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Que signifiaient les négociations de Brest-Litovsk entre la Russie révolutionnaire des soviets et l’Allemagne capitaliste menacée par la révolution prolétarienne ?
jeudi 7 août 2025, par
Les pourparlers de Brest-Litovsk
Léon Trotsky
Le décret de paix, fut ratifié par le congrès des soviets le 26 octobre : nous n’étions alors en possession que de Pétrograd. Le 7 novembre, je proposai par radio aux Alliés et aux Empires de l’Europe centrale de conclure une paix générale. Les gouvernements de l’Entente, par l’intermédiaire de leurs agents, déclarèrent au généralissime Doukhonine que de nouvelles démarches dans le sens d’une paix séparée auraient « les plus graves conséquences ». A cette menace, je répondis par un manifeste à tous les ouvriers, soldats et paysans. L’appel était catégorique : je disais que nous avions renversé la bourgeoisie pour autre chose que pour laisser notre armée verser son sang sous le bâton de la bourgeoisie étrangère. Le 22 novembre, nous signâmes un accord d’armistice sur tous les fronts, de la Baltique à la mer Noire. Nous demandâmes de nouveau aux Alliés de mener en commun avec nous les pourparlers de paix. Nous ne reçûmes pas de réponse, mais nous ne fûmes plus menacés. Les gouvernements de l’Entente étaient arrivés à comprendre quelque chose.
Les pourparlers de paix commencèrent le 9 décembre, six semaines après le décret de paix ; ce délai avait été tout à fait suffisant pour que les puissances de l’Entente prissent position.
Notre délégation, dès le début, fit sa déclaration de principe, concernant les bases d’une paix démocratique. La partie contraire demanda une suspension des pourparlers. La reprise était renvoyée à des dates de plus en plus éloignées. Les délégués de la Quadruple Alliance éprouvaient chez eux des difficultés de toute sorte en essayant de formuler une réponse à notre déclaration. Cette réponse vint le 25 décembre. Les gouvernements de la Quadruple Alliance « adhéraient » à la formule d’une paix démocratique : sans annexions, sans contributions, en réservant aux peuples le droit de disposer d’eux-mêmes.
Le 28 décembre eut lieu à Pétrograd une formidable manifestation pour une paix démocratique. Sans faire confiance à la réponse des Allemands, les masses avaient compris que c’était là une très importante victoire morale de la révolution.
Le lendemain matin, notre délégation nous apportait de Brest-Litovsk des nouvelles des exigences monstrueuses que Kühlmann formulait au nom des Empires centraux.
— Pour temporiser, dit Lénine, il faut un temporisateur. Sur ses instances, je partis pour Brest-Litovsk.
J’avoue que je m’y rendis comme à un supplice. Un milieu d’hommes qui m’étaient étrangers et avec lesquels je n’avais rien de commun m’avait toujours effarouché ; surtout celui-là. Je suis absolument incapable de comprendre les révolutionnaires qui deviennent volontiers des ambassadeurs et qui, dans leur nouveau milieu, nagent comme des poissons dans un bassin.
La première délégation soviétique, à la tête de laquelle se trouvait Ioffé, fut circonvenue de toutes parts à Brest-Litovsk. Le prince Léopold de Bavière recevait nos camarades comme des « hôtes ». Toutes les délégations dînaient et soupaient ensemble. Le général Hoffmann devait regarder avec quelque curiosité Bitsenko qui avait tué autrefois le général Sakharov. Les Allemands prenaient place à table, entre les nôtres, et tâchaient d’apprendre, amicalement, ce qu’ils avaient besoin de savoir. Il y avait, dans la première délégation, un ouvrier, un paysan et un soldat. C’étaient des hommes venus là par hasard, peu préparés à de telles intrigues. Le paysan, un vieil homme se laissa même un peu griser pendant un dîner.
L’état-major du général Hoffmann publiait à l’usage des prisonniers un journal qui s’appelait le Roussky Vestnik [Le Messager russe. —N.d.T.] : dans les premiers temps, cette gazette parlait toujours des bolcheviks avec une touchante sympathie.
« Nos lecteurs, écrivait Hoffmann, nous demandent qui est Trotsky... » Et il leur parlait avec attendrissement de ma lutte contre le tsarisme et de mon livre allemand : Russland in der Revolution. « Le monde révolutionnaire tout entier fut dans l’enthousiasme en apprenant son heureuse évasion. » Et plus loin, l’on pouvait lire : « Lorsque le tsarisme fut renversé, les partisans secrets de ce régime emprisonnèrent Trotsky peu après son retour d’un exil qui avait duré de longues années. »
En un mot, il n’y avait pas de plus ardents révolutionnaires que Léopold de Bavière et Hoffmann de Prusse.
Cette idylle ne dura pas longtemps.
Au cours de la séance du 7 février, séance qui ne ressemblait pas le moins du monde à une idylle, je fis, en me retournant, la remarque suivante :
— Nous serions tentés de regretter que la presse officielle allemande et austro-hongroise nous ait adressé des compliments prématurés. Ce n’était nullement nécessaire pour mener à bien des pourparlers de paix.
En cette affaire, la social-démocratie n’était, elle aussi, que l’ombre du gouvernement des Hohenzollern et des Habsbourg. Scheidemann, Ebert et autres essayèrent au début de nous tapoter l’épaule d’un geste protecteur. Le journal de Vienne, Die Arbeiter Zeitung, déclarait, le 15 décembre, en termes pathétiques, que « le duel » entre Trotsky et Buchanan était le symbole de la grande lutte de notre temps : « la lutte du prolétariat contre le capital ». En des jours où Kühlmann et Czernin prenaient à la gorge la révolution russe, les austro-marxistes n’apercevaient qu’un « duel » entre Trotsky et... Buchanan !... Encore à présent, il est impossible d’évoquer sans dégoût cette hypocrisie.
« Trotsky, écrivaient les marxistes des Habsbourg, est fondé de pouvoirs pour représenter la volonté de paix de la classe ouvrière russe qui s’efforce de briser la chaîne de fer et d’or jetée sur elle par le capital anglais... »
Les dirigeants de la social-démocratie restaient de bon gré dans les entraves du capital austro-allemand et aidaient leur gouvernement à violenter, avec les mêmes chaînes, la révolution russe.
Dans la période la plus pénible des pourparlers, lorsque des numéros du Vorwaerts de Berlin ou de l’Arbeiter Zeitung de Vienne nous tombaient sous les yeux, à Lénine ou à moi, nous nous passions, sans dire un mot, tels articles dont nous avions marqué des passages au crayon de couleur ; nous échangions un rapide coup d’oeil et détournions nos regards aussitôt, dans un inexprimable sentiment de honte pour ces messieurs qui, malgré tout, la veille encore, avaient été nos camarades dans l’Internationale. Celui qui a passé consciemment par cette phase a compris définitivement que la social-démocratie, quelles que soient les fluctuations de la situation générale, est historiquement morte.
Pour mettre fin à une mascarade indécente, je posai dans notre presse cette question : l’état-major allemand ne consentirait-il pas à raconter aux soldats allemands quelque chose sur Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg ?
Nous lançâmes aux soldats allemands un tract à ce sujet. Le Messager russe du général Hoffmann se mordit la langue. Dès mon arrivée à Brest, le général éleva une protestation contre notre propagande dans les troupes allemandes. Je me refusai à tout entretien en cette matière, en invitant Hoffmann à continuer sa propre propagande dans l’armée russe : nous étions à conditions égales, il n’y avait de différence que dans le caractère de la propagande. Je fis remarquer, à cette occasion, que si nos opinions ne concordaient pas sur certaines questions d’importance, cela se savait depuis longtemps et que la preuve en avait été donnée par un tribunal allemand qui, pendant la guerre, m’avait condamné par contumace à la prison. Un rappel si incongru produisit l’impression du plus grand des scandales. Bien des dignitaires en eurent le souffle coupé.
Kühlmann, s’adressant à Hoffmann :
— Voulez-vous prendre la parole ?
Hoffmann :
— Non. C’en est assez.
Comme président de la délégation des soviets, je décidai de mettre brusquement fin aux relations familières qui s’étaient établies imperceptiblement dans la première période. Par l’intermédiaire de nos représentants militaires, je donnai à comprendre que je n’avais pas l’intention de me présenter au prince de Bavière.
On en prit note. J’exigeai que les repas eussent lieu séparément, alléguant que, pendant les suspensions de séances, nous avions besoin de conférer entre nous. Cette décision fut encore acceptée en silence.
Le 7 janvier, Czernin écrivait dans son journal intime :
« Avant le dîner, tous les Russes placés sous la direction de Trotsky sont arrivés. Ils ont immédiatement fait savoir, en s’excusant, que désormais ils n’assisteraient plus aux agapes communes. Et, d’une façon générale, on ne les aperçoit plus. Il semble que, cette fois-ci, un vent souffle qui n’est plus du tout le même que la dernière fois. »
Aux relations faussement amicales succédèrent des rapports sèchement officiels. C’était d’autant plus opportun qu’après les préliminaires académiques il fallait en venir aux questions concrètes du traité de paix.
Kühlmann dominait de toute la tête Czernin et, je crois, les autres diplomates que j’ai eu l’occasion de rencontrer dans les années d’après-guerre. On sentait en lui du caractère, un esprit pratique fort au-dessus de l’ordinaire, et une suffisante provision de malveillance qu’il dépensait non seulement contre nous (là, on prenait barre sur lui), mais contre ses chers alliés.
Lorsque l’on discuta le problème des territoires occupés, Kühlmann, se redressant et élevant la voix, proféra ceci :
— Grâce à Dieu, notre territoire allemand n’est, nulle part, occupé par personne !...
Là-dessus, le comte Czernin se fit tout petit et devint verdâtre. C’était bien lui que Kühlmann avait visé. Leurs rapports étaient loin de ressembler à une amitié sans nuages.
Plus tard, lorsqu’il fut question de la Perse, occupée de deux côtés par des troupes étrangères, je fis observer que la Perse, n’étant pas, comme l’Autriche-Hongrie, l’alliée de quelqu’un, nul d’entre nous n’avait motif de persifler hypocritement un pays envahi, comme la Perse, même si l’on représentait un pays libre de toute occupation.
Czernin sursauta même, s’écriant Unerhört (C’est inouï !)
Mais, s’il semblait s’adresser à moi, pour la forme, c’est à Kühlmann qu’il répliquait.
Et il y eut plus d’un incident de cette sorte.
