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Le parti de classe, selon K. Marx et F. Engels, exposé par R. Dangeville

mardi 23 août 2022, par Robert Paris

"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d’employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.."

F. Engels, 1894.

Marx et Engels ont-ils enfanté la social-démocratie

Le parti de classe, selon K. Marx et F. Engels, exposé par R. Dangeville

Les textes sur le parti dans l’œuvre de Marx-Engels

Aux yeux de Marx-Engels, rien n’est moins abstrait que la fameuse condition « subjective » de la révolution : le parti de classe. De tous les textes où il en est question, il ressort dès l’abord que le parti fait charnière — ou mieux, levier — entre le travail productif et l’activité révolutionnaire du prolétariat, entre l’économie et la politique, et surtout entre la théorie et la pratique. Il plonge des racines profondes dans la classe ouvrière, voire dans le mode de production, puisque sa tâche est de diriger la transformation de la société, en s’appuyant sur tous les ressorts de l’activité économique, politique et organisationnelle.

Le Capital, dans la structure que lui a donnée Marx, nous permet d’abord de suivre la genèse de la classe dans la base économique.

Dans le premier livre, Marx analyse le devenir de la force de travail ouvrière. Sur le marché, dans la circulation, elle prend la forme marchande du salaire ; elle passe ensuite dans le procès de production pour y créer de la plus-value, autrement dit, se reproduire elle-même comme capital variable, et créer le capital à une échelle croissante. Dans ce procès sans cesse élargi, la manufacture devient grande industrie, et la lutte entre travail et capital prend plus d’ampleur et d’acharnement.

Dans le deuxième livre, Marx étudie le procès social de la circulation du capital entre les diverses branches de distribution et de production, en suivant la course du capital dans ses divers éléments constitutifs. Enfin, dans le troisième livre, il analyse le procès d’ensemble du mode de production capitaliste, y compris l’agriculture, en en dégageant les lois essentielles avec — entre autres — la loi de la baisse tendancielle du profit et ses contradictions croissantes. Et il achève l’étude de la base économique par l’analyse des trois revenus capitalistes fondamentaux et leurs sources qui culmine dans le chapitre inachevé—et ce n’est pas un hasard—sur les classes :les entrepreneurs capitalistes, les propriétaires fonciers et les propriétaires de la simple force de travail.

Ce n’est que dans les ouvrages ultérieurs de critique politique que Marx étudieral’action des superstructures politiques et idéologiques, par exemple la lutte des partis et de l’État dans Le Dix-huit Brumaire, Les Luttes de classes en France, prenant cette fois non plus l’Angleterre comme modèle classique, mais surtout la France. C’est à ce niveau, mais en liaison indissoluble avec la base économique du mode de production donné, que se situent les textes de Marx-Engels sur le parti. L’originalité de cette conception, c’est qu’elle relie solidement la lutte, économique et politique, des masses révolutionnaires à celles idéologiques de l’avant-garde, dont Marx-Engels eux-mêmes en tant que théoriciens et organisateurs de la lutte du prolétariat.

Dans les textes sur le parti, plus que dans tous les autres, la théorie rejoint la pratique dans l’action révolutionnaire. C’est pourquoi l’essentiel y côtoie mille détails, incidents, manifestations de groupes et de personnes, l’activité du parti s’effectuant toujours dans le rapport des forces complexes du moment. Ces textes sont donc, en un très large sens, historiquement circonstanciés, et ils ne peuvent être autrement que touffus. Dans les notes en bas de page, nous situons à chaque fois brièvement les écrits dans le contexte historique et politique de l’activité donnée de parti. En ce qui concerne les multiples personnages, nous renvoyons le lecteur à l’index des personnes. Cela nous permettra d’alléger les notes en bas de page.

La moindre difficulté n’a pas été de sélectionner les écrits qui portent plus précisément sur le parti . Nous nous sommes efforcés de relier entre eux, au moyen de notes historiques, tous les articles, comptes rendus d’activité, protocoles, adresses, correspondances et passages relatifs à cette question. La tâche nous a été grandement facilitée par le fait que nous suivons en général l’ordre chronologique grâce auquel la logique du développement ressort le mieux.

Ainsi, la première partie traite avant tout de l’activité de parti de Marx-Engels : d’abord, leur travail de militants dans l’organisation de la Ligue des communistes, puis la coordination internationale du mouvement démocratique et ouvrier, et la préparation idéologique des différentes organisations aux tâches de la révolution de 1848-1849. On passe ensuite à l’activité révolutionnaire de Marx-Engels dans le mouvement allemand, les clubs ouvriers, la presse et la Ligue de 1848 à 1850 ; l’organisation du repli des forces révolutionnaires vaincues, et l’intense activité théorique déployée durant la période contre-révolutionnaire de 1850 à 1863, dans laquelle Marx-Engels tirent en quelque sorte les conclusions de toute la période historique écoulée, comme base d’action de la suivante.

La seconde partie porte, d’une manière plus étroite, sur les questions propres au parti : la création du Conseil central de l’internationale ouvrière, la préparation des congrès, les problèmes d’affiliation et d’organisation ; la liaison avec les syndicats, les coopératives, les mouvements nationaux ; les rapports avec les autres partis bourgeois ou petits-bourgeois, et en général : l’activité organisatrice du prolétariat en lutte sur le plan économique et politique, les questions de l’internationalisme prolétarien, sans parler des rapports du Conseil central avec les différentes sections de l’Internationale dans tous les pays, ses polémiques avec les trade-unionistes aussi bien qu’avec les autres sectes, proudhoniennes et bakouniniennes. Comme dans la première partie, Marx-Engels sont amenés à tirer les enseignements les plus frappants de toute cette nouvelle phase d’organisation du prolétariat, lors du reflux de la vague révolutionnaire après la défaite de la Commune, à l’occasion de la polémique avec les anarchistes. Ils portent sur la manière d’organiser la retraite des combattants, de sauver les principes et le prestige de l’Internationale de la débâcle générale, afin d’être préparé au mieux lorsque les conditions générales pousseront de nouveau à la création d’une nouvelle Internationale, plus forte et plus consciente encore que la première.

Cette période constitue en quelque sorte le sommet de ce recueil sur le parti, puisque l’activité théorique de Marx-Engels y rejoint la pratique, dans l’effort d’organisation du prolétariat international en classe, donc en parti, qui débouche sur la révolution, avec la tentative héroïque du prolétariat parisien de se constituer en classe dominante lors de la Commune.

Les textes sur le parti ne manquent pas pour la période consécutive à la dissolution de la Ire Internationale, au contraire. Ils sont même si nombreux qu’il eût fallu plusieurs tomes pour les reproduire. Nous nous sommes donc contentés, pour l’heure, de rassembler quelques textes autour des points particulièrement significatifs. Le centre de gravité du mouvement ouvrier international s’étant déplacé vers l’Allemagne après 1871, nous reproduisons d’abord les textes de Marx-Engels sur la formation du parti social-démocrate allemand et la question de la fusion avec les éléments lassalléens qui, si elle a renforcé du point de vue numérique le parti allemand, n’a pas eu le même effet du point de vue révolutionnaire puisqu’il aggravait son caractère social-démocrate et rendait plus difficile — c’est le moins qu’on puisse dire — son développement vers le communisme.

Les textes sur la formation du parti en Angleterre et en France témoignent de ce que l’avant-garde se heurta à des difficultés non moins grandes dans ces pays . Les rapports de Marx-Engels avec les révolutionnaires russes témoignent également de ce que l’aggravation des conditions matérielles de la Russie permettait d’y aborder les problèmes du parti avec un esprit et une volonté plus révolutionnaires que dans les pays où l’histoire mettait encore à l’ordre du jour un parlementarisme révolutionnaire évoluant dans des conditions générales de moindre tension économique et politique.

Enfin, nous reproduirons des textes sur des questions « particulières »,la presse du parti, la violence, les chefs, les intellectuels et la popularité, la « question agraire », la corruption parlementaire, la reconstitution de l’Internationale, etc..

S’il a été difficile pour Marx de faire un « tout esthétique »de ses études économiques dans Le Capital, une telle prétention n’aurait aucun sens pour les textes sur le parti qui sont inextricablement reliés à toutes les parties de l’œuvre théorique ainsi qu’à l’action quotidienne et historique. Certes, un fil solide et cohérent les relie tous, mais plus que tous les autres écrits, ils sont semi-élaborés et attendent l’heure révolutionnaire pour devenir limpides aux yeux de tous et retrouver leur meilleure écriture : l’action révolutionnaire.

Notes

[1] Comme la forme salariée se noue d’abord dans la circulation, la catégorie des salariés est plus large que celle des ouvriers, des travailleurs productifs ou des prolétaires conscients et organisés. De fait, certaines catégories de salariés n’ont rien à voir avec la classe prolétaire. Pour déterminer celle-ci, il faut faire appel à des éléments complémentaires, tirés de la production, de la politique et même de la conscience, notamment à l’organe du parti, essentiel dans la conception des classes de Marx-Engels.

[2] Marx analyse la liaison entre classe prolétarienne et procès de production au sein de la base économique dans un chapitre inédit du « Capital » (10/18. Paris. 1971). Il commence par la genèse du travail salarié à partir du procès de circulation (cf. Vente et achat de la force de travail sur le marché, p. 162-170), puis il étudie le rapport entre capital et force de travail salariée au sein du procès de production (p. 170-185), pour conclure que ce procès bouleverse non seulement les structures de la société, mais encore le procès de production lui-même, celui-ci étant historiquement caractérisé, d’abord, par la prédominance du travail vivant sur le travail mort (p. 191-199) ; à la suite d’une production constante de plus-value (surproduction de capital), l’antagonisme se crée entre les rapports sociaux de production bourgeois (privés, mercantiles) et la production des ouvriers sous forme sociale, associée, rationnelle, scientifique (p. 199-223). Enfin, Marx définit les porteurs de la future société collectiviste, les travailleurs productifs (de plus-value sous le régime capitaliste), en opposition aux travailleurs improductifs, voire antisociaux, nuisibles, parasitaires (p. 224-240). Ainsi le prolétariat se définit d’abord du point de vue économique dans la base productive.

[3] Pour la période allant de 1842 à 1845, nous n’avons pas repris, dans ce recueil sur le parti en général, les écrits se rapportant plus particulièrement à des mouvements locaux — ceux, par exemple, sur le mouvement ouvrier d’Angleterre et des pays du continent, l’agitation socialiste, les actions de grève ou émeutes, etc. Pour ne citer que les articles d’Engels de la période de 1842 à 1845 : « Les Crises Intérieures » [anglaises], 9-12-1842 ; « Position du parti politique », 24-12-1842 ; « Situation de la classe ouvrière en Angleterre », 25-12-1842 ; « Lettres de Londres », 16 et 23-5-1843, 9 et 27-6-1843 ; « Progrès de la réforme sociale sur le continent » [en France, Allemagne et Suisse]. 4-11-1843 ; « Mouvements sur le continent », 3-2-1843 ; « La Situation de l’Angleterre : Past and Present de Thomas Carlyle », 1844 ; « La Situation anglaise », 31-8-1844 ; « Le Socialisme sur le continent », 5-10-1844 ; « Rapide Progrès du communisme en Allemagne », 13-12-1844, 8-3-1845 et 10-5-1845 ; « Description de colonies communistes surgies à l’époque moderne et subsistant encore », 1845 ; « Deux discours à Elberfeld » [sur le même thème], 8 et 15-2-1845 ; « La Récente Tuerie de Leipzig — le mouvement ouvrier allemand », 13-9-1845 ; « La Condamnation des charpentiers parisiens », 20-8-1845 ; « Conditions allemandes », 25-10-1845 et 8-11-1845 ; « Histoire des lois céréalières anglaises » [qui fournit le cadre de l’action du parti chartiste dans la question du libre-échange et de la politique à adopter vis-à-vis des autres classes anglaises], décembre 1845. Un grand nombre de ces articles sont traduits en français dans marx-engels, Écrits militaires, éd. de l’Herne (recueil parallèle et complémentaire à celui sur le parti révolutionnaire, en ce qu’il ajoute au niveau des luttes politiques celui de l’emploi de la violence de classe).

