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Oliver Twist, Charles Dickens

partie 2

jeudi 25 septembre 2008, par charlie

« Écoute un peu, dit Sikes ; si tu n’as pas la fièvre, il se passe
quelque chose de drôle dans l’air ; oui, quelque chose de mauvais.
Tu n’irais pas par hasard...? Ah bien oui ! n’y a pas de danger que
tu fasses ça.

 Que je fasse quoi ?

 Non, non, dit Sikes en la regardant fixement et en se partant à
lui-même. N’y a pas de fille qui ait le coeur plus solide, ou il y
a déjà trois mois que je lui aurais coupé le sifflet. C’est la
fièvre qui la tient ! voilà la chose. »

Cette idée qu’elle avait la fièvre le rassura, et il avala d’un
seul trait son verre ; puis, avec force jurons, il demanda sa
médecine. La jeune fille s’élança avec promptitude et versa, en se
détournant, la potion dans une tasse dont elle lui fit vider elle-
même le contenu.

« Maintenant, dit le voleur, viens t’asseoir là, à côté de moi, et
fais-moi une autre mine que ça, ou je t’arrangerai de façon que tu
auras de la peine à te reconnaître dans la glace. »

Nancy obéit. Sikes lui serra la main dans la sienne et retomba sur
son oreiller, les yeux fixés sur elle. Il les ferma, les rouvrit,
les referma et les rouvrit de nouveau. Le brigand se retournait
mal à l’aise ; Il sommeillait deux ou trois minutes et s’éveillait
avec un regard de terreur ; puis il resta les yeux fixes, et,
encore sur son séant, il tomba tout à coup dans un lourd et
profond sommeil. Sa main lâcha celle de Nancy, son bras retomba
languissamment ; il avait l’air d’un homme tombé dans une profonde
catalepsie.

« Le laudanum a enfin produit son effet, murmura la jeune fille en
quittant le chevet du lit. Peut-être est-il déjà trop tard. »

Elle mit en toute hâte son chapeau et son châle, non sans jeter de
temps en temps un regard de crainte autour d’elle. En dépit de la
liqueur soporifique, elle semblait s’attendre à tous moments à
sentir sur son épaule la lourde main de Sikes. Enfin, elle se
baissa doucement sur le lit, embrassa le voleur et, ouvrant sans
bruit la porte de la chambre qu’elle referma avec la même
précaution, elle sortit de la maison en courant.

Un veilleur de nuit criait neuf heures et demie au bout d’un
sombre passage qu’elle avait à traverser pour gagner la grand’rue.

« La demie est-elle sonnée depuis longtemps ? demanda la jeune
fille.

 L’heure va sonner dans un quart d’heure, dit l’homme en levant
sa lanterne sur le visage de Nancy.

 Et il me faut au moins une heure pour y arriver, » murmura Nancy
en disparaissant avec la rapidité de l’éclair.

On fermait déjà les boutiques dans les petites rues qu’elle
suivait pour se rendre de Spitalfields dans le West-End.
L’horloge, en sonnant dix heures, accrut son impatience. Elle
glissait sur le trottoir, coudoyant les passants de droite et de
gauche, se heurtant contre la tête des chevaux, et traversait,
sans s’inquiéter, des rues encombrées où une foule de gens
attendaient avec impatience le moment de traverser comme elle.

« C’est une folle ! » disait-on en se retournant pour la regarder
courir sur la chaussée.

Quand elle fut arrivée dans le beau quartier de la ville, les rues
étaient en comparaison plus désertes, et sa course rapide sembla
exciter plus de curiosité parmi les flâneurs au milieu desquels
elle passait. Quelques-uns hâtaient le pas pour voir où elle se
rendait si vite ; d’autres, qui avaient pris l’avance sur elle, se
retournaient pour la regarder, étonnés de la voir marcher toujours
aussi vite ; mais ils s’éloignaient l’un après l’autre. Quand elle
eut atteint le lieu de sa destination, elle se trouvait tout à
fait seule.

Elle s’arrêta devant un hôtel situé dans une de ces rues paisibles
et bien habitées qui avoisinent Hyde-Park. Au moment où la
brillante clarté du gaz qui éclairait la porte lui fit reconnaître
la maison, onze heures sonnaient. Elle avait ralenti son pas un
peu auparavant, d’un air irrésolu et ne sachant trop si elle
devait avancer ; mais l’heure la décida et elle s’arrêta dans le
vestibule. La loge du concierge était vide ; elle regarda autour
d’elle avec incertitude et se dirigea du côté de l’escalier.

« Eh bien ! jeune fille, dit une femme de chambre à la mise
coquette, ouvrant une porte derrière elle et la regardant, qui
demandez-vous ?

 Une dame qui reste dans la maison.

 Une dame ! répliqua l’autre d’un air dédaigneux. Quelle dame,
s’il vous plaît ?

 Mlle Maylie, » dit Nancy.

La domestique qui, pendant ce temps, l’avait toisée des pieds à la
tête, ne répondit que par un regard de vertueux dédain ; elle
appela un laquais pour lui répondre. Nancy fit à celui-ci la même
question.

« Qui dois-je annoncer ? demanda le laquais.

 Mon nom est inutile.

 Ni le motif qui vous amène ?

 Non plus. Il faut que je voie cette dame.

 Allons, dit le domestique en la poussant vers la porte,
finissons-en ; décampez, s’il vous plaît.

 En ce cas, il faudra que vous me portiez dehors, dit la jeune
fille avec colère, et ce sera une besogne dont deux d’entre vous
ne viendraient pas à bout, je vous en réponds. N’y a-t-il personne
ici, dit-elle en regardant autour d’elle, qui veuille consentir à
faire cette commission pour une pauvre malheureuse comme moi ? »

Cet appel produisit de l’effet sur un bon gros cuisinier qui, au
milieu de quelques autres domestiques, regardait ce qui se
passait ; il s’avança pour s’interposer.

« Faites sa commission, Joseph, voyons, dit-il.

 À quoi bon ? répliqua l’autre. Ne croyez-vous pas que
mademoiselle va recevoir une créature comme ça, hein ? »

Cette allusion à la moralité douteuse de Nancy fit pousser à
quatre servantes, témoins de la scène, des exclamations de pudeur
révoltée.

« Une créature comme ça, disaient-elles, mais c’est la honte de
notre sexe ; ça n’est bon qu’à être jeté sans pitié au chenil.

 Faites de moi ce que vous voudrez, dit la jeune fille en se
retournant vers les domestiques, mais rendez-moi d’abord le
service que je vous demande. Pour l’amour de Dieu, faites-le !

Le sensible cuisinier joignit ses instances à celles de Nancy, et
le laquais qui avait paru le premier consentit à faire la
commission.

« Que dirai-je ? fit-il, un pied sur la première marche de
l’escalier.

 Vous direz qu’une jeune fille demande instamment à parler à
Mlle Maylie en particulier, dit Nancy ; que si mademoiselle consent
à entendre seulement un seul mot de ce qu’on a à lui dire, elle
pourra après écouter le reste ou faire jeter la jeune fille à la
porte comme une menteuse.

 Diable ! dit le laquais, comme vous y allez ! »

 Montez toujours, dit la jeune fille avec fermeté, que je sache
la réponse. »

Le domestique monta rapidement l’escalier, et Nancy attendit,
toute pâle et respirant à peine. Elle écouta, les lèvres
tremblantes et d’un air de profond mépris, les propos outrageants
des chastes servantes qui ne se gênaient pas dans leurs discours,
surtout quand le domestique revint annoncer qu’elle pouvait
monter.

« Ce n’est pas la peine d’être une honnête femme en ce monde, dit
la première servante.

 Il parait que le cuivre vaut mieux que l’or qui a passé au feu. »
dit la seconde.

La troisième se contenta de dire : « Ce que c’est que les grandes
dames ! » Et la quatrième fit entendre un « fi donc ! » répété à
l’unisson par le choeur des chastes Dianes, qui gardèrent ensuite
le silence.

Sans s’occuper de tout cela, Nancy, le coeur plein de choses plus
sérieuses, suivit toute tremblante le domestique, qui
l’introduisit dans une petite antichambre éclairée par une lampe
suspendue au plafond ; et là, s’étant retiré, il la laissa seule.

CHAPITRE XL.
Étrange entrevue, qui fait suite au chapitre précédent.

La jeune fille avait traîné son existence dans les rues, dans les
bouges et les repaires les plus dégoûtants de Londres ; mais il lui
restait encore cependant quelque chose des sentiments de la femme.
Quand elle entendit un pas léger s’approcher de la porte opposée à
celle par laquelle elle était entrée, quand elle pensa au
contraste frappant dont la petite chambre allait être témoin, elle
se sentit accablée sous le poids de sa propre honte et recula ;
elle semblait ne pouvoir supporter la présence de la personne
qu’elle avait désiré voir.

Mais l’orgueil entra en lutte avec ces bons sentiments ! l’orgueil,
vice inhérent aux êtres les plus bas et les plus dégradés aussi
bien qu’aux natures les plus nobles et les plus élevées. L’infâme
compagne des brigands et des scélérats, le rebut de leurs cloaques
impurs, la complice de tous ces habitués des prisons et des
bagnes, cette femme qui vivait à l’ombre du gibet, cette créature
avilie avait encore trop de fierté pour laisser percer un
sentiment d’émotion qu’elle regardait comme une faiblesse. Et
pourtant, ce sentiment était le seul lien qui la rattachât encore
à son sexe, dont sa vie de débauche avait effacé le caractère dès
sa plus tendre enfance.

Elle releva assez les yeux pour s’apercevoir que la figure qui
était devant elle était celle d’une gracieuse et belle jeune
fille ; puis elle les baissa aussitôt, et secouant la tête en
affectant la plus grande insouciance, elle dit :

« Il est bien difficile de pénétrer jusqu’à vous, mademoiselle. Si
je m’étais fâchée, si j’étais partie comme beaucoup d’autres
l’auraient fait, vous en auriez eu du regret un jour et pour
cause.

 Je suis désolée qu’on vous ait mal reçue, répliqua Rose. N’y
pensez plus. Mais dites-moi ce qui vous amène ; c’est bien à moi
que vous vouliez parler ? »

Le ton bienveillant qui accompagna cette réponse, la voix douce et
les manières affables de la jeune fille, qui ne trahissaient ni
fierté ni mécontentement, frappèrent Nancy de surprise, et elle
fondit en larmes.

« Oh ! mademoiselle, mademoiselle, dit-elle en se cachant avec
désespoir la figure dans les mains, s’il y en avait plus comme
vous, il y en aurait moins comme moi. Oh ! oui, bien sûr !

 Asseyez-vous, dit Rose avec empressement, vous me faites de la
peine. Si vous êtes pauvre et malheureuse, ce sera pour moi un
véritable bonheur que de venir à votre aide de tout mon pouvoir,
croyez-le bien, et asseyez-vous, je vous en prie.

 Non, laissez-moi debout, mademoiselle, dit-elle en pleurant
encore, et ne me parlez pas avec tant de bonté avant de me
connaître... Il se fait tard... Cette porte... est-elle fermée ?

 Oui, dit Rose, qui recula de quelques pas, comme pour être plus
à portée de demander du secours à l’occasion. Pourquoi cette
question ?

 Parce que, dit la jeune fille, je vais mettre ma vie et celle de
bien d’autres entre vos mains. C’est moi qui ai reconduit de force
le petit Olivier chez le vieux Fagin, le juif, le soir que
l’enfant a quitté Pentonville.

 Vous ? dit Rose Maylie.

 Moi-même. Je suis la misérable créature dont vous avez entendu
parler. C’est moi qui vis au milieu des brigands ; jamais, aussi
loin que vont mes souvenirs, je n’ai eu d’autre existence ! Jamais
je n’ai entendu de plus douces paroles que celles qu’ils m’ont
adressées ! Que Dieu ait pitié de moi ! Ne cherchez pas à cacher
l’horreur que je vous inspire, mademoiselle. Je suis plus jeune
que je ne le parais, mais ce n’est pas la première fois que je
fais peur ! Les pauvresses mêmes reculent quand je passe près
d’elles dans la rue.

 Quelles affreuses choses me dites-vous là ! dit Rose, en
s’éloignant involontairement de cette étrange femme.

 Ô chère demoiselle ! s’écria la jeune fille, remerciez le ciel à
genoux de ce qu’il vous a donné des amis pour surveiller et
soigner votre enfance ! Remerciez-le bien de ne vous avoir pas
exposée au froid, à la faim, à une vie de désordre et de débauche,
et à quelque, chose de pire encore, comme cela m’est arrivé à moi,
depuis le berceau. Oui, depuis le berceau, je peux bien le dire.
Le ruisseau d’une allée, voilà mon berceau, et probablement ce
sera aussi mon lit de mort.

 Vous m’affligez dit Rose d’une voix émue et saccadée ; mon coeur
se serre, rien qu’à vous entendre.

 Soyez bénie pour votre bonté ; si vous saviez ce que je suis
parfois, vous me plaindriez bien davantage. Mais je me suis
échappée d’entre les mains de ceux qui ne manqueraient pas de me
tuer, s’ils me savaient ici ; je me suis échappée pour vous révéler
ce que je leur ai entendu dire. Connaissez-vous un homme appelé
Monks ?

 Non, dit Rose.

 Il vous connaît, lui ; il savait que vous étiez ici, car c’est en
lui entendant donner votre adresse que j’ai pu arriver jusqu’à
vous.

 Jamais je n’ai entendu prononcer ce nom-là.

 C’est qu’alors il a changé de nom chez nous, reprit la jeune
fille ; je m’en étais déjà plus que doutée. Il y a quelque temps
(peu de jours après qu’on eut introduit Olivier dans votre maison
cette fameuse nuit du vol) j’ai entendu une convocation entre cet
homme, dont je me méfiais déjà, et Fagin ; un soir qu’ils étaient
ensemble, j’ai découvert que Monks... donc, comme nous l’appelons,
mais que vous...

 Oui, oui, dit Rose, je sais... après...

 Que Monks l’avait vu par hasard le jour où nous l’avons perdu
pour la première fois, et qu’il l’avait aussitôt reconnu pour
l’enfant qu’il cherchait. Pourquoi le cherchait-il, c’est ce que
je ne me suis pas expliqué. Il a conclu avec Fagin un marché, par
suite duquel celui-ci avait droit à une certaine somme dans le cas
où il rattraperait Olivier ; et la somme devait être plus forte,
s’il en faisait un voleur. Monks en demandant cela avait un
dessein à lui.

 Et quelle était son intention ? demanda Rose.

 C’est ce que j’espérais savoir, dit la jeune fille, lorsqu’il
aperçut mon ombre sur la muraille, et, à ma place, je vous jure
qu’il n’y en aurait pas en beaucoup qui auraient pu se sauver
comme je l’ai fait. Enfin, j’ai pu m’échapper ; mais je ne l’ai
plus revu qu’hier soir.

 Et qu’arriva-t-il alors ?

 Eh bien, voilà, mademoiselle. Hier soir donc, il est revenu,
comme l’autre jour ; ils sont encore montés tous les deux dans la
chambre d’en haut. Par exemple, je me suis bien arrangée de
manière à n’être pas trahie par mon ombre, et j’ai écouté à la
porte. Voici les premiers mots que j’ai entendu dire à vue : « Ainsi
les seuls témoignages qui prouvent l’identité de l’enfant sont au
fond de la rivière, et la vieille sorcière qui les a reçus des
mains de la mère est, Dieu merci, en train de pourrir dans son
cercueil. » Et là-dessus, ils se sont mis à rire et à dire qu’ils
avaient fait un fameux coup. Monks en parlant de l’enfant avait un
air furieux ; il disait que, bien qu’il fût parvenu sans risque à
se rendre maître de l’argent du petit diable, il aurait été encore
plus tranquille, s’il l’avait eu autrement. « Ô la bonne
plaisanterie, dit-il, si nous pouvions donner un démenti aux
espérances orgueilleuses qui ont dicté le testament du père, en
promenant le petit drôle dans toutes les prisons de Londres, en le
faisant pendre même pour quelque crime capital ! ça ne vous serait
pourtant pas difficile, Fagin, et vous en retirerez un bon profit
encore. »

 Qu’est-ce que tout cela ? dit Rose.

 La vérité, mademoiselle, quoiqu’elle sorte de ma bouche,
répliqua la jeune fille. Puis, il ajouta, en proférant des jurons
qui auraient bien surpris vos oreilles, mais auxquels les miennes
ne sont que trop accoutumées, que, s’il pouvait assouvir sa haine
par la mort de l’enfant sans risquer sa peau, il n’hésiterait pas ;
mais que, puisque la chose était impossible, il le surveillerait
de près, et que s’il avait le malheur de vouloir tirer avantage de
sa naissance et de son histoire, il saurait bien lui mettre des
bâtons dans les roues. « Bref, Fagin, dit-il, tout juif que vous
êtes, vous n’avez pas encore de votre vie tendu de piége comme
celui dans lequel je vais prendre mon jeune frère Olivier. »

 Son frère ! s’écria Rose.

 Voilà ses propres paroles, dit Nancy, qui promenait autour
d’elle des regards inquiets, depuis le commencement de la
conversation, car elle croyait toujours voir Sikes à coté d’elle.
Ce n’est pas tout, quand il s’est mis à parler de vous et de
l’autre dame, il a ajouté qu’on dirait que le ciel ou plutôt le
diable conspirait contre lui, puisque Olivier était tombé entre
vos mains ; ensuite il est parti d’un éclat de rire en disant qu’à
quelque chose malheur est bon : car, pour savoir qui est ce petit
épagneul à deux pattes qu’elle a avec elle, elle donnerait (c’est
de vous qu’il parlait) je ne sais combien de mille livres sterling
si elle les avait.

 Vous ne croyez pas qu’il ait parlé sérieusement, n’est-ce pas ?
dit Rose en pâlissant.

 Jamais on n’a parlé plus sérieusement qu’il ne le fit, répliqua
la jeune fille en secouant la tête. Il parle très sérieusement
quand il déteste. J’en connais qui font pis que lui, et cependant
je préférerais les entendre douze fois plutôt que lui une. Il
commence à se faire tard, et je veux revenir à la maison avant
qu’on se doute de mon escapade. Il faut que je m’en aille au plus
vite.

 Mais que puis-je faire ? dit Rose. Sans vous, comment profiter de
l’avis que vous venez de me donner ? Vous en aller ! mais vous
voulez donc retourner au milieu de ces bandits que vous m’avez
dépeints sous des couleurs si terribles ? Attendez. À côté, dans la
chambre voisine, il y a un monsieur que je puis faire venir à
l’instant même : répétez-lui ce que vous venez de me dire, et,
avant une demi-heure, on vous conduira dans un endroit où vous
serez en sûreté.

 Non, dit la jeune fille, je veux partir. Il faut que je m’en
retourne, parce que... Mais comment dire de semblables choses à
une demoiselle vertueuse comme vous ? Parce que, au nombre de ces
hommes dont je vous ai parlé, il y en a un... le plus terrible de
tous, que je ne puis quitter ; je ne l’abandonnerais jamais, dût-on
me promettre de m’arracher à l’existence que je mène maintenant.

 Votre intervention en faveur de ce cher enfant, dit Rose ; votre
démarche dans cette maison où vous vous êtes risquée pour me dire
ce que vous avez entendu ; votre attitude qui me fait croire à la
sincérité de vos paroles ; votre repentir ; enfin le sentiment que
vous avez de votre honte, tout me porte à espérer qu’il y a encore
de la ressource chez vous. Oh ! je vous en supplie, dit avec force
la jeune fille en joignant les mains, tandis que ses larmes
arrosaient son visage, ne soyez pas sourde aux supplications d’une
personne de votre sexe, la première, oui..., la première, je
pense, qui ait jusqu’ici fait résonner à vos oreilles des paroles
de sympathie et de commisération. Écoutez ma voix, et laissez-moi
vous sauver pour un meilleur avenir.

 Mademoiselle, s’écria Nancy en tombant à genoux, vous êtes un
ange de douceur ; c’est la première fois que j’entends d’aussi
bonnes paroles. Hélas ! que ne les ai-je entendues il y a quelques
années ! elles m’auraient détournée du vice et du malheur ; mais
maintenant il est trop tard, il est trop tard !

 Il n’est jamais trop tard, dit Rose, pour le repentir et
l’expiation.

 Oh ! si, s’écria la jeune fille en proie aux tortures de sa
conscience, il est trop tard ! Je ne puis le quitter maintenant ! Je
ne veux point causer sa mort !

 Comment pourriez-vous la causer ? demanda Rose.

 Rien ne pourrait le sauver, dit Nancy, si je disais à d’autres
ce que je vous ai raconté ; si je les faisais prendre, sa mort
serait certaine ! C’est le plus déterminé... et il a commis de
telles atrocités !

 Est-il possible, s’écria Rose, que pour un tel homme vous
renonciez à l’espérance d’une vie meilleure et à la certitude
d’une délivrance immédiate ? C’est de la folie !

 Je ne sais ce que c’est, répondit la jeune fille ; mais ce qu’il
y a de sûr, c’est qu’il en est ainsi, et je ne suis pas la seule
comme cela, il y en a des centaines aussi misérables, aussi
dégradées que moi. Il faut que je m’en retourne. Je ne sais si
Dieu veut me punir du mal que j’ai fait... mais quelque chose
m’attire vers cet homme, malgré les souffrances et les mauvais
traitements qu’il me fait endurer ; et, quand même je devrais
mourir de sa main, j’irais encore le rejoindre.

 Que faire ? dit Rose. Je ne dois pourtant pas vous laisser partir
ainsi.

 Si, mademoiselle ; vous le devez et vous me laisserez partir,
répondit la jeune fille en se relevant. Vous ne me retiendrez pas,
car je me suis fiée à votre bonté sans exiger de serment, comme
j’aurais pu le faire.

 Quel usage voulez-vous que je fasse alors de vos révélations ?
dit Rose. Il faut pénétrer ce mystère ; autrement, comment le
secret que vous m’avez confié pourrait-il être utile à Olivier,
que vous voulez servir ?

 Vous devez avoir quelqu’un à mettre dans la confidence, un ami
qui pourra vous conseiller ?

 Mais où pourrai-je vous revoir au besoin ? demanda Rose. Je ne
veux pas savoir où demeurent ces affreuses gens... mais dites-moi
quand et où je pourrai vous revoir.

 Eh bien, fit la jeune fille, voulez-vous me promettre de garder
fidèlement mon secret et de venir seule ou accompagnée de votre
confident à la condition qu’on ne me surveillera pas, qu’on ne me
suivra pas ?

 Je vous le jure, répondit Rose.

 Tous les dimanches soir, dit la jeune fille sans hésiter, de
onze heures à minuit, je me promènerai sur le pont de Londres, si
je vis encore !

 Attendez encore un instant, interrompit Rose en voyant la jeune
fille se hâter de gagner la porte. Songez encore une fois à votre
position et à l’occasion qui se présente à vous d’en sortir. Vous
avez droit à toutes mes sympathies, non seulement parce que vous
êtes venue de vous-même me faire cette confidence, mais encore
parce que vous êtes une femme presque irrévocablement perdue.
Voulez-vous rejoindre cette bande de voleurs, et surtout cet
homme, quand un mot, un seul mot peut vous sauver ? Quel est donc
le charme irrésistible qui vous attire dans cette société-là pour
vous attacher à une vie d’opprobre et de misère ? Quoi ! je ne
trouverai pas dans votre coeur la moindre fibre sensible ! Je ne
trouverai rien qui puisse vous arracher à cette terrible
fascination !

 Quand de jeunes demoiselles aussi belles, aussi bonnes que vous,
donnent leur coeur, reprit avec fermeté Nancy, l’amour peut les
entraîner loin. Oui, il peut vous entraîner vous-même, qui avez
une demeure, des amis, des admirateurs, tout ce qui peut séduire.
Quand des femmes comme moi, qui n’ont d’autre asile assuré qu’un
cercueil, d’autre ami dans la maladie ou la mort que les servantes
d’un hospice ; quand ces femmes-là ont livré leur coeur impur à un
homme ; que cet homme leur tient lieu de parents, de demeure,
d’amis ; que cet amour a jeté une lueur sur leur misérable
existence, qui peut espérer les guérir ? Plaignez-nous,
mademoiselle... plaignez-nous d’être encore femmes par ce
sentiment ; plaignez-nous, car un arrêt terrible a changé en
tourments et en souffrances ce qui devait faire notre consolation
et notre orgueil.

 Voyons, dit Rose après un moment de silence, vous accepterez
toujours bien quelque peu d’argent qui puisse vous permettre de
vivre honnêtement... au moins jusqu’à ce que nous nous revoyions ?

 Non, pas un penny, répliqua la jeune fille en lui disant adieu
de la main.

 Ne repoussez pas ce que je veux faire pour vous secourir, dit
Rose avec un geste bienveillant. Je voudrais vous être utile.

 La meilleure manière de m’être utile, dit Nancy en se tordant
les mains, serait de m’arracher la vie d’un seul coup. J’ai, ce
soir, senti plus cruellement que jamais toute mon infamie, et ce
serait déjà quelque chose que de ne pas mourir dans le même enfer
où j’ai passé ma vie. Que le ciel vous bénisse, bonne demoiselle,
et vous envoie autant de bonheur que je me suis attiré de honte ! »

En disant ces mots, la malheureuse sanglotait. Elle sortit,
laissant Rose accablée par cette étrange entrevue ; elle se croyait
le jouet d’un rêve ; elle retomba sur une chaise et chercha à
rassembler ses pensées confuses.

CHAPITRE XLI.
Qui montre que les surprises sont comme les malheurs ; elles ne
viennent jamais seules.

Rose, il faut l’avouer, était dans une situation singulièrement
difficile. En même temps qu’elle éprouvait le plus vif désir de
percer le voile qui enveloppait l’histoire d’Olivier, elle ne
pouvait s’empêcher de tenir religieusement cachée la confidence
que cette misérable femme avec laquelle elle venait de
s’entretenir, avait remise à sa foi de jeune fille candide et
innocente. Les paroles de cette femme, ses manières, avaient
d’ailleurs touché le coeur de Rose Maylie ; le désir qu’elle avait
de ramener au repentir et à l’espérance cette malheureuse
créature, se confondait dans son coeur avec l’amour qu’elle avait
voué au jeune Olivier, et ce désir n’était ni moins ardent ni
moins sincère.

On avait résolu de ne rester que trois jours à Londres avant de se
mettre en route pour aller passer quelques semaines dans un port
de mer éloigné. On était encore au premier jour : minuit allait
sonner. Quelle détermination prendre dans un délai de vingt-quatre
heures ? D’un autre côté, comment ajourner le voyage sans éveiller
le soupçon ?

M. Losberne était avec Rose et sa tante, et devait rester encore
les deux jours suivants ; mais Rose connaissait trop bien le
caractère emporté de cet excellent ami ; elle ne pouvait se
dissimuler avec quelle colère il apprendrait les détails de
l’enlèvement d’Olivier ; et puis, comment lui confier ce secret,
sans avoir personne pour la seconder dans ses prières en faveur de
la pauvre femme ? c’étaient autant de raisons pour prendre aussi
les précautions les plus minutieuses avant de rien confier à
Mme Maylie, qui n’aurait pas manqué d’en conférer aussitôt avec le
bon docteur. Quant à consulter un homme de loi, lors même qu’elle
aurait su la marche à suivre, c’était un moyen auquel il ne
fallait pas songer, pour les mêmes raisons. Un moment, l’idée lui
vint de s’en ouvrir à Henry ; mais cette pensée réveilla le
souvenir de leur dernière entrevue ; elle ne crut pas de sa dignité
de le rappeler, puisque (et à cette pensée ses yeux se mouillèrent
de larmes) il pouvait avoir appris à l’oublier et à vivre plus
heureux sans elle.

Agitée par toutes ces réflexions et rejetant chaque expédient à
mesure qu’il s’offrait à son esprit. Rose passa la nuit sans
dormir, en proie à mille inquiétudes. Le lendemain, après avoir
bien réfléchi, et ne sachant plus que faire, elle se détermina à
consulter Henry.

« S’il lui est pénible de revenir ici, pensait-elle, ce sera encore
bien plus pénible pour moi de l’y voir. Mais reviendra-t-il ? peut-
être que non. Qui sait s’il ne se contentera pas d’écrire ? ou
bien, en supposant qu’il vienne lui-même, s’il n’évitera pas de me
rencontrer, comme il l’a fait quand il est parti ? Je ne l’aurais
jamais cru, mais cela a peut-être mieux valu pour tous les deux. »

En ce moment, Rose laissa tomber sa plume et se détourna, comme si
elle eût craint de laisser voir ses larmes à la feuille même qui
allait se faire le messager fidèle de son secret.

Déjà plusieurs fois elle avait pris et déposé sa plume, fait et
refait dans sa tête la première ligne de sa lettre sans en écrire
un seul mot, quand Olivier, qui s’était promené dans les rues,
escorté de M. Giles, entra en courant dans la chambre et tout
essoufflé. Son agitation semblait présager un nouveau sujet
d’alarme.

« Mon Dieu ! qu’y a-t-il ? pourquoi cet air bouleversé ? demanda Rose
en s’avançant à sa rencontre.

 Je ne sais ; mais il me semble que j’étouffe, répliqua Olivier.
Bon Dieu ! quand je pense que je vais enfin le revoir et que vous
aurez la preuve certaine que tout ce que je vous ai dit était la
vérité !

 Je n’ai jamais cru que vous m’ayez dit autre chose que la
vérité, dit Rose, cherchant à le calmer. Mais encore qu’y a-t-il ?
de qui voulez-vous parler ?

 Ah ! le monsieur ! vous savez... dit Olivier, articulant à peine
les mots ; vous savez bien le monsieur qui a été si bon pour moi,
M. Brownlow, dont nous avons si souvent parlé...

 Où l’avez-vous vu ?

 Il descendait de voiture, reprit Olivier en répandant des larmes
de bonheur, et il entrait dans une maison. Je n’ai pas pu lui
parler... je n’ai pas pu lui parler, parce qu’il ne me voyait pas,
et que je tremblais si fort, si fort que je ne me sentais pas la
force d’aller jusqu’à lui. Mais Giles a demandé pour moi si
c’était bien là qu’il restait ; on a répondu que oui. Tenez, dit
Olivier en ouvrant un chiffon de papier, voici son adresse... J’y
cours tout de suite. Ô mon Dieu ! mon Dieu quand je vais être
devant lui, et que j’entendrai encore sa voix, qu’est-ce que je
vais devenir ? »

Rose, tout abasourdie de ces paroles et de ces exclamations de
joie incohérentes, lut sur l’adresse, _Craven-Street_ dans le
_Strand_, et se promit aussitôt de mettre cette découverte à
profit.

« Allons, vite, dit-elle, qu’on aille chercher un fiacre, et
préparez-vous à m’accompagner ; je suis à vous dans une minute.

Je vais seulement avertir ma tante que nous sortons pour une
heure, et soyez prêt le plus vite possible. »

Olivier ne se le fit pas dire deux fois, et en moins de cinq
minutes, Rose et lui étaient sur le chemin de Craven-Street. Quand
ils furent arrivés, Rose laissa Olivier dans la voiture, sous
prétexte de préparer le vieillard à le recevoir ; puis envoyant sa
carte par le domestique, elle demanda à voir M. Brownlow pour
affaires urgentes. Le domestique revint bientôt lui dire de
monter. Rose le suivit à l’étage supérieur, où elle fut présentée
à un monsieur âgé, d’un abord agréable, et portant un habit vert-
bouteille. À une petite distance, était assis un autre vieillard
portant guêtres et culotte de nankin. Il n’avait pas l’abord très
agréable, celui-là ; ses deux mains étaient appuyées sur une grosse
canne, et son menton sur ses deux mains.

 Ah ! mon Dieu ! je vous demande pardon, mademoiselle, dit le
monsieur en habit vert-bouteille, qui se leva promptement en la
saluant avec la plus grande politesse... je croyais avoir affaire
à quelque importun qui... je vous en prie, excusez-moi. Asseyez-
vous donc, s’il vous plaît.

 M. Brownlow, je présume, monsieur, dit Rose en promenant son
regard du pantalon de nankin à l’habit vert-bouteille.

 C’est en effet mon nom ; monsieur est mon ami. M. Grimwig.
Grimwig, voulez-vous avoir la bonté de nous laisser quelques
minutes ?

 Je crois, interrompit miss Maylie, que, dans l’état actuel des
choses, monsieur peut sans inconvénient assister à notre entrevue.
Si je suis bien informée, il connaît l’affaire dont je désire vous
entretenir. »

M. Brownlow inclina la tête. Quant à M. Grimwig, il se leva roide
comme sa canne, fit un salut, et retomba non moins roide sur sa
chaise.

« Je vais certainement vous surprendre, dit Rose, naturellement
embarrassée ; mais vous avez déjà montré beaucoup de bienveillance
et de bonté pour un jeune enfant que j’affectionne, et je suis
certaine d’exciter votre intérêt en vous donnant de ses nouvelles.

— Ah bah ! dit M. Brownlow.

 Je veux parler d’Olivier Twist, répliqua Rose. Vous avez su
comment... »

À peine Rose eut-elle laissé échapper de ses lèvres le nom
d’Olivier Twist, que M. Grimwig, qui avait fait semblant de se
plonger dans la lecture d’un in-folio, placé sur la table, le
referma avec grand bruit et retomba sur le dos de sa chaise, ne
laissant voir sur son visage d’autre expression que celle de la
plus grande stupéfaction. Pendant longtemps, il demeura l’oeil
fixe ; puis, comme s’il eût rougi de trahir une si grande émotion,
il fit un effort pour ainsi dire convulsif pour se renfoncer dans
sa première attitude ; alors il regarda fixement devant lui, et fit
entendre un long et sourd sifflement qui, au lieu de se répandre
dans l’espace, alla mourir dans les profondeurs les plus secrètes
de son estomac.

M. Brownlow ne fut pas moins surpris, mais son étonnement ne se
trahit pas d’une manière aussi excentrique. Il rapprocha sa chaise
de miss Maylie et lui dit :

« Je vous en prie, ma chère demoiselle, laissez de côté cette
bonté, cette bienveillance dont vous parlez, et que toute autre
personne ignore. Si vous avez à donner des preuves qui puissent
modifier l’opinion défavorable que j’ai eue du pauvre enfant, au
nom du ciel ! donnez-les-moi bien vite.

 C’est un mauvais drôle, j’en mangerais ma tête que c’est un
mauvais drôle, grommela entre ses dents M. Grimwig, impassible
comme un ventriloque.

 C’est une âme noble et généreuse dit Rose en rougissant, et
Celui qui a jugé à propos de lui envoyer des épreuves au-dessus de
son âge a mis dans son coeur des sentiments qui feraient honneur à
bien des gens qui ont six fois son âge.

 Je n’ai que soixante et un ans, s’il vous plaît, dit M. Grimwig,
toujours impassible. Et comme, à moins que le diable ne s’en mêle,
votre Olivier n’a pas moins de douze ans, je ne vois pas à qui
peut s’appliquer votre observation.

 Ne faites pas attention à mon ami, miss Maylie, dit M. Brownlow ;
il ne pense pas ce qu’il dit.

 Si vraiment, grogna M. Grimwig.

 Non, il ne le pense pas, dit M. Brownlow en se levant avec
impatience.

 J’en mangerais ma tête qu’il le pense, grommela encore
M. Grimwig.

 Il mériterait bien, alors, qu’on la lui cassât, sa tête, dit
M. Brownlow.

 Ah ! pour le coup, il serait bien curieux de voir ça, » répondit
M. Grimwig en frappant le plancher de sa canne.

Arrivés à ce point, les deux vieux amis prirent chacun de leur
côté une prise de tabac ; après quoi ils se donnèrent une poignée
de main, suivant leur coutume invariable.

« Maintenant, miss Maylie, dit M. Brownlow, revenons au sujet qui
intéresse si fort votre bon coeur. Veuillez me raconter ce que
vous savez du pauvre enfant. Permettez-moi, toutefois, de vous
dire auparavant que j’avais épuisé tous les moyens de le
découvrir, et que, depuis mon absence de ce pays, l’idée qu’il
m’en avait imposé et qu’il avait été poussé par ses complices à me
voler, s’est considérablement modifiée. »

Rose, qui avait eu le temps de rassembler ses pensées, raconta
simplement et en quelques mots tout ce qui était arrivé à Olivier,
depuis qu’il avait quitté la maison de M. Brownlow. Elle se
réserva toutefois en particulier à ce gentleman les révélations de
Nancy, et elle termina en l’assurant que le seul chagrin de
l’enfant, depuis plusieurs mois, avait été de ne pouvoir
rencontrer son ancien bienfaiteur et ami.

« Dieu soit loué ! dit le vieux gentleman ; c’est un grand bonheur
pour moi, vraiment un grand bonheur. Mais vous ne m’avez pas
encore dit où il est maintenant, miss Maylie. Pardonnez-moi ce
reproche ; mais pourquoi ne l’avoir pas amené ?

 Il attend à la porte, dans une voiture, répondit Rose.