De même qu’un bon joueur d’échecs, quand il a été longtemps dans la nécessité de jouer avec de faibles partenaires, commence à perdre de ses moyens, Kühlmann qui, pendant la guerre, avait exclusivement agi dans le cercle de ses vassaux diplomatiques, austro-hongrois, turcs, bulgares, neutres, était enclin au début à sous-estimer ses adversaires révolutionnaires et à négliger son jeu. Plus d’une fois, surtout dans les premiers temps, je fus frappé de la grossièreté toute primitive de ses procédés : il ne comprenait rien à la psychologie de l’adversaire.
Ce n’est pas sans une émotion vive et désagréable que je me rendis à la première entrevue avec les diplomates. Dans le vestibule, devant le portemanteau, je tombai sur Kühlmann. Je ne le connaissais pas. C’est lui-même qui se présenta et il ajouta aussitôt qu’il était « très heureux » de me voir, car il vaut beaucoup mieux traiter avec le maître de la maison qu’avec son messager. Sa mine montrait qu’il était très satisfait de cette « subtile » manoeuvre, calculée d’après la psychologie qu’il se faisait d’un « parvenu ». Mon sentiment à moi était d’avoir mis le pied dans une saleté. Je fis même, involontairement, un pas en arrière. Kühlmann comprit sa maladresse, se mit sur ses gardes et prit aussitôt un ton plus sec. Ce qui ne l’empêcha pas de revenir à la même attitude pour recevoir le chef de la délégation turque, un vieux diplomate de palais. En me présentant ses collègues, Kühlmann saisit le moment où le Turc faisait un pas en arrière pour me chuchoter d’un ton confidentiel, mais dans l’évidente intention d’être entendu du ministre oriental :
— C’est le meilleur diplomate de l’Europe.
Lorsque je racontai cela à Ioffé ; il me répondit en riant :
— Quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois, Kühlmann et moi, il m’en a dit tout autant.
Il est fort probable que Kühlmann donnait au « meilleur des diplomates » une compensation platonique pour lui arracher des concessions qui n’auraient rien de platonique. Il se peut aussi que Kühlmann ait alors cherché à atteindre un but secondaire, voulant faire entendre à Czernin qu’il ne le considérait pas comme le meilleur des diplomates... après lui-même...
Le 28 décembre, Kühlmann, d’après Czernin, lui aurait dit :
— L’empereur est le seul homme raisonnable de toute l’Allemagne.
Il faut penser que cette parole s’adressait non pas tant à Czernin qu’au Kaiser. Lorsqu’il s’agissait de transmettre des compliments à leurs destinataires, les diplomates se rendaient mutuellement d’indiscutables services. Flattez, flattez, il en restera quelque chose. [En français dans le texte. —N.d.T.]
C’était la première fois que je me trouvais en face d’hommes de ce monde-là. Inutile de dire qu’auparavant je ne m’étais fait aucune illusion à leur sujet. Je soupçonnais bien que ce ne sont pas des dieux qui font cuire les pots de terre [Dicton russe. Il faut l’entendre ainsi : le métier de diplomate n’est pas si sorcier. —N.d.T.]. Mais il faut avouer que je croyais leur niveau intellectuel plus élevé. L’impression que j’ai gardée de la première rencontre pourrait se formuler ainsi : ces gens n’accordent que peu de valeur à autrui et ont pour eux-mêmes très peu d’estime.
A ce sujet, il n’est pas inutile de raconter l’épisode suivant :
Sur l’initiative de Victor Adler qui fit tous ses efforts, en ces jours-là, pour m’exprimer sa sympathie personnelle, le comte Czernin m’offrit, sans avoir l’air d’y toucher, de m’envoyer à Moscou ma bibliothèque que j’avais dû laisser à Vienne au début de la guerre. Cette collection de livres présentait un certain intérêt, car, durant les longues années de l’émigration, j’avais rassemblé un bon nombre d’ouvrages russes révolutionnaires. A peine avais-je, avec une certaine réserve, remercié le diplomate, qu’il me pria d’accorder des attentions à deux prisonniers autrichiens que l’on traitait, disait-il, mal chez nous. Cette transition brusque et, pourrais-je dire, marquée, d’une affaire de bibliothèque à une histoire de prisonniers (il s’agissait, bien entendu, non de soldats mais d’officiers d’un milieu proche au comte Czernin) me parut trop sans-gêne. Je répondis sèchement que, si les informations de Czernin, concernant ces prisonniers, étaient exactes, je ferais, selon mon devoir, tout ce qu’il fallait, mais que cette question n’avait aucun rapport avec ma bibliothèque.
Dans ses Mémoires, Czernin relate assez fidèlement cet épisode sans nier qu’il essaya de rattacher la question des prisonniers à celle de la bibliothèque. Au contraire, il semble bien que cette relation ait été pour lui dans l’ordre des choses. Il termine son récit par une phrase équivoque.
« Il veut avoir sa bibliothèque. »
Il me reste seulement à ajouter que, dès que j’eus reçu ladite bibliothèque, je la transmis immédiatement à l’un des instituts scientifiques de Moscou.
Les circonstances historiques furent telles que les délégués du régime le plus révolutionnaire que l’humanité ait jamais connu durent siéger devant le tapis vert des diplomates en compagnie de la plus réactionnaire des castes dans les classes dirigeantes. Nos adversaires redoutaient l’influence explosive des pourparlers avec les bolcheviks, et à tel point qu’ils auraient plutôt arrêté la conversation que de se transférer avec nous en pays neutre.
Czernin déclare franchement dans ses Mémoires qu’en pays neutre les bolcheviks, avec l’aide de leurs amis internationaux, auraient inévitablement mené le jeu. Mais, officiellement, ce même Czernin avait allégué que, dans un milieu neutre, l’Angleterre et la France eussent immédiatement développé leurs intrigues, « tant ouvertement que dans les coulisses ». Je lui répliquai que « notre politique n’avait généralement que faire de coulisses, cette ressource de l’ancienne diplomatie ayant été radicalement supprimée, ainsi que bien d’autres choses, par le peuple russe, dans sa victorieuse insurrection du 25 octobre ». Mais nous dûmes nous incliner devant l’ultimatum et... rester à Brest-Litovsk.
A l’exception de quelques édifices qui se trouvaient à l’écart de la vieille ville et qui étaient occupés par l’état-major allemand, Brest-Litovsk, à proprement parler, n’existait plus. Tout en avait été incendié, dans un accès de rage impuissante, par les troupes du tsar, quand elles battirent en retraite. C’est très probablement pour cela que le général Hoffmann y avait établi son état-major afin de le tenir mieux en main.
L’installation et la nourriture étaient d’une remarquable simplicité. Le service était fait par des soldats allemands. Nous étions pour eux les messagers de la paix et ils nous regardaient avec espoir.
Autour des bâtiments occupés par l’état-major s’étendaient de hautes clôtures en fil de fer barbelé. Pendant mes promenades matinales, je tombais sur des écriteaux où il était dit : « Tout Russe qui sera trouvé ici sera fusillé. » Cela s’adressait aux prisonniers. Je me demandais si ce n’était pas aussi pour moi (car nous étions à demi prisonniers) et je revenais sur mes pas.
Brest est traversé par une excellente route stratégique. Durant les premiers jours, nous fîmes quelques promenades dans les automobiles de l’état-major. Mais un des membres de notre délégation eut à ce sujet une altercation avec un sous-officier allemand. Hoffmann m’en fit une plainte par lettre. Je lui répondis que, tout en remerciant, nous renoncions à nous servir désormais des automobiles qu’on avait mises à notre disposition.
Les pourparlers traînaient en longueur. Nos adversaires et nous devions consulter par fil direct nos gouvernements. Assez fréquemment, la ligne se trouvait hors de service. Fallait-il croire à des accidents physiques ou penser que l’adversaire provoquait ces interruptions pour gagner du temps ? Nous ne pouvions nous en rendre compte.
En tout cas, les séances étaient fréquemment suspendues et les entretemps duraient parfois plusieurs jours. Pendant une de ces interruptions, je fis un voyage jusqu’à Varsovie. La ville était sous le régime des baïonnettes allemandes. La population s’intéressait extrêmement aux diplomates des soviets, mais elle ne le montrait qu’avec circonspection : personne ne savait encore comment tout cela finirait.
La lenteur des pourparlers nous était profitable. C’est même pour obtenir ce résultat que je me rendis à Brest. Mais je ne puis me faire aucun mérite personnel de ce qui arriva. Mes partenaires m’y aidèrent tant qu’ils purent.
Czernin note mélancoliquement dans son carnet :
« Ce n’est pas le temps qui manque ici : tantôt les Turcs ne sont pas prêts, tantôt les Bulgares une fois de plus ; puis les Russes font traîner les choses, et les séances sont renvoyées à plus tard ou bien, à peine commencées, sont interrompues. »
Les Autrichiens, à leur tour, se mirent à différer quand ils rencontrèrent des difficultés du côté de la délégation ukrainienne.
Ce qui n’empêcha nullement, bien entendu, Kühlmann et Czernin d’accuser, en public, exclusivement la délégation russe de tous les retards qui survenaient. Contre quoi je protestai avec insistance, mais inutilement.
Vers la fin des pourparlers, il ne restait pas trace des compliments maladroits que la presse allemande officieuse avait adressés aux bolcheviks —et, exception faite pour les petites feuilles illégales, toute la presse allemande avait alors un caractère officieux. La Tägliche Rundschau, par exemple, se plaignait de constater qu’« à Brest-Litovsk, Trotsky s’est fait une chaire d’où sa voix peut porter à tous les confins du monde » et demandait qu’il y fût mis un terme au plus vite ; de plus, elle déclarait carrément que « ni Lénine, ni Trotsky ne désirent la paix qui est pour eux, selon toute vraisemblance, une menace de pendaison ou d’emprisonnement ». Tel était aussi, en somme, le ton. de la presse social-démocrate. Les Scheidemann, les Ebert, les Stampfer considéraient que notre plus grand crime était de compter sur une révolution allemande. Ces messieurs étaient loin de penser que, dans quelques mois, la révolution les prendrait par le collet et les porterait au pouvoir.