[4] Les recueils sur le mouvement ouvrier français et la social-démocratie allemande sont en préparation.

Théorie marxiste du parti

Dans cette introduction, nous nous efforçons de grouper en ordre logique les formulations de Marx-Engels sur le parti, celles-ci étant éparses dans leurs écrits les plus divers — ouvrages publiés ou inédits, études, notes, correspondance, discours, manifestes, exposés et interventions dans des réunions publiques ou de parti, etc. Elles jaillissent, ici, en conclusion de la critique économique, philosophique ou historique, là, de l’activité politique, syndicale ou organisatrice, de Marx-Engels, comme synthèse et guide de l’action du prolétariat.

Pour esquisser la conception générale du parti, de son mode d’action, de sa nature, de sa fonction et de son but historiques, tout au long de cette introduction, nous reproduirons donc les citations de Marx-Engels qui forment, chaque fois, les points de repère ou jalons de l’exposé.

Pour définir les classes, la science moderne bourgeoise procède selon la vieille méthode métaphysique : elle prend un instantané de la société à un moment donné, et analyse ensuite ce modèle ou tableau pour cataloguer les divers groupes d’individus qui forment la collectivité. Puis les statisticiens, sociologues et démographes — gens à courte vue s’il en est — y effectuent mille divisions, faisant observer qu’il n’y a pas deux, trois ou quatre classes, mais qu’on peut en déceler dix, vingt, voire cent, séparées entre elles par des gradations successives et des zones intermédiaires indéfinissables.

À l’instar de la bonne vieille dialectique, la critique marxiste voit l’histoire comme un film qui déroule ses tableaux les uns après les autres : c’est dans les caractères saillants de ce mouvement que la classe doit être cherchée et reconnue. On obtient alors des éléments bien différents pour distinguer le protagoniste du drame social qu’est la classe, et en fixer les caractéristiques, l’action, le but, qui se précisent d’une manière concrète par une uniformité évidente au travers des changements d’une multitude de faits. Alors que la photographie n’enregistre qu’une froide série de données dépourvues de vie, la dialectique marxiste permet de distinguer la classe dans sa dynamique.

Pour dire qu’une classe existe et agit à un certain moment de l’histoire, il ne suffit donc pas de connaître, par exemple, le nombre des marchands de Paris sous Louis XVI, ou des landlords anglais au XVIII°, ou encore celui des ouvriers des manufactures belges à la veille du XIX° siècle. Il faut soumettre toute une période historique à une analyse logique pour y retrouver un mouvement social, donc politique, qui cherche sa voie à travers des hauts et des bas, des erreurs et des succès, mais dont l’adhésion au système d’intérêts d’un groupe ou d’une masse d’hommes placés dans une position déterminée par le système de production soit évidente [1]. Friedrich Engels a donné une première démonstration de cette méthode dans La Situation des classes laborieuses en Angleterre (1845), en expliquant le sens de toute une série de mouvements économiques et politiques d’une masse d’hommes placés dans des conditions semblables.

La conception marxiste trouve la clé du mouvement historique, en suivant le processus de genèse, de développement et de transformation des classes. Au lieu de photographier, elle cinématographie la réalité ; au lieu d’une image fixe, achevée et définitive, elle saisit le mouvement, le lien, la relation.

Que l’on nous pardonne une petite parenthèse « philosophique ». Dans l’analyse de la société, comme dans celle des classes, ce qui compte c’est l’étude des rapports (qui ne déterminent pas tant la production en Soi que la forme sous laquelle celle-ci s’effectue). Car l’essentiel n’est pas de reconnaître la quantité ou la matière brute de la classe ou de la production, mais son mode d’activité, la forme sous laquelle la « matière » se meut, puisque dans la nature tout est mouvement — donc rapport, échange ou métabolisme.

Ce rapport entre la masse et le mouvement que l’on retrouve à un niveau plus complexe dans le rapport masse-parti, dont la synthèse forme la classe, Marx l’explicite dans le passage suivant à propos de la production : « En se réalisant dans la matière, le travail vivant en modifie la forme : cette transformation est déterminée par la finalité du travail et l’activité efficace de celui-ci ; il ne s’agit pas de l’impression d’une forme extérieure à la matière, simple apparence fugitive de son existence comme dans les objets inertes. La matière du travail se conserve sous une forme déterminée en étant transformée et soumise à la finalité du travail. Le travail est un feu vivant qui façonne la matière. Il est ce qu’il y a de périssable et de temporel en elle, c’est le façonnage de l’objet par le temps vivant [2]. »

De même, la classe se distingue par sa forme et son mode spécifique d’activité, c’est-à-dire d’abord par ses conditions de vie et de rémunération, ses créations matérielles et intellectuelles, puis son mode d’organisation et d’ordonnancement dans la distribution, les échanges, la production et la société civile et politique. Sur cette large base, il s’agit enfin de découvrir ce qui constitue le moteur du développement.

Dans le chapitre sur les bourgeois et prolétaires du Manifeste, Marx le découvre en retraçant le cours historique de la classe ouvrière, depuis sa naissance, avec la formation de l’industrie capitaliste, son développement en plusieurs périodes de croissance, jusqu’à son extinction ou abolition avec le mode de production collectiviste. Après avoir mis en évidence le rapport de la classe avec le mode de production, Marx souligne que le prolétariat traverse les stades successifs de son développement grâce à son activité et sa forme d’organisation dans la lutte de classe.

« Le prolétariat passe par différentes phases de développement. Sa lutte contre la bourgeoisie commence avec son existence même.
« Au début, la lutte est engagée par des ouvriers isolés ; puis ce sont les ouvriers d’une fabrique, enfin les ouvriers d’une branche d’industrie d’un même centre qui combattent contre tel bourgeois qui les exploite directement. Ils dirigent leurs attaques non seulement contre le système bourgeois de production, mais encore contre les instruments de production eux-mêmes ; ils détruisent les machines provenant de la concurrence étrangère, mettent le feu aux fabriques : ils s’efforcent de reconquérir la position perdue du travailleur médiéval.
« À ce stade, les travailleurs forment une masse disséminée à travers tout le pays et divisée par la concurrence. Parfois, ils se rapprochent pour former un seul bloc. Cette action n’est cependant pas encore le résultat de leur propre union, mais celui de l’union de la bourgeoisie qui, pour atteindre ses fins politiques [renverser les classes féodales au pouvoir], doit mettre en branle le prolétariat tout entier, et est encore capable de le faire. À ce stade, les prolétaires ne combattent pas encore leurs propres ennemis, mais les ennemis de leurs ennemis, les vestiges de la monarchie absolue, les propriétaires fonciers, les bourgeois non industriels, les petits-bourgeois. Tout le mouvement historique est ainsi concentré entre les mains de la bourgeoisie : toute victoire remportée dans ces conditions est une victoire de la bourgeoisie.

Or, le développement de l’industrie n’a pas pour seul effet d’accroître le prolétariat, mais encore de l’agglomérer en masses de plus en plus compactes. Le prolétariat sent sa force grandir. Les intérêts, les situations se nivellent de plus en plus en son sein à mesure que le machinisme efface les différences dans le travail [non la production] et ramène presque partout le salaire à un niveau également bas. La concurrence accrue à laquelle se livrent les bourgeois et les crises commerciales qui en découlent rendent le salaire des ouvriers de plus en plus instable. Le perfectionnement incessant et toujours plus poussé du machinisme rend leur condition de plus en plus précaire. Les heurts individuels entre les ouvriers et les bourgeois prennent de plus en plus un caractère de collision entre deux classes. Bientôt les ouvriers s’efforcent de monter des coalitions contre les bourgeois ; ils se groupent pour défendre leur salaire. Ils vont jusqu’à fonder des associations durables pour constituer des réserves en vue de révoltes éventuelles. Ça et là, la lutte éclate sous forme d’émeutes. »

Nous interrompons ici cette citation pour dégager une première conclusion, d’abord de Marx lui-même : « Les conditions économiques ont d’abord transformé la masse du pays en travailleurs. La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse est-elle déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même [3]. »

Une première phase de la formation de classe du prolétariat est donc atteinte, toute déterminée par l’économie, les besoins de la production et de l’exploitation capitalistes. Ce résultat historique reste acquis en gros même si les prolétaires ne se considèrent pas eux-mêmes comme faisant partie d’une classe autonome et opposée aux capitalistes et aux propriétaires fonciers. Pour des raisons qui ne doivent certes rien à la volonté, mais au déterminisme social et à la pression adverse, ils n’en restent donc pas moins, dans cet état, une classe, exploitée par les capitalistes, une classe certes inconsciente, mais néanmoins potentiellement révolutionnaire. Ne travaillent-ils pas comme esclaves salariés dans les entreprises capitalistes, leur sueur et leur surtravail y créant la plus-value, donc la surproduction, la concentration et, à terme, les crises qui ébranlent périodiquement les bases mêmes du mode de production capitaliste ? Le travail associé, d’innombrables prolétaires sans réserve aggrave, en outre, sans relâche la contradiction fondamentale entre appropriation privée des moyens de production et socialisation croissante de la production [4].

Reprenons à présent la citation du Manifeste sur la formation historique du prolétariat :

« De temps à autre, les travailleurs sont victorieux, mais leur triomphe est éphémère. Le vrai résultat de leurs luttes, ce n’est pas le résultat immédiat, mais l’union de plus en plus étendue des travailleurs. Cette union est facilitée par l’accroissement des moyens de communication créés par la grande industrie qui mettent en relations les diverses localités. Or, ces liaisons sont nécessaires pour centraliser en une lutte nationale, en une lutte de classe, les nombreuses luttes locales qui ont partout le même caractère. Or, toute lutte de classe est une lutte politique. Et l’union que les bourgeois du Moyen Âge mettaient des siècles à établir par leurs chemins vicinaux, les prolétaires modernes l’effectuent en quelques années grâce aux chemins de fer.
« Cette organisation des prolétaires en une classe, et donc en un parti politique, est à tout moment détruite par la concurrence des ouvriers entre eux. Mais elle renaît sans cesse, toujours plus forte, plus solide, plus puissante. »

Ainsi, Marx a mis au jour deux phases de développement du prolétariat en classe : la première toute économique, dans laquelle le prolétariat devient une classe pour les capitalistes qui l’exploitent, et où l’activité des ouvriers se ramène essentiellement à une forme de lutte économique, de revendications pour des conditions meilleures de travail, de rémunération et de vie. Et de souligner que même ces luttes économiques nécessitent une certaine organisation déterminée des prolétaires, ceux-ci se groupant en coalitions, associations, puis en syndicats, et que cette activité et ces associations économiques se transforment enfin à un certain niveau, de par leur propre dialectique, en des formes d’activités et d’associations nouvelles, supérieures, politiques [5]. C’est alors que le prolétariat devient une classe socialement révolutionnaire, existant non seulement pour le capital, mais encore pour elle-même. Dès lors la classe ouvrière tient une clé qui lui ouvre des champs d’action et des horizons sociaux nouveaux — ceux de son auto-émancipation. C’est dire qu’en se forgeant un parti, et ce grâce à cette activité politique et sociale supplémentaire, elle amorce une nouvelle phase de son développement [6].

