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Textes de Léon Trotsky

dimanche 18 octobre 2009, par Robert Paris

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1921 Cet article reprend un discours prononcé au 3e congrès de l’Internationale Communiste, il fut publié en juin 1921 dans Le Bulletin Communiste.

Œuvres – juin 1921
Léon Trotsky
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La situation économique mondiale

Discours au 3e Congrès de l’Internationale Communiste

13 juin 1921

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Dans nos manifestes des 1er et 2e Congrès, nous avons donné une caractéristique de la situation économique sans entrer néanmoins dans son examen et son analyse détaillée. Depuis lors, il s’est produit certains changements dans le rapport des forces, changement impossible à nier. La question est seulement de savoir si nous avons affaire à un changement radical ou de caractère superficiel. Il faut constater que la bourgeoisie se sent aujourd’hui sinon plus forte qu’il y a un an, du moins plus forte qu’en 1919. Il suffit de parcourir la presse capitaliste la plus influente pendant les derniers mois de cette année pour apporter une série d’extraits éloquents montrant à quel point a diminué sa panique devant le danger universel du communisme, bien qu’elle reconnaisse elle-même que les communistes de petits groupes isolés qu’ils étaient, se sont changés en un grand mouvement de masses. Mais il est une autre source dont on pourrait tirer un caractéristique changement. Prenons, par exemple, la résolution du Parti Communiste de Pologne, adoptée par lui au printemps dernier, lors des élections à la Diète. La modification du rapport des forces politiques y trouve son expression en ce fait que, partout les social-démocrates et les indépendants sont sortis des gouvernements. En Allemagne, ils y entrèrent d’abord sous la pression de l’extérieur. Non moins significatif est le bon voisinage de l’Internationale d’Amsterdam et des Internationales politiques 2 et 2 1/2, mariage à trois qui cependant ne choque en rien aucune des ces trois belles.

Le mouvement révolutionnaire mondial

Les années d’après-guerre sont marquées par un essor inouï du mouvement révolutionnaire. En mars 1917, se produisit le renversement du tsarisme en Russie ; en mai 1917 se développe, en Angleterre, un mouvement gréviste ; en novembre de la même année, le prolétariat russe s’empare du pouvoir gouvernemental. Je ne dissimulerai pas que, à cette époque, la prise du pouvoir dans les autres pays d’Europe nous semblait bien plus proche qu’elle n’est en réalité. En novembre 1918 se produisit le renversement des monarchies allemande et austro-hongroise. Le mouvement gréviste embrasse une série de pays d’Occident. En mars 1919, la République Soviétiste est proclamée en Hongrie. Depuis la fin de 1919, les Etats-Unis sont bouleversés par les grèves orageuses des métallurgistes, des mineurs et des cheminots. La France atteint l’apogée de sa tension politique intérieure en mai 1920. En Italie se développe en septembre 1920, un mouvement du prolétariat pour prendre possession des usines. Le prolétariat tchèque, en décembre 1920, recourt à la grève générale politique. En mars 1921 se soulèvent les ouvriers de l’Allemagne centrale, et les mineurs anglais commencent leur grève gigantesque.

L’année écoulée a été également marquée par des défaites de la classe ouvrière. En août 1920 se termina malheureusement l’offensive de l’Armée Rouge sur Varsovie. En septembre 1920 demeura sans résultats le mouvement du prolétariat Italien. Si M. Turati déclare que ce mouvement a échoué parce que les ouvriers italiens n’étaient pas mûrs pour s’emparer de l’industrie et la diriger, nous sommes obligés de constater avec regret que le mouvement italien ne s’est pas encore débarrassé de M. Turati et des turatistes. De même se termina sans succès immédiat l’insurrection des ouvriers allemands en mars 1921.
Tout cela conduit M. Otto Bauer à cette conclusion que les Communistes ont fait faillite, car, d’après lui, ils avaient parié, avec la Seconde Internationale, que la Révolution aurait lieu sinon en 1918, du moins en 1919. La fixation de cette date contiendrait même, d’après lui, tout le sens du communisme, en le différenciant des tendances réformistes et opportunistes.

Néanmoins, la question se pose à l’Internationale Communiste et à toute la classe ouvrière, de savoir dans quelle mesure les relations politiques nouvelles entre la bourgeoisie et le prolétariat correspondent à la réalité du rapport des forces. Y a-t-il des raisons valables de croire que les secousses politiques et les luttes de classes céderont la place à une époque prolongée de restauration et de croissance du capitalisme ? Ne s’ensuit-il pas de là la nécessité de réviser le programme et la tactique de l’Internationale Communiste ?

La situation mondiale

En passant à l’examen et à l’analyse de la situation économique, je voudrais noter que c’est là une tâche extrêmement complexe et difficile, car la statistique même qui doit être à la base d’une analyse semblable porte les traces du chaos économique qui règne actuellement. Malgré tout, les chiffres en notre possession doivent nous donner une certaine idée de la situation économique générale.
Dans l’agriculture, si on compare la récolte de 1920 avec la moyenne des cinq années précédent la guerre, on voit qu’elle n’est pas inférieure. Mais si on prend seulement l’Europe, la récolte de 1920 est de 120 millions de quintaux inférieure, l’Amérique fournissant au contraire un excédent équilibrant le déficit européen.

On peut en dire autant dans l’ensemble de l’élevage. Si on considère que la population de l’Europe a augmenté de 80 millions par rapport à celle d’avant-guerre, malgré les pertes colossales de cette période et que les stocks de blé ont diminué de 120 millions de quintaux, on voit se dessiner avec des contours frappants le fait de l’appauvrissement de l’humanité par rapport à la période précédente.

Si on prend les mines, le tableau est le même, mais encore plus net. La récolte mondiale de charbon en 1920 donne seulement 75% de 1913. Le déficit est de 18% pour l’Europe, tandis que l’Amérique augmente ses extractions de 13%. Le fer et les autres branches principales d’industrie fournissent un tableau analogue.

Si nous entreprenons d’examiner la situation économique non plus du monde entier dans son ensemble, mais de tel ou tel pays particulier, l’appauvrissement résultant de la guerre ressort encore plus clairement. La richesse nationale de toutes les puissances belligérantes était pendant la guerre de 2 400 000 000&nbps;000 de marks en or et leur revenu national annuel de 300 milliards. La guerre a anéanti, d’après les calculs d’économistes autorisés au moins la moitié de toute la richesse nationale de ces Etats. Si l’on considère que la guerre n’a pas pu affecter qu’un tiers environ des revenus nationaux annuels, nous constatons le fait que la richesse nationale des pays belligérants avait diminué en 1919 d’un tiers au moins et devait donc être évaluée à 1.800 milliards de marks or au maximum. Par contre, on constate une inflation extraordinaire du papier-monnaie. De 28 milliards de marks avant la guerre, elle est montée à 300 milliards, soit plus du décuple. Cette dernière circonstance exprime la vérité que le revenu nationale a diminué, dans une proportion moindre cependant que la richesse nationale. Par suite de l’exaspération jusqu’alors inouïe des antagonismes intérieurs de la société capitaliste, ce processus a pris l’apparence extérieure d’un enrichissement. L’Etat a lancé emprunts sur emprunts, inondant le marché de papier-monnaie destiné à combler les pertes matérielles qui ne sont que trop réelles.

Pendant ce temps, les installations mécaniques s’usaient sans être renouvelées. Le capital fictif augmentait dans la même mesure dans laquelle l’équipement matériel se détruisait. Le système de crédit devenait un moyen pour mobiliser la richesse nationale en vue de la guerre.

Ce qui caractérise le mieux ce processus d’appauvrissement, c’est l’acuité de la crise des logements dans tous les pays participant à la guerre. Le bâtiment est une des branches les plus importantes de l’économie nationale, et il a été entièrement délaissé.
Cet appauvrissement de l’humanité est inégalement réparti selon les pays. D’un côté se trouve la Russie, à l’autre pôle sont les Etats-Unis. Mais il faut parler de la part de la Russie comme étape non capitaliste. C’est pourquoi la première place dans notre revue sera occupée par l’Allemagne.

La situation économique actuelle de l’Allemagne est caractérisée avec assez de relief par les chiffres de Richard Calver, dans son livre sur la faillite gouvernementale. Si la valeur des richesses matérielles produites en Allemagne en 1917 était évaluée à 11,3 millions d’unité de travail, elle ne vaut plus maintenant que 5,8 millions, c’est-à-dire 42% d’avant-guerre. Dans le domaine de l’agriculture, la récolte d’avant-guerre (15 millions de tonnes) est réduite en 1919 à 6,6 et en 1920 à 5,2. Dans le domaine de l’élevage, Calver constate de même un empirement de moitié. La dette nationale de l’Allemagne a atteint 250 milliards de marks or. La quantité de papier-monnaie a augmenté de plus de 16 fois, et la valeur réelle du mark ne dépasse pas 7 pfennigs d’avant-guerre. La richesse nationale, estimée avant la guerre à 225 milliards de marks or, est aujourd’hui réduite à 100. Le revenu national, au lieu de 40 milliards, est estimé à 16, soit un appauvrissement de 60%. L’Allemagne, déclare Calver, est aujourd’hui plus pauvre que vers 1895, au début de l’époque du « Sturm und Drang » du capitalisme. L’obligation des soi disant réparations, qui ne sont qu’une contribution déguisée, coûte à l’Allemagne 2 milliards de marks or chaque année. C’est pourquoi il n’y a rien d’étonnant à ce que Calver constate l’impossibilité complète pour ce pays de rétablir le rapport normal entre le mark or et les finances gouvernementales, et qualifie la situation de l’Allemagne comme la banqueroute générale de l’Etat. En Allemagne, dans ces derniers temps, on parle et on écrit beaucoup sur la banqueroute nationale au point de vue économique, politique, philosophique, moral, etc. Avec morale ou sans morale, ces messieurs n’échapperont pas à la banqueroute.

Il est infiniment plus difficile de parler de la France. C’est là que les chiffres sont les plus cachés et les plus menteurs, quand par hasard on les fournit. Le revenu national de la France peut être estimé de la façon suivante. La quantité du bétail a diminué d’environ 5 millions de têtes, celle du froment de 24 millions de quintaux, celle du charbon de 16 millions de tonnes et en tenant compte de l’Alsace-Lorraine et de la Sarre, de 6 millions. La production de l’acier a diminué de plus de moitié. Bien caractéristique est le bilan commercial de la France. En 1919 et 1920 il s’est soldé par un passif de 37 milliards de francs. Il est vrai que dans le premier trimestre de 1921, ce bilan s’est amélioré. Les importations et les exportations se sont équilibrées, mais, comme en témoigne le Temps, c’est uniquement grâce à une diminution des importations des matières et non point à une augmentation des exportations de produits manufacturés. La dette nationale a décuplé de 1913 à 1921. La quantité du papier monnaie a augmenté de 7 fois. Le déficit normal sans compter les dépenses dites de restauration, pour lesquelles les chances de paiement par l’Allemagne nous sont déjà connues, s’élève à 5 milliards et demi de francs. Rien d’étonnant à ce que M. Chéron dise, d’une part, que la France s’est changée en une énorme machine bureaucratique, incapable d’aucun travail et, d’autre part, que le seul moyen de canaliser l’inondation de papier est la banqueroute déclarée. La France est tout simplement l’Etat le plus parasitaire de l’Europe et du monde. Elle ne se maintient que par le pillage de l’Allemagne et des colonies. Dans ce pillage l’Allemagne perd le double de ce qu’en retire la France. Telle est la situation de la France qui joue aujourd’hui, sans conteste, le premier rôle en Europe.

L’Angleterre est celui de tous les Etats occidentaux qui a été le moins touché par la guerre . Si son agriculture s’est quelque peu améliorée, cela n’a été que provisoirement, grâce aux subsides extraordinaires du gouvernement. L’industrie minière, clé de voûte de la richesse anglaise, a diminué de 20% au cours des sept années de guerre. Le même phénomène se constate dans les aciéries. En 1921 le premier trimestre a déjà fourni une courbe descendante pour les extractions de charbon, et il est inutile de s’étendre sur la grandiose grève actuelle. Les exportations de charbon, article essentiel des relations extérieures de l’Angleterre, ont diminué de 75% pendant ces sept ans. Au cours des 5 premiers mois de 1921 elles atteignent seulement un sixième de celle d’avant-guerre. D’une façon générale le commerce extérieur est réduit d’un tiers.

En ce qui concerne la dette nationale du pays, elle a augmenté de plus de 11 fois, le budget militaire a triplé dans le même temps. Enfin, le fait le plus caractéristique pour l’Angleterre qui perd si elle ne l’a pas déjà perdue son ancienne situation internationale dominante, c’est que la livre sterling, dont le seul nom symbolisait la domination de la monnaie anglaise sur l’univers, a perdu toute son auréole en faveur du dollar américain et par rapport à lui est tombée au début de ce mois à 24% de sa valeur réelle.

Si les trois Etats capitalistes les plus importants d’avant-guerre se trouvent ainsi ruinée par la guerre à leurs dépends, aux dépends de l’appauvrissement de l’Europe, s’est puissamment développée l’industrie américaine. Aux Etats-Unis, l’industrie minière a plus que décuplé. Les extractions de pétrole ont presque doublé. Les Etats-Unis détiennent aujourd’hui 45% du charbon mondial, 30% du tonnage mondial, 85% de la production d’automobiles. Tandis que pour l’ensemble du globe terrestre on a un moteur pour 100 000&nbps;habitants, l’Amérique en a un pour 12. Si avant la guerre l’exportation américaine était composée pour un tiers seulement de produits manufacturés et pour 2/3 de denrées alimentaires et de matières premières, après la guerre cette proportion a été nettement modifiée et les produits manufacturés composent maintenant 60% de cette exportation. De pays d’exportation agricole, les Etats-Unis sont devenus un pays presque monopolaire d’exportation industrielles. De 1915 à 1920 les exportations ont dépassé les importations de 18 millions de dollars. Il n’est pas sans intérêt de remarquer les Etats-Unis, ayant 6% de la population du globe et 7% de sa superficie, possédant 50% du zinc, 45% du charbon, 80% de l’aluminium, du cuivre et du coton, 66% du pétrole, 70% du maïs, et 85 % des automobiles. En même temps la dette des Etats-Unis s’élève à 18 milliards de dollars et augmente chaque jour de 10 millions.
Ainsi l’Amérique, concentrant chez elle la moitié de l’or du globe, continue sans relâche à puiser dans les autres pays ce qui peut en rester. Nous avons déjà parlé de la situation internationale du dollar.
Le Japon donne le spectacle d’un progrès semblable. Lui aussi s’est servi de la guerre pour élargie son marché mondial, néanmoins son développement est incomparablement inférieur à celui des Etats-Unis, et porte dans plusieurs branches d’industrie, un caractère de forcerie. Il faut néanmoins remarquer que les extractions de charbon en Asie ont augmenté pendant la guerre de 36%. Cet essor a été accompagné au Japon d’une colossale multiplication de l’armée ouvrière, qui compte maintenant 2.400.000 hommes, dont environ 12% sont organisés en syndicats.

En continuant je voudrais faire une simple remarque concernant la Russie, bien qu’un rapport spécial sur elle doit être présenté par Lénine. Les hommes d’Etat et les économistes bourgeois peuvent dire que la Russie non plus n’a pas amélioré sa situation économique pendant la guerre. Le ministre Hugues, dans sa lettre au trop fameux Gompers, déclare au sujet de la reprise des relations commerciales avec la Russie, qu’elle n’a aucune perspective d’avenir, car la Russie n’est qu’un immense désert économique. La désorganisation de l’industrie russe, dit-il. Ne résulte nullement du blocus, ni de la mobilisation qui, d’après lui, a été numériquement bien inférieure à celle qui a précédé la prise du pouvoir par les bolcheviks. Je ne peux, malheureusement, pas actuellement, en plein cours de démobilisation, indiquer le chiffre exact des effectifs qui ont pris part à la guerre civile. Je dois seulement dire que les deux motifs de M. Hugues sont absolument mensongers. D’une part, au moment de la plus grande tension, l’armée rouge a compté plusieurs milliers d’hommes, dont environ un quart d’ouvriers qualifiés, ce qui a nécessairement entraîné un affaiblissement de l’industrie. D’autre part, mes amis m’ont aimablement fourni des données sur de nombreux objets qui auparavant n’avaient jamais été fabriqués en Russie où ils étaient importés d’Allemagne et de d’Angleterre. Il est également un grand nombre d’accessoires pour le travail des mines, de la métallurgie, de l’industrie textile, de la papeterie, qu’il suffirait à la Russie de posséder pour pouvoir, dans un court laps de temps, déployer toute son activité et dépasser même la production d’avant-guerre. Voilà comment on peut dire que le blocus n’exerce aucune influence sur l’état de l’industrie russe, voilà quel est ce prétendu désert s’opposant à la reprise des relations commerciales avec elle.

La crise industrielle

Quand on caractérise la situation mondiale, il faut reconnaître que l’essor et l’animation qui se sont remarqués dans l’industrie depuis le printemps 1919 n’ont été qu’une apparence trompeuse de prospérité nationale.
Le tournant survenu après quatre ans de guerre, la démobilisation, le passage de la guerre à l’état de paix, avec la crise inévitable qui s’ensuit le chaos et l’épuisement résultant de la guerre, ont fait place, semble-t-il, au bout de quelques mois, à un essor industriel. L’industrie a presque entièrement englouti les ouvriers démobilisés, et quoique les salaires soient dans l’ensemble très en retard sur la hausse des prix des objets de consommation, néanmoins ils ont augmenté aussi, donnant l’apparence d’un résultat économique obtenu. Voilà les circonstances favorables qui, en 1919 et 1920, ont allégé la période aiguë de liquidation de la guerre, déterminé par un regain d’assurance de la bourgeoisie et posé la question de l’avènement d’une nouvelle époque de développement capitaliste. Or, l’essor de 1919-1920 n’était pas du tout le début d’une restauration de l’économie capitaliste, mais au contraire la continuation de l’apparence de prospérité créée par la guerre. La guerre a enfanté un marché presque illimité pour les principales branches d’industrie, qui, en outre, ont été défendues contre toute espèce de concurrence. La fabrication des moyens de production a été remplacée par la fabrication des instruments de destruction. Si, de cette façon, l’animation de la Bourse, la hausse des prix, le succès extraordinaire de la spéculation, ont donné l’apparence d’une situation favorable en 1919-1920, l’état réel de l’industrie a prouvé, par contre, le caractère illusoire de cette prospérité.

Dans toute l’Europe orientale, occidentale et sud-orientale, nous assistons à la chute de l’industrie. En France, la vie continue par le pillage de l’Allemagne. En France, c’est le marasme. Nous devons constater partout, en Europe, l’absence de condition favorable à la production, et en Amérique, leur présence seulement partielle. La hausse des prix, l’accroissement des bénéfices, une spéculation furieuse, la chute du change européen par rapport au dollar, tous ces signes caractéristiques de la spéculation sont visibles plus que partout en Allemagne. Cette situation favorable n’est qu’une vente aux enchères. Les débris de la richesse nationale sont exportés à l’étranger a des prix dérisoires. La conséquence de cette prétendue prospérité économique a été une inondation de papier-monnaie et le transport du centre de gravité économique dans les Etats-Unis. Mais dans le domaine politique, la conséquence a été le salut provisoire des Etats capitalistes.
Cela n’aboutit-t-il pas cependant à l’avènement d’une époque nouvelle du capitalisme ? C’est ce que semblent penser quelques camarades qui se réfèrent à des citations de Marx et d’Engels parlant de la Révolution de 1848 comme une conséquence de la crise de 1847, et de la réaction des années suivantes comme d’une conséquence de l’essor économique capitaliste de 1850-51. Cette interprétation ne peut s’expliquer que par un malentendu. Le développement de l’économie capitaliste ne se ramène pas à une suite de crises et d’essors, de flux et de reflux de l’activité industrielle. Cette suite n’est qu’un phénomène accessoire du processus économique. Son essence est la marche de la courbe. Cet accident peut se produire aussi bien en cas de stagnations, de chutes ou de progrès. Si la moyenne de ces fluctuations donne une courbe montante, nous avons affaire en réalité à un progrès industriel continu, et alors l’analyse du développement industriel dans le dernier demi-siècle nous fournit une courbe montante avant la guerre et une courbe descendante depuis la guerre, quelles que puissent être les alternatives de crise et de prospérité, les déviations provisoires dans tel ou tel sens, dans la première ou dans la seconde période.
Voilà pourquoi l’époque actuelle ne doit aucunement être regardée comme un développement organique du capitalisme. La crise grandissante a commencé précisément dans les pays où l’industrie semble la plus florissante. Le Japon et l’Amérique ont les premières été soumises à cette crise. La chute de la faculté d’achat de l’Europe, son endettement complet vis-à-vis des Etats-Unis, ont été la première cause extérieure de cette crise ; le développement artificiel du Japon n’a pas pu durer longtemps. Le marché mondial s’est montré absolument désorganisé.

Mais une question peut surgir : cette crise ne sera-t-elle pas remplacée par une époque nouvelle de prospérité industrielle ? N’assisterons-nous pas à un renouveau organique ? Ne s’ensuivra-t-il pas en même temps que la révolution sera remise pour de longues années ?
Cette liaison entre les périodes d’essor ou de chute et la révolution ne doit pas être considérée. Rappelez-vous la Russie après 1905. La défaite de la première révolution a coïncidé avec les années de crise industrielle, alors qu’au contraire, les années 1908 à 1912 ont été marquées à la fois par un essor industriel et par un progrès du mouvement ouvrier qui prit la forme de grandes manifestations dans les rues à la veille même de la guerre mondiale.

