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Quand les Etats européens soutenaient les bandes de tueurs de chaque camp de la guerre de Yougoslavie

vendredi 24 février 2023, par Robert Paris

Alors que l’Europe se dit très fière de l’arrestation de Ratko Mladic, l’un des bouchers de la guerre de Yougoslavie, il convient de rappeler que toutes les puissances européennes soutenaient l’un des camps génocidaires...

En avril 1987, alors numéro deux du régime yougoslave, il est envoyé en mission au Kosovo, pour calmer les nationalistes serbes qui considèrent être victimes de discriminations et de violences de la part de la majorité albanaise. Lors de sa visite, les policiers locaux, albanais, répriment une foule de nationalistes serbes qui leur ont lancé des pierres. Milošević, considérant probablement que la foule était innocente, sera filmé en train de déclarer aux Serbes : « On ne vous frappera plus jamais ! ». Il devint alors un héros des nationalistes serbes. En mai 1989, il est élu président de la Serbie.

Pourquoi en une dizaine d’années, la Yougoslavie, ce pays apparemment calme, en tout cas où différentes populations cohabitaient pacifiquement, a-t-il basculé dans un tel bain de sang, avec des centaines de milliers de morts et autant de blessés et de familles déplacées (sans parler des conséquences économiques catastrophiques : un revenu moyen qui a chuté de 75_% en cinq ans et une production industrielle quasi réduite à néant) ? L’intervention impérialiste n’explique pas tout. Ce sont les classes dirigeantes yougoslaves, serbes aussi bien que slovènes ou croates, qui ont fait le choix de diviser le pays pour s’en approprier chacune un bout, avec les affrontements militaires et l’hystérie nationaliste que cela implique.
Qu’est-ce qui a poussé ces couches favorisées de la société à plonger dans une telle horreur ? Quel intérêt avait un Milosevic, devenu président de la fédération yougoslave, dirigeant de la Ligue des Communistes (le parti communiste au pouvoir), à choisir de cultiver le particularisme serbe, à semer la haine entre les peuples et à aboutir à l’éclatement du pays ?
Derrière lui, il y a eu une bonne partie de ce que la société compte de gens hauts placés, dirigeants politiques, économiques, militaires et religieux, visant à s’enrichir et à profiter de l’évolution du régime. Ceux-ci se sont également appuyés sur toute une série de notables locaux. Dans le contexte de la crise économique, les appétits et ambitions de ces classes dirigeantes les ont amenées à choisir l’option barbare de l’affrontement nationaliste et à encourager toutes les démagogies d’extrême droite.
En Serbie, les sphères économiques et politiques ont tendance à se confondre jusqu’à la caricature. Le premier ministre Marjanovic est PDG de l’entreprise énergétique Progress. Le vice-premier ministre Tomic dirige SIMPO, firme agroalimentaire et de fabrication de meubles. Un ministre sans portefeuille, Karic, se trouve quant à lui à la tête d’un véritable empire économique comprenant des banques, des compagnies de travaux publics et même une université ! On appelle cela un ministre sans portefeuille !
Le nationalisme a été pour ces profiteurs un drapeau facile. Mais pour comprendre ce qui s’est passé, il ne suffit pas de parler de nationalisme. Il faut connaître la situation de crise politique, économique et sociale dans laquelle se trouvait la Yougoslavie à la mort de Tito il y a près de vingt ans, en 1980. La crise économique provoquera une crise sociale, et les classes dirigeantes choisiront la fuite en avant vers des affrontements nationalistes.
Quand Tito meurt c’est encore un leader mythique, mais le régime, lui, n’a plus de crédit politique et la situation économique est catastrophique. Elle s’aggravera rapidement dans les années qui suivent. Dans le même temps, les classes dirigeantes mènent une politique visant à la constitution d’une bourgeoisie nationale au travers des privatisations de l’économie jusqu’alors grandement étatisée. Le gros de l’argent de l’Etat va désormais être consacré à aider cette bourgeoisie issue pour l’essentiel des membres de l’appareil de l’Etat et du parti. Milosevic lui-même est un membre du parti unique, un apparatchik qui joue à l’affairiste. C’est à ce titre qu’il aura son premier contact avec deux hommes liés à l’administration américaine du président Bush et qui font des affaires en Yougoslavie : Eagleburger et Henry Kissinger. Il conservera ces liens avec les Etats-Unis…
L’économie yougoslave s’effondre sous la pression de la dette occidentale qui se monte en 1980 à quinze milliards de dollars. Le FMI, là comme ailleurs, conseille de faire face à la dette par des licenciements massifs et une baisse brutale des salaires. Malgré les plans successifs de sacrifices, la dette ne va cesser de s’accroître : 18 milliards de dollars en 1981, 22 milliards de dollars en 1982…