 À ma porte ! » s’écria le vieux gentleman. Et le voilà s’élançant
hors de la chambre, dégringolant l’escalier ; en un instant, il
était sur le marchepied, et bientôt dans la voiture.

Quand la porte de la chambre se fut refermée derrière lui,
M. Grimwig releva la tête et, se renversant sur le dos de sa
chaise, fit avec l’un des pieds trois tours sur lui-même, aidé de
la table et de sa canne. Après avoir exécuté cette évolution il se
leva, fit clopin-clopant une douzaine de fois la tour de la
chambre et, s’arrêtant tout d’un coup devant Rose, il l’embrassa
sans plus de façon.

« Chut ! dit-il en voyant la demoiselle se lever toute alarmée de
cet étrange procédé, n’ayez donc pas peur, petite. Je suis assez
vieux pour être votre grand-père. Vous êtes une gentille
demoiselle. Je vous aime. Mais les voici. »

En effet, juste au moment où, par une habile conversion de gauche
à droite, il se replantait sur sa chaise, M. Brownlow revint
accompagné d’Olivier, auquel M. Grimwig fit un gracieux accueil.
Quand Rose Maylie n’aurait pas eu d’autre récompense de ses soins
et de sa sollicitude pour le jeune Olivier que le bonheur qu’elle
éprouva en ce moment, elle se serait crue bien payée de ses
peines.

« Mais, au fait, il y a encore quelqu’un qui ne doit pas être
oublié, fit M. Brownlow qui tira la sonnette. Envoyez dire à
Mme Bedwin de venir, s’il vous plaît. »

La vieille femme de charge se rendit en toute hâte à cet appel,
et, ayant fait une révérence, à la porte, elle attendit des
ordres.

« Eh bien ! vous devenez donc tous les jours de plus en plus
aveugle, Bedwin ? dit M. Brownlow d’un ton brusque.

 Oui, monsieur, répondit la vieille. À mon âge, la vue ne
s’améliore pas.

 Ce n’est pas nouveau, ce que vous nous dites là, répliqua
M. Brownlow. Et bien ! mettez vos lunettes ; je veux voir si vous
devinerez pourquoi je vous ai fait venir. »

La vieille se mit à fouiller quelque temps dans sa poche pour
trouver ses lunettes ; mais Olivier, dans son impatience, ne put
attendre la fin de cette nouvelle épreuve, et, obéissant à sa
première impulsion, il s’élança dans ses bras.

« Dieu me pardonne ! s’écria la vieille en l’embrassant, c’est mon
bon petit enfant !

 Ma bonne et vieille amie ! s’écria Olivier.

 Je savais bien qu’il reviendrait, dit la vieille en le tenant
dans ses bras. Comme il a bonne mine ! Ne dirait-on pas, à le voir
si bien vêtu, que c’est un petit monsieur ? Où donc êtes-vous allé
pendant tout ce temps-là ? C’est toujours la même douceur de
physionomie, mais moins pâle ! la même bonté dans les yeux, mais
moins tristes ! Je ne les ai jamais oubliés, ses yeux, ni sa bonne
figure, ni son aimable sourire : tous les jours je me le figurais,
ce cher petit, à côté de mes autres enfants qui sont morts !
J’étais encore jeune alors ! »

Pendant ce temps-là, tantôt elle s’éloignait d’Olivier pour
mesurer de combien il avait grandi, tantôt elle le serrait contre
son sein, lui passant avec amour les mains dans les cheveux, riant
et pleurant tour à tour, penchée sur son épaule.

M. Brownlow, laissant Mme Bedwin et Olivier causer à loisir, passa
dans une autre pièce, et là il apprit de Rose tous les détails
relatifs à son entrevue avec Nancy, détails qui lui causèrent une
grande surprise en même temps qu’une grande inquiétude. Rose
expliqua pourquoi, au premier abord, elle n’avait pas voulu
confier le secret à M. Losberne ; M. Brownlow jugea qu’elle avait
agi avec prudence, et résolut sur-le-champ d’avoir un entretien
sérieux avec le digne docteur à ce sujet. Voulant mettre ce
dessein à exécution le plus tôt possible, il décida qu’il se
rendrait à l’hôtel pendant la matinée et que Mme Maylie serait
informée avec précaution de tout ce qui se serait passé. Ces
préliminaires arrangés, Rose et Olivier retournèrent à la maison.

Rose ne s’était nullement exagéré la colère probable du bon
docteur ; car l’histoire de Nancy venait à peine de lui être
exposée, qu’il proféra des menaces terribles et des imprécations.
Il jura qu’elle ne risquait rien et qu’il l’abandonnerait aux
recherches combinées de MM. Blathers et Duff ; puis il mit son
chapeau pour aller chercher immédiatement l’assistance de ces
dignes personnages. Il est probable que, dans sa première
explosion, il aurait mis son projet à exécution, sans réfléchir un
seul instant aux conséquences, s’il n’avait pas été retenu,
d’abord par le poignet de M. Brownlow, aussi fort et aussi
irascible que lui, et, en second lieu, par une série d’arguments
et de raisonnements destinés à lut faire abandonner une pareille
folie.

« Alors, que diable voulez-vous que nous fassions ? dit l’impétueux
docteur quand ils eurent rejoint les deux dames. À moins que nous
n’employions notre temps à voter des remerciements à cette bande
de voleurs et de voleuses et à les prier de vouloir bien accepter
chacun cent livres sterling ou tout ce que vous voudrez, comme une
petite marque de notre estime et une très faible preuve de notre
reconnaissance pour leur bienveillance à l’égard d’Olivier !

 Non, non, je ne dis pas cela, répliqua M. Brownlow en riant ;
mais il nous faut agir avec douceur et prudence.

 Avec douceur et prudence ! s’écria le docteur. Moi, je vous
enverrais tous ces gens-là à...

 Envoyez-les où vous voudrez, interrompit M. Brownlow ; il n’en
est pas moins vrai qu’il faut se demander si, en les envoyant où
vous dites, nous atteindrons notre but.

 Quel but ? demanda le docteur.

 Connaîtrons-nous les parents d’Olivier ? Pourra-t-il recouvrer
l’héritage dont il a été frustré, en admettant que cette histoire
soit authentique ?

 Ah ! c’est juste ! dit M. Losberne en se rafraîchissant le front
avec son mouchoir de poche. Je n’y pensais déjà plus.

 Vous voyez ! continua M. Brownlow. Mettons cette pauvre fille
complètement de côté, si vous voulez, et supposons qu’il nous soit
possible, sans la compromettre, de traduire tous ces scélérats en
justice ; eh bien ! après, à quoi cela nous servira-t-il ?

 À en faire pendre toujours quelques-uns, selon toute
probabilité, dit le docteur, et à faire déporter les autres.

 Très bien ! répliqua M. Brownlow en souriant ; mais avec le temps
ils y réussiront bien sans nous, et, en attendant, si nous les
prévenons, il me semble que nous ferons là les don Quichotte, en
opposition directe avec nos intérêts, ou, ce qui revient au même,
avec ceux d’Olivier.

 Comment cela ? demanda le docteur.

 Il est certain que nous aurons toutes les peines du monde à
approfondir ce mystère tant que nous n’aurons pas démasqué ce
Monks. Or, nous n’y pouvons parvenir que par stratagème, et en
l’attrapant un beau jour, lorsqu’il ne sera pas au milieu de ces
gens-là. Car, supposons qu’on l’arrête, nous n’avons pas de
preuves contre lui ; il n’a même pas participé (du moins à notre
connaissance et d’après l’examen des faits) au moindre brigandage
commis par cette bande. S’il n’est pas acquitté, il est probable
qu’il sera puni tout au plus de l’emprisonnement comme vagabond,
et que, plus tard, il persistera dans son silence ; de manière
qu’il vaudrait autant pour nous qu’il fût sourd, muet, aveugle, et
même idiot.

 Eh bien ! dit vivement le docteur, j’en reviens alors à vous
demander si vous croyez raisonnablement qu’on soit lié par la
promesse faite à la jeune fille. Cette promesse, je l’avoue, a été
faite dans les meilleures et les plus loyales intentions ; mais en
réalité...

 Je vous en prie, ma chère demoiselle, dit M. Brownlow en voyant
que Rose s’apprêtait à répondre, ne discutons point là-dessus ;
votre promesse sera tenue. Je ne crois pas que cela puisse en rien
déranger nos combinaisons. Mais, avant de régler nos démarches, il
sera nécessaire de voir la jeune fille, pour savoir d’elle si elle
veut nous faire connaître ce Monks, à la condition, bien entendu,
que nous traiterons directement avec lui sans l’entremise de la
police. Dans le cas où elle ne voudrait pas ou ne pourrait pas
nous donner ces renseignements, nous lui demanderons de nous dire
quels endroits il fréquente, quel est son signalement, de façon
que nous puissions le reconnaître ; or, nous ne pourrons la voir
avant dimanche soir, et c’est aujourd’hui mardi. Je suis d’avis
que, jusque-là, nous restions complètement tranquilles, et que
nous gardions le silence là-dessus, même devant Olivier. »

Quoique ce délai de cinq grands jours fît faire la grimace à
M. Losberne, il fut forcé d’admettre qu’il n’y avait pas de
meilleur parti à prendre, et, comme Rose et Mme Maylie étaient
complètement de l’avis de M. Brownlow, la proposition de ce
dernier fut adoptée à l’unanimité.

« Je voudrais bien, dit M. Brownlow, prendre conseil de mon ami
Grimwig. C’est un homme bizarre, mais singulièrement retors, qui
pourrait nous être très utile. Je dois dire qu’il a étudié le
droit et que, s’il a quitté le barreau, c’est seulement parce
qu’il s’est dégoûté de n’avoir eu en vingt ans qu’un client et un
procès. Si c’est un titre ou non à votre recommandation, je vous
en laisse juge.

 Je n’ai pas d’objection à faire, dit le docteur, pourvu que vous
me permettiez de consulter aussi mon ami.

 Eh bien, répliqua M. Brownlow, il faut aller aux voix. Quel est-
il cet ami ?

 Le fils de madame et le vieil ami de mademoiselle, » dit le
docteur en montrant Mme Maylie et en jetant à la nièce un regard
expressif.

Rose devint pourpre, mais elle ne fit entendre aucune objection ;
peut-être avait-elle le sentiment de son impuissante minorité.
Henry Maylie et M. Grimwig furent déclarés membres du comité.

« Bien entendu, dit Mme Maylie, que nous ne bougerons pas de
Londres tant qu’il restera quelque espérance de réussir dans nos
recherches. Je n’épargnerai ni la peine ni l’argent pour atteindre
le but que nous nous proposons, et, dussions-nous rester ici un
an, je ne le regretterai pas, tant que vous m’assurerez que tout
espoir n’est pas perdu.

 Bien ! reprit M. Brownlow. Maintenant que je vois sur tous les
visages qui m’entourent l’envie de me demander d’abord pourquoi il
m’a été impossible d’éclaircir le mystère, et ensuite pourquoi
j’ai quitté si subitement le royaume, je demande à poser comme
condition qu’on ne m’adressera aucune question jusqu’au moment où
je jugerai convenable de m’expliquer en racontant ma propre
histoire. Croyez-moi, j’ai de bonnes raisons pour agir ainsi,
autrement je pourrais éveiller des espérances impossibles à
réaliser, ou augmenter les difficultés et les désappointements
déjà si nombreux. Allons ! on vient d’annoncer que le souper est
servi, et Olivier, qui est tout seul dans la chambre voisine, va
s’imaginer que nous nous sommes ennuyés de sa société et que nous
tramons quelque noir complot pour l’abandonner encore.

En disant ces mots, le vieillard offrit son bras à Mme Maylie et
la conduisit dans la salle à manger. M. Losberne les suivit avec
Rose, et la séance fut levée.

CHAPITRE XLII.
Une vieille connaissance d’Olivier donne des preuves surprenantes
de génie et devient un personnage public dans la capitale.

Le soir même où, obéissant à la voix de son coeur, Nancy, après
avoir endormi Sikes, se rendait chez Rose Maylie, deux personnes
s’avançaient vers Londres par la grande route du Nord. La suite de
notre histoire exige que nous leur accordions quelque attention.

C’étaient un homme et une femme, ou plutôt le mâle et la femelle ;
car le premier était un de ces êtres longs, efflanqués, maigres et
osseux, auxquels il est difficile de donner un âge. Quand ils sont
enfants, on les prendrait pour des hommes faits qui n’ont pas pu
prendre leur croissance, et, quand ils sont hommes, on dirait des
enfants un peu grands pour leur âge. La femme était jeune, mais
solide et robuste, à en juger par l’énorme paquet attaché sur son
dos. Son compagnon n’en avait pas si lourd à porter ; son bagage
consistait en un petit paquet enveloppé dans un mauvais mouchoir
et suspendu sur son épaule au bout d’un bâton. Grâce à ce léger
fardeau, et aussi à la longueur démesurée de ses jambes, il
prenait facilement sur sa compagne une avance de plusieurs pas,
et, se retournant de temps à autre avec un mouvement d’impatience,
il semblait lui reprocher sa lenteur et l’inviter à hâter sa
marche.

Ils suivaient ainsi la route poudreuse, sans s’occuper des objets
qui se présentaient à leur vue, et ne se dérangeaient que pour
faire place aux chaises de poste venant de la ville. Quand ils
eurent pris Highgate, le voyageur s’arrêta et cria d’un ton
brusque à sa compagne :

« Eh bien ! allons donc ! ça ne va pas ? Quelle fainéante tu fais,
Charlotte !

 C’est que j’ai une fière charge, aussi ! dit la femme en avançant
épuisée de fatigue.

 Une fière charge ! qu’est-ce que tu nous chantes ? tu n’es donc
bonne à rien ? répondit le voyageur en changeant d’épaule son petit
paquet. Quoi ! te voilà encore arrêtée... Dites-moi un peu s’il n’y
a pas de quoi perdre patience.

 Est-ce encore loin ? demanda la femme en s’appuyant contre un
banc, la figure ruisselante de sueur.

 Encore loin ? tiens ! voilà où tu en es, dit le grand efflanqué en
lui montrant du doigt une masse étendue devant lui, vois-tu là,
cette illumination ? Eh bien, c’est l’éclairage de Londres !

 Il y a encore deux bons milles au moins, dit la femme d’un air
accablé.

 Qu’il y en ait deux ou vingt, qu’est-ce que ça fait ? dit Noé
Claypole (car c’était lui). Allons ! avance, ou je t’avertis que tu
recevras un bon coup de pied. »

Comme la colère rendait encore plus rouge le nez de Noé, et que,
tout en parlant, il avait traversé la rue, prêt à exécuter sa
menace, la femme se leva sans rien dire et le suivit péniblement.

« Où penses-tu passer la nuit, Noé ? demanda-t-elle après avoir fait
une centaine de pas.

 Est-ce que je sais, répliqua l’autre, que la marche avait rendu
irascible.

 Près d’ici, j’espère, dit Charlotte.

 Non, saperlote ! non, ça n’est pas près d’ici, répondit Claypole.
Ne te mets pas ça dans la tête.

 Pourquoi ça ?

 Parce que si je dis que je ne le veux pas, ça doit suffire ; et
je n’entends pas qu’on vienne m’ennuyer de _pourquoi_ et de _parce
que_, dit M. Claypole en se redressant.

 N’y a pas besoin de se fâcher ! dit sa compagne.

 C’est ça qui serait du propre, vraiment, d’aller s’arrêter à la
première auberge en dehors de la ville ! ça fait que M. Sowerberry,
s’il nous poursuit, n’aurait qu’à mettre son vieux nez à la porte
pour nous voir fourrer dans une charrette et ramener chez lui avec
des menottes, dit Noé Claypole d’un ton goguenard. Non pas, non
pas !... je vais m’enfoncer dans les rues les plus sombres, et je
ne m’arrêterai qu’après avoir mis la main sur le trou le plus
caché que je puisse rencontrer. Quelle chance pour toi, ma chère,
que j’aie de la tête ! Si nous n’avions pas pris d’abord une autre
route pour rejoindre ensuite celle-ci à travers champs, il y a
déjà huit jours que tu serais coffrée ; je ne te dis que ça,
imbécile.

 Je sais bien que je ne suis pas aussi fine que toi, répliqua
Charlotte ; mais c’est pas une raison pour me mettre tout sur le
dos, et me dire que c’est moi qu’on aurait coffrée. Si on m’avait
coffrée, on t’aurait coffré aussi, toi, c’est sûr.

 C’est toi qui as pris l’argent de la cassette, tu le sais bien ?
fit M. Claypole.

 Je l’ai pris pour toi, Noé, répondit Charlotte.

 Est-ce que je l’ai gardé ? demanda Claypole.

 Non, tu t’es fié à moi, et tu me l’as donné à porter, comme un
bon garçon que tu es, » dit la femme en lui caressant le menton et
passant son bras sous le sien.

Claypole, en effet, avait laissé l’argent à Charlotte ; mais comme
il n’avait pas l’habitude de se fier follement et à l’aveuglette
en qui que ce fût, il faut ajouter, pour lui rendre justice, qu’en
confiant cet argent à Charlotte, il avait eu un but : il voulait,
en cas d’arrestation, qu’on trouvât sur elle le larcin, afin de
pouvoir prouver son innocence et de se ménager une porte de
derrière. Il se garda bien, comme on le pense, d’expliquer ses
intentions à ce sujet, et ils continuèrent ensemble leur chemin en
très bons termes.

Conformément à son système de prudence, Claypole alla tout d’une
traite jusqu’à Islington, à l’auberge de l’Ange. Il jugea avec
raison, en voyant cet encombrement de passants et de voitures,
qu’il commençait à être dans le vrai Londres. Ne s’arrêtant que
juste le temps qu’il fallait pour voir quelles étaient les rues
les plus populeuses, et par conséquent celles qu’il devait le plus
éviter, il traversa Saint-John’s Road et s’enfonça bientôt entre
Gray’s Inn Lane et Smithfield dans les rues tortueuses et sales,
qui font de ce quartier le plus hideux repaire qui ait jusqu’ici
défié les progrès de la civilisation dans la ville de Londres.

Noé Claypole enfila ces ruelles, traînant Charlotte derrière lui :
tantôt il s’arrêtait, les pieds dans le ruisseau, pour embrasser
d’un seul coup d’oeil la physionomie de quelque mauvais bouchon ;
tantôt il se glissait le long de la muraille, comme si la maison
lui paraissait encore trop fréquentée pour lui. Enfin, il s’arrêta
devant une taverne de plus chétive apparence et beaucoup plus
dégoûtante que toutes celles qu’il avait vues jusqu’alors. Il
traversa la rue pour bien l’examiner du côté opposé, et annonça
gracieusement à sa compagne son intention d’y passer la nuit.

« Allons ! donne-moi le paquet, dit Noé défaisant les bretelles, et
le repassant des épaules de Charlotte sur les siennes, et surtout
ne parle pas que je ne te le dise. Voyons, quel est le nom de
cette maison-là ? Aux t-r-oi-s, aux trois quoi ?

 Aux Trois Boiteux, dit Charlotte.

 Aux Trois Boiteux, répéta Noé ; très jolie enseigne, ma foi !
Allons, maintenant, suis mes talons de près, et entrons. »

Après avoir donné ces ordres, il poussa de son épaule la porte
criarde, et entra suivi de Charlotte.

Il n’y avait au comptoir qu’un petit juif, qui, appuyé sur ses
deux coudes, était en train de lire un sale journal. Il regarda
Noé fixement ; celui-ci en fit autant.

Si Noé avait porté son vêtement de garçon de charité, les grands
yeux que lui faisait le juif auraient eu un motif ; mais non : il
avait laissé de côté l’habit et la plaque ; il portait une blouse :
il n’y avait donc pas de raison apparente pour éveiller ainsi
l’attention dans une taverne.

« Est-ce ici les Trois Boiteux ? demanda Noé.

 Oui, c’est l’enseigne de la maison, répliqua le juif.

 Nous avons rencontré sur le chemin en venant de la campagne
quelqu’un qui nous a recommandé cet endroit-ci, » dit Noé, et il
fit signe de l’oeil à Charlotte, peut-être autant pour lui faire
remarquer la ruse adroite dont il était inventeur, que pour
l’avertir d’écouter tout ça sans montrer de surprise. « Nous
désirons passer la nuit ici.

 Je ne suis pas bien sûr que ça se buisse, dit Barney, qui était
garçon dans cette maison. Je vais le debander.

 Eh bien ! en attendant, dites-nous toujours où est la salle, et
servez-nous un morceau de viande froide avec un verre de bière,
hein ! »

Barney les introduisit dans une petite salle sur le derrière, et
leur servit la viande demandée ; puis, étant venu leur dire qu’on
pouvait les loger cette nuit, il laissa déjeuner l’aimable couple
en tête-à-tête.

Cette salle se trouvait derrière le comptoir et quelques pas plus
bas. Un petit rideau cachait un judas vitré pratiqué dans le mur,
à cinq pieds environ du plancher ; de manière que les gens de la
maison pouvaient, en tirant un peu le rideau, regarder ce qu’on
faisait dans la salle, sans courir le risque d’être vus, car la
lucarne se trouvait dans un angle obscur et tout près d’une grosse
poutre, derrière laquelle l’observateur se cachait facilement. Non
seulement on pouvait voir, mais encore on pouvait, en appliquant
l’oreille à la cloison, entendre fort distinctement le sujet des
conversations. Le maître de la maison tenait son oeil braqué au
carreau depuis cinq minutes, et Barney venait de rendre réponse
aux voyageurs, quand Fagin, en tournée d’affaires, entra dans la
boutique pour demander des nouvelles de quelques-uns de ses jeunes
élèves.

« Chut, dit Barney, il y a deux édrangers dans la betide chambre à
côté.

 Des étrangers ? répéta le vieillard à voix basse.

 Et fameusement gogasses, allez ! ajouta Barney. Ils arribent de
la gambagne, mais ils sont dans votre genre, ou je me drombe
bien ! »

Fagin parut recevoir ces détails avec grand intérêt. Il monta sur
un tabouret, appliqua avec précaution son oeil à la lucarne, et de
ce poste caché, il put voir M. Claypole, se servant un morceau de
boeuf froid et un verre de bière ; il mangeait et buvait à son
aise, ne donnant à Charlotte, qui les recevait sans se plaindre,
que des doses infinitésimales, suivant le système homéopathique.

 Ah ! ah ! dit tout bas le juif en regardant Barney, l’air de ce
gaillard-là me revient. Il pourrait nous être utile ; il s’entend
déjà joliment à vous mener la fille. Motus ! sois muet comme une
carpe, mon vieux, que j’entende ce qu’ils disent. »

Le juif appliqua de nouveau son oeil à la lucarne et collant son
oreille à la cloison, écouta attentivement : ses traits exprimaient
une curiosité maligne ; on l’eût pris pour un vieux sorcier.

« Aussi, désormais je veux faire le monsieur, dit Claypole en
allongeant ses jambes et en continuant une phrase dont Fagin
n’avait pas entendu le commencement. Non, au diable les cercueils,
Charlotte ! je veux faire le monsieur, et, si tu veux, toi, tu
feras la dame.

 Ça me plairait assez, Noé, répliqua Charlotte ; mais on ne trouve
pas des cassettes à vider tous les jours ni des maîtres à planter
là.

 Laissons les cassettes, dit Claypole ; il y a bien d’autres
choses à vider que des cassettes !

 Et quoi donc ? demanda sa compagne.

 Parbleu ! dit Claypole que la bière échauffait, et les poches
donc ! et les ridicules ! et les maisons ! et les malles-poste ! et
les banques !

 Mais c’est trop d’ouvrage pour toi seul, mon petit, dit
Charlotte.

 Ah ! je verrai à faire connaissance avec les amateurs, répliqua
Noé. Ils sauront bien nous employer de façon ou d’autre. À toi
seule, tu vaux cinquante femmes. Je n’ai jamais vu une créature
plus maligne et plus rusée que toi quand je te laisse faire.

 Oh ! que c’est gentil de t’entendre parler comme ça ! s’écria
Charlotte en déposant un baiser sur la laide figure de son
compagnon.

 Allons ! ça suffit ! Sois pas trop tendre, de peur de me fâcher,
dit Noé en se dégageant de son étreinte avec dignité. Je voudrais
être le chef de quelque bande, la mener un peu tambour battant et
vous surveiller ça sans qu’ils s’en doutent. Ça me conviendrait
assez, s’il y avait quelque chose à gagner. Si nous pouvions
seulement faire la connaissance de quelques messieurs de ce genre
ça vaudrait bien ce billet de vingt livres que tu as chipé,
d’autant que nous ne savons pas trop comment nous en défaire.

Après cette déclaration de son opinion, Claypole regarda dans le
pot à bière d’un air malin, secoua le contenu, fit un petit signe
d’amitié à Charlotte et avala une gorgée du liquide qui parut le
rafraîchir beaucoup. Il songeait à en avaler une autre, quand la
porte s’ouvrit subitement : un étranger entra.

Cet étranger était Fagin. Sa mine était souriante, et, en entrant,
il fit le plus gracieux salut. S’étant assis à une table voisine
des deux voyageurs, il demanda à Barney de lui servir à boire.

« Une belle soirée, monsieur ! mais un peu froide pour la saison,
dit Fagin en se frottant les mains. Vous arrivez de la campagne, à
ce que je vois, monsieur ?

 À quoi le voyez-vous ? dit Noé.

 Nous n’avons pas à Londres tant de poussière que cela, répliqua
le juif en montrant du doigt les souliers de Noé, puis ceux de sa
compagne et ensuite les deux paquets.

 Vous êtes diablement malin ! dit Noé. Ah ! ah ! entends-tu ça,
Charlotte ?

 Il faut bien l’être ici, mon cher ! dit le juif en baissant la
voix. C’est comme je vous le dis, da ! »

Le juif, en faisant cette remarque, se donna avec l’index de la
main droite une petite tape sur le nez ; Noé essaya d’imiter le
même geste ; mais, vu l’insuffisance de son nez, il ne réussit pas
complètement. Toutefois, Fagin vit dans cette tentative
l’intention d’exprimer qu’il était tout à fait de son avis, et fit
circuler très poliment la liqueur que Barney venait de lui servir.

« C’est un peu soigné, ça, dit Claypole en faisant claquer ses
lèvres.

 Mais c’est cher ! fit le juif. Celui qui veut en boire tous les
jours doit vider, sans se fatiguer, des cassettes, des poches, des
ridicules, des maisons, des malles-poste et même des banques.

À ces mots, évidemment extraits de ses propres remarques,
Claypole, les traits bouleversés et couverts d’une pâleur
mortelle, regarda avec effroi le juif et Charlotte.

« Ne craignez rien, l’ami, dit Fagin en rapprochant sa chaise de la
sienne. Ah ! ah ! c’est de la chance que ce soit moi seul qui vous
aie entendu. Oui, c’est vraiment de la chance !

 Ce n’est pas moi qui l’ai pris, balbutia Noé ; et cette fois il
n’allongeait plus ses jambes comme un gentleman indépendant, mais
il les rentrait sous sa chaise le plus possible. C’est elle qui a
pris le billet. Tu l’as encore, hein, Charlotte ?... Tu sais bien
que tu l’as.

 Peu importe qui a pris l’argent ou qui l’a gardé, l’ami !
répliqua Fagin lançant toutefois un oeil de lynx sur la jeune
fille et sur les deux paquets. Je travaille là dedans aussi et je
ne vous en aime que mieux.

 Vous travaillez dans quoi ? demanda Claypole qui reprenait un peu
d’assurance.

 Je travaille dans ce genre d’affaires, et les gens de la maison
aussi, dit Fagin. Vous avez mis le doigt sur ce qu’il vous
fallait, et vous êtes ici aussi en sûreté que possible. Il n’y a
pas d’endroit plus sûr à Londres que les Trois Boiteux,... surtout
quand je prends mes mesures pour ça... Vous me revenez, vous et la
jeune personne ; aussi, vous n’avez rien à craindre, c’est entendu ;
soyez sans inquiétude. »

Si l’esprit de Claypole fut plus à l’aise après ces paroles, son
corps ne le fut certainement pas. Le pauvre garçon se tournait, se
retournait, prenait les positions les plus étranges et regardait
tout le temps son nouvel ami d’un air de défiance et de crainte.

« J’ajouterai de plus, dit le juif après avoir rassuré Charlotte en
lui faisant de petits signes d’amitié et d’encouragement, que j’ai
un ami qui pourra, je le pense, satisfaire votre désir et vous
lancer dans le bon chemin. Vous choisirez naturellement le genre
qui vous ira le mieux pour commencer, et mon ami vous mettra au
courant des autres.

 On dirait que vous parlez sérieusement ? fit Noé.

 Pourquoi plaisanterais-je ? dit le juif en haussant les épaules.
Allons ! venez un moment dehors, que je vous parle en particulier.

 Ce n’est pas la peine de nous déranger, dit Noé en allongeant
tout doucement ses jambes. Pendant que nous causerons, elle
portera les paquets là haut. Charlotte, occupe-toi de ces
paquets. »

Cet ordre, donné avec la plus grande dignité, fut exécuté sans le
moindre murmure, et Charlotte emporta, comme elle put, les paquets
pendant que Noé tenait la porte ouverte et la regardait
s’éloigner.

« Je l’ai pas mal formée comme ça ; qu’en dites-vous, monsieur ?
demanda-t-il en reprenant sa place du ton d’un homme qui a
apprivoisé quelque bête sauvage.

 C’est parfait ! dit Fagin en lui donnant un petit coup sur
l’épaule. Vous êtes un génie, mon cher.

 Sans ça, je ne serais pas ici, dit Noé. Mais voyons, si nous
perdons notre temps, elle va revenir.

 Eh bien ! dit le juif, qu’en pensez-vous ? Si mon ami vous plaît,
pourriez-vous mieux faire que de vous associer à lui ?

 Sa partie est-elle bonne ?... Voilà le point important, dit Noé
en clignant de l’oeil.

 C’est tout à fait le haut de l’échelle... Il a des associés
nombreux et occupe des employés extrêmement distingués dans le
genre.

 Des employés citadins ? demanda Claypole.

 Pas un seul campagnard. Et je ne pense pas que, même sur ma
recommandation, il consentit à vous prendre s’il ne manquait de
collaborateurs pour l’instant, répondit le juif.

 Faudra-t-il débourser ? dit Noé en frappant sur son gousset.

 Cela ne se peut guère autrement, répliqua Fagin d’un ton bref.

 C’est que vingt livres sterling... c’est une somme !...

 Pas quand c’est un billet dont vous ne pourriez vous défaire,
reprit Fagin. Le numéro et la date sont pris, je suppose... Le
payement aura été arrêté à la banque. Ah ! il n’en donnera pas
grand’ chose. Il faudra qu’il le passe à l’étranger, car il n’en
tirerait pas pour la peine sur la place.

 Quand pourrais-je le voir ? demanda Noé d’un ton irrésolu.

 Demain matin, dit le juif.

— Où ?

 Ici.

 Hum ! fit Noé. Quels sont les gages !

 Vie de gentleman, ... la table et le logement, le tabac et
l’eau-de-vie sans frais ;... moitié de vos gains et moitié de ceux
de la jeune fille, » répondit Fagin.

Il est douteux que Noé Claypole, dont la rapacité n’était pas
petite, eût accédé à ces offres, quelque avantageuses qu’elles
fussent, s’il avait été tout à fait libre ; mais il réfléchit que,
s’il refusait, son nouvel ami pourrait fort bien le dénoncer à la
justice sur-le-champ (des choses plus surprenantes s’étaient déjà
vues) ; aussi ses traits se détendirent-ils peu à peu et il dit au
juif que l’affaire lui convenait.

« Mais, voyez-vous, ajouta-t-il, comme Charlotte abattra de la
besogne, j’aimerais assez à en avoir personnellement une un peu
facile.

 Un petit travail de fantaisie ? dit Fagin.

 Oui, quelque chose comme ça, répliqua Noé. Qu’est-ce que vous
croyez qui pourrait me convenir pour le moment ? Voyons ! quelque
chose qui ne soit pas trop fatigant ni trop dangereux : voilà ce
qu’il me faudrait.

 Je vous ai entendu dire que vous espionneriez bien les autres,
hein ? dit le juif. Mon ami a besoin d’un homme habile dans cette
partie-là.

 Oui, j’ai parlé de cela, et ça me serait égal de temps en temps,
répondit Claypole avec hésitation. Mais ça ne rapporterait rien,
ça.

 C’est vrai, dit le juif en réfléchissant ou en feignant de
réfléchir, ça ne rapporte rien.

 Que pourrais-je faire alors ? dit Noé le regardant avec
inquiétude. Des petits coups en dessous où la besogne serait
assurée et où on serait à peu près aussi tranquille que chez soi.

 Que dites-vous des vieilles dames ? demanda le juif. Il y a à
gagner avec elles, on leur arrache leurs sacs et leurs petits
paquets, on tourne le coin de la rue, et on file.

 Oui, mais ça crie joliment, et ça vous égratigne, j’en ai peur,
répliqua Noé, en secouant la tête. Il me semble que ça ne me
conviendrait pas encore. Est-ce qu’il n’y aurait pas autre chose à
faire ?

 Attendez, dit le juif, en posant sa main sur le genou de Noé. Il
y a encore les crapauds.

 Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Claypole.

 Les crapauds, mon ami, dit le juif, c’est les petits enfants qui
vont faire les commissions de leur mère qui leur donne pour ça un
schelling, ou un sixpence, et l’affaire c’est de leur enlever
l’argent. Ils le tiennent toujours à la main ; on les fait tomber
dans le ruisseau et on s’en va tranquillement, comme s’il ne
s’agissait que d’un enfant qui s’est fait mal en tombant.

 Ha ! ha ! cria Claypole, en levant ses jambes en l’air pour
témoigner sa jubilation. Dieu de Dieu ! voilà justement mon
affaire.

 Certainement, voilà votre affaire ! tenez, un endroit où on peut
faire son beurre, c’est à Camden-town, à Battle-Bridge et dans ces
environs-là ; les enfants sont toujours en commission par là ; et
vous pourrez en flanquer dans le ruisseau tant que vous voudrez,
ah ! ah ! ah ! »

Et là-dessus Fagin donna un bon coup de poing à Claypole et ils se
mirent à rire tous les deux de bon coeur.

« Eh ! bien, ça va, dit Noé un peu calmé, quand Charlotte fut
rentrée. À quelle heure demain ?

 À dix heures, cela vous convient-il ? et comme Claypole faisait
un signe de tête affirmatif, le juif ajouta : qui annoncerai-je à
mon ami ?

 M. Bolter, répliqua Noé, qui s’était attendu à cette question ;
M. Maurice Bolter ; voici Mme Bolter.

 Madame Bolter, votre humble serviteur, dit Fagin, en lui faisant
un salut grotesque. J’espère avoir l’honneur de vous connaître
mieux avant peu.

 Entends-tu ce que dit monsieur, Charlotte, dit Claypole, d’une
voix vibrante.

 Oui, mon cher Noé, reprit Mme Bolter, en lui tendant la main.

 Elle m’appelle Noé, voyez-vous, c’est un mot d’amitié, dit
M. Maurice Bolter, ci-devant Claypole, en se tournant vers le
juif. Vous comprenez la chose ?

 Oh ! oui, je comprends... parfaitement, répondit Fagin, et cette
fois il disait vrai, bonsoir, bonsoir. »

Lorsqu’ils eurent échangé une foule de bonsoirs et de compliments,
M. Fagin s’en alla. Noé Claypole, réclamant l’attention de sa
femme, lui expliqua les arrangements qu’il avait pris, d’un air de
hauteur et de supériorité qui convenait non seulement au sexe
fort, mais encore au gentleman fier du rôle important que lui
attribuait sa nouvelle dignité, en lui donnant pour fonctions
spéciales de flanquer les crapauds par terre dans la ville de
Londres et la banlieue.

CHAPITRE XLIII.
Où l’on voit le fin Matois dans une mauvaise passe.

« Ainsi, c’était vous qui étiez votre ami, n’est-ce pas ? dit
Claypole, autrement Bolter, quand en vertu du traité passé entre
eux, il se fut rendu le lendemain à la maison du juif. Par Dieu !
je m’en étais bien douté hier soir !

 Tout homme est son propre ami, mon cher, dit Fagin, de son
regard le plus insinuant. On n’en a jamais de meilleur que soi-
même !

 Excepté quelquefois pourtant, répliqua Maurice Bolter, prenant
des airs d’homme du monde, il y a des gens qui n’ont pas de plus
grands ennemis qu’eux-mêmes, vous savez.

 Ne croyez pas ça, dit le juif. Quand un homme est son ennemi,
c’est parce qu’il est beaucoup trop son ami. Ce n’est pas parce
qu’il s’occupe plus des autres que de lui-même. Plus souvent ! ça
ne se voit pas dans ce monde !

 Si ça est, ça ne devrait pas être, toujours, dit Bolter.