Il y avait longtemps que je n’avais lu des journaux allemands ; à Brest, je repris ces lectures avec un grand intérêt ; nos pourparlers y étaient examinés avec beaucoup de soin et d’une façon très tendancieuse. Mais les journaux ne suffisaient pas à remplir mon temps. Je résolus d’utiliser plus largement des loisirs forcés qui, je pouvais le prévoir, ne se renouvelleraient pas de sitôt. Nous avions avec nous quelques bonnes sténo-dactylos qui avaient été au service de la Douma d’Empire. Je me mis à leur dicter, de mémoire, un essai historique sur la révolution d’Octobre. C’est ainsi qu’en quelques séances fut écrite une brochure entière, destinée avant tout aux ouvriers de l’étranger. La nécessité de leur expliquer ce qui s’était passé s’imposait trop. Nous en avions causé, Lénine et moi, plus d’une fois, mais nous n’avions, ni l’un ni l’autre une minute de liberté pour travailler à cet ouvrage. Je n’avais pas prévu le moins du monde que Brest pût être le lieu où je me livrerais à des travaux littéraires. Lénine était véritablement heureux lorsque je lui apportai un manuscrit fin prêt sur la révolution d’Octobre. Lui et moi apercevions également en elle une des modestes garanties d’une future revanche révolutionnaire pour une paix écrasante. Ce petit livre fut bientôt traduit dans une douzaine de langues européennes et asiatiques. Bien que tous les partis de l’Internationale communiste, et le parti russe en tête, aient publié cet ouvrage en éditions innombrables, les épigones ne se sont pas gênés pour dire, après 1923, que c’était une production pernicieuse du trotskysme. Actuellement, la brochure est mise à l’Index de Staline. La préparation idéologique de Thermidor trouve une de ses nombreuses expressions dans cet épisode secondaire. Pour arriver à la victoire, il fallait d’abord couper le cordon ombilical de l’hérédité d’Octobre...
Les diplomates de l’autre côté trouvaient aussi des moyens d’employer les loisirs trop longs que leur donnait Brest. Le comte Czernin, comme nous l’apprend son journal intime, allait à la chasse, et, en outre, élargissait ses horizons en lisant des mémoires sur la révolution française. Il comparait les bolcheviks aux jacobins et s’efforçait ainsi d’arriver à des conclusions consolantes.
Ce diplomate des Habsbourg écrivit :
« Charlotte Corday a dit : « Ce n’est pas un homme que j’ai tué, c’est une bête féroce. —Ces bolcheviks disparaîtront encore et qui sait s’il ne se trouvera pas une Corday pour un Trotsky. » (Page 310 [Trotsky cite toujours l’édition Allemande. —N.d.T.].)
Bien entendu, en ces jours-là, je ne savais pas quelles étaient les salutaires méditations du pieux comte. Mais je crois volontiers qu’elles furent sincères.
A première vue, on peut se demander sur quoi comptait la diplomatie allemande quand elle fournit des formules démocratiques, le 25 décembre, à dessein seulement de montrer sous peu de jours ses appétits de louve. Pour le moins, le gouvernement allemand se risquait quand il engageait des débats théoriques sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, débats dont l’initiative était due pour une bonne part à Kühlmann en personne. Dans cette voie, la diplomatie du Hohenzollern n’a guère moissonné de lauriers, et elle doit être la première à s’en apercevoir. C’est ainsi que Kühlmann voulait à tout prix démontrer que l’Allemagne, si elle se saisissait de la Pologne, de la Lithuanie, des Pays baltes et de la Finlande, ne ferait pas autre chose que d’assurer d’une certaine façon le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, la volonté de ces peuples s’exprimant par l’intermédiaire d’organes « nationaux » qu’avaient crées... les autorités de l’occupation allemande. Mais la démonstration n’était pas facile. Cependant, Kühlmann ne voulait pas se rendre. Il me demandait avec persistance si je ne consentirais pas a reconnaître que, par exemple, le nizam de Hyderabad représentait la volonté des Hindous. Je répondais que, pour commencer, les troupes anglaises devaient évacuer l’Inde et qu’après cela, il était fort douteux que l’honorable nizam pût rester en place plus de vingt-quatre heures. Sans courtoisie, Kühlmann haussait les épaules. Le général Hoffmann faisait des « hum !... hum !... » qu’on entendait dans toute la salle. L’interprète traduisait. Les sténos sténographiaient. Et les débats n’en finissaient plus.
Le secret des agissements de la diplomatie allemande était en ceci que Kühlmann, d’avance, nous avait certainement crus disposés à jouer avec lui à quatre mains. Il devait raisonner à peu près ainsi : les bolcheviks sont arrivés au pouvoir en luttant pour la paix. Ils ne peuvent rester en place qu’à condition de signer un traité de paix. Il est vrai qu’ils se sont liés en formulant des clauses démocratiques. Mais à quoi servent les diplomates ? Lui, Kühlmann, serait là pour renvoyer aux bolcheviks leurs formules révolutionnaires convenablement remises en style diplomatique. Les bolcheviks lui donneraient la possibilité de saisir, d’une façon masquée, des provinces et des peuples. Aux yeux du monde entier, la conquête allemande aurait la sanction de la révolution russe. Les bolcheviks auraient obtenu la paix.
A l’erreur de Kühlmann contribuèrent sans aucun doute nos libéraux, menchéviks et populistes qui, en temps voulu, représentèrent les pourparlers de Brest comme une comédie dont les rôles avaient été distribués d’avance.
Lorsque nous eûmes prouvé, d’une façon non équivoque, à nos partenaires de Brest qu’il ne s’agissait pas pour nous de dissimuler une affaire de coulisse, mais qu’il était question des principes de cohabitation entre peuples, Kühlmann, déjà lié par sa position de départ, considéra notre conduite presque comme une violation d’un traité tacite qui n’existait que dans son imagination. Il ne voulait absolument pas se détacher des principes démocratiques du 25 décembre. Se fiant à sa casuistique, qui n’était pas ordinaire, il espérait prouver au monde entier que le blanc ne diffère pas du noir.
Le comte Czernin secondait maladroitement Kühlmann et, commis par celui-ci, se chargeait, dans tous les moments critiques, de faire les déclarations les plus brutales et les plus cyniques. Par là, il espérait cacher sa faiblesse.
Par contre, le général Hoffmann apportait aux pourparlers une note rafraîchissante. Ne manifestant aucune sympathie pour les malices de la diplomatie, il mit plusieurs fois sa botte de soldat sur la table autour de laquelle avaient lieu les débats.
Quant à nous, nous ne doutâmes pas une seconde que, dans ces palabres, la seule réalité vraiment sérieuse était la botte de Hoffmann.
Parfois, cependant, le général faisait irruption dans des débats de pure politique. Mais il le faisait à sa manière. Mis hors de lui par des bavardages interminables sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, il arriva un beau matin (c’était le 14 janvier), muni d’une serviette bourrée de journaux russes, surtout de ceux qui appartenaient à la tendance socialiste révolutionnaire. Hoffmann lisait le russe couramment. En courtes phrases nettement détachées, d’un air de mordre pour se défendre ou de commander, le général accusa les bolcheviks d’avoir écrasé les libertés de la parole et des réunions, d’avoir violé les principes de la démocratie, et il cita, en les approuvant pleinement, des articles de ce parti terroriste russe qui, depuis 1902, avait envoyé dans l’autre monde un bon nombre de ceux qui, en Russie, pensaient comme Hoffmann. Avec indignation, le général accusait notre gouvernement de s’appuyer sur la force ! C’était admirable à entendre...
Czernin écrivit dans son journal intime :
« Hoffmann a prononcé son malheureux discours. Voici quelques jours qu’il y travaillait, et il a été très fier du succès remporté. »
Je répondis à Hoffmann que dans une société divisée en classes, tout gouvernement s’appuyait sur la force. La différence était en ceci seulement que le général Hoffmann exerçait une répression pour défendre les gros propriétaires, tandis que nos mesures de force avaient pour but de défendre les travailleurs.
Pendant quelques minutes, la conférence de la paix devint un cercle de propagande marxiste pour débutants.
Ce qui surprend et indigne les gouvernements des autres pays dans nos actes, disais-je, c’est qu’au lieu d’arrêter les grévistes, nous arrêtons les capitalistes qui déclarent le lock-out ; c’est qu’au lieu de fusiller les paysans qui réclament les terres, nous arrêtons les propriétaires et les officiers qui tentent de fusiller des paysans.
La face de Hoffmann prenait une teinte cramoisie. Après chaque incident de cette sorte, Kühlmann, avec une amabilité sarcastique, demandait à Hoffmann s’il désirait encore se prononcer sur le sujet en question. Le général répondait brusquement :
— Non ! Ça suffit !
Et il jetait un coup d’oeil colère vers la fenêtre.
Dans la société des diplomates, généraux et amiraux qui représentaient les Hohenzollern, les Habsbourg, les Cobourg et le sultan, les débats sur le rôle de la violence révolutionnaire étaient vraiment d’une saveur incomparable. Certains de ces messieurs, pourvus de titres et de décorations, ne firent, pendant toute la durée des pourparlers, que porter des regards étonnés tantôt sur Kühlmann ou Czernin, tantôt sur moi. Ils auraient bien voulu que quelqu’un leur expliquât, pour dieu, comment il fallait comprendre tout cela. Dans la coulisse, sans aucun doute, Kühlmann leur expliquait que notre existence n’était l’affaire que de quelques semaines, qu’il fallait profiter de ce court laps de temps pour conclure une paix « allemande » dont les conséquences seraient à la charge des héritiers des bolcheviks.
Dans les débats qui portaient sur des principes, ma position était plus avantageuse que celle de Kühlmann, dans la mesure même où celle du général Hoffmann était plus avantageuse que la mienne quand il s’agissait de faits de guerre. Voilà pourquoi le général se montrait impatient de ramener toutes les questions à un rapport de forces tandis que Kühlmann s’efforçait vainement de donner à une paix bâtie sur la carte militaire l’apparence d’une paix basée sur on ne sait quels principes.
Pour atténuer le sens des déclarations de Hoffmann, Kühlmann dit un jour qu’un soldat, par nécessité, s’exprimait plus fortement qu’un diplomate.
Je répondis que « nous autres, membres de la délégation russe, n’appartenions pas à l’école diplomatique et que nous pouvions nous considérer plutôt comme des soldats de la révolution » ; que, par conséquent, nous préférions le grossier langage d’un soldat.
Il faut, d’ailleurs, ajouter que la courtoisie diplomatique de Kühlmann lui-même était fort conventionnelle. Le problème qu’il s’était assigné était évidemment insoluble... à moins qu’il n’obtint notre concours... Mais c’était justement ce qui lui manquait.