Cette conception dialectique, basée sur l’histoire et l’économie, et culminant dans la sphère politique et sociale, se place carrément au-dessus des ternes objections du statisticien. D’emblée, elle s’interdit de voir, sur la scène historique, des classes opposées à la façon des choristes sur les planches d’un théâtre, et elle n’est pas contredite par l’existence, çà et là, de zones entières de contact formées de couches stagnantes, indéfinissables, à travers lesquelles il se produit un mouvement d’osmose, car la physionomie historique des classes qui se font face l’une à l’autre n’en est pas altérée.

Aux yeux de Marx-Engels, la classe trouve son aboutissement dans le parti, forme d’organisation suprême de la classe, qui y puise une existence originale et dynamique, et détermine, en retour, l’évolution de la société tout entière. C’est également dans le parti que le prolétariat trouve son activité la plus haute et rassemble son énergie la plus concentrée. C’est encore par le parti politique que les syndicats deviennent révolutionnaires, en formulant la revendication directement sociale qui annonce la mort du mode de production capitaliste et l’instauration de la société communiste, libérée des entraves de l’argent, du marché des classes, à savoir l’abolition du salariat [7].

Quand on a découvert une forme d’activité spécifique, une tendance sociale, un mouvement poursuivant une finalité propre, on a reconnu une classe dans le véritable sens du terme. C’est alors qu’existe aussi en substance, sinon du point de vue de la forme (organisée), le parti de classe. Ce parti vitensuite quand existent une doctrine —théorisation des traits saillants et systématisation des intérêts collectifs et des buts de la classe —ainsi qu’une méthode d’action, soit une pensée politique et une organisation de lutte. Ces deux éléments ne peuvent vraiment se condenser, puis se concrétiser, que dans la forme parti.

Le jeu des intérêts d’une classe suscite par degrés une conscience plus précise, et cette même conscience commence à se dessiner dans de petits groupes qui ont la prévision du but à atteindre. En exprimant le sens général des poussées de la base économique, ils « entraînent » et dirigent le gros de la classe. (Notons que ce processus se réalise précisément lorsque la classe ouvrière n’agit pas comme une catégorie professionnelle, mais comme un ensemble.) La vision d’une action collective qui tend à des buts généraux intéressant toute la classe, et qui se concentre dans l’intention de changer tout le régime social, ne peut apparaître de manière claire et continue qu’à une minorité avancée. Vision léniniste certes, mais d’abord marxiste :

« Voici ce qui distingue les communistes des autres partis prolétariens : d’une part, dans les diverses luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts communs du prolétariat tout entier, sans considération de nationalité ; d’autre part, dans les diverses phases de la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie, ils représentent toujours l’intérêt du mouvement dans son ensemble.
« Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui va toujours de l’avant ; du point de vue théorique, ils ont sur le reste de la masse prolétarienne l’avantage de comprendre les conditions, la marche et les résultats généraux du mouvement ouvrier [8]. »

La seconde partie de ce passage témoigne de ce qu’à l’époque du Manifeste le communisme n’existait en fait que comme petite tendance, aux côtés, d’autres partis ouvriers, dans des groupes ou individus disséminés parmi les masses et les divers pays, et non encore organisés dans un parti autonome, ample et stable, parfaitement distinct de tous les autres.

La constitution du prolétariat en classe révolutionnaire, consciente et agissante, dotée d’un parti, est un processus infiniment long et difficile, et même lorsqu’elle est conquise, elle est souvent remise en cause. L’état d’isolement et de dispersion des éléments communistes se retrouve donc non seulement dans toute la période de faible développement général du capitalisme et dans les pays qui accèdent tout juste à la production moderne, mais jusque et y compris dans les pays développés au cours de longues périodes de triomphe de la contre-révolution et de reflux du mouvement prolétarien.

Notes

[1] Ainsi Marx-Engels définissent la classe bourgeoise par ses traits les plus caractéristiques : « À mesure que l’industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer ont pris de l’essor, la bourgeoisie s’est épanouie, multipliant ses capitaux et refoulant à 1’arrière-plan tontes les classes léguées par le Moyen Age [telle est sa base économique : puissance monétaire mercantile et Industrielle]. « Nous voyons donc que la bourgeoisie moderne est elle-même le produit d’un long développement, de toute une série de révolutions survenues dans les Modes de production et d’échange. « Chaque étape de l’évolution parcourue par la bourgeoisie s’est accompagnée d’un progrès politique correspondant. État ou ordre opprimé par la domination des seigneurs féodaux ; association en armes s’administrant elle-même dans les communes médiévales ; ici, république urbaine autonome, là, tiers état taillable par la monarchie ; puis, à l’époque de la manufacture, contrepoids de la noblesse vis-à-vis de la monarchie féodale ou absolue ; soutien principal des grandes monarchies en général. La bourgeoisie a enfin réussi à conquérir de haute lutte le pouvoir politique exclusif dans l’État représentatif moderne : la grande Industrie et le marché mondial lui y avaient frayé le chemin. Le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de toute la classe bourgeoise. » (Manifeste du parti communiste, chap. « Bourgeois et prolétaires ».)

[2] Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, éd. 10/18, t. Il, p. 313.

[3] Marx, Misère de la philosophie, Éd. sociales, 1946, p. 134. Arrivé à ce point de la maturation de ce corps ou organisme que constituent les prolétaires, on passe de la prépondérance des facteurs économiques à celle des facteurs politiques pour la détermination de la classe.

[4] C’est, ni plus ni moins, l’élaboration par le prolétariat des conditions matérielles, économiques, du socialisme : « Les hommes se construisent un monde nouveau [...] avec des conquêtes historiques qui ébranlent le monde dans lequel ils vivent. Il leur faut, au cours de l’évolution, commencer par produire eux-mêmes les conditions matérielles d’une nouvelle société, et nul effort de l’esprit ni de la volonté ne peut les soustraire à cette destinée, » (MARX, « La Critique moralisante et la morale critisante », Deutsche Brüsseler Zeitung, 11-11-1847.) Toutes les théories récentes sur les nouveaux types de classes ou de sociétés inconnues de Marx-Engels— société des managers, classe et société bureautiques, etc. —, avec les innombrables variantes ; fonctions nouvelles des couches intellectuelles et techniciennes etc., échouent sur cet écueil, simple, mais essentiel : pour être porteuse d’une forme de société ou de rapports de production nouveaux, il faut une classe jouant un rôle fondamental et décisif dans la production, et non des improductifs, voire des parasites.

[5] Engels fait l’historique de ce passage au parti politique dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre (Éd. sociales, 1961, p. 283-292), et Marx le théorise dans les dernières pages de Misère de la philosophie (Éd. sociales, 1946, p. 129-136) au chapitre des « Grèves et coalitions des ouvriers ». Le mouvement est indissolublement lié : « La formation de ces grèves, coalitions et syndicats marcha simultanément avec les luttes politiques des ouvriers qui constituent maintenant un grand parti politique sous le nom de chartistes. » (P. 134.) Dans sa lettre à Bolte (23-11-1871), Marx définit le moment où la lutte ouvrière devient politique : « Pour devenir politique, un mouvement doit opposer aux classes dominantes les ouvriers agissant en tant que classe pour les faire céder au moyen d’une pression de l’extérieur. Ainsi l’agitation est purement économique lorsque les ouvriers tentent, par le moyen de grèves, etc., dans une seule usine ou même dans une seule branche d’industrie, d’obtenir des capitalistes privés une réduction du temps de travail ; en revanche, elle est politique lorsqu’ils arrachent de force une loi fixant à huit heures la journée de travail, etc. De tous les mouvements économiques isolés des ouvriers [qui sont donc nécessaires, étant le prélude et la condition du mouvement plus général] se développe partout un mouvement politique, autrement dit un mouvement de classe, en vue de réaliser ses intérêts sous une forme générale qui ait force de contrainte pour la société entière. Ces mouvements supposent une certaine organisation préalable en même temps qu’ils sont à leur tour un moyen de développer cette organisation. »

[6] Sur ce point comme sur tant d’autres, Marx n’a pas « Inventé » la formule selon laquelle le prolétariat se constitue en classe en s’organisant en parti, puisqu’on la trouve déjà chez la communiste utopiste française Flora Tristan qu’Engels défend contre les attaques d’Edgar Bauer dans La Sainte famille, chap. IV, 1 : « L’Union ouvrière de Flora Tristan », Éd. sociales, p. 27-29, Cependant, toute la différence entre Flora Tristan et Marx est que, pour la première, ce n’est qu’une formule politique de rassemblement, tandis que, pour le second, c’est un mouvement s’intégrant dans un système économique, politique et social, qui à son tour s’en trouve fondamentalement modifié au cours d’une révolution historique complexe. L’extrait suivant d’un tract rédigé par Flora Tristan montre, de par lui-même, la portée aussi bien que les limites de sa formule : « 1. Constituer la classe ouvrière au moyen d’une union compacte, solide et indissoluble ; 2. Faire représenter la classe ouvrière devant la nation par son défenseur choisi par l’Union ouvrière et salarié par elle, afin qu’il soit bien constaté que cette classe a son droit d’être, et que les autres classes l’acceptent ; 3. Réclamer, au nom du droit, contre les empiétements et les privilèges ; 4. Faire reconnaître la légitimité de la propriété des bras (en France, 25 millions de prolétaires n’ont pour toute propriété que leurs bras) ; 5. Faire reconnaître la légitimité du droit au travail pour tous et pour toutes ; 6. Examiner la possibilité d’organiser le travail dans l’état social actuel, etc. »

[7] Cf. MARX-ENGELS Le Syndicalisme. Petite Collection Maspero, Paris, 1972, vol. l, chap. VI : « Critique des limites syndicales », p. 171-216. Ce recueil de textes consacrés aux revendications et à l’organisation du prolétariat en syndicats rend compte de la phase économique de constitution du prolétariat en classe. Il forme donc une sorte de base ou d’introduction aux textes de Marx-Engels sur le parti proprement dit.

[8] Manifeste du parti communiste (1848), chap. « Prolétaires et communistes ».

Parti, classe et cycle historique

Pour que la classe existe pleinement, il faut, d’une part, une homogénéité immédiate des conditions économiquesde ses membres et, d’autre part, une pensée, une méthode et une volonté communes permettant de regrouper et d’orienter leur action. Le parti prolonge, au niveau politique, l’homogénéité économique en assurant la continuité d’action et de pensée de la classe.

En premier, le parti est déterminé par les conditions économiques de maturation générale, mais ce de manière complexe, puisqu’il ne se développe pas directement au fur et à mesure de la croissance de la production. Comme il ne représente qu’un seul pôle — négatif et négateur — du rapport capitaliste, celui du prolétariat, le parti se manifeste le mieux et le plus pleinement dans les périodes de crises économiques et sociales, à condition qu’existent des facteurs politiques d’organisation et de conscience qui assurent à la classe son unité et sa continuité d’action dans le temps et dans l’espace.

Tous ces différents facteurs de formation et de développement du parti prolétarien font que, non seulement par rapport à la masse prolétarienne, mais encore, par rapport aux différents cycles historiques successifs, le cours du parti n’est ni continu ni régulier, mais passe, nationalement internationalement, par des phases très complexes de croissance, marquées par des périodes souvent aiguës de progrès et de régression.