Est-il permis alors, me dira-t-on, de considérer comme impossible une restauration de l’équilibre capitaliste ? Théoriquement parlant, la chose est possible. La situation actuelle ne s’est en rien modifiée depuis le premier et le second Congrès. Si à cette époque nous avions un but immédiat et une route y menant tout droit, aujourd’hui, après en avoir parcouru une partie, nous commençons à voir que cette route tantôt s’élève et tantôt s’abaisse, sans jamais abandonner la direction précédemment déterminée par nous. Il ne s’agit pas de ce qu’on peut affirmer théoriquement. Il s’agit de considérer les conditions réelles qui rendent effectivement impossible la restauration de l’équilibre capitaliste sur le globe terrestre.

Les opportunistes aiment se rapporter à la restauration automatique du développement capitaliste, et le fait est très caractéristique de ces gens. On dirait qu’il s’agit non pas de deux classes en lutte, mais d’un processus mécanique s’accomplissant lors de la volonté des masses, hors de toute dépendance du rapport politique entre ces classes. Ce mépris des opportunistes pour la volonté des masses est extrêmement significatif pour la tactique qu’ils mènent et qu’ils prêchent. C’est avouer qu’ils ne se rendent aucunement compte de l’exaspération colossale des antagonismes sociaux qui se produit à côté de la crise industrielle. Tandis que la production des richesses matérielles a décru, la différenciation et la lutte des classes progressent à pas de géants. Elles progressent si rapidement que nous avons en face de nous non pas une classe ouvrière unique, mais tout un ensemble de diverses catégories d’ouvriers. A côté de ceux qui ont été politiquement éduqués dans les traditions du mouvement ouvrier, nous avons l’énorme couche des ouvriers appelés à la vie par la guerre, parmi eux un nombre énorme de femmes entrées depuis peu dans la carrière de la lutte de classe. A côté des couches ouvrières montrant parfois une excessive prudence, nous avons des couches embrasées par l’idéal révolutionnaire et la soif de combat, mais ignorantes des conséquences.

D’autre part, la situation est profondément modifiée au sein de la bourgeoisie, tandis qu’à l’avant de la lutte politique dans les Etats bourgeois, nous voyons la bourgeoisie syndiquée, la petite bourgeoisie non syndiquée et appauvrie relativement et absolument, se dégrade socialement et entre en opposition déclarée contre la bourgeoisie syndiquée. Néanmoins, nous n’avons aucunement l’intention de nous mettre, comme les réformistes et les indépendants, à la tête de cette bourgeoisie, mais il faut constater qu’à mesure que le prolétariat consolide ses forces, les couches bourgeoises en question, si elles ne sont pas entraînées par le prolétariat au moment de la lutte décisive, seront du moins neutralisées. Cette vérité concerne des couches importantes des pays moyens, qui se sont soi-disant enrichies de l’afflux du papier monnaie, et qui, en réalité, ont été les premières victimes de la chute de la grande industrie.

En plein accord avec cette espérance de restauration de l’équilibre social sont les espérances de restauration de l’équilibre international. Si le but immédiat de la guerre impérialiste a été de remplacer un grand nombre d’Etats nationaux par un seul Etat universel, il faut dire que les auteurs de la guerre ont manqué dans une large mesure leur but. La guerre a conduit précisément aux résultats contraires. Il s’est constitué en Europe une série de petits Etats. Preuve que les géants impérialistes ont été impuissants à faire entre eux le partage de l’influence mondiale. De là une série de crises politiques internationales incessantes. La France joue le rôle d’Etat directeur en Europe, se heurtant à chaque pas à la politique anglaise, dont les intérêts diffèrent de plus en plus des siens, surtout par rapport à l’Allemagne. Mais s’il est permis de parler quelque part d’automatisme, c’est exclusivement dans les rapports entre l’Angleterre et les Etats-Unis. Aujourd’hui deux ouvriers américains produisent autant que peuvent produire 5 ouvriers anglais. Aujourd’hui 45% de tout le charbon du monde est entre les mains de l’Amérique, ainsi que plus d’un tiers du pétrole. Pour ce dernier, la situation est moins simple. Autre chose est le pétrole dans sa prévision géologique et dans son existence réelle. Les économistes américains sonnent déjà l’alarme parce que dans dix ans les Etats-Unis seront sans pétrole et tous leurs transports automobiles, qui dépassent de six fois ceux du reste du globe, devront s’arrêter. Ajoutons à cela les dettes de l’Europe envers l’Amérique, les tendances couronnées de succès de cette dernière à concentrer entre leurs mains tous les câbles télégraphiques du globe, l’accroissement extraordinairement rapide de leur tonnage, qui atteint déjà 30% du tonnage mondial. On comprendra alors non seulement l’alliance politique de l’Angleterre et du Japon, mais encore toutes les conséquences de cette alliance. En 1924, la flotte américaine aura plus de tonnage que les flottes anglaise et japonaise réunies. Mais comme la Grande-Bretagne domine sur les mers et que le maître des mers est le maître du monde, il ne faut pas être un grand prophète pour prévoir que nous allons tout droit vers un conflit armé entre l’Angleterre et les Etats-Unis. Nous sommes dans une de ces occasions rares où ce conflit peut être daté avec l’exactitude maximale. L’Angleterre n’a qu’une alternative : ou bien renoncer à jamais à sa primauté mondiale ou bien jouer dans une guerre toute sa destinée, toute sa richesse nationale.
D’autre part les armées européennes ont augmenté d’environ 30% relativement à l’époque d’avant-guerre. Le fait s’explique par le morcellement national colossal, par la nécessité pour chaque nouvelle étape d’entretenir ses douanes, ses gardes frontières, ses gendarmes, ses forces militaires. Nous pouvons constater avec certitude que la caractéristique donnée par nous au premier et au second congrès à la situation mondiale demeure entièrement vraie. Il n’est survenu aucune espèce d’équilibre social, il n’a été obtenu aucune espèce d’équilibre dans la politique internationale du capitalisme. Le prolétariat mondial est aujourd’hui, comme il l’était alors, à la veille d’un antagonisme social grandissant, d’une part, et d’un conflit impérialiste imminent, d’autre part.

Le rôle du Parti Communiste

La chute des forces productrices de l’Europe, le progrès du mouvement ouvrier en Orient, l’exaspération des antagonismes sociaux en Amérique, la consolidation plus grande de la classe ouvrière, l’expérience toujours plus riche qu’elle accumule dans sa lutte de classe, tout cela nous indique la rectitude de la position de principe prise par nous, la justesse de notre tactique et de notre méthode de combat. Nous devons seulement analyser soigneusement les questions tactiques, afin de nous adapter aux conditions et aux exigences diverses de chaque pays particulier. C’est là le centre de gravité de notre Congrès. Notre but essentiel consiste à former dans l’Internationale Communiste des partis d’action. L’Internationale doit être à la tête des masses en lutte, elle formule de façon claire et distincte les mots d’ordre de combat, elle démasque constamment les mots d’ordre conciliateurs et transactionnels de la social-démocratie. Elle doit largement pratiquer la stratégie de la lutte de classe, apprendre à manœuvrer avec les diverses couches de la classe ouvrière, afin de les enrichir toutes de nouvelles méthodes de lutte, afin de constituer avec elles, pour le moment de la rencontre avec les forces adverses, une armée inébranlable. Chaque répit doit être utilisé par le Parti Communiste pour retirer des précédents combats toutes les leçons possibles, pour approfondir et élargir les antagonismes sociaux, pour les coordonner à l’échelle nationale ou internationale par un but et une action unique, pour triompher ainsi de tous les obstacles sur la route de la dictature et de la révolution sociale.

L. Trotsky

1922 Un article sur le bilan du troisième congrès de l’internationale communiste, centré sur le combat contre la théorie gauchiste dite "de l’offensive".

Œuvres - janvier 1922

Léon Trotsky


Le flot monte

18 janvier 1922

1- On commence à distinguer dans le mouvement ouvrier d’Europe les symptômes d’un flux révolutionnaire. On ne peut encore prédire l’approche de la dernière et de la plus haute vague. Mais il est certain que la courbe révolutionnaire accuse une tendance ascendante.
C’est dans la première année de l’après-guerre, en 1919, que le capitalisme européen se trouva dans la situation la plus critique. La lutte atteignit sont point culminant en Italie, en septembre 1920, à un moment où l’Allemagne, l’Angleterre, la France avaient déjà surmonté les plus grandes difficultés de la crise politique. Les événements de mars 1921 ne furent, en Allemagne, qu’un écho attardé d’une époque révolutionnaire épuisée et non le commencement d’une nouvelle ère de combats. Dès le début de 1920 le Capital et l’Etat capitaliste, leurs positions fortifiées, passent à l’offensive. Les masses laborieuses de plus en plus, sont réduites à la défensive. Les partis communistes constatent qu’ils ne forment encore qu’une minorité. A certains moments on peut même avoir la sensation qu’ils sont isolés de la grande majorité de la classe ouvrière. Mais à l’heure actuelle le revirement est manifeste. L’offensive révolutionnaire de la classe ouvrière va en croissant. Les horizons du champ de bataille s’élargissent.

Ce changement d’étape résulte de causes assez complexes : mais la cause primordiale en est dans les très capricieux contours en zig-zag d’une évolution qui réfléchit exactement le développement du capitalisme d’après-guerre.

Le moment le plus critique pour la bourgeoisie européenne, ce fut la période de démobilisation, le retour du front des soldats et leur rentrée dans la production. Les premiers mois de l’après-guerre furent remplis d’énormes difficultés qui amenèrent une accentuation de la lutte révolutionnaire. Mais les coteries bourgeoises au pouvoir se ressaisirent tout de suite et inaugurèrent une politique financière et sociale assez large, de nature à pallier aux effets de la démobilisation. Le budget des Etats resta aussi considérables que pendant les hostilités. Un grand nombre d’exploitations industrielles superflues furent maintenues en activité. Des commandes qui auraient dû l’être ne furent pas annulées, par crainte du chômage. Les logements furent souvent laissés à des prix ne couvrant pas même les frais des réparations. Les gouvernements continuèrent de dégrever à leurs frais le prix des viandes et des céréales importées. En d’autres termes les dettes publiques s’accrurent, le change se déprécia, les rouages de l’économie se détériorèrent à seule fin de prolonger, dans le commerce et l’industrie, la prospérité fictive du temps de guerre. Cela mit les magnats de l’industrie en état de renouveler l’appareil technique des principales industries et de l’adopter au temps de paix.
Mais cette prospérité fictive ne devait pas tarder à se heurter à l’appauvrissement général. L’industrie des articles de consommation quotidienne se trouva en présence d’un marché extrêmement rétréci.
Elle forma par la surproduction une première barrière, qui devint bientôt un obstacle au développement de la grande industrie. La crise prit une extension et revêtit des formes inouïes. Déclenchée au printemps de l’autre côté de l’océan, elle gagna l’Europe en 1920, et atteignit son apogée en mai 1921.

Il arriva donc qu’au moment où la crise industrielle et commerciale d’après-guerre commença de s’étendre après une année de prospérité fictive, le premier assaut spontané de la classe ouvrière contre la société bourgeoise tirait à sa fin. La bourgeoisie l’avait soutenu en tergiversant, en faisant des concessions, en résistant par les armes. Ce premier assaut prolétarien avait aussi été très chaotique. Les idées et les buts précis, les plans et la direction lui faisaient défaut. Son développement et son issue prouvèrent à la classe ouvrière que la modification de la situation et la transformation de la société bourgeoise constituent une tâche autrement difficile qu’on ne le prévoyait d’abord. Relativement homogène dans l’expression imprécise de ses sentiments révolutionnaires la classe ouvrière ne tarda pas à perdre son homogénéité et à se différencier intérieurement. Sa fraction la plus active et la moins liée par les traditions, après avoir reconnu la nécessité de buts clairs et précis et de l’unité organisatrice, se forma en partis communistes. Ses éléments conservateurs et peu conscients s’écartèrent temporairement des buts et des méthodes révolutionnaires. La bureaucratie ouvrière n’eut qu’à exploiter ces divisions pour rétablir sa position ébranlée.

La crise commerciale et industrielle printemps et de l’été 1920 éclata, je le répète, à une époque où la réaction politique et psychologique s’était déjà produite au sein de la classe ouvrière et provoqua ça et là des manifestations houleuses. Après l’offensive avortée de 1919 et la différenciation intérieure de la classe ouvrière, issue de la défaite, la crise économique ne pouvait plus conférer elle-même au mouvement ouvrier l’unité indispensable et le transformer en un assaut révolutionnaire décisif. Ce qui nous confirme dans la conviction que l’influence de la crise économique sur le mouvement ouvrier est loin d’être aussi égale que des esprits simplistes sont enclins à l’admettre. L’effet politique — et non seulement sa profondeur mais aussi la tendance — est déterminé par l’ensemble de la situation politique et par les événements qui la précédèrent et l’accompagnent. Mais surtout par les luttes, les succès et les insuccès de la classe ouvrière à la veille de la crise. En certains cas une crise peut donner une impulsion extraordinaire à l’action révolutionnaire prolétarienne ; en d’autres elle peut le paralyser complètement ; en se prolongeant, en imposant trop de sacrifices aux travailleurs, elle peut même le débiliter profondément.
On pourrait aujourd’hui compléter ces idées par l’hypothèse suivante : si la crise économique, accompagnée du chômage et de l’insécurité du lendemain, s’était produite immédiatement après la cessation des hostilités, la crise révolutionnaire de la société bourgeoise aurait revêtu un caractère autrement grave. C’est justement pour empêcher ce résultat que les gouvernements bourgeois se sont évertués à affaiblir la crise révolutionnaire en créant une prospérité financière fondée sur la spéculation. Cela veut dire qu’ils ont retardé de dix-huit mois l’inévitable crise industrielle et commerciale, au prix de la désagrégation ultérieure de leur mécanisme économique et financier. La crise qui en résulta fut d’autant plus profonde et plus aiguë. Mais au lieu de coïncider avec l’effervescence de la période de démobilisation, elle coïncida avec la dépression morale de la défaite, la rééducation des uns, la déception des autres et les scissions qui en découlaient par voie de conséquence.
L’énergie révolutionnaire de la classe ouvrière se concentrait et s’exprimait surtout par la formation des partis communistes. En Allemagne et en France ces partis devinrent tout de suite puissants. Le capital qui, en 1921, avait prolongé artificiellement une période de prospérité apparente, n’hésita pas, après avoir écarté le péril immédiat, à exploiter la crise dans le but de dérober à la classe ouvrière ses conquêtes ; journée de 8 heures, majorations de salaires, etc, toutes concessions octroyées dans la période antérieure pour des raisons de tactique et de sécurité. La classe ouvrière résista mais dut céder. A une époque où elle se vit contrainte de lutter — et cela très souvent sans succès — contre des réductions de salaire, les idées de conquête du pouvoir de république des soviets et de résolution sociale devaient pâlir dans sa conscience.

Dans les pays où la crise économique ne revêtit pas les formes de la surproduction et du chômage, mais celles plus graves encore de la vente au rabais et de l’avilissement des conditions d’existence de la classe ouvrière, comme en Allemagne, l’énergie que le prolétariat déploie à poursuivre des augmentations de salaires ressemble à celle d’un homme qui poursuivrait sa propre ombre. Le capital allemand, comme celui des autres pays, a passé à l’offensive. Et les masses ouvrières résistent mais doivent se retirer en désordre.

C’est dans ces conditions que se déroulèrent en Allemagne les événements de mars 1921. Effrayé par le reflux des forces révolutionnaires le jeune parti communiste allemand tenta un effort désespéré pour tirer parti de l’action d’un contingent ouvrier d’esprit combatif dans le but d’électriser l’ensemble du prolétariat et de provoquer un combat décisif.

Le III° Congrès de l’Internationale Communiste se réunit sous l’impression toute fraîche des événements de mars en Allemagne. Après un examen approfondi il reconnut l’étendue du péril qui pouvait résulter du désaccord entre la « méthode d’offensive », d’ « électrisation » révolutionnaire et les procès d’évolution bien plus profonds en voie d’accomplissement au sein des masses ouvrières, en relations avec les variations de la situation économique et politique.
Si en 1918 en 1919 l’Allemagne avait un parti communiste aussi fort qu’en mars 1921, le prolétariat aurait très probablement conquis le pouvoir dès janvier ou mars 1919. Mais à cette époque il n’était pas question d’un semblable parti. Le prolétariat essuya une défaite. Et la croissance ultérieure du parti communiste fut le résultat de ces expériences. Mais le parti se serait suicidé s’il avait voulu agir en 1921 comme un parti communiste aurait dû agir en 1919.

C’est ce qu’a établi le dernier congrès. Les débats sur la théorie de l’offensive se rattachaient étroitement à l’appréciation de la conjoncture économique et de son développement futur. Les défenseurs les plus conséquents de la théorie de l’offensive développèrent le point de vue suivant.

La crise qui sévit dans le monde entier signifie la désagrégation de la société bourgeoise. Cette crise doit s’accentuer de plus en plus pour finir par rendre la classe ouvrière révolutionnaire. Le parti communiste n’a donc nulle raison de se retourner pour apercevoir ses réserves. Son devoir est de s’attaquer à la société capitaliste. Tôt ou tard le prolétariat fouetté par le besoin le soutiendra.

Ce point de vue ne s’est pas maintenu jusqu’au congrès sous une forme aussi prononcée. La commission chargée d’étudier la question économique en avait déjà adouci les contours. Mais l’idée seule qu’une crise industrielle et commerciale put être suivie d’une relative prospérité économique apparût aux défenseurs conscients et à demi-conscients de la théorie de l’offensive à peu près comme une idée « centriste ». Et l’idée qu’un regain de vie économique capitaliste, loin d’être un obstacle à la révolution pourrait lui insuffler une force nouvelle leur parût être « pur menchévisme ». Le radicalisme inopportun des « gauches » s’exprima avec innocence au dernier congrès du parti communiste allemand, dont la résolution me fait entre autres l’honneur d’une critique personnelle, bien que je n’aie fait qu’énoncer l’opinion du Comité Central de notre parti. Mais j’admets d’autant plus volontiers cette petite « revanche » des « gauches », inoffensive pour notre cause, que les leçons du III° Congrès de l’Internationale n’ont laissé personne indifférent — et moins que personne nos camarades allemands.

2- Les symptômes d’un revirement de situation économique sont sans contredit manifestes. Il reste entendu que les généralités faciles sur la dernière crise de désagrégation capitaliste base d’une époque révolutionnaire qui ne peut se terminer que par la victoire du prolétariat, ne peuvent suppléer à une analyse concrète du développement économique et aux conclusions tactiques qui en découlent.
Comme nous l’avons déjà remarqué la crise mondiale s’est arrêtée en fait dans son développement en mai dernier. L’industrie des articles de consommation quotidienne attesta la première une certaine amélioration. La grande industrie suivit. Aujourd’hui ces faits sont incontestables ; on peut les résumer en chiffres. Mais nous renonçons à produire des chiffres pour ne pas alourdir cet exposé d’idées. Le lecteur peut se reporter aux chiffres publiés par le camarade Pavlovsky dans le N°19 de l’Internationale Communiste et aux articles du camarade Falkner, parus dans la Vie Economique (en russe) Nos 281-2, 285-6.
La désagrégation de l’économie bourgeoise est-elle donc arrêtée ? La société capitaliste a-t-elle retrouvé son équilibre ? L’époque révolutionnaire est-elle close ? Point. Le revirement de la situation industrielle signifie seulement que la désagrégation de l’économie capitaliste et le cours de l’époque révolutionnaire sont phénomènes beaucoup plus complexes que les esprits simplistes ne voulaient l’admettre.

L’évolution économique est caractérisée par deux courbes différentes. La première — et elle est fondamentale — définit la croissance générale des forces de la production, du trafic, du commerce extérieur, des opérations financières. Cette courbe accuse, en général, à travers l’ensemble du développement capitaliste, une direction ascendante, mais qui est loin d’être égale. Pendant des décades elle ne monte guère ; à d’autres moments sa montée est rapide, après quoi il lui arrive de demeurer invariable pendant un temps assez long. En d’autres termes l’histoire constate que le développement du régime capitaliste est tour à tour lent et rapide. Si nous considérons, par exemple, la courbe du commerce de la Grande-Bretagne, nous constatons un développement très lent qui va de la fin du XVIII° jusqu’au milieu du XIXe siècle. Puis, en vingt ans, de 1851 à 1873 un développement très rapide suivi d’une période de stabilité de 1873 à 1894, moment où le développement reprend et dure jusqu’à la guerre mondiale.

Mais nous savons que le développement capitaliste s’accomplit par cycles industriels formés de plusieurs phases économiques : prospérité, arrêt, crise, stagnation, amélioration, prospérité, arrêt... etc. L’histoire montre que ce cycle recommence tous les huit ou dix ans. En le représentant par un graphique nous obtenons un schéma caractérisant le développement du capitalisme, avec ses flux et ses reflux périodiques. Les oscillations économiques de ce genre constituent une propriété aussi immanente de l’économie capitaliste que le battement du cœur d’un organisme vivant. La crise est suivie d’une période de prospérité qui est à son tour suivie d’une crise. Pourtant la courbe du capitalisme accuse en général, au cours des temps, une direction ascendante, la somme des montées étant évidemment plus grande que celle des chutes. Mais cette courbe varie avec les époques. En des périodes de stagnation ses oscillations n’ont pas cessé. La lenteur générale du développement capitaliste montre que les crises balançaient à peu près les relèvements. Mais chaque relèvement faisait néanmoins progresser l’économie davantage qu’elle ne devait reculer au cours de la crise subséquente. Les oscillations des cycles industriels sont comparables aux vibrations des cordes d’un instrument de musique. Mais loin d’en avoir la rectitude de tension elles représentent plutôt une courbe très complexe.
Ce seul mécanisme du développement capitaliste qui passe sans cesse de périodes de crises aux périodes de prospérité et ainsi de suite, montre combien l’opinion selon laquelle la crise actuelle ne peut que s’aggraver jusqu’au moment de la dictature prolétarienne — que celle-ci surgisse dans un, deux , trois ans ou plus — est fausse, superficielle, antiscientifique.