« Nous sommes des révolutionnaires, expliquai-je à Kühlmann, mais nous sommes aussi des réalistes et nous préférons parler nettement d’annexions, plutôt que de ne pas appeler les choses par leur véritable nom. »
Il n’est pas surprenant que, de temps à autre, Kühlmann ait rejeté son masque diplomatique pour nous répliquer hargneusement. Je me rappelle encore de quel ton il déclara que l’Allemagne s’efforçait sincèrement de rétablir des relations amicales avec sa puissante voisine de l’Est. Le mot « puissante » fut prononcé d’une façon sarcastique si provocante que tous, même les alliés de Kühlmann, en eurent un léger tressaillement. Au surplus, Czernin redoutait par-dessus tout une rupture des pourparlers.
Je relevai le gant et rappelai encore ce que j’avais dit dans mon premier discours, le 10 janvier :
« Nous n’avons ni la possibilité, ni l’intention de contester que notre pays est affaibli par la politique des classes qui le dirigeaient avant nous, tout récemment. Mais la situation mondiale d’un pays n’est pas seulement déterminée par l’état actuel de son appareil technique ; il faut compter aussi avec les possibilités qui sont en lui ; de même que la puissance économique de l’Allemagne ne saurait être mesurée seulement d’après l’état actuel de ses approvisionnements. Une politique large et prévoyante s’appuie sur les tendances de développement, sur les forces intérieures qui, une fois ranimées, démontreront leur puissance un jour plus tôt ou plus tard. »
Neuf mois ne s’étaient pas écoulés après cela, le 3 octobre 1918, évoquant le défi que nous avait lancé Kühlmann à Brest-Litovsk, je disais, dans une séance du comité exécutif central panrusse :
« Nul de nous ne songerait à narguer l’Allemagne à l’occasion de la formidable catastrophe qui l’atteint. »
Il est inutile de démontrer que, pour une bonne part, cette catastrophe fut préparée à Brest par la diplomatie allemande, tant militaire que civile.
Plus nous mettions de précision à formuler nos questions, plus Hoffmann prenait le pas sur Kühlmann. Tous deux, et le général surtout, ne cherchaient même plus à dissimuler leur antagonisme. Lorsque, dans une réplique à une des attaques habituelles de Hoffmann, je mentionnai sans arrière-pensée le gouvernement allemand, le général m’interrompit d’une voix rauque de colère :
— Je représente ici non pas le gouvernement allemand mais le haut commandement de l’armée allemande !
Cela tinta comme un coup de pierre dans une vitre. Je considérai tour à tour mes partenaires qui étaient de l’autre côté de la table. Kühlmann, le visage crispé, regardait en-dessous du tapis. Sur la face de Czernin, il y avait lutte entre une certaine confusion et une satisfaction sardonique.
Je répondis qu’il n’était pas dans mes attributions de juger des rapports qui pouvaient exister entre le gouvernement de l’Empire allemand et son haut commandement militaire, mais que je n’avais de pouvoirs pour traiter qu’avec le gouvernement.
Kühlmann, grinçant des dents, prit acte de ma déclaration et s’y rallia.
Il eût été, bien entendu, naïf de s’exagérer la profondeur des dissentiments qui existaient entre la diplomatie et le chef militaire. Kühlmann cherchait à démontrer que les régions occupées avaient déjà « disposé d’elles-mêmes » en faveur de l’Allemagne, par l’intermédiaire de leurs organes nationaux plénipotentiaires. Hoffmann, de son côté, expliquait qu’en l’absence de tels organes plénipotentiaires dans les régions occupées, il ne pouvait être question pour les troupes allemandes de les évacuer. Les motifs donnés étaient diamétralement opposés ; la conclusion pratique était la même.
A cet égard, Kühlmann essaya d’une malice qui, à première vue pourrait paraître invraisemblable. Dans une réponse écrite à une série de questions que nous avions posées, réponse qui fut lue par von Rosenberg, il était dit que les troupes allemandes ne pourraient évacuer les régions occupées avant la fin de la guerre sur le front occidental.
J’en tirai cette conclusion que l’évacuation aurait lieu après la fin de la guerre et demandai que l’on fixât le délai avec plus de précision.
Kühlmann se montra alors extrêmement surexcité. Il avait évidemment compté nous endormir avec sa formule. En d’autres termes, il avait voulu dissimuler son intention d’annexion... en jouant sur un mot. Voyant que cela ne réussissait pas, il expliqua, avec le concours de Hoffmann, que les troupes allemandes n’évacueraient ni avant ni après la fin de la guerre.
A la fin de janvier, je fis, sans espoir de succès, une tentative pour obtenir du gouvernement austro-hongrois l’autorisation d’aller à Vienne afin de mener des pourparlers avec les représentants du prolétariat autrichien. L’idée d’un tel voyage effraya, doit-on penser, surtout la social-démocratie autrichienne. J’essuyai naturellement un refus, motivé, si invraisemblable que cela puisse paraître, par cette considération que je n’avais point de pouvoirs pour mener de tels pourparlers.
Je répondis par la lettre suivante, adressée à Czernin :
« Monsieur le Ministre,
« En vous envoyant, ci-inclus, copie de la lettre que j’ai reçue de M. le Conseiller de légation comte Czakki, lettre en date du 26 du courant qui est apparemment votre réponse à mon télégramme du 24 du courant, je porte par la présente à votre connaissance que je prends note du refus qui m’est fait de l’autorisation d’aller à Vienne pour mener des pourparlers avec les représentants du prolétariat autrichien aux fins d’arriver à une paix démocratique. Je suis contraint de constater que, dans votre réponse, des considérations de pure formalité servent à masquer le refus d’admettre des pourparlers personnels entre les représentants du gouvernement ouvrier et paysan de la Russie et ceux du prolétariat d’Autriche. En ce qui concerne le motif donné dans la lettre, savoir que je n’aurais pas les pouvoirs indispensables pour mener de tels pourparlers, (motif inadmissible dans la forme comme pour le fond), je voudrais attirer votre attention, Monsieur le Ministre, sur ce fait que le droit de déterminer l’étendue et la nature de mes pouvoirs appartient exclusivement à mon gouvernement. »
Dans la dernière période des pourparlers, le principal atout entre les mains de Kühlmann et de Czernin fut la manifestation indépendante et hostile à Moscou de la Rada [Rada, conseil, parlement et gouvernement.] de Kiev.
Les dirigeants de cette Rada représentaient une variété ukrainienne du kérenskysme. Ils ne différaient que fort peu de leur modèle grand-russien. Peut-être en ceci seulement qu’ils étaient encore plus que lui des « provinciaux ». Leurs délégués à Brest étaient des créatures bien faites pour se laisser mener par le bout du nez par n’importe quel diplomate du capitalisme. Non seulement Kühlmann, mais même Czernin s’y employaient avec une répugnance indulgente. Nos nigauds de démocrates ukrainiens ne se sentaient pas d’aise en voyant que de solides firmes comme celles du Hohenzollern et du Habsbourg les prenaient au sérieux. Lorsque Goloubovitch, chef de la délégation de la Rada, après avoir prononcé une réplique quelconque, se rasseyait en écartant soigneusement les longues basques de sa redingote noire, on pouvait craindre de le voir se liquéfier sur place par l’effet du contentement qui bouillonnait en lui.
Czernin incita, comme il le raconte lui-même, dans son journal intime, les Ukrainiens à faire. une déclaration ouvertement hostile à la délégation des soviets. Les Ukrainiens, à force de zèle, dépassèrent la mesure. Pendant un quart d’heure leur orateur entassa grossièretés sur insolences, mettant en grand embarras le consciencieux interprète allemand qui avait du mal à se régler sur ce diapason.
En rapportant cette scène, le comte ambassadeur du Habsbourg dit que j’avais l’air éperdu, que j’étais blême, convulsé, que des gouttes de sueur froide me coulaient du front, etc.
Après avoir fait la part de l’exagération, il faut avouer que cette scène fut effectivement des plus pénibles. Cependant, ce qui me pesait, ce n’était pas du tout, comme se l’imagine à tort Czernin, de nous entendre insulter par des compatriotes en présence d’étrangers. Non, ce qui était intolérable, c’était cet avilissement volontaire, frénétique, d’hommes qui représentaient après tout, d’une façon ou d’une autre, la révolution devant de hautains aristocrates qui les méprisaient. Une bassesse prétentieuse, une servilité de larbins qui bavaient d’enthousiasme, voilà ce qui sortait à flots de ces misérables démocrates nationalistes, inféodés pour un instant au pouvoir.
Kühlmann, Czernin, Hoffmann et autres haletaient, pareils, dans leur avidité d’entendre, à ces joueurs des champs de courses qui ont misé sur un bon cheval.
Reportant, après chaque phrase, son regard sur ses protecteurs pour obtenir d’eux un encouragement, le représentant ukrainien lisait sur son papier toutes les ignominies que sa délégation avait élaborées en quarante-huit heures de travail collectif.
Oui, ce fut une des plus infâmes scènes qu’il me soit arrivé de vivre. Mais sous les feux croisés des invectives et des regards sarcastiques, je ne doutai pas une minute que les larbins trop empressés seraient bientôt jetés à la porte par leurs maîtres triomphants, lesquels devraient, à leur tour, débarrasser sous peu les places confortablement installées depuis des siècles...
Pendant ce temps, les troupes révolutionnaires des soviets s’avançaient avec succès en Ukraine, se frayant une route vers le Dniepr. Et juste le jour où l’abcès fut définitivement mûr, où il fut clair que les délégués ukrainiens avaient traité avec Kühlmann et Czernin pour la vente de leur pays, les armées des soviets occupèrent Kiev.
Radek ayant demandé par fil direct quelle était la situation de la capitale ukrainienne, le télégraphiste allemand d’une station intermédiaire ne comprit pas à qui il parlait et répondit :
— Kiev est mort !
Le 7 février, je portai à la connaissance des délégations des empires centraux un radiotélégramme de Lénine annonçant que les troupes des soviets étaient entrées dans Kiev le 29 janvier ; que le gouvernement de la Rada, abandonné de tous, avait vidé les lieux ; que le comité exécutif central des soviets de l’Ukraine était proclamé pouvoir suprême du pays et était venu s’installer à Kiev ; que le gouvernement de l’Ukraine reconnaissait son union fédérative avec la Russie et une complète unité en matières de politique intérieure et extérieure.