1981–87 :
grèves ouvrières et effervescence sociale

L’activité industrielle baisse, et la misère grandit. La valeur de la monnaie est divisée par 5_000 en cinq ans alors que les salaires sont, au mieux, bloqués ! La petite bourgeoisie est elle aussi frappée. Les jeunes sont sans emploi et sans perspective, y compris les jeunes étudiants.
En 1981, la baisse des salaires est telle que le dirigeant du syndicat unique lié au pouvoir, Miran Piotrc, a lui-même mis en garde publiquement les autorités contre le danger de réaction ouvrière. En mars 1981, l’explosion sociale a lieu au Kosovo, la région la plus pauvre où le revenu par habitant est la moitié de la moyenne nationale, six fois moindre qu’en Slovénie, et où le chômage est six fois plus important que dans le reste du pays.
A Pristina, une manifestation d’étudiants, d’ouvriers et de chômeurs contre la vie chère et les bas salaires se transforme en émeute. L’affrontement dure plusieurs jours. La répression est féroce : deux cent morts et six mille condamnations allant jusqu’à vingt années d’emprisonnement. Le mouvement avait au départ un caractère social comme le reconnaîtra le principal dirigeant kosovar Ibrahim Rugova, même si par la suite les nationalistes du Kosovo ne s’en souviendront que comme un mouvement revendiquant le statut du Kosovo.
Le principal responsable économique fédéral déclare en mai 1982 : “_si l’austérité et une forte inflation continuent à se développer pendant les deux ou trois prochaines années, je suis personnellement convaincu que cela mènera à plusieurs conflits sociaux et à des problèmes politiques. ” De 1982 à 1986, la politique d’austérité s’accroît continuellement. Les économies régionales mènent de plus en plus des politiques différentes liées aux différences de débouchés et au fait que la plupart de leurs acheteurs sont extérieurs. Cela explique le choix des privilégiés de chaque région en faveur du séparatisme. Alors qu’on demande de plus en plus de sacrifices à la population, le budget des armées grandit continuellement : plus 24 % en 1983. En 1984, le nombre de chômeurs dépasse le million. On va vers l’explosion sociale.
1986 marque la montée des luttes ouvrières. Ce sont des mouvements massifs dans les grands centres industriels du pays, des mouvements contre les licenciements et contre le blocage des salaires et ces mouvements ne sont pas isolés.
Ce n’est pas fini : l’année suivante est celle de l’explosion des grèves. En février 1987, l’annonce du gel des salaires et de la récupération des augmentations accordées précédemment par les entreprises met le feu aux poudres. L’agitation culmine en Croatie et en Macédoine. Les vagues de grève sont parties de Belgrade mais aussi des grands centres industriels de Zagreb, de Ljubljana et de Bosnie. Elles s’étendent, parcourent tout le pays. En 1987, le pays a connu 1570 grèves auxquelles ont participé 365 000 travailleurs. Le pouvoir craint une véritable explosion sociale. Mais le mouvement, en butte à la répression, reste inorganisé et manque de direction. Le pouvoir a toutefois reculé partout assez rapidement, accordant de fortes hausses de salaires. Pour calmer l’agitation, il annonce la démission du premier ministre Branko Mikulic en décembre 1988.
Au même moment où la bourgeoisie ne voit ses intérêts qu’en termes de division du pays en petites unités, les travailleurs yougoslaves sont une seule et même classe qui se bat pour les mêmes objectifs à l’échelle de tout le pays. La classe ouvrière ne se contente pas de revendications économiques. Elle a perdu totalement confiance dans le pouvoir dont les scandales éclatent au grand jour comme celui d’Agrokomerc, une firme agroalimentaire de Bosnie qui a émis des billets sans provision. Après des années de dictature sur la classe ouvrière dont les syndicats officiels n’ont pas cessé d’être les courroies de transmission, la classe ouvrière est inorganisée syndicalement mais surtout politiquement. Le mouvement ouvrier renaissant pourrait remettre en cause le régime, et unir derrière lui ceux qui luttent pour la liberté politique et la fin de l’oppression des minorités.

Le pouvoir central est préoccupé par cette crise et la remise en cause de l’unité du pays. Une des solutions envisagées par le gouvernement de Slobodan Milošević est la concentration des pouvoirs en Serbie, en supprimant l’autonomie des provinces comme la Voïvodine et le Kosovo. Le Kosovo est peuplé à 90% d’Albanais qui souhaitaient le statut de république et non plus de province pour leur région. L’autonomie implique notamment un droit de veto, ce qui, pour le pouvoir à Belgrade, nuirait à l’imposition de réformes économiques.

