multipartites. L’attitude du gouvernement fut incitée par ses préoccupations quant aux critiques de la communauté internationale au lendemain des massacres de 1990-1991 et par la nécessité d’engager des réformes pour obtenir l’aide financière étrangère toujours plus nécessaire. Cependant, malgré l’adoption de mesures superficielles en faveur de la démocratie et la diminution depuis 1992 des violences instiguées par le gouvernement, la Mauritanie a maintenu toutes les caractéristiques d’un Etat répressif et a continué à mépriser les droits de l’homme les plus fondamentaux.

Un professeur mauritanien fit remarquer les différences qui existent entre les réformes adoptées sur le papier et la réalité telle que vécue par la population :

La situation reste la même. Peut-être que ceux qui sont à l’étranger et qui lisent les journaux les déclarations, les ordonnances et les décrets présidentiels peuvent penser que la situation s’améliore. Mais cela n’est pas le cas. Ce qui est dit à la radio est bien différent de ce qui se passe réellement (260).

Le Département d’Etat américain, dans son Country Reports on Human Rights Practices for 1992, souligna le même sentiment en notant que les élections avaient été "imparfaites" et que la situation politique restait étroitement contrôlée. Il y était écrit :

La quasi-transformation du gouvernement du Président Taya d’un régime militaire en un régime d’apparence plus civile n’est pas parvenue à satisfaire les exigences de l’opposition d’un système réellement démocratique. Bien que la nouvelle Constitution et les ordonnances qui ont suivies aient autorisé la formation des partis politiques et permit à une presse indépendante de fonctionner, ces deux libertés ont été limitées. Le parti du Président Taya domine complètement le parlement, les journaux ont été soumis à une loi sur la diffamation très stricte et le gouvernement continue de contrôler la radio et la télévision.

Le premier véritable test de l’engagement du gouvernement dans la voie de la démocratisation eut lieu en avril et en mai 1991, lorsque une série de lettres ouvertes furent publiées appelant le gouvernement à permettre la réalisation d’une enquête indépendante sur les massacres de 1990-1991 et l’adoption de réformes démocratiques (voir le chapitre sur "les massacres de 1990-1991"). Le gouvernement ne prit pas immédiatement des mesures à l’encontre les auteurs de ces lettres.

En juin, plusieurs Maures qui avaient signé l’une des ces lettres furent arrêtés. Leur arrestation était liée à leur participation à une nouvelle organisation politique, le Front Démocratique Uni des Forces de Changement (FDUC), créée en juin par des mouvements et des personnes de l’opposition. Le Front était présidé par Hadrami Ould Khattry et vice-présidé par Messaoud Ould Boulkheir et Diop Mamadou Amadou. Furent arrêtés : Diop Mamadou Amadou, un ancien ministre de l’éducation ; Messaoud Ould Boulkheir, un ancien ministre du développement rural et candidat à la mairie de Nouakchott en 1990 ; Moustapha Ould Bederdine ; Béchir el Hassan, un journaliste ; Ladji Traoré, un économiste et un ancien prisonnier politique ; Hadrami Ould Khattry, un ancien ministre de l’éducation ; et Abderrahmane el Yassa. Ils furent d’abord emmenés au Ministère de l’Intérieur, ensuite conduits dans des camions jusqu’à Kiffa où on les sépara en trois groupes et les dirigea dans des endroits différents : Ould Boulkheir et Diop Mamadou furent emmenés à Tichit, Abderrahmane Ould Yessa et Béchir El Hassen à Tamcheket, Ould Bedredine et Traoré à Boundeit, et Ould Khattry à Oudane (261). Ils furent tous détenus au secret jusqu’au 25 juillet.

LE REFERENDUM DE JUILLET 1991 SUR LE PROJET DE CONSTITUTION

Comme le Président Taya l’avait promis dans sa déclaration d’avril, un référendum fut organisé le 12 juillet 1991 portant sur la question de savoir si une nouvelle constitution devait remplacer la constitution suspendue à la suite du coup d’Etat de 1978. Le projet de constitution proclamait l’attachement de la Mauritanie à l’islam et aux principes démocratiques tels qu’établis dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Il prévoyait l’élection du Président, qui devait obligatoirement être un musulman, au suffrage universel et autorisait la constitution d’un nombre illimité de partis politiques. Il établissait également que la langue officielle serait l’arabe et les langues nationales le pulaar, le soninké et le wolof.

Selon les résultats officiels, le "oui" l’emporta avec 97,94% des voix, avec une participation de 85%. Ces chiffres furent contestés par les groupes de l’opposition qui avaient appelé à boycotter le référendum, largement suivi. L’opposition soutenait que le taux de participation avait été largement gonflé par le gouvernement. En outre, de nombreux Noirs se plaignirent que les cartes d’électeurs et les listes électorales étaient rédigées uniquement en arabe. Les informations en provenance de Nouakchott indiquèrent que la plupart des gens qui votèrent étaient maures et que le taux de participation était beaucoup moins importante que ce que les chiffres officiels indiquaient.

L’opposition appela à boycotter le scrutin car, selon ses membres, le projet de constitution contenait des dispositions discriminatoires à l’encontre des Noirs, accordait des pouvoirs excessifs au Président et ne fixait pas de limites au mandat de celui-ci. L’article 18 relatif aux problèmes de sécurité constituait l’un des problèmes majeurs. Il prévoyait un certain nombre d’obligations et d’infractions dont l’interprétation laissait une marge d’appréciation importante aux autorités. L’article 18 disposait :

Tous les citoyen a le devoir de protéger et de sauvegarder l’indépendance du pays, sa souveraineté et l’intégrité de son territoire. La trahison, l’espionnage, le passage à l’ennemi ainsi que toutes les infractions commises au préjudice de la sécurité de l’Etat, sont réprimés avec toute la rigeur de la loi.

L’opposition reprocha au gouvernement militaire de ne pas l’avoir consultée lors de l’élaboration du projet de constitution et estimait qu’un gouvernement de transition aurait dû être mis en place pour préparer les élections. Elle dénonça également le climat d’intimidation dans lequel se déroulèrent les élections, étant donné que plusieurs leaders de l’opposition se trouvaient toujours en détention. Séri Bâ, un porte-parole des FLAM, résuma la position de l’opposition à Radio France Internationale :

En ce qui nous concerne, le référendum est simplement un incident de l’histoire. Il est simplement nul et non avenu tant que ceux qui ont été bâillonnés et attachés ne seront pas réhabilités et rentrés au pays. Nous réitérons également nos exigences : premièrement, l’organisation d’une conférence nationale et, deuxièmement, l’établissement d’une commission internationale d’enquête qui aura pour objectif de faire la lumière sur les crimes qui ont été commis depuis 1986. Nous pensons qu’il est temps de prendre les décisions qui restaureront la paix et la confiance en Mauritanie... (262)

L’appel au boycott fut suivi par celui de 4.267 femmes réfugiées au Sénégal. Dans une déclaration publiée à Dakar, elles déclaraient : "le processus de démocratisation ne sera possible en Mauritanie...qu’après la réconciliation nationale".

LA NOUVELLE LEGISLATION

A la suite du référendum, le gouvernement prit un certain nombre de mesures libérales, dont une amnistie pour les prisonniers politiques. Fin juillet, des nouvelles lois furent promulguées relatives aux partis politiques et à la presse. La loi relative aux partis politiques prévoit que tout Mauritanien en âge de voter peut être membre d’un parti politique. La loi dispose également que les partis politiques doivent s’abstenir de faire toute propagande "en contradiction avec les principes de l’Islam véritable" et qu’aucun parti "ne peut porter la bannière de l’Islam seule". Elle ajoute que les partis ne peuvent être formés sur une base raciale, régionale ou tribale (263). Les chapitres quatre et cinq de la loi autorisent le gouvernement à suspendre ou dissoudre les partis politiques qui enfreignent cette législation.

La loi relative à la presse énonce que celle-ci doit adhérer aux principes "basés sur la tolérance, le respect d’autrui, l’équité, et faire respecter les principes de liberté, de justice sociale, et défendre les droits de l’homme et la justice entre les Nations..." (264). Elle poursuit en prévoyant que tout propos injurieux à l’encontre de la personne du Président de la République est punissable d’un peine d’emprisonnement et d’une amende.

Malgré la nouvelle législation sur la presse, l’édition de septembre 1991 du journal indépendant Mauritanie Demain fut interdite de publication en raison d’un article qui rapportait que des détenus noirs avaient été torturés à mort. Selon l’éditeur du magazine, Mubarak Ould Beirouk, on reprochait à l’article de semer la discorde et de "menacer l’unité nationale" (265).

En juillet 1992, des personnes très proches du gouvernement portèrent plainte contre deux des journaux les plus engagés, Al Bayane et L’Eveil Hebdo. La plainte contre Al Bayane fut introduite par le directeur d’une école privée de Nouakchott suite à la parution d’un article sur la corruption dans l’école. Celle contre L’Eveil Hebdo fut déposée par un parent du Président, du nom de Hadramy Ould Taya, en raison d’un article sur les violences post-électorales de Nouadhibou, qui rapportait que l’un des manifestants avait été tué par une balle qui provenait sans doute de sa maison. Les deux plaignants obtinrent gain de cause mais les dommages et intérêts accordés furent peu élevés.

Toujours est-il que l’aspect le plus positif des mesures de démocratisation en Mauritanie reste que la presse indépendante est devenue depuis 1992 une force plus dynamique. Les journalistes indépendants peuvent, aujourd’hui plus que jamais, mener des enquêtes et écrire sur les abus perpétrés par le gouvernement par le passé ou actuellement.

LES ELECTIONS PRESIDENTIELLES

Juste avant les élections prévues pour 1992, la plupart des partis d’opposition furent reconnus officiellement (266). En décembre 1991, onze partis politiques au moins avaient été reconnus, mais pratiquement tous avaient des liens étroits avec le pouvoir en place. L’un d’entre eux, le Parti Républicain Démocrate et Social (PRDS), fut créé à la fin du mois d’août 1991 par le Président Taya. Un autre, le Rassemblement pour la Démocratie et l’Unité Nationale, fut établi le même mois par Ahmed Ould Sidi Baba, maire d’Atar et un proche de Taya (267). Les seuls véritables parti d’opposition étaient l’Union des Forces Démocratiques, qui était composée de Beydanes, de Haratines et de représentants des groupes ethniques noirs, et le Parti pour la Liberté, l’Egalité et la Justice qui fut créé à la fin du mois de novembre 1991 et est largement dominé par les Noirs.

L’opposition se regroupa finalement autour d’Ahmed Ould Daddah, le candidat de l’Union des Forces Démocratiques (UFD) (268). Le programme d’Ould Daddah, un économiste et le demi-frère du premier président de la Mauritanie, Moktar Ould Daddah, avait pour objectif une "ère nouvelle" et la réconciliation nationale ; il s’assura du soutien de la plupart des électeurs noirs, qui voyaient en lui la seule alternative face à Taya.

Bien que l’opposition n’ait pas été empêchée de faire campagne, le Président Taya put utiliser beaucoup des ressources de l’Etat lors de sa campagne, dont l’administration de l’Etat et la compagnie aérienne nationale, Air Mauritanie. La campagne de Taya tournait autour du slogan "changement dans la stabilité".

LES IRREGULARITES ELECTORALES

Les irrégularités électorales commencèrent au niveau de l’inscription des électeurs. Différentes méthodes furent utilisées pour empêcher de nombreux Noirs et sympathisants de l’opposition de s’inscrire. L’UFD estime que ce fut le cas pour environ 25.000 personnes dans la ville de Nouakchott seulement. Dans certains départements, le préfet refusa simplement d’inscrire les Noirs, qui n’avaient aucun moyen de faire respecter leurs droits. Certaines méthodes d’intimidations furent également utilisées. Des forces spéciales de l’armée furent déployées autour des lieux d’inscription et employèrent parfois la violence, notamment, selon les témoignages, les gaz lacrymogènes et les coups de matraques pour disperser les gens qui se rassemblaient pour s’inscrire. Lorsqu’on lui demanda comment les autorités pouvaient savoir qui était favorable à l’opposition et qui appuyait le gouvernement, un porte-parole de l’UFP expliqua comment le gouvernement contrôlait l’opération d’inscription :

Si vous voyez un Noir, vous savez qu’il est dans l’opposition. Si c’est un Haratine, il y a 75% de chance qu’il le soit. Pour les Arabes, c’est plus difficile, mais on a aussi empêché les Maures vivant dans les zones contrôlées par l’opposition de s’inscrire, en particulier à Boutlimit [ville d’origine d’Ould Daddah] (269).

L’une des méthodes utilisées pour éviter que les Noirs ne puissent s’inscrire était de leur demander leur carte d’identité, que la plupart n’avait pas. Les autorités avaient en effet arrêté de délivrer des cartes d’identité aux Noirs à la fin des années quatre-vingt.

Un autre procédé consistait à poser les questions en arabe, que la plus grande partie des Noirs n’était pas capable de parler ou de comprendre. Un homme, interrogé par Human Rights Watch/Africa, expliqua les difficultés que sa tante et lui rencontrèrent lorsqu’ils tentèrent de s’inscrire.

Nous sommes mis dans la queue. Il y avait deux files, l’une pour les hommes, l’autre pour les femmes. Nous sommes allés dans un autre arrondissement de Nouakchott car nous avions entendu dire que le préfet du nôtre refusait de faire inscrire les Noirs. Ils peuvent le faire en vous posant des questions auxquelles il vous est impossible de répondre.

Ma tante ne parle pas arabe (elle ne parle pas français non plus ; elle est analphabète). Je lui ai donc écrit notre adresse sur un bout de papier. On lui a demandé de nommer le chef du quartier. Elle n’a pas compris mais a présenté la feuille de papier. Comme elle ne pouvait pas répondre à la question, des gardes l’ont fait sortir. Je l’ai ramenée à la maison (270).

L’homme raconta ensuite qu’ils se rendirent dans un autre arrondissement où, selon les dires, le préfet était mieux disposé et où ils réussirent finalement à se faire inscrire.

