Accueil > 03 - Livre Trois : HISTOIRE > 4ème chapitre : Révolutions prolétariennes jusqu’à la deuxième guerre mondiale > Chine : l’épisode oublié des manifestations anti-françaises à Tianjin (...)

Chine : l’épisode oublié des manifestations anti-françaises à Tianjin (1916-1917)

vendredi 28 avril 2023, par Robert Paris

Chine : l’épisode oublié des manifestations anti-françaises à Tianjin (1916-1917)

C’était il y a cent ans. Le 20 octobre 1916, un mouvement de contestation anti-français s’éteignait à Tianjin après s’être propagé à des degrés divers dans le reste de la Chine. Durant plusieurs mois, des manifestations et des grèves affectèrent lourdement les activités françaises dans le nord du pays.

*Le mouvement du 4 mai 1919 est déclenché à la suite de la décision de transférer la souveraineté de la province du Shandong de l’Allemagne au Japon lors de la Conférence de paix de Paris. Il est généralement associé, voire confondu avec le mouvement pour la nouvelle culture caractérisé par une effervescence politique et culturelle sans précédent.

Connu sous le nom d’Affaire Laoxikai (老西開事件), l’épisode a depuis été relégué aux chapitres oubliés de l’histoire française. En Chine, l’évocation du mouvement se limite à quelques publications et musées de Tianjin, mais sa portée a largement été occultée par le mouvement postérieur du 4 mai 1919 (五四運動)*. Le centenaire de l’événement offre l’occasion de mettre en lumière ce pan méconnu de l’histoire franco-chinoise.

D’un conflit territorial…

*Territoires octroyés par Pékin à quelques puissances étrangères suite aux traités de Nankin (1842) et de Tianjin (1858), et selon le principe d’une administration extraterritoriale en échange d’un loyer versé à la Chine.

Le soir du 20 octobre 1916, neuf policiers chinois sont arrêtés par la police française dans le quartier de Laoxikai à Tianjin. À l’époque, cette ville située à environ 130 km au sud de Pékin abrite huit concessions étrangères* administrées par le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, le Japon, la Russie, la Belgique, l’Italie et l’Autriche-Hongrie.

La Concession française a été établie en 1861. Au fil des années, la Municipalité en charge de sa gestion et de son développement cherche à étendre sa superficie vers l’Ouest. C’est ainsi qu’elle commence à occuper le territoire adjacent de Laoxikai où des missionnaires lazaristes érigent la cathédrale Saint-Joseph à partir de 1915. Après des négociations infructueuses avec les autorités locales, le consul de France Henry Bourgeois décide d’accélérer son annexion en faisant arrêter les policiers chinois en poste dans le quartier. Dans un contexte d’opposition latente aux empiètements des Français, cet acte à forte charge symbolique met le feu aux poudres.

…à un combat nationaliste

D’un enjeu territorial de quelques hectares, le conflit se transforme en un véritable combat nationaliste qui s’étend sur plusieurs mois. Sous l’impulsion de quelques élites locales membres de la Chambre de commerce de Tianjin, un Comité de défense de la souveraineté et du territoire nationaux (維持國權國土會), puis un Comité citoyen (公民大會) sont mis en place. Ce sont eux qui organisent, encadrent et financent les manifestations, ainsi que les actions de grève et de boycottage menées dans la Concession française. Un mois après le début du mouvement, la majorité des employés chinois des banques, des commerces, des services publics ou encore de la police municipale a cessé de travailler. Or, sur les 5 000 habitants que compte alors la Concession française, plus de 4 000 d’entre eux sont de nationalité chinoise. Les activités économiques se trouvent donc fortement ralenties. Après la défection de ses 160 agents chinois, la police municipale peine quant à elle à assurer le maintien de l’ordre. La Municipalité française doit alors faire appel à des tirailleurs stationnant à Pékin et à Shanghai pour prendre la relève des grévistes.

En dehors des grévistes, beaucoup manifestent leur soutien au mouvement à travers des dons et contributions diverses. Ils proviennent de corps de métier variés, des tireurs de pousse-pousse aux riches marchands, en passant par de petits commerçants, des étudiants ou encore des artistes. Un véritable élan patriotique, caractérisé par la création de nombreux groupes ou associations, se cristallise autour de l’opposition aux Français.

Si le mouvement prend une telle ampleur à Tianjin, c’est aussi en grande partie en raison de son appui sur les moyens de communication modernes. Par le suivi quotidien de l’affaire et la publication de caricatures au vitriol, la presse s’inscrit comme l’un des principaux vecteurs de mobilisation. Par ailleurs, les représentants du mouvement envoient des télégrammes dans le pays tout entier pour étendre la contestation.