Ce refus de créer une république au Kosovo fait aussi écho à une peur des Serbes de voir les Albanais du Kosovo se débarrasser des Serbes du Kosovo, de plus en plus minoritaires. C’est ce qu’a voulu montrer le « Memorandum de l’académie des sciences de Belgrade » en 1985 (destiné à faire le point sur la situation de la république) en dénonçant un risque de « purification ethnique » de la part des Albanais. Cette crainte a été interprétée comme l’idéologie nationaliste de Slobodan Milošević. En effet, ce dernier développe l’idée qu’il faut protéger les Serbes, dans une Yougoslavie et une Serbie de plus en plus rongées par le nationalisme. La Ligue des communistes de Yougoslavie, ancien parti unique de Serbie et de Yougoslavie, considérait comme tabou le nationalisme et en réprimait toute forme, jusqu’à l’apparition de troubles au Kosovo et l’augmentation progressive des revendications des nationalistes albanais et serbes.

1986-89 :
Milosevic, l’homme de la diversion nationaliste

C’est ce que craignent les classes dirigeantes, d’autant qu’elles veulent se lancer dans une politique débridée de déréglementations et d’austérité qui ne peut que devenir de plus en plus impopulaire. C’est cela qui va les amener à soutenir la campagne de démagogie nationaliste lancée par un apparatchik serbe de Belgrade, Slobodan Milosevic.
Au moment où l’Etat n’a plus aucun soutien populaire, Milosevic est l’homme politique qui lui propose de détourner le mécontentement social sur des bases ouvertement racistes. Envoyé au Kosovo pour calmer les Serbes, Milosevic voit rapidement le parti qu’il peut tirer personnellement et politiquement de cette extrême droite serbe violemment remontée contre la population à majorité albanaise. La télévision anglaise BBC a montré un reportage dans lequel on le voit organiser avec l’aide de serbes d’extrême droite une fausse action de pogrome anti-serbe où les prétendus agresseurs kosovars contre les Serbes ne sont autres que des militants d’extrême droite serbes déguisés en Kosovars ! C’est grâce à cette provocation datant de 1986, diffusée par les médias yougoslaves tenus par des Serbes, que Milosevic va commencer toute une campagne qui prétend qu’au Kosovo la minorité serbe est opprimée, que les fonctionnaires albanais les arrêtent injustement, que les Albanais leur jettent des pierres et que même les membres serbes du parti communiste du Kosovo sont vendus aux Albanais !
La politique ultra nationaliste de Milosevic s’appuie sur la propagande de prétendus intellectuels ex-staliniens reconvertis au nationalisme grand serbe, comme Dobritsa Cosic qui se revendique de l’ancien royaume serbe de Yougoslavie d’avant guerre et lance le slogan “ Tous les Serbes dans un seul Etat !”
Un proche de Dobritsa Cosic, qui dirige la télévision yougoslave, va parrainer Milosevic et construire sa popularité. Un commentateur de l’époque dira que c’était un peu comme si le Ku Klux Klan avait tenu la télévision nationale aux Etats-Unis. Les médias déversent la peur et la haine. On y répand ouvertement le racisme en prônant l’expulsion du territoire de la population albanaise. Les nationalistes serbes mettent en avant un événement de leur “ glorieuse histoire ” qui s’est déroulé au Kosovo il y a 600 ans, en 1389 : la bataille que les Serbes ont livré et perdu contre les Turcs au Champ des Merles. Les nationalistes revendiquent le Kosovo en tant que “berceau national serbe”.
Ces élucubrations empreintes de nostalgie moyenâgeuse sont diffusées massivement sur les ondes. L’on incite la population serbe à célébrer la bataille du Champ des Merles au cours de manifestations au Kosovo. C’est un véritable appel à la haine à l’encontre des Kosovars albanais. Milosevic remet en cause le statut d’autonomie de la province accordé en 1974 par Tito suite aux émeutes de 1968 – du temps de Tito, le peuple du Kosovo, le plus pauvre du pays, s’était déjà rebiffé contre un régime dictatorial bien incapable d’assurer une véritable autodétermination des peuples, en dépit de son étiquette communiste et autogestionnaire.
C’est à la faveur de l’atmosphère de fin de régime titiste, en 1987-89, que Milosevic lance sa campagne sur des thèmes nationalistes extrémistes. Il s’appuie sur ce qu’on a appelé le Mémorandum, un pamphlet nationaliste agressif élaboré par quelques pontes de l’académie des sciences serbes : un véritable appel à la haine raciale et au regroupement des Serbes qui prétend que le régime titiste a privilégié les Albanais du Kosovo au détriment des Serbes, tout en défavorisant les Serbes dans le reste de la Yougoslavie. Milosevic se rend au Kosovo en 1987. Il lance aux Serbes sa phrase fameuse personne n’a le droit de vous frapper ! Il en appelle à la population serbe du reste du pays soi-disant pour défendre les Serbes opprimés du Kosovo !
Il parcourt le pays, tient une série de meetings monstres en Serbie avec notamment un énorme rassemblement en novembre 1988 à Belgrade. Milosevic se sert de cette mobilisation pour faire chuter tous les dirigeants locaux qui lui sont hostiles, en particulier ceux du gouvernement du Monténégro en janvier 1988. Bien sûr, il prétend aussi lutter contre l’ancien appareil bureaucratique hérité du régime titiste. Il se permet même de lancer des slogans comme “ A bas la nomenklatura ! ”. Mais parmi les slogans des manifestants serbes, certains indiquent sans équivoque la politique que Milosevic va mettre en oeuvre : “ Donnez nous des armes ” et “ Mort aux Albanais ! ”.
En 1989, grâce à ce soutien massif, il institue un véritable apartheid au Kosovo. Les Kosovars perdent tous leurs postes de fonctionnaires et sont remplacés par des Serbes. Les écoles et les hôpitaux vont progressivement être réservés aux Serbes. Là aussi, cela se passe de manière atroce : le 22 mars 1990, les lycéens albanais du lycée de la ville de Podujevo sont tous mystérieusement empoisonnés.