A la séance qui suivit immédiatement, je dis à Kühlmann et à Czernin qu’ils étaient en train de traiter avec la délégation d’un gouvernement dont le territoire avait au total les limites de Brest-Litovsk (d’après leur accord, cette ville était rattachée à l’Ukraine). Mais le gouvernement allemand ou, plus exactement, le haut commandement militaire avait déjà décidé à ce moment d’occuper l’Ukraine. La diplomatie des empires centraux avait tout simplement préparé un laissez-passer pour ses troupes. Ludendorff travaillait à merveille, préparant l’agonie de l’armée du Hohenzollern.
En ces jours-là, dans une prison allemande était détenu un homme que les politiciens de la social-démocratie traitaient de fol utopiste et que les juges avaient inculpé de haute trahison. Ce prisonnier écrivait :
« Le résultat des pourparlers de Brest n’est pas nul, même si l’on en vient maintenant à faire la paix par une brutale capitulation. Grâce aux délégués russes, Brest est devenu une tribune révolutionnaire qui retentit loin. Il a dénoncé les puissances de l’Europe centrale, il a décelé l’esprit de brigandage, de mensonge, d’astuce et d’hypocrisie de l’Allemagne. Il a rapporté un verdict écrasant sur la politique de paix de la majorité allemande (social-démocrate), politique qui n’est pas tellement papelarde que cynique. Il a pu déclencher en différents pays de considérables mouvements de masses. Et son tragique dénouement, l’intervention contre la révolution, a fait tressaillir toute fibre socialiste. On verra quelle sera, pour les triomphateurs d’aujourd’hui, la récolte qui mûrira après ces semailles. Ils n’en seront guère contents. »
(Karl Liebknecht : Politische Aufzeichnungen aus seinem Nachlass. Verlag Die Aktion, 1921, page 51.)
https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/mavie/mv33.htm
LES NÉGOCIATIONS DE PAIX
Lors d’une séance nocturne historique, le IIe Congrès panrusse des Soviets a adopté le décret de paix historique. A cette époque, le pouvoir des Soviétiques ne faisait que se consolider dans les centres les plus importants du pays, alors que le nombre de personnes à l’étranger qui avaient confiance en lui était tout à fait insignifiant. Nous avons adopté les décrets à l’unanimité, mais pour beaucoup, il s’agissait simplement d’une manifestation politique. Les partisans du compromis répétaient à chaque coin de rue que notre résolution ne pouvait conduire à aucun résultat pratique, puisque, d’une part, les impérialistes allemands ne nous reconnaîtraient pas et ne daigneraient même pas discuter avec nous et, d’autre part, , nos alliés nous déclareraient la guerre si nous entamions des négociations de paix séparées. C’est à l’ombre de ces sombres prédictions que nous faisions nos premiers pas vers une paix démocratique universelle. Le décret fut accepté le 8 novembre, alors que Kérensky et Krasnoff étaient aux portes mêmes de Petrograd, et le 20 novembre nous communiquâmes par radio nos propositions pour la conclusion d’une paix générale à nos alliés et à nos ennemis. En guise de réponse, les gouvernements alliés ont adressé, par l’intermédiaire de leurs agents militaires, des remontrances au général Dukhonin, commandant en chef, déclarant que toutes les mesures ultérieures de notre part en faveur de négociations de paix séparées conduiraient aux résultats les plus graves. De notre côté, nous avons répondu le 24 novembre à cette protestation par un manifeste adressé à tous les ouvriers, soldats et paysans, déclarant qu’en aucun cas nous ne devrions permettre à notre armée de verser son sang sur ordre d’une quelconque bourgeoisie étrangère. Nous avons écarté les menaces des impérialistes occidentaux et assumé l’entière responsabilité de notre politique de paix devant la classe ouvrière internationale. Tout d’abord, pour honorer nos engagements antérieurs, nous avons publié les traités secrets et déclaré que nous répudiions tout ce qu’ils contenaient s’opposaient aux intérêts des masses populaires du monde entier. Les gouvernements capitalistes ont essayé de monter nos révélations les uns contre les autres, mais partout les masses populaires nous ont compris et ont apprécié notre action. Pas un seul journal patriotique socialiste, à notre connaissance, n’a osé protester contre ce changement radical opéré par le gouvernement des ouvriers et des paysans dans toutes les méthodes diplomatiques traditionnelles, contre notre rejet de ses intrigues malfaisantes et sans scrupules. Nous avons donné pour but et objectif à notre diplomatie d’éclairer les masses populaires, de leur ouvrir les yeux sur la nature de la politique de leurs gouvernements respectifs et de les fusionner dans une lutte commune contre le système capitaliste bourgeois et dans sa haine. régime. La presse bourgeoise allemande nous accusait de prolonger les négociations, mais les peuples eux-mêmes écoutaient partout avec attention les dialogues de Brest, et ainsi, au cours des deux mois et demi pendant lesquels se déroulèrent les négociations de paix, un service fut rendu au cause de la paix qui a été reconnue même par des ennemis honnêtes.Pour la première fois, la question de la paix a été posée de telle manière qu’elle ne pouvait plus être déformée par des machinations en coulisses.
Le 5 décembre, nous avons signé l’accord de suspension des hostilités sur tout le front, de la Baltique à la mer Noire. Nous avons une nouvelle fois appelé les Alliés à se joindre à nous et à mener avec nous les négociations de paix. Nous n’avons reçu aucune réponse, même si cette fois nos alliés n’ont pas tenté de nous intimider par des menaces. Les négociations de paix ont débuté le 22 décembre, six semaines après l’adoption du décret de paix. Cela montre que les accusations portées contre nous par la presse mercenaire et traître socialiste, selon lesquelles nous n’avions pas essayé de nous entendre avec les Alliés, n’étaient que des mensonges. Pendant six semaines, nous avons continué à les informer de chacune de nos démarches et à les appeler constamment à se joindre à nous dans les négociations de paix. Nous pouvons affronter les peuples de France, d’Italie et de Grande-Bretagne en toute bonne conscience. Nous avons fait tout notre possible pour convaincre les nations belligérantes de se joindre à nous dans les négociations de paix. La responsabilité de nos négociations de paix séparées n’incombe pas sur nous, mais sur les impérialistes occidentaux, ainsi que sur les partis russes qui, depuis le début, prédisaient une mort prochaine du gouvernement ouvrier et paysan et exhortaient les Alliés à ne pas prendre de mesures. sérieusement notre initiative de paix.
Quoi qu’il en soit, le 22 décembre, les négociations de paix ont été ouvertes. Nos délégués ont fait une déclaration de principes définissant les bases d’une paix démocratique générale dans les termes précis du décret du 8 novembre. L’autre parti demanda l’ajournement de la séance ; mais leur reprise était différée, sur la proposition de Kühlmann, de jour en jour. Il était évident que les délégués de la Quadruple Alliance avaient beaucoup de mal à rédiger leur réponse à notre déclaration. Enfin, le 25 décembre, la réponse arriva. Les diplomates de la Quadruple Alliance adhéraient aux formules démocratiques d’une paix sans annexions ni contributions sur le principe de l’autodétermination des nations. Nous pouvions voir clairement qu’il ne s’agissait que d’une fiction. Mais on ne s’y attendait même pas, car l’hypocrisie n’est-elle pas le tribut rendu par le vice à la vertu ? Le fait que les impérialistes allemands aient jugé nécessaire de rendre cet hommage à nos principes démocratiques était, à nos yeux, la preuve de la situation intérieure assez grave de l’Allemagne. Mais même si, dans l’ensemble, nous ne nous faisions aucune illusion quant aux tendances démocratiques de Kühlmann et de Czernin – nous ne connaissions que trop bien la nature des classes dirigeantes allemande et autrichienne – il faut néanmoins admettre franchement que nous n’avons pas On s’attendait à l’époque à ce que les propositions concrètes des impérialistes allemands soient très éloignées des formules que Kühlmann nous a présentées le 25 décembre comme une sorte de plagiat de la révolution russe. En effet, nous ne nous attendions pas à un tel degré d’impudence.
Les masses ouvrières russes furent profondément impressionnées par la réponse de Kühlmann. Ils y lisent la peur des classes dirigeantes des Empires centraux face au mécontentement et à l’impatience croissante des masses en Allemagne. Le 28 décembre, une gigantesque manifestation d’ouvriers et de soldats a eu lieu à Petrograd en faveur d’une paix démocratique. Mais le lendemain matin, nos délégués revinrent de Brest-Litovsk et apportèrent ces exigences prédatrices que Kühlmann avait présentées au nom des empires centraux en guise d’interprétation de ses soi-disant formules démocratiques.
Au premier abord, il peut paraître difficile de comprendre quelles étaient exactement les attentes de la diplomatie allemande lorsqu’elle a présenté ses formules démocratiques pour, deux ou trois jours plus tard, révéler ses appétits brutaux. Les débats théoriques sur ces formules démocratiques, initiés pour la plupart par Kühlmann lui-même, peuvent également sembler être une affaire plutôt risquée. Il aurait dû être clair dès le début que sur ce champ de bataille, la diplomatie des empires centraux ne pouvait guère gagner de lauriers. Mais le secret de la conduite diplomatique de Kühlmann résidait dans le fait qu’il était profondément convaincu que nous serions prêts à jouer en duo avec lui. L’orientation de sa pensée était à peu près la suivante : la Russie doit connaître la paix. Les bolcheviks ont accédé au pouvoir grâce à leur lutte pour la paix. Les bolcheviks voulaient rester au pouvoir. Cela n’était possible qu’à une condition : la conclusion de la paix. Il est vrai qu’ils s’étaient engagés dans un programme de paix démocratique précis. Mais à quoi servaient les diplomates, sinon à déguiser le noir en blanc ? Eux, les Allemands, faciliteraient la situation des bolcheviks en cachant leur butin et leur pillage sous une formule démocratique. La diplomatie bolchevique aurait des raisons suffisantes pour ne pas vouloir approfondir trop profondément l’essence politique de leurs formules alléchantes, ou plutôt pour ne pas la révéler aux yeux du monde. En d’autres termes, Kühlmann espérait parvenir à un accord tacite avec nous. Il nous rembourserait selon notre belle formule, et nous lui donnerions la possibilité d’obtenir des provinces et des nationalités entières au profit des empires centraux sans aucune protestation de notre part. Aux yeux des classes ouvrières allemandes, cette annexion violente recevrait donc la sanction de la Révolution russe. Lorsque, au cours des négociations, nous avons clairement indiqué qu’il ne s’agissait pas de formules creuses et de paravents dissimulant un marché secret, mais des fondements démocratiques de la cohabitation des nations, Kühlmann a considéré cela comme une violation malveillante d’un accord tacite. Il ne bougerait pour rien au monde de sa formule du 25 décembre. S’appuyant sur sa logique bureaucratique et juridique raffinée, il a fait de son mieux pour prouver au monde qu’il n’y avait aucune différence entre le noir et le blanc et que c’était uniquement à cause de notre volonté malveillante que nous insistions là-dessus.