Le fait d’être inscrit ne garantissait pas pouvoir voter. Lorsque les cartes d’électeur furent distribuées, on refusa de les donner à de nombreux Noirs sous différents prétextes : parce que l’orthographe du nom était différente sur la liste électorale et sur la carte d’identité, parce que le numéro de la carte ne correspondait pas à celui de la liste ou parce que plusieurs personnes détenaient le même numéro d’inscription. Dans certains cas, les autorités n’apportèrent simplement pas les listes des électeurs inscrits ou prétendirent avoir perdu les cartes d’électeur. "C’était un désordre total. Des milliers de personnes attendaient", expliqua un homme. "Mais nous pensions que la seule manière de gagner notre liberté, c’était de voter. Nous avons donc attendu toute la journée pour avoir nos cartes". Son témoignage illustre les frustrations que créa l’opération :

J’ai obtenu ma carte le troisième jour. J’ai attendu pendant deux jours, de 5 heures du matin jusqu’à minuit, et, finalement, le troisième jour vers 22h30, j’ai pu accéder à l’intérieur. Ils ont trouvé ma carte mais il y manquait un numéro. Ils m’ont dit de revenir, mais je leur ai répondu qu’il n’en était pas question, qu’ils devaient me donner ma carte immédiatement. Ils ont regardé sur les listes et vérifié partout — il leur a fallu plus d’une heure et demi pour trouver mon numéro ! Mais ils l’ont finalement trouvé et l’ont inscrit sur ma carte d’électeur. C’était le mardi soir ; les élections était le vendredi.

Le quotidien français Le Monde donna le résumé suivant des opérations électorales :

Une chose est sure et, pour tout dire, guère surprenante : les irrégularités ont été nombreuses et flagrantes. Elles n’ont pas toutes été dues, loin s’en faut, au manque de savoir-faire et de moyens de l’administration. Entre autres anomalies, l’UFD a ainsi relevé que, dans dix villes, le nombre des inscrits dépassait celui des personnes en âge de voter et que dans deux bourgs il excédait même le chiffre de la population totale (271).

LES VIOLENCES POST-ELECTORALES

Après les élections du 24 janvier 1992, un couvre-feu fut déclaré et une campagne engagée contre les opposants qui conduit à l’arrestation de militants de l’opposition dans différentes régions du pays, y compris à Nouadhibou, Nouakchott, Rosso et Kaédi. En outre, les forces gouvernementales s’en prirent violemment aux activistes de l’opposition à Nouadhibou et Nouakchott, particulièrement aux membres de l’UFD qui manifestaient à Nouadhibou le 26 janvier. A la suite de ces évènements, Ousmane Traoré, Samba Diallo et probablement trois autres sympathisants de l’UFD furent tués. Un grand nombre de militants de l’UFD furent arrêtés à Nouadhibou et vingt-sept d’entre eux emprisonnés sous l’inculpation d’incitation à la violence. Ils furent relâchés au début du mois de février et toutes les charges furent abandonnées. Le 25 janvier, les forces de sécurité utilisèrent des gaz lacrymogènes pour attaquer le siège de l’UFD à Nouakchott, blessant vingt personnes.

LES ELECTIONS LEGISLATIVES

Des élections législatives furent organisées en mars 1992. Là encore, l’opposition appela au boycott, invoquant la manière dont les élections présidentielles s’étaient déroulées et le refus du gouvernement d’accepter ses conditions (report des élections pour permettre aux partis politiques de les préparer de manière adéquate ; révision des listes électorales ; création d’une commission chargée de la supervision des élections ; et établissement d’une commission indépendante chargée d’enquêter sur les violences qui suivirent les élections à Nouadhibou). Le président et son parti maintinrent ainsi leur contrôle sur le pays.

Selon le rapport de Klaus Kübler, un parlementaire allemand, environ deux-tiers des 1,2 millions électeurs ne purent voter. Kübler avait été invité en tant qu’observateur des élections législatives comme il l’avait été pour les élections présidentielles. Cependant, avec les autres observateurs, il refusa de participer étant donné le boycott de l’opposition. Dans une déclaration publiée après les élections, il déclara : "Le verdict des personnes qui boycottèrent contre le parti de l’ancien chef de l’Etat, le seul parti à participer aux élections, a transformé les résultats électoraux en une véritable farce démocratique". Il continua en jaugeant l’état de la démocratie en Mauritanie :

Après les élections présidentielles et et les élections législatives en Mauritanie, le Président de l’Etat Taya a reussi, par des moyens douteux, à concentrer —comme toujours— un énorme pouvoir entre ses mains. En effet, le président ou son parti occupe une position de monopole dans la quasi-totalité des organes politiques importants —au parlement, à la deuxième chambre, au sénat et au Conseil constitutionnel. De plus, la Constitution confère une forte position au Président. Dans ces conditions, il est difficile de parler de démocratisation en Mauritanie.

Le 28 janvier 1994, fut organisé le premier tour des élections municipales, auxquelles l’opposition participa. Le deuxième tour eut lieu le 4 février. Selon les résultats officiels, le PRDS, le parti du président, l’emporta dans la plupart du pays, gagnant dans 172 des 208 municipalités. L’UFD l’emporta dans 17 villes et les autres partis dans 19 (272). Le président de l’UFD, Ould Daddah, dénonça ce qu’il appela "les fraudes massives" qui eurent lieu durant les élections. Une marche de protestation que l’UFD tenta d’organiser le 10 février fut interdite par les autorités (273).

LA VALLEE DU FLEUVE SENEGAL

SOUS OCCUPATION MILITAIRE

Depuis le conflit avec le Sénégal en 1989, un état d’urgence non-déclaré a été instauré dans la vallée du fleuve Sénégal. Cela se manifeste par une occupation militaire et l’établissement non-officiel d’un couvre-feu pendant la nuit. Des violations graves et insidieuses des droits des Noirs par les forces armées et les milices stationnées dans la vallée en résultèrent : exécutions aveugles, détentions, tortures, viols, matraquages etc. Ces abus furent associés aux tentatives de confiscation des terres des Noirs, à leur expulsion, à la négation de leurs droits civils et à la mise en place d’un contrôle systématique de leurs activités.

Bien que les expulsions massives aient pris fin au début de l’année, l’armée a continué, tout au long de 1989, à expulser les Noirs, mais en plus petit nombre. Le rythme des expulsions s’accéléra de nouveau pendant la première partie de l’année 1990. En outre, les villageois et les bergers noirs ont continué à fuire la Mauritanie et ces violences pour chercher refuge au Sénégal ou au Mali. Leurs champs ont été confisqués et plus tard cédés à des Maures.

Le visage de la vallée du fleuve Sénégal a été transformé. Les maisons, qui appartenaient auparavant aux Noirs, ont été vidées et sont maintenant occupées par des Maures. Les champs, cultivés pendant des générations par des villageois noirs, sont désormais la propriété de commerçants maures blancs et sont fréquemment travaillés par des Haratines. Même le nom de certains de ces villages a été changé (274), effaçant ainsi les dernières traces des anciens habitants.

Alors que le nombre des assassinats a clairement diminué depuis 1992, les populations noires qui sont restées continuent à faire face à d’énormes difficultés pour obtenir des documents d’identité, un emploi, des prêts bancaires et des terres. Le couvre-feu non-officiel empêche le retour à une vie normale, particulièrement pour les agriculteurs et les bergers. Aucun semblant d’état de droit n’existe pour les Noirs. La liberté de circulation à l’intérieur du pays est également limitée. Les Noirs rapportent qu’ils sont presque systématiquement soumis à des harcèlements aux nombreux points de contrôle établis le long des routes principales. Qu’ils soient dans des voitures particulières ou dans des véhicules de transport public, les Noirs sont séparés des autres passagers par l’armée et la police, souvent obligés de montrer leurs papiers d’identité et soumis à des fouilles de bagage. Il leur arrive parfois d’être détenus.

Les élections de 1992 n’ont pas réellement permis d’améliorer la situation, particulièrement pour les Noirs de la vallée du fleuve Sénégal. "La peur est viscérale", expliqua Samba, un Mauritanien exilé à Dakar. "Malgré la démocratisation, il n’y a pas de sécurité. Les Noirs vivent en permanence dans la crainte de la répression. La peur est toujours présente" (275). Selon un autre Noir mauritanien : "Ce n’est pas une démocratie. C’est de la démagogie" (276).

LA POURSUITE DU CONFLIT POUR LES TERRES

L’une des raisons principales de l’occupation militaire de la vallée est la poursuite, dans la région, du processus de confiscation des terres des populations noires. La présence des soldats et l’application de l’état d’urgence de facto ont beaucoup aidé les Beydanes qui désiraient acquérir des terres. Non seulement la continuation des abus contre les paysans de la vallée a contraint nombre d’entre eux à fuir en abandonnant leurs terres, mais la disponibilité zélée des soldats a facilité la saisie forcée des terres des paysans noirs qui sont restées.

Les évènements qui se déroulèrent en septembre 1991 dans un village appelé Sylla, près de Kaédi, illustrent bien la détermination du gouvernement à continuer à saisir les terres et le désespoir avec lequel les derniers paysans noirs s’agrippent à celles-ci. Le mois précédent, le gouverneur avait saisi des terres qui appartenaient à une coopérative de paysans noirs pour les donner à une femme d’affaires de Nouakchott, dont le nom n’a pas été révélé. Le 9 septembre, le directeur de la coopérative rencontra le préfet de Kaédi et d’autres officiels pour leur expliquer que les quatre-vingt-dix hectares donnés par le gouverneur à cette femme empiétaient sur les cinquante hectares de la coopérative. Le préfet lui fit comprendre que la décision du gouverneur était définitive. Le 10 septembre, les Noirs de la coopérative organisèrent un sit-in pour protester contre le transfert de ces terres et bloquer les premiers travaux d’exploitation du domaine. Le chef du village expliqua à un journaliste du quotidien français Le Monde ce qui les amena à manifester :

Les autorités nous avaient déjà pris des terres pour les distribuer à des expulsés du Sénégal. Il n’était pas question d’en voir d’autres nous échapper. C’est notre espace vital, sur lequel nous avions prévu de bâtir une coopérative (277).

Le lendemain, le capitaine de la Garde Nationale vint chercher le chef du village, Athie Seydou Thierno, et cinq autres villageois pour soi-disant les amener chez le gouverneur. Des témoignages indiquèrent que les six hommes furent directement conduits au commissariat central de Kaédi. Les négociations n’eurent jamais lieu. Au même moment, le gouverneur ordonna le déploiement des forces de sécurité ; plus tard, ces dernières ouvrirent le feu sur les manifestants, tuant trois Noirs et en blessant cinq autres (278). Cet incident fut relaté dans la presse locale, y compris dans le journal pro-gouvernemental Le Temps.

L’expérience du village de N’Diorol, dans le département de Boghé, illustre les lenteurs auxquels font face certains villageois noirs qui essayent de sauver leurs terres (279). Les habitants de N’Diorol sont des paysans. En 1978, la coopérative du village commença à exploiter un domaine de seize hectares. En 1988, ils demandèrent et obtinrent une extension de vingt hectares qu’ils commencèrent à cultiver en 1989.

La même année, le directeur régional de la Société Nationale pour le Développement Rural (SONADER), Cheikh Moussa, informa les villageois qu’il avait reçu l’instruction de reprendre le premier terrain ainsi que la moto-pompe qui y était installée. Le terrain et la moto-pompe furent donnés à des Haratines qui, selon le gouvernement, étaient des rapatriés, c’est-à-dire des personnes expulsées du Sénégal, mais qui, d’après les habitants du village, étaient membres de la coopérative et avaient toujours habité là. Le 10 mars 1989, les villageois écrivirent au Ministre de l’Intérieur, des Postes et des Télécommunications à Nouakchott, pour dénoncer comment certains Maures essayaient d’exproprier leurs terres. La lettre incluyait la description suivante des injustices dont ils avaient été les victimes :

Nous avons notifié aux autorités locales qu’il devait être mis fin à ces expropriations qui n’ont pas base légale, ne sont conformes à aucune procédure juridique et constituent une injustice flagrante. Jusqu’à présent, nous n’avons reçu aucun réponse et la situation ne fait qu’empirer...Nous vous demandons d’intervenir rapidement pour mettre fin à cette décision arbitraire et éviter que la situation n’explose.

En février 1990, la coopérative demanda une autre extension de vingt hectares. Les Haratines réclamèrent alors le même terrain. Les autorités accédèrent à la demande de ces derniers. Le gouvernement prétendit de même que ces Haratines faisaient partie des Mauritaniens expulsés du Sénégal ; les villageois soutinrent à nouveau que ces personnes avaient toujours vécu là. D’autres lettres et visites aux autorités locales suivirent. En mai 1993, les villageois demandèrent une autre extension. Au mois de novembre 1993, ils n’avaient toujours pas obtenu de réponse à leur demande. Le 13 septembre 1993, les villageois écrivirent à nouveau au Ministre pour lui expliquer les efforts qu’ils avaient dû entreprendre depuis mars 1989 pour empêcher l’expropriation de leurs terres, mais en vain.

LES EXECUTIONS SOMMAIRES

Les Noirs, particulièrement ceux qui habitent le long de la vallée du fleuve Sénégal, ont peur de quitter leur domicile après la tombée de la nuit. Dans certaines localités, on rapporte que les commandants locaux de l’armée ont dit aux villageois qu’ils tireraient sur toute personne qu’ils trouveraient dehors la nuit. Un Mauritanien noir raconta que le commandant de la base militaire du département de Bogué a prévenu les villageois que quiconque serait trouvé près de la rivière après 6 heures du soir serait abattu.

Les cas suivants d’exécutions sommaires ont été rapportés à Human Rights Watch/Africa :

En août 1993, Abass Demba, un habitant du village de Helbir, se rendit à Kaédi pour y vendre du bétail. Là, il fut accusé d’être sénégalais. Il fut arrêté et conduit à la gendarmerie, où il fut tellement battu qu’il dut être hospitalisé. Certains villageois essayèrent sans succès de le voir. Son cadavre fut plus tard trouvé par un pêcheur dans le fleuve Sénégal près de Gababé (280).

En juillet ou en août 1993, Samba Kibo, un berger, fut abattu par les gendarmes entre Kabou et Sélibaby. Il était allé à la gendarmerie après que son bétail avait été volé. Les gendarmes l’emmenèrent dans leur véhicule pour soi-disant rechercher le troupeau et l’abattirent alors. La famille retrouva le corps et apprit ce qui s’était passé après avoir soudoyé un gendarme. L’un des gendarmes fut arrêté pour son implication dans l’affaire mais fut relâché deux semaines plus tard (281).

Dans la nuit du 14 mars 1993, un homme, âgé de quarante-trois ans et appelé Thiampane, fut abattu par l’armée alors qu’il pêchait dans le fleuve Sénégal (282).

En janvier 1993, Simbing Sow et Demba Sow, deux bergers, furent tués entre Sélibaby et Sanghediere. Ils étaient suspectés de vouloir traverser la rivière vers le Sénégal avec leur bétail. Leurs troupeaux furent volés (283).

En juin 1992, Moussa Boudou Dia, un berger de soixante-trois ans, fut tué près de Touroula et son bétail fut volé. Sa famille porta plainte auprès des autorités et alla même voir le gouverneur de Sélibaby, mais en vain (284).