Les oscillations cycliques — disions-nous dans notre rapport au III° Congrès — accompagnent le développement du capitalisme dans sa jeunesse, sa maturité et sa décadence comme le tic-tac du cœur dure chez un homme dans son agonie même. Quelles que soient les conditions générales et quelle que soit la gravité de la désagrégation économique, toute crise commerciale et industrielle fait cesser la surproduction, rétablit l’équilibre entre la production et la vente et ranime par conséquent l’industrie.

Quant à l’allure, à la constance, à la durée de cette animation elles dépendent de l’ensemble des conditions caractérisant la viabilité du capitalisme. On peut maintenant dire avec certitude — on l’a déjà dit au III° Congrès mondial — que sitôt les énormes majorations des prix atténuées par la crise, la reviviscence de l’industrie dans les cadres de la société actuelle, se heurtera à d’autres obstacles : à la rupture de l’équilibre économique entre l’Europe et l’Amérique, à l’appauvrissement de l’Europe orientale et centrale, à la profonde et durable désagrégation de l’appareil financier. En d’autres termes : la prochaine période de prospérité industrielle ne pourra pas rétablir même approximativement la situation d’avant-guerre. Il est au contraire fort probable que cette prospérité au lendemain de ses premiers succès se fourvoiera bientôt dans une impasse économique.

Mais une période de prospérité reste néanmoins une période de prospérité. Elle signifie une augmentation des demandes de marchandises, un élargissement de la production, une diminution du chômage, une majoration des prix des articles, une possibilité de majoration de salaires. Et, dans les conditions historiques données, loin d’affaiblir l’action révolutionnaire de la classe ouvrière, elle la fortifie. Cela résulte de toute l’évolution antérieure. Après la guerre, le mouvement ouvrier a atteint dans tous les pays son apogée qui, c’est l’évidence, l’a conduit à une défaite plus ou moins marquée, à la retraite ou au déchirement. Dans ces conditions politiques et psychologiques, une crise, prolongée augmenterait sans doute l’effervescence des masses ouvrières et surtout des chômeurs complets ou partiels ; mais ce ne serait pas sans diminuer d’autre part leur activité, celle-ci étant indissolublement liée à la conscience qu’elles ont d’être nécessaires à la production. Un chômage prolongé au lendemain d’une bataille révolutionnaire et d’une retraite politique est loin d’être favorable au développement des partis communistes. En se prolongeant la crise menace de susciter à la fois des tendances anarchistes et des tendances réformistes. Ces faits se sont traduits par la séparation des groupes anarchistes syndicalistes de la III° Internationale, par une certaine collaboration entre la Fédération Syndicale d’Amsterdam et l’Internationale 2½ , par une concentration momentanée des serratistes, par la scission du groupe Lévi.

Au contraire une nouvelle animation de l’industrie pourra fortifier en premier lieu la conscience de la classe ouvrière affaiblie par ses défaites et par ses divisions, lui rendre sa cohésion dans les fabriques et les usines, approfondir ses aspirations à des actions unitaires. Nous apercevons déjà les premiers indices de ces faits. Sentant sous ses pieds un sol plus solide, la classe ouvrière cherche à rallier ses rangs. Les scissions lui paraissent des obstacles à l’action. Elle voudrait non seulement opposer un front uni à l’offensive du capital née de la crise économique, mais encore préparer sa contre-offensive en tirant parti de l’amélioration de la situation industrielle. La crise fut une période d’espérances déçues et d’irritation, résultant en grande partie, pour les travailleurs, de la conscience de leur propre impuissance. La prospérité capitaliste, pourvu qu’elle s’étende, offrira, par l’action, un exutoire à ses sentiments. C’est ce que disait aussi la résolution du III° Congrès, que nous avons appuyée.
"Si l’allure de l’évolution venait à se ralentir et qu’une période de prospérité vint à suivre la crise économique actuelle, dans un nombre plus ou moins grand de pays, ce fait ne signifierait aucunement le début d’une époque « organique ». Tant que subsistera le capitalisme les oscillations cycliques seront inévitables. Elles l’accompagneront dans son agonie après l’avoir accompagné dans sa jeunesse et dans son âge mûr.
En admettant que l’offensive du capital fasse reculer le prolétariat, ce dernier ne manquera pas de passer à son tour à l’offensive au début d’une meilleure conjoncture. Son offensive économique qui, dans ce cas, serait conduite sous le mot d’ordre de la revanche pour toutes les duperies de la guerre ainsi que pour toutes les spoliations et les humiliations du temps de crise, aurait de ce chef autant de tendance à se transformer en guerre civile ouverte que la défensive actuelle

3- L’ « assainissement » économique et la perspective d’une nouvelle période de consolidation capitaliste plongent dans une vive allégresse toute la presse bourgeoise. Cette allégresse est aussi peu fondée que ne l’étaient les espérances de la « gauche » communiste attendant la révolution d’une aggravation incessante de la crise. Si la prochaine période de prospérité commerciale et industrielle devait procurer à la bourgeoisie des richesses nouvelles, ce ne serait que favorable à notre politique. Les tendances à l’unité de la classe ouvrière expriment seulement une volonté d’action affermie. Si le prolétariat exige aujourd’hui pour la lutte contre la classe possédante, que les communistes entrent en pourparlers avec les social-démocrates et avec les socialistes indépendants, il ne tardera pas à se convaincre par l’expérience que seul le parti communiste est capable de prendre la direction de l’action révolutionnaire. La première vague d’action entraînera toutes les organisations ouvrières et les poussera à l’unification. Quant aux social-démocrates et aux indépendants, les uns et les autres sont guettés par le même destin ; ils seront les uns et les autres emportés et noyés par les vagues révolutionnaires.
Cela signifie-t-il, par opposition à la théorie de l’offensive, que ce n’est pas la crise mais le renouveau économique du capitalisme qui doit aboutir immédiatement à la victoire du capitalisme ? Nous avons déjà indiqué plus haut qu’il n’y a pas entre la conjoncture économique et la lutte des classes corrélation simplement mécanique, mais plutôt dialectique et très complexe. Pour être en mesure de remplir nos devoirs de l’avenir prochain, il nous suffit d’être mieux armés pour la période de prospérité capitaliste que nous ne le fûmes pendant la période de crise. Il y a aujourd’hui, dans les plus importants du continent européen, de forts partis communistes. La nouvelle conjoncture leur offrira sans nulle doute des possibilités nouvelles d’offensives économiques et politiques. Il serait vain de vouloir prévoir aujourd’hui leurs péripéties éventuelles. L’offensive ne fait que commencer ou plutôt nous n’en voyons encore que les signes précurseurs.

Mais, nous objecteront de bons dialecticiens, en admettant que le prochain renouveau industriel ne nous amène pas à la victoire immédiate, un nouveau cycle constituera un nouveau pas dans la voie de la restauration du capital ?

A quoi l’on peut répondre ce qui suit :
Si le parti communiste ne se développait pas, si le prolétariat ne s’enrichissait pas tous les jours d’expériences nouvelles, s’il ne livrait pas à la bourgeoisie des combats de plus en plus implacables, s’il ne tentait pas de saisir la première offensive pour passer de la défensive à l’offensive, le développement capitaliste, habilement dirigé par les gouvernements bourgeois, atteindrait certainement son but. Des pays entiers seraient voués à la barbarie. Des dizaines de millions d’hommes seraient condamnés à la famine et au désespoir, avant qu’un nouvel équilibre capitaliste stable se rétablisse sur leurs ossements. Mais une semblable perspective est abstraction pure. Dans sa voie vers l’équilibre le capitalisme se heurterait à bien des obstacles considérables : chaos du marché mondial, annulation de la valuta, militarisme, dangers de guerre, incertitude du lendemain. Les forces primordiales du capitalisme cherchent une issue dans ce labyrinthe. Mais ce sont elles aussi qui frappent la classe ouvrière et la poussent à l’action. La classe ouvrière elle aussi est un facteur du développement capitaliste et même le plus important car elle incarne l’avenir.

Ainsi la courbe de l’évolution capitaliste tend à monter. Son mouvement est entravé par des oscillations cycliques qui, depuis la guerre, sont devenues convulsives. Dans quelle phrase verrons-nous se produire la coïncidence des conditions objectives et subjectives dont résultera nécessairement un revirement révolutionnaire ? On ne peut assurément prévoir si ce sera au commencement, au cours ou à la fin d’une période de prospérité ou au commencement d’un cycle nouveau. Contentons-nous de savoir que cela dépendra en grande partie de nous-mêmes, de notre parti et de sa tactique. Il est d’une importance capitale de se rendre nettement compte des aspects de la nouvelle période économique, qui ouvrira peut-être une nouvelle ère dans la concentration de nos forces pour une offensive victorieuse. La connaissance des situations et des faits est déjà par elle-même, pour un parti révolutionnaire, une abrogation des délais et un rapprochement du but final.

1923 Trotsky contre Kondratiev.

Un article de 1923, publié en anglais dans "The Militant" en 1941 et traduit en français par nos soins.

Œuvres - avril 1923

Léon Trotsky

La courbe du développement capitaliste

21 avril 1923

Engels a écrit, dans son introduction à la "Lutte des classes en France" de Marx :
"Dans l’appréciation d’événements et de suites d’événements empruntés à l’histoire quotidienne, on ne sera jamais en mesure de remonter jusqu’aux dernières causes économiques. Même aujourd’hui où la presse technique compétente fournit des matériaux si abondants, il est encore impossible, même en Angleterre de suivre jour par jour le marché de l’industrie et du commerce sur le marché mondial et les modifications survenues dans les méthodes de production, de façon à pouvoir, à n’importe quel moment, faire le bilan d’ensemble de ces facteurs dont la plupart du temps, les plus importants agissent en outre longtemps dans l’ombre avant de se manifester soudain violemment au grand jour. Une claire vision d’ensemble de l’histoire économique d’une période donnée n’est jamais possible sur le moment même ; on ne peut l’acquérir qu’après coup, après avoir rassemblé et sélectionné les matériaux. La statistique est ici une ressource nécessaire et elle suit toujours en boitant. Pour l’histoire contemporaine en cours on ne sera donc que trop souvent contraint de considérer ce facteur le plus décisif comme constant, de traiter la situation économique que l’on trouve au début de la période étudiée comme donnée et invariable pour toute celle-ci ou de ne tenir compte que des modifications à cette situation qui résultent des événements, eux-mêmes évidents, et apparaissent donc clairement elles aussi. En conséquence, la méthode matérialiste ne devra ici que trop souvent se borner à ramener les conflits politiques à des luttes d’intérêts entre les classes sociales et les fractions des classes existantes, impliquées par le développement économique, et à montrer que les divers partis politiques sont l’expression politique plus ou moins adéquate de ces mêmes classes et fractions de classes.
Il est bien évident que cette négligence inévitable des modifications simultanées de la situation économique, c’est à dire de la base même de tous les événements à examiner, ne peut être qu’une source d’erreurs."
Ces idées formulées par Engels peu avant sa mort, n’ont pas été développées plus avant depuis. A mon souvenir, elles sont même rarement citées, beaucoup plus rarement qu’elles ne le devraient. Leur sens même semble avoir échappé à nombre de marxistes. L’explication de ce fait réside, une fois de plus, dans les raisons invoquées par Engels lui-même, militant contre toute interprétation définitive de l’histoire immédiate.

C’est une tâche très difficile, impossible même à mener jusqu’au fond, que de mettre à nu les impulsions souterraines que l’économie transmet à la politique du jour ; et l’explication des phénomènes politiques ne saurait être reportée à plus tard, parce que le combat ne saurait attendre. De là découle la nécessité de recourir, dans l’activité politique quotidienne, à des explications si générales qu’elles finissent par devenir des truismes.

Aussi longtemps que la vie politique continue à se dérouler sous les mêmes formes, à couler dans le même lit, à la même vitesse approximative, c’est à dire aussi longtemps que l’accumulation de quantité économique ne s’est pas transformée en qualité politique, ce type d’abstraction ("les intérêts de la bourgeoisie", "l’impérialisme", "le fascisme") remplit plus ou moins bien sa tâche : non pas d’interpréter un fait politique dans tout ce qu’il recèle de concret, mais de le réduire à un type social familier, ce qui est, évidemment, d’une importance inestimable.

Mais quand un changement sérieux intervient dans la situation, et ce d’autant plus qu’il s’agit d’un tournant brusque, des explications aussi générale révèlent leur totale inadéquation, et deviennent effectivement des truismes creux. Dans de tel cas, il devient invariablement nécessaire de sonder analytiquement beaucoup plus en profondeur pour déterminer les aspects qualitatifs et, si possible, pour mesurer quantitativement les impulsions données à la vie politique par l’économie. Ces "impulsions" représentent la forme dialectique des "tâches", ayant pour origine le fondement dynamique, et soumises à la sphère de la superstructure quant à leur solution.

Les oscillations de la conjoncture économique (boom-dépression-crise) constituent déjà en tant que telle des impulsions périodiques donnant lieu ici à des changements quantitatifs, là à des changements qualitatifs et à de nouvelles formations dans le champs politique. Les revenus des classes possédantes, le budget d’Etat, les salaires, le chômage, les proportions du commerce extérieur, etc... sont intimement liés à la conjoncture économique et exercent à leur tour l’influence la plus directe sur la vie politique.

Cela seul suffit à comprendre quelle importance s’attache au suivi, pas à pas, de l’histoire des partis politiques, des institutions d’Etat, etc... en relation avec les cycles de développement capitaliste.

Mais cela ne signifie absolument pas que les cycles économiques expliquent tout : cela est exclu du seul fait que les cycles eux-mêmes ne sont pas des phénomènes économiques fondamentaux, mais dérivés. Ils se déploient à partir du développement des forces productives, à travers la médiation du marché. Mais les cycles permettent d’expliquer beaucoup, constituant à travers une pulsation automatique, le saut dialectique indispensable à la mécanique de la société capitaliste. Le point de rupture de la conjoncture industrielle et commerciale nous amène à la proximité des nœuds critiques de la toile du développement des tendances politiques, de la législation et de toutes les formes de l’idéologie.

Mais le capitalisme ne se caractérise pas seulement par la récurrence périodique des cycles auquel cas aurait lieu une complexe répétition et non un développement dynamique. Les cycles commerciaux et industriels sont de caractère différent au cours de périodes différentes.

La différence majeure entre eux est déterminée par les relations quantitatives entre les périodes de crise et de boom à l’intérieur de chaque cycle. Si la période de boom restaure avec un surplus ce qui avait été détruit par la crise l’ayant précédée, alors le développement capitaliste s’effectue vers le haut. Si la crise, qui signifie la destruction ou, en tous les cas, la contraction des forces productives, surpasse en intensité le boom lui correspondant, on a pour résultat un déclin économique. Finalement si crise et boom se révèlent approximativement égaux en force, on arrive à un temporaire équilibre de stagnation de l’économie. C’est là, en gros, le schéma.

On peut observer que, dans l’histoire, les cycles homogènes se groupent par séries. Durant des périodes entières du développement capitaliste, les cycles se caractérisent par des booms nets et délimités et par des crises courtes et de faible ampleur. Il en résulte un mouvement brutalement ascendant de la courbe du développement capitaliste. Les périodes de stagnation se caractérisent par une courbe qui, tout en connaissant des oscillations cycliques partielles, se maintient au même niveau approximatif pendant des décennies. Finalement, au cours de certaines périodes historiques, la courbe de base, tout en connaissant de même des oscillations cycliques, s’affaisse, signalant ainsi un déclin des forces productives.

Il est d’ores et déjà possible de postuler a priori que les périodes de développement capitaliste énergique doivent posséder des caractéristiques en matière politique, légale, philosophique, poétique, nettement différentes de celles des périodes de stagnation et de déclin. La transition d’une période de ce type à une période divergente doit naturellement produire les plus grandes convulsions dans les relations entre les Etats et les classes. Nous avons dû souligner ce point au 3° Congrès Mondial de l’IC, dans la lutte contre une conception purement mécaniste de la désagrégation capitaliste en cours actuellement.
Si la succession périodique de crises " normales " aux booms " normaux " trouve son reflet dans tous les aspects de la vie sociale, alors la transition d’une période entière de "boom" à une période de déclin, et vice versa, engendre les plus grandes crises historiques, et il ne serait pas difficile de montrer qu’en nombre de cas les révolutions et les guerres marquent la rupture entre deux périodes historiques du développement économique, c’est à dire la jonction deux segments différents de la courbe capitaliste. L’analyse de ce point de vue serait une des tâches les plus gratifiantes du matérialisme historique.
A la suite du 3° Congrès Mondial de l’IC, le professeur Kondratiev s’est penché sur la question en évitant, comme à l’accoutumée, la formulation du problème adoptée par ce congrès et a tenté de poser, à coté du "cycle mineur" de 10 ans, un "cycle majeur" couvrant environ 50 ans. Selon cette construction symétriquement stylisée, un cycle majeur consiste en cinq cycles mineurs, la première moitié d’entre d’eux se caractérisant par un boom, la seconde ayant un caractère de crise, avec toutes les étapes transitoires nécessaires. Les évaluations statistiques des cycles majeurs compilés par Kondratiev devraient être soumises à une investigation critique tant en ce qui concerne tel ou tel pays qu’en ce qui concerne le marché mondial dans son ensemble.

Il est toutefois d’ores et déjà possible de réfuter, par avance, la tentative du professeur Kondratiev d’étudier les périodes qu’il a étiqueté "cycles majeurs", avec la "loi rigide des cycles" observable dans les cycles mineurs ; il s’agit là d’une généralisation fausse à partir d’une analogie formelle. La récurrence périodique des cycles mineurs est conditionnée par la dynamique interne des forces capitalistes et se manifeste partout et toujours une fois venu à l’existence, le marché.
En ce qui concerne les segments de la courbe capitaliste de développement que le professeur Kondratiev propose de désigner également comme des cycles, leur caractère et leur durée sont déterminés non par le jeu interne des forces capitalistes, mais par les conditions externes qui font le lit de leur développement. L’acquisition de nouveaux pays et de continents, la découverte de nouvelles ressources naturelles et, dans leur sillage, les événements d’ordre "super structurels" d’importance aussi essentielle que les guerres et les révolutions, déterminent le caractère et la succession des phases ascendantes, stagnantes ou déclinantes du développement capitaliste.
Quelles sont les perspectives que devrait, en conséquence, se fixer la recherche ? Etablir la courbe du développement capitaliste dans ses phases non périodiques (de base) et périodiques (secondaire) et ses points de rupture, en ce qui concerne les pays auquel nous portons le plus d’intérêt et en ce qui concerne le marché mondial dans son ensemble, telle est la première partie de la tâche. Une fois cette courbe tracée (les méthodes de fixation de cette dernière constituent un problème spécifique appartenant au champ de la technique statistique), il est possible de la décomposer en périodes, dépendant de l’angle d’ascension ou de déclin, relativement à l’axe des abscisses (voir le graphique). Nous obtenons dans cette voie un schéma du développement économique, c’est à dire la caractérisation de la "base réelle de tous les événements" (Engels).

Selon le niveau atteint par la recherche, nous pouvons nous trouver en mesure de produire nombre de schémas relatifs à l’agriculture, à l’industrie lourde, etc... Avec ces schémas au point de départ, leur synchronisation avec les évènements politiques (au sens le plus large du terme) permettant de rechercher la correspondance ou, pour nous exprimer plus prudemment, l’interrelation entre époques délimitées de la vie sociale et les segments les plus nets de la courbe du développement capitaliste, mais également les impulsions souterraines qui provoquent les évènements.

Il est facile, dans cette voie, de plonger dans le plus vulgaire schématisme ; d’ignorer les conditionnements et successions informes des processus idéologiques ; d’oublier que l’économie n’est décisive qu’en dernière analyse : les conclusions caricaturales tirées au nom de la méthode du marxisme ne manquent pas. Mais renoncer de ce fait à la formulation indiquée plus haut ("cela sent l’économisme") serait la démonstration de l’incapacité la plus complète à comprendre l’essence du marxisme qui recherche les causes des changements dans la superstructure sociale dans ceux de leurs fondations économiques, et nulle part ailleurs.

Au risque d’encourir l’ire théorique de nos opposants à "l’économisme" (et, pour une part, avec l’intention de la provoquer), nous présentons ici un diagramme schématique de la courbe du développement capitaliste couvrant une période de 90 ans d’après la perspective tracée plus haut. La direction générale de la courbe est déterminée par le caractère des courbes conjoncturelles qui la composent. Dans notre schéma, trois périodes se démarquent nettement, 20 ans de développement capitaliste très graduel (A-B) ; 40 ans de montée énergique (B-C) ; 30 ans de crise prolongée et de déclin (C-D). Si nous introduisons dans ce diagramme les évènements historiques les plus importants de la période correspondante, la juxtaposition picturale des évènements politiques majeurs et des variations de la courbe est en elle-même suffisante à la démonstration de la valeur de ce point de départ de la recherche.
Le parallélisme des évènements historiques et des changements économiques est évidemment très relatif. En règle générale, la " superstructure" n’enregistre et ne reflète de nouvelles formations dans la sphère économiques qu’après un délai considérable. Mais cette loi doit être mise à nu à travers une investigation concrète de ces interrelations complexes dont nous ne présentons ici qu’une ébauche picturale.
Dans le rapport au 3ième Congrès Mondial, nous avons illustré notre thèse avec des exemples historiques tirés de l’époque des révolutions de 1848, de celle de la première révolution russe (1905) et de celle dont nous sommes en train de sortir (1920-1921). Nous renvoyons le lecteur à ces exemples (voir "Cours nouveau"). Ils n’apportent rien de définitif, mais démontrent assez nettement l’importance extraordinaire de notre approche pour comprendre, avant tout, les bonds les plus critiques de l’histoire, les guerres et les révolutions. Si dans cette lettre nous utilisons un schéma arbitraire, sans chercher à prendre une période historique comme base, nous ne le faisons que pour la simple raison que toute tentative dans ce sens ne ressemblerait que trop à une anticipation imprudente des résultats d’une investigation difficile et douloureuse, encore à effectuer.