Le comte Czernin, représentant de l’Autriche-Hongrie, joua dans ces négociations un rôle que personne ne qualifierait d’impressionnant ou de digne. Il seconda maladroitement et entreprit, dans les moments critiques, de faire, au nom de Kühlmann, les déclarations les plus violentes et les plus cyniques. En revanche, le général Hoffman introduisait souvent une note des plus rafraîchissantes dans les négociations. Sans faire semblant d’éprouver une grande sympathie pour les subtilités diplomatiques de Kühlmann, le général Hoffman a frappé à plusieurs reprises avec sa botte de soldat sur la table, au cours de laquelle se déroulaient les débats juridiques les plus complexes. Pour notre part, nous n’avions aucun doute que, dans ces négociations, la botte du général Hoffman était la seule réalité sérieuse.
La présence des représentants de la Kieff Rada aux négociations était un atout majeur entre les mains de Kühlmann. Pour la classe moyenne inférieure ukrainienne, alors au pouvoir, sa « reconnaissance » par les gouvernements capitalistes d’Europe semblait la chose la plus importante au monde. Au début, la Rada avait proposé ses services aux impérialistes alliés et obtenu d’eux de l’argent de poche. Elle envoya alors des délégués à Brest-Litovsk pour obtenir des gouvernements austro-allemands, dans le dos des peuples de Russie, la reconnaissance de leur naissance légitime. A peine les diplomates de Kieff s’étaient-ils engagés sur la voie des relations « internationales » qu’ils manifestaient la même vision et le même niveau moral qui étaient jusqu’alors un trait caractéristique des petits politiciens balkaniques. MM. Kühlmann et Czernin ne se faisaient évidemment aucune illusion quant à la solvabilité du nouveau partenaire dans les négociations. Mais ils comprirent très justement que, grâce à la participation des délégués de Kieff, le jeu allait devenir plus compliqué, mais aussi plus prometteur pour eux. Lors de sa première apparition à Brest-Litovsk, la délégation de Kieff a défini l’Ukraine comme une partie intégrante de la République fédérale de Russie naissante. Cela constituait un embarras évident pour les diplomates des puissances centrales, dont le principal souci était de transformer la République russe en une nouvelle péninsule balkanique. Lors de leur deuxième comparution, les diplomates de la Rada ont déclaré, sous la dictée de la diplomatie austro-allemande, qu’à partir de ce moment l’Ukraine ne souhaitait plus faire partie de la Fédération de Russie et constituerait désormais une République indépendante.
Afin de donner aux lecteurs une idée claire de la situation dans laquelle se trouvait le gouvernement soviétique à la dernière étape des négociations de paix, je crois utile de reproduire ici les principaux passages du discours prononcé par l’auteur de ces lignes, ainsi que le Commissaire du Peuple aux Affaires Etrangères, à la séance du Comité Exécutif Central du 27 février 1918.
LE DISCOURS DU COMMISSAIRE DU POPULATION AUX AFFAIRES ÉTRANGÈRES
« Camarades, la Russie des Soviétiques doit non seulement construire le nouveau, mais aussi résumer les résultats du passé et, dans une certaine mesure – dans une très large mesure même – régler les anciens comptes, surtout les comptes de la guerre actuelle qui dure maintenant depuis trois ans et demi. La guerre a mis à l’épreuve les ressources économiques des nations belligérantes. Le sort de la Russie, pays pauvre et arriéré, était une guerre d’usure prédéterminée dès le début. Dans le puissant conflit des machines militaires, le rôle décisif appartenait, en dernier ressort, à la capacité des nations respectives à adapter leur industrie dans le plus bref délai possible et à produire ainsi encore et encore, avec une rapidité toujours croissante et dans des délais toujours plus courts. des quantités toujours croissantes, des moteurs de destruction qui se sont épuisés en un rien de temps dans ce terrible massacre de nations. Au début de la guerre, tous les pays, ou presque, même les plus arriérés, pouvaient posséder de puissants engins de destruction, puisque ces machines pouvaient être obtenues de l’étranger. Tous les pays arriérés en possédaient, y compris la Russie. Mais la guerre épuise bientôt son capital mort, à moins qu’il ne soit constamment reconstitué. La puissance militaire de chaque pays entraîné dans le tourbillon de la guerre mondiale se mesurait à sa capacité à fabriquer des canons, des obus et d’autres engins de destruction par ses propres moyens pendant la guerre elle-même. Si la guerre avait résolu en très peu de temps la question de l’équilibre des forces, la Russie aurait pu, en théorie, se retrouver du côté des vainqueurs. Mais la guerre s’est prolongée, et ce n’est pas par hasard. Le simple fait qu’au cours du demi-siècle précédent toute la politique internationale ait été réduite à l’établissement de ce qu’on appelle l’équilibre des forces, que l’EI, à la plus grande égalisation possible des forces militaires des adversaires, était tenu, aux yeux de l’opinion publique, de la force et la richesse des nations capitalistes modernes, pour faire de la guerre une affaire prolongée. Le résultat a été avant tout l’épuisement des pays les plus pauvres et les moins développés économiquement.
L’Allemagne s’est avérée être le pays le plus puissant au sens militaire, grâce au développement puissant de son industrie et à la structure nouvelle, rationnelle et moderne de cette industrie, parallèlement à la structure archaïque de son État. La France, avec son système économique largement basé sur une petite production, s’est avérée très en retard sur l’Allemagne, tandis que même un empire colonial aussi puissant que l’Angleterre s’est montré plus faible que l’Allemagne, en raison du caractère plus conservateur et routinier de ses industries. Lorsque la volonté de l’Histoire a appelé la Russie révolutionnaire à entamer des négociations de paix, nous n’avions aucun doute que, sans l’intervention de la puissance décisive du prolétariat révolutionnaire mondial, nous aurions à payer intégralement plus de trois ans et demi de guerre. Nous savions parfaitement que l’impérialisme allemand était un ennemi conscient de sa propre force colossale, comme cela s’est manifesté de manière si flagrante dans la guerre actuelle.
Tous les arguments des cliques bourgeoises qui nous répètent sans cesse que nous aurions été incomparablement plus forts si nous avions mené nos négociations de paix en collaboration avec nos Alliés sont fondamentalement faux. Si nous devions poursuivre, dans un avenir lointain, les négociations de paix en collaboration avec les Alliés, nous aurions dû, en premier lieu, poursuivre la guerre ; mais vu à quel point notre pays était épuisé et affaibli, sa continuation, et non sa cessation, aurait conduit à un épuisement et à une ruine encore plus grands. Nous aurions donc dû payer la facture de la guerre dans des conditions encore plus défavorables pour nous. Même si le camp auquel la Russie s’est jointe en raison des intrigues internationales du tsarisme et de la bourgeoisie – le camp, c’est-à-dire à la tête duquel se trouve la Grande-Bretagne – devait sortir de la guerre complètement victorieux (en admettant pour le moment cette situation plutôt éventualité improbable), il ne s’ensuit pas, camarades, que notre pays en serait également sorti victorieux, puisque la Russie, à l’intérieur de ce camp victorieux, aurait été encore plus épuisée et ruinée par une guerre interminable qu’elle ne l’est aujourd’hui. Les maîtres de ce camp, qui auraient récolté tous les fruits de la victoire – c’est-à-dire l’Angleterre et l’Amérique – auraient, dans leur traitement envers notre pays, fait preuve des mêmes méthodes que celles employées par l’Allemagne lors des négociations de paix. Il serait absurde et puéril, lorsqu’on évalue la politique des pays impérialistes, de partir d’autres prémisses que leur simple intérêt personnel et leur force matérielle. Par conséquent, si nous, en tant que nation, sommes aujourd’hui affaiblis face au monde impérialiste, nous le sommes bien. non pas parce que nous avons rompu avec le cercle enflammé de la guerre après avoir auparavant secoué les chaînes des obligations militaires internationales – non, nous sommes affaiblis par la même politique du tsarisme et des classes bourgeoises contre laquelle nous avons lutté, en tant que parti révolutionnaire, tous deux auparavant. et pendant la guerre.
Vous vous souvenez, camarades, des conditions dans lesquelles nos délégués se sont rendus la dernière fois à Brest-Litovsk, directement d’une des séances du IIIe Congrès panrusse des Soviets. Nous vous avions alors informé de l’état des négociations et des exigences de l’ennemi. Ces revendications, comme vous vous en souvenez sans doute, se résumaient à des revendications annexionnistes déguisées, ou plutôt semi-déguisées, sur la Lituanie, la Courlande, une partie de la Livonie, les îles Moon Sound, et à une indemnité semi-masquée que nous évaluions alors à six à huit ou voire dix milliards de roubles. Dans l’intervalle, qui a duré dix jours, de graves troubles ont éclaté en Autriche et des grèves ont eu lieu parmi les masses laborieuses – le premier acte de reconnaissance de nos méthodes de conduite des négociations de paix par le prolétariat des puissances centrales face à l’Allemagne. des revendications annexionnistes de l’impérialisme allemand. Combien misérables sont les allégations de la presse bourgeoise selon laquelle il nous a fallu deux mois de conversation avec Kühlmann avant de découvrir que les impérialistes allemands exigeraient des conditions de voleurs. Non, nous le savions avant. Mais nous avons essayé de faire de nos « conversations » avec les représentants de l’impérialisme allemand un moyen de renforcer les forces qui luttaient contre lui. Nous n’avons promis aucun miracle à cet égard, mais nous avons affirmé que notre voie était la seule qui restait encore à la disposition de la démocratie révolutionnaire pour assurer les chances de son développement ultérieur.
« On peut se plaindre de ce que le prolétariat des autres pays, notamment celui des empires centraux, passe trop lentement à une lutte révolutionnaire ouverte. Oui, le rythme de sa progression est beaucoup trop lent. Mais en Autriche-Hongrie, nous avons assisté à un mouvement qui a pris les proportions d’un événement national et qui était une conséquence directe et immédiate des négociations de Brest-Litovsk.