Dans la nuit du 21 au 22 février 1992, Oumar Diop fut tué près de Boghé. Il se noya après avoir été jeté dans le fleuve par les forces de sécurité qui l’avaient intercepté en compagnie de son frère, Ibrahima Diop, alors qu’ils entraient dans le village. La famille d’Oumar Diop demanda aux autorités d’ouvrir une enquête sur ce meurtre (285).

En 1991, Ifra Mamedou Deh et Abdoulaye Demba Deh, tous deux des éleveurs peuhls, furent tués par des militaires dans la brousse près du village de Sounnatou. Leurs troupeaux furent pris par les militaires (286).

Selon nos informations, aucune enquête officielle n’a été conduite sur ces meurtres, ce qui prouve que les forces de sécurité sont autorisées à tuer en toute impunité.

LES REPRESAILLES DES MILITAIRES CONTRE LES POPULATIONS CIVILES

Des milices composées de Haratines se sont jointes aux forces de sécurité comme partie intégrante de l’appareil répressif. Etant donné que des bandes de bergers peuhls déportés ont commencé à faire des incursions depuis le Sénégal ou le Mali pour reprendre leurs troupeaux ou parfois simplement pour voler les animaux des Maures, les milices ont été utilisées pour poursuivre les "bandits", comme ils étaient appelés, jusqu’à la frontière. Lorsque les bandits réussissaient à traverser la frontière, les forces de sécurité s’en sont souvent prises en représailles aux populations civiles noires des villages environnant. Ces représailles ont parfois pris la forme d’humiliation publique des vieillards ou des femmes du village ; d’autres fois, ces vengeances se sont soldées par des assassinats.

Les autorités prennent pour prétexte les incursions des Peuhls pour justifier leurs attaques arbitraires conte les Noirs, qu’ils accusent de collaborer avec les bandits. Cette accusation globale est utilisée dans toute la vallée, mais particulièrement dans la région de Guidimaka où les raids des réfugiés du Mali et du Sénégal sont plus fréquents.

Les exemples rapportés à Human Rights Watch/Africa de villageois noirs accusés d’être des bandits comprennent les cas suivants :

En septembre ou octobre 1993, Yali Kone, un berger peuhl, fut arrêté et conduit à la base militaire de Gasra où il fut si sauvagement battu que son ouïe fut endommagée. Il fut accusé d’avoir aider des bandits à voler du bétail (287).

Abdoulaye fut accusé de banditisme et arrêté par les gendarmes à Kiffa à la fin de l’année 1989. Il ne fut pas autorisé à contacter un avocat ou sa famille et ne fut jamais jugé. Il fut finalement relâché au printemps de 1993. Il se réfugia par la suite au Sénégal (288).

Il existent également de nombreux témoignages rapportant que la Garde Nationale et les gendarmes "imposent" les villages pour leur collaboration alléguée avec les "bandits". De même, les Maures dont le bétail a été volé par les "bandits" sont souvent autorisés à prendre les troupeaux des villageois noirs. Par exemple, en août 1993, dans le village de Aéré Mbar, dans le département de Bababé, un Maure se fit voler ses vaches ; il s’appropria alors les troupeaux du village et les garda jusqu’à ce que ses vaches lui soient rendues (289).

Les soldats s’emparent souvent de la nourriture, du bétail et des biens des villageois. Un réfugié de Sélibaby raconta :

La plupart des gens qui s’enfuient maintenant le font de leur plein gré —ils ne sont pas forcés à traverser [la rivière]. Ils s’en vont pour retrouver leur famille ou tout simplement parce que la vie est devenue trop difficile. Ils se retrouvent démunis, sans rien : leurs animaux leur ont été arrachés, tous leurs biens dérobés, comme leurs réserves de nourriture. Les militaires vivent à leurs dépens et exigent de la nourriture. Vous ne pouvez pas vous défendre contre l’Etat. Vous ne pouvez pas refuser aux soldats ce qu’ils réclament (290).

Tagou Talla et Diarebé constituent l’exemple de villages qui furent "envahis" de cette manière (291). A la fin du mois de février 1991, on rapporte que les militaires arrivèrent et exigèrent que les biens et les effets personnels des villageois leur soient remis. Comme c’est souvent le cas, beaucoup de jeunes du village furent arrêtés. Dans ce village, quelque onze bergers et paysans furent arrêtés, dont : Bâ Oumar Oumouyel, le chef du village, âgé alors de soixante-dix ans ; son frère, Bâ Sirou ; et son fils, âgé de trente-trois ans, Bâ Mamadou Oumar. Les autres personnes arrêtées étaient : Bâ Mamadou Demba, trente-deux ans ; Gadio Amadou Hamadi, trente-trois ans ; Bâ Amadou Mody, trente ans ; Bâ Doro Samba, quarante ans ; Amadou Demba Bary, quarante-quatre ans ; Bâ Samba Abou, vingt-huit ans ; Hawa Hamadi, une jeune femme de vingt ans ; et Bâ Ifra Boye, vingt-cinq ans.

LES ARRESTATIONS ET LES DETENTIONS ARBITRAIRES

Lorsque des Noirs sont arrêtés par les forces de sécurité et ne peuvent présenter leur carte d’identité pour prouver qu’ils sont mauritaniens, il arrive fréquemment qu’ils soient détenus ou battus et forcés à traverser la rivière vers le Sénégal. "Les choses s’améliorent maintenant", souligna un réfugié parlant des arrestations arbitraires. "En 1989, ces personnes auraient été tuées. Maintenant, ils [les militaires] vous frappent violemment et vous laissent partir. Nous pensons que les choses vont bien maintenant" (292).

Les cas suivants illustrent les arrestations arbitraires et les violences qui ont lieu actuellement :

En juin 1993, Bâ Ousmane Samba, un réfugié vivant au Sénégal, retourna en Mauritanie pour chercher sa femme et l’amener au Sénégal. Il fut arrêté par les gendarmes car il n’avait pas pu montrer ses papiers d’identité et conduit au commissariat de Djoel. Les gendarmes lui prirent tout son argent —environ 20.000 CFA— et le forcèrent à retourner au Sénégal (293).

En mai ou en juin 1993, Demba Dondou, un réfugié d’à peine trente ans et vivant au Sénégal, alla à Kaédi pour rendre visite à son oncle. Il fut arrêté par les gendarmes et battu (294).

En mai 1993, un jeune réfugié de N’Djavelil traversa la frontière vers la Mauritanie pour récupérer ses animaux. Il fut pris par les militaires et battu avant d’être renvoyé au Sénégal. "Je suis retourné cette année car je pensais que tout était calme. C’était la première fois que je retournais —et la dernière", dit-il (295).

Salif, un homme âgé de vingt-cinq ans environ et habitant Mbomé, décrivit son arrestation et les tortures qu’il subit avant d’être forcé de quitter le pays :

J’ai été arrêté en mai 1990 avec plusieurs autres personnes de mon village —Amadou Tougoudé, Diobo Bâ, Lairie Bâ, Amadou Lairie Bâ (le fils de Lairie Bâ), Hodou Demba Diallo, Saidou Koumba. Nous avons été ligotés et embarqués dans des voitures. Ils nous ont frappés à plusieurs reprises sur les pieds avec leur fusil. Nous sommes finalement arrivés au camp militaire de Luggere Pooli Bodeeji. Nous étions obligés de dormir à même le sol. Nous étions toujours ligotés. Parfois les militaires nous marchaient dessus. Nous avons été battus pendant la nuit et n’étions pas autorisés ni à boire ni à manger.

Nous avons finalement été détachés par les gardes armés. Ils ont commencé à nous arracher les poils de notre barbe, les cheveux, partout. Nous avons aussi été suspendus et alors battus. Deux autres personnes du village de Gurel Jahjahbe se trouvaient là et ont été torturées, mais pendant moins de temps que nous, un jour. Nous avons été détenus pendant quatre jours. Nous avons été arrêtés car nous sommes halpulaars ; ils nous ont accusés d’avoir des liens avec les commandos qui viennent du Sénégal [les expulsés qui retournent en Mauritanie pour récupérer leurs propriétés confisquées et attaquent parfois les soldats mauritaniens].

Nos familles sont allées voir les autorités à Sélibaby, jusqu’au gouverneur. Les vieux du village leur ont offert des cadeaux. Nous avons été exceptionnellement chanceux : les militaires nous ont relâchés. D’autres sont morts du fait des tortures.

Lorsque les militaires ont reçu l’ordre de nous relâcher, nous avons été conduits à Sélibaby. Le préfet nous a alors fait transporter à l’hôpital où nous avons été traités discrètement. Nous avons ensuite été conduits au commissariat où nous avons été détenus pendant quatre jours. On nous a dit de quitter le pays et de ne jamais raconter à quiconque ce qui s’était passé (296).

LES VIOLENCES CONTRE LES FEMMES

En Mauritanie, les femmes noires font l’objet de harcèlements sexuels et de toutes sortes d’autres abus. Une femme, arrivée au Sénégal en janvier 1993, raconta à Human Rights Watch/Africa que les femmes ont peur de subir les harcèlements des militaires lorsqu’elles rentrent du marché à leur domicile (297). D’autres réfugiés expliquèrent que les femmes qui vendent du lait risquent d’être arrêtées si elles ne peuvent pas montrer leurs papiers d’identité.

De nombreux témoignages concordants rapportent l’existence de viols dans toute la vallée. Ces cas sont difficiles à documenter étant donné le sentiment de honte qui est associé au viol. A la fin du mois de juillet 1993, selon des témoignages, cinq femmes du village de Koundel, dans la région de Gorgol, furent kidnappées par les militaires pendant deux jours, au cours desquels elles furent violées (298). On raconte, dans les villages situés le long de la vallée, que les soldats des bases militaires vont la nuit dans les villages des Noirs, prennent les jeunes femmes et les amènent dans leur base. Certains réfugiés évoquent le nombre important de naissance de bébés "blancs" dans les villages de la vallée comme preuve de la pratique systématique des viols par les militaires.

LES EXPULSIONS INDIRECTES

Certains Noirs continuent à fuir la Mauritanie en raison des abus dont ils sont les victimes. Dans la seule région de Bakel, une organisation de réfugiés a estimé que 547 Négro-mauritaniens traversèrent vers le Sénégal en avril et octobre 1993 (299), ce qui indique clairement que les problèmes demeurent.

Amadou, le chef d’un village de la région de Guidimakha, s’est enfui de Mauritanie en mai 1993 avec cinquante autres personnes. Il décrivit les problèmes auxquels ils étaient continuellement confrontés avec les militaires, depuis l’exigence du paiement des "impôts" arbitraires sous la forme d’argent, de vaches, de chèvres, aux arrestations arbitraires et aux assassinats des bergers peuhls. "C’est la vie des Noirs en Mauritanie", ajouta-t-il. "Ils souhaitent tous partir —non pas parce qu’ils le veulent, mais en raison des conditions de vie" (300). Il continua en expliquant qu’en raison de ces abus, le village avait perdu plus des trois-quarts de sa population :

Je voulais partir depuis 1989, mais comme j’étais responsable de 133 familles du village, j’ai dû rester. Il n’y a pas eu de déportation parmi les 133 familles, mais ils [les militaires] ont pris nos troupeaux et à partir du début de 1989, les gens ont commencé à partir d’eux-mêmes et continuent à le faire jusqu’à aujourd’hui. Il reste environ trente familles au village.

A partir de 1989, les militaires sont venus au village pour demander aux villageois de payer, soit en espèces, soit en animaux. Cela ne servait à rien de se plaindre. J’ai fait la liste de tout ce qui a été pris par les militaires et, en 1991, j’ai écrit au maire de Sélibaby. La réponse fut la suivante : les gendarmes sont venus me voir et ont commencé à prendre des choses ; ils étaient pires que les militaires. Ils nous ont ensuite imposés sur le bois que nous utilisions. Parfois, les gens étaient arrêtés et nous devions payer un pot-de-vin pour les faire libérer.

Un chef religieux aveugle interrogé par Human Rights Watch/Africa expliqua qu’il quitta la Mauritanie le 7 mai 1990 "parce que nous étions fatigués et que nous avions peur". Il continua en disant : "Si vous connaissiez véritablement nos problèmes, vous comprendriez que nous n’avions d’autre choix que de partir".

Ces villageois sont avant tout des paysans. Ils veulent simplement vivre en paix ; ils n’ont pas d’ambition politique. Sans comprendre pourquoi, ils ont vu les autorités, en colère, venir à eux et prendre leurs moutons et leurs biens. Les autorités disaient : "Donne-moi ton mouton". Elles ne demandaient pas, elles ordonnaient.

Les Maures harcelaient les gens du village —les interrogeant, les détenant parfois pendant de longues périodes et les torturant. Certains revenaient en mauvais état. Un homme, Birama Fia, a été tué. Cette période a semblé interminable. Finalement, le village tout entier a décidé de partir.

Il poursuivit son récit en racontant que les villageois furent chassés des abris provisoires qu’ils avaient construits près des champs qu’ils étaient en train de récolter. Après être rentrés dans leur village, les Maures les harcelèrent tellement qu’ils décidèrent de fuir vers le Sénégal. Il décrivit ce qui arriva à un groupe d’environ soixante hommes qui avaient été séparés du reste des villageois :

Les militaires nous ont trouvé et nous ont conduits au camp militaire. On nous a tiré dessus et un de mes étudiants a été blessé à la main ; effrayé, il a pris la fuite. Comme je suis aveugle, on m’a laissé avec deux enfants d’une douzaine d’années. Nous avons été ligotés et torturés —battu à coups de crosse et de pieds sur tout le corps. Tous nos biens ont été pris. Nous avons passé à peu près deux jours dans le camp.

Finalement, des autorités de la capitale régionale, Sélibaby, sont venues et nous avons été libérés. Ils nous ont dit de traverser [la rivière]. Plusieurs de ceux qui ont essayé de traverser sont morts, soit de soif en chemin vers le fleuve, soit ont été abattus : Oumar Tall, dix ans ; Dado Ndow, Hamady Beydary, presque soixante-dix ans ; Aissata Deenaba, environ quarante ans, et son bébé de deux ans ; Rougui Ndongo, quinze ans environ ; Abdul Moussa Njang, huit ans environ (301).

LES REFUGIES

Les personnes expulsées —aujourd’hui des réfugiés— ont passé près de cinq ans au Sénégal. Lorsqu’ils sont arrivés, ils ont d’abord tourné leurs espoirs de retour vers le gouvernement sénégalais, ne se doutant pas que les relations diplomatiques entre le Sénégal et la Mauritanie, rompues en 1989, seraient rétablies trois ans plus tard, en avril 1992, sans que la question des réfugiés n’ait été résolue. Apparemment, le gouvernement sénégalais, ainsi que le gouvernement mauritanien, céda aux pressions du gouvernement français de rétablir les relations dans le but de réduire les tensions qui existaient le long de la frontière et de réinstaller une paix précaire.