1989-90 : révolte ouvrière,
répression massive et
situation insurrectionnelle au Kosovo

En février 1989, la population du Kosovo se révolte. Les travailleurs entrent en lutte. Les mineurs occupent le fond des puits et refusent de sortir. L’état d’urgence est décrété par l’Etat Yougoslave contre les travailleurs albanais. L’armée fédérale est assistée de forces anti-émeutes et de nombreux soldats sont appelés à la rescousse. Les leaders ouvriers et de nombreux mineurs sont arrêtés. La répression sera très dure et les mineurs albanais sont licenciés massivement. La classe ouvrière du reste du pays est solidaire. Ainsi, en Slovénie, un mouvement de soutien aux mineurs et aux grèves albanaises est organisé par les travailleurs slovènes. Ces derniers ne cesseront d’intervenir contre l’Etat à chaque fois qu’il réprimera les Kosovars.
En juin 1989, Milosevic organise un immense meeting de triomphe anti-albanais pour fêter le 600ème anniversaire de la bataille du Champ des Merles : il fait venir au Kosovo, par trains et cars entiers, un million de Serbes de tout le pays qui fêtent non seulement la bataille perdue contre les Turcs mais l’écrasement des Kosovars. Porté par cet élan de nationalisme, Milosevic est élu à la présidence serbe en novembre 1989.
Au début de l’année 1990, la population kosovare organise des manifestations de masse dans toute la région, manifestations qui sont écrasées par l’armée. Une centaine de morts. Des lois d’exception sont décrétées. Les institutions politiques auxquelles participaient encore des Kosovars sont dissoutes. Les ouvriers kosovars protestent et sont massivement licenciés.
La population organise un contre-pouvoir avec une assemblée et des municipalités, des écoles et même des hôpitaux parallèles. Le mouvement est dirigé par Ibrahim Rugova et son parti, la Ligue Démocratique du Kosovo (LDK). Créé en 1989 avec une cinquantaine de membre, il en compte 200 000 six mois plus tard et un million au bout d’un an. Il fonde un parlement clandestin après une élection à laquelle toute la population kosovare a participé sous le nez des forces serbes : Rugova est élu par les Kosovars président de la République du Kosovo. Malgré le soutien massif de la population à cette république, les Occidentaux n’envisagent à aucun moment de la reconnaître. Cela ne doit pas être oublié aujourd’hui quand ils prétendent être scandalisés par l’oppression nationale de Milosevic !
En fait toute la population kosovare s’est soulevée de manière insurrectionnelle. Mais la politique de son leader démocrate, Ibrahim Rugova, lui assigne de ne rien faire qui soit susceptible de provoquer le pouvoir de Milosevic, et fixe comme but premier d’obtenir le soutien des Occidentaux. En dépit de la mobilisation massive dont il bénéficie, Rugova maintiendra cette politique jusqu’à la guerre actuelle. Autant dire qu’il a assisté aux diverses guerres menées par le pouvoir serbe contre les différents peuples du pays, sans affirmer clairement une alliance avec tous les peuples opprimés et du coup sans chercher à ce que les Kosovars s’affirment comme les défenseurs de la liberté de tous les peuples de l’ex-Yougoslavie.