Avant de partir d’ici, nous avons discuté de la question ensemble et nous avons dit que nous n’avions aucune raison de croire que cette vague balayerait le militarisme austro-hongrois. Si nous avions été convaincus du contraire, nous aurions certainement donné l’engagement si ardemment exigé de nous par certaines personnes, à savoir que nous ne signerions jamais de traité séparé avec l’Allemagne. J’ai dit à l’époque qu’il nous était impossible de prendre un tel engagement, car cela équivaudrait à nous engager à vaincre l’impérialisme allemand. Nous avions entre nos mains le secret d’une telle victoire et, dans la mesure où nous ne pouvions pas nous engager à modifier l’équilibre et la corrélation des puissances mondiales dans un laps de temps très court, nous avons déclaré ouvertement et honnêtement que le gouvernement révolutionnaire pourrait , dans certaines circonstances, être contraint d’accepter une paix annexionniste. Car ce n’était pas l’acceptation d’une paix imposée par le cours des événements, mais une tentative d’en cacher le caractère prédateur à notre propre peuple qui aurait été le début de la fin du gouvernement révolutionnaire.
Nous indiquions en même temps que nous partions pour Brest afin de poursuivre les négociations dans des circonstances qui semblaient de plus en plus favorables pour nous et moins avantageuses pour nos adversaires. Nous observions les événements en Autriche-Hongrie et diverses circonstances nous faisaient penser que, comme l’ont laissé entendre les porte-parole socialistes au Reichstag, l’Allemagne était à la veille d’événements similaires. Tels étaient nos espoirs, et puis, au cours des premiers jours de notre nouveau séjour à Brest, la radio nous apporta via Vilna la première nouvelle qu’un formidable mouvement de grève avait éclaté à Berlin, qui, comme le mouvement en Autriche-Hongrie, était le résultat direct des négociations de Brest-Litovsk. Mais, comme cela arrive souvent, en raison du caractère « dialectique » et à double tranchant de la lutte des classes, c’est justement ce puissant mouvement du mouvement prolétarien, tel que l’Allemagne n’en avait jamais vu auparavant, qui a suscité l’excitation des classes possédantes et du mouvement prolétarien. les a amenés à resserrer les rangs et à adopter une attitude plus inconciliable. Les classes dirigeantes allemandes ne sont que trop imprégnées de l’instinct de conservation et elles ont compris que toute concession, même partielle, dans de telles circonstances, alors qu’elles étaient pressées par les masses de leur propre peuple, équivaudrait à une capitulation devant l’idée de révolution. C’est pourquoi, après la première période des conférences, alors que Kühlmann avait délibérément retardé les négociations, soit en ajournant les séances, soit en les gaspillant sur des questions mineures de forme, il, dès que la grève fut réprimée et ses maîtres, il se sentit , étaient pour le moment hors de danger, retrouvait ses anciens accents de pleine confiance en lui et redoublait d’agressivité. Nos négociations sont devenues compliquées en raison de la participation de la Kieff Rada. Nous avons rapporté les faits de l’affaire la dernière fois. Les délégués de la Rada sont apparus à une époque où la Rada représentait encore une organisation assez forte en Ukraine et où l’issue de la lutte n’était pas encore tranchée. A ce moment précis, nous avons proposé officiellement à la Rada de conclure avec nous un accord définitif, dont le terme principal était notre exigence que la Rada proclame Kaledin et Korniloff ennemis de la Révolution et s’abstienne de s’immiscer dans notre lutte contre eux. Les délégués de Kieff arrivèrent au moment où nous nourrissions l’espoir de nous mettre d’accord avec lui sur les deux points. Nous avions déjà clairement fait savoir à la Rada que, tant qu’elle serait reconnue par le peuple ukrainien, nous devions l’admettre aux négociations en tant que membre indépendant de la Conférence. Mais à mesure que les choses évoluaient en Russie et en Ukraine et que l’antagonisme entre les masses démocratiques et la Rada devenait de plus en plus profond, la Rada était également plus disposée à conclure une sorte de paix avec les puissances centrales et, si nécessaire. ,inviter l’impérialisme allemand à intervenir dans les affaires intérieures de la République ukrainienne afin de soutenir la Rada contre la révolution russe.
Le 9 février, nous apprenions que les négociations de paix entre la Rada et les puissances centrales s’étaient achevées avec succès dans notre dos. Le 9 février était l’anniversaire du prince Léopold de Bavière et, comme c’est la coutume dans les pays monarchiques, l’acte solennel et historique de la signature du traité a été fixé à ce jour de fête – avec l’accord ou non de la Rada, nous ne le savons pas. Le général Hoffman fit tirer un salut d’artillerie en l’honneur de Léopold de Bavière, après avoir demandé au préalable la permission aux Ukrainiens, car, selon ce traité, Brest-Litovsk avait été incorporée à l’Ukraine.
Cependant, au moment même où le général Hoffman demandait à la Rada de Kieff l’autorisation de tirer un salut en l’honneur du prince Léopold, les événements étaient si avancés qu’à l’exception de Brest-Litovsk, il ne restait que peu de territoires sous l’autorité de la Rada. . Sur la base des télégrammes que nous avions reçus de Petrograd, nous informâmes officiellement les délégués des puissances centrales que la Kieff Rada n’existait plus, ce qui n’était en aucune manière sans importance pour le déroulement des négociations de paix. Nous proposâmes au comte Czernin d’envoyer des représentants, accompagnés de nos officiers, sur le territoire de l’Ukraine, afin de voir sur place si sa co-partenaire, la Kieff Rada, existait encore ou non. Czernin parut d’abord bondir sur l’idée, mais lorsque nous posâmes la question de savoir si le traité avec la délégation de Kieff ne serait signé qu’après le retour de ses messagers, il commença à hésiter et promit de consulter Köllhmann, et ce faisant, , nous a envoyé une réponse négative. C’était le 8 février, et le lendemain ils furent obligés de signer le traité. Cela ne tolérait aucun retard, non seulement en raison de l’anniversaire du prince Léopold, mais aussi en raison d’une circonstance plus grave, que Kühlmann avait bien entendu expliqué à Czernin : « Si nous envoyons maintenant nos représentants en Ukraine, ils pourraient constater que la Rada n’existe plus, et nous n’aurions alors affaire qu’aux délégués russes ; ce qui bien sûr contrecarrerait considérablement nos chances de participer aux négociations. » Les délégués austro-hongrois nous ont dit : « Laissez de côté la question de principe, posez le problème sur une base pratique – alors les délégués allemands essaieront de vous rencontrer. Il est impossible que les Allemands désirent poursuivre la guerre pour le bien, par exemple, des îles Moon Sound, si vous formulez vos revendications de manière plus concrète... » Nous répondîmes : « Très bien, nous sommes prêts à tester la conciliation. attitude de vos collègues, les délégués allemands. Jusqu’à présent, nous avons discuté de la question du droit à l’autodétermination des Lituaniens, des Polonais, des Lettons, des Estoniens, etc., et avons élucidé le fait qu’il n’y a aucune chance pour l’autodétermination de ces petites nations. Voyons maintenant quel type d’autodétermination vous comptez accorder au peuple russe, et quels sont les plans et dispositifs militaires stratégiques derrière votre prise des îles de la Lune. Les îles de la Lune, faisant partie de la République d’Estonie et appartenant à la République fédérale de Russie, ont une valeur défensive, tandis qu’aux mains de l’Allemagne, elles constituent un moyen offensif et constituent une menace pour les centres les plus vitaux de notre pays, en particulier à Pétrograd. Mais, bien entendu, Hoffman n’avait pas la moindre intention de faire la moindre concession. Puis vint le moment décisif. Nous ne pouvions pas déclarer la guerre – nous étions trop faibles. L’armée était dans un état de dissolution interne complète.Pour sauver notre pays de la ruine, il fallait rétablir l’organisation interne des masses travailleuses. Cette union morale ne pouvait s’établir que par un travail constructif dans les villages, à l’atelier et à l’usine. Les masses, qui avaient enduré les souffrances colossales et les expériences catastrophiques de la guerre, devaient être ramenées aux champs et aux usines, où elles pourraient être rajeunies moralement et physiquement par le travail et ainsi pouvoir créer la discipline interne nécessaire. Il n’y avait pas d’autre voie de salut pour notre pays, qui devait payer le prix des péchés commis par le tsarisme et la bourgeoisie. Nous avons été contraints de sortir de la guerre et de sortir notre armée du massacre. En même temps, nous déclarions en face à l’impérialisme allemand : « Les conditions de paix que vous nous forcez à accepter sont celles de la violence et du pillage. Nous ne pouvons pas permettre à vous, diplomates, de dire aux travailleurs allemands : « Vous avez qualifié nos revendications d’annexionnistes ; regardez, ces revendications ont été signées par la révolution russe ! Oui, nous sommes faibles, "nous ne pouvons pas lutter actuellement, mais nous avons assez de courage révolutionnaire pour vous dire que nous ne signerons jamais de notre plein gré les termes que vous écrivez avec votre épée sur le corps des peuples vivants". . » Nous avons refusé de signer et je crois, camarades, que nous avons agi comme nous aurions dû agir.
Camarades, je ne veux pas dire qu’une nouvelle avancée des Allemands contre nous soit hors de question. Une telle déclaration serait trop risquée, compte tenu de la puissance du parti impérialiste allemand. Mais je pense que par la position que nous avons adoptée sur cette question, nous avons fait de tout progrès une affaire très embarrassante pour les militaristes allemands. Que se passerait-il s’ils avançaient néanmoins ? Il n’y a qu’une seule réponse à cette question. S’il est encore possible de relever le moral des éléments les plus révolutionnaires et les plus sains de notre pays épuisé et réduit dans une situation désespérée, s’il est encore possible pour la Russie de se lever pour défendre notre Révolution et les territoires de la Révolution , cela n’est possible qu’en raison de la situation actuelle, en raison de notre sortie de la guerre et de notre refus de signer le traité de paix.
LA DEUXIÈME GUERRE ET LA SIGNATURE DE LA PAIX.