A l’heure actuelle, il est impossible de prévoir jusqu’à quel degré telle ou telle section de l’histoire sera illuminée, et quelles seront les lumières jetées, par une investigation matérialiste procédant d’une étude concrète de la courbe capitaliste et de l’interrelation de cette dernière avec tous les aspects de la vie sociale. Les limites qui peuvent être atteintes dans cette voie ne sauraient être déterminées que par les résultats de la recherche elle-même, qui doit être plus systématique et plus ordonnée que les excursions entreprises jusqu’ici.
En tous les cas, une telle approche de l’histoire contemporaine permet d’enrichir le matérialisme historique de conquêtes infiniment plus précieuses que les jongleries spéculatives douteuses, utilisant les termes et les concepts du matérialisme, qui ont transplanté, sous la plume de nos " marxistes ", les méthodes du formalisme dans le domaine du matérialisme dialectique ; qui ont réduit sa tâche à celle de rendre plus précises définitions et classifications, et à diviser les abstractions les plus creuses en quatre parties toutes aussi creuses ; en bref, qui ont prostitué le marxisme au maniérisme élégant des épigones de Kant. Il est d’ailleurs sot d’affûter ou de réaffûter un instrument, avant d’en ébrécher l’acier quand il faut l’appliquer au matériau brut !
D’après nous, ce thème pourrait offrir un sujet d’étude fécond au travail de séminaires sur le matérialisme dialectique. La recherche indépendante, entreprise dans cette sphère ; jetterait à coup sûr de nouvelles lumières, ou, tout du moins, devrait un peut mieux éclairer, les événements isolés aussi bien que des périodes entières. Et l’habitude même de penser dans ces termes faciliterait extrêmement l’orientation politique au jour le jour, dans la période actuelle, qui révèle plus que jamais auparavant la connexion entre l’économie capitaliste ayant atteint le point de saturation et la politique capitaliste désormais totalement débridée.

On avait promis, il y a déjà longtemps, de développer ce thème pour le "Vestnik Sotsialisticheskol Akademii". J’en ai été jusqu’à maintenant empêché par les circonstances. je ne suis pas sûr d’être à même de remplir cette tâche dans le futur proche. Pour cette raison, je me limite pour l’instant à cette lettre.


Europe et Amérique

Des perspectives du développement mondial

(Rapport fait par Trotsky, le 28 juillet 1924, à l’assemblée des vétérinaires de Moscou)

Des postulats de la révolution prolétarienne

Dix années se sont écoulées depuis le début de la guerre impérialiste. Durant cette décade, le monde a considérablement changé, mais bien moins que nous ne le supposions et ne l’escomptions il y a dix ans. Nous considérons l’histoire du point de vue de la révolution sociale. Ce point de vue est en même temps théorique et pratique. Nous analysons les conditions de l’évolution telles qu’elles se forment sans nous et indépendamment de notre volonté, afin de les comprendre et d’agir sur elles par notre volonté active, c’est-à-dire par la volonté de la classe organisée. Ces deux côtés dans notre façon marxiste d’aborder l’histoire sont indissolublement liés. Si l’on se borne à constater ce qui se passe, on arrive en définitive au fatalisme, à l’indifférence sociale qui, à certains degrés, prend la forme du menchevisme, où il y a une grande part de fatalisme et de résignation au cours des événements. D’autre part, si l’on se borne à l’activité, à la volonté révolutionnaires, on risque de tomber dans le subjectivisme, qui comporte une grand nombre de variétés : l’anarchisme en est une, le socialisme-révolutionnaire de gauche une autre, enfin, c’est à ce subjectivisme qu’il faut rapporter les phénomènes qui se produisent dans le communisme lui-même et que Lénine a qualifiés de " maladie infantile de gauche ". Tout l’art de la politique révolutionnaire consiste à savoir allier la constatation objective et la réaction subjective. Et n’est en cela que consiste l’essence de la doctrine léniniste.

J’ai dit que nous abordions l’histoire du point de vue de la révolution qui doit transmettre le pouvoir aux mains de la classe ouvrière pour la refonte communiste de la société. Quels sont les postulats de la révolution sociale, dans quelles conditions peut-elle surgir, se développer et vaincre ? Ces postulats sont très nombreux. Mais on peut les rassembler en trois et même en deux groupes : les postulats objectifs et les postulats subjectifs : Les postulats objectifs reposent sur un niveau déterminé de développement des forces de production. (C’est là une chose élémentaire, mais il n’est pas inutile de revenir de temps en temps à " l’alpha-beta ", aux fondements du marxisme, afin d’arriver, à l’aide de l’ancienne méthode, aux nouvelles conclusions qu’impose la situation actuelle). Ainsi donc, le postulat capital de la révolution sociale est un niveau déterminé de développement des forces productives, un niveau où le socialisme et ensuite le communisme, comme mode de production et de répartition des biens, offrent des avantages matériels. Il est impossible d’édifier le communisme ou même le socialisme à la campagne, où règne encore la herse. Il faut un certain développement de la technique.

Or, ce niveau de développement est-il atteint dans l’ensemble du monde capitaliste ? Oui, incontestablement. Qu’est-ce qui le prouve ? C’est que les grandes entreprises capitalistes, les trusts, les syndicats, triomphent dans le monde entier des petites et moyennes entreprises. Ainsi donc, une organisation économique sociale qui s’appuierait uniquement sur la technique des grandes entreprises, qui serait construite sur le modèle dos trusts et des syndicats, mais sur les bases de la solidarité, qui serait étendue à une nation, à un Etat, puis au monde entier, offrirait des avantages matériels énormes. Ce postulat existe depuis longtemps.

Deuxième postulat objectif : il faut que la société soit dissociée de façon qu’il y ait une classe intéressée à la révolution socialiste et que cette classe sait assez nombreuse et assez influente au point de vue de la production pour faire elle-même cette révolution. Mais cela ne suffit pas. Il faut encore que cette classe – et là nous passons au postulat subjectif – comprenne la situation, qu’elle veuille consciemment le changement de l’ancien ordre de choses, qu’elle ait à sa tête un parti capable de la diriger au moment du coup de force et de lui assurer la victoire. Or cela présuppose un certain état de la classe bourgeoise dirigeante qui doit avoir perdu son influence sur les masses populaires, être ébranlée dans ses propres rangs, avoir perdu de son assurance. Cet état de la société représente précisément une situation révolutionnaire. Ce n’est que sur des bases sociales de production déterminées que peuvent surgir les prémisses psychologiques, politiques et organiques pour la réalisation de l’insurrection et sa victoire.

Le deuxième postulat : dissociation de classe, autrement dit rôle et importance du prolétariat dans la société, existe-t-il ? Oui, il existe déjà depuis des dizaines d’années. C’est ce que prouve, mieux que tout, le rôle du prolétariat russe, qui pourtant est de formation relativement récente. Qu’est-ce qui a manqué jusqu’à présent ? Le dernier postulat subjectif, la conscience par le prolétariat d’Europe de sa situation dans la société, une organisation et une éducation appropriées, un parti capable de diriger le prolétariat. Voilà ce qui a manqué. Maintes fois, nous marxistes, nous avons dit que, en dépit de toutes les théories idéalistes, la conscience de la société retarde sur son développement, et nous en avons une preuve éclatante dans le sort du prolétariat mondial. Les forces de production sont depuis longtemps mûres pour le socialisme. Le prolétariat, depuis longtemps, tout au moins dans les pays capitalistes les plus importants, joue un rôle économique décisif. C’est de lui que dépend tout le mécanisme de la production et, par suite, de la société. Ce qui fait défaut, c’est le dernier facteur subjectif : la conscience retarde sur la vie.

La guerre impérialiste a été le châtiment historique de ce retard sur la vie, mais, d’autre part, elle a donné au prolétariat une puissante impulsion. Elle a eu lieu parce que le prolétariat n’a pas été en état de la prévenir, car il n’était pas encore arrivé à se connaître dans la société, à comprendre son rôle, sa mission historique, à s’organiser, à s’assigner la tache de la prise du pouvoir et ’à s’en acquitter. En même temps, la guerre impérialiste, qui a été un châtiment non pas d’une faute mais d’un malheur du prolétariat, devait être et a été un puissant facteur révolutionnaire.

La guerre a montré la nécessité profonde, urgente, d’un changement du régime social. Bien avant la guerre, le passage à l’économie socialiste présentait des avantages sociaux considérables, autrement dit, les forces de production se seraient, sur les bases socialistes, développées beaucoup plus alors que sur les bases capitalistes. Mais, même sur les bases du capitalisme, les forces de production avant la guerre croissaient rapidement, non seulement en Amérique, mais aussi en Europe. C’est en cela que consistait la "justification" relative de l’existence du capitalisme lui-même. Depuis la guerre impérialiste, le tableau est tout autre : les forces de production, loin de croître, diminuent. Et il ne peut s’agir maintenant que de réparer les destructions, mais non de continuer à développer les forces de production. Ces dernières, encore plus qu’auparavant, sont à l’étroit dans le cadre de la propriété individuelle et dans le cadre des Etats créés par la paix de Versailles. Le fait que la progression de l’humanité est maintenant, inconciliable avec l’existence du capitalisme, a été prouvé incontestablement par les événements des dix dernières années. En ce sens, la guerre a été un facteur révolutionnaire. Mais, elle ne l’a pas été seulement dans ce sens. Détraquant impitoyablement toute l’organisation de la société, elle a tiré de l’ornière du conservatisme et de la tradition la conscience des masses laborieuses. Nous sommes entrés dans l’époque de la révolution.

Les dix dernières années (1914-1924)

Si l’on aborde de ce point de vue la dernière décade, on voit qu’elle se divise en plusieurs périodes nettement délimitées. La première est celle de la guerre impérialiste, qui embrasse plus de quatre années (pour la Russie, un peu plus de trois). Une nouvelle période commence en février et, particulièrement, en octobre 1917. C’est la période de liquidation révolutionnaire de la guerre. Les années 1918-1919 et une partie de l’année 1920 (tout au moins pour quelques pays) furent entièrement remplies par la liquidation de la guerre impérialiste et l’attente de la Révolution prolétarienne dans toute l’Europe. Nous assistâmes alors à la Révolution d’Octobre en Russie, au renversement des monarchies dans les Empires centraux, à un puissant mouvement prolétarien dans toute l’Europe et même en Amérique. Les dernières vagues de cette tempête révolutionnaire furent l’insurrection de septembre 1920 en Italie et les événements de mars 1921 en Allemagne. L’insurrection de septembre 1920 en Italie coïncide presque avec l’offensive de l’Armée Rouge sur Varsovie qui, elle aussi, était partie constitutive du courant révolutionnaire et qui reflua avec ce dernier. On peut dire que cette époque de pression révolutionnaire directe d’après-guerre se termine par l’explosion de mars 1921 en Allemagne. Nous avons vaincu dans la Russie tsariste, où le prolétariat a maintenu son pouvoir. Les monarchies de l’Europe centrale ont été renversées presque sans coup férir. Mais, nulle part, le prolétariat ne s’est emparé du pouvoir, sauf en Hongrie et en Bavière où il n’a pu le conserver que très peu de temps.

Il pouvait alors sembler et il semblait en réalité à nos ennemis que s’ouvrait une époque de restauration de l’équilibre capitaliste, de pansement des blessures portées par la guerre impérialiste et de consolidation de la société bourgeoise.

Du point de vue de notre politique révolutionnaire, cette nouvelle période commence par une retraite. Cette retraite, nous l’avons proclamée officiellement, non sans une sérieuse lutte intérieure, au IIIe Congrès de l’I.C., vers le milieu de l’année 1921. Nous avons constaté alors que la première poussée consécutive à la guerre impérialiste avait été insuffisante pour la victoire, car il n’y avait pas alors en Europe de parti dirigeant capable d’assurer la victoire, et que le dernier grand événement de cette période triennale, l’insurrection de mars en Allemagne, était gros de danger et montrait clairement que, si le mouvement continuait dans cette voie, il menaçait de détruire le jeune Parti de l’Internationale Communiste. Le IIIe Congrès a crié " En arrière ! Reculons du front de bataille direct sur lequel nos partis européens ont été jetés par les événements d’après-guerre." C’est, alors que commence l’époque de la lutte pour l’influence sur les masses, la période de travail acharnée d’agitation et d’organisation sous le mot d’ordre du front prolétarien unique, puis sous celui du front ouvrier et paysan unique. Cette période a duré environ deux ans. Et, pendant ce court espace de temps, une mentalité adaptée à un travail mesuré d’agitation et de propagande a eu le temps de s’élaborer. Les événements révolutionnaires, semblait-il, reculaient dans un avenir indéterminé mais assez lointain. Pourtant, dans la deuxième année de cette courte période, l’Europe a été de nouveau ébranlée par la secousse de l’occupation de la Ruhr.

Au premier abord, l’occupation de la Ruhr pouvait sembler un épisode peu important pour l’Europe ensanglantée et épuisée, qui avait traversé quatre années de la plus horrible guerre, Au fond, cette occupation fut comme une courte répétition de la guerre impérialiste. Les Allemands ne résistèrent pas, car ils ne le pouvaient pas, et les Français envahirent la région industrielle sur laquelle pivotait l’économie allemande. Par suite, l’Allemagne et, jusqu’à un certain point, le reste de l’Europe, se trouvèrent en quelque sorte en état de guerre. L’économie allemande et, par ricochet, l’économie française, se trouvèrent désorganisées.

Cinq années après que la guerre impérialiste eut ébranlé le monde entier, soulevé les couches les plus retardataires des travailleurs mais sans les mener à la victoire, l’histoire fit en quelque sorte une nouvelle expérience, un nouvel examen. Je vais vous donner, semblait-elle dire, une courte répétition de la guerre impérialiste. J’ébranlerai dans ses fondements l’économie déjà profondément détraquée de l’Europe, et je vous donnerai, à vous prolétariat, Partis communistes, la possibilité de rattraper le temps perdu pendant ces dernières années. En 1923, en effet, la situation en Allemagne évolue brusquement et radicalement vers la révolution. La société bourgeoise est ébranlée jusque dans ses fondements. Le président du conseil des ministres, Stresemann, déclare ouvertement qu’il est à la tête du dernier gouvernement bourgeois d’Allemagne. Les fascistes disent : "Que les communistes viennent au pouvoir et après ce sera notre tour". L’existence nationale de l’Allemagne est complètement détraquée. On se souvient de la dégringolade du mark et du sort de l’économie allemande pendant cette période. Les masses affluent spontanément au Parti communiste. La social-démocratie, qui est actuellement la principale force au service de l’ancienne société, est scindée, affaiblie, n’a plus confiance en elle-même. Les ouvriers désertent ses rangs. Et maintenant quand on considère cette période qui embrasse presque toute l’année 1923, particulièrement la deuxième partie, après le mois de juin, après la cessation de la résistance passive, on se dit : l’histoire n’a jamais créé et ne créera probablement jamais de conditions plus favorables pour la révolution du prolétariat et la prise du pouvoir. Si l’on demandait à nos jeunes savants marxistes d’imaginer une situation plus favorable à la prise du pouvoir par le prolétariat, je crois bien qu’ils n’y arriveraient pas, à condition évidemment qu’ils opèrent sur des données réelles et non sur des données fantaisistes. Mais une chose a manqué. Le Parti communiste n’a pas été assez trempé, assez clairvoyant, assez résolu et assez combatif pour assurer l’intervention au moment nécessaire et la victoire. Et, par cet exemple, nous apprenons de nouveau à comprendre le rôle et l’importance d’une direction juste du Parti communiste, direction qui, au point de vue historique, est le dernier facteur, mais qui par l’importance est loin d’être le dernier facteur de la révolution prolétarienne.

L’échec de la Révolution allemande marque une nouvelle période dans le développement de l’Europe et, en partie, du monde entier. Nous avons caractérisé cette nouvelle période comme la période d’arrivée au pouvoir des éléments démocratico-pacifistes de la société bourgeoise. Les fascistes ont fait place aux pacifistes, aux démocrates, aux mencheviks, aux radicaux et autres partis petits-bourgeois. Certes, si la révolution avait triomphé en Allemagne, tout le chapitre historique que nous feuilletons maintenant aurait un contenu tout autre. Si même, en France, le gouvernement Herriot fût venu au pouvoir, il n’aurait pas eu la même physionomie et son existence eût été beaucoup plus courte, quoique je ne réponde pas de sa stabilité. Il en est de même de Mac Donald et de toutes les autres variétés du type démocratico-pacifiste.

Fascisme, démocratie, kérenskisme

Pour comprendre le changement qui s’est opéré, il faut savoir ce qu’est le fascisme et ce qu’est le réformisme pacifiste, que l’on appelle parfois kérenskisme. J’ai déjà donné une définition de ces conceptions courantes, mais je la répéterai. Car, sans une compréhension juste du fascisme et du néo-réformisme, on a inévitablement une perspective politique fausse.

Le fascisme peut, selon les pays, avoir des aspects divers, une composition sociale différente, c’est-à-dire se recruter parmi des groupes différents ; mais il est essentiellement le groupement combatif des forces que la société bourgeoise menacée fait surgir pour repousser le prolétariat dans la guerre civile. Quand l’appareil étatique démocratico-parlementaire s’empêtre dans ses propres contradictions internes, quand la légalité bourgeoise est une entrave pour la bourgeoisie elle-même, cette dernière met en action les éléments les plus combatifs dont elle dispose, les libère des freins de la légalité, les oblige à agir par toutes les méthodes de destruction et de terreur. C’est là le fascisme. Ainsi donc, le fascisme est I’état de guerre civile pour la bourgeoisie qui rassemble ses troupes, de même que le prolétariat groupe ses forces et ses organisations pour l’insurrection armée au moment de la prise du pouvoir. Par suite, le fascisme ne peut être de longue durée ; il ne peut être un état normal de la société bourgeoise, de même que l’état d’insurrection armée ne peut être l’état constant, normal, du prolétariat, et alors la bourgeoisie restaure progressivement son appareil étatique normal, ou bien la victoire du prolétariat, et alors il n’y a plus de place pour le fascisme, mais pour d’autres raisons. Comme nous le savons par notre expérience, le prolétariat victorieux dispose de moyens efficaces pour empêcher le fascisme d’exister et, à plus forte raison, de se développer. Ainsi donc, le remplacement du fascisme par " l’ordre " normal bourgeois était prédéterminé par le fait que les attaques du prolétariat, la première (1918-1921) comme la seconde (1923) avaient été repoussées. La société bourgeoise avait tenu bon et elle reprenait jusqu’à un certain point confiance. La bourgeoisie n’est pas aujourd’hui menacée assez directement en Europe pour armer et mettre en action les fascistes. Mais elle ne se sent pas assez solidement assise pour gouverner personnellement. Voilà pourquoi, entre deux actes du drame historique, le menchevisme est nécessaire. Le gouvernement Mac Donald est nécessaire à la bourgeoisie en Angleterre. Le Bloc des gauches lui est encore plus nécessaire en France.

Peut-on, néanmoins, considérer le gouvernement travailliste et le Bloc des gauches comme le régime du kérenskisme ? Nous avions donné conditionnellement cette dénomination au réformisme dont nous attendions l’avènement il y a environ trois ans, alors que nous escomptions la coïncidence de l’évolution parlementaire à gauche en France et en Angleterre avec les changements révolutionnaires en Allemagne. Cette coïncidence ne s’est pas produite par suite de la défaite de la Révolution allemande en octobre de l’année dernière. Parler maintenant de kérenskisme à propos du Bloc des gauches ou du gouvernement Mac Donald, c’est démontrer son inintelligence de la situation.

Qu’est-ce que le kérenskisme ? C’est un régime où la bourgeoisie, n’espérant plus ou n’espérant pas encore vaincre dans la guerre civile ouverte, fait les concessions les plus extrêmes et les plus risquées et transmet le pouvoir aux éléments les plus "gauches" de la démocratie bourgeoise. C’est le régime où l’appareil de répression échappe en fait aux mains de la bourgeoisie. Il est clair que le kérenskisme ne saurait être un état social durable. II doit se terminer, soit par la victoire des korniloviens (c’est-à-dire des fascistes pour l’Europe), soit par celle des communistes. Le kérenskisme est le prélude direct d’Octobre, quoique évidemment Octobre ne doive pas nécessairement, dans tous les pays, surgir du kérenskisme...

Peut-on, dans ce sens, qualifier de kérenskisme le régime de Mac Donald ou du Bloc des gauches ? Non. La situation en Angleterre n’est pas du tout ce qu’elle était en Russie en été 1917. Les forces du Parti communiste anglais ne permettent pas d’envisager la prise prochaine du pouvoir. Puisqu’il en est ainsi, il n’y a pas de base non plus pour le kornilovisme. Selon toute vraisemblance, Mac Donald cédera la place aux conservateurs ou aux libéraux. En France, l’état de l’appareil étatique et les forces du. Parti communiste ne permettent pas de supposer que le régime du Bloc des gauches évoluera directement et rapidement vers la révolution prolétarienne. La conception du kérenskisme est évidemment, en l’occurrence, hors de mise. Il faudrait un sérieux revirement des événements pour que l’on puisse parler de kérenskisme.

En conséquence, une question, capitale maintenant, se pose à nous : qu’est-ce que cette période actuelle de réformisme ? Quelles sont ses bases ? Ce régime peut-il se consolider, peut-il devenir un état normal pendant une série d’années – ce qui impliquerait évidemment un retard correspondant de la révolution prolétarienne ? C’est là la question cardinale du moment présent. Comme je l’ai déjà dit, elle ne peut être résolue uniquement sur le terrain subjectif, c’est-à-dire d’après nos désirs, d’après notre envie de changer la situation. Et, en l’occurrence, comme toujours, l’analyse objective, l’appréciation de ce qui est, de ce qui change, de ce qui devient doit être le postulat de notre action. Essayons donc d’aborder la question de ce point de vue.