Les réfugiés n’ont jamais été reconnus pleinement comme réfugiés au Sénégal en raison d’une disposition de la loi sénégalaise qui interdit de reconnaître un groupe entier de personnes comme réfugiés. Le statut de réfugié est attribué individuellement, par le biais de la Commission Nationale d’Eligibilité. Il serait impossible d’examiner un par un les cas des milliers de réfugiés qui vivent actuellement au Sénégal. Par conséquent, les Mauritaniens ne sont pas reconnus comme réfugiés bona fide ni par les autorités mauritaniennes, ni par celles du Sénégal.

La politique officielle du Sénégal consiste à s’assurer que les réfugiés rentrent en Mauritanie avec l’assistance du gouvernement mauritanien. Les autorités sénégalaises prétendent que le retour des réfugiés faisait partie intégrante des discussions qui ont eu lieu avec le gouvernement mauritanien lors du rétablissement des relations entre les deux pays et que la question continue à être discutée, bien qu’aucun progrès apparent n’ait été fait. Un responsable sénégalais haut placé a estimé que, même s’il doutait que les droits de Noirs soient jamais respectés en Mauritanie, "d’une manière ou d’une autre, les réfugiés rentreront. Même si toutes leurs conditions [des réfugiés] ne sont pas réunies" (302).

Selon une enquête réalisée en janvier-février 1993 par le HCR, la grande majorité des réfugiés souhaitent rentrer en Mauritanie (303). Au début de l’année 1993 également, le Programme Alimentaire Mondial (PAM) commença à diminuer progressivement les rations alimentaires distribuées aux réfugiés, augmentant ainsi la pression sur ces derniers pour qu’ils rentrent (304).

Certains réfugiés sont rentrés : en 1992 et 1993, le HCR a enregistré 1.400 retours de réfugiés vers la Mauritanie (305). Jusqu’à présent, aucun de ces cas ne constitue un modèle de rapatriement. Un groupe de villageois de Dabaye, par exemple, rentra en Mauritanie après l’intervention de la famille d’un marabout (un chef religieux) du nom de Cheik Sidiya. Ils rentrèrent sans avoir aucune garantie concernant la restitution de leurs terres et de leurs droits. Des témoignages indiquent qu’ils cultivent actuellement les terres appartenant au marabout et qu’ils n’ont pas été autorisés à recouvrer leurs propres terres.

Les discussions menées individuellement par Human Rights Watch/Africa avec des réfugiés montrent qu’ils veulent rentrer mais seulement sous certaines conditions : la restitution de leurs biens, travail et terres ou une compensation ; la restauration de leurs droits civils et notamment de leur citoyenneté ; et que le HCR soit chargé de leur rapatriement. Tant qu’il ne sera pas mis fin aux violations des droits de l’homme contre les Noirs en Mauritanie, les réfugiés continueront à s’enfuir vers les pays voisins. En outre, tant que les droits légitimes des réfugiés ne seront pas pris en compte, ils continueront de constituer une source permanente de tension et d’instabilité dans la région.

LES REACTIONS DE LA COMMUNAUTE INTERNATIONALE

La communauté internationale a tout bonnement ignoré les violations graves des droits de l’homme rapportées dans le présent rapport. Son manque d’intérêt pour la Mauritanie a permis au gouvernement de continuer sa politique systématique de marginalisation et de persécution de la population noire du pays. En fait, ce n’est que lorsque ces violations ont atteint des proportions importantes —lors de l’expulsion forcée de milliers de Noirs en 1989 ou du massacre d’au moins 500 autres en 1991— que l’on en a entendu parler au niveau international. Ce silence est dû, d’une part, au fait que la Mauritanie représente peu d’intérêts géopolitiques pour les puissances occidentales et, d’autre part, à la politique de non-ingérence dans les affaires internes des Etats suivie par les pays de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA).

Après les évènements de 1989, plusieurs gouvernements étrangers et organisations internationales ont entrepris des efforts de médiations auprès de la Mauritanie et du Sénégal. Parmi ceux-ci, on peut citer l’OUA, qui a été impliquée dès le début de la crise, et la Communauté Européenne (aujourd’hui Union Européenne ou UE), qui, en octobre 1990, nomma comme médiateur M. Léo Tindermans, un ancien Premier ministre belge. Toutefois, l’accent a été presqu’exclusivement mis sur les aspects internationaux du différend. Les parties médiatrices ont évité toute action pouvant nuire au gouvernement mauritanien, telle que des déclarations sur l’état des droits de l’homme dans le pays. Etant donné que le traitement réservé par le gouvernement mauritanien à la population noire du pays constituait le noeud gordien du conflit entre les deux Etats, la communauté internationale a dès lors manqué une importante occasion d’attirer l’attention du public sur ces violations, ce qui aurait constitué un premier pas important vers la résolution du conflit.

LA POLITIQUE DES ETATS-UNIS

Les Etats-Unis ont peu d’intérêts politiques ou économiques en Mauritanie, en particulier depuis que cette dernière a apporté son soutien à l’Irak pendant la Guerre du Golfe, et l’ont ouvertement critiqué pour ses pratiques en matière de droits de l’homme. En 1991, l’administration américaine a mis fin à toute assistance bilatérale et a autorisé l’ambassadeur américain à effectuer des démarches privées concernant les problèmes de droits de l’homme.

La suspension de l’assistance américaine eut lieu en février 1991, au moment où commençaient à circuler des informations sur la mort de centaines de prisonniers politiques noirs. Les Etats-Unis suspendirent leur dernier programme d’aide bilatérale à la Mauritanie — 125.000 dollars au titre de la Formation Militaire et Académique Internationale (IMET). Le Département d’Etat américain déclara à Human Rights Watch/Africa que l’ambassade américaine avait signifié au gouvernement mauritanien que l’aide avait été suspendue en raison des violations des droits de l’homme, en particulier en raison de la mort des prisonniers politiques, mais aucune confirmation de cela n’a jamais été donnée publiquement.

En décidant de rompre toute assistance, les autorités américaines ont voulu envoyer un message sérieux au gouvernement mauritanien. Cependant, l’aide américaine à la Mauritanie était relativement modeste : pour l’année fiscale 1990, elle s’élevait à environ six millions de dollars. Cela incluait 590.000 de dollars d’aide au développement, quelque cinq millions de dollars d’aide alimentaire et 124.000 dollars au titre de la formation militaire.

Le 19 juin 1991, l’administration Bush condamna publiquement et vigoureusement le gouvernement mauritanien pour ses pratiques en matière de droits de l’homme au cours d’une séance sur le Maghreb organisée par la sous-commission sur les affaires africaines et la sous-commission sur les droits de l’homme et les organisations internationales de la Chambre des Représentants. Parlant au nom de l’administration, James Bishop, premier adjoint pour les droits de l’homme et les affaires humanitaires du Ministre des Affaires Etrangères (Senior Deputy Assistant Secretary of State for Human Rights and Humanitarian Affairs), stigmatisa les "violations répétées des droits de l’homme qui consistent principalement en la discrimination par le gouvernement, à majorité maure, des groupes ethniques non-maures". Il décrivit les conditions de détention et les mauvais traitements subis par les prétendus comploteurs et mentionna l’assassinat de 500 à 600 d’entre eux. Il poursuivit en ces termes :

A partir du mois de novembre 1990, notre attention concernant la pratique des droits de l’homme en Mauritanie s’est de plus en plus concentrée sur l’arrestation arbitraire, la détention secrète et les mauvais traitements dont ont été victimes deux à trois mille Négro-mauritaniens pour avoir prétendument participé à un complot visant à renverser le gouvernement. C’est essentiellement dans le groupe ethnique halpulaar que ces arrestations ont été opérées, groupe qui a également été visé lors de la campagne d’expulsions massives de 1989 et du début 1990...A maintes reprises, nous avons demandé au gouvernement d’assurer rapidement aux détenus les garanties d’un procès équitable ou à défaut de les relâcher. A notre connaissance, aucun des détenus n’a été inculpé ou traduit en justice.

L’Ambassadeur Bishop a également salué l’engagement pris par le gouvernement mauritanien de démocratiser le pays, tout en mentionnant que de nombreuses actions gouvernementales contredisaient cet engagement : répression des manifestations pacifiques et arrestations des militants des mouvements pour la démocratie.

En novembre 1991, l’administration Bush décida de sanctionner la Mauritanie au sein de la Banque Mondiale. Invoquant les violations des droits de l’homme, les Etats-Unis modifièrent leur position au moment du vote portant sur les prêts bancaires multilatéraux de développement à accorder à la Mauritanie. Le Ministère américain des Finances donna l’instruction à son délégué auprès de la Banque Mondiale de s’abstenir au moment du vote, excepté s’il s’agissait de prêts portant sur les besoins de base de la population (306). La Mauritanie rejoignit ainsi la Chine, la Guinée Equatoriale, l’Iran et le Soudan au nombre des pays envers lesquels les Etats-Unis ont adopté cette politique à la Banque Mondiale, en raison de leurs pratiques en matière de droits de l’homme (307).

Le Congrès américain s’est également déclaré préoccupé des violations des droits de l’homme existant en Mauritanie. En juillet 1991, il adopta une résolution condamnant les violations des droits de l’homme dont sont victimes les groupes ethniques noirs dans le pays et sommant le gouvernement mauritanien de désigner une commission indépendante d’enquête sur le décès en détention des prisonniers politiques.

En février 1992, un haut fonctionnaire du Département d’Etat visita Nouakchott, porteur d’un message ferme destiné au Président Taya et concernant le traitement de la population noire. Certaines sources au Département d’Etat indiquèrent qu’il fit clairement savoir que l’amélioration des pratiques en matière de droits de l’homme par le gouvernement mauritanien était un élément essentiel pour l’embellie des relations Etats-Unis/Mauritanie.

L’administration Clinton a continué à suivre une position ferme à l’égard de la Mauritanie. En juin 1993, le délégué américain pour le commerce, Michael Kantor, annonça la suspension des avantages commerciaux spéciaux de la Mauritanie au titre du Système Généralisé de Préférences (GSP). Ce régime permet aux pays en voie de développement d’exporter certaines marchandises sans payer de taxe. Ces bénéfices peuvent être suspendus si le gouvernement viole systématiquement les droits des travailleurs. Dans le cas de la Mauritanie, il s’agissait de condamner la pratique de l’esclavage qui existe toujours dans ce pays.

LA POLITIQUE DE LA FRANCE

La France, en tant qu’ancienne puissance coloniale et principale source d’aide étrangère pour le pays, a plus d’influence en Mauritanie qu’aucun autre pays occidental. L’importance du rôle de la France dans le pays a été particulièrement mise en relief depuis la Guerre du Golfe et l’interruption de l’aide financière des pays du Golfe qui a suivi le soutien de la Mauritanie à l’Irak.

L’aide bilatérale de la France se montait en 1990 à approximativement 300 millions de francs français (environ 52 millions de dollars), comprenant l’aide alimentaire et la mise à disposition de quelque 250 conseillers techniques pour l’agriculture, la santé et l’éducation. La France fournissait également, dans une moindre mesure, une coopération technique militaire. Bien que les chiffres de l’aide au gouvernement mauritanien ne soient pas disponibles pour les années suivantes, des sources dans le gouvernement français ont confirmé que le montant de l’aide accordée en 1991 et 1992 était égale, sinon supérieure à celui pour 1990. La France est le principal partenaire commercial de la Mauritanie, représentant 40% de ses importations et 11% des ses exportations.

Le gouvernement français recourt presqu’exclusivement à des méthodes diplomatiques discrètes pour faire pression sur la Mauritanie et ne fait pas de déclarations publiques sur les violations des droits de l’homme. Selon des sources au sein du gouvernement français, la France estime que ses responsabilités consistent davantage à préserver la paix entre Etats plutôt que de se mêler dans leurs affaires intérieures. Les autorités françaises considèrent qu’en maintenant des relations amicales avec le gouvernement mauritanien elles peuvent exercer une influence plus efficace sur les questions relatives aux droits de l’homme.

Le gouvernement français estime que la Mauritanie devrait être récompensée pour ses efforts en matière de démocratisation. Bien que reconnaissant que les institutions démocratiques du pays ne soient pas parfaites, les responsables français soutiennent que le régime du Président Taya a réalisé des progrès significatifs. Un responsable de l’ambassade de France à Dakar résume la position française de la manière suivante : "Il y a eu quelques progrès au cours de ces deux dernières années. La démocratie ne prend pas racine en l’espace de cinq, dix ou même cinquante ans. Mais la Mauritanie est sur la bonne voie" (308).

En termes géopolitiques, la France considère la Mauritanie comme faisant partie à la fois du Maghreb et de l’Afrique Noire. Etant donné que la France maintient d’importants intérêts dans les pays du Maghreb, elle tente d’éviter de froisser ces derniers par des déclarations critiquant les politiques d’arabisation des autorités mauritaniennes.

Il est clair que lorsque le gouvernement français a fait pression sur les autorités mauritaniennes concernant les violations des droits de l’homme, ces actions ont eu un impact significatif. Par exemple, la libération des prisonniers politiques en mars 1991 et l’annonce de réformes en avril 1991 étaient largement dues à la pression exercée par le gouvernement français. L’amnistie de mars 1991 fut annoncée juste après la visite à Nouakchott de Michel Vauzelle, président de la Commission des Affaires Etrangères de l’Assemblée Nationale française. Le discours du Président Taya sur la démocratisation du pays, prononcé en avril 1991, suivit de quelques jours la visite en Mauritanie de Roland Dumas, alors Ministre des Affaires Etrangères. Cette dernière visite incita également le gouvernement mauritanien à promettre la tenue d’élections législatives et la nomination d’une commission interne d’enquête sur les massacres de 1990-1991. Cependant, les responsables français n’ont pas fait de déclarations publiques lors de ces visites et n’ont, à aucun moment, appelé publiquement à la constitution d’une commission indépendante chargée d’enquêter sur les violations des droits de l’homme (309).

Au début de l’année 1993, un incident jeta le discrédit sur les relations franco-mauritaniennes : le Colonel Sid’Ahmed Ould Boïlil, l’un des principaux instigateurs des massacres de 1990-1991, fut admis à participer un séminaire de formation à l’Ecole de Guerre. Les Mauritaniens en exil et les activistes des droits de l’homme de France et de Mauritanie lancèrent une campagne pour forcer le gouvernement français à honorer ses obligations dans le cadre de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants dont la France est partie, et de prendre des mesures contre le colonel, notamment de le mettre en détention (310). Finalement, Ould Boïlil fut rappelé par le gouvernement mauritanien et, avec l’accord de la France, put rentrer en Mauritanie. Inutile de souligner qu’à son retour Ould Boïlil n’a fait l’objet ni de poursuite judiciaire ni d’enquête d’aucune sorte.