 Cela tombe sous le sens, reprit le juif. Quelques sorciers
prétendent que _trois_ est le nombre cabalistique, d’autres
opinent pour le nombre _sept_. Ce n’est ni l’un, ni l’autre, mon
cher, c’est le nombre _un_.

 Ah ! ah ! cria Bolter, vive le numéro un !

 Dans une petite république comme la nôtre, mon cher, dit le juif
qui jugeait nécessaire de lui donner les explications au
préalable, nous avons un numéro un qui s’applique à tout le monde,
c’est-à-dire que vous ne pouvez vous regarder comme numéro un,
sans me regarder de même et sans en faire autant pour le reste de
notre jeunesse.

 Ah diable ! fit Bolter.

 Vous comprenez, continua le juif sans prendre garde à
l’interruption, que nous sommes tellement liés, tellement unis par
nos intérêts, qu’il n’en peut être autrement. Par exemple vous,
numéro un, c’est votre intérêt de prendre garde à vous.

 Sans doute, fit Bolter, sur ce point vous avez raison.

 Eh ! bien, vous ne pouvez prendre garde à vous, numéro un, sans
prendre aussi garde à moi, numéro un.

 Numéro deux, vous voulez dire, reprit Bolter qui était un
égoïste fini.

 Non pas, répliqua le juif, je suis autant pour vous, que vous
êtes pour vous-même.

 Vraiment, dit Bolter, vous êtes un brave homme et je vous aime
beaucoup, je ne dis pas non ; mais nous ne sommes pas si liés que
ça ensemble.

 Donnez-vous seulement la peine de réfléchir, dit le juif, en
haussant les épaules et en étendant les mains. Vous avez fait une
petite chose fort gentille et qui vous a acquis mon estime ; mais
cette petite chose-là pourrait très bien vous faire mettre autour
du cou certaine cravate facile à serrer et fort difficile à
dénouer... la corde en un mot. »

Bolter porta involontairement la main à sa cravate, comme s’il la
sentait trop serrée et il fit entendre du geste plutôt que de la
parole qu’il comprenait parfaitement.

« Le gibet, mon cher, le gibet, continua Fagin, est un affreux
poteau, au bout duquel se trouve un petit piton qui a mis fin à la
carrière de plus d’un brave camarade qui travaillait sur le pavé
du roi. Or, vous tenir dans la bonne route à une distance
respectueuse de cet objet-là, c’est votre numéro un.

 Sans doute, fit Bolter ; mais pourquoi parler de tout cela ?

 Seulement pour vous faire bien comprendre ce que je veux vous
dire, dit le juif en fronçant le sourcil. Si vous vivez sans
danger, c’est à moi que vous le devrez, comme moi, pour mener à
bien nos petites affaires, c’est sur vous que je compterai. Le
premier point est votre numéro un ; le second est le mien. Plus
vous estimerez votre numéro un, plus vous soignerez le mien ; voilà
justement ce que je vous disais en commençant : c’est le numéro un
qui nous a sauvé tous, et sans lui nous périssons ensemble.

 C’est vrai, tout de même, dit Bolter d’un air pensif. Quel vieux
renard vous faites ! »

M. Fagin vit, avec plaisir, que cet hommage rendu à ses moyens,
n’était pas un compliment banal, mais l’expression de l’effet
magique que son esprit artificieux avait produit sur le nouveau
conscrit. Il sentit qu’il était de la plus haute importance de
l’entretenir dans cet état de respectueuse admiration.

Pour atteindre ce but désirable, il lui fit mousser la grandeur et
l’étendue de ses opérations commerciales, mêlant la vérité au
mensonge suivant son intérêt ; il arrangea tout cela avec tant
d’art, que le respect de M. Bolter s’accrut à vue d’oeil, respect
il faut le dire, tempéré par une crainte salutaire qui ne pouvait
manquer de servir les projets de son patron.

« C’est cette confiance mutuelle que nous avons l’un dans l’autre,
voyez-vous, qui me console des grosses pertes que je fais. Mon
bras droit, par exemple, m’a été enlevé hier matin.

 Il n’est pas mort, peut-être ! s’écria M. Bolter.

 Oh ! non, non, répliqua Fagin, ça ne va pas jusque-là, Dieu
merci !

 Je supposais que... que...

 On l’avait réclamé. En effet, c’est ce qui est arrivé, on l’a
réclamé.

 Est-ce qu’on en était pressé ? demanda M. Bolter.

 Oh ! pressé, n’est pas le mot, mais il était accusé d’avoir mis
la main dans une poche, et on a trouvé sur lui une tabatière
d’argent, et figurez-vous, mon cher, que c’était sa tabatière, sa
propre tabatière, car il prise beaucoup, c’est sa passion. On l’a
assigné pour aujourd’hui, car on croit connaître le possesseur de
cette tabatière. Ah ! celui-là, voyez-vous il valait cinquante
tabatières en or, et j’en donnerais bien ce prix-là pour le
ravoir. Je voudrais que vous l’eussiez connu !

« Ah ! mais, j’espère bien le connaître aussi ! n’est-ce pas ?

 J’en doute fort, répliqua le juif, en poussant un soupir. Si on
n’a pas de nouvelles preuves, on ne sera qu’une prévention simple,
et il nous reviendra dans six semaines ou à peu près ; sinon, ils
l’enverront au pré. Ils connaissent son talent, voyez-vous ; ils en
feront un pensionnaire à vie ni plus ni moins.

 Qu’est-ce que vous voulez dire ? au pré, pensionnaire, qu’est-ce
que c’est que tout cela ? À quoi ça vous sert-il de dire des choses
que je ne peux pas comprendre ? »

Fagin allait lui traduire ces expressions mystérieuses en langue
vulgaire, et lui apprendre que cet assemblage de mots voulait
dire : déportation à perpétuité. Mais tout à coup la conversation
fut interrompue par l’entrée de Bates qui avait les mains dont les
poches de son pantalon et une figure déconfite, qui aurait presque
donné envie de rire.

 C’est fini, Fagin, dit Charlot, après une présentation
réciproque avec Bolter.

 Que veux-tu dire ? demanda le juif, dont les lèvres tremblaient.

 On a trouvé le monsieur de la tabatière : deux ou trois témoins
de plus sont venus déposer pour lui et le matois a été enregistré
pour la traversée. Vous n’avez plus qu’à me commander des habits
de deuil et un crêpe à mon chapeau pour aller le voir avant qu’il
s’embarque. Dire que Jack Dawkins, le fin Jack, le malin des
malins, là... n’y a pas à dire... pour une mauvaise tabatière de
deux sous et demi... Je n’aurais jamais cru qu’on lui fit faire ce
voyage à moins d’une montre avec sa chaîne et ses breloques, et
encore ! oh ! pourquoi n’a-t-il pas volé la fortune d’un vieux
grippe-sou, il serait parti comme un monsieur, et non pas comme un
filou vulgaire, sans honneur et sans gloire. »

Après cette oraison funèbre si douloureuse et si pathétique sur le
sort de son ami infortuné, Bates alla s’asseoir sur une chaise, de
l’air le plus triste et le plus abattu du monde.

 Qu’est-ce que tu veux dire, toi, par sans honneur et sans
gloire, s’écria Fagin en lançant un regard de colère à son élève.
Est-ce qu’il n’était pas toujours le _preux_ chez nous ? Est-ce
qu’il y en a parmi nous qui lui aille seulement à la hauteur de la
cheville ? hein ?

 Oh ! non ! ça, pas un ! répondit Bates, dont le ton de voix
témoignait de son regret, bien sûr qu’il n’y en a pas un !

 Eh bien ! alors, qu’est-ce que tu veux dire ? répondit le juif en
colère ; qu’est-ce que tu viens nous pleurnicher ?

 C’est à cause qu’il n’est pas sur le journal, dit Bates en
s’échauffant, en dépit de son vénérable ami, et à cause que ça ne
sera pas connu, et que personne ne saura seulement la moitié de ce
qu’il vaut. Comment figurera-t-il sur le calendrier de Newgate ?
Peut-être qu’il n’y sera pas du tout, seulement ! Oh ! mon Dieu ! mon
Dieu ! en voilà un coup de battoir !

 Ha ! ha ! s’écria le juif, étendant la main et se tournant du côté
de M. Bolter avec un éclat de rire qui ébranla tout son être ;
hein ! voyez-vous comme ils sont fiers de leur profession ? Hein !
que c’est beau, ça ! »

M. Bolter, d’un signe de tête, sembla partager son enthousiasme,
et le juif, après avoir contemplé pendant quelques instants le
chagrin de Charlot Bates avec une satisfaction visible, s’approcha
de lui, et, lui tapant sur l’épaule :

 Ne te fais pas de bile comme ça, Charlot, dit-il d’un ton
consolateur ; ça se saura, va, bien sûr que ça se saura ! Tout le
monde saura que c’était un fameux drille ! Il le fera bien voir
lui-même, et ne déshonorera pas ses vieux maîtres ! et puis, à cet
âge-là ! quel honneur ! Charlot ! si jeune encore, aller déjà au pré !

 Ça, c’est vrai ; c’est un honneur, dit Charlot un peu consolé.

 Il ne manquera de rien, continua le juif ; il sera là dans son
bocal, comme un petit monsieur ; il aura sa bière tous les jours,
et son argent dans sa poche pour jouer à pile ou face, s’il ne
peut pas le dépenser.

 Vraiment, il ne manquera de rien ? s’écria Bates.

 Oh ! cela va sans dire ! je veux qu’il ait tout ce qu’il lui faut :
répliqua le juif, et d’abord nous lui aurons un avocat, Charlot ;
un qui aura de la blague, et il pourra aussi, s’il veut faire lui-
même son speech, que nous verrons avec son nom dans tous les
journaux. Le fin Matois : « Éclats de rire dans l’auditoire » ; et
puis « les jurés ont de la peine à se tenir les côtes. » Eh ! eh !
Charlot !

 Ah ! ah ! ça sera drôle tout de même ! Comme il va vous les
mystifier tous ! Hein ?

 S’il les mystifiera ! je le crois un peu, mon neveu !

 Ah çà ! ça ne manquera pas. Ils peuvent compter là-dessus, répéta
Charlot en se frottant les mains.

 Il me semble que je le vois déjà, s’écria le juif en fixant ses
yeux sur son élève.

 Et moi, donc ! Ha ! ha ! ha ! Moi aussi, je le vois d’ici, dit
Charlot Bates. C’est pourtant, ma parole d’honneur, vrai, que je
vois tout ça comme si j’y étais. Ah ! la bonne farce ! Toutes ses
vieilles perruques qui essayent d’avoir un air grave, et Jack
Dawkins qui leur parle, ma foi, tout à son aise et sans se gêner,
comme si c’était le fils du président qui fit un speech après
dîner. Ha ! ha ! ha ! »

Le fait est que le juif avait si bien échauffé l’imagination
excentrique de son jeune ami, que celui-ci, après avoir plaint
d’abord le fin Matois comme une victime du sort, le regardait
maintenant comme l’acteur principal de la pièce la plus amusante
et la plus comique, impatient de voir arriver le moment où son
vieux camarade pourrait déployer toutes ses capacités.

« Il faudrait tâcher d’avoir de ses nouvelles aujourd’hui, de façon
ou d’autre, dit Fagin. Comment faire ?

 Si j’y allais ? demanda Bates.

 Non pas ; pour tout au monde, il ne faut pas que tu y ailles !
Est-ce que tu es fou, voyons ! tu irais, grosse bête que tu es, te
fourrer juste à l’endroit où... Non, Charlot, non. C’est bien
assez d’en perdre un à la fois.

 Vous n’avez sans doute pas l’idée d’y aller, vous ? dit Charlot
en lui lançant un coup d’oeil malin.

 Ça ne ferait pas du tout l’affaire ! répondit Fagin en secouant
la tête.

 Eh bien ! alors, pourquoi n’envoyez-vous pas ce conscrit ? demanda
Bates en mettant la main sur l’épaule de Noé. Personne ne le
connaît, lui.

 Au fait, s’il le veut bien..., dit le juif.

 S’il le veut bien ? interrompit Charlot. Pourquoi ne le voudrait-
il pas ?

 Je ne sais pas, dit Fagin en se tournant vers Bolter ; je ne sais
réellement pas...

 Ah ! c’est-à-dire que vous le savez bien, répliqua Noé en
reculant vers la porte et remuant la tête d’un air inquiet. Non,
non, pas de ça ! ce n’est pas de mon département, ça ; vous le savez
bien !

 Quel département qu’il a donc pris, Fagin ? demanda Bates en
toisant le corps efflanqué de Noé des pieds à la tête d’un air de
profond dédain. Il est chargé, sans doute, de filer, quand les
choses tournent mal, et de gober sa bonne part des régalades,
quand ça va bien. C’est-y ça sa partie ?

 Ça ne vous regarde pas, répliqua Bolter. Ne prenez pas de ces
libertés-là avec vos supérieurs, moutard, ou il pourrait vous en
cuire ! »

Maître Bates partit d’un tel éclat de rire à cette terrible
menace, que Fagin fut obligé d’attendre quelque temps avant de
pouvoir s’interposer et représenter à Bolter qu’il n’y avait pas
le moindre danger à visiter le bureau de police, d’autant plus que
sa petite affaire n’était pas connue, et qu’on n’avait pas encore
son signalement. Du diable si on irait s’imaginer qu’il fût allé
là chercher un asile ! En prenant un déguisement convenable, il
serait aussi en sûreté dans le bureau de police que partout
ailleurs, puisque, de tous les endroits de la ville, celui-ci
serait le dernier où on pût supposer qu’il allât de son plein gré.

Ces représentations, et surtout la crainte que lui inspirait le
juif, persuadèrent Bolter, qui consentit à la fin d’assez mauvaise
grâce à se charger de cette expédition. D’après les conseils de
Fagin, il changea son costume pour celui d’un charretier, c’est-à-
dire qu’il prit une blouse, une culotte de velours et des guêtres
de peau, car le juif avait boutique montée. On lui donna aussi un
chapeau de feutre bien garni de bulletins des barrières de péage,
et on lui mit le fouet en main. Ainsi équipé, il devait entrer
dans le bureau de police comme un paysan venant du marché de
Covent-Garden, qui voulait satisfaire sa curiosité. Comme il était
gauche, embarrassé et maigre, Fagin n’avait pas peur qu’il ne
jouât pas son rôle dans la perfection.

Ces arrangements terminés, on lui donna tous les renseignements
qui pouvaient lui faire reconnaître le Matois ; puis maître Bates
le conduisit à travers des passages sombres et tortueux, tout près
de Bowstreet. Il lui dépeignit le lieu où se trouvait le bureau de
police et n’épargna pas les explications ; il lui dit d’aller tout
droit dans le passage, que, dans la cour, il entrerait par la
porte qui se trouvait à droite au haut des marches, et, qu’arrivé
là, il ôterait son chapeau. Après quoi, Charlot lui recommanda de
s’en aller seul et de faire vite, lui promettant de l’attendre en
cet endroit.

Noé Claypole ou Maurice Bolter, comme il plaira au lecteur, suivit
en tous points les instructions qu’il avait reçues. Grâce à Bates,
qui connaissait à fond la localité, elles étaient si exactes,
qu’il se trouva dans la salle d’audience sans avoir fait une seule
question, ni rencontré le moindre obstacle. Il se sentit bientôt
bousculé au milieu d’une foule de personnes composée
principalement de femmes ; tout ce monde-là était entassé dans une
chambre sale et dégoûtante, au fond de laquelle s’élevait une
estrade, entourée d’une grille ; là se trouvait sur la gauche et
contre le mur le banc des prévenus ; au milieu une tribune pour les
témoins, et à droite, le bureau des magistrats. Ceux-ci étaient
séparés du public par une cloison qui les dérobait aux regards ;
laissant au vulgaire le soin de deviner, s’il est possible, la
majesté cachée de la cour sur son lit de justice.

Sur le banc des accusés, il n’y avait, pour le moment, que deux
femmes : elles faisaient des signes de tête à leurs amis, qui y
répondaient d’un air aimable. Le greffier lisait une déposition à
deux officiers de police et à un homme assez simplement mis qui
avait les deux coudes sur la table. Le geôlier était debout près
de la balustrade, se tapant le nez nonchalamment avec une grosse
clef qu’il avait à la main, et ne s’arrêtant dans cet exercice que
pour rétablir le silence parmi les spectateurs, qui parlaient trop
haut, ou pour dire sévèrement à une femme : « Emportez donc votre
enfant, » lorsque la gravité des juges pouvait être compromise par
les cris d’un marmot chétif que sa mère tenait à moitié suffoqué
dans son châle. La pièce sentait le renfermé à faire mal au coeur ;
les murailles étaient sales et le plafond tout noir. Il y avait
sur le manteau de la cheminée un vieux buste enfumé, et au-dessus
du banc des prévenus, une pendule couverte de poussière : c’était
la seule chose qui parût marcher comme il faut ; car la dépravation
ou la pauvreté, ou peut-être les deux ensemble avaient pétrifié
les êtres animés renfermés dans cette enceinte, leur donnant la
même teinte de momie et le même ton d’écume graisseuse qu’aux
objets inanimés ensevelis sous cette couche d’ordure antique.

Noé chercha de tous côtés le Matois ; mais, quoiqu’il y eût là
plusieurs femmes qui auraient très bien pu passer pour la mère ou
la femme de ce charmant jeune homme, ou des hommes qui auraient pu
passer pour son père à s’y tromper, il n’y avait personne qui
répondit au signalement de M. Dawkins. Il attendit quelques
instants dans un grand embarras et dans une grande incertitude
jusqu’au moment où les femmes qui venaient d’être condamnées
quittèrent la salle en faisant leurs grands airs. Elles furent
aussitôt remplacées par un autre prévenu, qu’il reconnut du
premier coup pour être l’objet de sa visite.

C’était, en effet, Dawkins qui venait de faire tranquillement son
entrée dans la salle, ses manches d’habit retroussées comme à
l’ordinaire, sa main gauche dans son gousset et son chapeau à la
main droite. Il marchait devant le geôlier avec une tournure
impayable. Lorsqu’il eut pris place au banc des prévenus, il
demanda à haute et intelligible voix pourquoi on s’était permis de
le placer dans cette situation humiliante.

« Voulez-vous vous taire ? dit le geôlier.

 Je suis citoyen anglais, n’est-ce pas ? répondit le Matois. Où
sont mes privilèges ?

 N’ayez pas peur, vous les aurez bientôt, vos privilèges, et bien
assaisonnés encore.

 Nous verrons un peu ce que le ministre de l’intérieur répondra à
Cadet Bonbec si ça ne me les rend pas, mes privilèges. Eh bien !
voyons, de quoi qu’y s’agit ? Je vous serais bien obligé, messieurs
les juges, de dépêcher cette petite affaire et de ne pas me tenir
comme ça le bec dans l’eau, à lire votre journal. J’ai un rendez-
vous avec un monsieur dans la Cité, et comme je suis homme de
parole et très exact quand il s’agit d’affaire, il s’en ira, c’est
sûr, si je ne suis pas arrivé à l’heure ; et puis je ne vous
demanderai pas des dommages et intérêts pour le tort que vous
m’aurez fait ; non, c’est le chat ! »

En ce moment, le Matois demanda le nom des deux vieux grigous
assis sur le banc, là-bas. Ces paroles firent rire l’auditoire
d’aussi bon coeur qu’aurait pu le faire maître Bates, s’il avait
entendu la question.

« Silence donc, là ! cria le geôlier.

 De quoi s’agit-il ? demanda l’un des juges.

 D’un vol, monsieur le président.

 Ce garçon a-t-il déjà comparu devant le tribunal ?

 Il aurait dû comparaître bien des fois, reprit le geôlier. On
l’a vu dans bien d’autres endroits, si on ne l’a pas vu ici. Pour
moi, je le connais bien, allez, monsieur le président.

 Ah ! vous me connaissez, vous ? s’écria le Matois prenant note de
la parole du geôlier. C’est bon ! C’est de la calomnie, rien que
ça. »

Et l’auditoire de rire et le geôlier de crier toujours : « Silence
donc, là ! »

« Eh bien ! maintenant, où sont les témoins ? demanda le greffier.

 Ah ! c’est juste ! où sont-ils donc les témoins, que je les voie ? »

Sa curiosité fut bientôt satisfaite : en ce moment s’avança un
policeman qui avait vu le prisonnier mettre sa main dans la poche
d’un individu au milieu de la foule et en retirer un mouchoir ;
l’ayant trouvé trop vieux, il l’avait remis dans la poche du
légitime possesseur, après s’en être servi pour son usage. En
conséquence de ce fait, il avait arrêté le Matois aussitôt qu’il
s’était trouvé près de lui. En le fouillant, on le trouva nanti
d’une tabatière en argent portant sur le couvercle le nom de son
propriétaire ; celui-ci, découvert grâce à l’Almanach des vingt-
cinq mille adresses, jura à l’audience que la tabatière lui
appartenait et qu’il l’avait perdue la veille, dans la foule. Il
avait remarqué un jeune homme qui cherchait à s’échapper, et ce
jeune homme était le prisonnier qu’il avait devant lui.

« Prévenu, avez-vous quelques questions à adresser au témoin ?
demanda le président.

 Plus souvent que je m’abaisserai à engager une conversation avec
lui ! répondit le fin Matois.

 Avez-vous quelque chose à dire pour votre défense ?

 Le président vous demande si vous avez quelque chose à dire pour
votre défense, dit le geôlier en poussant du coude le Matois, qui
gardait le silence.

 Ah ! pardon ! dit le Matois semblant se réveiller ; c’est-il à moi
que vous parlez, mon garçon ?

 Je n’ai jamais vu un vagabond pareil, monsieur le président, dit
le geôlier en ricanant. N’avez-vous rien à dire, encore une fois,
blanc-bec ?

 Non, je n’ai rien à dire ici, car nous ne sommes pas dans la
boutique à la justice ; sans compter que mon avocat est en train de
déjeuner avec le vice-président de la Chambre des communes ; mais
autre part, c’est différent ! j’aurai quelque chose à dire, et lui
aussi, et nous aurons là nos amis, qui sont nombreux et très
respectables. Nous leur ferons voir, à ces bavards-là, qu’ils
auraient mieux fait de ne pas venir au monde. Pourquoi leurs
domestiques ne les ont-ils pas pendus à leurs porte-manteaux, au
lieu de les laisser venir ici pour m’ennuyer. Je...

 Reconduisez cet nomme en prison, dit le greffier ; le tribunal le
déclare en état d’arrestation.

 Allons, marchons ! dit le geôlier.

 C’est bon ! c’est bon ! on y va, reprit le fin Matois en brossant
son chapeau avec la paume de sa main. Ah ! dit-il en s’adressant
aux magistrats, ça ne vous servira de rien de faire les effrayés
comme ça... Je ne vous ferai pas grâce d’un fétu. Pas de ça ! Ah !
mes petits bijoux, je vous le ferai payer cher ; je ne voudrais pas
être à votre place pour quelque chose ; vous auriez beau tomber à
mes genoux pour me demander de m’en aller en liberté que je
refuserais. Allons ! vous, emmenez-moi en prison, et dépêchez-
vous ! »

En disant ces mots, le fin Matois se laissa appréhender au collet,
répétant avec menaces, jusqu’à ce qu’il fût entré dans la cour,
qu’il en ferait une affaire parlementaire ; il accompagna ces
paroles d’une grimace à l’adresse du geôlier, en riant aux éclats
et en se rengorgeant.

Lorsqu’il eut vu mettre le prisonnier en cellule, Noé revint au
galop à l’endroit où il avait quitté maître Bates. Après avoir
attendu quelque temps au lieu du rendez-vous, il l’aperçut au fond
d’une petite cachette où il s’était retiré, pour s’assurer de là
que personne de suspect ne suivait son nouvel ami.

Ils se hâtèrent de revenir tous les deux pour rapporter à Fagin
l’émouvante nouvelle que le Matois faisait honneur à son éducation
et qu’il était en train de fonder glorieusement sa réputation.

CHAPITRE XLIV.
Le moment vient pour Nancy de tenir la promesse qu’elle a faite à
Rose Maylie. - Elle y manque.

Quelque habituée qu’elle fût à la ruse et à la dissimulation,
Nancy ne put cacher entièrement l’effet que produisait sur son
esprit la pensée de la démarche qu’elle avait faite. Elle se
souvenait que le perfide juif et le brutal Sikes lui avaient
confié des projets qu’ils avaient cachés à tout autre, persuadés
qu’elle méritait toute leur confiance et qu’elle était à l’abri de
tout soupçon ; sans doute ces projets étaient méprisables, ceux qui
les formaient étaient des êtres infâmes, et Nancy n’avait dans le
coeur que de la haine contre le juif, qui l’avait entraînée peu à
peu dans un abîme sans issue de crimes et de misères ; et pourtant,
il y avait des instants où elle se sentait ébranlée dans sa
résolution par la crainte que ses révélations ne fissent tomber le
juif comme il le méritait dans le précipice qu’il avait si
longtemps évité, et qu’elle ne fût la cause de sa perte.

Cependant ce n’était là que l’indécision d’un esprit incapable, il
est vrai, de se détacher entièrement d’anciens compagnons,
d’anciens associés, mais capable pourtant de se fixer
attentivement sur un objet, et résolu à ne s’en laisser distraire
par aucune considération. Ses craintes pour Sikes auraient été
pour elle un motif bien plus puissant de reculer quand il en était
temps encore ; mais elle avait stipulé que son secret serait
religieusement gardé ; elle n’avait pas dit un mot qui pût
permettre de faire découvrir le brigand ; elle avait refusé, pour
l’amour de lui, d’accepter un refuge où elle eût été à l’abri du
vice et de la misère ; que pouvait-elle faire de plus ? son parti
était pris.

Bien que ses combats intérieurs aboutissent toujours à cette
conclusion, ils troublaient son esprit de plus en plus, et même
ils se trahissaient au dehors. En quelques jours elle devint pâle
et maigre ; parfois elle semblait étrangère à ce qui se passait
autour d’elle, et ne prenait aucune part aux conversations où elle
eût été auparavant la plus bruyante. Il lui arrivait de rire sans
motif, de s’agiter sans cause apparente ; puis, quelques instants
après, elle restait assise, silencieuse et abattue, la tête dans
ses mains, et l’effort qu’elle faisait pour sortir de cet état
d’abattement, indiquait mieux encore que tous les autres signes,
combien elle était mal à l’aise et combien ses pensées étaient
loin des sujets discutés par ceux qui l’entouraient.

On était arrivé au dimanche soir, et l’horloge de l’église voisine
sonnait l’heure. Sikes et le juif étaient en train de causer, mais
ils s’arrêtèrent pour écouter. La jeune fille, accroupie sur une
chaise basse, leva la tête et écouta aussi attentivement ; onze
heures sonnaient.

« Il sera minuit dans une heure, dit Sikes en levant le rideau pour
regarder dans la rue ; il fait noir comme dans un four ; voilà une
nuit qui serait bonne pour les affaires.

 Ah ! répondit le juif ; quel dommage, Guillaume mon ami, que nous
n’ayons rien à exécuter pour le moment !

 Vous avez raison une fois dans votre vie, dit brusquement Sikes,
c’est dommage, car je suis en bonnes dispositions. »

Le juif soupira et hocha la tête d’un air découragé.

« Il faudra réparer le temps perdu, dit Sikes, dès que nous aurons
mis en train quelque bonne opération.

 Voilà ce qui s’appelle parler, mon cher, répondit le juif, en se
hasardant à lui poser la main sur l’épaule ; cela me fait du bien
de vous entendre parler ainsi.

 Cela vous fait du bien ! s’écria Sikes ; tant mieux, en vérité.

 Ha ! ha ! ha ! fit le juif en riant, comme s’il était encouragé par
cette concession de Sikes ; je vous reconnais ce soir, Guillaume,
vous voilà tout à fait dans votre assiette.

 Je ne suis pas dans mon assiette quand je sens votre vieille
griffe sur mon épaule ; ainsi, à bas les pattes, dit Sikes, en
repoussant la main du juif.

 Cela vous agace les nerfs, Guillaume, il vous semble qu’on vous
pince, n’est-ce pas ? dit le juif, résolu à ne se fâcher de rien.

 Cela me fait l’effet comme si j’étais pincé par le diable,
répliqua Sikes Il n’y a jamais eu d’homme avec une mine comme la
vôtre, sauf peut-être votre père, et encore je suppose que sa
barbe rousse est grillée depuis longtemps ; à moins que vous ne
veniez tout droit du diable, sans aucune génération intermédiaire,
ce qui ne m’étonnerait pas le moins du monde. »

Fagin ne répondit rien à ce compliment ; mais il tira Sikes par la
manche, et lui montra du doigt Nancy qui avait profité de la
conversation pour mettre son chapeau, et qui se dirigeait vers la
porte.

« Hola ! Nancy, dit Sikes, où diable vas-tu si tard ?

 Pas loin d’ici.

 Qu’est-ce que c’est que cette réponse là ? dit Sikes, où vas-tu ?

 Pas loin d’ici, vous dis-je.

 Et je demande où ? reprit Sikes avec sa grosse voix ; m’entends-
tu ?

 Je ne sais où, répondit la jeune fille.

 Eh ! bien, moi, je le sais, dit Sikes, plus irrité de
l’obstination de Nancy que de son projet de sortir. Tu ne vas
nulle part, assieds-toi.

 Je ne suis pas bien, je vous l’ai déjà dit, répondit la jeune
fille. J’ai besoin de prendre l’air.

 Mets la tête à la fenêtre et prends l’air à ton aise, dit Sikes.

 Ce n’est pas assez, reprit Nancy ; il faut que j’aille respirer
dans la rue.

 Alors tu t’en passeras, » répondit Sikes ; et en même temps il se
leva, ferma la porte à double tour, retira la clef de la serrure,
et, enlevant le chapeau de Nancy, il le lança au haut d’une
vieille armoire. « Voilà, dit le brigand ; maintenant, tiens-toi
tranquille à ta place, hein ?

 Ce n’est pas un chapeau qui m’empêchera de sortir, dit la jeune
fille en devenant très pâle. Qu’as-tu, Guillaume ? sais-tu ce que
tu fais ?

 Si je sais ce que... Oh ! cria Sikes en se tournant vers Fagin,
elle n’a pas la tête à elle, voyez-vous ; autrement elle n’oserait
pas me parler ainsi.

 Vous me ferez prendre un parti extrême, murmura la jeune fille
en posant ses deux mains sur sa poitrine comme pour l’empêcher de
se soulever violemment ; laissez-moi sortir... tout de suite... à
l’instant même...

 Non ! hurla Sikes.

 Dites-lui de me laisser sortir, Fagin : il fera bien, dans son
intérêt ; m’entendez-vous ? s’écria Nancy en frappant du pied sur le
plancher.

 T’entendre ! répéta Sikes en se tournant sur sa chaise pour la
regarder en face ; si je t’entends encore une minute, je te fais
étrangler par le chien ; qu’est-ce qui te prend donc, pendarde !

 Laissez-moi sortir, » dit la jeune fille avec la plus vive
insistance ; puis s’asseyant sur le plancher, elle reprit :
« Guillaume, laisse-moi sortir ; tu ne sais pas ce que tu fais, tu
ne le sais pas, en vérité ; seulement une heure, voyons !

 Que je sois haché en mille pièces, si cette fille n’a pas la
tête sautée, dit Sikes en la prenant brusquement par le bras.
Allons, debout.

 Non, jusqu’à ce que tu me laisses sortir.

 Jamais... jamais...

 Laisse-moi sortir ! criait la jeune fille. » Sikes attendit un
moment favorable pour lui saisir tout à coup les mains, et
l’entraîna luttant et se débattant dans une petite pièce voisine,
où il s’assit sur un banc, et la fit asseoir de force sur une
chaise ; elle continua à se débattre et à implorer le brigand,
jusqu’à ce qu’elle eût entendu sonner minuit ; alors, épuisée et à
bout de forces, elle cessa d’insister plus longtemps.

Après l’avoir engagée, avec force jurements, à ne plus faire aucun
effort pour sortir ce soir-là, Sikes la laissa se remettre à
loisir et vint retrouver le juif.

« Morbleu ! dit le brigand en essuyant la sueur qui ruisselait sur
sa figure ; voilà une étrange fille !

 Vous ne vous trompez pas, Guillaume, répondit le juif d’un air
soucieux ; vous ne vous trompez pas.

 Pourquoi diable s’est-elle fourré dans la tête de sortir ce
soir ? demanda Sikes ; qu’en pensez-vous ? Voyons, vous devez la
connaître mieux que moi : qu’est-ce que cela signifie ?

 Entêtement, je suppose, entêtement de femme, mon cher, répondit
le juif en haussant les épaules.

 C’est cela, je suppose, gronda Sikes Je croyais l’avoir domptée,
mais elle est aussi mauvaise que jamais.

 Elle est pire, dit le juif avec son air soucieux. Je ne l’ai
jamais vue dans un tel état, pour si peu de chose.

 Ni moi non plus, dit Sikes ; je crois que c’est cette maudite
fièvre qu’elle aura gagnée aussi, et qui ne veut pas sortir. Ça se
pourrait bien, n’est-ce pas ?

 C’est assez probable, répondit le juif.

 Si cela lui reprend, dit Sikes, je lui ferai une petite saignée,
sans déranger le médecin. »

Le juif fit un signe de tête qui voulait dire qu’il approuvait ce
mode de traitement.

« Quand j’étais la, étendu sur le dos, elle était nuit et jour à
mon chevet ; et vous, vieux loup que vous êtes, vous ne vous êtes
pas montré une fois, dit Sikes. Nous avons été bien pauvres
pendant tout ce temps-là, et je pense que c’est là ce qui lui a
mis la tête à l’envers ; elle est restée si longtemps enfermée,
qu’il n’est pas étonnant qu’elle veuille prendre l’air, hein ?

 Sans doute, mon cher, répondit le juif à voix basse. Chut ! »

Comme il disait ces mots, la jeune fille reparut et alla s’asseoir
à la même place qu’auparavant ; ses yeux étaient rouges et gonflés.
Elle se mit à se balancer, à secouer la tête, et, un instant
après, elle partit d’un éclat de rire.

« Allons, la voilà qui passe d’un extrême à l’autre ! s’écria Sikes
en regardant son compagnon d’un air extrêmement surpris.

Le juif lui fit signe de ne pas insister davantage, et au bout de
quelques minutes, la jeune fille reprit sa contenance habituelle :
après avoir dit tout bas à Sikes qu’il n’y avait pas pour elle de
rechute à craindre, Fagin lui souhaita le bonsoir et prit son
chapeau ; il s’arrêta sur le seuil de la porte, et regardant autour
de lui, il demanda si personne ne voulait l’éclairer jusqu’au bas
de l’escalier.

« Éclaire-le, dit Sikes en bourrant sa pipe. Ce serait dommage
qu’il se cassât le cou lui-même au lieu de donner aux amateurs de
curiosités le plaisir de le voir pendre. »

Nancy suivit le vieillard jusqu’au bas de l’escalier, une
chandelle à la main. Arrivés dans le passage, celui-ci mit un
doigt sur ses lèvres, se rapprocha de la jeune fille et lui dit
tout bas :

« Qu’y a-t-il donc, Nancy, ma chère ?

 Que voulez-vous dire ? répondit-elle sur le même ton.

 La raison de tout ceci ? reprit Fagin ; s’il est si dur pour toi
(en même temps il montrait de son doigt ridé le haut de
l’escalier), car c’est une brute, Nancy, une bête brute...
pourquoi ne pas...

 Eh bien ! dit-elle comme Fagin se taisait, la bouche contre son
oreille et les yeux fixés sur les siens.

 Rien de plus pour le moment, dit le juif ; nous en reparlerons.
Tu as en moi un ami, Nancy, un ami à toute épreuve ; j’ai un moyen
tout prêt, un moyen sûr et sans danger ; si tu sens le besoin de te
venger de ceux qui te traitent comme un chien... Comme un
chien !... plus mal que son chien, car il est quelquefois de bonne
humeur avec le sien ;... adresse-toi à moi... Je te le répète,
adresse-toi à moi : il n’est pour toi qu’une connaissance d’hier,
mais tu me connais de longue date, Nancy.

 Je vous connais bien, répondit la jeune fille sans manifester la
moindre émotion. Bonsoir. »

Fagin reprit le chemin de sa demeure, tout absorbé par les pensées
qui s’agitaient dans son cerveau. Il avait conçu l’idée, non plus
seulement d’après ce qui venait de se passer, bien que cela n’eût
fait que l’y affermir, mais lentement et par degrés, que Nancy,
fatiguée de la brutalité du brigand, s’était prise d’affection
pour quelque nouvel ami ; le changement qui s’était produit dans
son humeur, ses absences répétées, son indifférence pour les
intérêts de la bande, pour lesquels elle montrait jadis tant de
zèle, et de plus, son impatient désir de sortir ce soir-là à une
heure déterminée, tout favorisait cette supposition, et même, aux
yeux du juif du moins, la changeait en certitude. Ce n’était pas
un de ses élèves qui était l’objet de ce nouveau caprice : quel
qu’il fût, ce devait être une précieuse acquisition, surtout avec
un auxiliaire de la trempe de Nancy, et il fallait absolument,
pensait Fagin, se l’attacher sur-le-champ.