De quoi dépend le sort du réformisme "européen" ?

Ce sont maintenant les réformistes qui sont au pouvoir dans les principaux pays européens. Le réformisme présuppose certaines concessions de la part des classes possédantes aux classes non possédantes, quelques "sacrifices" modestes de l’Etat bourgeois en faveur de la classe ouvrière. Peut-on penser que, dans l’Europe actuelle, incomparablement plus pauvre qu’avant la guerre, il y ait une base économique pour de larges et profondes réformes sociales ? Les réformistes eux-mêmes, tout au moins sur le continent, parlent très peu de ces réformes. Si l’on envisage maintenant des " réformes sociales " c’est plutôt dans le camp bourgeois : on se propose de supprimer la journée de huit heures ou tout au moins d’y apporter les correctifs qui, en fait, la rendront inexistante. Mais il est une question pratique qui a des affinités avec les " réformes " et qui est une question de vie ou de mort pour les ouvriers européens et avant tout pour les ouvriers d’Allemagne, d’Autriche, de Hongrie, de Tchécoslovaquie, de Pologne et même de France. Cette question, c’est celle de la stabilisation des changes. La stabilisation de la monnaie fiduciaire, mark, couronne ou franc, entraîne celle des salaires et les empêche de se déprécier. C’est là une question capitale pour tout le prolétariat de l’Europe continentale. Il est indubitable que les succès relatifs et essentiellement précaires obtenus dans la stabilisation de la monnaie sont une des principales bases de l’ère réformiste pacifiste. Si en Allemagne le mark s’effondrait, la situation révolutionnaire se représenterait intégralement, et si le franc français continuait à dégringoler comme il l’a fait il y a quelques mois, le sort du ministère Herriot serait encore plus problématique que maintenant.

La question du néo-réformisme qui se pose à nous doit être par conséquent formulée ainsi : sur quoi est fondé l’espoir d’une consolidation d’un équilibre économique relatif et temporaire et, en particulier, I’espoir de la stabilisation de la monnaie et des salaires ? Qu’est-ce qui autorise cet espoir et dans quelle mesure est-il fondé ? Cette question nous amène à considérer le facteur capital de l’histoire contemporaine de l’humanité : les Etats-Unis. Vouloir raisonner sur le sort de l’Europe et du prolétariat mondial sans tenir compte de la force et de l’importance des Etats-Unis, c’est, dans un certain sens, compter sans le maître. Car, le maître de l’humanité capitaliste, c’est New York et Washington, c’est le gouvernement américain. Nous le voyons maintenant, par exemple, par le Plan des Experts. L’Europe, hier encore, si puissante et si fière de sa culture et de son passé historique doit maintenant, pour se tirer de l’impasse, des contradictions et des malheurs qu’elle a attirés elle-même sur sa tête, faire venir d’outre-atlantique un général Dawes qui n’est peut-être pas très intelligent, qui n’a peut-être même aucune intelligence. Cet homme arrive, il s’assied à table en arbitre souverain et même, comme le disent quelques-uns, met ses jambes sur la table et établit un tableau exact des modes et des délais de restauration de l’Europe. Puis, il présente ce tableau aux gouvernements européens pour qu’ils s’y conforment. Et ils s’y conformeront. Hughes, le ministre américain des Affaires étrangères, fait un voyage non officiel en Europe et, pendant ce temps, Mac Donald et Herriot organisent une conférence archi-officielle. Derrière la conférence, dans les coulisses, se tient Hughes, qui exige et ordonne. Pourquoi ? Parce qu’il a la force. En quoi consiste cette force ? Dans le capital, dans la richesse, dans une puissance économique formidable [1]. Le développement antérieur de l’Europe et du monde entier s’effectuait, dans une mesure considérable, sous la direction de l’Angleterre. La première, l’Angleterre avait su largement utiliser le charbon et le fer et, par suite, s’assurer pour longtemps la direction du monde. En d’autres termes, elle réalisait politiquement sa prépondérance économique et en tirait parti dans ses rapports internationaux. Elle dominait en Europe en opposant un pays à l’autre, en consentant ou en refusant des emprunts, en finançant la lutte contre la Révolution française, etc. Elle avait la haute main sur le monde entier. Mais sa prépondérance au moment de son plus grand épanouissement n’est rien en comparaison de celle dont les Etats-Unis disposent actuellement sur le reste du monde, l’Angleterre y comprise. Et c’est là la question capitale de l’histoire européenne et mondiale. Ne pas la comprendre, c’est être incapable de comprendre le prochain chapitre de notre histoire. Ce n’est pas par l’effet du hasard que le général Dawes a franchi l’Océan, que nous sommes obligés de savoir qu’il s’appelle Dawes et qu’il a le titre de général. Il a avec lui plusieurs banquiers américains, qui examinent les papiers des gouvernements européens et déclarent : nous ne permettrons pas ceci, nous exigeons cela. Pourquoi ce ton autoritaire ? Tout le système des réparations échouera si l’Amérique n’effectue pas le premier versement 800 millions de marks-or pour assurer la monnaie allemande. De l’Amérique dépend la stabilisation ou la chute du franc, et aussi, dans une moindre mesure, de la livre sterling. Or, le mark, le franc et la livre sterling jouent un certain rôle dans la vie des peuples.

L’impérialisme "pacifiste" des Etats-Unis

Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’Amérique s’est engagée entièrement et définitivement dans la voie d’une politique impérialiste mondiale active. Le revirement de sa politique remonte aux dernières années du XIXe siècle.

La guerre hispano-américaine a eu lieu en 1898 ; les Etats-Unis se sont alors emparés de Cuba et, par là même, se sont assuré la clé du canal de Panama et, par suite, une issue dans l’Océan Pacifique, vers la Chine, vers le continent asiatique. En 1900, l’exportation des produits industriels a, pour la première fois dans l’histoire des Etats-Unis, dépassé leur importation. Et, ainsi, l’Amérique a pu entreprendre une politique mondiale active.

En 1903, l’Amérique détache de la Colombie la province de Panama, dont elle fait proclamer et reconnaître l’indépendance. Elle agit de même aux îles Hawaï et, me semble-t-il, aux îles Samoa. Quand elle veut annexer un territoire étranger ou mettre un pays en tutelle, elle organise une petite révolution indigène, puis intervient pour pacifier le pays, – ce que fait maintenant Dawes pour l’Europe ruinée par la guerre menée avec l’aide de l’Amérique. En 1903, les Etats-Unis s’assurent ainsi l’isthme de Panama, procèdent au percement du canal, dont l’achèvement, en 1920, ouvre, au sens véritable du mot, un nouveau chapitre dans l’histoire de l’Amérique et de tout le globe terrestre. Les Etats-Unis ont radicalement corrigé la géographie dans l’intérêt de l’impérialisme américain, Comme on le sait, leur industrie est concentrée dans la partie orientale du pays, vers l’Atlantique. La partie occidentale est surtout agricole. Les Etats-Unis sont principalement attirés vers la Chine, qui a une population de 400 millions et des richesses incalculables. Par le canal de Panama, leur industrie s’ouvre vers l’Occident une voie maritime qui leur permet une économie de plusieurs milliers de kilomètres. Les années 1898, 1900, 1914 et 1920 sont des dates marquant les principales étapes de la voie de l’impérialisme où se sont engagés délibérément les Etats-Unis. De ces étapes, la guerre mondiale a été la plus importante. Les Etats-Unis n’y sont entrés qu’à la dernière heure, ils ont attendu trois ans avant de sortir de leur " neutralité ". Bien plus, deux mois avant leur intervention, Wilson déclarait qu’il ne pouvait être question de la participation de l’Amérique la folie sanglante des peuples européens. Trois années durant, les Etats-Unis se sont contentés de convertir méthodiquement en dollars le sang des " fous " d’Europe. Mais, au moment où la guerre menaçait de se terminer par la victoire de l’Allemagne, leur rival le plus dangereux, les Etats-Unis sont intervenus, et c’est ce qui a décidé de l’issue de la lutte.

Fait remarquable : c’est dans un but intéressé que l’Amérique a alimenté la guerre par son industrie ; c’est dans un but intéressé qu’elle est intervenue, afin d’écraser un concurrent redoutable ; et, pourtant, elle a conservé une solide réputation de pacifisme. C’est là un des paradoxes de l’histoire, paradoxe qui n’a et n’aura rien de réjouissant pour nous. L’impérialisme américain, essentiellement brutal, impitoyable, rapace, a, grâce aux conditions spéciales de l’Amérique, la possibilité de se draper dans le manteau du pacifisme, ce que ne peuvent faire les aventuriers impérialistes de l’Ancien Monde. Il y a à cela des raisons géographiques et historiques. Les Etats-Unis n’ont pas eu besoin d’entretenir d’armée terrestre. Pourquoi ? Parce qu’ils sont séparés par d’immenses océans de leurs rivaux. L’Angleterre est une île, et c’est là un des facteurs déterminants de son caractère, en même temps qu’un de ses principaux avantages. Les Etats-Unis sont aussi une vaste île par rapport au groupe des anciennes parties du monde. L’Angleterre se protège par sa flotte. Mais, si l’on parvient à percer son front naval, il est facile de la conquérir, car elle ne représente qu’une étroite bande de terre. Mais essayez de conquérir les Etats-Unis ! C’est une île qui a en même temps tous les avantages de la Russie, l’immensité du territoire. Même sans flotte, les Etats-Unis seraient presque invulnérables, par suite de leur vaste superficie. Voilà la raison géographique essentielle qui leur a permis de s’affubler de ce masque de pacifisme. En effet, contrairement à l’Europe et aux autres pays, l’Amérique, jusqu’à présent, n’avait pas d’armée. Et si elle vient d’en créer une, c’est qu’on l’y a forcée. Qui l’y a forcée ? Les barbares, le kaiser, les impérialistes allemands.

C’est dans l’histoire qu’il faut chercher la seconde raison de la réputation de pacifisme des Etats-Unis. Ces derniers sont intervenus sur l’arène mondiale, alors que le globe terrestre tout entier était déjà conquis, partagé et opprimé. C’est pourquoi l’avance impérialiste des Etats-Unis s’effectue sous les mots d’ordre : " Liberté des mers ", " Portes ouvertes ", etc., etc. Aussi, quand l’Amérique est obligée d’accomplir ouvertement une canaillerie militariste, la responsabilité aux yeux de la population et, dans une certaine mesure, de l’humanité tout entière, en incombe uniquement aux citoyens retardataires du reste du monde.

Wilson a aidé à achever l’Allemagne, puis il est arrivé en Europe armé de ses quatorze points, où il promettait le bonheur général, la paix universelle, le châtiment du kaiser criminel, proclamait le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, le règne de la justice, etc. Et, durant de longs mois, les petits-bourgeois et même une grande partie des ouvriers européens, crurent en l’évangile de Wilson. Représentant du capital américain, qui s’était souillé de sang en attisant la guerre européenne, ce professeur de province apparut en Europe comme l’apôtre du pacifisme et de la réconciliation. Et tous disaient : Wilson donnera la paix, Wilson restaurera l’Europe. Mais Wilson ne réussit pas du premier coup à obtenir ce qu’est venu maintenant réaliser le général Dawes avec son escorte de banquiers et, froissé, il tourna le dos à l’Europe et rentra chez lui. Quelles ne furent pas alors les clameurs des démocrates-pacifistes et des social-démocrates contre la folie de la bourgeoisie européenne, qui n’avait pas voulu s’entendre avec Wilson et n’avait pas su réaliser la pacification et le bonheur de l’Europe !

Wilson fut écarté. Le parti républicain vînt au pouvoir. L’Amérique traversa alors une période de prospérité commerciale et industrielle basée presque uniquement sur le marché intérieur, c’est-à-dire sur un équilibre temporaire entre l’industrie et l’agriculture, entre l’Est et l’Ouest du pays. Cette prospérité ne dura que deux ans : elle prit fin en 1923. Mais, depuis le printemps dernier, il s’est manifesté des indices indubitables d’une crise commerciale et industrielle, précédée d’ailleurs par une forte crise agraire qui a frappé cruellement les régions agricoles du pays. Et, comme toujours, cette crise a donné à l’impérialisme une nouvelle impulsion vivifiante, Le capital financier des Etats-Unis a expédié ses représentants en Europe pour parachever l’œuvre commencée pendant la guerre impérialiste et continuée par la paix de Versailles, c’est-à-dire la mise en tutelle économique de l’Europe.

Le plan des Etats-Unis : mettre l’Europe à la portion congrue

Que veut le capital américain ? A quoi tend-il ? Il cherche, dit-on, la stabilité. Il veut rétablir le marché européen dans son intérêt, il veut rendre à l’Europe sa capacité d’achat. De quelle façon ? Dans quelles limites ? En effet, le capital américain ne peut vouloir se faire de l’Europe un concurrent. Il ne peut admettre que l’Angleterre et, à plus forte raison, l’Allemagne et la France, recouvrent leurs marchés mondiaux, parce que lui-même est à l’étroit, parce qu’il exporte des produits et s’exporte lui-même. Il vise à la maîtrise du monde, il veut instaurer la suprématie de l’Amérique sur notre planète. Que doit-il faire à l’égard de l’Europe ? Il doit, dit-on, la pacifier. Comment ? Sous son hégémonie. Qu’est-ce que cela signifie Qu’il doit permettre à l’Europe de se relever, mais dans des limites bien déterminées, lui accorder des secteurs déterminés, restreints, du marché mondial. Le capital américain commande maintenant aux diplomates. Il se prépare à commander également aux banques et aux trusts européens, à toute la bourgeoisie européenne. C’est ce à quoi il tend. Il assignera aux financiers et aux industriels européens des secteurs déterminés du marché. Il réglera leur activité. En un mot, il veut réduire l’Europe capitaliste à la portion congrue, autrement dit, lui indiquer combien de tonnes, de litres ou de kilogrammes de telle ou telle matière elle a le droit d’acheter et de vendre. Déjà, dans les thèses pour le 3e Congrès de l’I.C., nous écrivions que l’Europe est balkanisée. Cette balkanisation se poursuit maintenant. Les Etats des Balkans ont toujours eu des protecteurs dans la personne de la Russie tsariste ou de l’Autriche-Hongrie, qui leur imposaient le changement de leur politique, de leurs gouvernants ou même de leurs dynasties (Serbie). Maintenant, l’Europe se trouve dans une situation analogue à l’égard des Etats-Unis et en partie de la Grande-Bretagne. Au fur et à mesure que se développeront leurs antagonismes, les gouvernements européens iront chercher aide et protection à Washington et à Londres ; le changement des partis et des gouvernements sera déterminé en dernière analyse par la volonté du capital américain, qui indiquera à l’Europe combien elle doit boire et manger... Le rationnement, nous le savons par expérience, n’est pas toujours très agréable. Or, la ration strictement limitée qu’établiront les Américains pour les peuples d’Europe s’appliquera également aux classes dominantes non seulement d’Allemagne et de France, mais aussi, finalement, de Grande-Bretagne. L’Angleterre doit envisager cette éventualité. Mais maintenant l’Amérique, dit-on, marche avec l’Angleterre ; il s’est formé un bloc anglo-saxon, il existe un capital anglo-saxon, une politique anglo-saxonne ; l’antagonisme essentiel du monde est celui qui divise l’Amérique et le Japon. Parler ainsi, c’est montrer son incompréhension de la situation. L’antagonisme capital du monde est l’antagonisme anglo-américain. C’est ce que montrera de plus en plus nettement l’avenir.

L’impérialisme américain et la social-démocratie européenne

Mais avant d’aborder cette question importante, examinons quel est le rôle que réserve le capital américain aux radicaux et aux menchéviks européens, à la social-démocratie dans cette Europe qui va être réduite à la portion congrue.

La social-démocratie est chargée de préparer cette nouvelle situation, c’est-à-dire d’aider politiquement le capital américain à rationner l’Europe. Que fait en effet en ce moment la social-démocratie allemande et française, que font les socialistes de toute l’Europe ? Ils s’éduquent et s’efforcent d’éduquer les masses ouvrières dans la religion de l’américanisme ; autrement dit, ils font de l’américanisme, du rôle du capital américain en Europe, une nouvelle religion politique. Ils s’efforcent de persuader les masses laborieuses que, sans le capital américain, essentiellement pacificateur, sans les emprunts de l’Amérique, l’Europe ne pourra tenir le coup. Ils font opposition à leur bourgeoisie, comme les social-patriotes allemands, non pas du point de vue de la révolution prolétarienne, non pas même pour obtenir des réformes, mais pour montrer que cette bourgeoisie est intolérable, égoïste, chauvine et incapable de s’entendre avec le capital américain pacifiste, humanitaire, démocratique. C’est là la question fondamentale de la vie politique de l’Europe et particulièrement de l’Allemagne. En d’autres termes, la social-démocratie européenne devient actuellement l’agence politique du capital américain. Est-ce là un fait inattendu ? Non, car la social-démocratie, qui était l’agence de le bourgeoisie, devait fatalement, dans sa dégénérescence politique, devenir l’agence de la bourgeoisie la plus forte, la plus puissante, de la bourgeoisie de toutes les bourgeoisies, c’est-à-dire de la bourgeoisie américaine. Comme le capital américain assume la tâche d’unifier, de pacifier l’Europe, de lui apprendre à résoudre les questions des réparations et autres et qu’il tient les cordons de la bourse, la dépendance de la social-démocratie à l’égard de la bourgeoisie allemande en Allemagne, de la bourgeoisie française en France, devient de plus en plus une dépendance à l’égard du maître de ces bourgeoisies. Le capital américain est maintenant le patron de l’Europe. Et il est naturel que la social-démocratie tombe politiquement sous la dépendance du patron de ses patrons. C’est là le fait essentiel pour l’intelligence de la situation actuelle et de la politique de la IIe Internationale. Ne pas s’en rendre compte, c’est ne pouvoir comprendre les événements d’aujourd’hui et de demain, c’est ne voir que la surface des choses et se satisfaire de phrases générales.

La social-démocratie prépare le terrain au capital américain, se fait son héraut, parle de son rôle salutaire, lui fraye la voie, l’accompagne de ses vœux, le glorifie. Ce n’est pas là un travail de peu d’importance. Auparavant, l’impérialisme se faisait frayer la voie par des missionnaires, que les sauvages ordinairement fusillaient, parfois même dévoraient. Pour venger leur mort, on expédiait alors des troupes, puis des marchands et des administrateurs. Pour coloniser l’Europe, pour en faire son dominion, le capital américain n’a pas besoin d’y expédier des missionnaires. Sur place, il y a déjà un parti dont la tâche est de prêcher aux peuples l’évangile de Wilson, l’évangile de Coolidge, l’Ecriture Sainte des Bourses de New-York et de Chicago. C’est en cela que consiste la mission actuelle du menchévisme européen. Mais, service pour service ! Les menchéviks retirent de leur dévouement de nombreux avantages. Ainsi, tout dernièrement, pendant les périodes de guerre civile aiguë, la social-démocratie allemande a dû assumer la défense armée de sa bourgeoisie, de cette même bourgeoisie qui marchait la main dans la main avec les fascistes. Noske, en effet, est une figure symbolique de la politique d’après-guerre de la social-démocratie allemande. Aujourd’hui, cette dernière a un rôle tout autre : elle peut se permettre le luxe de faire de l’opposition. Elle critique sa bourgeoisie et, par là, met une certaine distance entre elle et les partis du capital. Comment la critique-t-elle ? Tu es égoïste, intéressée, stupide, malfaisante, lui dit-elle ; mais, par delà l’Atlantique, il y a une bourgeoisie riche et puissante, humanitaire, réformiste, pacifiste, qui de nouveau vient à nous, qui veut nous donner 800 millions de marks pour restaurer notre monnaie et tu te dresses sur tes ergots, tu oses te rebiffer contre elle quand tu as plongé notre patrie dans la misère. Nous te démasquerons impitoyablement devant les masses populaires allemandes. Et cela, elle le dit d’un ton presque révolutionnaire, en défendant la bourgeoisie américaine.

Il en est de même en France. Evidemment, comme la situation politique y est plus favorable et que le franc n’est pas encore trop déprécié, la social-démocratie y joue son rôle en sourdine, mais en réalité elle fait exactement la même chose que la social-démocratie allemande. Le parti de Léon Blum, Renaudel, Jean Longuet porte entièrement la responsabilité de la paix de Versailles et de l’occupation de la Ruhr. En effet, il est incontestable que le gouvernement Herriot, soutenu par les socialistes, est pour le maintien de l’occupation de la Ruhr. Mais, à présent, les socialistes français ont la possibilité de dire à leur allié Herriot : " Les Américains exigent que vous évacuiez la Ruhr à certaines conditions ; faites-le ; maintenant, nous aussi, nous l’exigeons ". Ils l’exigent non pas pour manifester la volonté et la force du prolétariat français, mais pour subordonner la bourgeoisie française à la bourgeoisie américaine. N’oubliez pas en outre que la bourgeoisie française doit trois milliards 700 millions de dollars à la bourgeoisie américaine. C’est là une somme importante. L’Amérique peut, quand elle le voudra, faire dégringoler le franc. Certes, elle ne le fera pas ; elle est venue en Europe pour y instaurer l’ordre et non pas pour accumuler des ruines. Elle ne le fera pas ; mais elle pourra le faire, si elle le veut. Tout dépend d’elle. C’est pourquoi, devant cette dette énorme, les arguments de Renaudel, Blum et consorts paraissent assez convaincants à la bourgeoisie française.

En même temps, la social-démocratie en Allemagne, en France et ailleurs, obtient la possibilité de s’opposer à sa bourgeoisie, de mener sur des questions concrètes une politique "d’opposition" et, par là même, de gagner la confiance d’une certaine partie de la classe ouvrière.