L’illustration la plus frappante du refus de la France d’inclure publiquement les droits de l’homme dans ses discussions avec le gouvernement mauritanien a eu lieu à la mi-décembre 1993, à l’occasion de la première visite officielle du Président Taya à Paris. Du 13 au 15 décembre, Taya fut reçu par le Premier ministre Edouard Balladur, par les présidents de l’Assemblée Nationale et du Sénat, et même par le Président Mitterrand. Selon le porte-parole du Ministère des Affaires Etrangères, Richard Duqué, la France félicita Taya pour les "progrès de son pays en matière de droits de l’homme depuis les élections de janvier 1992" (311). Commentant la visite de Taya, le journal français Jeune Afrique, habituellement pro-mauritanien, observa : "Dans ces conditions, il était peu surprenant qu’aucun des interlocuteurs de Maaouya Ould Taya ne lui parle de droits de l’homme et de démocratie : ils doivent avoir trouvé que les résultats dans ces domaines étaient généralement satisfaisants" (312).

LA BANQUE MONDIALE

La Banque Mondiale est le principal bailleur de fonds de la Mauritanie et, à ce titre, y exerce une influence considérable. Pendant cinq ans, de 1993 à 1997, la Banque Mondiale dépensera 90 millions de dollars en Mauritanie, entièrement au titre de l’assistance de l’Association Internationale de Développement (IDA) (313). La Mauritanie ne remplit pas les conditions nécessaires pour obtenir des prêts ordinaires de la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (BIRD), car elle est considérée trop pauvre pour pouvoir rembourser ses emprunts.

Conditionner l’aide aux pratiques des droits de l’homme est contraire aux politiques de la Banque, dans la mesure où ses statuts lui interdisent de prendre en compte d’autres facteurs que "des considérations économiques". Cependant, la Banque inclut de plus en plus des éléments "non-économiques", comme l’analyse des questions de gestion des affaires publiques. Depuis la publication en 1989 de l’étude de la Banque Mondiale intitulée Afrique sub-saharienne : de la crise à la croissance durable, il y a eu une prise de conscience croissante de la nécessité d’améliorer "la gestion publique" en Afrique si l’on veut que s’y réalise un développement durable. L’étude déclare :

Ce n’est pas seulement l’imprévisibilité des politiques qui décourage les investissements [en Afrique] ; c’est aussi l’incertitude de l’interprétation et de l’application qu’en feront les autorités. Ce problème est de plus aggravé par le manque fréquent de cadre juridique fiable pour appliquer les contrats. L’état de droit doit être établi. Dans nombre de cas, cela implique la réhabilitation et l’indépendance du système judiciaire, le respect scrupuleux de la loi et des droits de l’homme à tous les niveaux de l’administration gouvernementale, une gestion transparente des deniers publics et l’existence de contrôleurs publics de gestion indépendants, responsables devant le pouvoir législatif et non devant le pouvoir exécutif. L’existence d’institutions indépendantes est nécessaire pour garantir le contrôle publique de la gestion gouvernementale (314).

Les programmes de la Banque Mondiale se poursuivent malgré la continuation des violations des droits de l’homme et l’absence d’état de droit en Mauritanie. La Banque, par exemple, a négocié en 1990 un prêt d’ajustement du secteur agricole avec le gouvernement mauritanien, dont un volet essentiel est consacré à la réforme agraire. Le problème de cette réforme est lié au cynisme des politiques du gouvernement en matière foncière appliquées tout au long des années quatre-vingt, mais particulièrement aux politiques d’expropriation, incontestablement discriminatoires, des Noirs de leurs terres ancestrales pendant et après les expulsions de 1989-1990. La situation des réfugiés au Sénégal et leur désir de retourner sur leurs terres devraient avoir un impact sur le programme de la Banque. Malheureusement, celle-ci ne soulève pas publiquement le problème des réfugiés, ce qui fait craindre que ses programmes n’aient pour effet de légaliser l’expropriation des Noirs de leurs terres de la vallée du fleuve Sénégal au lieu de favoriser une application plus équitable des principes de la réforme agraire.

Etant donné les politiques de la Banque concernant la "bonne gestion des affaires publiques" et la protection des droits de propriété traditionnels et des droits des populations autochtones, il est impératif que la Banque fasse pression sur le gouvernement mauritanien pour que cessent les violations des droits de l’homme.

L’UNION EUROPEENNE ET LE PARLEMENT EUROPEEN

L’Union Européenne

La Mauritanie reçoit une aide considérable de l’UE. Cette aide est accordée pour une période de cinq années conformément aux Conventions de Lomé (315). Dans le cadre de Lomé IV, qui couvre la période 1990-1995, l’UE fournira à la Mauritanie 61 millions d’ECU (316) (environ 68,26 millions de dollars) au titre du Programme Indicatif National pour le développement de l’infrastructure et le développement rural, 18 millions d’ECU (20,14 millions de dollars) pour l’ajustement structurel et approximativement 14 millions d’ECU (15,67 millions de dollars) pour stabiliser les recettes à l’exportation. En outre, la Banque Européenne d’Investissement accordera 11 millions d’ECU (13,97 millions de dollars) de crédit sur la même période, bien que ces crédits doivent être remboursés.

Bien que l’UE ait rarement suspendu ses aides en raison de violations des droits de l’homme, nombreux mécanismes existent pour influencer les pays. Dans le cas de violations graves des droits de l’homme, l’UE peut prendre toute une série de mesures, en commençant par une démarche à titre privé auprès du gouvernement, suivie si nécessaire par une déclaration publique et finalement de la suspension de l’aide. En Afrique, l’aide a été suspendue en raison des violations des droits de l’homme dans les pays suivants : le Soudan et le Zaïre, respectivement fin 1990 et en janvier 1992, et le Malawi en 1992 (l’aide y fut rétablie en 1993) (317).

Pour la première fois, cependant, les accords de Lomé IV contiennent des dispositions relatives aux droits de l’homme. L’article 5 du chapitre 1er de la Convention dispose :

1. La coopération vise un développement centré sur l’homme, son acteur et bénéficiaire principal, et qui postule donc le respect et la promotion des droits de celui-ci. Les actions de coopération s’inscrivent dans cette perspective positive, où le respect des droits de l’homme est reconnu comme facteur fondamental d’un véritable développement et où la coopération elle-même est conçue comme une contribution à la promotion des ces droits.

Dans une telle perspective, la politique de développement et la coopération sont étroitement liées au respect et à la jouissance des droits et libertés fondamentales de l’homme...

L’accord spécifique signé à Nouakchott le 18 avril 1991 entre l’UE et le gouvernement mauritanien fait également référence au "respect et à la promotion de tous les droits de l’homme" (chapitre I, section 7) comme élément nécessaire au développement.

Néanmoins, l’UE a entrepris peu d’actions concrètes en faveur des droits de l’homme en Mauritanie. L’une des seules déclarations officielles fut faite le 29 avril 1990 avec la publication d’un communiqué de presse concernant le différend qui continuait d’opposer la Mauritanie au Sénégal, appelant les deux parties au conflit "à engager des négociations pour résoudre leur différend". Il n’était pas fait mention de la kyrielle de violations des droits de l’homme qui avait accompagné le conflit.

Le Parlement Européen

Le Parlement Européen a fait des déclarations publiques concernant les droits de l’homme en Mauritanie. Le 25 mai 1989, l’assemblée adopta une résolution exprimant sa préoccupation concernant le conflit ethnique entre le Sénégal et la Mauritanie qui mentionnait :

la perte d’un nombre incalculable de vies humaines parmi les populations mauritanienne et sénégalaise, la destruction des propriétés, le rapatriement forcé de milliers de personnes dans leur pays respectif et la détérioration des relations entre les deux Etats voisins.

La résolution s’est cependant contentée d’appeler les Etats membres à définir la position de l’UE et de demander à la Commission Européenne de fournir une aide humanitaire aux familles des victimes et aux réfugiés dans les deux pays.

Le 18 avril 1991, le Parlement adopta une résolution sur les violations des droits de l’homme en Mauritanie. Il y était écrit :

Le Parlement Européen est profondément préoccupé par les récents témoignages qui ont suivi la libération de certains prisonniers et par la gravité et le nombre des violations des droits de l’homme perpétrées en Mauritanie. Ces exactions ont semble-t-il conduit à l’exécution sommaire ou à la torture à mort d’au moins 200 prisonniers politiques et à la soumission de centaines de personnes, détenues sans procès dans des conditions inhumaines, à de mauvais traitements.

La résolution continuait en condamnant "la nature raciste des persécutions, étant donné que toutes les victimes étaient noires" et réclamant une enquête indépendante sur ces exécutions et les autres violations des droits de l’homme perpétrées en Mauritanie et la poursuite des responsables.

L’ORGANISATION DE L’UNITE AFRICAINE (OUA)

A la suite des évènements de 1989, l’OUA mit en place une sous-commission chargée d’entreprendre une médiation entre le Sénégal et la Mauritanie. Cette sous-commission prit un certain nombre d’initiatives, parmi lesquelles l’envoi de missions d’enquête à Dakar et à Nouakchott et l’organisation de contacts entre les deux pays à Paris et au Caire.

La sous-commission ne s’intéressa qu’aux aspects internationaux du conflit, tels que le rétablissement des relations diplomatiques, la reprise des liaisons postales et de télécommunication, le rétablissement des liaisons aériennes et la sécurité aux frontières. Elle ne tint pas compte des droits de l’homme comme un aspect du conflit, de même qu’aucune déclaration ne suggéra que les droits de l’homme puissent être un point pertinent dans les négociations.

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RECOMMANDATIONS

Au gouvernement mauritanien :

Reconnaître l’expulsion des Négro-mauritaniens vers le Sénégal et le Mali et permettre leur retour en Mauritanie dans des conditions sures et dignes, notamment par la restitution de leurs terres, de leurs biens et de leur emploi ou à défaut par le paiement d’une compensation ;

Abroger la loi d’amnistie de juin 1993, ouvrir une enquête indépendante sur les violations graves des droits de l’homme, notamment sur les expulsions de 1989-1990 et les massacres de 1990-1991, et traduire en justice les personnes responsables ;

Mettre fin à l’occupation militaire de la vallée du fleuve Sénégal et prendre des mesures immédiates pour y établir l’état de droit ;

Mettre fin à la pratique de l’esclavage et poursuivre en justice les propriétaires d’esclaves qui refusent de se conformer à la loi ;

Permettre à tous les Noirs vivant en Mauritanie de se déplacer librement dans le pays sans avoir à craindre d’être arrêtés arbitrairement ou harassés ;

Permettre à des groupes indépendants de droits de l’homme d’opérer en Mauritanie, reconnaître leur personnalité juridique et permettre l’accès du pays aux organisations internationales de droits de l’homme désireuses d’y mener des enquêtes.

A la communauté internationale :

Soulever officiellement le problème des violations des droits de l’homme perpétrées contre les Noirs en Mauritanie ;

S’opposer à l’obtention de prêts par la Mauritanie, à l’exception de ceux destinés aux besoins humanitaires de base de la population, jusqu’à ce que les réfugiés soient autorisés à rentrer et reçoivent une indemnisation équitable, et qu’une enquête indépendante soit menée sur les violations des droits de l’homme ;

Pour les prêts déjà accordés, comme le prêt d’ajustement agricole structurel de la Banque Mondiale, entreprendre des efforts particuliers pour faire en sorte que les réfugiés dont les terres ont été confisquées de façon discriminatoire par les autorités mauritaniennes puissent prendre partie au nouveau système agraire ;

Faire en sorte que les organes des Nations Unies — le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et le Programme Alimentaire Mondial — continuent à apporter leur aide aux réfugiés du Sénégal et du Mali jusqu’à ce qu’ils puissent retourner chez eux en sécurité.

Page de l’arrière de la couverture

Bien avant que l’expression "épuration ethnique" n’entre dans le langage courant, ses effets s’étaient déjà fait douloureusement ressentir en Mauritanie. Depuis 1989, des dizaines de milliers de Noirs mauritaniens ont été expulsés de force du territoire tandis que des centaines d’autres ont été torturés ou tués. L’occupation militaire non déclarée de la vallée du fleuve Sénégal, où vivent beaucoup de Noirs, soumet ceux qui sont restés à une répression sévère. La campagne visant à l’élimination de la culture négro-africaine de Mauritanie, orchestrée par les dirigeants maures blancs, a atteint son paroxysme à la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix et se poursuit encore aujourd’hui.

Campagne de Terreur en Mauritanie détaille les différentes formes de violations des droits de l’homme dont font l’objet les Négro-africains de Mauritanie. Le rapport souligne que les abus les plus sérieux — tels que les massacres, les tortures et l’esclavage — ont été accompagnés de formes plus insidieuses de discrimination de facto contre les populations noires, dont le but est d’assurer leur marginalisation au sein du reste de la société et les priver de leurs droits de l’homme fondamentaux.

1 En janvier 1994, le gouvernement mauritanien a autorisé une délégation de l’association française Agir Ensemble pour les Droits de l’Homme et de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH), basée à Paris, à se rendre dans le pays. Cependant, peu après le départ de la délégation, le vice-président de l’Association Mauritanienne des Droits de l’Homme (AMDH), le Professeur Cheikh Saad Bouh Kamara, fut arrêté pendant quatre jours sans charge, arrestation apparemment liée à la mission des droits de l’homme. Sa détention a eu un effet dissuasif pour les organisations internationales qui veulent organiser des missions indépendantes d’enquête sur les droits de l’homme en Mauritanie.

2 Interview réalisée à Bakel au Sénégal, le 28 octobre 1993.

3Interview réalisée à Ourosogui, dans le département de Matam au Sénégal, le 30 octobre 1993.

4. Les sources historiques comprennent : Francis de Chassey, Mauritanie 1900-1975, Paris : Editions L’Harmattan, 1985 ; Robert E. Handloff, Editor, Mauritania : A Country Study ; Washington : Federal Research Division of the Library of Congress, 1990, "Mauritania", Africa South of the Sahara ; "Mauritania", EIU Country Profile.

5. Tous les Haratines n’ont pas gardé ce genre de liens avec leurs anciens maîtres. En 1974, un groupe d’intellectuels haratines forma un mouvement appelé El Hor ("Les Libres"). El Hor combat l’esclavage en Mauritanie et est devenu une force politique importante (se reporter au chapitre 6 sur l’esclavage).

6. Le Maroc n’a reconnu la Mauritanie qu’en 1969.

7. "Mauritania : Summary Report", Economic Intelligence Unite Country Profile 1989-90.

8. La zone franc est un groupe de quatorze pays africains dont les monnaies sont alignées sur le franc français.

9. La MIFERMA représentait à elle seule environ 80% des exportations du pays. Après sa nationalisation, son nom fut changé pour Société Nationale Industrielle et Minière (SNIM).