Mais il y avait à résoudre une autre question plus ardue. Sikes en
savait trop long, et ses sarcasmes grossiers avaient fait au juif
des blessures qui, pour être cachées, n’en étaient pas moins
profondes. Nancy doit bien savoir, se disait Fagin, que si elle le
quitte, elle ne sera jamais à l’abri de sa fureur ; son nouvel
amant y passera, c’est chose sûre ; il sera estropié, peut-être
tué : qu’y aurait-il d’étonnant, pour peu qu’on l’y poussât, à ce
qu’elle consentit à empoisonner Sikes ? Il y a des femmes qui en
ont fait autant, et qui ont même fait pis, en pareille occurrence.
J’en aurais fini avec ce dangereux gredin, cet homme que je hais ;
un autre serait là pour le remplacer, et mon influence sur Nancy,
avec la connaissance que j’aurais de son crime, serait
irrésistible.

Ces réflexions s’étaient fait jour dans l’esprit du juif pendant
le peu de temps qu’il était resté seul dans la chambre du brigand ;
tout plein de ces pensées, il avait saisi la première occasion de
sonder les intentions de la jeune fille, et en la quittant, il lui
avait glissé, comme nous l’avons vu, quelques mots à l’oreille.
Elle n’en avait paru nullement surprise, et il était impossible
qu’elle n’en eût pas saisi la portée. Évidemment elle avait
parfaitement compris de quoi il s’agissait : le coup d’oeil qu’elle
avait lancé à Fagin en le quittant en était la preuve.

Mais peut-être hésiterait-elle à s’entendre avec lui pour faire
périr Sikes, et c’était pourtant là le principal but à atteindre.
Comment pourrai-je accroître mon influence sur elle ? se disait le
juif en regagnant sa demeure à pas de loup ; comment acquérir
encore plus d’empire sur elle ?

Un esprit comme celui de Fagin était fécond en expédients : s’il
pouvait, sans arracher directement un aveu à la jeune fille, la
faire surveiller, et découvrir la cause de son changement, puis la
menacer de tout révéler à Sikes dont elle avait si grand’peur, à
moins qu’elle ne consentit à entrer dans ses vues, ne pourrait-il
pas alors compter sur son obéissance ?

« C’est sûr, dit Fagin, presque à haute voix. Elle n’oserait plus
alors me refuser ; non, pour rien au monde ; l’affaire est bonne, le
moyen est tout trouvé et sera mis en oeuvre. Je te tiens, ma
mignonne. »

Il jeta derrière lui un regard affreux, et fit un geste menaçant
dans la direction de l’endroit où il avait laissé le brigand, puis
continua son chemin, agitant ses mains osseuses dans les poches de
sa vieille redingote, où il semblait à chaque mouvement de ses
doigts crispés, qu’il écrasait un ennemi détesté.

CHAPITRE XLV.
Fagin confie à Noé Claypole une mission secrète.

Fagin se leva de bonne heure le lendemain matin, et attendit avec
impatience l’arrivée de son nouvel associé. Celui-ci, après un
délai que le juif trouva interminable, se présenta enfin et
attaqua le déjeuner avec voracité.

« Bolter, dit le juif en avançant sa chaise et en s’asseyant en
face de Maurice Bolter.

 Eh bien ! me voici, répondit Noé ; qu’y a-t-il ? ne me demandez pas
de rien faire avant d’avoir fini de manger, il n’y a pas moyen ; il
paraît qu’ici on n’a pas seulement le temps d’avaler.

 Vous pouvez causer tout en mangeant, n’est-ce pas ? dit Fagin en
maudissant du fond du coeur la voracité de son jeune ami.

 Oh ! oui, je peux causer, je n’en fonctionnerai que mieux, dit
Noé en coupant un énorme morceau de pain. Où est Charlotte ?

 Elle est sortie, dit Fagin ; je l’ai envoyée dehors ce matin avec
l’autre jeune fille, parce que je voulais être seul avec vous.

 Eh bien ! dit Noé, vous auriez dû d’abord lui faire faire des
rôties. Continuez : cela ne me gène pas. »

Noé semblait, en effet, ne craindre aucune interruption, et il
s’était évidemment mis à table avec la ferme résolution de ne pas
perdre un coup de dent.

« Vous vous en êtes joliment tiré hier, mon cher, dit le juif ;
c’est superbe, six shillings dix pence pour le premier jour ; vous
ferez fortune dans le commerce.

 N’oubliez pas de compter les trois pots d’étain et la boite à
lait, dit M. Bolter.

 Non, non, mon cher, répondit le juif, c’était un trait de génie
que de prendre les pots d’étain, mais c’est un véritable coup de
maître que d’avoir escamoté la boîte à lait.

 Ce n’est pas mal, je pense, pour un commençant, remarqua
M. Bolter avec complaisance. J’ai pris les pots à la devanture
d’un sous-sol ; la boîte à lait pendait à la porte d’un cabaret,
j’ai pensé qu’elle pourrait se rouiller à la pluie ou attraper un
rhume, ha ! ha ! ha ! »

Le juif feignit de rire de tout son coeur, et M. Bolter, après
avoir bien ri de son côté, finit d’avaler gloutonnement sa tartine
de beurre, et se mit à en faire une seconde.

« J’ai besoin de vous, Bolter, dit Fagin en s’accoudant sur la
table, j’ai besoin de vous pour une besogne qui exige beaucoup de
soin et de précaution.

 Ah çà ! répondit Bolter, n’allez pas me faire courir des risques
ni m’envoyer encore au bureau de police ; ça ne me va pas, pas du
tout ; je ne vous dis que ça.

 Il n’y a aucun danger à courir, dit le juif, pas l’ombre d’un
danger. Il s’agit seulement de guetter une femme.

 Une vieille femme ? demanda M. Bolter.

 Une jeune femme, répondit Fagin.

 Je puis m’en acquitter fort bien, dit Bolter ; à l’école j’étais
un fameux rapporteur. Et pourquoi faut-il la guetter ? Pas pour...

 Pour rien du tout, interrompit le juif ; seulement pour me dire
où elle va, qui elle voit, et autant que possible ce qu’elle dit.
Il faudra se souvenir de la rue, si c’est une rue, ou de la
maison, si c’est une maison, et me procurer tous les
renseignements possibles.

 Combien me donnerez-vous pour la peine ? demanda Noé en posant
son verre et en regardant le juif dans le blanc des yeux.

 Si vous vous en acquittez bien, vous aurez une livre sterling,
mon cher, une grosse livre sterling, dit Fagin qui voulait
allécher Noé le plus possible. Et je n’ai jamais donné autant pour
n’importe quelle besogne où il n’y avait pas gros à gagner.

 Quelle est cette femme ? demanda Noé.

 Une de nous.

 Oh ! oh ! dit Noé en se frottant le bout du nez, vous vous défiez
d’elle, à ce qu’il paraît ?

 Elle a fait quelques nouvelles connaissances, mon cher, et il
faut que je sois au courant, répondit le juif.

 Compris, dit Noé ; c’est tout bonnement pour avoir le plaisir de
faire aussi leur connaissance, si ce sont des gens respectables,
hein ? Ha ! ha ! ha ! Je suis votre homme.

 J’en étais sûr, dit Fagin enhardi par le succès de sa
proposition.

 Sans doute, sans doute, reprit Noé. Où est-elle ? où faut-il
l’attendre ? quand faut-il me mettre en campagne ?

 Quant à cela, mon cher, je vous tiendrai au courant ; je vous la
ferai voir quand il en sera temps, dit Fagin. Tenez-vous prêt et
laissez-moi faire. »

Ce soir-là et le lendemain et le surlendemain, l’espion resta
botté et accoutré de son costume de charretier, prêt à sortir au
premier mot de Fagin. Six soirées se passèrent ainsi, six longues
et mortelles soirées, et chaque soir Fagin rentra avec un air
désappointé, et déclara sèchement que le moment n’était pas venu.
Le septième jour, il rentra plus tôt qu’à l’ordinaire, et si
content qu’il ne put dissimuler sa satisfaction ; c’était le
dimanche.

« Elle sort ce soir, dit Fagin, et pour l’affaire en question j’en
suis sûr, car elle est restée seule toute la journée, et l’homme
dont elle a peur ne rentrera guère avant le jour. Venez avec moi ;
vite. »

Noé fut debout en un clin d’oeil sans dire un mot, car l’activité
du juif l’avait gagné. Ils sortirent sans bruit de la maison,
franchirent rapidement un dédale de rues et arrivèrent enfin à la
porte d’une taverne que Noé reconnut pour être celle où il avait
couché le soir de son arrivée à Londres.

Il était onze heures passées et la porte était fermée ; le juif
siffla légèrement et elle roula doucement sur ses gonds ; ils
entrèrent sans bruit et la porte se referma derrière eux.

Fagin et le jeune juif qui leur avait ouvert, osant à peine
murmurer une parole, montrèrent du doigt à Noé une petite lucarne
et lui firent signe de grimper jusque-là et d’observer la personne
qui se trouvait dans la pièce voisine.

« Est-ce là la femme en question ? » demanda-t-il d’une voix si basse
qu’on pouvait à peine l’entendre.

Le juif fit signe que oui.

« Je ne vois pas bien sa figure, dit tout bas Noé ; elle a les yeux
fixés à terre et la chandelle est derrière elle.

 Ne bougez pas, » murmura Fagin ; il fit un signe à Barney qui
disparut et se montra bientôt dans la pièce voisine. Sous prétexte
de moucher la chandelle, il la posa devant la jeune fille à
laquelle il adressa quelques mots pour lui faire lever la tête.

« Je la vois maintenant, dit l’espion.

 La voyez-vous bien ? demanda le juif.

 Je la reconnaîtrais entre mille. »

Noé quitta la lucarne, la porte s’ouvrit et la jeune fille sortit.
Fagin fit retirer Noé derrière un vitrage garni de rideaux, et ils
retinrent leur respiration au moment où Nancy passa à quelques
pieds de leur cachette, et sortit par la porte par laquelle ils
étaient entrés.

« Psit ! fit Barney qui tenait la porte ; voici le moment. »

Noé échangea un regard avec Fagin et s’élança dehors.

« À gauche, lui dit tout bas Barney. Prenez le trottoir de l’autre
côté de la rue, et attention ! » Noé obéit, et, à la lueur du gaz,
il aperçut la jeune fille en marche à quelque distance devant lui ;
il n’avança qu’autant qu’il jugea prudent de le faire, et se tint
de l’autre côté de la rue pour mieux observer les mouvements de
Nancy. À plusieurs reprises elle regarda autour d’elle avec
inquiétude ; une fois même elle s’arrêta pour laisser passer deux
hommes qui la suivaient de près. À mesure qu’elle avançait, elle
semblait reprendre courage et marchait d’un pas plus ferme et plus
résolu. L’espion se tint toujours derrière elle, à la même
distance, et la suivit sans la quitter des yeux.

CHAPITRE XLVI.
Le rendez-vous.

Les horloges sonnaient onze heures trois quarts quand deux
personnes se montrèrent sur le pont de Londres. L’une marchait
d’un pas léger et rapide : c’était une femme qui regardait autour
d’elle d’un air empressé, comme pour découvrir quelqu’un qu’elle
attendait ; l’autre était un homme qui se glissait dans l’ombre,
réglant son pas sur celui de la femme, s’arrêtant quand elle
s’arrêtait, et s’avançant rapidement dès qu’elle reprenait sa
marche, mais sans jamais la gagner de vitesse dans l’ardeur de sa
poursuite. Ils traversèrent ainsi le pont de la rive de Middlesex
à celle de Surrey ; puis la femme revint sur ses pas d’un air
désappointé, comme si l’examen rapide qu’elle faisait des passants
eût été sans résultat : ce mouvement fut brusque, mais ne trompa
pas la vigilance de celui qui la guettait. Il se posta dans un des
petite réduits qui surmontent les piles du pont, se pencha sur le
parapet pour mieux cacher son visage, et la laissa passer sur le
trottoir opposé ; quand il se trouva à la même distance d’elle
qu’auparavant, il reprit tranquillement son allure de promeneur et
se remit à la suivre. Arrivée au milieu du pont, elle s’arrêta.
L’homme s’arrêta aussi.

La nuit était très noire. La journée avait été pluvieuse, et à
cette heure, et dans ce lieu, il y avait peu de passants : ceux qui
regagnaient en hâte leur demeure, traversaient vite sans faire
attention à cette femme ni à l’homme qui la suivait, et peut-être
même sans les voir ; il n’y avait rien là qui dût attirer
l’attention des pauvres gens de ce quartier de Londres, qui
passaient le pont par hasard pour aller chercher un gîte pour la
nuit sous une porte ou dans quelque masure abandonnée. Ils
restaient donc tous deux silencieux, sans échanger une parole avec
aucun passant.

La rivière était couverte d’un épais brouillard au travers duquel
on apercevait à peine la lueur rougeâtre des feux allumés sur les
bateaux amarrés sous le pont ; il était difficile de distinguer
dans l’obscurité les bâtiments noircis qui bordaient la Tamise. De
chaque côté, de vieux magasins entamés s’élevaient d’une masse
confuse de toits et de pignons, et semblaient se pencher sur l’eau
trop sombre pour que leur forme indécise pût s’y refléter. On
apercevait dans l’ombre la tour antique de l’église Saint-Sauveur
et la flèche de Saint-Magnus, ces séculaires gardiens du vieux
pont ; mais la forêt de mâts des navires arrêtés en aval et les
flèches des autres églises étaient presque entièrement cachées à
la vue.

La jeune fille, toujours surveillée par son espion caché, avait
arpenté le pont à plusieurs reprises quand la grosse cloche de
Saint-Paul annonça le décès d’un jour de plus.

Minuit sonnait sur la populeuse cité, pour les palais comme pour
la mansarde, pour la prison, pour l’hôpital ; pour tous enfin il
était minuit, pour ceux qui naissent et pour ceux qui meurent,
pour le cadavre glacé comme pour l’enfant tranquillement endormi
dans son berceau.

Au moment où l’heure finissait de sonner, une jeune demoiselle et
un vieux monsieur à cheveux gris descendirent d’un fiacre, à peu
de distance ; ils renvoyèrent la voiture et vinrent droit au pont.
À peine avaient-ils mis le pied sur le trottoir que la jeune fille
tressaillit et se dirigea aussitôt vers eux.

Ils s’avançaient en regardant autour d’eux de l’air de gens qui
attendent quelque chose sans avoir grande espérance de trouver ce
qu’ils attendent, quand ils furent tout à coup rejoints par la
jeune fille ; ils s’arrêtèrent en poussant un cri de surprise
qu’ils réprimèrent aussitôt, car, au même instant, un individu en
costume de paysan passa tout près d’eux et les frôla même en
passant.

« Pas ici, dit Nancy d’un air effaré ; j’ai peur de vous parler ici ;
venez là-bas, au pied de l’escalier. »

Comme elle disait ces mots et montrait du doigt la direction
qu’elle voulait prendre, le paysan tourna la tête, leur demanda
brusquement de quel droit ils occupaient tout le trottoir, et
continua son chemin.

L’escalier que désignait la jeune fille était celui qui, du côté
de la rive de Surrey et de l’église Saint-Sauveur, descend du pont
à la rivière. L’homme vêtu en paysan se dirigea vers ce lieu sans
être remarqué, et, après avoir un instant examiné les alentours,
se mit à descendre les degrés.

Cet escalier est attenant au pont et se compose de trois parties ;
juste à l’endroit où finit la seconde, le mur de gauche se termine
par un pilastre faisant face à la Tamise. En cet endroit les
marches s’élargissent, de sorte qu’une personne tournant l’angle
du mur ne peut être vue de celles qui se trouvent au dessus, n’en
fût-elle séparée que par une seule marche. Arrivé en cet endroit,
le paysan jeta un regard rapide autour de lui, et, voyant qu’il
n’y avait pas de meilleure cachette et qu’il y avait beaucoup de
place, grâce à la marée basse, il se blottit de côté, le dos
appuyé contre le pilastre, et attendit, presque certain que les
trois interlocuteurs ne descendraient pas plus bas, et que, s’il
ne pouvait entendre leur conversation, il serait toujours à même
de les suivre en toute sûreté.

Le temps lui parut si long dans cet endroit solitaire, et il était
si avide de connaître la cause d’une entrevue si différente de ce
qu’il attendait, que plus d’une fois il fut sur le point
d’abandonner la partie, et de croire que les trois personnages
s’étaient arrêtés beaucoup plus haut, ou qu’ils s’étaient dirigés
vers un endroit tout différent, pour s’y livrer à leur mystérieux
entretien. Il allait sortir de sa cachette et remonter sur le
pont, quand il entendit un bruit de pas, et presque au même
instant la voix de personnes causant tout près de lui.

Il se colla contre le mur, et respirant à peine, il écouta
attentivement.

« C’est assez comme cela, dit une voix qui était évidemment celle
du monsieur, je ne souffrirai pas que cette jeune demoiselle aille
plus loin. Bien des gens n’auraient pas eu assez de confiance en
vous pour vous suivre jusqu’ici ; mais vous voyez que je veux vous
faire plaisir.

 Me faire plaisir ! dit la jeune fille qui les conduisait ; vous
êtes bien obligeant, monsieur, en vérité ! me faire plaisir ! Bah !
ne parlons pas de cela.

 Eh bien ! dit le monsieur d’un ton plus bienveillant, dans quelle
intention pouvez-vous nous avoir amenés en un lieu si étrange ?
Pourquoi ne pas nous avoir laissés causer avec vous sur le pont,
où il fait clair, où il passe un peu de monde, au lieu de nous
amener dans cet affreux trou ?

 Je vous ai déjà dit, répondit Nancy, que j’avais peur de vous
parler là-haut. Je ne sais pas pourquoi, ajouta-t-elle en
frissonnant, mais je suis en proie ce soir à une telle terreur,
que je puis à peine me tenir debout.

 Et de quoi avez-vous peur ? demanda le monsieur, qui semblait
compatir à son état.

 Je ne saurais trop dire de quoi, répondit-elle ; je voudrais le
savoir. J’ai été toute la journée préoccupée d’horribles pensées
de mort et de linceuls sanglants ; j’avais ouvert un livre ce soir
pour passer le temps, et j’avais toujours les mêmes objets devant
les yeux.

 Effet de l’imagination, dit le monsieur en tâchant de la calmer.

 Ce n’est pas de l’imagination, répondit la jeune fille d’une
voix sourde ; je jurerais que j’ai vu le mot « cercueil » écrit à
chaque page du livre, en gros caractères noirs, et qu’on en
portait un près de moi ce soir dans la rue.

 Il n’y a rien d’étonnant à cela, dit le monsieur ; j’en ai
rencontré souvent.

 _De vrais cercueils_, répliqua-t-elle, mais pas comme celui que
j’ai vu. »

Il y avait quelque chose de si étrange dans le ton de la jeune
fille, que l’espion caché frissonna et sentit son sang se glacer
dans ses veines. Il se remit en entendant la douce voix de la
jeune demoiselle qui demandait à Nancy de se calmer, et de ne pas
laisser aller à ces affreuses pensées.

« Parlez-lui avec bonté, dit-elle au monsieur qui l’accompagnait.
La pauvre créature ! elle semble en avoir besoin.

 Vos pasteurs orgueilleux m’auraient regardé avec dédain dans
l’état où je suis ce soir, et m’auraient prêché flammes et
vengeance, dit Nancy. Oh ! chère demoiselle, pourquoi ceux qui
s’arrogent le titre d’hommes de Dieu, ne sont-ils pas, pour nous
autres malheureuses, aussi bons et aussi bienveillants que vous
l’êtes, vous qui ayant la beauté et tant de qualités qui leur
manquent, pourriez être un peu fière, au lieu de les surpasser en
humilité ?

 Ah ! oui, dit le monsieur ; le Turc, après avoir fait ses
ablutions, se tourne vers l’Orient pour dire ses prières ; de même,
ces bonnes gens, après avoir pris un maintien de circonstance,
lèvent les yeux au ciel pour l’implorer : entre le Musulman et le
Pharisien, mon choix est fait. »

Ces paroles semblaient s’adresser à la jeune demoiselle, et
étaient peut-être destinées à laisser à Nancy le temps de se
remettre. Le vieux monsieur s’adressa bientôt à cette dernière :

« Vous n’êtes pas venue ici dimanche dernier ? lui dit-il.

 Je n’ai pas pu venir, répondit Nancy : on m’a retenue de force.

 Qui donc ?

 Guillaume... celui dont j’ai déjà parlé à mademoiselle.

 Vous n’avez pas été soupçonnée, j’espère, d’être en
communication avec qui que ce soit, à propos de l’affaire qui nous
amène ici ce soir ! demanda le monsieur d’un air inquiet.

 Non, répondit la jeune fille en hochant la tête ; il ne m’est pas
très facile de sortir, à moins de dire où je vais ; je n’aurais pu
aller voir mademoiselle, si je n’avais fait prendre à Guillaume
une dose de laudanum avant de sortir.

 S’est-il réveillé avant votre retour ? demanda le monsieur.

 Non ; et ni lui, ni personne ne me soupçonne.

 Tant mieux, dit le monsieur. Maintenant, écoutez-moi.

« Je suis prête, répondit Nancy.

 Cette jeune demoiselle, dit le monsieur, m’a communiqué, ainsi
qu’à quelques amis en qui on peut avoir toute confiance, ce que
vous lui avez dit, il y a environ quinze jours. Je vous avoue que
j’ai d’abord hésité à croire que vous méritassiez confiance ; mais
maintenant je crois fermement que vous en êtes digne.

 Oui, dit vivement la jeune fille.

 J’en suis convaincu, je vous le répète. Pour vous prouver que je
suis disposé à me fier à vous, je vous avouerai, sans détour, que
nous nous proposons d’arracher par la terreur, le secret, quel
qu’il soit, de cet individu qu’on appelle Monks ; mais, ajouta le
monsieur, si nous ne pouvons mettre la main sur lui, ou si nous ne
pouvons tirer de lui ce que nous voulons, il faudra nous livrer le
juif.

 Fagin ! dit la jeune fille, en reculant d’un pas.

 Il faudra nous livrer cet homme, répéta le monsieur.

 Je ne ferai pas cela, jamais, répondit Nancy. C’est un démon !
c’est pis qu’un démon ; mais je ne ferai pas cela.

 Vous ne voulez pas ? dit le monsieur qui semblait s’attendre à
cette réponse.

 Jamais ! répartit Nancy.

 Pourquoi ?

 Pour une raison, répondit la jeune fille avec fermeté, pour une
raison que mademoiselle connaît et qu’elle admettra, je le sais,
car elle me l’a promis ; et pour une autre raison encore, c’est
que, s’il a mené une vie criminelle, la mienne ne vaut pas mieux ;
beaucoup d’entre nous ont eu la même existence, et je ne me
tournerai pas contre ceux, qui auraient pu... quelques-uns du
moins... se tourner contre moi, et qui ne l’ont pas fait, tout
pervers qu’ils sont.

 Eh bien ! se hâta de dire le monsieur, comme si c’était là où il
voulait en venir ; livrez-moi Monks, et laissez-moi en faire mon
affaire.

 Et s’il vient à dénoncer les autres ?

 Je vous promets que dans ce cas, si l’on obtient de lui la
vérité, l’affaire en restera là. Il doit y avoir dans l’histoire
du petit Olivier des circonstances qu’il serait pénible d’exposer
aux yeux du public. Pourvu que nous sachions la vérité, nous n’en
demandons pas davantage, et la liberté de personne ne sera
menacée.

 Et s’il ne veut rien dire ? observa la jeune fille.

 Alors, continua le monsieur, ce juif ne sera pas traîné en
justice sans votre consentement. Mais, dans une telle
circonstance, je pourrai faire valoir à vos yeux des raisons qui,
je pense, vous décideront à le donner.

 Mademoiselle me donne-t-elle sa parole qu’il en sera ainsi ?
demanda vivement la jeune fille.

 Oui, répondit Rose ; j’en prends l’engagement formel.

 Monks ne saura jamais comment vous avez appris tout cela ? ajouta
Nancy, après un court silence.

 Jamais, répondit le monsieur ; on s’y prendra de manière qu’il ne
puisse se douter de rien.

 J’ai souvent menti, et j’ai vécu depuis mon enfance avec des
menteurs, dit Nancy après un nouveau silence ; mais je compte sur
votre parole. »

Après avoir reçu encore une fois l’assurance qu’elle pouvait y
compter en toute sécurité, elle commença à décrire en détail le
cabaret d’où on l’avait suivie ce soir-là même ; mais elle parlait
si bas, qu’il était souvent difficile à l’espion de saisir, même
en gros, le fil de son récit ; elle s’arrêtait de temps en temps,
comme si le monsieur prenait à la hâte quelques notes sur les
renseignements qu’elle lui fournissait. Après qu’elle eut décrit
minutieusement la localité, indiqué l’endroit d’où l’on pouvait le
mieux voir sans être vu, et dit quel jour et à quelle heure Monks
avait l’habitude de s’y rendre, elle parut réfléchir quelques
instants comme pour mieux se rappeler les traits et l’extérieur de
l’homme dont elle donnait le signalement.

« Il est grand, dit-elle, assez fort, mais pas très gros ; quand il
marche, il a toujours l’air d’être aux aguets, et il regarde sans
cesse par-dessus son épaule, d’abord d’un côté, puis de l’autre.
N’oubliez pas cela, car personne n’a les yeux aussi enfoncés que
lui, et vous pourriez presque le reconnaître à ce seul signe ; il a
le teint brun, les cheveux et les yeux noirs, mais, bien qu’il
n’ait pas plus de vingt-six ou vingt-huit ans, il a l’air vieux et
cassé : ses livres portent souvent l’empreinte de ses dents, car il
a des accès furieux, et il lui arrive même de se mordre les mains
jusqu’au sang...

 Pourquoi tressaillez-vous ? dit la jeune fille, en s’arrêtant
tout court.

Le monsieur se hâta de répondre que c’était un mouvement
involontaire et la pria de continuer.

« Presque tous ces détails, dit la jeune fille, je les ai appris au
cabaret dont je vous ai parlé ; car je ne l’ai vu que deux fois, et
chaque fois il était enveloppé dans un grand manteau. Voilà, je
crois, tous les détails que je puis vous donner pour vous aider à
le reconnaître. Attendez, ajouta-t-elle, sur le cou, et assez haut
pour qu’on puisse la voir sous sa cravate, quand il tourne la
tête, il a...

 Une large marque rouge, comme une brûlure, s’écria le monsieur.

 Quoi ! dit Nancy, vous le connaissez ? »

La jeune demoiselle pousse un cri de surprise, et pendant quelques
instants ils gardèrent un tel silence que l’espion pouvait les
entendre respirer.

« Je crois que oui, dit le monsieur, d’après le signalement que
vous me donnez ; nous verrons... il y a parfois de singulières
ressemblances ; mais ce n’est peut-être pas lui. »

Il dit ces mots d’un air d’indifférence, fit un pas du côté de
l’espion caché, et celui-ci put l’entendre distinctement murmurer
ces mots : « Ce doit être lui. »

« Maintenant, jeune fille, dit-il en se rapprochant de Nancy, vous
nous avez rendu un service signalé, et je voudrais qu’il en
résultât quelque bien pour vous. En quoi puis-je vous être utile ?

 En rien, répondit Nancy.

 Ne parlez pas ainsi, dit le monsieur d’un ton de bonté qui
aurait touché un coeur plus endurci. Réfléchissez ; dites-moi ce
que je puis faire pour vous ?

 Rien, monsieur, répéta la jeune fille en pleurant ; vous ne
pouvez rien pour moi ; Il n’y a plus pour moi d’espérance.

 Vous allez trop loin, dit le monsieur ; votre passé a été
coupable ; vous avez mal employé cette énergie de la jeunesse, ces
trésors inestimables que le Créateur ne nous prodigue qu’une fois ;
mais vous pouvez espérer dans l’avenir. Je ne veux pas dire qu’il
soit en notre pouvoir de vous donner la paix du coeur et de l’âme :
vous ne l’aurez que par vos propres efforts ; mais nous pouvons
vous offrir un asile paisible en Angleterre, ou, si vous craignez
d’y rester, dans quelque pays étranger ; cela, nous pouvons le
faire, et nous avons le plus vif désir de vous mettre à l’abri de
tout danger. Avant la fin de la nuit, avant que cette rivière
s’éclaire des premières lueurs du jour, vous pouvez vous trouver
bien loin de vos anciens compagnons, sans qu’il reste de vous plus
de traces que si vous n’étiez plus au monde. Voyons, n’échangez
plus un mot avec aucun de vos anciens associés, ne rentrez pas
dans votre taudis, ne respirez plus cet air qui vous corrompt et
qui vous tue, quittez-les tous quand il en est temps encore et que
l’occasion vous est favorable.

 Elle se laissera convaincre, dit la jeune demoiselle ; elle
hésite, j’en suis sûre.

 Je crains que non, ma chère, dit le monsieur.

 Non, monsieur, je n’hésite pas, répondit Nancy après un instant
de lutte intérieure ; je suis enchaînée à mon ancienne vie ; je la
maudis, je la hais maintenant, mais je ne puis la quitter. J’ai
été trop loin pour revenir en arrière ; et pourtant je n’en sais
rien, car si vous m’aviez tenu ce langage il n’y a pas longtemps,
je vous aurais ri au nez. Mais, ajouta-t-elle en regardant avec
inquiétude autour d’elle, voici mes terreurs qui me reprennent, il
faut que je retourne chez moi.

 Chez vous ! s’écria la jeune demoiselle avec tristesse.

 Chez moi, mademoiselle, répéta Nancy, il faut que je continue à
mener l’existence que je me suis faite. Quittons-nous. Peut-être
ai-je été espionnée et vue. Laissez-moi : partez. Si je vous ai
rendu service, tout ce que je vous demande, c’est de me quitter et
de me laisser m’en aller seule.

 Je vois bien que tout est inutile, dit le monsieur avec un
soupir. Peut-être compromettons-nous sa sûreté en restant ici ;
nous l’avons retenue plus longtemps qu’elle ne s’y attendait.

 Oui, oui, dit vivement Nancy, je devrais être bien loin.

 Comment cette pauvre fille finira-t-elle ? s’écria Rose.

 Comment ? répéta Nancy ; regardez devant vous, mademoiselle ;
regardez ces flots sombres : n’avez-vous pas souvent entendu dire
que des malheureuses comme nous se jettent à l’eau sans que âme
qui vive s’en inquiète ou les regrette ? Ce sera peut-être dans des
années, peut-être dans quelques mois, mais c’est comme cela que je
finirai.

 Ne parlez pas ainsi, je vous en prie, dit la jeune demoiselle en
sanglotant.

 Vous n’en saurez rien, chère demoiselle, répondit Nancy, et Dieu
veuille que de telles horreurs n’arrivent jamais à vos oreilles !
Adieu ! adieu !... »

Le monsieur fit un pas pour s’éloigner.

« Prenez cette bourse, dit Rose ; prenez-la pour l’amour de moi,
afin d’avoir quelques ressources dans un moment de besoin ou
d’inquiétude ?

 Non, non, répondit Nancy ; je n’ai pas fait cela pour de
l’argent ; laissez-moi la satisfaction de penser que je n’ai pas
agi par intérêt, et pourtant donnez-moi quelque objet que vous
ayez porté : je voudrais avoir quelque chose... Non, non, pas une
bague... Vos gants ou votre mouchoir, quelque chose que je puisse
garder comme vous ayant appartenu, ma bonne demoiselle... C’est
cela ; merci ! Que Dieu vous bénisse ! Bonsoir ! »

Nancy était en proie à une si violente agitation et semblait
tellement craindre d’être découverte que le monsieur se décida à
la quitter comme elle le demandait ; on entendit le bruit des pas
qui s’éloignaient, et tout redevint silencieux.

La jeune demoiselle et son compagnon arrivèrent bientôt sur le
pont ; ils s’arrêtèrent au haut de l’escalier.

« Écoutez, dit Rose en prêtant l’oreille, n’a-t-elle pas appelé ?
J’ai cru entendre sa voix.

 Non, ma chère, répondit M. Brownlow en regardant tristement en
arrière ; elle n’a pas bougé ; elle attend que nous soyons
éloignés. »

Rose Maylie était navrée ; mais le vieux monsieur lui prit le bras,
le mit sous le sien et l’entraîna doucement.

Dès qu’ils eurent disparu, Nancy se laissa tomber tout de son long
sur l’une des marches de pierre, et dans son angoisse versa des
larmes amères.

Bientôt elle se releva, et d’un pas faible et chancelant gravit
les degrés pour regagner la rue. L’espion étonné resta immobile à
son poste pendant quelques minutes, et, quand il eut acquis la
certitude qu’il était tout à fait seul, il sortit de sa cachette
et remonta sur le pont en rasant la muraille comme il l’avait fait
en descendant.

Arrivé auprès de l’escalier, Noé Claypole regarda autour de lui à
plusieurs reprises pour être bien sûr qu’il n’était pas observé,
puis il partit à toutes jambes pour regagner la maison du juif.

CHAPITRE XLVII.
Conséquences fatales.

C’était environ deux heures avant l’aube du jour, à cette heure
qu’en automne on peut bien appeler le fort de la nuit, quand les
rues sont désertes et silencieuses, que le bruit même parait
sommeiller et que l’ivrogne et le débauché ont regagné leur maison
d’un pas chancelant. À cette heure de calme et de silence, le juif
veillait dans son repaire, le visage si pâle et si contracté, les
yeux si rouges et si injectés de sang qu’il ressemblait moins à un
homme qu’à un hideux fantôme échappé du tombeau et poursuivi par
un esprit malfaisant.

Il était accroupi devant son feu éteint, enveloppé dans une
vieille couverture déchirée et le visage tourné vers la chandelle
qui était posée sur la table, à côté de lui. Il portait sa main
droite à ses lèvres et, absorbé dans ses réflexions, il se mordait
les ongles et laissait voir ses gencives dégarnies de dents et
armées seulement de quelques crocs comme en aurait un chien ou un
rat.

Noé Claypole dormait profondément sur un matelas étendu sur le
plancher. Parfois le vieillard tournait un instant ses regards
vers lui, puis les ramenait vers la chandelle dont la longue mèche
brûlée attestait, ainsi que les gouttes de suif qui tombaient sur
la table, que les pensées du juif étaient occupées ailleurs.

Elles l’étaient en effet.

Mortification de voir ses plans renversés, haine contre la jeune
fille qui avait osé entrer en relation avec des étrangers,
défiance profonde de sa sincérité quand elle avait refusé de le
trahir, amer désappointement de perdre l’occasion de se venger de
Sikes, crainte d’être découvert, ruiné, peut-être pendu ; tout cela
lui donnait un accès terrible de rage furieuse ; toutes ces
réflexions se croisaient rapidement et se heurtaient dans l’esprit
de Fagin, et mille projets criminels plus noirs les uns que les
autres s’agitaient dans son coeur.

Il resta ainsi complètement immobile et sans avoir l’air de faire
la moindre attention au temps qui s’écoulait, jusqu’à ce qu’un
bruit de pas dans la rue vint frapper son oreille exercée et
attirer son attention.

« Enfin ! murmura-t-il en essuyant ses lèvres sèches et agitées par
la fièvre ; enfin ! »

Au même instant un léger coup de sonnette se fit entendre. Il
grimpa l’escalier pour aller ouvrir et revint presque aussitôt
accompagné d’un individu enveloppé jusqu’au menton et qui portait
un papier sous le bras. Celui-ci s’assit, se dépouilla de son
manteau et laissa voir les formes athlétiques du brigand Sikes.

« Tenez, dit-il en posant le paquet sur la table ; serrez cela et
tâchez d’en tirer le meilleur parti possible. J’ai eu assez de mal
à me le procurer. Il y a trois heures que je devrais être ici. »

Fagin mit la main sur le paquet, l’enferma dans l’armoire et se
rassit sans dire un mot. Mais il ne perdit pas de vue le brigand
un seul instant, et, quand ils furent assis de nouveau face à face
et tout près l’un de l’autre, il le regarda fixement. Ses lèvres
tremblaient si fort et ses traits étaient si altérés par l’émotion
à laquelle il était en proie, que le brigand recula
involontairement sa chaise et examina Fagin d’un air effrayé.

« Eh bien ! quoi ? dit Sikes ; qu’avez-vous à me regarder ainsi ?
Allons, parlez ! »

Le juif leva la main droite et agita un doigt tremblant, puis sa
fureur était telle qu’il fut hors d’état d’articuler un seul mot.

« Morbleu ! dit Sikes qui n’avait pas l’air trop rassuré, il est
devenu fou ; il faut que je prenne garde à moi.

 Non, non, dit Fagin en retrouvant la voix, ce n’est pas... ce
n’est pas vous, Guillaume ; je n’ai rien... rien du tout à vous
reprocher.