Ainsi pourrait-on dire que la classe et le parti d’une période de maturité générale plus grande peuvent être moins révolutionnaires que ceux d’une période de maturité moindre. Cependant, au moment de la révolution, ils doivent avoir une organisation et un programme d’action plus fermes et radicaux dans la période de maturité plus grande, ne serait-ce que pour avoir une action efficace dans une société plus antagonique, plus concentrée, plus internationale, plus armée et plus totalitaire.

En 1871, malgré l’existence de la I° Internationale — centre ouvrier général, mais embryon d’organisation pratique du point de vue de ses structures et de son implantation territoriale —, la Commune de Paris ne fut pas préparée, commandée et déclenchée par une organisation de parti du genre de celle des bolcheviks en 1917, qui fut un véritable facteur de l’histoire. L’action du parti est ainsi liée aux conditions pratiques de l’époque : « Le Conseil général est fier du rôle éminent que les sections parisiennes de l’Internationale ont assumé dans la glorieuse révolution de Paris. Non point, comme certains faibles d’esprit se le figurent, que la section de Paris ni aucune autre branche de l’Internationale ait reçu un mot d’ordre d’un centre. Mais, comme dans tous les pays civilisés, la fleur de la classe ouvrière adhère à l’Internationale et est imprégnée de ses principes, elle prend partout, à coup sûr, la direction des actions de la classe ouvrière [1]. »

En théorie, comme en pratique, la formation du prolétariat en classe passe par diverses phases de développement : organisation en parti politique, puis érection en classe dominante avec la conquête de l’État. La Commune de Paris a pu suggérer qu’un prolétariat qui ne s’est pas encore constitué en classe, donc en parti, puisse, dans un pays donné, s’ériger en classe dominante — phase suivante de la constitution du prolétariat en classe — en se lançant directement à l’assaut de l’appareil d’État bourgeois. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que l’Internationale existait alors depuis six ans, que le prolétariat est une classe internationale, liée aux conditions générales du système capitaliste, que la crise internationale éclate pour commencer dans un seulpays, et que le prolétariat continue de s’organiser au cours du processus révolutionnaire lui-même. De fait, dans la vision marxiste, la « révolution ne se fait pas », puisqu’elle est le résultat matériel inévitable des contradictions de classes qui prennent la forme aiguë et violente d’un cataclysme naturel, indépendant de la volonté humaine. Au cours de la révolution de 1848 aussi bien que de celle de 1871, le prolétariat s’est donc battu sans un parti véritablement organisé et structuré. C’est dire que le passage de la phase de constitution du prolétariat en classe, donc en parti, à celle de sa constitution en classe dominante n’est ni mécanique ni simultané. Même s’il ne se réalisera jamais au même degré dans les cent pays, grands ou petits, de la planète, il n’en demeure pas moins que : « Pour qu’au jour de la décision le prolétariat soit assez fort pour VAINCRE il est nécessaire qu’il se constitue en un partiautonome, un parti de classe conscient, séparé de tous les autres [2]. »

Face aux anarchistes et avant que la Ire Internationale ne disparaisse en brandissant bien haut ses principes, Marx fera adopter dans les statuts de l’organisation mondiale un article précisant de manière lumineuse le rôle et la fonction du parti :

« Art. 7 a — Dans sa lutte contre le pouvoir collectif des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes.
« Cette constitution du parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême : l’abolition des classes.
« La coalition des forces ouvrières, déjà obtenue par la lutte économique [syndicats par exemple], doit aussi servir de levier aux mains de cette classe dans sa lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs [3] »

Cette conception toute organique, révolutionnaire, dynamique et agissante de la classe, écarte d’emblée la vision ouvriériste selon laquelle le prolétariat ne serait, comme le prétendent les statisticiens, que la somme des ouvriers ou des salariés. De même, elle écarte toute vision formelle ou constitutionnaliste (démocratique ou électoraliste), selon laquelle statutairement le parti devrait agir toujours et partout en accord formel avec la majorité du prolétariat (en déterminant ses projets et ses buts d’après l’issue d’une consultation plus ou moins démocratique, plus ou moins copiée du suffrage universel bourgeois).

Marx-Engels ont une conception de classe profondément antidémocratique : d’abord, elle implique de toute nécessité l’existence d’un parti, et donc l’idée qu’une minorité peut avoir une vision plus conforme aux intérêts du mouvement révolutionnaire que la majorité ; ensuite, elle s’ancre solidement dans la réalité matérielle et ne dépend pas uniformément en tous temps et en tous lieux de la volonté, de l’intelligence et de la culture du plus grand nombre. C’est Marx lui-même qui le dit dans les deux passages suivants. Le premier est peut-être brutal, mais il est clair : « Ce qui importe, ce n’est pas ce que tel ou tel prolétaire, voire le prolétariat tout entier, se figure comme but aux différents moments. Ce qui importe, c’est ce qu’il est et ce qu’il doit faire historiquement, conformément à sa nature : son but et son action historiques lui sont tracés de manière tangible et irrévocable [donc définitive et non révisable] dans sa situation d’existence comme dans toute l’organisation de l’actuelle société bourgeoise. Le prolétariat exécute le jugement que, par la production du prolétariat, la propriété privée bourgeoise prononce contre elle-même [4]. »

Une dernière citation de Marx encore montre que, dès sa naissance, le prolétariat est par nature anticapitaliste, facteur révolutionnaire de dissolution du mode de production bourgeois, « une classe de la société bourgeoise, qui n’est pas de la société bourgeoise, une classe qui est dissolution de toutes les classes, une sphère qui a un caractère universel par ses souffrances universelles et ne revendique pas de droit particulier, parce qu’on ne lui a pas fait de tort particulier, mais un tort en soi, une sphère qui ne peut plus s’en rapporter à un titre historique, mais simplement à un titre humain, une sphère qui n’est pas en opposition particulière avec les conséquences, mais en opposition générale avec toutes les prémisses du système politique allemand, une sphère, enfin, qui ne peut s’émanciper de toutes les autres sphères de la société sans les émanciper en même temps qu’elle-même, une sphère qui est, en un mot, la perte complète de l’homme et ne peut donc se reconquérir elle-même que par la réappropriation complète de l’homme. La décomposition de la société en tant que classe particulière, c’est le prolétariat. [5] »

Ainsi le parti qui exprime et revendique, toujours et partout, par-delà les générations successives et les frontières des multiples pays, le but ultime et lointain du prolétariat se relie aux conditions réelles et fondamentales de l’actuelle classe ouvrière. Toute la conception communiste perd dès lors son caractère utopique et devient, selon la formule de Marx-Engels, socialisme scientifique et praxis historique.

Notes

[1] Marx, « Deuxième ébauche de La Guerre civile en France », in MARX-ENGELS,La Commune de 1871, 10/18, p. 151.

[2] Cf. Engels à G. Trier, 18 décembre 1889.

[3] Cet article fut incorporé aux Statuts par décision du Congrès de La Haye (septembre 1872) : Il résume le contenu de la résolution de la Conférence de Londres de l’année précédente.

[4] MARX-ENGELS, La Sainte Famille, chap. IV, § 2. Cf. Werke, 2, p. 38.

[5] MARX, « La Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel », Introduction, Oeuvres philosophiques, t. l, p. 105. Dans une formule lapidaire, Marx met encore les points sur les i : « En annonçant la dissolution de l’ordre social tel qu’il existe jusqu’à ce jour, le prolétariat ne fait qu’exprimer le secret de sa propre existence, car il est la dissolution en acte de cet ordre du monde. » (Ibid.) Dans le Manifeste, Marx-Engels évoquent le processus par lequel les autres classes de la société sont dissoutes par l’Industrie capitaliste. Les paysans parcellaires, les artisans, les petits bourgeois, voire les capitalistes petits et grands, tombant dans le prolétariat, seule classe désormais véritablement révolutionnaire.

Au centre : la violence, la révolution, la dictature du prolétariat

Si le prolétariat, dans la vision marxiste, se manifeste comme décomposition, désagrégation de la société bourgeoise, le réformisme, en révisant le marxisme, voit le prolétariat, au contraire, comme régénérant progressivement la société capitaliste au moyen de réformes pour passer insensiblement au socialisme, bref, il abstrait des secousses, des antagonismes croissants, de la violence révolutionnaire. Aux yeux de Marx-Engels, le prolétariat suscite le heurt et la désagrégation du capitalisme de même qu’il instaure le socialisme grâce à la révolution qui érige la classe ouvrière en classe dominante de la société avec l’État de la dictature du prolétariat — violence concentrée s’il en est. Le parti de classe prélude ainsi à l’État de la dictature du prolétariat, comme la constitution du prolétariat en classe pour soi prélude à son érection en classe dominante. La violence se trouve donc au sommet de l’action historique de la classe ouvrière, en même temps qu’au centre de son mode d’existence.

Marx concluait la Conférence de Londres de l’Internationale avec l’article 7 a des statuts par cette directive centrale : « La conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière. »

Au sens strict du terme, une classe n’est véritablement une classe que dans la perspective de la conquête de l’État : ce n’est qu’une couche, un ordre, un état, si elle n’est pas capable de prendre en main le pouvoir politique pour dominer toute la société.

Parvenu au stade de sa constitution en classe, donc en parti — non seulement objectivement, économiquement, en soi, mais pour soi, c’est-à-dire en étant conscient de son existence, de ses intérêts et de ses buts propres, en opposition à toutes les autres classes —, le prolétariat n’est pas encore parvenu au terme de sa course. Il lui faut encore conquérir le pouvoir politique, en brisant le règne du capital pour imposer la domination du travail. C’est alors seulement que le prolétariat parvient au point où toutes ses tâches historiques peuvent trouver leur solution, le prolétariat ayant surmonté l’obstacle suprême et fondamental, l’État bourgeois.

« Le pouvoir politique, au sens strict du terme, est le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre. Si, dans sa lutte contre la bourgeoisie, le prolétariat est forcé de s’unir en une classe ; si, par une révolution, il se constitue en classe dominante et, comme telle, abolit par la violence les anciens rapports de production — c’est alors qu’il abolit, en même temps que ce système de production, les conditions d’existence de l’antagonisme des classes ; c’est alors qu’il abolit les classes en général et par là même, sa propre domination en tant que classe [1] »

Comment Marx-Engels ont-ils pu parler avec une telle assurance en 1848 d’un fait qui ne se réalisera que dans un futur lointain ?

Voyons comment Marx-Engels ont découvert — et non construit, est-il besoin de le dire ? — la « ligne ». Tout d’abord, ils ont établi un parallèle logique entre l’évolution et les révolutions de la bourgeoisie et celles du prolétariat [2] : ordre ou état qu’elle était aux côtés de la noblesse foncière et du clergé, la bourgeoisie devient une classe en se constituant en parti dans sa lutte contre les autres états, puis s’érige en classe dominante en évinçant du pouvoir les autres puissances féodales. « Déjà la bourgeoisie centralise considérablement. Loin d’en être désavantagé, le prolétariat se trouve mis en état par cette centralisation de s’unifier, de se sentir comme classe, de s’approprier dans la démocratie une conception politique adéquate et pour finir de vaincre la bourgeoisie. Le prolétariat démocrate [c’est-à-dire de la période durant laquelle certaines tâches bourgeoises sont encore progressives] n’a pas seulement besoin de la centralisation amorcée par la bourgeoisie, il devra la pousser bien plus avant. Pendant le court moment où le prolétariat a été à la tête de l’État durant la Révolution française, lors du règne de la Montagne, il a réalisé la centralisation par tous les moyens, avec la grenaille et la guillotine. S’il revient maintenant au pouvoir, le prolétariat démocratique devra centraliser non seulement chaque pays pour lui-même, mais encore tous les pays civilisés dans leur ensemble, et ce aussi rapidement que possible [3]. »

Mais là s’arrête l’analogie avec la bourgeoisie : « La condition d’affranchissement de la classe laborieuse, c’est l’abolition de toute classe, tandis que la condition d’affranchissement du tiers état, de l’ordre bourgeois, fut l’abolition de tous les états et ordres [4]. »

Arrivée au pouvoir, la bourgeoisie cesse son évolution, elle devient une classe conservatrice, s’agrippant à ses privilèges et au pouvoir jusqu’à ce que le prolétariat les mette en pièces.