10. Les Baassistes sont des nationalistes pan-arabes radicaux associés aux partis au pouvoir en Irak et en Syrie. Les Nasséristes défendent l’idéologie nationaliste arabe de Jamal Abdel Nasser d’Egypte.

11. La frontière entre les deux anciennes colonies françaises fut arrêtée par un décret de décembre 1933.

12. Mark Doyle, "Blood Brothers", Africa Report, New York, juillet-août 1989, p. 14.

13. Selon certains témoignages, ils avaient sur eux des listes de noms de Sénégalais vivant dans ces quartiers, listes qui provenaient sans doute d’un recensement effectué plusieurs mois auparavant.

14. Lettre anonyme de Nouakchott d’avril 1989.

15. Doyle, "Blood Brothers", p. 16.

16. Kenneth B. Noble, "An African Exodus with Racial Overtones", The New York Times, 22 juillet 1989.

17. Interview réalisée au Sénégal en mai 1990.

18. Selon l’Union des Forces Démocratiques (UFD), le principal parti d’opposition, le nombre de villages de la vallée détruits ou abandonnés après les expulsions se répartit comme suit : dans la région de Trarza, 34 ; dans le Gorgol, 103 ; à Brakna, 74 ; dans l’Assaba, 40 ; dans le Guidimakha, 25.

19. Interview réalisée à New York le 21 mars 1991.

20. Interview réalisée à Garly au Sénégal le 27 mai 1990.

21.Interview réalisée au Sénégal en mai 1990.

22.Interview réalisée à Fondé Ass, au Sénégal, le 25 mai 1990.

23.Interview réalisée au Sénégal en mai 1990.

24. Christian Santoir, "Le repli peul en Mauritanie à l’ouest de l’Assaba", ORSTOM, Dakar, janvier 1991.

25. Christian Santoir, "Les Peuls ’refusés’ : Les Peuls mauritaniens réfugiés au Sénégal", ORSTOM Dakar, décembre 1990.

26. Amnesty International, Mauritania : Human Rights Violations in the Senegal River Valley, octobre 1990.

27. Mohammed Athié, un Mauritanien noir en poste à l’ambassade de Mauritanie à Washington, fut rappelé à Nouakchott en mai 1989. Au lieu de rentrer dans son pays, il demanda et obtint l’asile politique aux Etats-Unis.

28. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, en mai 1990.

29. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, le 13 mai 1990.

30. Interview réalisée à Dagana, au Sénégal, le 25 mai 1990.

31. Interview réalisée au Sénégal en mai 1990.

32. Interview avec Habsa Banon réalisée le 8 novembre 1991 à Paris, France.

33. La méthode du "jaguar" est une forme de torture qui consiste à suspendre la victime à une barre de fer, pieds et poings liés, et à la faire tourner tout en la rouant de coups. On l’asperge ensuite d’eau pour la battre à nouveau.

34. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, le 14 mai 1990.

35. Interview réalisée au Sénégal en mai 1990.

36. Interview réalisée au Sénégal en mai 1990.

37. Interview réalisée au Sénégal en mai 1990.

38. Interview réalisée au Sénégal en mai 1990.

39. Interview réalisée à Dagana, au Sénégal, le 25 mai 1990.

40. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, le 6 mars 1991.

41. Interview réalisée à Dar es Salaam, dans le département de Bakel, au Sénégal, le 27 février 1991.

42. Interview réalisée à Garly, au Sénégal, en mai 1990.

43. Interview réalisée dans les environs de Bakel, au Sénégal, le 27 février 1991.

44.Interview réalisée à Beylane, au Sénégal, le 1er mars 1991.

45. Interview réalisée à Beylane, au Sénégal, le 1er mars 1991.

46. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, le 5 juin 1990.

47. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, en mars 1991.

48. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, le 24 février 1991.

49. Interview réalisée au Sénégal en mai 1990.

50. Interview réalisée à Paris, France, en novembre 1991.

51. Interview réalisée à Dagana, au Sénégal, en juin 1990.

52. P. Bradley, C. Raynaut et J. Torrealba, The Guidimaka Region of Mauritania : A Critical Analysis Leading to a Development Projet, London, War on Want, 1977.

53. CFA signifie Communauté Financière Africaine, communauté de pays qui partagent le franc CFA comme monnaie. Jusqu’à sa dévaluation en janvier 1994, le franc CFA était indexé sur le franc français au taux de 50 CFA pour 1 FF.

54. John Grayzel, "Land Tenure in Mauritania : The Causes and Consequences of Legal Modernization in a National Context", in R.E Downs and S.P Reyna (eds.) Land and Society in Contemporary Africa, Hanover, University Press of New England, 1988 ; Bradley et al., 1977.

55. Grayzel, "Land Tenure in Mauritania", p. 328.

56. Michael Horowitz, "Victims Upstream and Down", The Journal of Refugee Studies, vol. 4, nº2, 1991.

57. Thomas K. Park, Mamadou Baro et Tidiane Ngaido, Conflicts Over Land and the Crisis of Nationalism in Mauritania, préparé par USAID et le Land Tenure Center, octobre 1990, p. 18.

58. Il s’agissait des barrages du Manantali, construit sur Bafing, un confluent au Mali, et de Diama à Saint-Louis au Sénégal.

59. Interview réalisée à N’Dioum, au Sénégal, le 1er mars 1991.

60. Christian Santoir, "Le conflit mauritano-sénégalais : La genèse", Les Cahiers des Sciences Humaines d’ORSTOM, Série B, mai 1991.

61. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, le 6 mars 1991.

62. Interview réalisée à Dagana, au Sénégal, en juin 1990.

63. En 1988, les deux principales banques - la Banque Internationale de Mauritanie (BIMA) et la Société Mauritanienne de Banque (SMB) - fusionnèrent pour former la Banque Nationale de Mauritanie. Les autres établissements bancaires étaient des succursales des banques basées dans les pays arabes.

64. L’"étude Park", p. 16.

65. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, le 4 mars 1991.

66. L’article 26 du Pacte prévoit : "Toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit sans discrimination à une égale protection de la loi. A cet égard, la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique et de tout autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation".

67. Interview réalisée à Dagana, au Sénégal, le 2 mars 1991.

68. Interview réalisée à Dagana, au Sénégal, en juin 1990.

69. Interview réalisée à N’Dioum, au Sénégal, le 1er mars 1991.

70. Interview réalisée à Dagana, au Sénégal, le 2 mars 1991.

71. Interview réalisée à Beylane, au Sénégal, le 1er mars 1991.

72. Interview réalisée à N’Dioum, au Sénégal, le 2 mars 1991.

73. Interview réalisée par téléphone depuis New York, le 3 juin 1992.

74. Interview réalisée par téléphone depuis New York, le 1er juin 1992.

75. Dans un communiqué de presse daté du 5 avril 1991, Amnesty International estimait que 3.000 personnes avaient été arrêtés. Le Département d’Etat américain, dans son rapport annuel pour 1991 sur les pratiques en matière de droits de l’homme (Country Reports on Human Rights Practices for 1991), déclarait qu’il y avait eu "vraissemblablement jusqu’à 3.000" arrestations. Certains Mauritaniens en exil pensent, quant eux, que ce nombre a atteint 5.000.

76. Interview réalisée par téléphone de New York le 2 mai 1991.

77. La plupart des Noirs de l’armée, de la police, de la Garde Nationale et des différents services de sécurité et des services douaniers ont été expulsés en 1989 et 1990.

78. Selon certaines estimations officieuses, seuls 15 à 20% de la population ont voté lors des élections municipales. Ce faible taux de participation était dû, d’une part, à l’interdiction faite aux Noirs de voter, et, d’autre part, au fait que ces derniers nourrissaient peu d’espoir de voir ces élections se dérouler de manière libre et transparente. Comme l’a déclaré un Mauritanien, interrogé par téléphone depuis New York par Human Rights Watch/Africa le 2 mai 1992 : "Je ne qualifierais pas cela d’élections ; c’était un simulacre d’élections".

79. Interview réalisée à Paris, en France, le 10 novembre 1991.

80. Entretien anonyme réalisé à Nouakchott, en Mauritanie, en septembre 1991.

81. Stephen Smith, "L’apartheid est Maure", Libération (Paris), le 5 avril 1991.

82. Interview réalisée depuis New York le 30 avril 1991 et à Paris en novembre 1991.

83. Interview réalisée à Paris, France, le 10 novembre, 1991.

84. Interview réalisée à Paris, France, en novembre 1991.

85. Interview réalisée le 10 novembre 1991 à Paris, France.

86. Interview avec Cheikh Fall, réalisée le 10 novembre 1991 à Paris, France.

87. Dans le rapport pour 1991 du Département d’Etat américain (Country Reports on Human Rights Practices for 1991), il est rapporté qu’à Inal "certains détenus ont été attachés par les testicules à l’arrière de véhicules 4x4 et entraînés à vive allure à travers le désert. Plusieurs détenus, dont le Capitaine Lomé Abdoulaye, un ancien officier supérieur de la Marine mauritanienne, moururent du fait de ce traitement particulier".

88. Interview réalisée à Paris, France, le 10 novembre 1991.

89.Interview réalisée à N’Dioum le 13 avril 1991 par un travailleur étranger et un réfugié mauritanien.

Interview téléphonique réalisée par Africa Watch depuis New York, le 8 juillet 1991.

91.Interview réalisée depuis Paris, le 12 novembre 1991.

92. Interview réalisée à Paris en novembre 1991.

93. Nabil Bouaïta, "Qui a peur de la vérité ?", Jeune Afrique nº1612, (Paris), 20-26 novembre 1991.

94. Le grade de colonel est le grade plus élevé dans l’armée mauritanienne. Cette promotion impliquait l’assignation de nouvelles responsabilités pour les deux colonels.

95. Interview réalisée à Paris, France, en novembre 1991.

96. Interview réalisée à Ourosogui, dans le département de Matam, au Sénégal, le 30 octobre 1993.

97. Collectif des Veuves des Victimes de la Répression en Mauritanie, "Déclaration", Le Calame, nº9, (Nouakchott), 13-19 septembre 1993.

98. L’esclavage fut aboli pour la première fois par les Français en 1905, puis par la Constitution de 1961.

99. Interview réalisée au Sénégal, le 1er juin 1990.

100. John Mercer, Slavery in Mauritania Today, London : Anti-Slavery Society, 1982, p. 1.

101. Stanley Meisler, "U.N. Agency Assails Sudan, Mauritania on Slavery", The Los Angeles Times, 9 mars 1993.

102. Entretien réalisé au Sénégal le 1er juin 1990.

103. Entretien réalisé au Sénégal en mai-juin 1990.

104. Citation tirée de Michelle Faul, "Slavery Abolished in Mauritania, but Continues Nonetheless", Associated Press, 4 avril 1992.

105. Entretien réalisé au Sénégal en mai-juin 1990.

106. Entretien réalisé au Sénégal en mai-juin 1990.

107. Entretien réalisé au Sénégal en mai-juin 1990.

108. Mercer, Slavery in Mauritania Today, p. 8.

109. François Lefort, "Abolition is not so Easy", Anti-Slavery Reporter, 1992-1993.

110. Les Maures parlent en fait le "hassaniya", un dialecte très proche de l’arabe. Les langues les plus largement parlées par les groupes ethniques noirs sont le pulaar, le soninké et le wolof, même si généralement les Noirs choisissent de recevoir une éducation en français.

111. Entretien réalisé à Dakar, au Sénégal, le 22 février 1991.

112. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, le 6 juin 1990.

113. Entretien réalisé à Dakar, au Sénégal, le 21 mai 1990.

114. Interview réalisée à New York le 27 mars 1991.

115. Beaucoup de Maures ont rejeté le français qu’ils considèrent comme la langue de la colonisation. Ils soutiennent que, parce que la Mauritanie est un état islamique, l’arabe doit remplacer le francais comme langue officielle, et par extension, comme langue d’enseignement. Pour beaucoup de Noirs, le français, malgré ses implications coloniales, reste préférable à l’arabe. Bien que musulmans, les Noirs considèrent l’arabe comme la langue de la domination intérieure et se sont opposés aux tentatives du gouvernement d’assimiler la religion musulmane à la langue arabe. Pour beaucoup de Noirs, le français restait la seule alternative disponible puisque leurs propres langues — le pulaar, le wolof, le soninké et le bambara — ne sont pas des langues utilisées au niveau international. Le français était préférable non seulement parce que c’est la langue dans laquelle les Noirs ont été formés, mais aussi parce qu’il est parlé dans beaucoup de pays d’Afrique de l’Ouest. Ce désir des Noirs de préserver le français comme langue officielle était fondé sur leur perception de la Mauritanie comme faisant partie intégrante de l’Afrique noire plutôt que du monde arabe.

116. Interview réalisée au Sénégal en mai-juin 1990.

117. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, le 17 mai 1990.

118. Le référendum eut lieu le 12 juillet 1991. Selon les chiffres du gouvernement, le texte a été approuvé par 97,24% de la population. Cependant, les activistes noirs de l’opposition, y compris ceux associés aux FLAM, avaient appelé à boycotter le référendum et ont affirmé que le texte était passé avec une marge beaucoup plus serrée.

119. De Chassey, Mauritanie : 1900-1975, p. 393.

120. Le système éducatif mauritanien est basé sur le système français dans lequel un coefficient est affecté à chaque matière et la note obtenue par l’élève dans cette matière est multipliée par le coefficient. Ainsi, si l’on augmente le coefficient attribué à l’arabe, tous les élèves dont l’arabe n’est pas la langue maternelle seront pénalisés et leur moyenne à l’examen en souffrira.

121. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, le 18 février 1991.

122. Décret 79.348 du 10 décembre 1979.

123. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, le 20 février 1991.

124. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, en février 1991.

125. La vague la plus choquante d’arrestations et de détentions arbitraires eut lieu entre fin 1990 et début 1991 (voir chapitre 5 sur "Les massacres de 1990-1991"), lorsque près de 3.000 militaires et fonctionnaires noirs furent arbitrairement arrêtés, empêchés de contacter un avocat ou leur famille et soumis à des interrogatoires violents et à des tortures.

126. Code de procédure pénale, Journal Officiel de la République Islamique de Mauritanie, 28 mars 1984, p. 209.

127. La rédaction du Manifeste fut encouragée par la grève des élèves de l’Ecole Normale de Nouakchott du 4 janvier 1966, suivie par une grève des étudiants de Rosso (voir également chapitre 7 consacré à la discrimination). Les étudiants manifestaient contre un décret qui rendait obligatoire l’enseignement de l’arabe dans les collèges.