 Oh ! vraiment ! dit Sikes en le regardant d’un air sombre et en
mettant ostensiblement un pistolet dans une poche plus à sa
portée. C’est heureux, pour l’un de nous du moins. Lequel est-ce,
peu importe.

 Ce que j’ai à vous dire, Guillaume, dit le juif en rapprochant
sa chaise de celle du brigand, vous rendra encore plus furieux que
moi.

 En vérité ? répondit Sikes d’un air d’incrédulité ; parlez et
dépêchez-vous, ou Nancy me croira perdu.

 Perdu ! dit Fagin, elle s’est arrangée pour ça, n’ayez pas peur. »

Sikes regarda le juif d’un air très inquiet, et ne lisant sur ses
traits aucune explication satisfaisante, il lui mit sa grosse main
sur le collet et le secoua rudement.

« Voulez-vous parler, dit-il, ou je vous étrangle. Desserrez les
dents et dites clairement ce que vous avez à dire. Assez de
grimaces, vieux mâtin que vous êtes, finissons-en.

 Supposons, commença Fagin, que ce garçon qui est là couché... »

Sikes se tourna vers l’endroit où Noé était endormi, comme s’il ne
l’avait pas remarqué tout à l’heure. « Après ? dit-il en reprenant
sa première position.

 Supposons, continua Fagin, que ce garçon ait jasé pour nous
perdre tous ; qu’il ait cherché d’abord les gens propres à réaliser
ses vues, et qu’il ait eu avec eux un rendez-vous dans la rue pour
donner notre signalement, pour indiquer tous les signes auxquels
on pourrait nous reconnaître et les souricières où l’on pourrait
le mieux nous prendre. Supposons qu’il ait voulu faire tout cela
de son plein gré sans être arrêté, interrogé, espionné ou mis au
pain et à l’eau pour faire des aveux : mais, de son plein gré ! pour
sa propre satisfaction ! allant rôder la nuit pour rencontrer nos
ennemis déclarés et jasant avec eux ! m’entendez-vous, s’écria le
juif, dont les yeux lançaient des flammes. Supposons qu’il ait
fait tout cela, qu’arriverait-il ?

 Ce qui arriverait ! répondit Sikes avec un affreux jurement. S’il
avait vécu jusqu’à mon arrivée, je lui broierais le crâne sous les
talons ferrés de mes bottes en autant de morceaux qu’il a de
cheveux sur la tête.

 Et si _moi_ j’avais fait cela, hurla le juif, _moi_ qui en sais
si long et qui pourrais faire pendre tant de gens, sans me
compter ?

 Je ne sais, dit Sikes en grinçant des dents et en pâlissant rien
qu’à l’idée d’une telle trahison : je ferais dans la prison quelque
chose qui me ferait mettre aux fers ; et si on me mettait en
jugement en même temps que vous, je tomberais sur vous en plein
tribunal et je vous briserais le crâne devant tout le monde.
J’aurais assez de force, murmura le brigand en brandissant son
bras nerveux, j’aurais assez de force pour vous écraser la tête
comme si une lourde charrette eût passé dessus.

 Vous !

 Moi ! dit le brigand. Essayez. Et si c’était Charlot, ou le
Matois, ou Betsy, ou...

 Peu importe qui, interrompit Sikes avec colère. Celui-là, quel
qu’il soit, peut être sûr de son affaire. »

Fagin se remit à considérer fixement le brigand ; puis, lui faisant
signe de garder le silence, il se pencha vers le matelas où
dormait Noé et secoua le dormeur pour l’éveiller : Sikes, penché
aussi sur sa chaise et les mains appuyées sur les genoux,
regardait de tous ses yeux, comme s’il se demandait avec surprise
à quoi allaient aboutir ce manège et toutes ces questions.

« Bolter ! Bolter ! dit Fagin en levant la tête avec une expression
diabolique et en appuyant sur chaque parole. Le pauvre garçon ! il
est fatigué... fatigué d’avoir épié si longtemps les démarches de
cette fille... les démarches de cette fille, entendez-vous,
Guillaume ?

 Que voulez-vous dire ? » demanda Sikes en se redressant de toute
sa hauteur.

Le juif ne répondit rien, mais se pencha de nouveau vers le
dormeur et le fit asseoir sur le matelas. Après s’être fait
répéter plusieurs fois son nom d’emprunt, Noé se frotta les yeux
et regarda autour de lui en bâillant.

« Redites-moi encore tout cela, encore une fois, pour qu’il
l’entende, dit le juif en montrant du doigt le brigand.

 Redire quoi ? demanda Noé à demi endormi.

 Ce qui concerne... Nancy, dit le juif en saisissant le poignet
de Sikes, comme pour l’empêcher de s’en aller avant d’avoir tout
entendu. Vous l’avez suivie ?

 Oui.

 Jusqu’au pont de Londres ?

 Oui.

 Où elle a rencontré deux personnes ?

 En effet.

 Un monsieur et une demoiselle qu’elle avait été trouver
précédemment, de son propre mouvement : ils lui ont demandé de
livrer tous ses complices, à commencer par Monks... ce qu’elle a
fait... de donner leur signalement... elle l’a donné... de dire où
nous nous réunissions... elle l’a dit... et d’où l’on pouvait le
mieux nous guetter... elle l’a dit encore... et à quel moment nous
avions l’habitude de nous y rendre... elle l’a indiqué. Voilà ce
qu’elle a fait ; elle a conté tout cela d’un bout à l’autre, sans
qu’on lui fît une menace, sans la moindre hésitation. Est-ce vrai ?
s’écria le juif presque fou de colère.

 Parfaitement vrai, répondit Noé en se grattant la tête ; c’est
exactement comme cela que tout s’est passé.

 Et qu’ont-ils dit relativement à dimanche dernier ? demanda le
juif.

 Relativement à dimanche dernier ! répondit Noé en réfléchissant ;
je vous l’ai déjà dit.

 Redites-le ! redites-le ! s’écria Fagin écumant de rage en
étreignant d’une main le bras de Sikes, et en brandissant l’autre
en l’air comme un furieux.

 Ils lui ont demandé, dit Noé qui, mieux éveillé, semblait
commencer à comprendre qui était Sikes, ils lui ont demandé
pourquoi elle n’était pas venue le dimanche précédent comme elle
l’avait promis ; elle a répondu qu’elle n’avait pas pu...

 Et la cause, la cause ? interrompit le juif d’un air triomphant ;
contez-lui cela !

 Parce qu’elle avait été retenue de force chez elle par
Guillaume, cet homme dont elle leur avait déjà parlé précédemment,
répondit Noé.

 Et puis encore ? s’écria le juif ; qu’a-t-elle dit encore de cet
homme dont elle leur avait déjà parlé précédemment ? Contez-lui
cela ! contez-lui cela !

 Eh bien, reprit Noé, elle a dit qu’il ne lui était pas facile de
sortir à moins que cet homme ne sût où elle allait ; et que la
première fois qu’elle était sortie pour aller trouver la
demoiselle, elle... ha ! ha ! ha ! j’ai bien ri en entendant cela...
elle avait donné à cet homme une dose de laudanum.

 Mort et damnation ! s’écria Sikes en se dégageant brusquement de
l’étreinte du juif. Laissez-moi m’en aller ! »

Il repoussa loin de lui le vieillard, s’élança hors de la chambre
et escalada les degrés comme un furieux.

« Guillaume ! Guillaume ! cria le juif en courant après lui. Un mot,
un mot seulement ! »

Il n’aurait pas eu le temps d’échanger un seul mot avec le
brigand, si celui-ci ne s’était trouvé dans l’impossibilité
d’ouvrir la porte ; il était là, jurant et blasphémant quand le
juif le rejoignit tout essoufflé.

« Laissez-moi sortir, dit Sikes. Ne me parlez pas, si vous tenez à
la vie. Laissez-moi sortir, vous dis-je.

 Un mot seulement, reprit Fagin en posant sa main sur la
serrure... Ne soyez pas...

 Quoi ? dit l’autre.

 Ne soyez pas... trop violent, Guillaume, dit le juif avec des
larmes dans la voix. »

Le jour commençait à poindre, et il faisait assez clair pour que
les deux hommes pussent se voir ; ils échangèrent un rapide coup
d’oeil ; leurs yeux brillaient d’un éclat sinistre ; il n’y avait
pas à se méprendre sur leur pensée.

« J’entends par là, dit Fagin, jugeant inutile de déguiser plus
longtemps sa pensée, que vous ne devez pas être trop violent...
par prudence : de la ruse, Guillaume, et pas d’esclandre. »

Sikes ne répondit rien, mais poussant vivement la porte dès que le
juif eut tourné la clef dans la serrure, il s’élança dans la rue
déserte.

Sans s’arrêter, sans réfléchir un instant, sans tourner une seule
fois la tête à droite ou à gauche, sans lever les yeux vers le
ciel ni les baisser vers la terre, le brigand prit sa course,
l’oeil hagard et les dents si serrées qu’il en avait la mâchoire
saillante ; il ne murmura pas une parole, pas un de ses muscles ne
se détendit, jusqu’à ce qu’il eut gagné la porte de sa demeure. Il
fit tourner doucement la clef dans la serrure, monta rapidement
l’escalier, entra dans sa chambre, ferma la porte à double tour,
appuya une lourde table contre la porte et tira le rideau du lit.

La jeune fille était couchée, à demi vêtue. L’entrée de Sikes
l’avait réveillée en sursaut.

« Debout, dit l’homme.

 Est-ce toi, Guillaume ? dit-elle avec une expression de plaisir
en le voyant de retour.

 Oui, répondit-il. Debout. »

Une chandelle brûlait près du lit ; l’homme l’ôta vivement du
chandelier et la jeta dans la cheminée ; la jeune fille voyant que
le jour commençait à poindre, se leva pour tirer le rideau de la
fenêtre.

« Laisse-le, dit Sikes, en lui barrant le passage. Il fait assez
clair pour ce que j’ai à faire.

 Guillaume, dit Nancy d’une voix étouffée par la terreur,
pourquoi me regardes-tu ainsi ? »

Les narines gonflées, la poitrine haletante, le brigand la
considéra quelques instants ; puis, la saisissant par la tête et
par le cou, il la traîna jusqu’au milieu de la chambre, et, jetant
un coup d’oeil vers la porte, il lui mit sa grosse main sur la
bouche.

« Guillaume, Guillaume !... dit la jeune fille d’une voix étouffée,
en se débattant avec l’énergie que donne la crainte de la mort, je
ne crierai pas..., écoute-moi..., parle-moi..., dis-moi ce que
j’ai fait ?

 Tu le sais bien misérable ! répliqua le brigand. Tu as été
guettée cette nuit... Tout ce que tu as dit a été entendu.

 Alors épargne ma vie comme j’ai épargné la tienne, dit Nancy en
se cramponnant après lui. Guillaume, cher Guillaume, tu n’auras
pas le coeur de me tuer. Oh ! songe à tout ce que j’ai refusé cette
nuit à cause de toi ! Épargne-toi ce crime ; je ne te lâcherai pas ;
tu ne pourras pas me faire lâcher prise. Guillaume, pour l’amour
de Dieu, pour toi, pour moi, arrête, avant de verser mon sang. Sur
mon âme, je ne t’ai pas trahi. »

L’homme fit un violent effort pour dégager son bras ; mais la jeune
fille l’étreignait convulsivement, et il eut beau faire, il ne put
lui faire lâcher prise.

« Guillaume, criait-elle en s’efforçant d’appuyer sa tête sur la
poitrine du brigand, ce monsieur et cette bonne demoiselle m’ont
proposé cette nuit d’aller vivre à l’étranger et d’y finir mes
jours dans la solitude et la tranquillité. Laisse-moi les revoir
et les supplier à genoux d’avoir pour toi la même bonté ; nous
quitterons cet affreux séjour ; nous irons bien loin, chacun de
notre côté, mener une vie meilleure, et oublier, sauf dans nos
prières, la vie que nous avons menée jusqu’ici : après cela, nous
ne nous reverrons jamais. Il n’est jamais trop tard pour se
repentir ; ils me l’ont dit... Je sais bien maintenant qu’ils
disaient vrai ; mais il nous faut du temps, un peu de temps !

Le brigand dégagea un de ses bras et saisit son pistolet. La
pensée qu’il serait immédiatement découvert s’il faisait feu, lui
traversa l’esprit malgré l’accès de rage auquel il était en proie.
Il frappa deux fois de toute sa force, avec la crosse du pistolet,
la tête de la jeune fille qui touchait presque la sienne.

Elle chancela et tomba, aveuglée par les flots de sang qui
jaillissaient de son front ; puis, parvenant avec peine à se
soulever sur les genoux, elle tira de son sein un mouchoir blanc,
 celui que lui avait donné Rose Maylie, - et l’élevant à mains
jointes vers le ciel, aussi haut que ses forces défaillantes le
lui permettaient, elle murmura une prière pour implorer la pitié
du Créateur.

C’était un affreux spectacle. L’assassin gagna la muraille d’un
pas chancelant ; puis, mettant sa main sur ses yeux, il se saisit
d’un lourd gourdin et acheva sa victime.

CHAPITRE XLVIII.
Fuite de Sikes.

De toutes les actions coupables qui, à la faveur des ténèbres,
avaient été commises dans la vaste enceinte de Londres, depuis que
la nuit l’avait jamais enveloppée, celle-ci était la plus
criminelle. De toutes les horreurs qui allaient empester de leur
odeur infecte l’air pur du matin, celle-ci était la plus lâche et
la plus odieuse.

Le soleil brillant qui ne ramène pas seulement avec lui la
lumière, mais qui rend l’homme à la vie et à l’espérance, le
soleil se levait radieux sur la populeuse cité ; ses rayons
tombaient également sur les vitraux richement colorés et sur les
misérables vitres de la mansarde, sur le dôme des cathédrales et
sur les masures en ruines. Il éclairait la chambre où gisait la
femme assassinée ; il l’éclairait en dépit des efforts du brigand
pour empêcher ses rayons d’y pénétrer : ils y pénétraient à
torrent. Si ce spectacle était affreux dans le crépuscule du
matin, qu’était-ce maintenant au milieu de cette éclatante
lumière !

Sikes n’avait pas changé de place : il avait eu peur de se sauver ;
sa victime avait poussé un gémissement plaintif et remué la main.
Alors, avec une rage que la terreur augmentait encore. Il avait
frappé à coups redoublés. Un instant il avait jeté une couverture
sur le cadavre ; mais se représenter les yeux de la victime,
s’imaginer qu’ils se tournaient vers lui, était encore plus
insupportable que de les voir fixés, immobiles, pour regarder la
mare de sang qui tremblait et dansait au soleil, sur le plancher,
et il avait retiré la couverture. Le corps était là gisant ; un
corps, rien de plus, de la chair et du sang : mais quelle chair et
que de sang !

Il battit le briquet, alluma du feu et y jeta le gourdin. Des
cheveux de femme étaient restés collés à l’extrémité ; ils
s’enflammèrent en pétillant et produisirent quelques légères
étincelles que le courant d’air entraîna rapidement dans la
cheminée. Cela seul le remplit d’effroi, tout barbare qu’il était.
Il continua pourtant à tenir le gourdin, jusqu’à ce que le feu
l’eût réduit en plusieurs morceaux ; il les réunit sur les charbons
pour les consumer entièrement et les réduire en cendres. Il se
lava les mains et frotta ses vêtements ; il y avait des taches
qu’il ne put faire disparaître ; il coupa les endroits tachés et
les jeta au feu. Toute la chambre était teinte de sang : les pattes
même du chien en étaient pleines.

Pendant tout ce temps, il n’avait pas un instant tourné le dos au
cadavre. Après avoir terminé ses préparatifs, il gagna la porte à
reculons, tirant le chien après lui. Il la ferma doucement, tourna
deux fois la clef dans la serrure, la retira et sortit de la
maison.

Il traversa la rue et jeta un regard vers la fenêtre, pour
s’assurer qu’on ne pouvait rien voir du dehors. Le rideau était
toujours baissé, le rideau que Nancy avait voulu tirer pour
laisser pénétrer ce jour qu’elle ne devait plus revoir. Elle était
gisante tout près de la fenêtre : l’assassin le savait. Dieu ! comme
le soleil dardait ses rayons dans cet endroit !

Sikes ne jeta sur la fenêtre qu’un coup d’oeil rapide ; il se
sentit soulagé en pensant qu’il avait pu sortir sans être vu. Il
siffla son chien et s’éloigna rapidement.

Il traversa Islington et gravit la colline de Highgate, où se
trouve le monument en l’honneur de Whittington ; mais il marchait à
l’aventure et sans savoir où il irait. Il prit à droite, suivit un
sentier à travers champs, longea Caen-Wood, arriva à la bruyère de
Hampstead, franchit la vallée au Val-de-Santé, puis gravit la
pente opposée, et, traversant la route qui unit les villages de
Hampstead et de Highgate, il gagna les champs de North-End, et se
coucha le long d’une haie.

Il s’endormit ; mais bientôt il fut debout de nouveau et se remit à
marcher, non plus du côté de la campagne, mais dans la direction
de Londres, en suivant la grande route ; puis il revint encore sur
ses pas, refit le même trajet qu’il venait de faire, et arpenta
les champs en tout sens, tantôt se couchant au bord des fossés
pour se reposer, tantôt se remettant à errer à l’aventure.

Où trouver un endroit assez rapproché et pas trop fréquenté pour
s’y procurer quelque nourriture ? S’il allait à Hendon ? L’endroit
semblait propice, étant à peu de distance et assez à l’écart. Il
se dirigea de ce côté, tantôt courant, tantôt, par une étrange
contradiction, marchant comme une tortue, où s’arrêtant tout à
fait, et battant négligemment les buissons avec sa canne. Mais à
Hendon, il lui sembla que tous les gens qu’il rencontrait, et
jusqu’aux enfants qui se tenaient sur les portes, le regardaient
d’un air de soupçon ; il revint sur ses pas, sans avoir le courage
de demander une goutte d’eau ou un morceau de pain, quoiqu’il fût
à jeun depuis la veille ; il reprit la route de Hampstead sans
savoir où se diriger.

Il erra ainsi sans s’arrêter, et revint à son point de départ. La
matinée, l’après-midi, s’étaient écoulées ; le jour allait décliner
et il était toujours là, allant à droite, à gauche, en avant, en
arrière, et revenant toujours au même endroit. Enfin il s’éloigna
et se dirigea vers Hatfield.

À neuf heures du soir, il était à bout de forces, et son chien,
harassé d’une course si extraordinaire, cheminait derrière lui en
boitant. Sikes descendit la colline, près de l’église du village
silencieux, et, se traînant le long d’une rue étroite, se glissa
dans un petit cabaret où il apercevait un peu de lumière. Quelques
paysans en train de boire étaient assis autour du foyer ; ils
firent place au nouveau venu : mais il alla s’asseoir au fond de la
salle pour y boire et manger seul, ou plutôt avec son chien,
auquel il jetait de temps à autre quelques bouchées de pain.

Les paysans réunis en ce lieu s’entretenaient des terres et des
fermiers des environs. Quand ce sujet fut épuisé, ils se mirent à
parler de l’âge auquel était parvenu un vieillard qu’on avait
enterré le dimanche précédent. Les jeunes gens trouvaient qu’il
était mort très vieux, tandis que les vieillards présents
soutenaient qu’il était encore bien jeune. « Il n’était pas plus
âgé que moi, dit un vieux grand-père à la tête blanchie, et il
avait encore dix ou quinze ans au moins à vivre... s’il avait pris
des précautions... »

Il n’y avait rien dans tout cela qui pût attirer l’attention ou
éveiller les craintes de Sikes. Il paya son écot et resta
silencieux et inaperçu dans son coin ; il allait s’endormir
profondément, quand il fut tiré de son demi-sommeil par l’arrivée
d’un nouveau venu.

C’était un vieux routier, à la fois colporteur et charlatan, qui
parcourait à pied les campagnes pour vendre des pierres à
repasser, des cuirs à rasoir, des rasoirs, des savonnettes, du
cirage pour les harnais, des drogues pour les chiens et les
chevaux, de la parfumerie commune, du cosmétique et autres
articles semblables, contenus dans une balle qu’il portait sur son
dos. Son entrée fut saluée par les paysans de mille plaisanteries
qui ne tarirent pas jusqu’à ce qu’il eût fini de souper. Alors il
eut l’idée ingénieuse d’unir l’utile à l’agréable, et déballa sa
pacotille pour tenter les chalands.

« Qu’est-ce que c’est que ça, Henry ? est-ce bon à manger ? demanda
un plaisant de village en montrant du doigt des tablettes de savon
posées dans un coin.

 Ça ? dit le colporteur, en en prenant une qu’il montra à toute
l’assistance, c’est une composition infaillible et inappréciable
pour enlever toutes les taches ; taches de rouille, taches de boue,
taches d’humidité, taches de toute sorte, petites ou grandes, sur
la soie, le satin, la batiste, la toile, le drap, le crêpe, les
tapis, le mérinos, la mousseline, et tous les tissus possibles ;
taches de vin, taches de fruits, taches de bière, taches d’eau,
taches de peinture, taches de poix, taches quelconques,
disparaissent à l’instant à l’aide de cette infaillible et
inappréciable composition. Une dame a-t-elle une tache à son
honneur ? elle n’a qu’à avaler une de ces tablettes, et elle est
guérie pour toujours... car c’est du poison. Un monsieur, a-t-il
besoin de fournir une preuve du sien, il n’a qu’à en prendre une
tablette, et son honneur est pour toujours hors de question... Le
résultat est tout aussi satisfaisant qu’avec une balle de
pistolet, et, comme la saveur en est bien plus désagréable, il y a
d’autant plus d’honneur à s’en servir... Un penny la tablette !...
Tout ça pour la bagatelle d’un penny ! »

Deux acheteurs se présentèrent aussitôt ; le reste de l’auditoire
hésitait ; ce que voyant, le vendeur redoubla de loquacité.

« On ne peut suffire à en fabriquer assez, dit-il ; c’est enlevé à
l’instant. Quatorze moulins, six machines à vapeur et une pile
électrique, marchent sans s’arrêter, et ça ne suffit pas. Les
ouvriers travaillent si fort qu’ils en crèvent, et leurs veuves
reçoivent une pension annuelle de vingt livres sterling par
enfant, avec une prime de cinquante livres pour deux jumeaux. Un
penny la tablette !... ou un penny, si vous voulez...c’est tout
comme ; ou quatre pièces de deux liards, ça m’est égal. Un penny la
tablette ! Taches de vin, taches de fruits, taches de bière, taches
d’eau, taches de peinture, taches de poix, taches de boue, taches
de sang... Voici une tache au chapeau de quelqu’un de la société ;
je vais la faire disparaître avant qu’il ait eu le temps de me
faire servir une pinte de bière.

 Holà ! s’écria Sikes en tressaillant. Rendez-moi mon chapeau...

 Je vais vous le nettoyer, monsieur, répondit le colporteur en
faisant signe de l’oeil à la société, avant que vous ayez le temps
de traverser la salle pour le reprendre. Observez bien, messieurs,
cette tache noire sur le chapeau de monsieur : que ce soit une
tache de vin, une tache de fruit, une tache de bière, une tache
d’eau, une tache de peinture, une tache de poix, une tache de
houe, ou une tache de sang... »

Il ne put continuer : car Sikes, en proférant d’affreuses
imprécations, renversa la table, lui arracha le chapeau des mains,
et s’élança hors du cabaret.

De nouveau en proie à l’irrésolution qui l’avait tourmenté, malgré
lui, toute la journée, le meurtrier, voyant qu’il n’était pas
suivi et que probablement on l’avait pris pour un ivrogne de
mauvaise humeur, reprit le chemin de Londres ; il évita la lueur
des lanternes d’une diligence arrêtée dans la rue, et il
poursuivait sa route, quand il s’aperçut que c’était la malle
venant de Londres et qu’elle était arrêtée à la porte du bureau de
poste. Il était presque sûr de ce qui allait se passer, mais il
s’arrêta pour écouter.

Le courrier était devant la porte, attendait le sac aux dépêches ;
survint un individu en costume de garde-chasse, auquel il remit un
panier déposé sur le trottoir.

« Voici pour chez vous, dit le courrier. Ah ça ! avez-vous bientôt
fini, là dedans ? Déjà, avant-hier, vos maudites dépêches n’étaient
pas prêtes ; ça ne peut pas aller comme ça, entendez-vous ?

 Quoi de nouveau en ville, Benjamin ? demanda le garde-chasse en
regardant les chevaux avec admiration.

 Rien que je sache, répondit l’autre en mettant ses gants. Le blé
est un peu en hausse. J’ai aussi entendu parler d’un assassinat du
coté de Spitalflelds, mais je n’y crois guère.

 Oh ! ce n’est que trop vrai, dit un voyageur en mettant la tête à
la portière ; c’est un affreux assassinat.

 En vérité, monsieur ? reprit le courrier en mettant la main à son
chapeau. Est-ce un homme ou une femme ?

 C’est une femme, répondit le voyageur ; on suppose que...

 Allons, allons, Benjamin ! s’écria le postillon avec impatience.

 Les maudites dépêches ! dit le courrier. Ah ça ! dormez-vous, là
dedans ?

 On y va, dit le directeur du bureau en apportant les lettres.

 On y va, on y va ! grommela le courrier... c’est comme la jeune
millionnaire qui doit un jour avoir un caprice pour moi ; mais
quand ? je n’en sais rien. Allons, donnez vite !... En route ! »

Il sonna du cor et la voiture partit.

Sikes resta immobile dans la rue, indifférent, en apparence, à ce
qu’il venait d’entendre, et sans autre préoccupation que celle de
savoir où aller. À la fin il revint encore une fois sur ses pas,
et prit la route qui mène de Hatfield à Saint-Albans. Il marchait
d’un pas résolu ; mais quand il eut laissé Londres derrière lui et
qu’il se fut enfoncé de plus en plus dans la solitude et les
ténèbres de la route, il se sentit gagné par un sentiment de
terreur et d’épouvante qui l’ébranla jusqu’au fond du coeur.
Autour de lui tous les objets, réels ou imaginaires, immobiles ou
agités, prenaient une apparence formidable ; mais ces craintes
n’étaient rien au prix de ce que lui faisait éprouver le souvenir
incessant de cet affreux cadavre du matin qu’il croyait sentir sur
ses talons. Il pouvait distinguer, jusque dans les moindres
détails, ses formes au milieu de l’ombre ; il le voyait s’avancer
d’un air sinistre et solennel ; il entendait le frôlement des
vêtements de sa victime contre les buissons, et chaque souffle du
vent apportait à son oreille le son de ce cri, suprême et étouffé ;
s’il s’arrêtait, le fantôme s’arrêtait aussi ; s’il courait, le
fantôme le suivait, non pas en courant : ç’aurait été une
consolation ; mais non, c’était comme un cadavre encore doué du
simple mécanisme de la vie, emporté tout droit sur quelque vent
funèbre qui rasait le sol.

Parfois il se retournait avec l’énergie du désespoir, résolu à
éloigner de force le fantôme, qu’il savait pourtant bien être
privé de vie ; mais alors ses cheveux se dressaient sur sa tête et
son sang se glaçait dans ses veines ; le fantôme avait suivi son
mouvement et se tenait toujours derrière lui ; ce cadavre qu’il
n’avait pas perdu de vue un instant, le matin, il l’avait
maintenant à ses trousses, et sans relâche. Il s’adossa à un
talus, le long de la route ; le fantôme se posta au-dessus de lui,
et il le voyait parfaitement, malgré les ténèbres ; il se jeta à
terre, se coucha sur le dos ; le fantôme se tint près de sa tête,
tout droit, silencieux et immobile, semblable à une pierre
sépulcrale avec l’épitaphe tracée en lettres de sang.

Qu’on ose parler après cela des assassins qui échappent à la
justice ! Qu’on vienne nous dire qu’il faut que la Providence
sommeille ! Une seule longue minute passée dans ce paroxysme de
terreur ne valait-elle pas mille morts violentes ?

Dans un champ, près de la route, il y avait un hangar qui lui
offrit un abri pour la nuit. Devant la porte étaient plantés trois
grands peupliers dont le vent agitait les branches avec un
sifflement sinistre. Le brigand était hors d’état de continuer sa
route avant le retour du jour ; il se blottit contre le mur... Mais
là de nouvelles tortures l’attendaient.

Il eut une vision aussi obstinée et plus terrible que celle à
laquelle il venait de se soustraire : ces yeux hagards et ternes,
que le matin il avait préféré regarder plutôt que de se les
figurer cachés sous la couverture, ses deux yeux lui apparurent au
milieu des ténèbres ; ils brillaient, mais ne répandaient autour
d’eux aucune clarté ; il n’y en avait que deux, et ils étaient
partout. Si lui-même fermait les yeux, il voyait par la pensée la
chambre de la victime avec les moindres objets qu’elle renfermait,
et chacun d’eux à sa place accoutumée. Le cadavre aussi était à sa
place, et les yeux étaient tels qu’il les avait vus en quittant la
chambre. Il se leva et s’élança dans les champs : l’apparition l’y
suivit ; il revint sous le hangar et se tapit de nouveau contre le
mur : avant qu’il eût eu le temps de s’étendre à terre, les deux
yeux étaient déjà là devant lui.

Il resta ainsi en proie à une terreur inexprimable, tremblant de
tous ses membres, une sueur froide s’échappant de tous ses pores.
Tout à coup un tumulte lointain domina le bruit du vent et l’on
entendit des cris de désespoir et des exclamations de surprise ; il
trouva quelque soulagement à entendre des voix humaines dans ce
lieu solitaire, bien que ce fut pour lui une cause sérieuse
d’alarme. Il retrouva ses forces et son énergie en présence d’un
danger personnel, et, se levant précipitamment, il s’élança hors
du hangar.

Tout le ciel paraissait en feu ; des tourbillons de flammes
s’élevaient dans l’air et, lançant une pluie d’étincelles,
éclairaient l’atmosphère à plusieurs milles à la ronde, et
chassaient des nuages de fumée dans la direction du lieu où il se
trouvait. Les cris devinrent plus perçants à mesure qu’ils étaient
poussés par plus de bouches, et il put entendre celui de : « Au
feu ! » mêlé aux tintements du tocsin, à la chute bruyante des
poutres et des toitures, au craquement des flammes quand elles
s’enroulaient autour de quelque obstacle, et qu’elles s’élançaient
ensuite avec une nouvelle force pour continuer leurs ravages. Le
bruit augmentait de plus en plus ; il y avait foule autour de
l’incendie, des hommes, des femmes, tous en mouvement. Ce fut pour
lui comme une nouvelle vie. Il s’élança tête baissée dans la
direction du feu, se frayant un passage au milieu des ronces et
des épines, et escaladant comme un fou les haies et les clôtures,
tandis que son chien courait devant lui en aboyant de toutes ses
forces.

Il arriva bientôt sur le théâtre du sinistre, au milieu de gens à
demi vêtus, courant çà et là, les uns s’efforçant de tirer hors
des écuries les chevaux terrifiés, d’autres faisant sortir les
bestiaux des cours et des étables, d’autres enfin arrivant chargés
d’objets qu’ils avaient arrachés à l’incendie en bravant une pluie
d’étincelles et la chute des poutres enflammées. Par toutes les
ouvertures qui, une heure auparavant, étaient des portes et des
fenêtres, s’échappaient des torrents de flammes ; les murs
s’écroulaient au milieu de la fournaise ; le plomb et le fer se
fondaient et coulaient en longs ruisseaux. Les femmes et les
enfants poussaient des cris affreux ; les hommes s’encourageaient
les uns les autres par de bruyantes exclamations ; le bruit des
pompes et le sifflement de l’eau tombant sur le bois embrasé se
joignaient à ces sons discordants. L’assassin cria au feu, comme
les autres, de toute la force de ses poumons, et, oubliant un
instant sa position, se jeta au plus fort du tumulte.

Il passa la nuit, tantôt travaillant aux pompes, tantôt s’élançant
au travers des flammes et de la fumée, se montrant toujours là où
il y avait le plus de bruit et le plus de monde. On le voyait en
haut et en bas des échelles, sur les toits, sur des planchers qui
menaçaient ruine et tremblaient sous son poids, exposé à la chute
des briques et des pierres ; il était partout, mais toujours
invulnérable ; il n’eut ni une contusion ni une égratignure ; enfin
l’aube du jour parut, et il ne resta plus que de la fumée et des
ruines noircies.

Après ces moments d’agitation fiévreuse, l’affreuse pensée de son
crime lui revint à l’esprit avec encore plus de force. Il
regardait autour de lui avec inquiétude : car il voyait des hommes
causer en groupe, et il craignait d’être le sujet de leur
entretien. Le chien obéit à un signe énergique qu’il lui fit, et
ils s’éloignèrent à la dérobée. Quelques hommes assis près d’une
pompe l’appelèrent et l’invitèrent à se rafraîchir avec eux ; il
mangea un peu de pain et de viande, et, comme il vidait un verre
de bière, il entendit les pompiers qui venaient de Londres parler
de l’assassinat. « Il paraît, dit l’un d’eux, qu’il s’est sauvé à
Birmingham ; mais on l’attrapera bientôt ; la police est à ses
trousses, et avant demain soir il sera traqué dans tout le
royaume. »

Sikes s’éloigna précipitamment et marcha jusqu’à ce qu’il fut prêt
à tomber de fatigue ; alors il se coucha au bord d’un sentier et
dormit longtemps, mais d’un sommeil agité et pénible. Il se remit
ensuite à errer, toujours indécis et irrésolu, et saisi de terreur
à la pensée de passer la nuit tout seul.

Tout à coup il prit un parti désespéré : celui de retourner à
Londres.

« Là du moins, pensa-t-il, j’aurai quelqu’un à qui parler, quoi
qu’il arrive ; c’est un bon endroit pour se cacher, et on ne
s’avisera peut-être pas de m’y chercher, après s’être mis sur mes
traces dans la campagne. Ne puis-je pas y rester une semaine ou
deux, et forcer Fagin à me donner de quoi gagner la France ? Ma
foi ! je risque cette chance. »

Il se mit sur-le-champ en devoir s’exécuter son projet, et il se
rapprocha de Londres par les chemins les moins fréquentés ; il
était décidé à se cacher à peu de distance de la capitale, pour y
rentrer à la brune par une route détournée et aller droit au but
qu’il s’était proposé.

Mais le chien... on n’avait pas dû oublier, en dressant son
signalement, de mentionner que son chien avait disparu et l’avait
probablement suivi. Cela pourrait contribuer à le faire arrêter
dans la rue. Il résolut de noyer son chien, et continua sa route
en cherchant des yeux un étang ; tout en marchant, il ramassa une
grosse pierre et l’attacha à son mouchoir. L’animal regardait son
maître faire ces préparatifs, et, soit que son instinct l’avertît
du danger qu’il courait, soit que le brigand le regardât d’un air
plus sinistre qu’à l’ordinaire, il se tint prudemment un peu en
arrière : quand son maître s’arrêta au bord d’une mare et l’appela,
il s’arrêta court.

« Ici ! m’entends-tu ? » cria Sikes en sifflant son chien.

L’animal revint à ce signal par la force de l’habitude ; mais quand
Sikes se baissa pour lui nouer le mouchoir autour du cou, il
poussa un grognement sourd et recula.

« Ici ! » dit le brigand en frappant du pied contre terre.

Le chien remua la queue, mais ne bougea pas ; Sikes fit un noeud
coulant et l’appela de nouveau.

Le chien avança, recula, s’arrêta un instant, puis se sauva au
plus vite.

Sikes le siffla plusieurs fois, s’assit et attendit, pensant qu’il
reviendrait ; mais du chien point de nouvelles. Le brigand finit
par se mettre en route.

CHAPITRE XLIX
Monks et M. Brownlow se rencontrent enfin. - Leur conversation. -
Ils sont interrompus par M. Losberne, qui leur apporte des
nouvelles importantes.

Le jour commençait à baisser quand M. Brownlow descendit d’un
fiacre devant la porte de sa maison et frappa doucement ; la porte
s’ouvrit, un homme robuste sortit de la voiture et se planta d’un
côté du perron, tandis qu’un autre homme assis sur le siège en
descendait et se plaçait de l’autre côté. Sur un signe de
M. Brownlow, ils tirèrent de la voiture un troisième individu, le
mirent entre eux deux et le firent entrer de force dans la maison :
cet homme était Monks.

Ils montèrent de même l’escalier sans dire un mot, ayant devant
eux M. Brownlow, qui les introduisit dans une chambre de derrière.
Arrivé à la porte de cette chambre, Monks, qui n’avançait qu’à son
corps défendant, s’arrêta tout à coup ; les deux hommes regardèrent
M. Brownlow, comme pour lui demander ce qu’il fallait faire.

« Il sait à quelle alternative il est exposé, dit M. Brownlow ; s’il
résiste, s’il remue seulement le petit doigt sans votre ordre,
traînez-le dans la rue, appelez la police à votre aide, et faites-
le arrêter en mon nom comme faussaire.

 Comment osez-vous me nommer ainsi ? demanda Monks.