1990-92 : la carte des multinationalismes

En même temps que la répression violente au Kosovo, le pouvoir choisit de décider l’ouverture politique et le multipartisme dans le reste de la Yougoslavie, cédant ainsi aux pressions des classes dirigeantes locales qui aspirent à leur propre mainmise sur leur région. Une multitude de partis vont pour la première fois voir le jour, organisés par la bourgeoisie et la petite bourgeoisie. Fait significatif, ce sont quasiment tous des partis fondés sur une seule nationalité. Quant à la classe ouvrière, la seule qui pourrait se constituer sur d’autres bases, elle reste inorganisée politiquement. Bien sûr, tout en ouvrant les portes au multipartisme, le pouvoir a tout fait pour que la classe ouvrière n’en profite pas. Mais il ne s’est pas non plus trouvé de leader s’opposant au régime tout en se revendiquant des travailleurs, de tous les travailleurs, quelle que soit leur nationalité. En outre, la classe ouvrière est sous le coup du développement brutal de la misère et du chômage. La gravité de la crise économique n’a fait que s’accentuer : 2600 % d’inflation en 1989 et une dette extérieure de 22 milliards de dollars.
En 1990, Milosevic lance une propagande anti-croate. La télévision serbe présente les Croates comme les nouveaux Oustachis, c’est-à-dire les compare aux troupes croates d’extrême droite qui ont soutenu Hitler et constitué un gouvernement qui s’est livré à un véritable génocide anti-Serbes, Juifs et Tziganes pendant la deuxième guerre mondiale. Dans le même temps, Milosevic s’unit à l’extrême droite serbe du parti de Seselj auquel il propose d’agglomérer ses milices à l’armée régulière, ce qui est fait. Désormais les objectifs “d’épuration ethnique” d’un Seselj deviennent objectif militaire en Croatie.
Symétriquement, en Croatie, c’est le nationaliste Franjo Tudjman et son parti HDZ qui est élu du fait de la montée des craintes au sein de la population croate. Bien sûr, Tudjman ne peut manquer de souligner que Seselj se revendique lui des anciens tchetniks, les nationalistes serbes du royaliste Mihailovic qui ont, eux aussi, commis des massacres durant la dernière guerre mondiale. Le discours du dirigeant croate Tudjman n’est pas fait pour rassurer les Serbes qui habitent la Croatie, ceux de la Krajina comme ceux de Slavonie notamment qui sont du coup livrés à leur propre extrême droite, avec le soutien du pouvoir de Belgrade. Tudjman, à peine élu en 1990, choisit comme drapeau de la république pour remplacer le drapeau yougoslave celui du fasciste oustachi Ante Pavelic qu’il déclare vouloir réhabiliter. Voilà comment les différents chefs nationalistes ont su à merveille nourrir le nationalisme exacerbé du voisin.

1991-95 : trois guerres successives
dans l’ex Yougoslavie

En mai 1991, Milosevic décide de maintenir la Serbie à la tête de la présidence de la Fédération Yougoslave alors que selon la règle de présidence tournante elle devrait revenir au Croate Stipe Mesic. C’est tout le fonctionnement de la Fédération Yougoslave qui est ainsi remise en cause.

La guerre en Slovénie

Un mois plus tard, la Croatie et la Slovénie proclament leur indépendance. Contrairement à l’Allemagne qui a des liens économiques avec ces deux régions, les Etats-Unis et la France sont défavorables à la division de la Yougoslavie et donnent leur soutien politique à la Serbie. La Yougoslavie, sous présidence serbe disposant d’une armée dont l’essentiel des chefs et des officiers sont serbes, déclare la guerre à la Slovénie. La guerre est de courte durée car très rapidement l’armée yougoslave est défaite : l’ensemble de la population slovène s’est organisée en milices de défense, a bloqué les chars par des barricades, les soldats yougoslaves n’étant pas encore préparés ni motivés pour une guerre contre tout un peuple. L’indépendance de la Slovénie est donc acquise et la paix restaurée dans cette région.
Pour la population slovène, ce n’est pas la prospérité pour autant car cela ne fait que donner les moyens aux classes dirigeantes de mener leur offensive économique : privatisations, sacrifices pour les travailleurs et bien sûr licenciements. Le chômage va augmenter de 1991 à 1992 de 18 %, le niveau de vie des slovènes chuter avec une inflation de 261 % . Pour que les travailleurs ne réclament pas des salaires qui suivent la hausse du coût de la vie, le gouvernement signe avec les syndicats un pacte social sur le dos des travailleurs. En 1994, 2000 grandes entreprises sont privatisées. Le chômage atteint 12 % en 1992, 13,4 % en 1993, puis 14 % en 1994.