Au contraire, « la classe laborieuse substituera, dans le cours de son développement, à l’ancienne société civile une association qui exclura les classes et leurs antagonismes, et il n’y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est le résumé officiel de l’antagonisme dans la société civile » (ibid.). Le Manifeste dira que le prolétariat abolit alors les classes en général et, par là même, sa propre domination en tant que classe.

La ligne est clairement tracée, et les interminables analyses du Capital en fixeront le détail. Le train peut rouler plus ou moins vite, mais il est lancé — et pourquoi n’arriverait-il pas à bon port ? Déjà la révolution de 1848-1849, mais plus encore la Commune de Paris, par ses premières réalisations et ses tendances profondes, ont confirmé, dans la pratique, ces déductions scientifiques, tirées par le parti de classe de toute l’évolution de l’économie et de la société, ainsi que des conditions de vie et de travail du prolétariat moderne [5].

Notes

[1] Manifeste, chap. « Prolétaires et communistes »

[2] Cf. Marx, Misère de la philosophie, chap. II, « La Méthode », 7e observation, Éd. sociales, p. 97-100. En conclusion du volume Marx dit expressément « Dans la bourgeoisie, nous avons deux phases à distinguer : celle pendant laquelle elle se constitua en classe sous le régime de la féodalité et de la monarchie absolue, et celle où, déjà constituée en classe, elle renversa la féodalité et la monarchie, pour faire de la société une société bourgeoise [se constituant dès lors en classe dominante]La première de ces phases fut la plus longue et nécessita les plus grands efforts. Elle aussi avait commencé par des coalitions partielles contre les seigneurs féodaux : on a fait bien des recherches pour retracer les différentes phases historiques que la bourgeoisie a parcourues, depuis la commune jusqu’à sa constitution comme classe. » (P, 135.)

[3] Engels, « La Guerre civile suisse », Deutsche Brüsseler Zeitung, 14-11-1847. 21. marx, Misère de la philosophie, Éd. sociales, p. 135.

[4] Marx, Misère de la philosophie, Éd. sociales, p. 135.

[5] La finalité du mouvement prolétarien détermine, dès à présent, les caractéristiques principales de la lutte et le processus de la révolution, comme Engels l’indique dans son introduction aux Luttes de classes en France : « Toutes les révolutions ont abouti jusqu’à présent à 1’évincement de la domination d’une classe déterminée par celle d’une autre, mais toutes les classes qui ont régné jusqu’ici n’étaient que de petites minorités en face des masses opprimées du peuple. Une minorité dominante était ainsi renversée par une autre minorité qui s’emparait du pouvoir d’État à sa place et modelait les institutions étatiques conformément à ses intérêts. À chaque fois, c’est le niveau du développement économique qui désigne tel groupe minoritaire et le rend capable de dominer, et c’est uniquement pour cela qu’à chaque révolution la majorité opprimée ou bien participait à celle-ci au profit de la minorité, ou bien se laissait tranquillement imposer ce processus. Or donc, si nous faisons abstraction du contenu concret de chacune de ces révolutions, la forme commune en était d’être des révolutions de minorités. Même lorsque la majorité y collaborait, elle ne le faisait — consciemment ou non — qu’au service de la minorité ; mais par là, et déjà aussi du fait de l’attitude passive et sans résistance de la majorité, la minorité avait l’air d’être le représentant de tout le peuple. » Évoquant, par opposition, la révolution prolétarienne en analysant les révolutions de 1848 et de 1871, Engels poursuit : « II ne s’agissait pas ici de faux-semblants, mais de la réalisation des intérêts les plus propres à la grande majorité qui, aux yeux de la grande majorité, n’étaient certes pas du tout clairs [en 1848 notamment], mais devaient devenir de plus en plus évidents, au point d’arracher la conviction, au cours de leur réalisation pratique. » (Werke, 22, p. 513-514.)

Mouvement social et mouvement politique : but et moyen

Le rôle du parti ne s’arrête pas à la conquête du pouvoir politique qui instaure la domination du prolétariat : il se poursuit jusqu’à l’instauration de la société communiste et à l’abolition du prolétariat avec l’extinction de l’État et des classes.

Nous en arrivons ainsi à une question que l’on n’a pas coutume d’aborder, voire que l’on ignore tout simplement, à savoir le rapport entre l’élément politique et les éléments économique et social au sein du parti.

La question, quoique difficile, de cette corrélation est pourtant fondamentale. En effet, le but communiste — c’est-à-dire les éléments économique et social qui ne peuvent être que théoriques, programmatiques, tension, effort, tant que subsiste le mode de société capitaliste, ou qui se manifestent négativement dans les conditions d’existence du prolétariat dissolvant la société bourgeoise — doit toujours orienter et diriger l’action du prolétariat. Mais c’est précisément parce que les éléments social et économique communistes du parti ne peuvent être que théorie ou effort tant que subsiste le capitalisme, que le parti doit avoir un caractère politique, c’est-à-dire doit réaliser son programme avec la révolution, la violence, bref les armes que l’on trouve dans la société actuelle. C’est dire que l’élément politique est strictement lié à l’organisation des sociétés divisées en classes (ce qu’implique encore la dictature du prolétariat).

Ce qui fait l’originalité de la conception marxiste du parti (et des classes), c’est qu’elle pose la priorité de l’élément communiste (social et économique) de l’avenir sur les moyens politiques du présent. Tout parti opportuniste tend à inverser ce rapport, en sacrifiant les principes à l’action immédiate, en faisant passer les intérêts du mouvement actuel avant les intérêts généraux de l’avenir.

Rejetant tout élément utopique, le socialisme scientifique marxiste part du mouvement réel de la société actuelle et fait appel aux moyens qu’il y trouve, notamment aux armes politiques. Marx reconnaît sans ambages que la société bourgeoise est la société politique par excellence, et il va même jusqu’à affirmer qu’en ce sens aussi elle est condition matérielle préalable de la société communiste dans la succession des formes de production de la société humaine.

Il s’agit donc tout d’abord de se délimiter nettement de la politique bourgeoise, surtout dans la phase où la bourgeoisie dispose du pouvoir politique d’État. En conséquence, Marx critique ce qu’il appelle l’« unilatéralité de l’esprit politique » « Plus un État est puissant, donc plus un pays est politique, moins il est disposé à chercher dans le principe de l’État — par conséquent dans l’organisation actuelle, dont l’État est lui-même l’expression active, rationnelle et officielle — la raison des maux sociaux et d’y voir la cause principale. L’esprit politique est précisément esprit politique, parce qu’il pense dans les limites de la politique. Plus cet esprit est aigu et vivace, moins il est capable de saisir les tares de la société : la période classique de l’esprit politique est la Révolution française [1]. »

Et Marx de prévenir le prolétariat contre les suggestions de l’actuelle société bourgeoise qui le poussent à donner une forme politique trop exclusive à une lutte qui est pour une large part économique dans ses fondements et sociale dans ses buts : « Les premières explosions de révolte du prolétariat français nous fournissent un exemple sur ce point. Parce qu’il pense dans la forme politique, il voit l’origine de tous les maux dans la volonté, et tous les moyens d’y remédier dans la force et le renversement d’une forme d’État déterminée. Ainsi, les ouvriers de Lyon se figuraient [se mystifiant eux-mêmes, ce qui n’est pas sans résultat sur le cours et l’issue de la lutte] ne poursuivre que des buts politiques, n’être que des soldats de la république, alors qu’ils étaient en réalité des soldats du socialisme : leur intelligence politique les illusionnait sur la source de la misère sociale, faussait chez eux la conscience de leur véritable but et trompait leur instinct social. » (Ibid.)

Cependant, Marx ne songe nullement pour autant à rejeter les formes politiques de la lutte du prolétariat : il les remet simplement à leur véritable place. Autrement dit, il relie dialectiquement le mouvement économique et social au mouvement politique qui trouve son dénouement dans le socialisme. Les anarchistes rejettent purement et simplement cette méthode, tandis que les social-démocrates réformistes la tronquent. À première vue, il peut sembler paradoxal que le réformisme, qui fleurit surtout dans la sphère politique et plus particulièrement au parlement, rejoigne ainsi la position anarchiste qui rejette toute action et organisation politiques. En fait, à partir d’un angle différent, tous deux nient la nécessité, réelle et actuelle, d’une politique indépendante et antibourgeoise du prolétariat : les anarchistes en abandonnant la sphère politique toute entière aux partis et à l’État bourgeois, les réformistes en adoptant une politique finalement bourgeoise, puisqu’elle reste en pratique dans le cadre des institutions capitalistes et revendique en paroles seulement les buts — lointains pour eux — du socialisme et de la révolution.

Aux yeux de Marx-Engels, la forme politique du parti est un élément historique déterminé par la nécessité de la lutte dans les conditions données par la société actuelle. Cette forme politique permet au prolétariat de se constituer d’abord en classe autonome, puis en classe dominante. Une fois achevées les tâches que doit assumer le prolétariat érigé en classe dominante — abolition des vestiges des sociétés de classe —, le parti perdra ses caractéristiques politiques, tout comme la classe prolétarienne aura cessé d’exister, tout homme devenant producteur au même titre et dans les mêmes conditions. Mais la forme politique de l’action prolétarienne ne doit aucunement altérer le caractère social du mouvement prolétarien. Au contraire, elle doit lui permettre de réaliser ses revendications sociales et économiques. L’opposition entre mouvement politique et mouvement social de la classe ouvrière n’existe qu’aux yeux de ceux qui embrouillent ces deux notions.

La structure organique du parti est l’autre face de son unité de doctrine et de programme d’action. Son organisation n’obéit donc jamais à des critères formels et abstraits.

Toute leur vie durant, Marx et Engels eurent à lutter pour défendre le paradoxe historique selon lequel, pour abolir la violence sociale, les classes et l’État, les communistes sont obligés d’utiliser eux-mêmes des moyens « impurs [2] », notamment l’État de la dictature du prolétariat. Après la Commune, toute leur lutte pour la défense de la Ire Internationale contre les attaques des anarchistes tournera autour du thème de la nécessité de l’action politique [3].En situant exactement le rôle de l’élément politique dans la dialectique du développement historique, Marx en trace du même coup les limites : « Conquérir l’émancipation économique grâce à la conquête du pouvoir politique et utiliser cette force politique pour la réalisation des buts sociaux [4]. »

La bourgeoisie est et reste politique, parce qu’elle a besoin de l’État avec son système de lois, d’institutions superstructurelles de force, pour protéger ses privilèges et les différences économiques. Dans la vision marxiste, la victoire sociale du prolétariat, arrachée par des moyens politiques, dissout, en revanche, la forme politique en même temps que les barrières économiques et sociales qui séparent les hommes en classes.