128. Les dix-neuf signataires étaient : Diop Mamadou Amadou, un professeur de sciences physiques ; Bâ Ali, un informaticien ; Bâ Ibrahima, un ingénieur ; Bâ Abdoul Aziz, un magistrat ; Bâ Tenguella ; Sow Abdoulaye, un fonctionnaire du Ministère des Finances ; Coulibaly Bakary Manso, un enseignant ; Sy Oumar Satigui, un enseignant ; Kane Bouna, un professeur d’histoire-géographie ; Daffa Bakary, un ingénieur ; Bâ Abdoul Ismael ; Koïta Fodya ; Kane Nalla Oumar, un ingénieur ; Bal Mohamed, un professeur ; Traoré Jidou, un enseignant ; Traoré Djibril, un enseignant ; Sall Abdoulaye, un enseignant ; Bâ Mamadou Nalla, un enseignant ; Seck Demba, un enseignant.

129. Dans les années soixante-dix, certains d’entre eux occupèrent des postes de haut niveau dans le gouvernement de Hadaïllah ; deux d’entre eux au moins vivent actuellement en exil au Sénégal.

130. Texte reproduit dans F.L.A.M., Livre blanc sur la situation des Noirs en Mauritanie, octobre 1989.

131. Interview avec Idrissa Bâ réalisée le 13 mai 1990 à Dakar, Sénégal.

132. Interview avec Ibrahima Sall réalisée les 8 et 10 novembre 1991 à Paris, France.

133. Amnesty International, Mauritania, 1986-1989 : Background to a Crisis, 30 novembre 1989, p. 15-16.

134. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, en février 1991.

135. Amnesty International, Mauritania : 1986-1989, p. 18.

136. Amnesty International, Mauritania, p. 21.

137. Interview anonyme réalisée à Nouakchott, en Mauritanie, en septembre 1991.

138. Interview réalisée à Paris, France, le 10 novembre 1991.

139. Interview avec Ibrahima Sall réalisée à Paris, France, en novembre 1991.

140. Le béri-béri est une maladie due à une carence et caractérisée par l’inflammation et la dégénérescence des nerfs, du système digestif et du coeur.

141. Interview réalisée au Sénégal en mai 1990.

142. Le "jaguar" est une méthode de torture qui consite à suspendre le détenu par les pieds et les mains à une barre métallique et à le faire tourner autour de la barre en le battant.

143. Abiid, qui signifie esclave en arabe, est une injure couramment utilisée contre les Noirs en Mauritanie, bien que l’esclavage des Noirs soit principalement pratiqué dans le nord.

144. Interview réalisée à Dakar, Sénégal, en mars 1991.

145. Interview réalisée au Sénégal en mai 1990.

146. Dans les pays musulmans, les branches locales de la Croix Rouge sont connues sous le nom de Croissant Rouge.

147. Interview réalisée à Dakar, le 19 février 1991.

148. Entretien avec Habsa Banon réalisé à Paris, France, le 8 novembre 1991.

149. Interview réalisée au Sénégal en mai 1990.

150. Interview avec une personne anonyme réalisée à Nouakchott, en Mauritanie, en septembre 1991.

151. Interview réalisée à New York le 21 avril 1992.

152. Interview diffusée sur Radio France Internationale le 12 juillet 1991 et retranscript dans BBC, Summary of World Broadcasts, le 15 juillet 1991.

153. BBC, Summary of World Broadcasts, 27 juillet 1991.

154. BBC, Summary of World Broadcasts, 29 juillet 1991.

155. Sheikh Bekaye, "Magazine Banned for Reporting Charges of Torture, Executions", The Associated Press, 2 septembre 1991.

156. On compte parmi les partis reconnus officiellement : l’Union Populaire Sociale et Démocrate, le Parti Mauritanien du Renouveau, l’Union des Forces Démocratiques, le Parti pour la Justice Démocratique, le Parti Mauritanien du Centre Démocratique, l’Union Démocratique Populaire Socialiste, le Parti National d’Avant-Garde.

Cependant, le Parti de la Ummah Islamique, un parti islamique, ne fut pas autorisé en raison de la disposition constitutionnelle qui interdit la formation de partis religieux.

157. Parmi les autres partis politiques, on trouve : le Nouveau Parti Mauritanien, dirigé par Moulaye Zeyd, ancien maire de Zouérate ; l’Union Sociale et Démocratique du Peuple, présidée par Mohammed Mahmoud Ould Mah, ancien maire de Nouakchott ; et le Parti pour la Justice Démocratique avec à sa tête Mohammed Abdoullahi Ould El Bane, un professeur beydane.

158. Moustapha Ould Saleck, le colonel qui déposa le Président Moktar Ould Daddah en 1978, et Mohamed Mahmoud Ould Mah, un économiste et ancien maire de Nouakchott, étaient les autres candidats.

159. Interview réalisée à New York le 23 avril 1992.

160. Interview réalisée à New York le 12 mars 1992.

161. Jacques de Barrin, "Mauritanie : la démocratie à l’épreuve des tensions raciales", Le Monde, (Paris), du 6 mars 1992.

162. "Elections municipales : le PRDS, le parti au pouvoir, renforce ses positions", Agence France-Presse, 2 février 1994.

163. "Interdiction d’une marche de l’opposition", Agence France-Presse, 11 février 1994.

164. L’un des exemples cités par les réfugiés est un village sur le fleuve Sénégal qui s’appelait Vindé Thiloude. Son nom a été changé pour celui de Dar el Beyda, ce qui signifie "la maison blanche". Un autre exemple est le village de Nima qui s’appelle désormais Dar es Salaam.

165. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, le 24 octobre 1993.

166. Interview réalisée dans le département de Podor, au Sénégal, le 31 octobre 1993.

167. Jacques de Barrin, "Kaédi entre ses mauvais souvenirs et ses bonnes terres", Le Monde, (Paris), des 22 et 23 mars 1992.

168. M. Abdellahi et M. R. C. Bounena, "Tuerie de Sylla", Le Temps, nº11, (Nouakchott), 22-28 septembre 1991.

169. Ces informations sont basées sur les lettres écrites par les villageois de N’Diorol aux autorités locales et nationales entre 1989 et 1993 ainsi que sur des interviews réalisées dans le département de Podor en octobre 1993.

170. Interview réalisée dans le département de Matam, au Sénégal, le 30 octobre 1993.

171. Interview réalisée dans le département du Matam, au Sénégal, le 30 octobre 1993.

172. Interview réalisée dans le département de Podor, au Sénégal, le 31 octobre 1993.

173. Interview réalisée dans le département de Matam, au Sénégal, le 30 octobre 1993.

174. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 28 octobre 1993.

175. "Mise au point de la famille Diop à ’Horizons’", Nouakchott : Eveil Hebdo, 23 mars 1992.

176. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 28 octobre 1993.

177. Interview réalisée dans le département de Podor, au Sénégal, le 31 octobre 1993.

178. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 28 octobre 1993.

179. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, le 3 novembre 1993.

180. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 27 février 1991.

181. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 27 février 1991.

182. Interview réalisée dans le département de Podor, au Sénégal, le 31 octobre 1993.

183. Interview réalisée dans le département de Matam, au Sénégal, le 30 octobre 1993.

184. Interview réalisée dans le département de Matam, au Sénégal, le 30 octobre 1993.

185. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 27 octobre 1993.

186. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 27 février 1991.

187. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 28 octobre 1993.

188. Interview réalisée dans le département de Matam, au Sénégal, le 30 octobre 1993.

189. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 27 octobre 1993.

190. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 28 octobre 1993.

191. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 27 février 1991.

192. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, le 5 novembre 1993.

193. Interviews avec de responsables du HCR à Dakar et Saint-Louis, au Sénégal, réalisées en octobre et novembre 1993. L’enquête fut menée entre le 26 janvier et le 16 février 1993. Les résultats étaient les suivants : dans le département de Dagana, 74% voulaient rentrer en Mauritanie, 25% voulaient rester au Sénégal et 1% n’avait pas d’opinion ; dans le département de Podor, 93% voulaient rentrer, 5% voulaient rester et 2% n’avaient pas d’opinion ; dans le département du Matam, 51% voulaient rentrer, 47% voulaient rester et 2% n’exprimaient pas d’opinion ; dans le département de Bakel, 52% voulaient rentrer, 47% voulaient rester et 1% était sans avis.

194. Le Programme Alimentaire Mondial réduit actuellement les rations alimentaires car il considère que la phase d’urgence se termine et doit être remplacée par la phase d’installation locale. Entre février et juin 1993, les rations furent réduites de 5% ; de juin à décembre 1993, elles le furent encore de 10%.

195. Selon le HCR à Dakar, les réfugiés partirent en deux vagues principales : le 29 septembre 1992 du département de Matam et le 2 août 1993, 705 rentrèrent de trois villages du département de Podor — Dabaye, Toulny Diamy et Mdioundou.

196. Le chapitre 701 (a) du Titre VII de la loi 95-118 modifiée prévoit : "Le gouvernement des Etats-Unis, par ses déclarations et ses votes à la Banque Internationale de Reconstruction et de Développement, à l’Association Internationale du Développement, à la Société Financière Internationale, à la Banque Inter-Américaine de Développement, au Fonds Africain de Développement, au Fonds Asiatique de Développement, à la Banque Africaine de Développement, s’engage à oeuvrer pour la cause des droits de l’homme, en cherchant à obtenir que l’assistance soit accordée aux pays dont les gouvernements ne s’engagent pas —

(1) dans des pratiques de violations flagrantes des droits de l’homme internationalement reconnus,

telles que la torture, les traitements ou châtiments cruels, inhumains ou dégradants, les détentions prolongées sans inculpation ou toute autre forme de méconnaissance du droit à la vie, à la liberté ou à la sûreté des personnes...

197. Les Etats-Unis doivent en outre s’opposer à tout prêt, subvention ou crédit destiné aux pays figurant sur la liste des Etats terroristes établie par le Département d’Etat (Cuba, l’Iran, l’Irak, la Libye, la Corée du Nord, la Syrie et le Soudan) ou aux Etats producteurs de drogue ou plaques tournantes du trafic de drogue (la Birmanie, l’Iran et la Syrie).

198. Entretien avec Bertrand Rault, Premier Conseiller de l’ambassade de France à Dakar, Sénégal, réalisé le 5 novembre 1993.

199. Une délégation de députés de l’Assemblée Nationale se rendit à Nouakchott pendant les élections présidentielles de janvier 1992. Ils publièrent une déclaration dans laquelle ils se félicitaient de la sérénnité qui avait régné pendant la campagne électorale mais exprimaient leurs sérieuses réserves quant aux irrégularités qui émaillèrent le vote proprement dit, emmpêchant de nombreux électeurs de voter. Ils condamnaient également les violents évènements

qui eurent lieu après les élections à Nouakchott et Nouadhibou.

200. L’article 6 de la Convention prévoit : "...tout Etat partie sur le territoire duquel se trouve une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction visée à l’article 4 [actes de torture] assure la détention de cette personne ou prend toutes autres mesures juridiques nécessaires pour assurer sa présence. Cette détention et ces mesures doivent être conformes à la législation dudit Etat ; elles ne peuvent être maintenues que pendant le délai nécessaire à l’engagement de poursuites pénales ou d’une procédure d’extradition".

201. "Arrivée à Paris du Président", Agence France-Presse, 14 décembre 1993.

202. François Soudan, "Mauritanie : le bon élève", Jeune Afrique, 23 décembre 1993-5 janvier 1994.

203. L’assistance de l’IDA est destinée aux pays les plus pauvres, considérés comme étant ceux dont le PNB annuel par habitant ne dépasse pas 610 dollars. Les prêts de l’IDA doivent être remboursés, mais sans intérêt et sur une période tellement longue que ces prêts sont en fait considérés en pratique comme étant des subventions.

204. La Banque Mondiale, Sub-Saharan Africa : From Crisis to Sustainable Growth, Washington D.C., 1989, p. 12.

205. La Convention de Lomé IV est un accord de coopération, signé en décembre 1989, entre 68 Etats d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) et les 12 Etats membres de la Communauté Européenne.

206. ECU signifie Unité Monétaire Européenne (European Currency Unit).

207. En outre, l’UE n’a pas eu de programme de coopération avec la Somalie ou le Libéria depuis que ses délégations ont dû être évacuées dans le cadre de situation d’urgence. Dans les deux pays, c’est l’inexistence de l’Etat qui est invoquée pour ne pas développer de coopération.

208. L’esclavage fut aboli pour la première fois par les Français en 1905, puis par la Constitution de 1961.

209. Interview réalisée au Sénégal, le 1er juin 1990.

210. John Mercer, Slavery in Mauritania Today, London : Anti-Slavery Society, 1982, p. 1.

211. Stanley Meisler, "U.N. Agency Assails Sudan, Mauritania on Slavery", The Los Angeles Times, 9 mars 1993.

212. Entretien réalisé au Sénégal le 1er juin 1990.

213. Entretien réalisé au Sénégal en mai-juin 1990.

214. Citation tirée de Michelle Faul, "Slavery Abolished in Mauritania, but Continues Nonetheless", Associated Press, 4 avril 1992.

215. Entretien réalisé au Sénégal en mai-juin 1990.

216. Entretien réalisé au Sénégal en mai-juin 1990.

217. Entretien réalisé au Sénégal en mai-juin 1990.

218. Mercer, Slavery in Mauritania Today, p. 8.

219. François Lefort, "Abolition is not so Easy", Anti-Slavery Reporter, 1992-1993.

220. Les Maures parlent en fait le "hassaniya", un dialecte très proche de l’arabe. Les langues les plus largement parlées par les groupes ethniques noirs sont le pulaar, le soninké et le wolof, même si généralement les Noirs choisissent de recevoir une éducation en français.

221. Entretien réalisé à Dakar, au Sénégal, le 22 février 1991.

222. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, le 6 juin 1990.

223. Entretien réalisé à Dakar, au Sénégal, le 21 mai 1990.

224. Interview réalisée à New York le 27 mars 1991.

225. Beaucoup de Maures ont rejeté le français qu’ils considèrent comme la langue de la colonisation. Ils soutiennent que, parce que la Mauritanie est un état islamique, l’arabe doit remplacer le francais comme langue officielle, et par extension, comme langue d’enseignement. Pour beaucoup de Noirs, le français, malgré ses implications coloniales, reste préférable à l’arabe. Bien que musulmans, les Noirs considèrent l’arabe comme la langue de la domination intérieure et se sont opposés aux tentatives du gouvernement d’assimiler la religion musulmane à la langue arabe. Pour beaucoup de Noirs, le français restait la seule alternative disponible puisque leurs propres langues — le pulaar, le wolof, le soninké et le bambara — ne sont pas des langues utilisées au niveau international. Le français était préférable non seulement parce que c’est la langue dans laquelle les Noirs ont été formés, mais aussi parce qu’il est parlé dans beaucoup de pays d’Afrique de l’Ouest. Ce désir des Noirs de préserver le français comme langue officielle était fondé sur leur perception de la Mauritanie comme faisant partie intégrante de l’Afrique noire plutôt que du monde arabe.