La portée du mouvement et ses cibles

Pour insuffler un élan de solidarité nationale, le Comité citoyen véhicule un discours universel en insistant sur le concept de citoyenneté et les principes de droit international. La France est ainsi fustigée et placée face à ses contradictions dans le contexte de la Première Guerre mondiale. Des tracts distribués en décembre 1916 vont jusqu’à comparer l’occupation de Laoxikai par les Français à l’invasion de la Belgique par l’Allemagne en août 1914.

La seule réponse côté français provient de la Commission des Affaires extérieures de la Chambre des Députés qui décide de nommer Ernest Outrey (1863-1941), député de la Cochinchine, pour enquêter et rédiger un rapport sur la question. Mais ses conclusions confortent le consul Bourgeois dans son action. À l’échelle internationale, le mouvement suscite surtout des réactions de Chinois installés à l’étranger, notamment au Japon ou aux États-Unis.

En Chine, dans plusieurs provinces (Fujian, Sichuan, Jilin, Shandong, Hunan ou Guangxi), le boycottage des produits français et l’interruption des relations commerciales avec la France sont envisagés. Néanmoins, ce soutien s’avère avant tout de façade et ne s’accompagne pas de mesures effectives. Les intérêts locaux finissent par primer sur la cause nationale.

Le pays se trouve de fait dans un état de morcellement croissant depuis la Révolution de 1911. Le gouvernement de Beiyang (北洋政府) (1912-1928) exerce alors une autorité plus virtuelle que concrète face aux puissantes factions locales sous le joug des seigneurs de la guerre. Il se montre impuissant à s’opposer aux Français dans l’Affaire Laoxikai. Sa seule parade consiste à faire traîner en longueur les négociations. Peu à peu, les représentants du mouvement d’opposition à l’extension française s’impatientent et critiquent âprement la faiblesse gouvernementale. Par leur activisme, ils s’imposent comme contrepoids dans la balance déséquilibrée des discussions diplomatiques.

*De 1916 à 1918, 140 000 travailleurs sont envoyés en France et environ 200 000 en Russie. En France, ils sont répartis sur une bonne partie du territoire pour travailler dans des usines (d’armements ou autres), dans les ports, les dépôts, les mines et même dans des exploitations forestières et agricoles. Une part plus faible d’entre eux est employée près du front, à l’arrière.

Outre les effets des grèves et boycottages, le mouvement entrave la réalisation d’un accord concernant l’envoi de travailleurs chinois en France. Bien que la Chine se soit déclarée neutre dans la « Grande Guerre », des discussions sont entamées dès 1915 sur sa participation aux côtés des Alliés. Afin de conserver une « neutralité » officielle, le soutien chinois se traduit par l’envoi de travailleurs civils et volontaires destinés à pallier la pénurie de main-d’œuvre en France et en Russie. Un premier groupe arrive dans l’Hexagone le 24 août 1916. Lorsque l’Affaire Laoxikai éclate, les embarquements de travailleurs sont complètement interrompus dans les provinces du Nord. Les recruteurs doivent alors se déplacer dans le sud du pays*.

Au terme de plusieurs mois de négociations mouvementées, le mouvement de contestation s’éteint progressivement à partir de mai 1917, mais maintient la pression qu’il exerce sur le gouvernement jusqu’en décembre. Les Français sont ainsi contraints d’abandonner temporairement leur projet d’extension.

Quels enseignements ?

En dépit de sa durée et de son étendue limitées, cette affaire reste, cent ans après, un curseur pertinent de l’évolution socio-politique chinoise. D’une part, le mouvement de Laoxikai constitue une tentative plus ou moins aboutie de dépassement des divisions politiques, sociales et linguistiques du pays pour offrir un cadre de pensée et d’action « nationaliste ». Présentée comme un pilier indispensable à l’établissement de la nation, la défense de l’intégrité territoriale apparaît comme le principal mot d’ordre du mouvement, au-delà du discours anti-impérialiste centré sur le sentiment d’humiliation. L’assise territoriale est de surcroît perçue comme gage du redressement politique et économique de la Chine. Cette conception n’est pas sans rappeler l’intransigeance actuelle du pays sur les questions territoriales.

Cette continuité ne doit pas pour autant masquer des ruptures fondamentales. L’une des plus marquantes concerne la presse. Les articles publiés à l’époque de l’Affaire Laoxikai contiennent des critiques acerbes à l’encontre du gouvernement qui témoignent de la liberté de ton propre à la période républicaine (1912-1949). Au vu du renforcement actuel du contrôle de l’information, le contraste de cette presse engagée n’en est que plus frappant.

Source : https://asialyst.com/fr/2017/09/22/chine-episode-oublie-manifestations-anti-francaises-tianjin-1916-1917/

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.