Cette question centrale, Marx l’abordait déjà lors de discussions préalables à la création des Annales franco-allemandes de 1844 en vue de déterminer la ligne directrice que devait suivre cette publication. En réponse à Ruge qui voulait en bannir la politique et s’opposait à toute action concrète, pour se cantonner dans le domaine des principes du communisme (au-dessus et par-delà les classes), Marx démontra que, de nos jours, la politique exprime précisément les oppositions existant au sein de la société et permet le mieux de prendre conscience desréalités. Fort de ses études sur le droit et l’État de Hegel, il expliquait à Ruge :

« L’État implique partout une contradiction entre sa détermination idéale et ses conditions réelles [5].
« On peut donc déduire de ce conflit de l’État politique avec sa base toute la vérité sociale : comme la religion est le condensé des combats théoriques de l’humanité, l’État politique est le condensé de ses combats pratiques. L’État politique est ainsi l’expression sous sa forme particulière — politique précisément — de toutes les luttes, nécessités, vérités sociales. Ce n’est donc nullement s’abaisser ni porter atteinte à la hauteur des principes que de soumettre à la critique une question tout à fait politique, par exemple la différence entre le système des trois ordres et le système représentatif. En effet, cette question ne fait qu’exprimer en termes politiques la différence entre la domination de l’homme et celle de la propriété privée. En conséquence, la critique non seulement peut mais doit encore entrer dans ces questions politiques (qui selon les socialistes vulgaires sont indignes d’eux). En donnant la préférence au système représentatif sur le système des ordres, la critique exprime l’intérêt tout à fait pratique d’un grand parti. Mais en élevant de sa forme politique le système représentatif à sa forme généralisée et en dégageant la signification véritable qu’il renferme, ce parti s’oblige du même coup à aller au-delà de lui-même, car sa victoire est en même temps sa perte [6].
« Rien n’empêche notre critique de prendre position en politique, de faire la critique de la politique, de s’associer aux luttes réelles, voire de s’identifier à ces luttes. Dans ces conditions, nous ne nous présenterons pas au monde avec un principe nouveau, en doctrinaires disant : voici la vérité, prosternez-vous devant elle ! Mais nous lui apporterons les principes que le monde a développés lui-même dans son sein. Nous ne lui disons pas : laisse là tes combats, ce sont des sottises ; nous venons t’annoncer le véritable mot d’ordre de la lutte ! Nous lui montrons simplement pourquoi il lutte en réalité, car il doit en prendre conscience, qu’il veuille ou non...
« Nous pouvons donc résumer d’un mot la tendance de notre journal : prendre conscience et clarifier pour les temps présents nos propres luttes et nos propres aspirations. C’est là un travail pour le monde aussi bien que pour nous : il ne peut être que l’œuvre d’un grand nombre de forces associées [et non d’individu en particuliers, fussent-ils géniaux, fussent-ils Marx et Engels ! ]. »

Dans Misère de la philosophie, Marx écrit en conclusion : « Ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement politique : il n’y a jamais de véritable mouvement politique qui ne soit social en même temps. » (P. 137.) Et comme toujours Marx procède pour commencer par analogie, en citant l’exemple de la bourgeoisie qui a fait sa révolution politique pour faire prédominer son mode de production sur tous les autres, en étendant et en imposant ses conceptions idéologiques, juridiques et politiques à toute la société.

Toujours à l’intention de Ruge, Marx définit tout d’abord ce qu’il faut entendre par pure révolution politique : « L’âme politique d’une révolution [Marx reprend la, terminologie de Ruge] consiste dans la tendance de classes sans influence politique à mettre fin à leur isolement vis-à-vis de l’État et du pouvoir. Son point de vue est donc celui de l’État existant, c’est-à-dire de l’État qui n’existe précisément que parce qu’il est séparé de la vie réelle et qu’on ne saurait imaginer sans la contradiction organisée entre l’idée générale et l’existence réelle de l’homme. Selon sa nature bornée et double, la révolution à âme politique organise dans la société une fraction dominante aux dépens de la société [7] »

Si le prolétariat voulait effectuer une révolution uniquement politique, en laissant complètement de côté ses revendications sociales propres, il s’enfermerait purement et simplement dans le cadre de l’actuelle société bourgeoise et ne ferait que se mystifier lui-même. En utilisant, par exemple, un moyen purement politique (bourgeois), tel que le chiffon de papier qui se met dans l’urne tous les quatre ans, il se grugerait lui-même.

Marx définit ensuite le caractère de la révolution prolétarienne en mettant chaque élément à sa place exacte : « Autant c’est une paraphrase et une absurdité de parler d’une révolution sociale à âme politique, autant il, est juste de parler d’une évolution politique ayant une âme sociale. La révolution elle-même — c’est-à-dire le renversement du pouvoir existant et la dissolution des rapports sociaux anciens — est un acte politique : le socialisme ne peut se réaliser sans révolution. Il a besoin de cet acte politique dans la mesure où il doit détruire et dissoudre. Cependant, le socialisme repousse l’enveloppe politique là où commence son activité organisatrice, là où il poursuit son but propre, là où il manifeste son âme. » (Ibid.)

Pour expliquer à ses contemporains la nature réelle de la Commune de Paris, Marx utilisera la même argumentation quelque vingt-cinq années plus tard, mais en termes moins hégéliens :

« La classe ouvrière n’espérait pas de miracles de la Commune. Elle n’a pas d’utopies toutes faites à introduire par décret du peuple. Elle sait que, pour réaliser sa propre émancipation et, avec elle, cette forme de vie plus haute à laquelle tend irrésistiblement la société actuelle de par sa structure économique même, elle aura à passer par de longues luttes, par toute une série de processus historiques, qui transformeront complètement le milieu et les hommes. Elle n’a pas à réaliser d’idéal, mais seulement à libérer les éléments de la société nouvelle que porte déjà [8] dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s’effondre. »

Le parti est la médiation entre la classe — qui acquiert avec lui une conscience, une volonté et une force sociale concentrées --- et la société communiste — dont il accélère la naissance par l’utilisation de la violence du pouvoir politique.

Marx disait de l’Internationale : « Son sort est indissolublement lié à la progression historique de la classe qui porte dans ses flancs la régénération de l’humanité [9]. » À l’instar de la classe, mais d’une manière qui lui est propre, le parti se transforme profondément au cours du long processus historique où il finira par perdre sa forme politique. Il est social, de par les rapports sociaux de la future société communiste (dont le prolétariat est déjà l’agent productif à un pôle de l’actuelle économie et sur lequel le parti de classe s’appuie dans son action), tout comme de par son but (collectivisation de la production et de la distribution par l’association et la coopération). Il est politique dans sa lutte pour la réalisation de son but.

Cependant, pour Marx, le parti qui porte et véhicule — trägt — les rapports sociaux communautaires domine, dans l’Internationale, l’État coercitif de la dictature du prolétariat, moyen politique de violence concentrée en vue de la « dissolution et de la destruction » des vestiges de classe dans telle ou telle nation ou groupe de nations. Les rapports sociaux communistes que le parti revendique partout et toujours dans son programme comme but de l’action prolétarienne s’étendent, après la destruction des vestiges de classes, à l’ensemble de la production et de la société. Le parti politique n’a alors plus de raison d’exister, Les classes aussi bien que les institutions de contrainte (politiques) n’ayant plus de base objective. Cependant, on peut dire qu’alors ce qui fait l’essentiel du parti — et du parti tel qu’il existe dès le début — se diffusera à l’humanité entière.

Il faut donc bien poser la priorité de l’élément théorique et social, voire économique du parti, de tout ce qui fait son communisme, sur l’élément politique, actuel, contingent. Cette caractéristique fera qu’un parti communiste ne sera jamais un parti comme un autre, s’il est vraiment communiste, puisqu’il ne déterminera jamais son action d’après les seuls critères du moment, d’efficacité à n’importe quel prix.

Cette priorité étant posée, c’est en polémique avec l’anarchisme que Marx-Engels ont établi les limites du politique et du social dans le parti. Pour Engels, c’est seulement en partant des contradictions de l’économie capitaliste et en organisant le prolétariat comme classe, donc en parti, que l’on peut envisager d’abolir finalement l’État : « L’abolition de l’État n’a vraiment de sens que chez les communistes comme résultat nécessaire de l’abolition des classes : avec l’abolition des classes disparaît tout seul le besoin de la force organisée [l’État] d’une classe pour opprimer d’autres classes [10]. » Dans une lettre du 28 janvier 1884 à Bernstein, Engels déclare tout nettement que « Marx a proclamé l’abolition de l’État avant même que les anarchistes n’existent ».

En écartant de leur champ de vision le problème de l’État, les anarchistes effacent du même coup celui du parti, des classes et, plus généralement, des causes économiques. C’est dire qu’ils agissent en doctrinaires et versent dans l’utopie. De fait, Bakounine et ses partisans voulaient organiser des communes et une production communautaire abstraction faite de l’État, et donc finalement avant même la destruction du pouvoir politique et de la forme sociale bourgeoise. Faisant uniquement mine de s’organiser, ils tentèrent d’exploiter l’internationale pour promouvoir directement, sans intermédiaire ni médiation, leurs communes productives librement fédérées, en forgeant — ou plus exactement en déformant — l’Association internationale des travailleurs à l’image de leur société future : « La société future ne doit être rien d’autre que l’universalisation de l’organisation que l’internationale se sera donnée. Nous devons avoir soin de rapprocher le plus possible cette organisation de notre idéal [...] L’internationale, embryon de la société future de l’humanité, est tenue d’être, dès maintenant, l’image fidèle de nos principes de liberté et de fédération, et nous devons rejeter de son sein tout principe tendant à l’autorité et à la dictature [11]. »

Après avoir dénoncé cet immédiatisme opportuniste qui met la charrue devant les bœufs et démobilise le prolétariat face aux attaques forcenées d’une bourgeoisie en pleine orgie répressive après la Commune, Engels revendique l’Internationale marxiste, parti politique et organe de lutte discipliné et centralisé du prolétariat de tous les pays face à l’Internationale anarchiste, simple bureau de statistique et de correspondance.

Notes

[1] Marx, article du Vorwärts, 7-8-1844, contre Ruge, intitulé : « Notes critiques relatives à l’article Le Roi de Prusse et la Réforme sociale. Par un Prussien ».

[2] Le fouet utilisé par le Christ au temple contre les marchands a sans doute montré que le dieu était un homme au cœur farouchement bardé, mais il n’en a pas fait pour autant un homme d’argent comme ceux au contact desquels il se « salissait » les mains. L’affirmation selon laquelle la violence discrédite une cause et la ravale au niveau de celle qu’elle combat est une pure et simple mystification basée sur un faux raisonnement d’identification. Ce serait bien plutôt l’absence de réaction qui serait une approbation, une identification.

[3] Toute la Conférence de Londres de la I° Internationale du 17 au 23 septembre 1871 tournera autour de l’action politique que la classe ouvrière doit mener. Nous reproduisons amplement les textes sur cette question à leur place dans la succession chronologique.

[4] Interview de Marx au correspondant du journal in Woodhull and Claflin’s Weekly, 12-8-1781.

[5] Marx à Arnold Ruge, septembre 1843, Annales franco-allemandes

[6] Marx fait allusion au parti libéral ou démocrate bourgeois qui revendique le système représentatif en opposition au système des trois ordres ou états de la monarchie absolue féodale.
Au moment où le parti de classe bourgeois conquiert le pouvoir politique. Il se dissout dans l’État, « Sa victoire est en même temps sa perte. » Par la suite donc, les partis politiques bourgeois ne sont plus, en somme, que des prolongements ou appendices de l’État bourgeois dominant, et ils ne représentent plus que des fractions d’intérêts (la bourgeoisie marchande ou financière, industrielle ou « agrarienne, etc.) ou un parti d’opposition qui tend à devenir gouvernemental. Comme on le verra, cette évolution ne s’applique pas au parti de classe du prolétariat qui doit tout d’abord unifier et centraliser le « mouvement de toute la classe, puis émanciper tout le prolétariat en même temps que l’humanité entière. En ce sens, il (dépasse l’état de la dictature du prolétariat, local, contingent et transitoire.