226. Interview réalisée au Sénégal en mai-juin 1990.

227. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, le 17 mai 1990.

228. Le référendum eut lieu le 12 juillet 1991. Selon les chiffres du gouvernement, le texte a été approuvé par 97,24% de la population. Cependant, les activistes noirs de l’opposition, y compris ceux associés aux FLAM, avaient appelé à boycotter le référendum et ont affirmé que le texte était passé avec une marge beaucoup plus serrée.

229. De Chassey, Mauritanie : 1900-1975, p. 393.

230. Le système éducatif mauritanien est basé sur le système français dans lequel un coefficient est affecté à chaque matière et la note obtenue par l’élève dans cette matière est multipliée par le coefficient. Ainsi, si l’on augmente le coefficient attribué à l’arabe, tous les élèves dont l’arabe n’est pas la langue maternelle seront pénalisés et leur moyenne à l’examen en souffrira.

231. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, le 18 février 1991.

232. Décret 79.348 du 10 décembre 1979.

233. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, le 20 février 1991.

234. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, en février 1991.

235. La vague la plus choquante d’arrestations et de détentions arbitraires eut lieu entre fin 1990 et début 1991 (voir chapitre 5 sur "Les massacres de 1990-1991"), lorsque près de 3.000 militaires et fonctionnaires noirs furent arbitrairement arrêtés, empêchés de contacter un avocat ou leur famille et soumis à des interrogatoires violents et à des tortures.

236. Code de procédure pénale, Journal Officiel de la République Islamique de Mauritanie, 28 mars 1984, p. 209.

237. La rédaction du Manifeste fut encouragée par la grève des élèves de l’Ecole Normale de Nouakchott du 4 janvier 1966, suivie par une grève des étudiants de Rosso (voir également chapitre 7 consacré à la discrimination). Les étudiants manifestaient contre un décret qui rendait obligatoire l’enseignement de l’arabe dans les collèges.

238. Les dix-neuf signataires étaient : Diop Mamadou Amadou, un professeur de sciences physiques ; Bâ Ali, un informaticien ; Bâ Ibrahima, un ingénieur ; Bâ Abdoul Aziz, un magistrat ; Bâ Tenguella ; Sow Abdoulaye, un fonctionnaire du Ministère des Finances ; Coulibaly Bakary Manso, un enseignant ; Sy Oumar Satigui, un enseignant ; Kane Bouna, un professeur d’histoire-géographie ; Daffa Bakary, un ingénieur ; Bâ Abdoul Ismael ; Koïta Fodya ; Kane Nalla Oumar, un ingénieur ; Bal Mohamed, un professeur ; Traoré Jidou, un enseignant ; Traoré Djibril, un enseignant ; Sall Abdoulaye, un enseignant ; Bâ Mamadou Nalla, un enseignant ; Seck Demba, un enseignant.

239. Dans les années soixante-dix, certains d’entre eux occupèrent des postes de haut niveau dans le gouvernement de Hadaïllah ; deux d’entre eux au moins vivent actuellement en exil au Sénégal.

240. Texte reproduit dans F.L.A.M., Livre blanc sur la situation des Noirs en Mauritanie, octobre 1989.

241. Interview avec Idrissa Bâ réalisée le 13 mai 1990 à Dakar, Sénégal.

242. Interview avec Ibrahima Sall réalisée les 8 et 10 novembre 1991 à Paris, France.

243. Amnesty International, Mauritania, 1986-1989 : Background to a Crisis, 30 novembre 1989, p. 15-16.

244. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, en février 1991.

245. Amnesty International, Mauritania : 1986-1989, p. 18.

246. Amnesty International, Mauritania, p. 21.

247. Interview anonyme réalisée à Nouakchott, en Mauritanie, en septembre 1991.

248. Interview réalisée à Paris, France, le 10 novembre 1991.

249. Interview avec Ibrahima Sall réalisée à Paris, France, en novembre 1991.

250. Le béri-béri est une maladie due à une carence et caractérisée par l’inflammation et la dégénérescence des nerfs, du système digestif et du coeur.

251. Interview réalisée au Sénégal en mai 1990.

252. Le "jaguar" est une méthode de torture qui consite à suspendre le détenu par les pieds et les mains à une barre métallique et à le faire tourner autour de la barre en le battant.

253. Abiid, qui signifie esclave en arabe, est une injure couramment utilisée contre les Noirs en Mauritanie, bien que l’esclavage des Noirs soit principalement pratiqué dans le nord.

254. Interview réalisée à Dakar, Sénégal, en mars 1991.

255. Interview réalisée au Sénégal en mai 1990.

256. Dans les pays musulmans, les branches locales de la Croix Rouge sont connues sous le nom de Croissant Rouge.

257. Interview réalisée à Dakar, le 19 février 1991.

258. Entretien avec Habsa Banon réalisé à Paris, France, le 8 novembre 1991.

259. Interview réalisée au Sénégal en mai 1990.

260. Interview avec une personne anonyme réalisée à Nouakchott, en Mauritanie, en septembre 1991.

261. Interview réalisée à New York le 21 avril 1992.

262. Interview diffusée sur Radio France Internationale le 12 juillet 1991 et retranscript dans BBC, Summary of World Broadcasts, le 15 juillet 1991.

263. BBC, Summary of World Broadcasts, 27 juillet 1991.

264. BBC, Summary of World Broadcasts, 29 juillet 1991.

265. Sheikh Bekaye, "Magazine Banned for Reporting Charges of Torture, Executions", The Associated Press, 2 septembre 1991.

266. On compte parmi les partis reconnus officiellement : l’Union Populaire Sociale et Démocrate, le Parti Mauritanien du Renouveau, l’Union des Forces Démocratiques, le Parti pour la Justice Démocratique, le Parti Mauritanien du Centre Démocratique, l’Union Démocratique Populaire Socialiste, le Parti National d’Avant-Garde.

Cependant, le Parti de la Ummah Islamique, un parti islamique, ne fut pas autorisé en raison de la disposition constitutionnelle qui interdit la formation de partis religieux.

267. Parmi les autres partis politiques, on trouve : le Nouveau Parti Mauritanien, dirigé par Moulaye Zeyd, ancien maire de Zouérate ; l’Union Sociale et Démocratique du Peuple, présidée par Mohammed Mahmoud Ould Mah, ancien maire de Nouakchott ; et le Parti pour la Justice Démocratique avec à sa tête Mohammed Abdoullahi Ould El Bane, un professeur beydane.

268. Moustapha Ould Saleck, le colonel qui déposa le Président Moktar Ould Daddah en 1978, et Mohamed Mahmoud Ould Mah, un économiste et ancien maire de Nouakchott, étaient les autres candidats.

269. Interview réalisée à New York le 23 avril 1992.

270. Interview réalisée à New York le 12 mars 1992.

271. Jacques de Barrin, "Mauritanie : la démocratie à l’épreuve des tensions raciales", Le Monde, (Paris), du 6 mars 1992.

272. "Elections municipales : le PRDS, le parti au pouvoir, renforce ses positions", Agence France-Presse, 2 février 1994.

273. "Interdiction d’une marche de l’opposition", Agence France-Presse, 11 février 1994.

274. L’un des exemples cités par les réfugiés est un village sur le fleuve Sénégal qui s’appelait Vindé Thiloude. Son nom a été changé pour celui de Dar el Beyda, ce qui signifie "la maison blanche". Un autre exemple est le village de Nima qui s’appelle désormais Dar es Salaam.

275. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, le 24 octobre 1993.

276. Interview réalisée dans le département de Podor, au Sénégal, le 31 octobre 1993.

277. Jacques de Barrin, "Kaédi entre ses mauvais souvenirs et ses bonnes terres", Le Monde, (Paris), des 22 et 23 mars 1992.

278. M. Abdellahi et M. R. C. Bounena, "Tuerie de Sylla", Le Temps, nº11, (Nouakchott), 22-28 septembre 1991.

279. Ces informations sont basées sur les lettres écrites par les villageois de N’Diorol aux autorités locales et nationales entre 1989 et 1993 ainsi que sur des interviews réalisées dans le département de Podor en octobre 1993.

280. Interview réalisée dans le département de Matam, au Sénégal, le 30 octobre 1993.

281. Interview réalisée dans le département du Matam, au Sénégal, le 30 octobre 1993.

282. Interview réalisée dans le département de Podor, au Sénégal, le 31 octobre 1993.

283. Interview réalisée dans le département de Matam, au Sénégal, le 30 octobre 1993.

284. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 28 octobre 1993.

285. "Mise au point de la famille Diop à ’Horizons’", Nouakchott : Eveil Hebdo, 23 mars 1992.

286. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 28 octobre 1993.

287. Interview réalisée dans le département de Podor, au Sénégal, le 31 octobre 1993.

288. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 28 octobre 1993.

289. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, le 3 novembre 1993.

290. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 27 février 1991.

291. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 27 février 1991.

292. Interview réalisée dans le département de Podor, au Sénégal, le 31 octobre 1993.

293. Interview réalisée dans le département de Matam, au Sénégal, le 30 octobre 1993.

294. Interview réalisée dans le département de Matam, au Sénégal, le 30 octobre 1993.

295. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 27 octobre 1993.

296. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 27 février 1991.

297. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 28 octobre 1993.

298. Interview réalisée dans le département de Matam, au Sénégal, le 30 octobre 1993.

299. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 27 octobre 1993.

300. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 28 octobre 1993.

301. Interview réalisée dans le département de Bakel, au Sénégal, le 27 février 1991.

302. Interview réalisée à Dakar, au Sénégal, le 5 novembre 1993.

303. Interviews avec de responsables du HCR à Dakar et Saint-Louis, au Sénégal, réalisées en octobre et novembre 1993. L’enquête fut menée entre le 26 janvier et le 16 février 1993. Les résultats étaient les suivants : dans le département de Dagana, 74% voulaient rentrer en Mauritanie, 25% voulaient rester au Sénégal et 1% n’avait pas d’opinion ; dans le département de Podor, 93% voulaient rentrer, 5% voulaient rester et 2% n’avaient pas d’opinion ; dans le département du Matam, 51% voulaient rentrer, 47% voulaient rester et 2% n’exprimaient pas d’opinion ; dans le département de Bakel, 52% voulaient rentrer, 47% voulaient rester et 1% était sans avis.

304. Le Programme Alimentaire Mondial réduit actuellement les rations alimentaires car il considère que la phase d’urgence se termine et doit être remplacée par la phase d’installation locale. Entre février et juin 1993, les rations furent réduites de 5% ; de juin à décembre 1993, elles le furent encore de 10%.

305. Selon le HCR à Dakar, les réfugiés partirent en deux vagues principales : le 29 septembre 1992 du département de Matam et le 2 août 1993, 705 rentrèrent de trois villages du département de Podor — Dabaye, Toulny Diamy et Mdioundou.

306. Le chapitre 701 (a) du Titre VII de la loi 95-118 modifiée prévoit : "Le gouvernement des Etats-Unis, par ses déclarations et ses votes à la Banque Internationale de Reconstruction et de Développement, à l’Association Internationale du Développement, à la Société Financière Internationale, à la Banque Inter-Américaine de Développement, au Fonds Africain de Développement, au Fonds Asiatique de Développement, à la Banque Africaine de Développement, s’engage à oeuvrer pour la cause des droits de l’homme, en cherchant à obtenir que l’assistance soit accordée aux pays dont les gouvernements ne s’engagent pas —

(1) dans des pratiques de violations flagrantes des droits de l’homme internationalement reconnus,

telles que la torture, les traitements ou châtiments cruels, inhumains ou dégradants, les détentions prolongées sans inculpation ou toute autre forme de méconnaissance du droit à la vie, à la liberté ou à la sûreté des personnes...

307. Les Etats-Unis doivent en outre s’opposer à tout prêt, subvention ou crédit destiné aux pays figurant sur la liste des Etats terroristes établie par le Département d’Etat (Cuba, l’Iran, l’Irak, la Libye, la Corée du Nord, la Syrie et le Soudan) ou aux Etats producteurs de drogue ou plaques tournantes du trafic de drogue (la Birmanie, l’Iran et la Syrie).

308. Entretien avec Bertrand Rault, Premier Conseiller de l’ambassade de France à Dakar, Sénégal, réalisé le 5 novembre 1993.

309. Une délégation de députés de l’Assemblée Nationale se rendit à Nouakchott pendant les élections présidentielles de janvier 1992. Ils publièrent une déclaration dans laquelle ils se félicitaient de la sérénnité qui avait régné pendant la campagne électorale mais exprimaient leurs sérieuses réserves quant aux irrégularités qui émaillèrent le vote proprement dit, emmpêchant de nombreux électeurs de voter. Ils condamnaient également les violents évènements

qui eurent lieu après les élections à Nouakchott et Nouadhibou.

310. L’article 6 de la Convention prévoit : "...tout Etat partie sur le territoire duquel se trouve une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction visée à l’article 4 [actes de torture] assure la détention de cette personne ou prend toutes autres mesures juridiques nécessaires pour assurer sa présence. Cette détention et ces mesures doivent être conformes à la législation dudit Etat ; elles ne peuvent être maintenues que pendant le délai nécessaire à l’engagement de poursuites pénales ou d’une procédure d’extradition".

311. "Arrivée à Paris du Président", Agence France-Presse, 14 décembre 1993.

312. François Soudan, "Mauritanie : le bon élève", Jeune Afrique, 23 décembre 1993-5 janvier 1994.

313. L’assistance de l’IDA est destinée aux pays les plus pauvres, considérés comme étant ceux dont le PNB annuel par habitant ne dépasse pas 610 dollars. Les prêts de l’IDA doivent être remboursés, mais sans intérêt et sur une période tellement longue que ces prêts sont en fait considérés en pratique comme étant des subventions.

314. La Banque Mondiale, Sub-Saharan Africa : From Crisis to Sustainable Growth, Washington D.C., 1989, p. 12.

315. La Convention de Lomé IV est un accord de coopération, signé en décembre 1989, entre 68 Etats d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) et les 12 Etats membres de la Communauté Européenne.

316. ECU signifie Unité Monétaire Européenne (European Currency Unit).

317. En outre, l’UE n’a pas eu de programme de coopération avec la Somalie ou le Libéria depuis que ses délégations ont dû être évacuées dans le cadre de situation d’urgence. Dans les deux pays, c’est l’inexistence de l’Etat qui est invoquée pour ne pas développer de coopération.

https://www.hrw.org/legacy/french/reports/mauritania/mauritania.htm

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