 Et vous, jeune homme, comment osez-vous me pousser à une telle
extrémité ? répondit M. Brownlow en le regardant fixement. Seriez-
vous assez fou pour vouloir sortir de cette maison ? Lâchez-le.
Tenez, monsieur, vous êtes libre de vous en aller, et nous de vous
suivre ; mais je vous déclare, au nom de tout ce qu’il y a de plus
sacré, qu’à l’instant même où vous mettrez le pied dans la rue, je
vous ferai arrêter pour fraude et escroquerie ; ma résolution est
inébranlable. Si vous persistez dans votre résistance, que votre
sang retombe sur votre tête !

 De quelle autorité m’avez-vous fait empoigner dans la rue et
amener ici par ces gredins-là ? demanda Monks en regardant l’un
après l’autre les deux hommes qui se tenaient à ses côtés.

 De ma propre autorité, répondit M. Brownlow Je prends sur moi
toute la responsabilité de cet acte ; si vous vous plaignez d’être
privé de votre liberté, adressez-vous, je vous le répète, à la loi
pour vous protéger (vous auriez déjà pu vous échapper durant le
trajet, mais vous avez jugé plus prudent de vous tenir
tranquille) ; moi aussi, j’aurai recours à la loi ; mais, si vous me
mettez dans l’impossibilité de reculer, ne comptez plus sur mon
intervention indulgente, quand vous serez entre les mains de la
justice, et ne dites pas alors que je vous ai précipité dans le
gouffre où vous vous serez jeté vous-même. »

Monks avait l’air déconcerté et inquiet ; il hésitait...

« Dépêchez-vous de prendre un parti, dit M. Brownlow d’un ton ferme
et calme ; si vous aimez mieux que je vous poursuive en justice et
que j’attire sur vous un châtiment dont la pensée seule me fait
frémir, mais auquel je ne pourrais vous soustraire, encore une
fois, je vous le répète, vous savez ce que vous avez à faire ; si,
au contraire, vous faites appel à mon indulgence et à la pitié de
ceux envers lesquels vous avez tenu une conduite si criminelle,
asseyez-vous, sans mot dire, dans ce fauteuil. Il y a deux jours
qu’il vous attend. »

Monks murmura quelques paroles inintelligibles et resta indécis.

« Dépêchez-vous, dit M. Brownlow ; je n’ai qu’un mot à dire, et il
sera trop tard pour vous décider. »

Monks hésitait encore...

« Je n’ai pas l’intention de parlementer plus longtemps, dit
M. Brownlow, et même, comme défenseur d’intérêts sacrés qui ne
sont pas les miens, je n’en ai pas le droit.

 N’y a-t-il pas... demanda Monks d’une voix tremblante, n’y a-t-
il pas... d’autre alternative ?

 Aucune, absolument aucune. »

Monks regarda le vieux monsieur d’un oeil inquiet ; mais, en voyant
son attitude sévère et résolue, il entra dans la chambre et
s’assit en haussant les épaules.

« Fermez la porte à clef en dehors, dit M. Brownlow aux
domestiques, et venez dès que je sonnerai. »

Ils obéirent, et les deux interlocuteurs restèrent seuls en
présence.

« Pour un vieil ami de mon père, dit Monks en ôtant son chapeau et
son manteau, vous me traitez là, monsieur, d’une jolie manière.

 Jeune homme, c’est précisément parce que j’étais un vieil ami de
votre père, répondit M. Brownlow, c’est parce que les espérances
des heureuses années de ma jeunesse reposaient sur lui et sur sa
soeur, cette charmante créature que Dieu a rappelée à lui dans son
printemps, et qui m’a laissé ici-bas seul et isolé ; c’est parce
qu’il s’est agenouillé avec moi près du lit de mort de cette soeur
chérie le jour même où elle devait s’unir à moi... mais le ciel en
a disposé autrement... c’est parce que, depuis cette époque, mon
coeur brisé s’est attaché à lui jusqu’à sa mort, malgré ses fautes
et ses erreurs ; c’est parce que tous ces vieux souvenirs
remplissent encore mon âme et que votre vue seule les ravive en
moi ; c’est pour tous ces motifs que je suis porté à vous ménager
maintenant, oui, Édouard Leeford, même maintenant, et à rougir de
vous voir déshonorer son nom.

 Le nom ne fait rien à l’affaire, dit l’autre, après avoir
considéré en silence et avec surprise l’émotion de son
interlocuteur. Qu’est-ce que cela me fait, le nom ?

 Rien, je le sais, répondit M. Brownlow, il ne vous fait rien à
vous ; mais c’était la nom de sa soeur, et, malgré un intervalle de
tant d’années, je n’oublierai jamais l’émotion que j’éprouvais
jadis à l’entendre prononcer, même par un étranger. Je suis
enchanté que vous en ayez pris un autre, croyez-le bien.

 Tout cela est bel et bon, dit Monks (à qui nous laissons encore
son nom d’emprunt), après un long silence durant lequel il faisait
des gestes de défi furieux, pendant que M. Brownlow s’était
couvert le visage de ses mains. À quoi voulez-vous en venir ?

 Vous avez un frère, dit M. Brownlow en maîtrisant son émotion,
un frère dont je vous ai dit tout bas le nom à l’oreille, quand je
vous suivais dans la rue, et que ce nom seul a suffi pour vous
décider à m’accompagner ici, plein de surprise et de crainte.

 Je n’ai point de frère, répondit Monks : vous savez bien que
j’étais fils unique. Que venez-vous me parler d’un frère ? vous
savez tout cela aussi bien que moi.

 Écoutez ce que j’ai à vous dire, reprit M. Brownlow vous y
prendrez de l’intérêt. Je sais parfaitement que vous êtes le seul
et misérable fruit d’une union fatale, que, par orgueil de famille
et par la plus méprisable ambition, on força votre père à
contracter dès sa première jeunesse...

 Peu m’importent vos épithètes, interrompit Monks, avec un rire
effronté ; vous reconnaissez le fait, et cela me suffit.

 Oui ; mais je sais aussi, continua le vieux monsieur, quels
malheurs, quelles suites de tortures, quelles angoisses
résultèrent de cette union mal assortie ; je sais combien cette
chaîne fut lourde pour tous deux, et combien le bonheur de leur
vie fut empoisonné pour toujours. Je sais comment à la froide
politesse succédèrent les disputes violentes ; comment
l’indifférence fit place au dégoût, le dégoût à la haine, et la
haine au désespoir, jusqu’à ce qu’enfin ils se séparèrent et, ne
pouvant rompre entièrement des liens que la mort seule devait
briser, ils les cachèrent du moins aux yeux d’une société nouvelle
sous les dehors les plus gais qu’ils purent prendre. Votre mère
réussit bientôt à tout oublier ; mais pendant bien des années votre
père resta le coeur ulcéré.

 Enfin, ils se séparèrent, dit Monks ; eh bien ! après ?

 Quelque temps après leur séparation, reprit M. Brownlow, votre
mère trouva sur le continent des distractions frivoles qui lui
firent oublier entièrement son mari, plus jeune qu’elle de dix ans
au moins, tandis que celui-ci, dont l’avenir était flétri, resta
en Angleterre et se fit de nouveaux amis. J’espère que ce détail
du moins ne vous est pas inconnu.

 Si, vraiment, répondit Monks en détournant la tête et en
frappant du pied contre le plancher, comme un homme résolu a tout
nier ; je l’ignore complètement.

 Votre ton aussi bien que vos actions, dit M. Brownlow, me
donnent la certitude que vous ne l’avez jamais oublié et que vous
n’avez jamais cessé d’y penser avec amertume. Je vous parle là de
faits passés depuis quinze années, quand vous n’aviez pas plus de
onze ans et que votre père n’en avait que trente et un : car, je le
répète, c’était presque encore un enfant quand son père le força
de se marier. Faut-il que je remonte à des faits qui imprimeront
une tache à la mémoire de votre père, ou voulez-vous m’épargner
ces détails en me dévoilant la vérité ?

 Je n’ai rien à dévoiler, répondit Monks d’un air confus ; vous
n’avez qu’à continuer si cela vous fait plaisir.

 Ces nouveaux amis de votre père étaient un officier de marine en
retraite, dont la femme était morte six mois auparavant, et ses
deux enfants ; il en avait eu davantage, mais, de toute la famille,
il n’en restait heureusement que deux ; c’étaient deux filles :
l’une, âgée de dix-neuf ans et belle comme le jour ; l’autre, âgée
seulement de deux ou trois ans.

 Qu’est-ce que tout cela me fait ? demanda Monks.

 Ils habitaient, continua M. Brownlow, sans avoir l’air de
remarquer cette interruption, à peu de distance de l’endroit où
votre père était venu se fixer ; ils firent bientôt connaissance et
se lièrent intimement. Votre père était doué comme peu d’hommes le
sont : il avait l’esprit et la grâce de sa soeur. Plus le vieil
officier le connut, plus il l’aima. Plût à Dieu qu’il eût été le
seul ! mais sa fille en fit autant. »

Le vieux monsieur s’arrêta ; Monks se mordait les lèvres et tenait
ses yeux fixés sur le plancher.

M. Brownlow, à cette vue, continua en ces termes :

« Au bout d’un an, il avait contracté des engagements solennels
envers cette jeune fille pure et naïve, dont il était la première,
la seule et ardente passion.

 Votre histoire n’en finit pas, observa Monks en s’agitant sur sa
chaise.

 C’est une histoire triste et douloureuse, jeune homme, dit
M. Brownlow, et d’ordinaire ces histoires sont longues. Si j’avais
à vous faire le récit d’un bonheur sans mélange, ce serait très
court. Enfin, un de ces riches parents dont on avait voulu
s’assurer la bienveillance et la protection en sacrifiant votre
père (ces choses-là se voient souvent), vint à mourir, et, pour
réparer le mal dont il avait été la cause indirecte, il lui laissa
ce qu’il croyait une panacée contre tous les chagrins... de
l’argent. Il fallut que votre père allât sur-le-champ à Rome, où
ce parent était allé lui-même pour rétablir sa santé et où il
était mort, laissant des affaires fort embrouillées. Votre père
partit, fut atteint à Rome d’une maladie mortelle, et, dès que
votre mère l’apprit à Paris, elle le suivit et vous emmena avec
elle. Le lendemain de votre arrivée, votre père mourut, ne
laissant pas de testament ; pas de testament, vous m’entendez, en
sorte que toute la fortune revint à votre mère et à vous. »

En cet endroit du récit, Monks ne soufflait plus et écoutait d’un
air singulièrement attentif, bien que ses yeux ne fussent pas
tournés vers le narrateur. Quand M. Brownlow s’arrêta, il changea
de position comme un homme qui éprouve un soulagement inattendu,
et passa les mains sur son visage brûlant.

« Avant de se mettre en route, votre père avait passé par Londres,
dit M. Brownlow avec lenteur en regardant fixement son
interlocuteur ; il vint me voir.

 Je n’ai jamais entendu parler de cela, interrompit Monks d’un
air d’incrédulité affectée, mais en éprouvant la plus désagréable
surprise.

 Il vint me voir et me laissa entre autres choses un portrait, un
portrait peint par lui-même, de cette pauvre jeune fille ; il ne
pouvait l’emporter avec lui et regrettait de le quitter. Il était
miné par les soucis et par les remords ; il me dit en termes vagues
et incohérents qu’il avait perdu et déshonoré une famille ; il me
confia l’intention qu’il avait de convertir à tout prix sa fortune
en espèces, d’assurer à sa femme et à vous une partie de sa
nouvelle fortune et de s’expatrier pour toujours. Je ne devinai
que trop qu’il ne s’expatrierait pas seul. Même à moi, son ami
d’enfance, dont l’attachement pour lui avait pris racine sur la
tombe de sa soeur chérie, même à moi, il ne fit aucun aveu plus
complet. Il me promit de m’écrire, de tout me dire, et de venir
ensuite me voir encore une dernière fois avant de s’éloigner pour
toujours. Hélas ! c’était ce jour-là même que je le voyais pour la
dernière fois. Je n’ai reçu de lui aucune lettre, et je ne l’ai
plus revu.

« Je me rendis, ajoute M. Brownlow, après un instant de silence, je
me rendis sur le théâtre de son... (je puis parler ici le langage
du monde, car l’indulgence et la rigueur du monde ne lui font plus
rien à présent)... sur le théâtre de son coupable amour, décidé,
si mes craintes se réalisaient, à offrir à cette pauvre enfant
abandonnée un foyer pour l’abriter et un coeur pour la plaindre.
Sa famille avait quitté le pays huit jours auparavant ; ils avaient
acquitté quelques petites dettes courantes et étaient partis
pendant la nuit : nul ne put me dire le motif ni le but de leur
voyage. »

Monks respira plus librement et regarda autour de lui avec un
sourire de triomphe.

« Quand votre frère, dit M. Brownlow, en rapprochant sa chaise de
Monks, quand votre frère, pauvre enfant abandonné, chétif et
couvert de haillons, fut jeté sur mon chemin, non par le hasard,
mais par la Providence, et sauvé par moi du vice et de
l’infamie...

 Quoi ! s’écria Monks en tressaillant.

 Par moi, dit M. Brownlow. Je vous disais bien que mon récit
finirait par vous intéresser. Je vois que le juif, votre rusé
complice, ne vous a pas dit mon nom, quoique du reste il dût
croire qu’il vous était tout à fait inconnu. Quand cet enfant eut
été sauvé par moi et qu’il se rétablit chez moi de sa maladie, sa
ressemblance surprenante avec le portrait dont je vous parlais
tout à l’heure me frappa d’étonnement. Dès la première fois que je
le vis, malgré sa misère et ses haillons, je remarquai sur son
visage une expression de langueur qui me rappela tout à coup,
comme dans un rêve, les traits de celle qui m’avait été si chère.
Je n’ai pas besoin de vous raconter comment il fut enlevé dans la
rue avant que je connusse son histoire.

 Pourquoi ? demanda vivement Monks.

 Parce que vous connaissez tous ces détails aussi bien que moi.

 Moi !

 Il serait inutile de chercher à le nier, répondit M. Brownlow ;
je vous montrerai que je sais encore bien d’autres choses.

 Vous n’avez aucune preuve à produire contre moi, balbutia Monks ;
je vous défie d’en produire une !

 Nous verrons, répondit le vieux monsieur en jetant sur Monks un
regard scrutateur. Je perdis cet enfant, et tous mes efforts pour
le retrouver furent inutiles ; comme votre mère était morte, je
savais que, si quelqu’un pouvait éclaircir ce mystère, c’était
vous seul. J’appris que vous étiez parti pour vos propriétés des
Indes occidentales, où vous vous êtes rendu, ai-je besoin de le
dire ? après la mort de votre mère, pour éviter ici de fâcheuses
poursuites ; je fis le voyage. Vous aviez quitté les Indes depuis
quelques mois, et on supposait que vous étiez revenu à Londres ;
mais personne ne pouvait m’indiquer votre adresse. Je revins en
Angleterre ; vos correspondants n’avaient aucune donnée sur le lieu
de votre résidence ; vous alliez et veniez, me dirent-ils, d’une
manière aussi irrégulière que vous l’aviez toujours fait ;
quelquefois vous restiez plusieurs jours de suite, quelquefois
vous disparaissiez pendant des mois entiers. Vous hantiez, selon
toute apparence, les mêmes lieux et les mêmes compagnies,
compagnies infâmes dont vous aviez fait votre société quand vous
étiez jeune et indomptable. Je les fatiguai de mes questions ; je
battis les rues nuit et jour ; mais, il n’y a pas plus de deux
heures, tous mes efforts étaient restés inutiles, et je ne vous
avais pas aperçu une seule fois.

 Et maintenant vous me voyez tout à votre aise, dit Monks en se
levant d’un air résolu. Eh bien ! après ? Vous parlez de fraude et
d’escroquerie ; ce sont là de grands mots, justifiés, à ce que vous
paraissez croire, par je ne sais quelle ressemblance avec un petit
misérable ; vous dites que c’est mon frère ! mais vous ne savez
seulement pas si un enfant est résulté de ce beau couple ; vous
n’en avez aucune preuve.

 Je ne le savais pas, repartit M. Brownlow en se levant aussi ;
mais depuis quinze jours j’ai tout appris. Vous avez un frère,
vous le savez ; bien plus, vous le connaissez. Il y avait un
testament ; votre mère l’a détruit et vous a confié ce secret en
mourant. Il était question dans ce testament d’un enfant qui était
évidemment le fruit de cette malheureuse liaison ; cet enfant, vous
l’avez rencontré, et sa ressemblance avec son père a éveillé vos
soupçons. Vous vous êtes rendu au lieu de sa naissance ; il y avait
des preuves (preuves longtemps cachées) de son origine et de sa
parenté avec vous ; ces preuves, vous les avez détruites, et voici
les propres paroles que vous avez dites au juif, votre infâme
complice : « Les seules preuves de l’identité de l’enfant sont au
fond de la rivière, et la vieille sorcière qui les tenait de la
mère pourrit dans son cercueil. » Fils dénaturé, lâche, menteur que
vous êtes, vous qui tenez des conciliabules la nuit, dans de
sombres bouges, avec des voleurs et des assassins ; vous dont les
infâmes complots ont causé la mort violente de quelqu’un qui
valait mille fois mieux que vous ; vous qui dès le berceau avez été
une cause de chagrin et de désespoir pour votre père, et qui
portez sur votre visage, vrai miroir de votre âme, les traces des
maladies honteuses que vous devez aux plus viles passions, au vice
et à la débauche... Édouard Leeford, me bravez-vous encore ?

 Non, non, non ! répondit le lâche, accablé sous ces charges
multipliées.

 Il n’y a pas un mot, s’écria le vieux monsieur, pas un seul mot
qui ne me soit connu. Ces ombres que vous avez vues sur le mur ont
recueilli vos secrets et me les ont rapportés à l’oreille. La vue
de cet enfant persécuté a ému le vice lui-même, et lui a donné le
courage, sinon les attributs de la vertu. Un assassinat a été
commis, dont vous êtes moralement, sinon réellement le complice.

 Non, non, interrompit Monks ; je ne sais rien de ce qui s’est
passé ; j’allais m’enquérir de la vérité du fait quand vous m’avez
surpris dans la rue ; je ne connaissais pas la cause du meurtre ; je
pensais que c’était le résultat d’une querelle.

 Cette femme a été assassinée pour avoir révélé une partie de vos
secrets, répondit M. Brownlow. Voulez-vous me les révéler tous ?

 Oui.

 Voulez-vous me dresser de votre main une reconnaissance sincère
des faits et les attester devant témoins ?

 Oui, je le promets.

 Voulez-vous rester ici tranquille jusqu’à ce que ce document
soit rédigé, et m’accompagner en tel lieu que je jugerai
convenable, pour y faire cet aveu ?

 Si vous y tenez, j’y consens aussi, répondit Monks.

 Vous devez faire plus encore, dit M. Brownlow : restituer à un
enfant innocent la fortune qui lui était destinée. Vous n’avez pas
oublié les clauses du testament. Mettez-les à exécution en ce qui
concerne votre frère, et allez ensuite où vous voudrez : nous
n’aurons plus besoin de nous revoir en ce monde. »

Monks, combattu entre la crainte et la haine, se promenait en long
et en large, en réfléchissant d’un air sombre à la proposition qui
lui était faite et à la possibilité de l’éluder, quand la porte
s’ouvrit brusquement, et M. Losberne entra dans la chambre, en
proie à une violente agitation.

« L’homme sera pris, s’écria-t-il. Il sera pris ce soir.

 L’assassin ? demanda M. Brownlow.

 Oui, oui, répondit l’autre ; on a vu son chien errer aux environs
d’une vieille masure, et sans nul doute son maître y est déjà
caché ou viendra s’y cacher à la faveur de la nuit. La police
veille de tous côtés : j’ai causé avec les hommes chargés de le
prendre, et ils m’ont dit qu’il est impossible qu’il s’échappe ; ce
soir, le gouvernement promet une récompense de cent livres
sterling à qui le prendra.

 J’en offre cinquante de plus, et je vais le publier moi-même sur
les lieux, si j’arrive à temps. Où est M. Maylie ?

 Henry ? répondit le docteur. Dès qu’il a vu votre ami ici présent
monter sain et sauf en voiture avec vous, il est parti au galop
pour se rendre à l’endroit on l’on traque l’assassin et se joindre
à ceux qui le poursuivent.

 Et le juif ? dit M. Brownlow ; quelles nouvelles ?

 Il n’était pas encore pris, mais il le sera, sans nul doute ; il
l’est peut-être déjà : on est sûr de l’avoir.

 Avez-vous pris votre parti ? demanda M. Brownlow à voix basse à
M. Monks.

 Oui, répondit celui-ci ; vous... vous me garderez le secret ?

 Oui ; restez ici jusqu’à mon retour ; c’est votre unique chance de
salut. »

M. Brownlow et le docteur sortirent et refermèrent la porte à
clef.

« Eh bien ! où en êtes-vous ? Qu’avez-vous fait ? demanda tout bas le
docteur.

 Tout ce que j’espérais, et même davantage : en réunissant les
renseignements fournis par la jeune fille avec ceux que je
possédais déjà, je ne lui ai laissé aucune échappatoire, et je lui
ai montré clair comme le jour l’horreur de sa conduite. Veuillez
écrire, je vous prie, et fixer le rendez-vous à après-demain soir,
à sept heures ; nous serons là quelques heures d’avance, mais il
faudra se reposer, et surtout Mlle Rose, qui aura peut-être besoin
de plus de courage que ni vous ni moi ne pouvons en ce moment le
prévoir. Mais mon sang bout dans mes veines à la pensée de venger
cette pauvre fille assassinée ; quelle route ont-ils prise ?

 Allez droit au bureau de police, et vous arriverez encore assez
à temps, répondit M. Losberne. Moi, je reste ici. »

Les deux amis se séparèrent aussitôt, en proie l’un et l’autre à
une agitation violente.

CHAPITRE L.
Poursuite et évasion.

Au bord de la Tamise, près de l’église de Rotherhithe, à l’endroit
où le fleuve est bordé des masures les plus délabrées et où les
vaisseaux sont le plus noircis par la poussière de la houille et
par la fumée qui s’échappe des toits abaissés des maisons, se
trouve à l’heure qu’il est la plus sale, la plus étrange, la plus
extraordinaire des nombreuses localités que recèle la ville de
Londres, complètement inconnue, même de nom, au plus grand nombre
des habitants de la capitale.

Pour arriver dans cet endroit, le visiteur est obligé de parcourir
un dédale de rues étroites et fangeuses, où est entassée la
population la plus misérable et la plus grossière des bords du
fleuve, et où l’on ne vend que les objets nécessaires à la classe
indigente.

Les vivres les moins chers et les plus grossiers sont entassés
dans les boutiques ; les vêtements les plus communs sont suspendus
à la porte du brocanteur ou accrochés aux fenêtres. Coudoyé par
des ouvriers sans ouvrage du plus bas étage, des porteurs de lest
et de charbon, des femmes effrontées, des enfants en guenilles,
enfin par le rebut de la population voisine du fleuve, le visiteur
ne se fraye un chemin qu’avec peine, rebuté par le spectacle
hideux et l’odeur infecte des allées étroites qui se détachent à
droite et à gauche de la rue principale, et assourdi par le bruit
des chariots lourdement chargés. Arrivé enfin dans des rues plus
reculées et moins fréquentées que celles qu’il a traversées
jusqu’ici, il s’avance entre des rangées de maisons dont les
façades chancelantes surplombent sur le trottoir, des murs
lézardés qui semblent prêts à s’écrouler, des cheminées en ruines
qui hésitent à tomber tout à fait, des fenêtres garnies de barres
de fer rongées par la rouille et par le temps, enfin tout ce qu’on
peut imaginer de plus triste et de plus dégradé.

C’est dans cet affreux quartier, au delà de _Dockhead_, dans le
faubourg de _Southtwark_, que se trouve l’île de Jacob, entourée
d’un fossé fangeux, profond de six ou huit pieds, et large de
quinze ou vingt à la marée haute, qu’on appelait jadis _Mill-Pond
_et qui est connu maintenant sous le nom de _Folly-Ditch_. Ce
fossé aboutit à la Tamise et peut toujours être rempli d’eau en
ouvrant les écluses de _Lead-Mills_, d’où lui venait son ancien
nom. Alors un étranger placé sur un des ponts de bois qui sont
jetés sur le fossé à _Mill-Lane_, pourrait voir les habitants des
maisons qui le bordent de chaque côté puiser l’eau dans des
baquets, des seaux, des ustensiles de tout genre, qui descendent
des portes ou des fenêtres ; et, s’il porte ses regards sur les
maisons elles-mêmes, son étonnement redoublera à la vue du
spectacle étalé devant lui ; des galeries de bois vermoulus
s’étendant derrière une demi-douzaine de maisons et percées de
trous à travers desquels on peut voir l’eau bourbeuse qui coule
au-dessous ; des fenêtres faites de pièces et de morceaux, laissant
passer des perches à sécher le linge (comme s’il y avait du linge
dans ces parages) ; des chambres si étroites, si resserrées et si
sales, que l’air s’y corrompt en y entrant ; des constructions en
bois qui penchent sur le fossé et qui menacent d’y tomber pour
imiter les autres, qui ont déjà pris ce parti ; des murs noircis,
des fondations dégradées ; enfin tout ce que la pauvreté a de plus
repoussant : tels sont les objets qui ornent les bords de _Folly-
Ditch_.

Dans l’île de Jacob, les magasins sont vides et n’ont plus de
toits ; les murs s’écroulent de toute part, les fenêtres ne sont
plus des fenêtres, les cheminées sont noires, mais il n’en sort
plus de fumée. Il y a trente ou quarante ans, c’était un quartier
assez commerçant, maintenant ce n’est plus qu’un désert ; les
maisons n’appartiennent à personne et servent de retraite à ceux
qui ont le courage d’y vivre et d’y mourir. Pour chercher un
refuge dans l’île de Jacob, il faut avoir de puissantes raisons de
se cacher ou être réduit au plus affreux dénûment.

Dans une de ces maisons en ruine, dont les portes et les fenêtres
étaient solidement barricadées, et qui donnait par derrière sur le
fossé, comme nous venons de le décrire, étaient réunis trois
hommes qui tantôt échangeaient entre eux des regards inquiets,
comme s’ils étaient dans l’attente de quelque grave événement, et
tantôt restaient immobiles et silencieux : c’étaient Tobie Crackit,
M. Chitling et un voleur âgé de cinquante ans au moins, qui avait
eu le nez brisé dans quelque ancienne rixe, et dont le visage
était défiguré par une grande balafre, reçue probablement dans les
mêmes circonstances : cet individu était un déporté en rupture de
banc et se nommait Kags.

« Quand vous avez déguerpi de nos anciens domiciles, parce que ça
chauffait, vous auriez bien dû chercher quelque autre tanière, dit
Tobie en s’adressant à M. Chitling, au lieu de venir ici, mon bel
ami.

 Et qui est-ce qui vous en empêchait, nigaud que vous êtes ? dit
Kags.

 Je m’attendais à être mieux reçu, répondit M. Chitling d’un air
pensif.

 Voyez-vous, jeune homme, dit Tobie, quand on se donne la peine
de vivre à l’écart comme je le fais, et d’avoir un chez-soi où
personne ne met le nez, il est peu récréatif de recevoir la visite
d’un jeune monsieur dans votre position, quelque agrément qu’on
puisse avoir à faire avec vous une partie de cartes.

 Surtout, ajouta M. Kags, quand celui qui vit ainsi loin du
monde, a avec lui un ami, arrivé de l’étranger à l’improviste, et
trop modeste pour mettre sa carte chez les magistrats à son
retour. »

Il y eut un court moment de silence, après quoi Tobie Crackit,
sentant l’impossibilité de soutenir la conversation sur le ton
plaisant, se tourna vers Chitling et dit :

« Quand Fagin a-t-il été pris ?

 Juste au moment du dîner, à deux heures de l’après-midi : Charlot
et moi, nous avons eu la chance de nous échapper par une cheminée ;
quant à Bolter, il avait retourné le cuvier et s’était blotti
dessous ; mais ses longues échasses l’ont fait découvrir, et il a
été pincé comme le juif.

 Et Betsy ?

 Pauvre Betsy ! dit Chitling qui perdait de plus en plus
contenance ; elle est allée voir le cadavre et est sortie comme une
folle en criant et en se frappant la tête contre les murailles, de
sorte qu’on lui a mis la camisole de force, et qu’on l’a conduite
à l’hôpital, où elle est à l’heure qu’il est.

 Qu’est devenu le jeune Charlot Bates ? demanda Kags.

 Il est à rôder quelque part aux environs, en attendant qu’il
fasse nuit noire, mais il sera bientôt ici, répondit Chitling. Il
n’y a pas moyen d’aller ailleurs, car aux Trois Boiteux on a
arrêté tout le monde ; c’est une souricière ; il y a des mouchards
au comptoir ; je les ai vus de mes yeux, quand j’y suis allé.

 Voilà qui est diabolique, observa Tobie en se mordant les
lèvres ; il y en aura plus d’un qui y passera cette fois-ci.

 On tient les assises en ce moment, dit Kags ; si on instruit
l’affaire à la vapeur, si Bolter charge Fagin, comme il le fera
sans doute, d’après ce qu’il a déjà dit, on peut avoir la preuve
de la complicité du juif, et rendre la sentence vendredi ; et, dans
six jours d’ici, il dansera, morbleu !

 Si vous aviez entendu la foule crier après lui ! dit Chitling ;
les agents de police ont été obligés de lutter comme des diables
pour empêcher qu’on ne le mît en pièces ; il y eut un moment où on
le renversa, mais ils formèrent un cercle autour de lui et
parvinrent à se frayer un passage, Si vous l’aviez vu, couvert de
boue et de sang, jeter autour de lui des regards effarés et se
cramponner aux agents de police comme si c’étaient ses meilleurs
amis ! je les vois encore, serrés de tous côtés par la foule, et
l’entraînant au milieu d’eux. Il y avait là des gens qui
n’auraient pas mieux demandé que de le déchirer à belles dents ; je
le vois encore la barbe et les cheveux pleins de sang ; j’entends
les cris affreux que poussaient les femmes, en jurant qu’elles lui
arracheraient le coeur. »

Chitling, frappé d’horreur au souvenir de cette scène, mit ses
mains sur ses oreilles, et, les yeux fermés, arpenta la chambre en
long et en large, comme un homme qui a perdu le sens.

Tandis qu’il se livrait à cet exercice et que les deux autres
restaient silencieux, les yeux fixés sur le plancher, un bruit
étrange se fit entendre dans l’escalier, et le chien de Sikes
s’élança dans la chambre.

Ils coururent à la fenêtre, descendirent l’escalier, regardèrent
dans la rue ; le chien avait pénétré dans la maison par une fenêtre
ouverte, il ne fit aucun mouvement pour les suivre : son maître
n’était pas avec lui.

« Qu’est-ce que ça signifie ? dit Tobie, quand ils furent rentrés
dans la chambre ; il n’est pas possible qu’il vienne ici, je... je
compte bien qu’il ne viendra pas.

 S’il avait dû venir, il serait venu avec le chien, dit Kags en
se penchant pour examiner l’animal, qui était couché haletant sur
le plancher. Tenez, donnez-lui un peu d’eau, il est tout fatigué
d’avoir couru.

 Voyez ! il n’en a pas laissé une goutte, ajouta Kags, après avoir
regardé le chien un instant sans rien dire ; il est couvert de
boue, il boite ; il faut qu’il ait fait une grande trotte.

 D’où peut-il venir ainsi ? s’écria Tobie ; il aura été sans doute
aux autres gîtes, et, n’y trouvant que des inconnus, il sera venu
ici comme il l’a déjà fait si souvent. Mais où a-t-il quitté son
maître et pourquoi arrive-t-il seul ?

 Il n’est pas possible qu’il se soit tué, dit Chitling, sans oser
prononcer le nom de l’assassin. Qu’en pensez-vous ? »

Tobie hocha la tête.

« S’il s’était tué, dit Kags, le chien aurait essayé de nous
conduire près du corps de son maître. Non, je crois plutôt qu’il a
trouvé le moyen de quitter le pays et qu’il aura abandonné son
chien ; il faut qu’il l’ait planté là de manière ou d’autre : sans
cela, l’animal n’aurait pas l’air si tranquille. »

Cette supposition paraissant la plus probable fut adoptée sans
contestation : le chien, se glissant sous une chaise, s’y établit
commodément pour dormir, et personne ne fit plus attention à lui.

La nuit était venue ; on ferma les volets et l’on alluma une
chandelle que l’on mit sur la table. Les terribles événements qui
s’étaient succédé depuis deux jours avaient fait sur nos trois
individus une profonde impression, accrue encore par le danger et
l’incertitude de leur propre position. Ils s’assirent tout près
les uns des autres, tressaillant au moindre bruit ; ils parlaient
peu et à voix basse, et, à les voir ainsi muets et terrifiés, on
eût cru que le cadavre de la femme assassinée gisait dans la pièce
voisine.

Ils étaient depuis quelque temps dans cette attitude, quand tout à
coup on frappa à la porte de la rue à coups précipités.

« C’est le jeune Charlot, » dit Kags en regardant avec colère autour
de lui pour se donner du courage.

On frappa de nouveau... Ce n’était pas Charlot... il ne frappait
jamais ainsi.

Crackit alla à la fenêtre, se pencha pour regarder et fit un bond
en arrière ; il n’y avait plus besoin de demander qui était là : le
visage pâle de Crackit le disait assez. Au même instant, le chien
se remit sur ses pattes et courut vers la porte en grondant.

« Il faut lui ouvrir, dit Tobie en prenant la chandelle.

 Le faut-il absolument ? demanda l’autre d’une voix étouffée.

 Oui, il faut le faire entrer.

 Ne nous laissez pas dans l’obscurité, » dit Kags en prenant une
chandelle sur la cheminée et en l’allumant d’une main si
tremblante que l’on frappa encore deux fois avant qu’il eût fini.

Crackit descendit ouvrir et rentra bientôt, suivi d’un homme dont
la figure était presque entièrement cachée par un mouchoir. Il le
dénoua lestement et laissa voir un visage livide, des yeux
enfoncés, des joues caves, une barbe de trois jours : ce n’était
plus que l’ombre de Sikes.

Il posa la main sur le dos d’une chaise qui se trouvait au milieu
de la chambre, mais il tressaillit au moment de s’asseoir ; il eut
l’air de regarder par-dessus son épaule et tira la chaise près du
mur... aussi près que possible... puis s’assit.

Pas une parole n’avait été échangée ; il promenait silencieusement
ses regards sur les trois autres, qui se détournaient avec effroi
chaque fois qu’ils rencontraient son oeil. Lorsque d’une voix
sourde il rompit le silence, tous trois tressaillirent : ils
n’avaient jamais entendu une voix pareille.

« Comment ce chien est-il venu ici ? demanda-t-il.

 Seul, il y a trois heures.

 Le journal de soir dit que Fagin est arrêté ; est-ce vrai ou
faux ?

 Parfaitement vrai. »

Nouveau silence.

« Que le diable vous emporte tous ! dit Sikes en passant sa main sur
son front. N’avez-vous rien à me dire ? »

Ils se regardèrent avec embarras, et personne ne répondit.

« Vous qui êtes ici chez vous, dit Sikes en s’adressant à Crackit,
avez-vous l’intention de me livrer ou de me donner un asile pour
laisser passer l’orage ?

 Vous pouvez rester ici si vous vous y trouvez en sûreté,
répondit Crackit après quelque hésitation.

Sikes dirigea lentement ses regards vers le mur auquel il était
adossé.

Essayant plutôt de tourner la tête qu’il ne la tournait
réellement, il dit : « Le corps... est-il... enterré...? »

Ils firent signe que non.

« Pourquoi ne l’a-t-on pas enterré ? dit l’homme en regardant de
nouveau derrière lui. Pourquoi garder de ces vilaines choses-là en
vue ?... Qui est-ce qui frappe ainsi ? »

Crackit sortit en faisant un geste qui indiquait qu’il n’y avait
rien à craindre ; il rentra presque aussitôt suivit de Charlot
Bates. Sikes était assis en face de la porte, de sorte que sa
figure fut la première qui frappa les yeux du nouveau venu.

« Tobie ! dit Charlot en reculant d’horreur, pourquoi ne m’avoir pas
dit cela en bas ? »

Il y avait eu quelque chose de si sinistre dans l’accueil que lui
avaient fait les trois premiers interlocuteurs, que l’assassin
voulut se rendre favorable le nouveau venu, et fit mine de lui
tendre la main.

« Laissez-moi passer dans une autre chambre, dit le jeune garçon en
reculant encore.

 Ah ça ! Charlot, dit Sikes en se rapprochant de lui, est-ce
que... tu ne me reconnais pas ?

 N’avancez pas, répondit le jeune homme en regardant l’assassin
avec horreur. N’avancez pas, monstre que vous êtes. »

L’homme s’arrêta, et leurs yeux se rencontrèrent ; mais bientôt
l’assassin ne put soutenir ce regard et baissa les yeux.