La guerre en Croatie

L’armée serbe humiliée en Slovénie va prendre immédiatement sa revanche en Croatie. Désormais Milosevic appelle ouvertement l’armée yougoslave à se considérer comme une armée serbe et appelle les Serbes “_à se tenir prêts à se défendre ”. Milosevic va à nouveau s’appuyer sur une zone où les Serbes sont minoritaires pour développer sa stratégie de prétendue défense des Serbes. Il s’agit de la Krajina, une zone enclavée située au sud ouest de la Croatie, où dès juillet 1991 des groupes paramilitaires ont pris la population serbe en otage. Les milices d’un ancien mercenaire qui se fait appeler le capitaine Dragan terrorise d’abord les Serbes eux-mêmes tout en s’attaquant à la population croate.
La guerre engagée sous le prétexte de défendre la Krajina, débute l’été 1991 et va durer six mois, faisant des dizaines de milliers de victimes et des destructions sans nombre, dont celle des villes de Vukovar et Dubrovnik, entièrement rasées par l’artillerie lourde serbe avant d’être prises. A Vukovar, l’armée croate a obligé la population à rester dans la ville sous la menace pour la contraindre à se battre contre les troupes serbes. Puis c’est le nettoyage ethnique qui consiste non seulement à faire fuir les populations croates mais à liquider tous ceux qui sont soupçonnés de s’être battus, à violer leurs femmes et leurs filles devant leurs enfants. Les troupes serbes tiennent les enclaves serbes de Slavonie et de Krajina où elles pratiquent également l’épuration ethnique.
Milosevic peut alors reconnaître l’indépendance de la Croatie : celle-ci est amputée du tiers de son territoire avec toute une population croate déplacée, contrainte de quitter ses maisons et la région.

A la mi-92, la Yougoslavie est donc divisée en cinq Etats : Croatie, Slovénie, Bosnie, Macédoine et une Serbie qui continue à s’appeler Yougoslavie et qui déclenchera bientôt une nouvelle guerre pour ce que Milosevic appelle “ le droit des Serbes à vivre dans un seul Etat ”.
Le FMI a déjà calculé la part de chacun des nouveaux Etats dans l’ancienne dette de la Yougoslavie ! Et ce sont bien sûr les différents chefs de guerre qui sont chargés chacun par l’officine bancaire de l’impérialisme de récupérer le butin : des milliards de dollars sur le dos de la population !

1992-95 : La guerre de Bosnie

La troisième guerre de la Serbie commence en avril 1992 contre la Bosnie-Herzégovine qui s’était proclamée république indépendante sans pouvoir se revendiquer du droit d’un peuple particulier puisque tous les peuples qui y résident sont minoritaires. Si les Croates étaient faibles militairement face aux Serbes, la Bosnie, elle, n’a aucune armée et va subir une vraie boucherie. D’autant que les dirigeants Serbes et Croates, Milosevic et Tudjman, étaient d’accord sur le plan de dépeçage de la Bosnie, plan qu’ils allaient finalement plus ou moins réaliser.
Quant au président de la Bosnie, Alija Izetbegovic, il s’était suffisamment déclaré pro-islamiste pour servir de bouc émissaire aux dirigeants serbes qui le traitaient de Turc. Sa politique va consister à jouer lui aussi sur la fibre nationaliste tout en faisant appel à la communauté internationale, autrement dit à l’impérialisme, au nom des populations bosniaques martyrisées. Et effectivement entre mai et juin 1992, les troupes et groupes paramilitaires serbes se livrent à des exactions atroces sur les populations civiles.
Dans la guerre de Bosnie, on aura donc un affrontement entre les trois nationalismes, serbe, croate et musulman bosniaque. A la tête de chacun, des dirigeants tout aussi disposés à exploiter la situation aux dépens des peuples afin d’asseoir leur domination sur le plus grand territoire possible.
En 1993 et 94, l’armée serbe écrase les enclaves musulmanes de Srebrenica, Zepa et Gorazde en Bosnie Orientale et c’est le nettoyage ethnique le plus violent auquel on ait assisté jusque là, sans trop affoler la fameuse “ communauté internationale ”.
Les populations continuent de servir d’otage à chaque camp mais parfois les gens ou même les soldats serbes se révoltent comme à Banja Luka en septembre 1993. Ils se mutinent contre les profiteurs de guerre serbes.
Si la république serbe s’est servi des enclaves serbes enserrées dans des territoires où d’autres nationalités étaient majoritaires pour justifier sa guerre et pour avoir à disposition des troupes serbes, elle les lâche aussi en fonction de ses propres intérêts comme la république serbe de Bosnie en août 1994, exactement comme elle lâche la Krajina, enclave serbe de Croatie, aux troupes croates peu après. La défense des Serbes n’était pour Milosevic qu’un prétexte à une politique guerrière. Son véritable objectif est de gagner une part aussi grande que possible du pouvoir et de mener au service des classes dirigeantes une politique visant à détourner le mécontentement social.
C’est vrai des autres nationalismes comme celui des dirigeants des musulmans bosniaques. En août 1994, à Tuzla, dans la zone croato-musulmane, la population a essayé de s’opposer à la logique de tous les nationalismes, en constituant des “partis citoyens” sans appartenance ethnique qui refusent la logique de l’épuration. Ils seront battus par les forces militaires et politiques nationalistes du président bosniaque Alija Izetbegovic.