Bien plus, les partis menchéviks des différents pays de l’Europe ont maintenant certaines possibilités d’ " actions " communes. Maintenant déjà, la social-démocratie européenne représente une organisation assez unie. C’est là en quelque sorte un fait nouveau. En effet, depuis dix ans, depuis le début de la guerre impérialiste, elle n’avait pu intervenir en bloc. Maintenant, elle le peut et les menchéviks interviennent pour soutenir en chœur l’Amérique, son programme, ses revendications, son pacifisme, sa grande mission. Aussi la IIe Internationale, ce demi-cadavre, se galvanise-t-il quelque peu. De même que l’Internationale d’Amsterdam, elle se restaure. Certes, elle ne sera pas ce qu’elle était avant la guerre. Elle n’aura plus sa force d’autrefois ; il est impossible de ressusciter le passé et de rayer de l’histoire l’Internationale Communiste. Il est impossible d’effacer la guerre impérialiste, qui a été un coup terrible pour la IIe Internationale. Néanmoins, cette dernière s’efforce de se remonter, de se remettre debout, de marcher avec les béquilles américaines. Pendant la guerre impérialiste, les social-démocraties allemande et française étaient ouvertement liées à leurs bourgeoisies respectives. Pouvait-il y avoir une Internationale quand les différents partis se combattaient, s’accusaient, se vilipendaient les uns les autres ? Il n’y avait aucune possibilité de revêtir le masque de l’internationalisme. Au moment de la conclusion de la paix, il en était de même. Versailles ne fut que la fixation des résultats de la guerre impérialiste dans les documents diplomatiques. Y avait-il place alors pour la solidarité ? Certes non ! Dans la période d’occupation de la Ruhr, il en était de même. Mais maintenant, le capital américain vient en Europe et déclare : Peuples, voilà un plan de réparations ; messieurs les mencheviks, voilà un programme. Et ce programme, la social-démocratie l’accepte comme base de son activité. Ce nouveau programme unifie les social-démocraties française, allemande, anglaise, hollandaise, suisse. En effet, chaque petit-bourgeois suisse espère que sa patrie pourra vendre plus de montres quand les Américains auront rétabli l’ordre et la paix en Europe. Et toute la petite bourgeoisie, qui s’exprime par la social-démocratie, retrouve son unité spirituelle dans le programme de l’américanisme. En d’autres termes, la IIe Internationale a maintenant un programme d’unification : celui que le général Dawes lui a apporté de Washington.

De nouveau, le même paradoxe quand le capitalisme américain intervient pour une œuvre de rapine, il a l’entière possibilité de le faire en se faisant passer pour un réorganisateur, un pacificateur, un réalisateur des aspirations humanitaires, tout en créant pour la social-démocratie une plate-forme incomparablement plus avantageuse que la plate-forme nationale qu’adoptait hier cette dernière. La bourgeoisie nationale est là, tout le monde peut la voir, tandis que le capital américain est éloigné, il est difficile de connaître ses affaires, qui ne sont pas toujours des plus propres ; mais en Europe, il intervient en qualité de pacificateur ; sa puissance colossale, sans précédent dans l’histoire, sa richesse surtout, en imposent aux petits-bourgeois, aux social-démocrates. Je vous dirai en passant que durant cette dernière année j’ai été obligé, par mes fonctions, d’avoir des entretiens avec quelques sénateurs américains des partis républicains et démocrates. Extérieurement, ce sont des provinciaux. Je ne suis pas sûr qu’ils connaissent la géographie de l’Europe, je croirais plutôt que non, mais quand ils parlent politique, ils s’expriment ainsi : "J’ai dit à Poincaré", " J’ait fait remarquer à Curzon " " J’ai expliqué à Mussolini ". En Europe, ils se sentent comme en pays conquis. Un fabricant enrichi de lait condensé, de conserves ou autres produits, parle sur un ton protecteur des politiciens bourgeois les plus influents de l’Europe. Il prévoit qu’il sera bientôt le maître, il se sent déjà le maître. Et c’est pourquoi les calculs de la bourgeoisie anglaise, qui espère conserver son rôle dirigeant, seront déjoués.

Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne

L’antagonisme mondial le plus important est celui qui existe entre les intérêts des Etats-Unis et ceux de l’Angleterre. Pourquoi ? Parce que l’Angleterre est encore le pays le plus riche et le plus puissant après les Etats-Unis. C’est le principal rival de l’Amérique, le principal obstacle dans sa voie. Si l’on arrive à saper la puissance de l’Angleterre, à la mater ou même à la renverser, que restera-t-il ? [2] Certes, les Etats-Unis triompheront du Japon. Ils ont tous les atouts en mains : l’argent, le fer, le charbon, le naphte ; ils sont avantagés politiquement dans leurs rapports avec la Chine, qu’ils veulent " libérer " du Japon. L’Amérique libère toujours quelqu’un : c’est, en quelque sorte, sa profession. Ainsi donc, le principal antagonisme est celui qui divise les Etats-Unis et l’Angleterre. Il s’aggrave de jour en jour. La bourgeoisie anglaise ne se sent pas très à son aise depuis le traité de Versailles. Elle sait ce que vaut la monnaie sonnante et trébuchante, et elle ne peut pas ne pas voir que le dollar l’emporte sur la livre sterling. Elle sait que cette supériorité se traduira infailliblement dans la politique. Elle a exploité elle-même à fond la puissance de la livre sterling dans sa politique internationale, et maintenant elle sent que s’ouvre l’ère du dollar. Elle cherche à se consoler, à se bercer d’illusions. Ainsi les journaux anglais les plus sérieux disent : Oui, les Américains sont très riches, mais ce ne sont en fin de compte que des provinciaux. Ils ne connaissent pas les voies de la politique mondiale. Nous, Anglais, nous avons incomparablement plus d’expérience. Les Yankees ont besoin de nos conseils, ce notre direction, et, nous, Anglais, nous guiderons dans les voies de la politique mondiale ces parents de province soudainement enrichis – ce qui ne nous empêchera pas de conserver notre situation dominante et de toucher par-dessus le marché un bon courtage. Certes, il y a là une part de vérité. Comme je l’ai déjà dit, il n’est pas certain que les sénateurs américains connaissent la géographie de l’Europe ; or, pour faire de grandes affaires sur notre continent, il est nécessaire d’en connaître la géographie. Mais, est-ce si difficile pour une classe possédante d’acquérir des connaissances ? Quand la bourgeoisie s’enrichit rapidement, il ne lui est pas difficile de s’instruire dans les sciences et les arts. Les fils de nos Morozov et Mamontov ressemblaient presque à des lords héréditaires. C’est pour la classe opprimée, c’est pour le prolétariat qu’il est difficile de se développer, de s’assimiler tous les éléments de la culture.

Mais cela est aisé pour une classe possédante, surtout quand elle est aussi opulente que la bourgeoisie américaine. Cette dernière trouvera, formera ou s’achètera des spécialistes dans toutes les branches. L’Américain ne fait que commencer à se rendre compte de son importance mondiale ; chez lui aussi, la " conscience " retarde sur la "réalité". Il faut considérer la question non pas telle qu’elle se présente sous nos yeux en ce moment, mais dans ses perspectives. Or, l’Américain ne tardera pas à comprendre entièrement sa force et, par suite, son rôle.

La puissance économique des Etats-Unis ne s’est pas encore entièrement fait sentir, mais elle se fera sentir sur tout. Ce dont dispose maintenant l’Europe capitaliste dans la politique mondiale représente les restes de sa puissance économique d’hier, de son ancienne influence mondiale, qui ne correspond plus aux conditions matérielles d’aujourd’hui. L’Amérique, il est vrai, n’a pas encore appris à réaliser sa puissance. Mais elle l’apprend rapidement au détriment de l’Europe. Quelque temps encore, elle aura besoin de l’Angleterre pour la guider dans les voies de la politique mondiale. Mais il ne lui faudra pas longtemps pour l’égaler et la dépasser dans ce domaine. Une classe possédante qui s’élève change rapidement de caractère, de physionomie et de méthodes d’action. Voyez, par exemple, la bourgeoisie allemande. Y a-t-il si longtemps que les Allemands étaient considérés comme de timides rêveurs aux yeux bleus, comme un peuple de poètes et de penseurs ? Or, quelques dizaines d’années de développement capitaliste ont suffi pour faire de la bourgeoisie allemande la classe impérialiste la plus cuirassée, la plus brutale, la plus agressive. Le châtiment, il est vrai, ne s’est pas fait longtemps attendre. Et, de nouveau, le caractère du bourgeois allemand a changé. Il s’assimile rapidement sur l’arène européenne toutes les habitudes et tous les procédés d’un chien battu. La bourgeoisie anglaise est plus sérieuse. Son caractère s’est formé au cours de plusieurs siècles. Son sentiment de classe est profondément ancré en elle et il sera plus difficile de lui faire perdre sa mentalité de maîtresse de l’Univers. Mais les Américains y arriveront quand ils le voudront, et ils le voudront bientôt.

Vainement, le bourgeois anglais se console en pensant qu’il dirigera l’Américain inexpérimenté. Certes, il y aura une période de transition, mais l’important ce n’est pas l’expérience diplomatique, c’est la force réelle, c’est le capital, c’est l’industrie. Or, les Etats-Unis occupent économiquement la première place dans le monde. Leur production des objets de première nécessité varie du tiers aux deux tiers de la production de l’humanité. Ils produisent les deux tiers (en 1923 même 72 %) du naphte, qui joue maintenant un rôle militaire et industriel exceptionnel. Ils se plaignent, il est vrai, que leurs sources de naphte s’épuisent. Les premiers temps après la guerre, je croyais que ces plaintes n’étaient qu’une façon de préparer l’opinion à une mainmise sur le naphte des autres pays. Pourtant, les géologues confirment que, si l’Amérique continue à consommer du naphte dans les proportions actuelles, elle n’en a plus que pour 25 à 40 ans. Mais, à l’expiration de ce délai, grâce à son industrie et à sa flotte, elle aura déjà le temps d’enlever aux autres pays tout leur naphte, de sorte qu’il n’y a pas lieu de nous inquiéter à son sujet.

La situation mondiale des Etats-Unis s’exprime par des chiffres indiscutables. Ainsi, la production de blé de l’Amérique représente le quart de la production mondiale, celle de l’avoine le tiers, celle du maïs les trois quarts. Les Etats-Unis produisent la moitié du charbon du monde, la moitié du minerai de fer, 60 % de la fonte, 60 % de l’acier, 60 % du cuivre, 47 % du zinc. Leur réseau ferroviaire représente 37 % du réseau mondial. Leur flotte commerciale, qui n’existait presque pas avant la guerre, représente maintenant plus de 25 % du tonnage mondial. Enfin, les Etats-Unis possèdent 84 % des automobiles du monde entier. Si, pour l’extraction de l’or, ils occupent une place relativement modeste (14 %), il ne faut pas oublier que, grâce à leur balance commerciale active, ils ont concentré 44,2 % de l’or existant dans le monde. Leur revenu national est deux fois et demie plus considérable que celui de l’Angleterre, de la France, de l’Allemagne et du Japon pris ensemble. Ces chiffres décident tout. Ils frayeront la voie à l’Amérique et sur terre, et sur mer, et dans l’air.

Que présagent-ils pour la Grande-Bretagne ? Rien de bon. Ils signifient que l’Angleterre n’évitera pas le sort des autres pays capitalistes, qu’elle devra accepter la portion congrue. Mais quand elle devra ouvertement s’y résigner, on fera appel non pas à Curzon, car il est trop intransigeant, mais à Mac Donald. Les politiciens bourgeois anglais ne voudront jamais faire accepter cette humiliation à leur pays. Il faudra la pieuse éloquence de Mac Donald, de Henderson, des fabians, pour faire pression sur la bourgeoisie anglaise et persuader les ouvriers anglais : " Allons-nous guerroyer avec l’Amérique ? diront-ils. Non, nous sommes pour la paix, nous sommes pour un accord ". Or, que sera l’accord avec l’oncle Sam ? Les chiffres précités le montrent éloquemment. " Accepte la portion congrue, voilà le seul accord possible, Et si tu ne le veux pas, prépare-toi à la guerre. "

Jusqu’à présent, l’Angleterre a reculé pas à pas devant I’Amérique. Ainsi, tout récemment, le président Harding a invité la France, le Japon et l’Angleterre à Washington, et a proposé tranquillement à cette dernière de limiter le développement de sa flotte. Avant la guerre, on le sait, l’Angleterre s’en tenait au principe d’après lequel sa flotte de guerre devait être supérieure aux flottes réunies des deux puissances navales les plus fortes après elle. Les Etats-Unis ont mis fin à cet état de choses. A Washington, Harding a, comme il convient, commencé son discours en disant que " la conscience de la civilisation s’était éveillée " et l’a terminé en déclarant : La proportion de nos forces navales sera la suivante Angleterre, 5 ; Etats-Unis, 5 (en attendant) ; France, 3 ; Japon, 3. Pourquoi cette corrélation ? Avant la guerre, la flotte américaine était beaucoup plus faible que la flotte anglaise. Pendant la guerre, elle a considérablement augmenté. Quand les Anglais parlent du danger que présente la flotte des Américains, ces derniers répondent : " Pourquoi avons-nous construit cette flotte ? N’est-ce pas pour défendre les Iles Britanniques des sous-marins allemands ? " Voilà pourquoi, soi-disant, cette flotte a été construite. Mais elle peut servir également pour d’autres buts.

Pourquoi les Etats-Unis ont-ils eu recours au programme de limitation des armements de Washington ? Ce n’est pas parce qu’ils ne pouvaient pas construire assez rapidement des navires de guerre, de grands vaisseaux de ligne. Dans le domaine de la construction, personne ne peut songer à les égaler. Mais il est impossible de créer, d’instruire et de former rapidement les cages nécessaires de marins ; pour cela, il faut du temps, et c’est là la raison de la trêve de dix années que se sont donnée les Américains à Washington. Lorsqu’elles défendaient le programme de limitation des armements navals, les revues américaines écrivaient en substance. : " Si vous ne voulez pas vous mettre d’accord avec nous, nous ferons des navires de guerre comme des petits pains. " Quant à la réponse de la revue maritime anglaise officielle, elle était à peu près celle-ci : " Nous sommes prêts à un accord pacifique, pourquoi nous menacer ? " Cette réponse reflète la nouvelle mentalité des dirigeants anglais. Ils s’accoutument à l’idée qu’il faut se soumettre à l’Amérique et que, le plus qu’on puisse réclamer de cette dernière, c’est d’être courtoise. C’est également tout ce que la bourgeoisie européenne pourra espérer demain de l’Amérique.

Dans sa rivalité avec les Etats-Unis, l’Angleterre ne peut que reculer. Par ces reculs successifs, le capital anglais s’achète une participation aux affaires du capital américain, et ainsi on a l’impression d’un bloc capitaliste anglo-saxon. La façade est sauvée, et cela non sans profit, car l’Angleterre touche des bénéfices importants, mais elle doit se replier devant l’Amérique, lui céder la place. L’Amérique renforce ses positions mondiales, l’Angleterre faiblit. Tout récemment, elle a renoncé à fortifier Singapour. Or, Singapour, c’est la clé de l’Océan Indien et du pacifique, une des bases les plus importantes de la politique anglaise en Extrême-Orient. Mais l’Angleterre peut mener sa politique dans le Pacifique, soit avec le Japon contre l’Amérique, soit avec l’Amérique contre le Japon. Des sommes formidables avaient été assignées pour les fortifications de Singapour. Placé dans l’alternative de marcher avec l’Amérique contre le Japon ou avec le Japon contre l’Amérique, Mac Donald a renoncé à fortifier Singapour. Certes, l’impérialisme anglais n’a pas encore dit son dernier mot et peut-être reviendra-t-il sur son consentement, mais c’est là pour l’Angleterre le commencement de sa renonciation à une politique indépendante dans le Pacifique. Or, qui lui a ordonné de rompre avec le Japon ? L’Amérique. Cette dernière lui a adressé un ultimatum en forme, et l’Angleterre s’est inclinée, elle a dénoncé son alliance avec le Japon.

En ce moment, l’Angleterre cède, bat en retraite. Mais est-ce à dire qu’il en sera toujours ainsi et que la guerre soit exclue ? Nullement. Les concessions actuelles de l’Angleterre ne feront qu’augmenter ses embarras. Sous le couvert de la collaboration, des contradictions formidables s’accumulent. La guerre éclatera fatalement, car l’Angleterre ne consentira jamais à être reléguée au second rang et à réduire son Empire. A un certain moment, elle sera forcée de mobiliser toutes ses forces pour résister à sa rivale. Mais, dans la lutte ouverte, toutes les chances, autant qu’on puisse en juger, sont du côté de l’Amérique.

L’Angleterre est une île et l’Amérique est aussi une île en son genre, mais plus vaste. Dans son existence journalière, l’Angleterre dépend entièrement des pays d’Outre-Atlantique. Or, en Amérique, il y a tout ce qu’il faut pour l’existence et pour la guerre. L’Angleterre a des colonies sur tous les points du globe, et l’Amérique va se mettre à les " libérer ". Dès qu’elle sera en guerre avec l’Angleterre, elle fera appel aux centaines de millions d’Indiens et les invitera à se soulever pour défendre leurs droits nationaux intangibles. Elle agira de même à l’égard de l’Egypte, de l’Irlande, etc... De même que, pour pressurer l’Europe, elle s’affuble maintenant du manteau du pacifisme, elle interviendra lors de sa guerre avec l’Angleterre comme la grande libératrice des peuples coloniaux.

L’histoire favorise le capital américain : pour chaque brigandage elle lui sert un mot d’ordre d’émancipation. En Europe, les Etats-Unis demandent l’application de la politique des " portes ouvertes ". Le Japon veut démembrer la Chine et mettre la main sur certaines de ses provinces, parce qu’il n’a ni fer, ni charbon, ni naphte, et que la Chine possède tout cela. Il ne peut ni vivre, ni faire la guerre sans charbon, sans fer et sans naphte, ce qui l’infériorise considérablement dans sa lutte contre les Etats-Unis, C’est pourquoi il cherche à s’emparer par la force des richesses de la Chine. Et que font les Etats-Unis ? Ils disent : "Les portes ouvertes en Chine !" Que dit l’Amérique au sujet des Océans ? " La liberté des mers ! " C’est là un mot d’ordre qui sonne bien. Que signifie-t-il en réalité ? " Flotte anglaise, range-toi un peu, laisse-moi passer ! " Le régime de la porte ouverte en Chine, cela veut dire : "Japonais, écarte-toi, laisse-moi la voie libre". Il s’agit en somme de conquêtes économiques, de pillages. Mais, par suite des conditions spéciales où se trouvent les Etats-Unis, leur politique revêt une apparence de pacifisme, parfois même de facteur d’émancipation.

L’Angleterre évidemment a, elle aussi, d’immenses avantages. Tout d’abord, elle possède des points d’appui, des bases navales et militaires dans le monde entier, ce que n’a pas l’Amérique. Mais, tout cela, on peut le créer ou l’enlever par la force, petit à petit ; en outre, les points d’appui de l’Angleterre sont liés à sa domination coloniale et, par suite, vulnérables. L’Amérique, parce qu’elle est la plus forte, trouvera dans le monde entier des alliés et des auxiliaires, et, en même temps, les bases nécessaires. Si maintenant elle s’attache le Canada et l’Australie par le mot d’ordre de la défense de la race blanche contre la race jaune, et par là fonde son droit à la prépondérance militaire et navale, elle déclarera dans le stade suivant, très prochain peut-être, de son évolution, que les hommes de couleur jaune, eux aussi, sont créés à l’image de Dieu et ont, par suite, le droit de substituer la domination économique de l’Amérique à la domination coloniale de l’Angleterre. Dans une guerre avec l’Angleterre, les Etats-Unis seraient terriblement avantagés, car, dès le premier jour, ils pourraient appeler les Hindous, les Egyptiens et autres peuples coloniaux à l’insurrection, les armer et les soutenir. L’Angleterre sera obligée d’y réfléchir à deux fois avant de se décider à la guerre. Mais si elle ne veut pas risquer la guerre, elle sera obligée de se replier pas à pas sous la pression du capital américain. Pour faire la guerre, il faut des Lloyd George et des Churchill ; pour reculer sans combattre, il faut des Mac Donald.

Ce que nous venons de dire des rapports des Etats-Unis et de l’Angleterre, s’applique également aux rapports des Etats-Unis avec le Japon, avec la France et les autres Etats européens secondaires. De quoi s’agit-il actuellement en Europe ? De l’Alsace-Lorraine, de la Ruhr, du bassin de la Sarre, de la Silésie, c’est-à-dire de quelques misérables morceaux, de quelques bandes de territoires. Pendant ce temps, l’Amérique édifie son plan et se prépare à mettre tout le monde à la portion congrue. Contrairement à l’Angleterre, elle ne se propose pas de mettre sur pied une armée, une administration pour ses colonies, l’Europe y compris ; non, elle " permettra " à ces dernières de maintenir chez elles l’ordre réformiste, pacifiste, anodin, avec l’aide de la social-démocratie, des radicaux et autres partis petits-bourgeois, et leur démontrera qu’elles doivent lui être reconnaissantes de ce qu’elle n’a pas attenté à leur " indépendance ". Voilà le plan du capital américain, voilà le programme sur lequel se reconstitue la IIe Internationale.

Les perspectives de guerre et de révolution

Ce programme américain de mise en tutelle du monde entier n’est pas du tout un programme pacifiste ; au contraire, il est gros de guerres et de bouleversements révolutionnaires. Ce n’est pas sans raison que l’Amérique continue à développer sa flotte. Elle construit activement des croiseurs légers et rapides, des sous-marins et des navires auxiliaires. Et, quand l’Angleterre s’avise de protester à mi-voix, elle répond : "Souvenez-vous que j’ai à compter non seulement avec vous, mais avec le Japon ; or le Japon possède une énorme quantité de croiseurs légers et il me faut rétablir la proportion qui est, vous le savez, de 5 à 3."A cela, impossible de répliquer, parce que les Etats-Unis peuvent, selon leur expression, faire des navires de guerre comme des petits pains. Voilà la perspective de la prochaine guerre mondiale, dont l’Océan Pacifique et l’Océan Atlantique seront l’arène, à supposer que la bourgeoisie puisse continuer à gouverner le monde pendant une période encore assez longue. Il est bien peu vraisemblable que la bourgeoisie de tous les pays consente à être reléguée à l’arrière-plan, à devenir la vassale de l’Amérique sans tenter tout au moins de résister. En effet, l’Angleterre a des appétits formidables, un désir furieux de maintenir sa domination sur le monde. Les conflits militaires sont inévitables. L’ère de l’américanisme pacifiste qui semble s’ouvrir en ce moment n’est qu’une préparation à de nouvelles guerres monstrueuses.