« Soyez témoins tous trois, s’écria Charlot en brandissant son
poing serré, et en s’animant de plus en plus, soyez témoins tous
trois... que je n’ai pas peur de lui... Si l’on vient le chercher
ici, je le dénoncerai ; oui, je le dénoncerai. Faites bien
attention à ce que je dis là : il peut me tuer, s’il le veut ou
s’il l’ose ; mais, si je suis là quand la police viendra, je le
livrerai... Je le livrerai, quand il devrait être brûlé à petit
feu. Au meurtre ! au secours ! S’il y a parmi nous quelqu’un qui ait
du coeur, qu’il me seconde. À l’assassin ! au secours ! mort à
l’assassin ! »

En poussant ces cris et en les accompagnant de gestes violents,
Charlot se jeta, à lui tout seul, sur le robuste Sikes, d’une
manière si imprévue et en même temps si énergique, qu’il le fit
tomber lourdement à terre.

Les trois spectateurs furent stupéfaits. Ils n’intervinrent pas
dans la lutte. Charlot et Sikes roulèrent ensemble sur le
plancher, sans que le premier se laissât émouvoir des coups qui
pleuvaient sur lui ; il se cramponnait de plus en plus aux
vêtements du meurtrier, tâchait de le prendre à la gorge, et ne
cessait de crier au secours de toute la force de ses poumons.

La lutte était cependant trop inégale pour se prolonger longtemps.
Sikes avait terrassé son jeune adversaire et allait l’écraser sous
ses pieds, quand Crackit vint le tirer par le bras d’un air
épouvanté et lui montra du doigt la fenêtre. Des lumières
brillaient dans la rue ; on entendait des cris confus, des
conversations animées, le bruit des pas précipités de la foule,
qui se pressait sur le pont de bois le plus proche. Il y avait
sans doute un cavalier, car on entendait les sabots d’un cheval
résonner sur le pavé. L’éclat des lumières s’accrut, le bruit des
pas se rapprocha de plus en plus, puis on frappa vivement à la
porte, et toute la multitude se mit à pousser des cris de fureur
qui auraient fait trembler l’homme le plus intrépide.

« Au secours ! hurlait le jeune garçon de toute sa force. Il est
ici ! il est ici ! enfoncez la porte !

 Ouvrez, au nom du roi ! disaient des voix du dehors ; et les
murmures et les cris de recommencer de plus belle.

 Enfoncez la porte ! criait Charlot. Je vous dis qu’on ne
l’ouvrira pas ; courez droit à la chambre où vous voyez de la
lumière. Enfoncez la porte ! »

Des coups violents et répétés ébranlèrent en effet la porte et les
volets des fenêtres du rez-de-chaussée. Toute la foule poussa un
hourra énergique, d’après lequel on put se faire une idée de la
masse compacte qui entourait la maison.

« Ouvrez-moi une porte derrière laquelle je puisse enfermer à clef
ce maudit braillard, dit Sikes furieux, courant çà et là et tirant
le jeune garçon après lui aussi aisément qu’il eût fait d’un sac
vide. Ouvrez-moi cette porte, vite... » Il y poussa Charlot, tira
le verrou et tourna la clef dans la serrure. « La porte d’entrée
est-elle bien fermée ?

 À double tour et à la chaîne, répondit Crackit, qui, ainsi que
ses deux compagnons, ne savait plus où donner de la tête.

 Les panneaux sont-ils solides ?

 Doublés de tôle.

 Et les fenêtres ?

 Les fenêtres aussi.

 Que la foudre vous écrase ! s’écria le brigand en levant le
châssis et en menaçant la foule ; faites, faites, vous ne me tenez
pas encore. »

Jamais oreilles mortelles n’entendirent un sabbat pareil à celui
que fit alors cette multitude furieuse : les uns criaient à ceux
qui étaient le plus près de mettre le feu à la maison ; d’autres
demandaient en trépignant aux agents de police de faire feu sur
l’assassin. Nul ne montrait plus de fureur que l’individu à
cheval ; il mit pied à terre et, fendant la foule, il se fraya un
passage jusque sous la fenêtre, et s’écria d’une voix qui dominait
toutes les autres :

« Vingt guinées à qui apportera une échelle... »

Ceux qui l’entouraient répéteront ce cri, qui fut bientôt dans
toutes les bouches ; les uns demandaient des échelles ; les autres
des marteaux de forge ; d’autres couraient çà et là avec des
torches comme pour chercher ce que l’on demandait, puis revenaient
sur leurs pas et se remettaient à crier. Ceux-ci s’épuisaient en
malédictions, ceux-là se précipitaient en avant comme des furieux,
et gênaient ainsi les efforts des travailleurs. Les plus hardis
tâchaient de grimper le long du tuyau de décharge ou à l’aide des
crevasses du mur. Cette foule ondulait dans l’obscurité, comme les
blés agités par un vent violent, et de temps à autre, tous
ensemble poussaient un cri de fureur.

« La marée, dit l’assassin, la marée était haute quand je suis
venu ; donnez-moi une corde, une longue corde ; ils sont tous devant
la maison ; je puis me laisser glisser dans le fossé et m’évader
par là... Donnez-moi une corde, ou je commettrai encore trois
meurtres, et je me tuerai ensuite moi-même. »

Crackit et ses deux compagnons, saisis de terreur, lui indiquèrent
l’endroit où il en trouverait une. Il saisit vivement la plus
longue et la plus forte, et monta en courant au haut de la maison.

Toutes les fenêtres sur le derrière étaient murées depuis
longtemps, sauf une petite lucarne dans la chambre où Charlot
était enfermé, lucarne trop petite pour qu’il pût y passer la
tête ; mais, par cette ouverture, il n’avait pas cessé de crier à
ceux du dehors de garder les derrières de la maison : de sorte que,
lorsque l’assassin parut sur le toit, de grands cris annoncèrent
sa présence à ceux qui se trouvaient par devant, et ils se mirent
aussitôt à faire le tour, s’avançant à flots pressés.

L’assassin barricada la porte qui lui avait donné accès sur le
toit, de manière qu’on ne pût l’ouvrir qu’à grand’peine, glissa
jusqu’au bord de toit et regarda par-dessus la gouttière.

La marée s’était retirée et le fossé n’offrait plus qu’un lit
fangeux.

La foule était restée silencieuse pendant quelques instants,
épiant ses mouvements et se demandant ce qu’il voulait faire. Mais
dès qu’elle entrevit son projet et comprit qu’il était
impraticable, elle poussa un cri de haine et de triomphe bien plus
fort que toutes les clameurs précédentes. Ceux qui étaient trop
loin pour comprendre ce dont il s’agissait, répétaient pourtant
ces cris, qui trouvaient sans cesse un nouvel écho. On eût dit que
toute la population de Londres était venue maudire l’assassin.

Des milliers d’hommes venaient de la façade, tous enflammés de
colère, et, à la lueur de quelques torches qui brillaient çà et
là, on pouvait lire sur leurs visages la haine et la fureur. Les
maisons situées de l’autre côté du fossé avaient été envahies par
la foule, qui aussitôt levait ou brisait les châssis : on
s’entassait à chaque fenêtre, tous les toits étaient encombrés de
monde ; les trois ponts de bois jetés sur le fossé pliaient sous le
poids de la foule ; chacun voulait voir l’assassin.

« On le tient maintenant, s’écria un homme sur le pont le plus
rapproché ; hourra ! »

Les cris redoublèrent.

« Cinquante livres sterling ! s’écria un vieux monsieur, à qui le
prendra vivant ; j’attendrai ici qu’on vienne réclamer la
récompense. »

Nouveaux cris dans la foule...

En ce moment, le bruit se répandit qu’on était enfin parvenu à
enfoncer la porte, et que celui qui, le premier, avait demandé une
échelle, était monté dans la chambre.

Dès que cette nouvelle courut de bouche en bouche, la foule se
dirigea vers la porte ; les gens qui étaient aux fenêtres, voyant
les autres rebrousser chemin, s’élancèrent dans la rue, et tous se
ruèrent pêle-mêle devant la maison pour voir passer le meurtrier,
quand il serait emmené par les agents de police. On se serrait à
s’étouffer ; les rues étroites étaient complètement obstruées. En
ce moment, l’ardeur des uns à revenir en courant sur le devant de
la maison, les efforts inutiles des autres pour se dégager de la
foule, firent perdre de vue l’assassin, quoique chacun fût plus
avide que jamais de voir opérer cette capture.

Intimidé par les cris furieux de la multitude, Sikes, qui ne
voyait plus aucun moyen de s’évader, s’était accroupi sur le toit.
Quand il s’aperçut de la nouvelle direction que prenait la foule,
il se décida à profiter vite de l’occasion qui s’offrait, et se
releva, résolu à faire un dernier effort pour sauver sa vie, en se
jetant dans le fossé et en tâchant, au risque de se noyer dans la
vase, de s’échapper à la faveur du désordre et de l’obscurité.

Stimulé par le bruit qu’il entendit dans la maison et qui
annonçait qu’on en avait forcé l’entrée, il mit le pied contre une
cheminée pour se donner plus de force, afin d’attacher solidement
un des hauts de la corde au tuyau, et fit à l’autre bout un noeud
coulant, à l’aide de ses dents et de ses mains. Ce fut l’affaire
d’une seconde. Il allait pouvoir descendre jusqu’à quelques pieds
du sol, et il tenait à sa main son couteau ouvert, pour couper la
corde dès qu’il serait en bas.

Au moment où il passait sa tête dans la noeud coulant pour la
fixer sous ses aisselles, et où le vieux monsieur, qui s’était
cramponné à la balustrade du pont pour résister à la foule et
garder sa position, élevait la voix pour dénoncer à ceux qui
l’entouraient cette tentative d’évasion ; en ce moment, disons-
nous, l’assassin, regardant derrière lui, éleva ses bras au-dessus
de sa tête avec terreur et poussa un cri qui n’était pas de ce
monde.

« Encore ces yeux ! » s’écria-t-il, il chancela, comme s’il était
frappé de la foudre, perdit l’équilibre, et tomba pardessus le
parapet ; le noeud coulant était autour de son cou ; la corde se
tendit sous son poids comme celle d’un arc ; avec la rapidité de la
flèche qu’il décoche, le brigand fit une chute de trente-cinq
pieds de haut. Il y eut une brusque secousse, un mouvement
convulsif de tous les membres, et l’assassin resta pendu, tenant
encore son couteau ouvert dans sa main crispée.

La vieille cheminée trembla du coup, mais résista bravement au
choc. Le cadavre de Sikes se balançait devant la lucarne de la
chambre où était enfermé Charlot, et celui-ci, écartant de la main
ce corps qui gênait sa vue, criait au secours et demandait en
grâce qu’on vînt le délivrer.

Un chien, qui ne s’était pas montré jusqu’alors, se mit à courir
sur le bord du toit en poussant des cris plaintifs, et, prenant
son élan, sauta sur les épaules du pendu ; il manqua son coup,
tomba dans le fossé, sur le dos, et se brisa la tête contre une
pierre qui fit jaillir sa cervelle.

CHAPITRE LI.
Plus d’un mystère s’éclaircit. - Proposition de mariage où il
n’est question ni de dot ni d’épingles.

Deux jours après les événements racontés dans le précédent
chapitre, Olivier se trouvait, à trois heures de l’après-midi,
dans une berline de voyage et roulait rapidement vers sa ville
natale. Avec lui se trouvaient Mme Maylie, Rose, Mme Bedwin et le
bon docteur. M. Brownlow suivait dans une chaise de poste, en
compagnie d’un personnage dont il n’avait pas dit le nom.

La conversation avait langui pendant le trajet, car Olivier était
dans un état d’agitation qui l’empêchait de réunir ses idées et
lui enlevait presque l’usage de la parole. Ceux qui
l’accompagnaient étaient en proie à la même anxiété et ne
parlaient pas davantage.

Il avait été, ainsi que les deux dames, mis au courant par
M. Brownlow de la nature des aveux arrachés à Monks, et, bien
qu’ils sussent que le but de leur voyage était d’achever l’oeuvre
si bien commencée, il y avait encore dans toute cette affaire
assez de mystère et d’obscurité pour les laisser dans une grande
perplexité.

Leur ami dévoué avait soigneusement empêché, avec l’aide de
M. Losberne, qu’ils n’apprissent rien des fatals événements qui
venaient de s’accomplir. « Il n’y a pas de doute, disait
M. Brownlow, qu’ils les connaîtront avant peu, mais le moment sera
peut-être plus favorable qu’à présent : il ne saurait être pire. »
Ils voyageaient donc en silence, l’esprit tout occupé du but
qu’ils poursuivaient en commun, sans être disposés le moins du
monde à s’entretenir du sujet qui absorbait leurs pensées.

Mais si Olivier était resté silencieux et plongé dans ses
réflexions tant qu’il avait suivi une route qui lui était inconnue
pour arriver à sa ville natale, avec quelle vivacité se
réveillèrent en lui les souvenirs d’autrefois, et combien
d’émotions lui firent battre le coeur, quand il se retrouva sur le
chemin qu’il avait parcouru à pied dans son enfance, pauvre
orphelin abandonné, sans un ami pour lui tendre la main, sans un
toit pour abriter sa tête !

« Voyez, voyez, s’écria-t-il en serrant vivement la main de Rose et
en mettant la tête à la portière ; voici la barrière que j’ai
escaladée, voici les haies le long desquelles je me glissai en
rampant pour éviter d’être surpris et ramené de force chez le
fabricant de cercueils ; voici là-bas le sentier, à travers champs,
qui mène à la vieille maison où j’ai passé mon enfance ! Oh !
Richard, Richard, mon cher ami d’autrefois, si seulement je
pouvais te voir maintenant !...

 Vous le verrez bientôt, dit Rose en prenant les mains d’Olivier ;
vous lui direz que vous êtes heureux, que vous êtes devenu riche,
et que votre plus grand bonheur est de venir le retrouver pour le
rendre heureux aussi !...

 Oui, oui, dit Olivier ; et puis nous l’emmènerons avec nous, nous
le ferons habiller et instruire, et nous l’enverrons dans une
paisible campagne où il deviendra grand et fort, n’est-ce pas ? »

Rose fit signe que oui, car elle ne pouvait parler en voyant
l’enfant sourire de bonheur à travers ses larmes.

« Vous serez douce et bonne pour lui comme vous l’êtes pour tout le
monde, dit Olivier ; les récits qu’il vous fera vous serreront le
coeur, je le sais ; mais qu’importe ? tout cela sera bien loin et
vous sourirez de plaisir, j’en suis sûr aussi, en songeant que
vous avez changé son sort, comme vous l’avez déjà fait pour moi.
Le pauvre Richard ! il m’a si bien dit : « Dieu te bénisse ! » alors
que je me sauvais ; moi aussi, ajouta Olivier, en éclatant en
sanglots, je lui dirai : « Dieu te bénisse maintenant ! » et je lui
montrerai combien ses paroles d’adieu m’ont été au coeur !... »

Quand ils approchèrent de la ville et qu’ils se furent engagés
dans ses rues étroites, ce ne fut pas chose facile que de modérer
les transports de l’enfant ; il revoyait la boutique de Sowerberry,
l’entrepreneur de pompes funèbres, telle qu’elle était jadis, mais
plus petite et moins imposante qu’elle ne l’était dans ses
souvenirs ; il retrouvait les magasins, les maisons qu’il avait si
bien connus, et qui lui rappelaient à chaque instant quelque petit
incident de sa vie d’enfant : la charrette de Gamfield, le
ramoneur, toujours la même, arrêtée à la porte du cabaret ; le
dépôt de mendicité, cette affreuse prison de son enfance, avec ses
étroites fenêtres donnant sur la rue ; sur le seuil de la porte, le
portier d’autrefois avec sa mine décharnée. En le voyant, Olivier
ne put réprimer un sentiment de terreur, puis se mit à rire de sa
sottise, puis à pleurer pour rire encore après ; il revoyait cent
figures de connaissance, tout enfin, comme s’il avait quitté ces
lieux la veille, et que son bonheur récent ne fut qu’un songe
délicieux.

Mais ce bonheur n’était point un songe ; ils s’arrêtèrent à la
porte du meilleur hôtel, devant lequel Olivier s’extasiait jadis,
le prenant pour un somptueux palais, mais qui lui parut maintenant
un peu déchu de sa grandeur et de son air imposant. M. Grimwig
était là, prêt à recevoir nos voyageurs ; il embrassa la jeune
demoiselle et aussi la vieille dame, à leur descente de voiture,
comme s’il était le grand-père de toute la société. Aimable et
souriant, il n’offrit pas une seule fois « de manger sa tête », pas
même quand il soutint à un vieux postillon qu’il connaissait mieux
que lui le plus court chemin pour aller à Londres, bien qu’il
n’eût fait ce trajet qu’une seule fois, et encore en dormant tout
le temps. Le dîner était servi, les chambres étaient préparées,
tout avait été disposé comme par enchantement pour les recevoir.

Néanmoins, dès que la première agitation fut passée, chacun
redevint silencieux et préoccupé comme pendant le voyage.
M. Brownlow ne vint pas les retrouver et se fit servir à dîner
dans une chambre à part. Les deux autres messieurs allaient et
venaient d’un air inquiet ou se parlaient à l’oreille. On vint
avertir Mme Maylie, qui sortit de la chambre et revint au bout
d’une heure avec les yeux rouges et gonflés. Toutes ces
circonstances troublaient et alarmaient Rose et Olivier, qui
n’étaient point dans le secret de ces nouvelles inquiétudes. Ils
restaient silencieux et étonnés, ou, s’ils échangeaient quelques
mots, c’était à voix basse, comme s’ils avaient peur d’entendre
même le son de leur voix.

Enfin, à neuf heures, quand ils commençaient à croire qu’ils ne
sauraient rien de plus ce jour-là, ils virent entrer M. Losberne
et M. Grimwig, suivis de M. Brownlow et d’un individu dont la vue
arracha presque à Olivier un cri de surprise, car on lui dit que
c’était son frère, et c’était ce même homme qu’il avait rencontré
un jour de marché à la porte d’une auberge, et qu’il avait aperçu
avec Fagin regardant à travers la fenêtre de sa petite chambre.
Cet homme lança à l’enfant étonné un regard plein de haine et
s’assit près de la porte. M. Brownlow, tenant des papiers à la
main, se dirigea vers la table près de laquelle étaient assis Rose
et Olivier.

« J’ai à remplir une pénible tâche, dit-il ; mais il faut que ces
déclarations, qui ont été signées à Londres, en présence de
témoins, soient reproduites ici en substance ; j’aurais voulu vous
épargner cette ignominie, mais il faut que nous les entendions de
votre propre bouche : vous savez pourquoi.

 Continuer, dit en se détournant l’individu auquel M. Brownlow
s’adressait. Dépêchons-nous ; j’en ai déjà assez fait, ce me
semble ; n’allez pas me garder longtemps ici.

 Cet enfant, dit M. Brownlow en posant la main sur la tête
d’Olivier, cet enfant est votre frère ; c’est le fils illégitime de
votre père, Edwin Leeford, auquel j’étais si attaché, et de la
pauvre Agnès Fleming, qui mourut en lui donnant le jour.

 Oui, dit Monks en regardant de travers Olivier qui tremblait de
tous ses membres, et dont on aurait pu entendre battre le coeur,
voilà leur bâtard.

 Le mot dont vous vous servez, dit sévèrement M. Brownlow, est un
reproche adressé à deux êtres que depuis longtemps la vaine
censure du monde ne peut plus atteindre ; c’est une insulte qui ne
peut plus déshonorer âme qui vive, sinon vous qui vous en rendez
coupable. Cet enfant est né dans cette ville ?

 Au dépôt de mendicité, répondit Monks ; du reste, vous avez là
son histoire, ajouta-t-il avec impatience en montrant du doigt les
papiers.

 Il faut que nous l’entendions de votre bouche, dit M. Brownlow
en promenant ses regards sur les témoins de cette scène.

 Alors, écoutez-moi, répondit Monks ; mon père étant tombé malade
à Rome, comme vous le savez, ma mère, dont il était depuis
longtemps séparé, partit de Paris pour aller le rejoindre et
m’emmena avec elle : c’était sans doute pour s’assurer la fortune
de mon père, car elle n’avait pas grande affection pour lui, ni
lui pour elle ; il ne nous reconnut pas, il avait déjà perdu
connaissance et resta assoupi jusqu’au lendemain, jour de sa mort.
Parmi ses papiers, il y en avait deux datés du jour où il était
tombé malade et renfermés dans une lettre à votre adresse. Il
avait écrit sur l’enveloppe qu’il ne fallait vous envoyer ces
papiers qu’après sa mort. L’un était une lettre à cette fille, à
Agnès, et l’autre un testament.

 Que disait-il dans cette lettre ? demanda M. Brownlow.

 La lettre ?... c’était une feuille de papier écrite dans tous les
sens, une espèce de confession générale des torts qu’il se
reprochait, et des prières au bon Dieu pour qu’il la prît sous sa
protection ; il l’avait trompée, à ce qu’il paraît, en lui disant
que certaines circonstances mystérieuses, qu’il lui expliquerait
plus tard, s’opposaient à son mariage immédiat avec elle ; et alors
elle avait été bon train, s’était fiée à lui, et beaucoup trop,
car elle y avait perdu l’honneur, que personne ne pouvait plus lui
rendre. Elle n’avait plus que quelques mois pour accoucher. Il lui
disait tout ce qu’il avait l’intention de faire pour cacher sa
honte s’il avait vécu ; et il la conjurait, s’il venait à mourir,
de ne pas maudire sa mémoire et de ne pas croire que les
conséquences fatales de cette faute retomberaient sur elle ou sur
son enfant, parce qu’il n’y avait que lui de coupable. Il lui
rappelait le jour ou il lui avait donné un médaillon et une bague
sur laquelle il avait fait graver le nom de baptême, laissant en
blanc la place où il espérait un jour faire ajouter le nom de
famille... Il la priait de garder cette bague, de la porter
toujours sur son coeur, comme elle avait fait jusque-là, et il
répétait plusieurs fois les mêmes mots, comme un homme qui a perdu
la tête, et je crois bien que c’était vrai.

 Quant au testament..., » dit M. Brownlow en voyant Olivier
pleurer à chaudes larmes.

Monks restait silencieux.

« Quant au testament, continua M. Brownlow à sa place, il était
conçu dans le même esprit que la lettre. Il y parlait des chagrins
que lui avait causés sa femme, des penchants coupables, des
dispositions vicieuses qu’il avait reconnus en vous, son fils
unique, qui aviez été nourri dans la haine de votre père. Il vous
laissait, ainsi qu’à votre mère, une rente de huit cents livres
sterling. Il faisait de sa fortune deux parts égales, l’une pour
Agnès Fleming, et l’autre pour l’enfant auquel elle donnerait le
jour. Si c’était une fille, la fortune lui revenait sans
conditions ; mais si c’était un fils, il était stipulé qu’à
l’époque de sa majorité il ne devait avoir souillé son nom d’aucun
acte public de déshonneur, de bassesse, de lâcheté ou de
méchanceté ; il voulait par là, disait-il, montrer à la mère la
confiance qu’il avait en elle et la conviction profonde où il
était que son enfant tiendrait d’elle un coeur noble et une nature
élevée. S’il était trompé dans son attente, alors il voulait que
la fortune vous revînt : car, dans le cas, mais dans le cas
seulement où ses deux fils seraient également pervers, il vous
reconnaissait un droit de priorité sur sa fortune, quoique vous
n’en eussiez aucun sur son coeur, puisque dès votre enfance vous
ne lui aviez jamais montré que de la froideur et de l’aversion.

 Ma mère, dit Monks en élevant la voix, fit ce que toute femme
eût fait à sa place : elle brûla le testament ; la lettre ne parvint
pas à son adresse ; ma mère la garda, ainsi que d’autres preuves,
pour le cas où l’on essayerait de nier la faute de la jeune fille ;
elle instruisit de tout le père d’Agnès, avec toutes les
circonstances aggravantes que lui dictait la haine violente dont
elle était animée et dont je la remercie. Le père, au désespoir,
se retira avec ses enfants au fond du pays de Galles, et changea
de nom pour que ses amis ne pussent jamais connaître le lieu de sa
retraite. Quelque temps après on le trouva mort dans son lit. Sa
fille s’était enfuie secrètement quelques semaines auparavant ; il
avait parcouru à pied les villes et les villages d’alentour, la
cherchant partout, et, persuadé qu’elle avait mis fin à ses jours
pour cacher son déshonneur, il était revenu chez lui et était mort
de chagrin le soir même. »

Il y eut ici un court moment de silence, jusqu’à ce que
M. Brownlow reprit le fil de la narration.

« Quelques années plus tard, dit-il, je reçus la visite de la mère
d’Édouard Leeford, de cette homme ici présent... À dix-huit ans,
il l’avait quittée, lui avait volé ses bijoux et son argent,
s’était fait joueur, escroc, faussaire, et s’était sauvé à Londres
où, depuis deux ans, il ne fréquentait que les êtres les plus
dégradés. Elle était atteinte d’une incurable et douloureuse
maladie, et désirait le revoir avant de mourir. Après de longues
et inutiles recherches, on parvint enfin à le découvrir, et il
partit avec elle pour la France.

 Elle y mourut, dit Monks, après de cruelles souffrances ; à son
lit de mort elle me révéla ses secrets et me légua la haine
mortelle qu’elle avait vouée à Agnès et à son enfant. C’était une
recommandation bien inutile, car il y avait déjà longtemps que
j’avais hérité de cette haine. Elle ne croyait pas au suicide de
la jeune fille ; elle était persuadée qu’Agnès avait eu un fils et
que ce fils était vivant. Je lui jurai que, si jamais je le
rencontrais sur mon chemin, je le poursuivrais, je ne lui
laisserais ni paix ni trêve, je m’acharnerais après lui avec une
infatigable animosité, j’assouvirais sur lui ma haine et je
foulerais aux pieds ce testament insultant, en traînant le fils de
l’adultère dans la boue de l’infamie, dussé-je le conduire
jusqu’au pied de la potence. Il s’est enfin trouvé sur mon chemin ;
j’avais bien commencé, et, sans les bavardages d’une coquine, je
serais arrivé à mon but.

Tandis que le scélérat exhalait sa rage impuissante en murmurant
d’affreuses imprécations, M. Brownlow, s’adressant aux témoins
épouvantés de cette scène, leur expliqua comment le juif avait été
le complice et le confident de cet homme ; comment il avait reçu,
pour faire tomber Olivier dans ses embûches, une somme
considérable dont il devait restituer une partie dans le cas où
l’enfant s’échapperait ; comme enfin, à la suite d’une discussion à
ce sujet, ils en étaient venus à s’assurer que c’était bien
Olivier qui était à la campagne chez Mme Maylie.

« Que sont devenus la bague et le médaillon ? dit M. Brownlow en
s’adressant à Monks.

 Ils m’ont été vendus par l’homme et la femme dont je vous ai
parlé. Ils les avaient volés à une vieille infirmière du dépôt qui
les avait pris sur le cadavre d’Agnès, répondit Monks sans lever
les yeux. Vous savez ce que j’en ai fait. »

M. Brownlow fit un signe à M. Grimwig, qui sortit aussitôt et
rentra bientôt poussant, devant lui Mme Bumble et tirant après lui
son infortuné mari.

« En croirai-je mes yeux ? s’écria M. Bumble jouant sottement
l’enthousiasme. N’est-ce point le petit Olivier ?... Oh ! Olivier,
si vous saviez comme j’ai été en peine de vous !...

 Taisez-vous, imbécile ! murmura Mme Bumble.

 C’est plus fort que moi, c’est plus fort que moi, madame Bumble,
répliqua le chef du dépôt de mendicité ; je ne puis pas m’empêcher,
moi qui l’ai élevé paroissialement, de sentir quelque chose en le
voyant ici, au milieu de dames et de messieurs d’une tournure si
distinguée ; j’ai toujours aimé cet enfant-là comme s’il était
mon... mon... mon grand-père, dit M. Bumble en s’arrêtant pour
chercher une comparaison exacte. Maître Olivier, mon ami, vous
souvenez-vous de ce brave monsieur en gilet blanc ? Ah !... il est
en paradis depuis huit jours... Nous l’avons porté en terre dans
un cercueil de chêne à poignées d’argent.

 Allons, monsieur, dit sévèrement M. Grimwig, trêve de sentiment !

 Je tâcherai de me modérer, monsieur, répondit M. Bumble. Comment
vous portez-vous, monsieur ? J’espère que vous êtes toujours en
parfaite santé ? »

Ce compliment s’adressait à M. Brownlow, qui, s’approchant du
respectable couple, demanda en désignant Monks :

« Connaissez-vous cet individu ?

 Non, répondit nettement Mme Bumble.

 Vous ne le connaissez probablement pas non plus ? dit M. Brownlow
en s’adressant au mari.

 Je ne l’ai jamais vu du ma vie, dit M. Bumble.

 Et vous ne lui avez rien vendu sans doute ?

 Non, répondit Mme Bumble.

 Vous n’avez sans doute jamais eu non plus en votre possession
certain médaillon d’or avec une bague ? dit M. Brownlow.

 Non certainement, répondit la matrone. Nous avez-vous fait venir
pour nous adresser de si sottes questions ?

M. Brownlow fit un nouveau signe à M. Grimwig, qui sortit
aussitôt, comme précédemment : mais cette fois il ne ramena pas
avec lui un couple si vigoureux ; il était suivi de deux vieilles
paralytiques qui chancelaient et trébuchaient à chaque pas.

« Vous avez eu soin de fermer la porte la nuit où mourut la vieille
Sally, dit la première des deux infirmes en levant sa main
tremblante, mais vous n’avez pas pu boucher les fentes de la porte
et nous empêcher d’entendre ce qui se disait.

 Non, non, dit l’autre en regardant autour d’elle et en remuant
ses mâchoires veuves de leurs dents, vous n’avez pas bien pris vos
précautions.

 Nous l’avons bien entendue, reprit la première, essayer de vous
dire ce qu’elle avait fait ; nous vous avons vue prendre un papier
qu’elle tenait à la main, et le lendemain nous vous avons guettée
quand vous avez été au mont-de-piété.

 Oui, ajouta la seconde, et on vous a remis un médaillon et une
bague d’or ; nous étions sur vos talons, oui, nous étions sur vos
talons.

 Et nous en savons plus long encore, dit la première ; la vieille
Sally nous avait dit, longtemps auparavant, ce que cette jeune
femme lui avait conté, à savoir : qu’elle était en route pour aller
mourir près de la tombe du père de son enfant, car elle sentait
bien qu’elle ne survivrait pas à son malheur, et c’est alors
qu’elle est accouchée au dépôt de mendicité.

 Voulez-vous que l’on fasse venir le commissionnaire au mont-de-
piété ? demanda M. Grimwig en faisant un pas vers la porte.

 Non, répondit Mme Bumble. Puisque cet homme, dit-elle en
désignant Monks, a eu la lâcheté de tout avouer, comme je n’en
doute pas, et que vous avez su tirer les vers du nez de ses
vieilles gueuses-là, je n’ai plus rien à dire. Eh bien ! oui, j’ai
vendu ces objets, et ils sont quelque part où vous ne pourrez
jamais les retrouver ; et puis après ?

 Rien, répondit M. Brownlow, sinon qu’à présent c’est notre
affaire de veiller à ce que vous n’occupiez, plus jamais, vous ou
votre mari, un poste de confiance. Vous pouvez vous retirer.

 J’espère, dit M. Bumble d’un air piteux, tandis que M. Grimwig
sortait avec les deux vieilles femmes, j’espère que cette
malheureuse petite circonstance ne me privera pas de mes fonctions
paroissiales ?

 Si vraiment, répondit M. Brownlow ; mettez-vous bien cela dans la
tête, et estimez-vous heureux qu’il n’en soit que cela.

 C’est Mme Bumble qui a tout fait, dit l’ex-bedeau après s’être
prudemment assuré que sa femme était déjà sortie ; c’est elle qui
l’a voulu absolument.

 Ce n’est pas une excuse, répliqua M. Brownlow. Vous étiez
présent quand ces objets ont été jetés dans la rivière ; et
d’ailleurs, aux yeux de la loi, c’est vous qui êtes le plus
coupable. La loi suppose que votre femme n’agit que d’après vos
conseils.

 Si la loi suppose cela, dit M. Bumble en serrant son chapeau
entre ses mains, la loi n’est qu’une... une idiote. S’il en est
ainsi aux yeux de la loi, c’est qu’elle s’est pas mariée, et ce
que je puis lui souhaiter de pis, c’est d’en faire l’expérience ;
cela lui ouvrirait les yeux. »

Cela dit en appuyant sur les mots, M. Bumble enfonça son chapeau
sur sa tête, mit ses mains dans ses poches et descendit retrouver
sa femme.

« Mademoiselle, dit M. Brownlow en s’adressant à Rose, donnez-moi
la main ; n’ayez pas peur ; les quelques mots que j’ai encore à vous
dire ne sont pas faits pour vous effrayer.

 S’ils me concernent personnellement, dit Rose, bien que j’ignore
comment, laissez-moi, je vous prie, les entendre une autre fois ;
je n’ai plus ni force ni courage.

 Vous avez plus d’énergie que cela, j’en suis sûr, répondit le
vieux monsieur en lui prenant le bras et en le passant sous le
sien. Connaissez-vous cette jeune demoiselle, monsieur ?

 Oui, répondit Monks.

 Je ne vous ai jamais vu, dit Rose d’une voix faible.

 Je vous ai vue souvent, répliqua Monks.

 Le père de la malheureuse Agnès avait deux jeunes filles, dit
M. Brownlow ; qu’est devenue la seconde, celle qui était encore
enfant, à la mort de son père ?

 Cette enfant, répondit Monks, après avoir perdu son père, dans
un pays où elle n’était connue de personne, n’ayant pas une
lettre, pas un livre, pas un chiffon de papier qui pût la mettre
sur la trace de sa famille ou de ses amis, fut recueillie par de
pauvres paysans qui en prirent soin comme de leur propre fille.

 Continuez, dit M. Brownlow en faisant signe à Mme Maylie
d’approcher. Continuez !

 Il vous fut impossible de découvrir sa retraite, dit Monks ; mais
là où l’amitié échoue, parfois la haine réussit ; après une année
de recherches, ma mère parvint à découvrir cette enfant.

 Elle la prit avec elle, n’est-ce pas ?

 Non. Ces braves gens étaient pauvres et commençaient, du moins
le mari, à se lasser de leur humanité ; aussi leur laissa-t-elle
l’enfant, en leur donnant une petite somme d’argent avec laquelle
ils ne pouvaient pas aller loin, en leur promettant de leur en
envoyer davantage, mais bien décidée à n’en rien faire. Comme leur
mécontentement et leur misère n’étaient pas pour elle une garantie
suffisante du malheur de cette petite fille, elle leur conta
l’histoire du déshonneur de la soeur, en y ajoutant les détails
les plus odieux, et les engagea à surveiller l’enfant de près car
elle était le fruit d’une union illégitime, et tournerait mal tôt
ou tard. Ces pauvres gens crurent à ce récit, et l’enfant traîna
une existence assez misérable pour nous satisfaire, jusqu’à ce
qu’une dame veuve, qui habitait alors Chester, la vit par hasard,
en eut pitié, et la prit avec elle. En dépit de tous nos efforts,
l’enfant resta près de cette dame et fut heureuse ; je la perdis de
vue il y a deux ou trois ans, et je n’ai retrouvé ses traces que
depuis quelques mois.

 La voyez-vous maintenant ?

 Oui ; elle est appuyée sur votre bras.

 Mais elle n’en est pas moins ma nièce, s’écria Mme Maylie en
serrant Rose sur son coeur ; elle n’en est pas moins mon enfant
bien-aimée ; je ne voudrais pas la perdre maintenant, pour tous les
trésors du monde. Ma douce compagne, ma chère fille...

 Vous avez été ma seule amie, dit Rose, la plus affectueuse, la
meilleure des amies ; mon coeur est suffoqué par l’émotion, je ne
puis supporter tout cela.

 Et vous, lui dit Mme Maylie en l’embrassant tendrement, vous
avez toujours été pour moi la meilleure et la plus charmante
fille, et vous avez toujours fait le bonheur de tous ceux qui vous
ont connue. Allons, mon amour, pensez aussi à ce pauvre enfant,
qui veut vous serrer dans ses bras. Tenez ! tenez ! voyez-le.

 Elle n’est pas pour moi une tante, dit Olivier en lui passant
ses bras autour du cou, mais une soeur, une soeur chérie ; oh !
Rose, dès que je vous ai connue, mon coeur me disait que je devais
vous aimer ainsi. »

Respectons les larmes que versèrent ces deux orphelins, et les
paroles entrecoupées qu’ils échangèrent en tombant dans les bras
l’un de l’autre : ils retrouvaient et perdaient au même instant un
père, une mère, une soeur ; leur joie était mêlée de douleur, et
pourtant leurs larmes n’étaient pas amères : car la douleur même
qui s’élevait dans leur âme était si bien adoucie par les doux et
tendres souvenirs qui l’accompagnaient, qu’elle dépouillait toute
sensation de peine, pour devenir seulement un plaisir solennel.