La politique de l’impérialisme

Jusqu’en 1992, l’impérialisme américain n’avait pas souhaité que la Yougoslavie explose en petits morceaux du fait des risques que cela pouvait entraîner pour la stabilité de toute la région. En somme il avait plutôt soutenu les efforts de Milosevic pour garder la mainmise sur le pays au nom de la Fédération Yougoslave et également soutenu financièrement celle-ci puisque Milosevic affirmait sa volonté d’appliquer les plans économiques des autorités financières internationales. C’est seulement en avril 1992 que la position de l’impérialisme américain s’est retournée contre la Serbie en lui enjoignant d’arrêter sa guerre en Bosnie.
Cependant les Occidentaux en sont restés au discours. Tout au plus, en mai 1992, l’ONU a-t-elle adopté des sanctions contre la Serbie… qu’elle n’a guère cherché à faire appliquer. En novembre 1992, l’impérialisme américain se posait la question d’intervenir dans un conflit guerrier et a, paraît-il, hésité entre la Somalie et la Bosnie. Ce serait Georges Bush qui aurait tranché pour la Somalie où les USA ont envoyé 30 000 soldats. En France, le gouvernement a fait mine de se préoccuper de la population bosniaque, de s’intéresser à l’aide humanitaire ou à la sauvegarde de la ville de Sarajevo où Mitterrand a même été se promener. Mais le même Mitterrand a refusé de commenter les informations données par le président bosniaque Alija Izetbegovitc sur les exactions commises par les troupes et groupes paramilitaire serbes, et a affirmé n’en avoir jamais rien su, ce qui était un aveu de complicité politique avec Milosevic.
En fait, ce ne sont pas les pays occidentaux mais c’est la population serbe elle-même qui a toujours représenté la principale menace pour Milosevic. Et d’abord en 1992. Le 9 mars 1992, jour anniversaire des émeutes de 1991 du Kosovo durement réprimées, 40 000 personnes ont manifesté à Belgrade contre le régime. Des organisations démocratiques sont alors apparues. Le 14 juin suivant, à Belgrade, des milliers de manifestants pacifistes ont manifesté contre la guerre et demandé l’amnistie des 200 000 insoumis arrêtés. Le 15 juin 1992 les étudiants de Belgrade se sont mis en grève, réclamant la démission de Milosevic.

1995 : la “paix” de Dayton

En 1995, les diverses troupes ont atteint les zones qui correspondent au rapport des forces militaires. Il ne reste plus à l’impérialisme américain qu’à arriver pour conclure la paix consistant essentiellement à donner à chaque chef de bande le territoire qu’il a conquis. Les intentions proclamées au départ, à savoir le maintien de la Bosnie comme une entité et le refus du nettoyage ethnique sont allègrement balayées aux accords de Dayton et les zones vont réellement être des zones ethniquement homogènes. Le regroupement des Croates et des musulmans Bosniaques n’est qu’une fiction de papier que les Américains ne cherchent pas à faire appliquer. Quant aux chefs nationalistes, ces chefs de bandes de tueurs et de terroristes à l’encontre des populations civiles, les Milosevic et les Tudjman comme les Izetbegovic, ils sont tous reconnus comme chefs d’Etats par l’impérialisme. La seule préoccupation de celui-ci est de stabiliser un ordre durable avec des dirigeants qui sauront maintenir leur peuple sous leur férule. Mais la paix n’est encore une fois que la préparation de la nouvelle guerre, la quatrième, au Kosovo.