Le gouvernement allemand, dans les premiers jours qui suivirent la rupture des négociations, hésita, ne sachant trop quelle décision prendre. choisir. Les hommes politiques et les diplomates pensaient apparemment que l’essentiel était accompli et qu’il n’y avait pas lieu de courir après nos signatures. Mais les militaires étaient prêts en toutes circonstances à briser le cadre défini par le gouvernement allemand dans le traité de Brest-Litovsk. Le professeur Kriege, conseiller de la délégation allemande, a déclaré à l’un de nos délégués que, dans les conditions actuelles, il ne pouvait être question d’une nouvelle offensive allemande contre la Russie. Le comte Mirbach, alors chef de la mission allemande en Russie, partit pour Berlin en nous assurant qu’un accord satisfaisant sur l’échange de prisonniers avait été trouvé. Mais tout cela n’empêcha pas le général Hoffman d’annoncer, le cinquième jour après la rupture des négociations, la fin de l’armistice, le préavis de sept jours étant antidaté par lui à compter du jour de la dernière séance à Brest. Il serait vraiment déplacé de perdre du temps ici, dans une juste indignation face à cet acte déshonorant, car cela n’est que conforme à la moralité diplomatique et militaire générale de toutes les classes dirigeantes.
La nouvelle offensive allemande se développa dans des conditions meurtrières pour la Russie. Au lieu du préavis convenu de sept jours, nous n’avons eu que deux jours. Cela sema la panique dans les rangs de l’armée, déjà en état de dissolution chronique. Il ne pouvait guère être question de résistance. Les soldats ne croiraient pas que les Allemands avanceraient après que nous ayons déclaré la fin de l’état de guerre. La retraite paniquée paralysa même la volonté des régiments individuels qui étaient prêts à prendre position de combat. Dans les quartiers ouvriers de Petrograd et de Moscou, l’indignation face à l’attaque perfide et véritablement flibustière des Allemands ne connaissait pas de limites. Les ouvriers étaient prêts, dans ces jours et ces nuits tragiques, à s’enrôler dans l’armée par dizaines de milliers. Mais l’organisation nécessaire était loin derrière. Certains détachements de partisans, pleins d’enthousiasme, se rendirent compte de leur impuissance dès la première rencontre sérieuse avec les troupes régulières allemandes, et cela fut bien sûr suivi d’une nouvelle dépression de moral. La vieille armée, depuis longtemps blessée à mort, tombait en morceaux et ne faisait que bloquer toutes les voies et tous les détours. La nouvelle armée, en revanche, se dressait beaucoup trop lentement, au milieu de l’épuisement général et de la terrible dislocation de l’industrie et des transports. Le seul véritable obstacle sérieux sur le chemin de l’avancée allemande était les énormes distances.
L’Autriche-Hongrie avait surtout les yeux tournés vers l’Ukraine. Par l’intermédiaire de ses délégués, la Rada avait demandé directement aux Empires centraux une aide militaire contre les Soviétiques, qui avaient alors obtenu une victoire complète dans toute l’Ukraine. De cette manière, la démocratie de la petite bourgeoisie ukrainienne, dans sa lutte contre les ouvriers et la paysannerie les plus pauvres, avait volontairement ouvert les portes à l’invasion étrangère.
Au même moment, le gouvernement de Svinhufvud recherchait l’aide des baïonnettes allemandes contre le prolétariat finlandais. Le militarisme allemand assumait très ouvertement, face au monde entier, le rôle d’exécuteur de la révolution ouvrière et paysanne russe.
Dans les rangs de notre parti, une discussion animée a éclaté sur la question de savoir si nous devions, dans de telles conditions, nous soumettre à l’ultimatum allemand et signer un nouveau traité qui – nous en étions tous convaincus – contiendrait des conditions bien plus lourdes que celles que nous avions imposées. avait été offert à Brest-Litovsk. Les représentants d’une école de pensée considéraient qu’à l’heure actuelle, alors que les Allemands intervenaient effectivement dans les luttes internes sur le territoire de la République russe, il était impensable de faire la paix dans une partie de la Russie et de rester passifs dans le nord. et au sud, les troupes allemandes établissaient un régime de dictature bourgeoise. Une autre école de pensée, à la tête de laquelle se trouvait Lénine, affirmait que chaque répit, chaque répit, aussi court soit-il, serait de la plus grande valeur pour la consolidation intérieure de la Russie et pour le rétablissement de sa capacité d’autodéfense. Après que notre incapacité absolue à nous défendre à l’heure actuelle contre les attaques de l’ennemi ait été démontrée si tragiquement devant le pays tout entier et le monde entier, notre conclusion de la paix serait partout comprise comme un acte qui nous est imposé par la cruelle loi du la corrélation des forces. Ce serait une pure puérilité de baser notre action sur une morale révolutionnaire abstraite. La question en question n’était pas de savoir comment périr avec honneur, mais comment, en fin de compte, nous pourrions vivre jusqu’à la victoire. La révolution russe veut vivre, doit vivre et doit par tous les moyens refuser de se laisser entraîner dans une bataille au-delà de ses forces ; elle doit gagner du temps dans l’espoir que le mouvement révolutionnaire occidental vienne à son aide. L’impérialisme allemand était toujours aux prises avec le militarisme britannique et américain. Ce n’est que pour cette raison qu’il fut possible de conclure la paix entre l’Allemagne et la Russie. Nous ne devons pas laisser passer cette opportunité. Le bien-être de la Révolution était la loi suprême. Il nous fallait accepter la paix que nous n’osions refuser et gagner du temps pour un travail intensif à l’intérieur, y compris la reconstruction de notre armée.
Au congrès du Parti communiste, comme au IVe congrès des soviets, les partisans de la paix étaient majoritaires. Beaucoup de ceux qui, en janvier, s’étaient opposés à la signature du traité de paix de Brest, sont désormais favorables à la paix. « A cette époque, disaient-ils, notre signature aurait été comprise par les ouvriers britanniques et français comme une misérable capitulation sans aucune tentative pour l’éviter ; Même les basses insinuations des chauvins anglo-français sur un accord secret entre le gouvernement soviétique et les Allemands auraient pu rencontrer une certaine acceptation dans certaines sections des travailleurs d’Europe occidentale, si nous avions alors signé le traité de paix. Mais après notre refus de signer, après la nouvelle offensive allemande contre nous, après notre tentative de résistance, après que notre faiblesse militaire ait été démontrée au monde entier avec une si terrible clarté, personne n’osera nous reprocher d’avoir capitulé sans combattre. » Le traité de Brest-Litovsk, la deuxième édition, plus onéreuse, fut dûment signé et ratifié.
Pendant ce temps, en Ukraine et en Finlande, les bourreaux poursuivaient leur sinistre travail, menaçant de plus en plus les centres les plus vitaux de la Grande Russie. Ainsi, la question de l’existence même de la Russie en tant que pays indépendant est devenue indissolublement liée à la question d’une révolution européenne.
CONCLUSION
Lorsque notre parti prenait les rênes du gouvernement, nous savions d’avance « quelles difficultés nous rencontrerions sans aucun doute sur notre chemin. Économiquement, le pays avait été épuisé par la guerre au dernier degré. La Révolution avait détruit l’ancien appareil administratif sans avoir eu la possibilité d’en créer un nouveau à sa place. Des millions de travailleurs ont été arrachés de force à la vie économique du pays, expulsés de leur classe et brisés moralement et mentalement par trois années de guerre. Une industrie de guerre colossale, reposant sur une base économique insuffisamment développée, avait aspiré l’essence même de la nation, et sa démobilisation présentait les plus grandes difficultés. Les phénomènes indissociables de l’anarchie économique et politique s’étaient largement répandus dans tout le pays. La paysannerie russe était depuis des siècles soudée par la discipline barbare de la terre et courbée d’en haut par la discipline de fer du tsarisme. L’état de notre développement économique a miné l’une des disciplines et la Révolution a détruit l’autre. Psychologiquement, la Révolution signifiait un réveil de l’individualité humaine dans les masses paysannes. La forme anarchique sous laquelle s’exprima cette prise de conscience n’était que le résultat inévitable de la répression précédente. On ne pourra parvenir à l’instauration d’un nouvel ordre de choses, fondé sur le contrôle de la production par les producteurs eux-mêmes, que par une délivrance intérieure générale des formes anarchiques de la Révolution.
D’un autre côté, les classes possédantes, bien qu’évincées du pouvoir, refusent d’abandonner leurs positions sans combattre. La Révolution a posé avec acuité la question de la propriété privée de la terre et des moyens de production, c’est-à-dire la question. de la vie et de la mort des classes exploiteuses. Politiquement, cela signifie une guerre civile acharnée constante – parfois secrète, parfois ouverte. A son tour, la guerre civile entraîne nécessairement des tendances anarchistes dans le mouvement des masses laborieuses.
Compte tenu de la dislocation des finances, de l’industrie, des transports et de l’approvisionnement alimentaire, une guerre civile prolongée est donc vouée à causer de gigantesques difficultés dans le travail constructif de l’organisation. Néanmoins, le régime soviétique a parfaitement le droit d’envisager l’avenir avec confiance. Seulement un inventaire exact des ressources du pays ; seulement un plan national universel d’organisation de la production ; seule une distribution prudente et économique de tous les produits peut sauver le pays. Et ce n’est que du socialisme. Soit une descente à l’état de simple colonie, soit une transformation socialiste, telle est l’alternative qui se présente à notre pays.
Cette guerre a sapé les fondements du monde capitaliste tout entier, et c’est là que réside notre force invincible. L’anneau impérialiste qui nous étouffe sera brisé par une révolution prolétarienne. Nous n’en doutons pas plus un instant que nous n’avons jamais douté de la chute finale de Tsardorn au cours des longues décennies de notre travail souterrain.
Lutter, resserrer nos rangs, établir la discipline du travail et un ordre socialiste, augmenter la productivité du travail et ne se laisser rebuter par aucun obstacle, tel est notre mot d’ordre. L’histoire travaille pour nous. Tôt ou tard, une révolution prolétarienne éclatera en Europe et en Amérique, et elle libérera non seulement l’Ukraine, la Pologne, la Lituanie, la Courlande et la Finlande, mais l’humanité tout entière qui souffre.
Souvenirs sur Lénine et les négociations de Brest-Litovsk
Adolphe Joffé
https://www.marxists.org/francais/joffe/works/1927/11/Brest%20Litovsk.pdf
Lire encore :
https://www.marxists.org/francais/cmo/n23/G_Brest-Litovsk_6_corr.pdf
La trahison de la révolution russe a-t-elle commencé avec la signature des accords de Brest-Litovsk comme le prétendent les communistes de gauche tels Boukharine ?