Ils restèrent longtemps seuls ; enfin on frappa doucement à la
porte ; Olivier l’ouvrit, et, s’éloignant rapidement, céda la place
à Henry Maylie.

« Je sais tout, dit celui-ci, en s’asseyant près de l’aimable jeune
fille. Chère Rose, je sais tout. Je ne suis pas ici par hasard,
ajouta-t-il après un long silence ; ce n’est pas aujourd’hui que
j’ai tout appris, mais hier, seulement hier. Devinez-vous que je
suis venu pour vous faire souvenir de votre promesse ?

 Arrêtez, dit Rose ; vous savez tout, dites-vous ?

 Tout. Vous m’avez permis de vous entretenir encore une fois du
sujet de notre dernière entrevue.

 Oui.

 Je me suis engagé à ne pas insister pour modifier votre
détermination et à vous demander seulement de me la faire
connaître encore une fois ; j’ai promis de mettre à vos pieds ma
position et ma fortune, et de ne rien dire ni rien faire pour vous
ébranler, si vous persistiez dans votre première résolution.

 Les mêmes motifs qui me décidèrent alors me décident encore
maintenant, dit Rose avec fermeté ; je comprends ce soir, mieux que
jamais, quels sont mes devoirs envers celle dont la bonté m’a
arrachée aux souffrances et à la misère. C’est une lutte, dit
Rose, mais c’est une lutte dont je suis fière ; c’est un coup
cruel, mais mon coeur saura le supporter.

 La découverte de ce soir... commença Henry.

 La découverte de ce soir, reprit doucement Rose, me laisse, en
ce qui vous concerne, dans la même position qu’auparavant.

 Vous voulez endurcir votre coeur contre moi, Rose, dit le jeune
homme.

 Oh ! Henry, Henry, dit la jeune fille en fondant en larmes, je
voudrais le pouvoir, je ne souffrirais pas tant.

 Alors, pourquoi vous infliger cette peine ? dit Henry en lui
prenant la main ; songez, chère Rose, songez à ce que vous avez
entendu ce soir.

 Et qu’ai-je entendu ? s’écria Rose ; que le sentiment du
déshonneur de sa famille troubla tellement mon père, qu’il
s’enfuit loin de tous ceux qu’il avait connus... Tenez, nous en
avons dit assez, Henry ; laissons là cet entretien.

 Pas encore, dit le jeune homme en la retenant au moment où elle
se levait ; espérances, désirs, projets, tout a changé pour moi,
excepté l’amour que je vous ai voué ; je ne vous offre plus un rang
élevé au milieu des agitations du monde, de ce monde méchant et
envieux où l’on a à rougir d’autre chose que de ce qui est
vraiment honteux. Mais je vous offre un foyer et un coeur ; oui,
chère Rose, voilà tout ce que j’ai maintenant à vous offrir.

 Que signifie ce langage ? balbutia la jeune fille.

 Il signifie... que la dernière fois que je vous ai vue, je vous
ai quittée avec la ferme résolution d’aplanir tous les obstacles
imaginaires qui s’élevaient entre vous et moi, bien décidé, si le
monde dans lequel je vivais ne pouvait devenir le votre, à le
quitter pour être à vous, et à tourner le dos à quiconque
mépriserait votre naissance : c’est ce que j’ai fait ; ceux qui se
sont éloignés de moi pour ce motif, se sont éloignés de vous, et
m’ont ainsi prouvé que jusque-là vous aviez raison. Tel protecteur
puissant, tel parent influent qui me souriait alors, me regarde
maintenant avec froideur ; mais il y a en Angleterre de riantes
campagnes et de beaux ombrages, et à côté d’une église de village,
de l’église dont je suis le pasteur, s’élève une habitation
rustique, où je serais plus fier de vivre avec vous, chère Rose,
qu’au milieu de toutes les splendeurs du monde ; voilà mon rang,
voilà ma position actuelle que je mets en ce moment à vos pieds.

* * * * *

 C’est bien désagréable pour un souper d’attendre après des
amoureux, dit M. Grimwig, qui venait de faire un somme, avec son
mouchoir de poche sur la tête. »

À dire vrai, le souper attendait depuis un temps déraisonnable ; ni
Mme Maylie, ni Henry, ni Rose, qui entrèrent tous au même moment,
n’avaient la moindre excuse à alléguer.

 Je songeais sérieusement à manger ma tête ce soir, dit
M. Grimwig : car je commençais à croire que je n’aurais pas autre
chose. Je prendrai la liberté, avec votre permission, de faire mon
compliment à la jeune fiancée. »

M. Grimwig, sans plus de cérémonie, embrassa Rose, qui se mit à
rougir ; l’exemple devint contagieux, et fut suivi par le docteur
et par M. Brownlow. Quelques personnes assurent qu’Henry Maylie en
avait déjà fait autant dans la pièce voisine ; mais les meilleures
autorités s’accordent à dire que c’est une méchanceté pure ; il
était si jeune, et un pasteur encore !

« Olivier, mon enfant, dit Mme Maylie, d’où venez-vous, et pourquoi
avez-vous l’air si affligé ? Vous avez encore des larmes dans les
yeux ; qu’est-ce que vous avez donc ? »

Que de déceptions dans ce monde ! Hélas ! nos plus chères
espérances, celles qui font le plus d’honneur à notre nature, sont
souvent celles qui sont brisées les premières. Le pauvre Richard
était mort !

CHAPITRE LII
La dernière nuit que le juif a encore à vivre.

La cour d’assises, du plancher jusqu’au plafond, était pavée de
figures humaines ; il n’y avait pas un pouce de terrain qui ne
présentât une paire d’yeux tout grands ouverts. Depuis la barre
placée devant le tribunal, jusqu’aux coins les plus reculés des
galeries, tous les regards étaient fixés sur un seul homme... le
juif, devant lui, derrière lui, à droite, à gauche, en tout sens.
Il était là, debout, encadré dans un firmament émaillé d’yeux
étincelants.

Il était là, au milieu de cette gloire de lumière vivante, une
main appuyée sur la balustrade de bois placée devant lui, l’autre
posée derrière son oreille, la tête penchée en avant pour saisir
plus distinctement chaque mot prononcé par le président, qui
faisait le résumé de l’affaire ; parfois il dirigeait ses regards
vers les jurés, pour observer l’effet que produisait sur eux la
circonstance la plus légère en sa faveur, et, quand les charges
qui pesaient sur lui étaient prouvées avec une clarté terrible, il
regardait son avocat comme pour lui adresser un appel muet et le
supplier de tenter encore un effort pour le sauver. C’était sa
seule manière de trahir son anxiété, car il ne faisait pas un
mouvement ; il n’avait presque pas bougé depuis le commencement du
procès, et, quand le président cessa de parler, il garda la même
attitude et resta immobile et attentif, les yeux toujours fixés
sur lui, comme s’il l’écoutait encore.

Un léger mouvement dans la cour le rappela au sentiment de sa
position ; il regarda autour de lui. Les jurés étaient réunis pour
délibérer. Il promena ses regards sur la galerie et put voir que
les gens montaient les uns sur les autres pour apercevoir sa
figure : ceux-ci braquaient sur lui leurs lorgnettes, tandis que
ceux-là, sur le visage desquels se peignaient l’horreur et le
dégoût, s’entretenaient à voix basse avec leurs voisins. Quelques-
uns, c’était le petit nombre, semblaient ne pas faire attention à
lui et attendre avec impatience le verdict du jury, en s’étonnant
de la lenteur de la délibération. Mais il n’y avait pas dans
l’auditoire, même parmi les femmes qui se trouvaient là en grand
nombre, une seule figure sur laquelle il pût lire la moindre
sympathie pour lui, ou dont l’expression trahit autre chose que le
vif désir de le voir condamner.

Tandis qu’il considérait tout cela d’un oeil égaré, un profond
silence se fit tout à coup ; il regarda derrière lui et vit que les
jurés s’étaient retournés du côté du président. C’était seulement
pour demander la permission de se retirer.

Il les considéra attentivement, un à un, à mesure qu’ils
sortaient, pour tâcher de deviner de quel côté pencherait la
majorité ; ce fut en vain. Le geôlier lui toucha l’épaule ; il le
suivit machinalement jusqu’au prétoire et s’assit. Si on ne lui
avait montré le siège placé devant lui, il ne l’eût pas aperçu.

Il regarda encore du côté de la galerie. Parmi les spectateurs,
les uns étaient en train de manger, les autres s’éventaient avec
leurs mouchoirs, car il faisait très chaud dans la salle. Un jeune
homme était occupé à crayonner sur un album les traits de
l’accusé ; curieux de savoir si le croquis était ressemblant, et,
profitant d’un moment où l’artiste était occupé à tailler son
crayon, il se pencha pour regarder l’esquisse, comme eût pu le
faire un spectateur indifférent.

De même, quand il dirigeait ses regards vers le juge, il était
tout occupé d’examiner son costume en détail, de rechercher ce que
ça pouvait coûter, comment ça se mettait, etc.

Il avisa un vieux monsieur qui rentrait après une demi-heure
d’absence ; il se demanda si cet homme était sorti pour aller
dîner, où il avait été, ce qu’il s’était fait servir, et continua
de se livrer à ce genre de réflexions insouciantes, jusqu’à ce
qu’un nouvel objet attirât son attention, pour faire naître en lui
d’autres pensées tout aussi saugrenues.

Ce n’était pas que, pendant tout ce temps, il eût pu se soustraire
un instant à l’effroyable idée que sa fosse était ouverte à ses
pieds ; cette pensée était toujours présente à son esprit, mais
d’une manière vague et générale, et il ne pouvait y arrêter son
esprit. Ainsi, tandis qu’il frissonnait de terreur et devenait
rouge comme le fer en songeant qu’il allait bientôt mourir, il se
mettait involontairement à compter les barreaux de la grille du
tribunal, s’étonnait d’en voir un cassé et se demandait si on le
raccommoderait ou si on le laisserait comme ça. Il songeait avec
horreur à l’échafaud, à la potence, puis s’arrêtait pour regarder
un homme qui arrosait les dalles afin de les rafraîchir, et
revenait ensuite à ses sinistres pensées.

Enfin on entendit crier : « Silence ! » et chacun retint sa
respiration en portant ses regards vers la porte. Les jurés
rentrèrent et passèrent tout près de lui ; il ne put rien lire sur
leurs visages : ils étaient impassibles comme le marbre. Un profond
silence s’établit... pas un mouvement... pas un souffle...
« L’accusé est coupable. »

Des cris frénétiques éclatèrent dans tout l’auditoire, cris
répétés bientôt par la foule qui encombrait les abords du
tribunal, par la populace enchantée d’apprendre que le juif serait
pendu le lundi suivant.

Le tumulte s’apaisa, et on demanda au criminel s’il avait quelque
observation à faire sur l’application de la peine. Il avait repris
son attitude attentive et regardait de tous ses yeux celui qui lui
adressait cette question ; il fallut pourtant la lui répéter deux
fois avant qu’il eût l’air de l’entendre, et alors il murmura à
voix basse qu’il était... un vieillard... un vieillard... Il ne
put dire autre chose et redevint silencieux.

Le juge se couvrit du bonnet noir ; le juif ne bougea pas ; il avait
conservé la même indifférence apparente. Cette sinistre formalité
arracha un cri à une femme de la galerie. Le juif regarda vivement
de ce côté, comme s’il était fâché de cette interruption, et se
pencha en avant d’un air encore plus attentif. Les paroles qu’on
lui adressait étaient solennelles et émouvantes, la sentence
horrible à entendre ; mais il restait immobile comme une statue,
sans qu’un seul muscle de son visage se mît en jeu. L’oeil hagard,
il restait penché en avant, la mâchoire pendante, quand le geôlier
lui toucha le bras et lui fit signe de le suivre. Il regarda un
instant autour de lui d’un air hébété, et obéit.

On lui fit traverser une salle basse où quelques prisonniers
attendaient leur tour de passer en jugement, tandis que d’autres
causaient avec leurs amis, à travers la grille qui donnait sur la
cour. Il n’y avait là personne pour lui parler, à lui, et quand il
passa, les prisonniers se reculèrent, pour que les gens qui
s’étaient accrochés à la grille pussent mieux le voir. Ils
l’accablèrent d’injures, se mirent à crier, à siffler ; il leur
montrait le poing et leur aurait craché au visage, si ses gardiens
ne l’eussent entraîné par un sombre couloir, à peine éclairé de
quelques quinquets, jusqu’à l’intérieur de la prison.

Là, on le fouilla pour s’assurer qu’il n’avait rien sur lui qui
lui permît de devancer son supplice ; puis on le mena dans une des
cellules des condamnés à mort, et on l’y laissa... seul.

Il s’assit sur un banc de pierre placé en face de la porte et qui
servait à la fois de siège et de lit ; puis, fixant à terre ses
yeux injectés de sang, il essaya de rappeler ses souvenirs. Au
bout de quelque temps, il parvint à recueillir quelques lambeaux
de phrases de l’allocution que lui avait adressée le juge, phrases
dont il avait cru, sur le moment, n’avoir pas entendu un mot. Peu
à peu ses souvenirs se complétèrent, se coordonnèrent dans sa
tête : « Condamné à être pendu par le cou jusqu’à ce que mort
s’ensuive. » C’étaient bien là les derniers mots qu’on lui avait
adressés : « condamné à être pendu par le cou jusqu’à ce que mort
s’ensuive. » Comme il commençait à faire nuit, il se mit à penser à
tous les gens qu’il avait connus qui étaient morts sur
l’échafaud... quelques-uns par sa faute... Ils lui revenaient en
mémoire avec une telle rapidité, qu’il pouvait à peine les
compter. Il y en avait qu’il avait vus mourir et dont il s’était
moqué, parce qu’ils étaient morts avec une prière sur les lèvres.
Quel drôle de bruit leurs pieds avaient fait en ratissant les
planches, quand ils avaient été lancés dans l’espace ! Quel
changement soudain, quand un instant avait fait de ces hommes
forts et vigoureux une masse de chiffons, pendillant au bout d’une
corde !

Quelques-uns d’entre eux avaient probablement occupé cette
cellule... s’étaient assis sur ce banc de pierre. Comme il fait
sombre ! pourquoi n’apporte-t’on pas de lumière ? Il y a des siècles
que cette cellule est construite... combien d’hommes ont dû y
passer leurs dernières heures ! On se croirait couché dans une cave
jonchée de cadavres... N’est-ce pas là le bonnet, le noeud
coulant, les bras garrottés, ces figures qu’il reconnaît jusque
sous le voile hideux qui les cache ?... De la lumière ! de la
lumière !

À la fin, quand il se fut bien meurtri les mains à force de
frapper contre la porte massive ou contre les murs, deux hommes
parurent, l’un tenant une chandelle qu’il fourra dans un
chandelier de fer fixé à la muraille, l’autre traînant un matelas
sur lequel il passerait la nuit : car le prisonnier ne devait plus
être perdu de vue un seul instant.

La nuit vint... sombre, sinistre, silencieuse ; ceux qui veillent
aiment à entendre sonner les horloges des églises, car elles leur
annoncent le réveil de la vie et l’approche du jour ; mais pour le
juif, elles n’annonçaient que désespoir. Tout son de cloche était
un tintement d’agonie ; chaque coup apportait à son oreille ce son
monotone, profond et sourd... _mort !_ À quoi lui servaient le
bruit et le mouvement du joyeux réveil du jour, qui pénétrait même
là, jusqu’à lui ? ce n’était qu’une autre forme de glas funèbre qui
lui rappelait sa fin, avec un carillon moqueur par-dessus le
marché.

Le jour passe... un jour ? Il n’est pas possible que ce soit un
jour. Il est à peine venu que le voilà déjà parti. La nuit vint à
son tour, nuit à la fois si longue par son affreux silence, et si
courte par la rapidité avec laquelle fuyaient les heures ! Tantôt,
dans son délire, il s’emportait en blasphèmes ; tantôt il hurlait
et s’arrachait les cheveux. Des hommes respectables, de sa
religion, étaient venus prier près de lui ; il les avait chassés
avec des imprécations ; ils renouvelèrent leurs efforts
charitables, et il les chassa cette fois en les battant.

Vint le samedi soir ; il n’avait plus qu’une nuit à vivre après ;
comme il y songeait, le jour parut ; on était au dimanche. Ce ne
fut que le soir de ce dernier et terrible jour que la pensée de sa
situation désespérée, et de l’effroyable dénoûment auquel il
touchait, s’offrit à son esprit dans toute son horreur : non qu’il
eût eu un seul instant l’espoir d’être gracié ; mais il n’avait
jusqu’alors entrevu que d’une manière vague la possibilité de
mourir sitôt.

Il n’avait presque jamais adressé la parole aux deux gardiens qui
se relevaient tour à tour pour le surveiller, et qui, de leur
côté, ne faisaient rien pour attirer son attention. Il s’était
tenu immobile sur son banc, rêvant tout éveillé. Maintenant il se
levait à chaque instant, la peau brûlante et l’écume à la bouche,
et parcourait convulsivement son étroite cellule dans un tel
paroxysme de terreur et de colère, que ses gardiens eux-mêmes,
bien que familiarisés avec de tels spectacles, reculaient
d’horreur et d’épouvante. Enfin, il devint si effrayant qu’un seul
homme ne suffît plus pour le surveiller, et que les deux geôliers
restèrent ensemble près de lui.

Il s’étendit sur sa couche de pierre et pensa au passé ; il avait
été blessé, le jour de sa capture, par quelques-uns des
projectiles que lui avait lancés la foule ; sa tête était
enveloppée de bandes ; ses cheveux roux retombaient sur son visage
livide, et sa barbe inculte était hideuse à voir ; ses yeux
brillaient d’un feu terrible ; sa peau rugueuse et sale était toute
craquelée par la fièvre qui le consumait. Huit, neuf, dix heures :
si ce n’était pas une farce qu’on lui faisait pour l’effrayer, si
c’étaient bien de vraies heures qui sonnaient ainsi l’une après
l’autre, où serait-il quand les aiguilles auraient fait le tour du
cadran ? Onze heures. Le son de l’heure précédente vibrait encore à
son oreille. Le lendemain, à huit heures, il marcherait à la mort,
sans autre ami pour suivre ses funérailles que lui-même. Et à onze
heures, ...

Ces murs redoutables de Newgate, qui ont dérobé tant de
souffrances, tant d’inexprimables angoisses, non seulement aux
yeux, mais encore et trop longtemps à la pensée des hommes,
n’avaient jamais été témoins d’une scène pareille... Les gens qui
passaient le long de la prison, et qui se demandaient peut-être ce
que faisait en ce moment le criminel qui devait être pendu le
lendemain, n’en auraient pas fermé l’oeil de la nuit, s’ils
avaient pu seulement le voir tel qu’il était alors au fond de sa
cellule.

Pendant toute la soirée, de petits groupes de deux ou trois
personnes vinrent à chaque instant, à la porte de la prison,
demander d’un air inquiet si l’on avait reçu avis d’une
commutation de peine ; on leur répondait que non, et ils se
hâtaient d’aller faire part de cette bonne nouvelle aux gens qui
stationnaient en foule dans la rue ; on se montrait la porte par où
sortirait le condamné, l’endroit où s’élèverait la potence. Vers
minuit, la foule s’écoula comme à regret, et peu à peu la rue
redevint déserte et silencieuse.

On avait fait évacuer les abords de Newgate, et disposé quelques
solides barrières peintes en noir, pour contenir la foule sur
laquelle on comptait, quand M. Brownlow, accompagné d’Olivier, se
présenta au guichet de la prison, et exhiba un permis de pénétrer
jusqu’au condamné, signé d’un des shériffs : on le fit entrer sur-
le-champ.

« Est-ce que ce jeune monsieur vient avec vous ? demanda à
M. Brownlow l’homme chargé de les conduire à la cellule du juif ;
ce n’est pas un spectacle à montrer à un enfant, monsieur.

 Aussi ne venons-nous pas par curiosité, mon ami, répondit
M. Brownlow ; si je tiens à être introduit près du criminel, c’est
à cause de cet enfant, qui l’a connu dans le temps qu’il
poursuivait avec succès la carrière de ses forfaits. J’ai cru
qu’il était bon de le lui faire voir en ce moment, dût-il en
éprouver quelque peine et quelque frayeur. »

M. Brownlow avait dit ces quelques mots assez bas pour qu’Olivier
ne pût les entendre. L’homme porta la main à son chapeau, et,
regardant les deux visiteurs avec une certaine curiosité, ouvrit
une porte en face de celle par laquelle ils étaient entrés, et les
conduisit jusqu’aux cellules par des couloirs sombres et tortueux.

« C’est par ici, dit-il en s’arrêtant dans un endroit obscur où
deux ouvriers étaient en train de faire en silence quelques
préparatifs ; c’est par ici. qu’il doit passer. Vous pouvez voir
d’ici la porte par laquelle il doit sortir. »

Il leur fit traverser une cuisine pavée, garnie de la batterie de
cuivre nécessaire pour préparer la nourriture des prisonniers, et
leur montra du doigt une porte. Près de là était, en haut, une
grille ouverte où l’on entendait des voix et des coups de
marteaux : on était en train de monter l’échafaud. De là, ils
passèrent dans une cour, après avoir franchi plusieurs lourdes
portes à chacune desquelles se trouvait un geôlier ; ils montèrent
quelques marches et arrivèrent dans un corridor le long duquel on
voyait une rangée de portes massives. Le geôlier leur fit signe de
s’arrêter, et frappa à une des cellules avec son trousseau de
clefs ; les deux gardiens du juif, après un court entretien à voix
basse, sortirent dans le corridor en s’étirant les membres,
satisfaits d’avoir un moment de répit, et firent signe aux
visiteurs de suivre le geôlier dans la cellule.

Le condamné était assis sur son lit et se balançait à droite et à
gauche, moins semblable à un homme qu’à une bête féroce ; il était
évidemment absorbé par le souvenir de sa vie passée, car il
continua à marmotter des paroles incohérentes, sans paraître
s’apercevoir de la présence des nouveaux venus, qu’il prenait
sans doute pour des personnages imaginaires qui jouaient un rôle
dans sa vision.

« Bravo ! Charlot, disait-il... c’est un coup de maître... et
Olivier donc... ah ! ah ! ah !... et Olivier donc... le voilà devenu
un monsieur... Menez coucher cet enfant. »

Le geôlier prit la main d’Olivier, lui dit tout bas de n’avoir pas
peur, et continua à regarder sans parler.

« Menez-le coucher, dit le juif, m’entendez-vous ? il a été... la
cause indirecte de tout ceci...ça me vaudra de l’argent d’en faire
un voleur... Guillaume, coupe la gorge à Bolter... ne t’inquiète
pas de la jeune fille... coupe la gorge à Bolter... enfonce tant
que tu pourras... scie-lui la tête.

 Fagin ! dit le geôlier.

 Me voici, dit le juif, en reprenant aussitôt l’air attentif
qu’il avait gardé pendant son procès ; je suis un vieillard,
milord, un pauvre vieillard.

 Voici, dit le geôlier en lui posant la main sur la poitrine pour
le faire asseoir, voici quelqu’un qui veut vous voir et vous faire
quelques questions, je suppose. Fagin ! Fagin ! êtes-vous un homme ?

 Je ne le serai plus longtemps, dit le juif en levant la tête
avec une expression de rage et de terreur. Malédiction sur eux
tous ! Quel droit ont-ils de m’envoyer à la boucherie ? »

Comme il disait ces mots, il aperçut Olivier et M. Brownlow, et se
reculant jusqu’au bout du banc, il demanda ce qu’ils faisaient là.

« Du calme, Fagin, dit le geôlier en le maintenant sur le banc,
Dites ce que vous voulez dire, monsieur ; mais dépêchez-vous, s’il
vous plaît, car il devient de plus en plus furieux.

 Vous avez des papiers, dit M. Brownlow en s’approchant, qui vous
ont été confiés pour plus de sûreté par un individu appelé Monks.

 C’est un mensonge tout du long, répondit le juif ; je n’en ai
pas, je n’en ai jamais eu.

 Pour l’amour de Dieu, dit M. Brownlow d’un ton solennel, ne
parlez pas ainsi à cette heure suprême, mais dites-moi où ils
sont. Vous savez que Sikes est mort, que Monks a tout avoué, que
vous n’avez aucun intérêt à rien cacher. Où sont ces papiers ?

 Olivier, dit le juif, en faisant signe à l’enfant, venez près de
moi, que je vous parle à l’oreille.

 Je n’ai pas peur, dit Olivier à voix basse, en quittant la main
de M. Brownlow.

 Les papiers, lui dit le juif en l’attirant près de lui, sont
dans un sac de toile, caché dans un trou, au-dessus de la cheminée
de la chambre du premier étage. J’ai à vous parler, mon ami ; je
veux vous dire un mot.

 Oui, oui, répondit Olivier ; laissez-moi faire une prière ;
faites-en seulement une à genoux avec moi, et nous causerons
ensuite jusqu’au matin.

 Sortez, sortez, dit le juif en poussant l’enfant vers la porte
et en jetant autour de lui des regards effarés, dites que j’ai été
me coucher pour dormir ; ils vous croiront. Vous...vous pouvez me
tirer d’ici... Vite, vite.

 Oh ! que Dieu pardonne à ce malheureux ! dit l’enfant en fondant
en larmes.

 C’est bien, nous y voilà, dit le juif. Sortons d’abord par cette
porte... Si je frissonne et si je tremble en passant devant la
potence, n’y faites pas attention... Mais hâtez le pas. Allons,
allons... dépêchons-nous...

 Avez-vous quelque autre question à lui faire ? demanda le
geôlier.

 Aucune, répondit M. Brownlow. Si j’avais l’espoir de le rappeler
au sentiment de sa situation...

 N’y comptez pas, monsieur, répondit le geôlier en secouant la
tête ; ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous retirer. »

Il ouvrit la porte de la cellule, et les gardiens rentrèrent.

« Dépêchons-nous, dépêchons-nous ! s’écria le juif ; plus vite, plus
vite. »

Les deux gardiens se saisirent de lui, lui firent lâcher Olivier
et le repoussèrent vers le fond de la cellule. Il se mit à se
débattre et à lutter avec l’énergie du désespoir, en poussant des
cris si perçants, que, malgré l’épaisseur des murs, M. Brownlow et
Olivier les entendirent jusque dans la rue.

Ils ne purent quitter la prison sur-le-champ, car Olivier était
presque sans connaissance après cette horrible scène, et si faible
que, pendant plus d’une heure, il ne put se soutenir.

Il commençait à faire jour quand ils sortirent ; il y avait déjà
foule sur la place ; les fenêtres étaient encombrées de gens
occupés à fumer ou à jouer aux cartes pour tuer le temps ; on se
bousculait dans la foule, on se querellait, on plaisantait : tout
était vie et mouvement, sauf un amas d’objets sinistres qu’on
apercevait au centre de la place : la potence, la trappe fatale, la
corde, enfin tous les hideux apprêts de la mort.

CHAPITRE LIII.
Et dernier.

Le sort de chacun des personnages qui ont figuré dans ce récit est
maintenant fixé, et quelques lignes suffiront à leur historien
pour achever de faire connaître ce qui les concerne.

Moins de trois mois après, Rose Fleming et Henry Maylie furent
mariés à l’église du village, théâtre futur du zèle pieux du jeune
pasteur ; le même jour ils prirent possession de leur nouvelle et
heureuse demeure.

Mme Maylie vint se fixer près de son fils et de sa belle-fille,
pour jouir paisiblement, pendant ses dernières années, de la plus
grande félicité qui soit réservée à la vieillesse et à la vertu :
celle de contempler le bonheur de ceux auxquels, pendant une vie
bien remplie, on a voué l’affection la plus vive, et auxquels on a
prodigué sans relâche les plus tendres soins.

Il paraît, d’après les renseignements les plus exacts, qu’en
partageant également entre Olivier et Monks les débris de la
fortune dont ce dernier s’était emparé, et qui n’avait jamais
prospéré dans ses mains, ni dans celles de sa mère, il devait leur
revenir à chacun trois mille livres sterling. En vertu des
dispositions du testament de son père, Olivier aurait eu le droit
de garder le tout ; mais M. Brownlow, pour ne pas enlever au fils
aîné la seule chance qui lui restât de s’arracher à sa vie de
désordres et de vivre honnêtement, proposa le partage égal de la
fortune, et son jeune pupille y consentit avec joie.

Monks garda son nom d’emprunt, partit pour l’Amérique, où il
dissipa bientôt ses ressources, retomba dans ses anciens
déportements, et, après avoir subi une longue détention pour
quelques nouvelles escroqueries, fut repris d’un accès de sa
maladie d’autrefois, et mourut en prison.

Les principaux membres de la bande de Fagin moururent aussi
misérablement, loin de leur patrie.

M. Brownlow adopta Olivier pour son fils et vint s’établir avec
lui et sa vieille ménagère à moins d’un mille du presbytère où
demeuraient ses bons amis ; il combla ainsi le seul voeu que pût
former encore le coeur dévoué et reconnaissant d’Olivier, et ils
formèrent une petite société étroitement unie et aussi heureuse
qu’il est possible de l’être ici-bas.

Peu après le mariage du jeune couple, le bon docteur retourna à
Chertsey, où, loin de ses vieux amis, il serait devenu chagrin et
maussade, si son tempérament et son humeur n’avaient pas résisté à
cette épreuve. Pendant deux ou trois mois il se contenta de donner
à entendre qu’il craignait fort que l’air de Chertsey ne convînt
pas à sa santé ; puis, trouvant en effet que le pays n’avait plus
pour lui d’attrait, il céda sa clientèle à un confrère, loua une
petite maison à l’entrée du village où son jeune ami était
pasteur, et retrouva comme par enchantement sa belle humeur et sa
santé. Il se mit à jardiner, à planter, à pêcher, à faire de la
menuiserie avec cette impétuosité qui faisait le fonds de son
caractère, et, dans chacun de ces exercices, il se fit une telle
réputation à dix lieues à la ronde, qu’on venait le consulter
comme une autorité incontestable.

Avant de quitter Chertsey, il s’était pris pour M. Grimwig d’une
sincère amitié que celui-ci lui rendit cordialement : aussi le bon
Grimwig vient-il le voir très souvent, et, dans chacune de ces
occasions, plante, pêche et fait de la menuiserie avec grande
ardeur, mais toujours d’une manière originale et qui n’appartient
qu’à lui, et il soutient toujours, en offrant de « manger sa tête »,
que sa méthode est la seule qui soit bonne. Les dimanches, il ne
manque pas de critiquer le sermon, à la barbe du jeune pasteur,
bien qu’il avoue en confidence à M. Losberne qu’il a trouvé le
sermon excellent, mais qu’il aime autant ne pas le dire.
M. Brownlow s’amuse souvent à le plaisanter sur l’horoscope qu’il
avait tiré d’Olivier, et à lui rappeler cette soirée où ils
étaient assis devant une table, la montre entre eux deux, en
attendant le retour de l’enfant ; mais M. Grimwig soutient qu’il ne
s’était pas trompé, à preuve qu’au bout du compte Olivier ne
revint pas ; et là-dessus il part d’un grand éclat de rire qui ne
fait qu’ajouter à sa bonne humeur.

M. Noé Claypole, après avoir été gracié pour avoir dénoncé le
juif, s’aperçut que le métier qu’il faisait n’était pas tout à
fait aussi sûr qu’il aurait pu le désirer, et songea aux moyens de
gagner sa vie sans pourtant se donner trop de peine ; tout
considéré, il se mit dans la police secrète, et il se fait là
dedans une jolie petite existence. Voici comment il s’arrange : il
sort le dimanche, à l’heure de l’office, en compagnie de Charlotte
décemment vêtue ; celle-ci tomba en faiblesse à la porte d’un
cabaret ; Noé, pour la faire revenir à elle, demande pour dix sous
d’eau-de-vie, que le cabaretier sert par bonté d’âme ; il verbalise
et assigne pour le lendemain le cabaretier philanthrope ; le sieur
Noé fait son rapport et empoche la moitié de l’amende. D’autres
fois, c’est lui qui s’évanouit, mais le résultat est le même.

M. et Mme Bumble, après leur destitution, tombèrent peu à peu dans
la dernière misère et finirent par se faire admettre comme pauvres
dans ce même dépôt de mendicité où ils avaient jadis régné en
maîtres. On a surpris M. Bumble à dire que son malheur et sa
dégradation ne lui laissaient pas même la force de se réjouir
d’être séparé de sa femme.

Quant à M. Giles et à Brittles, ils sont toujours à leur poste,
bien que le premier soit chauve et que le second ait blanchi. Ils
couchent au presbytère ; mais ils partagent si également leurs
soins entre Mme Maylie et ses enfants, Olivier, M. Brownlow et
M. Losberne, que les habitants du village n’ont pas encore pu
découvrir au service de quel ménage ils sont particulièrement
attachés.

Maître Charlot Bates, terrifié du crime de Sikes, se demanda si
après tout il ne valait pas mieux mener une vie honnête ; il rompit
avec son passé et résolut de l’effacer par une existence
laborieuse ; Il lutta et souffrit beaucoup dans les commencements !
mais, comme il savait se contenter de peu et qu’il avait de la
bonne volonté, il finit par réussir, et, après avoir été garçon de
ferme et charretier, il est aujourd’hui le plus joyeux éleveur du
Northamptonshire.

Et maintenant celui qui écrit ces lignes regrette de toucher au
terme de sa tâche et voudrait poursuivre encore le fil de cette
histoire.

J’aimerais à m’arrêter près de quelques-uns de ces personnages au
milieu desquels j’ai vécu si longtemps, et à partager leur bonheur
en tâchant de le dépeindre. Je voudrais montrer au lecteur Rose
Maylie, dans toute la fleur et la grâce d’une jeune ménagère,
répandant au milieu du cercle qui l’entoure le bonheur et la joie,
animant de sa gaieté le coin du feu pendant l’hiver et les
causeries sous les arbres pendant l’été. Je voudrais la suivre au
milieu des champs et entendre sa douce voix pendant les promenades
du soir, au clair de la lune. Je voudrais la suivre, bonne et
charitable au dehors et s’acquittant chez elle, douce et
souriante, de ses devoirs domestiques ; je voudrais retracer
l’affection qu’elle portait à l’enfant de sa pauvre soeur,
affection qu’Olivier lui rendait si bien pendant les longues
heures qu’ils passaient ensemble à s’entretenir des amis qu’ils
avaient si tristement perdus ; je voudrais, une fois encore,
rappeler sous mes yeux ces bonnes et joyeuses petites figures
d’enfants groupées autour de ses genoux, et écouter leur joyeux
babil ; je voudrais évoquer les éclats de leur rire franc et pur,
avec, la larme de bonheur et d’émotion qui brille dans les yeux
bleus de leur mère. Oh ! oui, toutes ces scènes délicieuses, tous
ces regards, tous ces sourires, toutes ces pensées et ces paroles
innocentes... je voudrais les repasser encore sous ma plume l’une
après l’autre.

M. Brownlow s’attacha de plus en plus à son fils adoptif, en
voyant tout ce que promettait sa bonne et généreuse nature ; il
retrouvait en lui les traits de l’amie de sa jeunesse, et cette
ressemblance ravivait dans son coeur de vieux souvenirs, doux et
tristes à la fois. Les deux orphelins, qui avaient connu
l’adversité, gardèrent des rudes épreuves de leur jeunesse un
sentiment de compassion pour les malheurs des autres, et de
fervente reconnaissance envers Dieu qui les avait protégés et
sauvés, mais à quoi bon ces détails, puisque j’ai dit qu’ils
étaient vraiment heureux ? Le bonheur est-il possible sans une
affection vive, sans ces sentiments d’humanité et de bonté pour
nos semblables, et de reconnaissance envers l’Être dont la
miséricorde et la bonté s’étendent sur tout ce qui respire ?

Près de l’autel de la vieille église du village se trouve une
table de marbre blanc sur laquelle on ne lit encore qu’un seul
nom : « Agnès. » Il n’y a point de cercueil sous cette tombe, et
puisse-t-il s’écouler bien des années avant qu’on y inscrive
d’autres noms ! Mais si les âmes des morts redescendent sur la
terre pour visiter les lieux consacrés par l’affection...
l’affection qui survit à la mort, l’affection de ceux qu’ils ont
connus ici-bas, j’aime à croire que l’ombre de cette pauvre jeune
fille vient souvent planer au-dessus de ce petit coin solennel ;
j’aime à croire qu’il n’en est pas moins béni parce qu’il est là,
près d’une église austère, et que la pauvre femme n’a été qu’une
brebis égarée.

[1] Environ 75 centimes.
[2] Cent vingt cinq francs.
[3] On donne le nom de muets (mates) à des hommes
qui se tiennent à la porte d’une maison mortuaire, et qui
accompagnent les convois.
[4] Allusion au moulin que font tourner les
condamnés.
[5] Sorte de jeu de cartes fort usité en Angleterre.
[6] Gateau particulier pour prendre le thé.

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