A la question des chances du réformisme européen actuel, question qui est le point principal de mon exposition, nous devons répondre : ces chances sont, jusqu’à un certain moment, directement proportionnelles à celles du " pacifisme " impérialiste américain. Si la transformation de l’Europe en dominion américain réussit, c’est-à-dire ne se heurte pas au cours des années prochaines à la résistance des peuples, si elle n’avorte pas par suite de la guerre ou de la révolution, la social-démocratie européenne, ombre du capital américain, conservera jusqu’à un certain temps son influence, et l’Europe se maintiendra dans un équilibre instable, fait des restes de son ancienne puissance et des éléments de sa nouvelle vie organisée d’après le rationnement fixé par l’Amérique. Tout cela sera recouvert d’un amalgame idéologique d’axiomes de la social-démocratie européenne et de principes " pacifistes " des quakers américains. Ainsi donc, il faut se demander non pas quelles sont les forces de la social-démocratie européenne, mais quelles sont les chances du capital américain de maintenir le nouveau régime en Europe, en finançant parcimonieusement cette dernière ? Il est impossible de faire en l’occurrence des prédictions exactes et, à plus forte raison, die fixer des délais. Il nous suffit de comprendre le nouveau mécanisme des rapports mondiaux, de nous rendre compte des facteurs essentiels qui détermineront la situation en Europe, pour pouvoir suivre le développement des événements, profiter des succès et des insuccès du maître de l’heure, les Etats-Unis, comprendre les zigzags politiques de la social-démocratie européenne et, par là, renforcer les chances de la révolution prolétarienne.

Les contradictions qui ont préparé la guerre impérialiste et l’ont déchaînée sur l’Europe il y a dix ans, contradictions accentuées par la guerre, maintenues par la paix de Versailles et intensifiées par la lutte de classe en Europe, subsistent incontestablement. Et les Etats-Unis se heurteront à ces contradictions dans toute leur acuité.

Rationner un pays affamé est chose difficile, nous le savons par expérience ; il est vrai que nous l’avons fait dans d’autres conditions, en nous basant sur d’autres principes, en nous soumettant à la nécessité de lutter pour sauver la révolution. Mais, nous avons pu constater que le régime de la ration de famine était lié à des troubles croissants qui ont amené en fin de compte l’insurrection de Cronstadt. Maintenant, poussée par la logique de l’impérialisme rapace, l’Amérique fait une gigantesque expérience de rationnement sur plusieurs peuples. Ce plan se heurtera dans sa réalisation à des luttes de classe et à des luttes nationales acharnées. Plus la puissance du capital américain se transformera en puissance politique, plus le capital américain se développera internationalement, plus les banquiers américains commanderont aux gouvernements d’Europe, et plus forte, plus centralisée, plus décisive sera la résistance des masses prolétariennes, petites-bourgeoises et paysannes d’Europe, car, faire de l’Europe une colonie, ce n’est pas si simple que vous le croyez, messieurs les Américains.

Nous assistons au début de ce processus. Maintenant, pour la première fois, après une série d’années, le prolétaire allemand affamé vient de sentir un faible allégement à ses maux. Quand l’ouvrier est complètement épuisé, quand il a longtemps souffert de la famine, il est sensible au plus léger allégement. Cet allégement, c’est, en ce moment, la stabilisation du mark, la stabilisation des salaires, qui a amené une certaine stabilisation politique de la social-démocratie allemande. Mais cette stabilisation n’est que temporaire. L’Amérique ne se dispose nullement à augmenter la ration allemande et, en particulier, la part qui doit en revenir à l’ouvrier allemand. Il en sera de même plus tard pour l’ouvrier français et l’ouvrier anglais. Car, que faut-il à l’Amérique ? Il lui faut, au détriment des masses laborieuses d’Europe et du monde entier, assurer ses profits et, par là même, consolider la situation privilégiée de l’aristocratie ouvrière américaine. Sans cette dernière, le capital américain ne peut se maintenir ; sans Gompers et ses trade-unions, sans ouvriers qualifiés bien payés, le régime politique du capital américain s’effondrera. Or, on ne peut maintenir l’aristocratie ouvrière américaine dans une situation privilégiée qu’en réduisant la " plèbe ", la " populace " prolétarienne d’Europe, à une ration strictement et parcimonieusement mesurée...

Mais il sera de plus en plus difficile à la social-démocratie européenne de prôner devant les masses ouvrières l’évangile de l’américanisme. La résistance des ouvriers européens au maître de leurs maîtres, au capital américain, deviendra de plus en plus centralisée. L’importance directe, pratique, combative du mot : d’ordre de la révolution européenne et de sa forme étatique " Etats-Unis d’Europe " deviendra de plus en plus évidente aux ouvriers européens.

Comment la social-démocratie intoxique-t-elle la conscience des ouvriers européens ? Nous sommes une Europe morcelée, dépecée par la paix de Versailles, leur dit-elle ; nous ne pouvons vivre sans l’Amérique. Mais le Parti communiste européen dira : Vous mentez ; nous le pourrons, si nous le voulons. Qui nous oblige à être une Europe morcelée ? Nous pouvons devenir une Europe unifiée. Le prolétariat révolutionnaire peut unifier l’Europe, la transformer en Etats-Unis prolétariens d’Europe. L’Amérique est puissante. Contre la Grande-Bretagne, qui s’appuie sur ses colonies clans le monde entier, l’Amérique est toute-puissante. Mais contre une Europe prolétarienne-paysanne unifiée, fondue dans une seule Union soviétiste avec la Russie, elle sera impuissante.

C’est ce que sent le capital américain. Il n’est pas d’ennemi plus acharné du bolchevisme que lui. La politique de Hughes n’est pas de la fantaisie, du caprice, c’est I’expression de la volonté du capital américain qui entre maintenant dans l’époque de la lutte ouverte pour la suprématie mondiale. Il se heurte déjà à nous parce que les voies menant à la Chine et à la Sibérie passent par l’Océan Pacifique. L’impérialisme américain caresse le rêve de coloniser la Sibérie. Mais, il y a là une garde. Nous avons le monopole du commerce extérieur. Nous avons les bases socialistes de la politique économique. C’est là le premier obstacle au capital américain. Et, quand ce dernier, grâce à la politique des portes ouvertes, pénètre en Chine, il y trouve dans les masses populaires non pas la religion de l’américanisme, mais le programme politique du bolchevisme traduit en chinois. Ce ne sont pas les noms de Wilson, de Harding, de Coolidge, de Morgan ou de Rockefeller qui sont sur les lèvres des coolies et des paysans chinois. En Chine et dans tout l’Orient, c’est le nom de Lénine qu’on prononce avec enthousiasme. C’est uniquement avec les mots d’ordre de la libération des peuples que les Etats-Unis peuvent saper la puissance de l’Angleterre. Ces mots d’ordre pour eux ne servent qu’à voiler une politique de conquêtes. Mais en Orient, à côté du consul, du marchand, du professeur et du journaliste américains, il y a des lutteurs, des révolutionnaires, qui ont su traduire dans leur langue le programme émancipateur du bolchevisme. Partout, en Europe aussi bien qu’en Asie, l’américanisme impérialiste se heurte au bolchevisme révolutionnaire. Bolchevisme et américanisme impérialiste, ce sont là deux facteurs de l’histoire contemporaine.

En 1919, au moment de l’arrivée de Wilson en Europe, lorsque toute la presse bourgeoise parlait de Wilson et de Lénine, je dis en plaisantant à ce dernier : " Lénine et Wilson, voilà les deux principes apocalyptiques de l’histoire contemporaine. " Vladimir Ilitch se mit à rire. Moi-même alors, je ne prévoyais pas à quel point cette plaisanterie serait justifiée par l’histoire. Le léninisme et l’impérialisme américain sont les deux seuls principes qui luttent maintenant en Europe, et, de l’issue de cette lutte, dépend le sort de l’humanité.

Notre ennemi américain est beaucoup plus uni et bien plus puissant que nos ennemis dispersés d’Europe, mais il concentre les ouvriers européens. Or c’est précisément dans la concentration qu’est notre force. La reconstitution de la IIe Internationale n’est que l’indice du fait que le prolétariat européen est obligé de se grouper sur une plus vaste échelle et de lutter non plus dans le cadre national mais dans le cadre continental. Et au fur et à mesure que les masses ouvrières sentent la nécessité de la résistance et élargissent la hase de cette résistance, ce sont les idées révolutionnaires qui prennent le dessus. Et plus les idées qui envahissent les masses sont révolutionnaires, plus le terrain pour le bolchevisme est favorable. Chaque succès de l’américanisme contribuera à centraliser et à étendre à la fois la lutte pour le bolchevisme. L’avenir est à nous.

Puisque je parle à une assemblée convoquée par la Société des Amis de la Faculté des Sciences physiques et mathématiques, permettez-moi de. vous dire que ma critique marxiste révolutionnaire de l’américanisme ne signifie pas que nous condamnions ce dernier en bloc, que nous renoncions à apprendre auprès des Américains ce que nous pouvons et devons nous assimiler de leurs bons côtés. Il nous manque leur technique et leurs procédés de travail. Le postulat de la technique, c’est la science sciences naturelles, physique, mathématique, etc. Or, il nous faut à tout prix nous rapprocher le plus possible des Américains sur ce point. Il nous faut cuirasser le bolchevisme à l’américaine. Nous avons pu jusqu’à présent résister. Cependant, la lutte peut revêtir des proportions plus menaçantes. Il est plus facile pour nous de nous cuirasser à l’américaine que pour le capital américain de mettre l’Europe et le monde entier à la portion congrue. Si nous nous cuirassons avec la physique, les mathématiques, la technique, si nous américanisons notre industrie socialiste encore faible, nous pourrons, avec une certitude décuplée, dire que l’avenir est entièrement et définitivement à nous. Le bolchevisme américanisé vaincra, écrasera l’américanisme impérialiste.


Notes

[1] Le 22 juillet, c’est-à-dire tout récemment, Hughes a prononcé devant une assemblée de ministres et de juristes anglais un discours qui, selon lui, n’avait absolument rien d’officiel. D’un ton ironique, il a parlé des Européens qui viennent en Amérique pour instruire, conseiller, persuader les Yankees, et surtout rechercher leur sympathie et leur aide. Puis, il s’est mis à montrer comment les peuples européens peuvent obtenir le concours et l’aide des Etats-Unis. " L’hémisphère occidental (Amérique du Nord et Amérique du sud) offre un modèle de paix ". " Les Américains, parait-il, ont su faire ce à quoi n’a pu arriver l’Europe ". " Nos relations avec le Canada sont un modèle de paix "." Nous savons, presque aussi sûrement que les planètes se meuvent dans leurs orbites, que nous conserveront la paix avec le Canada ". En d’autres termes, si vous, Anglais, vous vous avisez jamais de nous faire la guerre, sachez bien que votre colonie du Canada sera avec nous contre vous. Vous avez le plan Dawes et vous êtes obligés de l’accepter, car si vous ne satisfaites pas les actionnaires américains, toutes vos conversations n’aboutiront à rien. " Ma certitude que l’on parviendra à surmonter toutes les difficultés existantes est basée sur le fait qu’un échec entraînerait le chaos le plus complet ". Autrement dit : si vous résistez, nous vous abandonnerons à vous-mêmes et l’Europe périra sans notre aide. " Vous pouvez compter ", " vous devez... ", " vous ne devez pas ", voi1à le ton de ce discours, qui a été prononcé à une assemblée à laquelle participaient l’héritier du trône et les ministres de sa Majesté britannique et exprime d’une façon frappante les rapports entre l’Amérique et l’Europe. La presse officielle anglaise a grincé des dents et le grincement de dents, on le sait, est une faible ressource de lutte.

[ Dans l’édition de 1926 (publiée par la "librairie de l’Humanité") figurait ce fragment de texte dont on peut penser qu’il venait à la suite de cette première note]

[...] son pays à une autre nation... L’empire britannique est donné en gage aux Etats-Unis ". " Grâce à Churchill, écrit le journal conservateur Daily Express, l’Angleterre tombe sous la botte des banquiers américains". Le Daily Chronicle est encore plus catégorique : " L’Angleterre, dit-il, devient en somme le quarante-neuvième Etat de l’Amérique ". On ne saurait s’exprimer plus clairement, A ces attaques violentes le ministre des Finances, Churchill, répond qu’il ne reste rien à l’Angleterre qu’à mettre son système financier en accord avec la réalité.
Les paroles de Churchill signifient : Nous sommes devenus incomparablement plus pauvres et les Etats-Unis incomparablement plus riches ; il nous faut ou bien nous battre avec l’Amérique, ou bien nous soumettre à elle ; en faisant dépendre des banquiers américains le sort de la livre sterling nous ne faisons que traduire notre déchéance économique dans la langue de la devise ; on ne peut sauter plus haut que sa tête ; il faut être " en accord avec la réalité ".

[2] Dans le manifeste que le Vème Congrès m’a chargé d’écrire à l’occasion du 10e anniversaire de la guerre, j’ai exprimé cette pensée de la façon suivante :
" Lentement, mais sûrement, l’antagonisme mondial le plus puissant cherche la ligne où les intérêts de l’empire britannique se heurtent à ceux des Etats-Unis. Ces deux dernières années, il pouvait sembler qu’un accord stable était intervenu entre ces deux colosses. Mais cette apparence de stabilité ne durera que tant que se poursuivra la progression économique de l’Amérique, basée principalement sur le marché intérieur. Cette période de progression touche manifestement à sa fin. La crise agraire, qui a sa source dans la ruine de l’Europe a été le précurseur de la crise commerciale et industrielle qui approche. Les forces de production de l’Amérique doivent se chercher un débouché de plus en plus vaste sur le marché mondial. Le commerce extérieur des Etats-Unis ne peut se développer qu’au détriment de celui de la Grande-Bretagne ; leur flotte commerciale et militaire ne peut se développer qu’aux dépends de la flotte britannique. La période des accords anglo-américains fera place à une lutte sans cesse croissante qui, à son tour, comportera un danger de guerre plus grand que jamais. "

LA STABILISATION DU CAPITALISME MONDIAL

(Extraits d’un discours prononcé le 25 mai 1925)

Le camarade Varga a posé cette question : les forces de production capitalistes sont-elles en voie de développement ? Puis il a dressé le bilan de la production de 1900, 1913 et 1924, pour l’Amérique, l’Europe, l’Asie et l’Australie. Ce n’est pas ainsi que se résout la question de la stabilisation du capitalisme. Ce n’est pas ainsi qu’on peut mesurer la situation révolutionnaire ; on peut mesurer la production mondiale, mais non la situation révolutionnaire, parce que, dans les conditions historiques actuelles, la situation révolutionnaire en Europe est déterminée dans une très large mesure par l’antagonisme de la production américaine et de la production européenne, ainsi que par le rapport de la production anglaise et allemande, la concurrence entre la France et l’Angleterre, etc. Ce sont ces antagonismes qui déterminent directement la situation révolutionnaire, tout au moins dans son fondement économique. Il n’est pas douteux que, au cours de ces dix dernières années, les forces de production se sont accrues en Amérique, de même qu’au Japon et dans l’Inde. Mais en Europe ? En Europe, dans l’ensemble, elles ne s’accroissent pas. C’est pourquoi, ce n’est pas en faisant la somme de la production, mais en analysant l’antagonisme économique que l’on peut arriver à résoudre la question essentielle, qui est que l’Amérique et, dans certaine mesure, le Japon poussent l’Europe dans une impasse et ferment toute issue à ses forces productives, qui se sont partiellement accrues pendant la guerre.

*

Certes, il ne saurait être question pour l’Amérique d’arriver à organiser le chaos du marché mondial et d’assurer ainsi la stabilité du capitalisme pour de longues années, sinon pour toujours. Au contraire, en refoulant les pays européens sur des secteurs de plus en plus étroits, l’Amérique prépare une aggravation sans précédent des rapports internationaux, de ses rapports avec l’Europe et des rapports intérieurs de l’Europe. Mais, au stade actuel de, développement, elle atteint une partie de ses objectifs impérialistes de façon " pacifique ", presque " philanthropique ".

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Le plan Dawes, qui a été officiellement appliqué à l’Allemagne et pour lequel la France est mûre, commence à être projeté, partiellement tout au moins, pour l’Angleterre. Certes, il ne s’ensuit pas que l’Amérique réussisse à mener à bonne fin la " dawisation " de l’Europe. Il ne saurait en être question. Au contraire, la " dawisation ", qui donne aujourd’hui la prépondérance aux tendances " pacifistes ", rend la situation de l’Europe encore plus intolérable et prépare de formidables explosions révolutionnaires.

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Mais en restaurant leurs fonctions économiques élémentaires, les pays européens ressuscitent leurs antagonismes et se heurtent les uns aux autres. Comme la puissance de l’Amérique comprime le processus de restauration de l’Europe dans des cadres restreints, les antagonismes qui ont amené la guerre impérialiste peuvent renaître avant le retour de la production et du commerce à leur niveau d’avant-guerre. En dépit des apparences, ce qui se produit sous le contrôle financier de l’Amérique, ce n’est pas une atténuation, mais une aggravation des contradictions internationales.

*

Toute la " collaboration " pacifique de l’Amérique et de l’Angleterre consiste pour l’Amérique à refouler de plus en plus l’Angleterre, en l’employant comme guide, comme intermédiaire, dans le domaine diplomatique et commercial… L’importance relative de l’économie anglaise, et en général de toute l’économie européenne, est en décroissance dans le monde, alors que la structure économique de l’Angleterre et de l’Europe centrale et occidentale a surgi de l’hégémonie mondiale de l’Europe et exige cette hégémonie. Cette contradiction irrémédiable, fatale est la prémisse économique d’une situation révolutionnaire en Europe, Par suite, caractériser la situation révolutionnaire sans tenir compte de l’antagonisme des Etats-Unis et de l’Europe est, me semble-t-il chose impossible, et c’est là l’erreur essentielle du camarade Varga.

*

La stabilisation de la livre sterling est incontestablement un élément d’ " ordre ", mais, en même temps, elle montre bien le déclin général de l’Angleterre et sa dépendance vis-à-vis des Etats-Unis.

Dans nos appréciations, nous devons nous dégager de notre provincialisme européen. Avant la guerre, nous nous représentions l’Europe comme la maîtresse du sort du monde et nous concevions la question de la révolution de façon nationale, provincialement européenne, selon le programme d’Erfurt. Mais la guerre a montré et renforcé la liaison indissoluble de toutes les parties de l’économie mondiale. C’est là un fait essentiel, et l’on ne saurait se représenter le sort de l’Europe en dehors des liaisons et des contradictions de l’économie mondiale. Et chaque jour, chaque heure, nous montre l’accroissement de la puissance américaine sur le marché mondial et la dépendance grandissante de l’Europe vis-à-vis de l’Amérique. La situation actuelle des Etats-Unis rappelle sous certains rapports celle de l’Allemagne avant la guerre. L’Américain, lui aussi, est un parvenu, qui est arrivé lorsque le monde était déjà partagé. Mais l’Amérique se distingue de l’Allemagne en ce qu’elle est infiniment plus puissante que cette dernière et peut réaliser beaucoup de choses sans recourir à la force des armes. Elle a obligé l’Angleterre a rompre son traité avec le Japon. Comment l’a-t-elle fait ? Sans tirer l’épée. Elle a obligé l’Angleterre à reconnaître que la flotte américaine devait être égale à la sienne et à renoncer ainsi à sa suprématie navale. Comment y est-elle arrivée ? Par une pression économique. Elle a imposé à l’Allemagne le plan Dawes. Elle a obligé l’Angleterre à lui payer ses dettes. Elle pousse la France à faire de même et, dans ce but, l’incite à revenir au plus vite à une monnaie stable. Que signifie tout cela ? Un nouvel impôt gigantesque sur l’Europe au profit de l’Amérique. Le déplacement des forces d’Europe en Amérique continue. Quoique la question des débouchés ne soit pas primordiale, l’Angleterre en fait pour elle une question e vie ou de mort et n’arrive pas à la résoudre. Son organisme est miné par la gangrène du chômage. L’état d’esprit de ses milieux économiques et politiques est imprégné du plus sombre pessimisme.

*

Le " danger " n’est pas que l’Europe puisse arriver à une stabilisation, à une régénération des forces économiques du capital qui ajournerait la révolution à une date lointaine, indéterminée. Ce qui est à craindre, c’est que nous ayons à faire face à une situation révolutionnaire dans un avenir si rapproché que nous n’aurons pas encore eu le temps de former un parti communiste fortement trempé. Voilà le point sur lequel il nous faut concentrer notre attention.

Crise de conjoncture et crise révolutionnaire du capitalisme

22 décembre 1929


Au 5° congrès de la C.G.T. unitaire [1], A. Vassart prononça contre Chambelland un grand discours qui fut ensuite édité en brochure avec une préface de Jean Brécot. Dans son discours-brochure, Vassart essaie de défendre la perspective révolutionnaire contre la perspective réformiste. Dans ce sens, notre sympathie lui est tout entière acquise. Mais, hélas ! il défend la perspective révolutionnaire avec des arguments qui ne peuvent profiter qu’aux réformistes.