1998 : la guerre au Kosovo

C’est dans le plus grand silence complice de la “communauté internationale” que Milosevic a pu lancer une grande offensive il y a six mois, lors de l’été 1998, contre les zones du Kosovo frontalières de l’Albanie. Sa méthode : le terrorisme des forces militaires et paramilitaires pratiquant le nettoyage ethnique en chassant les populations vers l’Albanie.
En juin 1998, 65 000 Kosovars expulsés ; 150 000 en août, 230 000 en septembre. A l’époque, les réfugiés n’avaient pas bénéficié de la même couverture médiatique que depuis l’intervention occidentale ! C’est que les Occidentaux comptaient s’arranger avec Milosevic et avaient planifié des négociations à Rambouillet pour faire la part du feu en octroyant une simple autonomie aux Kosovo en échange de quoi les combattants kosovars devaient déposer les armes !

Le jeu de Milosevic

Milosevic ne pouvait pas, sans risquer d’être renversé par son aile d’extrême droite, signer les accords de Rambouillet reconnaissant ne serait-ce que l’autonomie au Kosovo. Cela aurait voulu dire céder devant la petite armée indépendantiste des Kosovars, l’UCK, alors que Milosevic fondait toute son autorité sur l’inverse. Tout son pouvoir sur les diverses factions et bandes armées nationalistes serbes a reposé sur le fait qu’il a pris leur tête en 1987 sur la question justement de la domination par les Serbes du Kosovo qu’il avait proclamé cœur historique des Serbes.
Milosevic a choisi de tenir tête aux Occidentaux parce qu’il a calculé, à tort ou à raison, qu’ils ne pourront se passer de lui et ne voudront pas le renverser. Il sait aussi qu’il lui sera bien plus facile vis-à-vis de ses soutiens extrémistes serbes de paraître devoir céder plus tard aux forces militaires coalisées des pays les plus riches du monde qu’à l’UCK. D’autant que les puissances occidentales n’ont visiblement pas l’intention de lui imposer l’indépendance du Kosovo mais son partage entre une zone serbe qu’il est en train de nettoyer ethniquement sans que les Occidentaux ne lèvent le petit doigt pour l’en empêcher, et une zone qui serait donnée à l’Albanie.
C’est ainsi que sous couvert des bombardements, l’intervention militaire occidentale va probablement sauver la mise au pouvoir de Milosevic. Certes, il pourra perdre ainsi une partie du Kosovo, mais le conflit lui aura permis d’accentuer sa mainmise sur deux autres régions qui menaçaient de quitter la Serbie : le Monténégro et la Voïvodine. Voilà pourquoi Milosevic avait des raisons de penser qu’en dépit d’un rapport de forces militaires à l’évidence défavorable, il avait à gagner à l’affrontement avec les grandes puissances.
L’intervention impérialiste, loin d’aider la population à se révolter contre Milosevic, lui coupe entièrement toutes ses possibilités. Se dire contre Milosevic en Serbie aujourd’hui, c’est probablement apparaître comme favorable aux bombardements ! Dès le début de l’intervention occidentale, le dictateur s’est servi de la situation pour renforcer son pouvoir en décrétant l’état d’urgence, en interdisant toute expression d’opposition et en menaçant d’arrêter et de fusiller tout opposant. Il a immédiatement remplacé les hommes politiques qui n’étaient pas directement à sa botte, y compris en remplaçant le chef des armées et plusieurs généraux. En tenant tête à l’impérialisme, Milosevic apparaît comme celui qui se bat contre les puissances alliées pour la défense des Serbes, comme celui qui résiste courageusement aux bombardements.

Les raisons de l’intervention des puissances impérialistes

Quant à l’impérialisme, ce n’est pas pour du pétrole, des mines, des plantations ni pour aucun objectif économique qu’il intervient en Yougoslavie mais en tant que gendarme du monde. Comme au Rwanda ou en Somalie. C’est pour défendre sa maîtrise du monde et prévenir tout risque d’un vide du pouvoir consécutif aux guerres civiles. C’est en particulier pour empêcher que les peuples aient la moindre velléité de croire que c’est à eux de décider quel est l’ordre qui leur convient le mieux. De ce point de vue, ce n’est pas la chute de Milosevic que visent les Occidentaux. Il veulent “l’ordre”, pas la déstabilisation de la Serbie avec tous les risques sociaux qu’elle représente.
L’objectif des grandes puissances dans cette guerre n’est pas lié à de simples questions d’intérêts locaux, de liens avec telle ou telle région, mais de faire une démonstration à usage international. Les guerres du Golfe risquaient de ne pas avoir été démonstratives et l’impérialisme a jugé que la Yougoslavie pouvait être un nouveau terrain pour affirmer son rôle de gendarme international. Cela lui a paru d’autant plus opportun qu’avec l’aggravation de la situation économique et sociale dans des continents entiers, une occasion un peu spectaculaire de sortir ses armes sophistiquées se présentait. D’autant qu’on était en Europe et que ce n’était pas un mal pour l’impérialisme américain d’y affirmer son leadership mondial.

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