[7] Cf. l’article du Vorwärts déjà mentionné.

[8] Le mot « déjà » ne figure pas dans la traduction française de La Guerre civile en France, 1871, Éd. sociale, 1953, p. 46. Nous l’avons repris de la traduction allemande d’Engel, pour bien marquer l’existence réelle, immédiate, de la société communiste dans les entrailles de la vieille société capitaliste, qu’il s’agit par un acte politique non pas de construire (selon le jargon de Staline) mais de libérer par la force, d’accoucher, selon l’expression de Marx dans Le Capital.

[9] Marx, Quatrième rapport annuel au Conseil général de l’A. I. T., 1-9-1868.

[10] Cf. Engels, La Nouvelle Gazette rhénane — Revue, IV, 1850, p. 58.

[11] Extrait de la Circulaire à toutes les fédérations de l’Association des travailleurs, préparée par le Congrès de Sonvilier (novembre 1871) de la fédération bakouninienne du Jura suisse, contre les décisions de la Conférence de Londres de l’A.I.T. sur la nécessité de l’action politique de la classe ouvrière. Reproduit dans l’article d’Engels intitulé « Le Congrès de Sonvilier et l’Internationale ».

Le parti, produit et facteur de l’histoire

En même temps que le parti de classe prend sa source dans l’avenir qu’il représente à tout moment dans le mouvement ouvrier, en revendiquant la société communiste, il se développe au fur et à mesure des rapports sociaux de la grande production associée moderne, créée par le prolétariat moderne que Marx voit sous deux angles : « De tous les instruments de production, le plus grand pouvoir productif est la classe révolutionnaire. » (Misère de la philosophie, dernière page.) Ce n’est qu’en étant ainsi ancré dans le présent et le futur, en étant à la fois force productive et force révolutionnaire, que le prolétariat pourra transformer le monde existant, avec son parti qui est à la fois produit et facteur de l’histoire.

S’il est vrai que l’aspiration qui conduit au parti (et que celui-ci transforme en certitude scientifique) est le but de la société communiste future, s’il est vrai que le parti peut et doit tendre à créer dans son sein une ambiance férocement antibourgeoise qui anticipe largement sur les caractères de la société communiste (antimercantilisme, désintéressement personnel, sens de la solidarité et de l’action collective, etc.), on ne saurait en déduire que le parti est un phalanstère entouré de murs infranchissables où l’on vit d’ores et déjà en communiste. Le parti ne peut présenter dans ses statuts de plans constitutionnels ou juridiques de la société future, ne serait-ce que parce que de telles superstructures n’existent que dans les sociétés de classe.

Pas plus que la révolution, la société communiste n’est une question d’organisation fixée au préalable. Elle jaillit du mouvement même de l’économie de l’actuelle société, et il s’agit de la libérer des mille entraves qui l’enserrent et l’ étouffent. C’est, pour nous qui vivons dans les conditions de la forme sociale capitaliste, une question de force, de moyens politiques susceptibles d’accélérer le processus naturel, dont le parti est un organe conscient et actif.

En effet, avec l’existence du prolétariat se sont formés dans la base productive des rapports sociaux nouveaux, anticapitalistes et collectivistes, et ces forces matérielles que le prolétariat développe jour après jour par son travail dans la production engendrent des crises économiques et sociales qui aboutiront à la destruction et à la dissolution des rapports capitalistes après un long processus historique. Mais : « Lors même qu’une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement — et le but final de cet ouvrage [Le Capital] est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne —, elle ne peut ni dépasser d’un saut ni abolir par décret les phases de son développement naturel, quoiqu’elle puisse abréger la période de gestation et adoucir les maux de leur enfantement [1]. »

Et Marx de conclure : « Mon point de vue, d’après lequel le développement de la formation économique de la société est assimilable à la marche de la nature et de son histoire, peut moins que tout autre rendre l’individu responsable de rapports dont IL RESTE SOCIALEMENT LA CRÉATURE, QUOI QU’IL PUISSE FAIRE POUR S’EN DÉGAGER [2]. »

Dans ces conditions, le parti communiste ne peut être que tension pour favoriser dans la situation présente tout ce qui rapproche de cet objectif ; bref, c’est un parti social qui reste politique tant que les classes subsistent et que la violence est la condition et le moyen de réaliser la nouvelle forme d’organisation de la société.

L’activité de Marx-Engels dans le parti ou l’Internationale fournit mille illustrations de cette dialectique de l’organisation prolétarienne [3].

La citation suivante montre de quelle manière le parti — synthèse active de toute la vision historique du prolétariat et, en ce sens précis mais essentiel, anticipation et prévision de la société communiste — est lié dans son action à la forme sociale du communisme. Répondant à Bernstein qui reprochait à Marx d’avoir décrit la Commune de Paris en n’étant pas fidèle à la réalité pure et simple, Engels lui expliquait que, tout au contraire, le rôle de Marx — ou du parti — était précisément d’anticiper les événements et intentions de la Commune, afin de donner aux combattants les directives de leur action : « Si, dans l’Adresse de La Guerre civile en France, nous avons porté au compte de la Commune des plans plus ou moins conscients, ce n’est pas seulement parce que les circonstances le justifiaient, mais encore parce que c’est ainsi qu’il faut procéder [4]. »

L’immédiatisme et l’objectivisme de Bernstein l’empêchaient de saisir ce qui constitue le rôle premier du parti : intervenir, comme force consciente et dirigeante, dans le processus révolutionnaire afin d’accélérer le dénouement de la crise. De fait, c’était pour l’Internationale que, durant la Commune de Paris, Marx s’efforça de dévoiler à l’avance, dans ses mots d’ordre et directives, ce que les masses en effervescence, instinctivement révolutionnaires, tentaient de réaliser à tâtons. Il évitait ainsi que celles-ci ne perdent du temps — si précieux en période révolutionnaire où l’histoire s’accélère au maximum —, se fourvoient dans des détours ou s’engagent dans une impasse, au lieu d’attaquer l’adversaire aux points vulnérables et aux centres vitaux [5].

Ce ne sont ni les occasions, ni les crises, ni la volonté de lutte des masses qui ont manqué au cours de l’histoire, mais la claire conscience, la ferme volonté, l’art de l’insurrection et de la révolution, qui s’incarnent au plus haut point dans cette force matérielle qu’est le parti, défenseur de tout le programme communiste, fort de la connaissance du mouvement économique, de l’expérience politique et de ses liens avec le prolétariat. Cependant, il ne suffit pas de créer un parti pour résoudre le problème révolutionnaire, les conditions matérielles étant alors ipso facto complétées par la « condition subjective [6] ».

L’histoire a montré qu’un parti opportuniste ou hésitant est souvent le plus sûr moyen de fourvoyer les masses qui cherchent, sous la pression des contradictions matérielles devenues brûlantes, à s’engager dans la voie révolutionnaire de la conquête du pouvoir ou de la formation en classe dotée de véritables organisations, politique et syndicale : « Une chose est solidement assurée dans la façon de procéder pour tous les pays et pour les temps modernes : amener les ouvriers à constituer leur propre parti indépendant et opposé à tous les partis bourgeois. Pour la première fois depuis longtemps, lors des dernières élections, les ouvriers anglais — même si ce n’est qu’instinctivement — avaient fait un premier pas décisif dans cette direction sous la pression des faits. Ce pas a eu un succès surprenant et a plus contribué au développement des consciences ouvrières qu’un quelconque événement de ces vingt dernières années, Or, quelle a été l’attitude des Fabiens — non pas de tel ou tel d’entre eux, mais de la Société fabienne dans son ensemble ? Ils prêchèrent et pratiquèrent le ralliement des ouvriers aux libéraux, et il arriva ce qui devait arriver [7]. »

Notes

[1] Aux yeux de Marx, le point de départ de tout mouvement ouvrier sérieux est : « Agitation pour une liberté entière, réglementation de la Journée de travail [intervention despotique du pouvoir politique dans les rapports de production, d’abord dans le cadre capitaliste, sous la pression économique et politique des ouvriers] et coopération internationale systématique de la classe ouvrière en vue de la grande tâche historique qu’elle doit résoudre pour toute la société. » (Au président et au comité central de l’Association générale des ouvriers allemands, 28-8-1868.).

[2] MARX, préface de la première édition du Capital, 25-7-1867. (Éd. sociales, 1950, p. 19-20.)

[3] Engels l’appliqua, par exemple, lorsqu’il modifia les statuts de la Ligue des communistes de 1847 pour éliminer les éléments utopistes. Dans la situation donnée, il fit converger toutes les revendications et conditions d’admission vers le but énoncé dans l’article premier, qui constitue une sorte de préambule ou considérant : la société communiste.

[4] Engels à E. Bernstein, ler janvier 1894.

[5] La plupart des lettres envoyées par Marx-Engels à des membres de la Commune, afin de leur donner des directives ou des conseils, ont été perdues dans le feu de l’action ou par la négligence de ceux dont la tâche est de veiller à la conservation du patrimoine qui synthétise l’expérience du parti historique. La lettre de Marx à Kugelmann du 12 avril 1871 témoigne de ce que ces conseils s’étendent jusqu’à l’action militaire, qui en l’occurrence sont essentiels : « Si les communards succombent, la faute en sera uniquement à leur « magnanimité ». II eût fallu marcher aussitôt sur Versailles, après que Vinoy d’abord, les éléments réactionnaires de la Garde nationale parisienne ensuite, eurent eux-mêmes laissé le champ libre. On laissa passer le moment propice par scrupule de conscience : on ne voulait pas déclencher la guerre civile [prendre l’initiative de la violence], comme si le méchant avorton de Thiers ne l’avait pas déjà déclenchée lorsqu’il tenta de désarmer Paris ! Deuxième faute : le Comité central abandonna trop tôt le pouvoir en cédant la place à la Commune. » (MARX-ENGELS, La Commune de Paris de 1871, 10/18, p. 128-129.)

[6] Répondant à Kugelmann qui estimait que les « hasards de la lutte » avaient décidé de la défaite de la Commune, Marx rétorquait en expliquant ces hasards : « II serait évidemment fort commode de faire l’histoire du monde, si l’on n’engageait le combat qu’avec des chances infailliblement favorables [on ne heurte donc pas le déterminisme en admettant qu’on lutte même quand la victoire n’est pas assurée]. Au reste, elle serait de nature très mystique si les « hasards » n’y jouaient aucun rôle. Ces « hasards » eux-mêmes font naturellement partie du cours général de l’évolution [par exemple, l’immaturité politique et organisationnelle des masses} et se trouvent compensés par d’autres « hasards ». Or, l’accélération ou le ralentissement de l’évolution (problème essentiel de la révolution] sont très dépendants de tels « hasards », parmi lesquels figurent le « hasard » du caractère des gens qui se trouve d’abord à la tête du mouvement. Pour cette fois il ne faut pas rechercher le plus décisif des « hasards » défavorables dans les conditions générales de la société française, mais dans la présence des Prussiens en France [qui renversèrent l’État bonapartiste, créant un vide politique] et dans le fait qu’ils encerclèrent étroitement Paris [empêchant la province et les campagnes de participer à la lutte révolutionnaire]. » (Ibid., p. 129-130, Marx à Kugelmann, 17-4-1871.)

[7] Cf. Engels à Karl Kautsky, 4 septembre 1892.

l’organisation et l’action du parti se déduisent du but communiste

L’instinct de classe des prolétaires est fait du pressentiment de la société communautaire et collectiviste, rationnellement organisée par les producteurs associés pour l’épanouissement matériel et intellectuel de l’humanité, tout autant que de la réaction d’hostilité aux conditions de vie et de travail créées par la production capitaliste.