Son discours renferme une série d’erreurs mortelles, théoriques et pratiques. On peut rétorquer que les argumentations faibles ne manquent pas et que Vassart peut encore beaucoup apprendre. Je serais moi-même heureux de le croire. Mais les choses se compliquent du fait que le discours est édité en brochure de progagande, avec le renfort d’une préface de Jean Brécot, lequel est au moins le cousin de Monmousseau [2], et que cela donne à cette brochure l’allure d’un programme. Le fait que non seulement l’auteur, mais aussi le rédacteur, en préparant un discours destiné à être imprimé, n’ont pas remarqué les criantes erreurs qu’il renferme, témoigne de l’état navrant du niveau théorique des dirigeants actuels du communisme français. Jean Brécot ne se lasse pas de tonner contre l’opposition marxiste. Néanmoins, comme nous le montrerons tout à l’heure, il devrait, de toute nécessité, commencer par apprendre son alphabet. La direction du mouvement ouvrier, Marx l’a dit un jour à Weitling, ne s’accommode pas de l’ignorance.

Chambelland a exprimé au congrès l’idée, qui ne repose décidément sur rien, hormis sur les tendances réformistes de l’orateur, que la stabilisation du capitalisme se maintiendrait encore de trente à quarante ans. Autrement dit, même la nouvelle génération du prolétariat, qui n’en est encore qu’à ses premiers pas, ne peut compter sur la conquête révolutionnaire du pouvoir. Chambelland n’a fait valoir aucune raison sérieuse en faveur de ces délais fantastiques. Or, l’expérience historique de ces vingt dernières années et l’analyse théorique de la situation actuelle se retournent entièrement contre les perspectives de Chambelland.

Mais voyons comment Vassart le réfute. Ce dernier démontre, tout d’abord, que même avant la guerre le système économique ne pouvait exister sans secousses : « Depuis 1850 jusqu’à 1910, il y a eu environ tous les quatorze ans une crise engendrée par le système capitaliste... » (p. 14.) Et plus loin : « Si, avant la guerre, il y avait des crises tous les quatorze ans, y a une contradiction entre ce fait et l’affirmation de Chambelland qui ne voit pas de crise sérieuse avant quarante ans. »

Il n’est pas difficile de comprendre que, par cette argumentation, Vassart, qui confond les crises de conjoncture avec la crise révolutionnaire de l’ensemble du capitalisme, ne fait que renforcer la position fausse de Chambelland.

Ce qui frappe tout d’abord, c’est que le cycle de conjoncture soit fixé à quatorze ans. Où Vassart a‑t‑il pris ce chiffre ? Nous l’entendons pour la première fois. Et comment se fait‑il que Jean Brécot, qui nous donne des leçons avec tant d’autorité (pour ainsi dire avec autant d’autorité que Monmousseau lui-­même) n’ait pas remarqué cette erreur grossière, surtout dans cette question qui est d’une importance immédiate et vitale pour le mouvement syndical ?

Avant la guerre, chaque syndicaliste savait que les crises, ou tout au moins les dépressions économiques, se répétaient tous les sept à huit ans. Si l’on prend une période portant sur un siècle et demi, on constate que, d’une crise à l’autre, il ne s’est jamais écoulé plus de onze années. Quant à la durée moyenne du cycle, elle est environ de huit années et demie. D’autre part, comme la période d’avant‑guerre l’a déjà montré, le rythme de conjoncture a tendance, non pas à se ralentir, mais à s’accélérer, ce qui est en connexion avec le renouvellement plus fréquent de l’outillage technique. Dans les années d’après‑guerre, les variations de conjoncture eurent un caractère irrégulier qui s’est, cependant, traduit par ceci que les crises se sont répétées plus souvent qu’avant la guerre. Comment des syndicalistes français de premier plan peuvent‑ils ignorer ces faits élémentaires ? Comment peut‑on, en particulier, diriger un mouvement de grève sans avoir devant les yeux le tableau réel de l’alternance des conjonctures économiques ? Cette question, tout communiste sérieux peut et doit la poser aux dirigeants de la C.G.T. unitaire et, en premier lieu, à Monmousseau, carrément.

Voilà pour le côté pratique... La situation n’est pas meilleure si on la considère du point de vue de la méthodologie. En réalité, que démontre Vassart ? Que le développement capitaliste est, d’une manière générale, inconcevable sans contradictions de conjoncture : celles‑ci existaient avant la guerre, elles continueront d’exister à l’avenir. Voilà un lieu commun qu’il ne viendra probablement pas à l’idée de Chambelland lui‑même de contester. Mais nulle perspective révolutionnaire ne découle encore de là. Ce serait plutôt le contraire : si, au cours des cent cinquante dernières années, le monde capitaliste a passé par dix‑huit crises, il n’y a pas de raison de conclure que le capitalisme doit tomber à la dix‑neuvième ou à la vingtième. En réalité, les cycles de conjoncture jouent, dans la vie du capitalisme, le même rôle que les cycles de circulation du sang dans la vie de l’organisme. Du caractère périodique des crises découle aussi peu l’inéluctabilité de la révolution que du caractère rythmique du pouls découle l’inéluctabilité de la mort.

Au 3° congrès de l’Internationale communiste (1921), les ultra-gauches d’alors (Boukharine, Zinoviev, Radek, Thaelmann, Thalheimer, Pepper, Bela‑Kun et autres) considéraient que le capitalisme ne connaîtrait plus d’essor industriel, car il était entré dans sa dernière (la « troisième » ?) période, laquelle devait se dérouler sur le fond d’une crise permanente jusqu’à la révolution. Autour de cette question s’engagea, au 3° congrès, une sérieuse lutte idéologique. Mon rapport fut en grande partie consacré à démontrer l’idée que même pour l’époque de l’impérialisme, les lois qui déterminent l’alternance des cycles industriels restent en vigueur et que les oscillations de conjoncture seront inhérentes au capitalisme aussi longtemps que, d’une façon générale, il existera dans le monde : le pouls ne cesse de battre que chez le mort. Mais, suivant le caractère du pouls, en connexion avec les autres symptômes, le médecin peut déterminer si l’organisme qu’il a devant lui est fort ou faible, sain ou malade ‑ je ne parle pas bien entendu des médecins de l’école de Monmousseau.

Or, Vassart essaie de prouver l’inéluctabilité et la proximité de la révolution en se basant sur le fait que, d’une façon générale, les crises et les périodes d’essor se succèdent... tous les quatorze ans.

Vassart aurait facilement évité ces erreurs grossières s’il avait étudié ne fût‑ce que le rapport et les débats consacrés par le 3° congrès de l’Internationale communiste à cette question. Mais, hélas ! les documents essentiels des quatre premiers congrès tenus à l’époque où, dans l’Internationale communiste militait une véritable pensée marxiste, constituent à l’heure actuelle une littérature interdite [3]. Pour la nouvelle génération des chefs, l’histoire de la pensée marxiste commence au 5° congrès, voire tout particulièrement à la 10° session du comité exécutif de l’Internationale communiste [4]. La destruction systématique de la tradition théorique représente un des principaux crimes de l’appareil bureaucratique aveugle et borné.

La conjoncture économique et la radicalisation des masses.
Si Vassart ignore le mécanisme des cycles industriels et ne comprend pas l’interdépendance qu’il y a entre les crises de conjoncture et la crise révolutionnaire de l’ensemble du système capitaliste, l’interdépendance dialectique qui existe entre la conjoncture économique et la lutte de classe ouvrière ne lui est pas moins étrangère. Vassart se représente cette dépendance d’une manière tout aussi mécanique que son adversaire Chambelland, bien que tous les deux aboutissent à des conclusions diamétralement opposées et du reste également erronées.

Chambelland déclare : « La radicalisation des masses, c’est, en quelque sorte un baromètre qui permet d’apprécier l’état du capitalisme d’un pays. Si le capitalisme se trouve à son déclin, les masses sont forcément radicalisées. » (p. 23.) Chambelland en tire cette conclusion que du moment que les grèves n’englobent que la périphérie des ouvriers et que la métallurgie et l’industrie des produits chimiques sont peu touchées, c’est que le capitalisme n’est pas encore à son déclin et qu’il a encore devant lui quarante ans de développement.

Que répond à cela Vassart ? « Il (Chambelland) ne voit pas mieux la radicalisation parce qu’il ne voit pas non plus les nouvelles méthodes d’exploitation. » Vassart ressasse sur tous les tons l’idée que si l’on admet l’aggravation de l’exploitation et si l’on comprend que cette aggravation va encore se développer, il y a là « quelque chose qui oblige à répondre par l’affirmative à la question de la radicalisation des masses. » (p. 31.)

Quand on lit cette polémique, on a comme l’impression de deux hommes qui chercheraient à s’attraper l’un l’autre les yeux bandés.

Il est faux qu’une crise, toujours et dans n’importe quelles conditions, radicalise les masses. Exemple : l’Italie, l’Espagne, les Balkans, etc. Il est faux que le radicalisme de la classe ouvrière corresponde immanquablement à une période de déclin du capitalisme. Exemple : le chartisme en Angleterre, etc [5]. Chambelland et Vassart, au nom de schémas inanimés, méconnaissent autant l’un que l’autre l’histoire vivante du mouvement ouvrier. Également fausse est la conclusion de Chambelland : car il n’est pas possible de tirer la négation de la radicalisation qui commence du fait que les grèves n’ont pas encore englobé la masse principale des ouvriers français ; en revanche,. on peut et on doit en tirer une appréciation concrète de l’ampleur, de la profondeur et de l’intensité de cette radicalisation. Visiblement, Chambelland n’entend croire à celle-ci qu’une fois qu’elle aura englobé l’ensemble de la classe ouvrière. Or, la classe ouvrière n’a pas besoin de ce genre de chefs qui veulent être défrayés de tout. Il faut savoir distinguer les premiers symptômes, qui ne s’étendent, pour le moment, qu’à la sphère économique, adapter sa tactique à ces symptômes, et suivre attentivement l’évolution du processus. En même temps, on ne doit pas perdre un instant de vue le caractère général de notre époque, qui a déjà montré plus d’une fois et montrera encore, qu’entre les premiers symptômes d’animation et l’élan impétueux qui crée une situation révolutionnaire, il faut non pas quarante ans, mais peut‑être cinq fois ou même dix fois moins.

Vassart ne s’en tire pas mieux. Il établit tout simplement un parallélisme mécanique entre l’exploitation et la radicalisation. Comment peut‑on nier la radicalisation des masses, s’écrie Vassart, indigné, si l’exploitation augmente de jour en jour ? C’est de la métaphysique enfantine, toute inspirée de Boukharine. La radicalisation, il faut la démontrer, non par des déductions, mais par des faits. L’argument de Vassart peut sans peine être retourné ; il suffit de poser cette question : Comment les capitalistes pourraient‑ils augmenter de jour en jour l’exploitation s’il y, avait réellement radicalisation ? C’est précisément le manque de combativité des masses qui permet d’aggraver l’exploitation. Certes, un tel raisonnement, non accompagné de réserves, serait lui aussi unilatéral, mais il serait tout de même plus près de la réalité que l’échafaudage de Vassart.

Le malheur est que l’accroissement de l’exploitation n’entraîne pas en toutes circonstances une plus grande combativité du prolétariat. Ainsi, dans une conjoncture déclinante, dans une période de développement de chômage, tout particulièrement après des batailles perdues, l’accroissement de l’exploitation engendre non pas la radicalisation des masses, mais au contraire l’abattement, la débandade, et la désagrégation. C’est par exemple ce que nous avons vu chez les mineurs anglais, au lendemain de la grève de 1926. C’est ce que nous avons vu sur une plus large échelle encore en Russie, quand la crise industrielle de 1907 vint s’ajouter à l’écrasement de la révolution de 1905. Si, ces deux dernières années, l’accroissement de l’exploitation a abouti en France à un certain développement du mouvement de grèves, c’est qu’un terrain propice à été créé, par l’essor de la conjoncture économique et non par son déclin.

Les faux révolutionnaires craignent le processus économique.
Les opportunistes « ultra‑gauches » qui dirigent l’Internationale communiste craignent une période d’essor comme une « contre-révolution » économique. Leur radicalisme s’appuie sur un frêle pivot. Une progression ultérieure de la conjoncture industrielle porterait au premier chef un coup mortel à la théorie stupide de la « troisième et dernière période ». Ces gens tirent les perspectives révolutionnaires non du processus réel des contradictions, mais de schémas faux. Et de là découlent leurs fatales erreurs de tactique.

Il peut paraître incroyable qu’au congrès des syndicats unitaires de France les orateurs officiels aient eu principalement à coeur de représenter sous le jour le plus lamentable la situation du capitalisme français. En même temps qu’ils exagéraient d’une manière criarde l’ampleur actuelle du mouvement de grèves, les staliniens français donnaient une caractéristique de l’économie française qui enlève tout espoir à la lutte de grève corporative à l’avenir. Vassart était du nombre. C’est d’ailleurs parce que, avec Monmousseau, il identifie la crise du capitalisme à une crise de conjoncture et considère, cette fois avec Chambelland, qu’un essor de conjoncture peut renvoyer la révolution à des années lointaines, que Vassart a une crainte superstitieuse d’un essor industriel. Aux pages 21‑24 de sa brochure, il démontre que la reprise industrielle actuelle de la France est « factice » et « momentanée » (p. 24). Au comité national de décembre, Richetta décrivait l’industrie textile française comme déjà en état de crise. S’il en est ainsi, c’est donc que le mouvement de grèves, qui constitue pour le moment l’unique manifestation de la radicalisation, n’a pas de base économique, ou qu’il la perdra bientôt. A tout le moins, en anticipant, Vassart et Richetta fournissent aux représentants du capitalisme des arguments d’un prix inestimable contre les concessions économiques aux ouvriers et, ce qui est plus important encore, donnent des arguments décisifs aux réformistes contre les grèves économiques, car on doit bien comprendre qu’en aucun cas la perspective de batailles économiques grandissantes ne saurait découler d’une perspective de crise chronique.

Est‑il possible que ces syndicalistes de malheur ne suivent pas la presse économique ? Ils diront, sans doute, que les journaux du capital font à dessein étalage d’optimisme. Mais on comprend bien qu’il ne s’agit pas, dans notre esprit, des articles leaders. De jour en jour, de mois en mois, la presse publie les cours de la Bourse, les balances des banques, des établissements industriels et commerciaux, des chemins de fer. A ce sujet, quelques chiffres ont déjà été donnés dans le n° 12 de la Vérité [6]. Des chiffres plus récents ne font que confirmer la tendance ascendante de l’économie française. Le dernier supplément économique du Temps (9 janvier) qui m’est parvenu donne, par exemple, le rapport lu à l’assemblée générale des Forges et Aciéries du Nord et de l’Est. Nous ignorons ce que pense M. Cuvelette de la philosophie de la « troisième période » et nous avouons ne pas nous y intéresser beaucoup. Mais en revanche, ce monsieur sait très bien calculer les bénéfices et répartir les dividendes. Cuvelette fait ainsi le bilan du dernier exercice : « La situation du marché intérieur a été particulièrement satisfaisante. » Cette formule n’a rien de commun avec un optimisme platonique, car elle est appuyée par 40 francs de dividende par action au lieu de 25 francs l’an dernier. Nous posons la question : Ce fait a‑t‑il ou n’a‑t‑il pas d’importance pour la lutte économique des ouvriers de la métallurgie ? Il semblerait que ça en ait. Mais, hélas ! derrière Cuvelette, nous apercevons la figure de Vassart ou de Brécot, ou bien de Monmousseau lui-même, et nous les entendons dire : « Ne croyez pas les paroles de cet optimiste capitaliste qui ignore que nous sommes enfoncés jusqu’aux oreilles dans la troisième période ! » N’est‑il pas clair que, si l’ouvrier commet la faute de croire Monmousseau dans cette question plutôt que Cuvelette, il devra en venir à cette conclusion qu’il manque de base solide pour mener une lutte économique victorieuse, à plus forte raison une lutte offensive ?

L’école de Monmousseau ‑ si l’on peut qualifier d’école un établissement où les gens se déshabituent de penser, de lire et d’écrire ‑ a peur d’un essor économique. Néanmoins, il faut dire tout net que, pour la classe ouvrière française qui, à deux reprises au moins, a renouvelé sa composition sociale : pendant la guerre et après la guerre, qui, de la sorte, a incorporé dans ses rangs d’im­menses quantités de jeunes, de femmes, d’étrangers, et qui est encore loin d’avoir fondu cette substance humaine dans sa cuve [7], pour la classe ouvrière française, l’évolution ultérieure de l’essor industriel créerait une école incomparable, cimenterait ses rangs, montrerait à ses couches les plus arriérées leur importance et leur rôle dans le mécanisme capitaliste et, en conséquence, porterait à un plus haut niveau la conscience que la classe ouvrière a d’elle-même. Deux ou trois ans, voire une année de lutte économique large et victorieuse transfigureraient le prolétariat. Et, après une juste utilisation de l’essor économique, la crise de conjoncture peut donner une sérieuse impulsion à une réelle radicalisation politique des masses.

En même temps, on ne doit pas oublier que les guerres et les révolutions de notre époque découlent, non des crises de conjoncture, mais d’un antagonisme parvenu à une extrême acuité entre le développement des forces productives d’une part, la propriété bourgeoise et l’Etat national d’autre part. La guerre impérialiste et la révolution d’Octobre sont déjà arrivées à montrer l’intensité de ces antagonismes. Le rôle nouveau de l’Amérique les a encore aggravés. Or, plus le développement des forces productives dans tel ou tel pays, ou dans plusieurs pays, prendra d’importance, plus tôt le nouvel essor s’enfermera dans les contradictions fondamentales de l’économie mondiale et plus violente sera la réaction économique, politique, intérieure et extérieure. Un important essor industriel serait, dans tous les cas, non pas un inconvénient, mais un immense avantage pour le communisme français en donnant un puissant tremplin de grèves à l’offensive politique. Conclusion : les situations révolutionnaires ne manqueront pas. En revanche, ce qui fera peut-être défaut, c’est l’aptitude à les exploiter.

Peut‑on considérer comme certain un prochain développement ascendant de la conjoncture économique française ? Nous ne voulons pas l’affirmer. Diverses éventualités sont possibles. De toute façon, ceci ne dépend pas de nous. Mais ce qui dépend de nous et ce que nous sommes tenus de faire, c’est de ne pas fermer les yeux sur les faits, au nom de misérables schémas, mais de prendre l’évolution économique telle qu’elle est et de déterminer une tactique syndicale fondée sur des faits réels.

Nous parlons en l’espèce de tactique, que nous séparons de la stratégie, laquelle, bien entendu, est déterminée non par les variations de conjoncture, mais par les tendances fondamentales de. l’évolution. Si la tactique est subordonnée à la stratégie, d’un autre côté la stratégie ne se réalise que par la tactique. Dans l’Internationale communiste comme dans l’Internationale syndicale rouge, la tactique réside dans le zigzag du moment, et la stratégie dans la somme mécanique des zigzags. Voilà pourquoi l’avant‑garde prolétarienne subit défaites sur défaites.


Notes

[1] Le 5° congrès de la C.G.T.U. se tint à Paris en septembre 1929. 148 syndicats, disposant de 214 voix, votèrent contre le rapport d’activité, 1116 syndicats disposant de 1758 voix votèrent pour. Contre Vassart, secrétaire de la C.G.T.U., Maurice Chambelland fut le porte‑parole d’une minorité que Trotsky qualifia de « néo‑réformiste » et qui exprimait la réaction de nombreux militants ‑ membres du parti communiste compris ‑ contre l’aventurisme de la troisième période.

[2] Personne n’ignorait, dans le mouvement communiste, que « Jean Brécot » était l’un des pseudonymes de Gaston Monmousseau.

[3] Seule l’opposition de gauche fera réimprimer, à la Librairie du Travail, les textes des résolutions et adresses des quatre premiers congrès de l’I.C.

[4] Le 5° congrès de l’Internationale communiste, tenu à Moscou du 17 juin au 8 juillet 1924, marque le début, sur une grande échelle, du mouvement de « bolchevisation » de l’Internationale sous la houlette de Zinoviev, c’est‑à‑dire l’élimination de toute velléité d’opposition et surtout du « trotskysme ». Le 10° plénum (en juillet 1929), marque le tournant décisif vers la troisième période.

[5] Le mouvement chartiste, dans le deuxième quart du XIX° siècle, fut en réalité le premier mouvement ouvrier révolutionnaire de masse de l’époque contemporaine et l’expérience chartiste, par l’intermédiaire d’Engels, exerça sur la pensée de Marx une incontestable influence : il coïncida précisément avec la période de montée foudroyante du capitalisme en Grande‑Bretagne.

[6] On ne peut que se féliciter de voir la Vérité donner dans ses colonnes une revue économique mensuelle. Le premier article (n° 12) est une démonstration magnifique de la nécessité pour tout communiste d’avoir une orientation économique, aussi bien dans le travail de parti que dans le travail syndical. Les oppositionnels doivent précisément appuyer sur ce côté des choses en opposant une perspective vraiment révolutionnaire, fondée sur l’analyse marxiste des faits et des chiffres, non seulement aux clapotages vides des Cachin et des Monmousseau, mais aussi à la prose politique de certains personnages de salon qui se sont inscrits par erreur dans les rangs de l’opposition de gauche. (Note de Trotsky.)

[7] Remarque capitale : mais cet aspect de l’histoire contemporaine de la France n’a pas encore été étudié à ce jour.

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  • Nous parlons en l’espèce de tactique, que nous séparons de la stratégie, laquelle, bien entendu, est déterminée non par les variations de conjoncture, mais par les tendances fondamentales de. l’évolution. Si la tactique est subordonnée à la stratégie, d’un autre côté la stratégie ne se réalise que par la tactique. Dans l’Internationale communiste comme dans l’Internationale syndicale rouge, la tactique réside dans le zigzag du moment, et la stratégie dans la somme mécanique des zigzags. Voilà pourquoi l’avant‑garde prolétarienne subit défaites sur défaites.

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