Les utopistes furent les premiers porte-parole des masses laborieuses, en quelque sorte les théoriciens de leurs aspirations, à un moment ou les conditions historiques ne fournissaient pas encore au prolétariat les moyens matériels et politiques de son émancipation. Cependant, à l’aube de la société capitaliste, ils connaissaient déjà les méfaits de la production capitaliste, et ce n’est pas par hasard qu’un Owen, par exemple, fut aussi bien un chantre de la société future qu’un réformateur hardi, de sa propre fabrique, où il introduisit le travail associé et diminua de manière draconienne les heures de travail.

Marx et Engels ne renient ni l’instinct profond des masses ni la vision du futur des utopistes. Ils les dépouillent de leurs éléments idéalistes et fantastiques, en leur donnant une assise critique et scientifique, sans tomber en conséquence dans l’objectivisme agnostique de ceux pour qui la science ne s’applique qu’aux objets inertes et aux faits « constatables » du passé et du présent. On a déjà vu, à propos de la Commune, que Marx avait, bien avant l’événement, déduit ses lois générales de toutes les conditions économiques et politiques de la société, ce qui lui avait permis d’anticiper ensuite par une prévision de parti sur son cours au fur et à mesure de son action.

« Dénonçant à l’avance les fausses directives de Lassalle qui fourvoyaient l’action des travailleurs, Marx proclamait : « La logique des choses parlera, mais l’honneur du parti ouvrier exige qu’il repousse ces fantasmes avant que la pratique n’en ait révélé l’inanité. La classe ouvrière est révolutionnaire ou elle n’est rien [1] . ».

Ce n’est pas seulement la série de faits marquants que Marx a décelés dans l’histoire, il en a tiré toute une théorie, dont tous les éléments cohérents s’articulent, toute une conception du monde opposée à celle du capitalisme et de la bourgeoisie. Cet ensemble, tiré des faits pour leur être appliqué ensuite, consigne également l’expérience de toutes les luttes du prolétariat, et s’énonce en principes et directives d’action du parti, agissant en liaison avec les masses.

Cette conception de la nature et de la fonction du parti implique de toute nécessité que le parti soit ancré dans le développement réel et agisse de manière bien déterminée sur le mouvement réel : « Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal d’après lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement, réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes [2] . »

On ne saurait donc reprocher au mouvement communiste actuel de ne pas réaliser sur-le-champ le plein communisme. En revanche, le parti, dont le rôle est de défendre l’intégralité du programme, se doit pour le moins dans toutes les situations de ne pas se mettre en travers du mouvement révolutionnaire qui y tend, en adoptant des positions qui seraient en contradiction avec ce but si lointain soit-il. Les règles d’organisation ont le moins de chance de figer le mouvement si elles sont conformes au but final. En conséquence, le parti est en mesure de jouer un rôle moteur auprès des masses révolutionnaires, lorsqu’il leur propose des mots d’ordre non pas formels, mais tirés du mouvement profond et correspondant à des besoins pratiques des masses.

Le principe démocratique est l’un de ces moyens formels qui ne peut être employé que dans la mesure où il n’entrave pas le mouvement, car il n’a rien de communiste. Dans la société communiste telle qu’Engels la reprend des utopistes après l’avoir dépouillée de son caractère idéaliste et volontariste, l’arithmétique absurde de la démocratie est elle-même bannie pour faire place à des rapports communautaires utiles, purement fonctionnels et rationnels : « Le point essentiel sur lequel Weitling est supérieur à Cabet, c’est qu’il parle d’abolition de tout pouvoir gouvernemental, fondé sur la force et la hiérarchie, qu’il remplace par une simple administration organisant les diverses branches de travail qui en distribue les produits. Il n’est pas question chez lui de la nomination, par la majorité, de tous ceux qui ont une fonction dans cette administration et dans les diverses branches d’activité, mais d’une désignation d’après le savoir-faire à la fonction précise du travail qu’il y a à accomplir. L’une des caractéristiques essentielles est donc que la personne la plus adaptée est nommée à tel genre de travail déterminé [3] . »

Et Engels de conclure : « De la sorte se trouve exclue toute considération d’ordre personnel [c’est à quoi se résolvent en fin de compte, pour les bourgeois et leurs créatures stipendiées, les avantages et privilèges de classe] qui pourrait influencer les esprits. » Engels énonce déjà implicitement ici la « loi » fondamentale du communisme : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins [4] », qui présuppose l’élimination de la comptabilité mercantile des prétendus équivalents entre le rendement du travail individuel et sa rémunération, la suppression du capital aussi bien que du salariat, et donc l’abolition des classes et de l’État oppresseur, quel qu’il soit, même prolétarien.

Le rôle de Marx-Engels — tout impersonnel, c’est-à-dire comme acte du parti de classe [5] a été précisément d’extraire des conditions matérielles les plus substantielles et les plus profondes de la vie sociale le programme communiste, afin de proposer ensuite ses solutions aux masses en lutte. La théorie a donc deux phases qui aboutissent au renversement de la praxis : celle où le parti l’élabore à partir des conditions matérielles, et celle où le parti réagit par son truchement sur elles pour accélérer le mouvement historique.

Pour déchiffrer l’histoire afin d’en appliquer les enseignements aux batailles non plus critiques, mais violentes et armées entre les classes, il faut avant tout dégager une connaissance précise des rapports sociaux qui, d’une forme de production à l’autre, s’établissent dans la base économique et assurent le passage révolutionnaire du capitalisme au socialisme [6] .

Répondant à Edward R. Pease, soucieux d’organiser un parti ouvrier anglais, Engels soulignait ce point fondamental : « En tout cas, je dois vous faire observer que le parti auquel j’appartiens ne propage pas de projets fixes tout prêts à être utilisés tels quels. Nos conceptions sur les différences entre la future société non capitaliste et la société d’aujourd’hui sont des déductions logiques des faits historiques et du procès de développement. Or, dès qu’elles ne sont pas présentées en liaison avec ces faits et ce développement, elles n’ont plus aucune valeur théorique et pratique. » (27-1-1886.) Et nous nous permettrons d’ajouter : de même que, réciproquement, les faits et leur développement sont dépourvus de sens pour le communiste s’ils sont saisis en dehors de ces déductions communistes qui indiquent le sens de la marche historique, donc de l’action.

L’histoire de l’humanité ne s’explique pas par l’influence qu’y exercent des individus physiquement, moralement ou intellectuellement exceptionnels, pas plus qu’on ne peut considérer la lutte politique comme un processus de sélection de personnalités, la pire sélection s’effectuant par le décompte des votes qui manifeste la volonté du plus grand nombre, ce qui ravale le programme au niveau des velléités individuelles. Le mécanisme démocratique a pu être utilisé pour compter les forces dans un parti divisé en fractions ou formé de partis différents, tant qu’il n’y avait pas de parti marxiste homogène, autrement dit, qu’il existait une marge entre ce que Marx-Engels appellent le parti formel (contingent) et le parti historique. Dans ces conditions historiques, le mécanisme démocratique était l’instrument dont se servaient les courants et fractions composant le « parti » dans leur lutte interne pour s’imposer aux autres. Mais c’était en même temps quelque chose de plus, leur tissu conjonctif qui, en période normale, sans tensions, tenait ensemble le « parti ».

Les marxistes ne pouvaient pas ne pas savoir que la démocratie est un mécanisme de coercition en même temps qu’un moyen de mystification organisationnel. Au reste, ils étaient tout disposés à s’en servir pour leurs buts, comme ils le foulaient aux pieds quand c’était nécessaire, toujours pour leurs buts. Tout cela se justifiait tant que les partis n’étaient pas purement communistes et qu’il s’agissait de gagner et de se soumettre des courants non communistes — proudhoniens ou lassalléens, par exemple — en utilisant le mécanisme démocratique. (La question peut, en revanche, se poser toujours dans les syndicats qui, par définition, défendent les intérêts matériels — proches ou lointains — de tous les prolétaires sans distinction d’idées, d’opinions religieuses ou philosophiques.)

En somme, les marxistes n’ont jamais considéré le programme comme dépendant d’un mécanisme formel, fût-il le moyen démocratique. Ses racines sont autrement profondes. Et Marx le savait mieux que quiconque, puisqu’il parlait de la théorie comme d’une force matérielle, qui gagne et domine les individus, y compris lui-même ; « Nous sommes fermement persuadés que ce n’est pas la tentative pratique, mais l’exécution, à partir de la théorie, des idées communistes qui représente un danger véritable [pour les classes dominantes]. En effet, lorsqu’elles deviennent menaçantes, et même lorsqu’elles sont effectuées en masse, les tentatives purement pratiques peuvent recevoir une réponse des canons. Mais des idées qui vainquent notre intelligence, qui conquièrent notre esprit, auxquelles la raison lie la conscience, ce sont là des chaînes dont on ne peut se défaire et qu’on ne peut arracher sans s’arracher soi-même le cœur : ce sont des démons que l’homme ne peut vaincre qu’en s’y soumettant [7] »

Si nous parlons néanmoins de Marx-Engels et du marxisme, ce n’est pas parce que nous attribuons un rôle à des individus ou groupes d’individus supérieurs, envoyés pour le bien de l’humanité. Nous avons toujours en vue le « parti Marx », un ensemble différencié de la masse, utilisant les individus comme les cellules qui composent les tissus, et les élevant à une fonction qui, sans ce complexe de relations, n’eût pas été possible. Cet organisme, ce système, ce complexe d’éléments, dont chacun a ses fonctions propres, est le parti de classe, analogue à l’organisme animal dans lequel concourent des systèmes très compliqués de tissus, de vaisseaux, etc. En ce sens, le parti détermine la classe — et les individus de cette classe — en la rendant consciente et capable de faire son histoire. C’est non un instrument, mais l’organe de la classe.

Le cerveau du chef — Marx, Engels ou Lénine par exemple — est, dans ces conditions, un instrument matériel fonctionnant grâce aux liens qui l’unissent à toute la classe et au parti. Les formules qu’il donne en tant que théoricien, les règles qu’il prescrit en tant que dirigeant pratique, ne sont pas des créations à lui, mais la forme précise d’une conscience dont les matériaux appartiennent à la classe-parti et proviennent d’une très vaste expérience [8].

Les données de cette expérience n’apparaissent pas toutes présentes à l’esprit du chef sous forme d’érudition, et c’est ce qui permet d’expliquer, de façon réaliste, certains phénomènes d’intuition qui sont vulgairement pris pour de la divination ou la marque d’un génie supérieur, mais qui, loin de prouver la transcendance de certains individus sur les masses, confirment à l’inverse que le chef est l’instrument de la pensée et de l’action communes, et non pas son moteur.

Les chefs sont ceux qui savent le mieux et le plus efficacement penser de la pensée de la classe, vouloir de sa volonté, cette pensée et cette volonté étant le produit nécessaire des facteurs historiques sur la base desquels elles édifient activement leur œuvre. Marx illustre de façon extraordinaire cette fonction du chef prolétarien par l’intensité et l’ampleur avec lesquelles il l’exerça. Au moment de la mort de Marx, Engels écrivait : « Ce que cet homme a été pour nous sur le plan de lathéorie et, dans les moments décisifs, sur le plan de la pratique, on ne peut s’en faire une idée que si l’on a vécu toute une vie auprès de lui. Pour des années, son immense hauteur de vue va manquer sur la scène en même temps que lui. Il nous dépassait tous. Le mouvement continue, mais il lui manquera l’homme qui intervenait avec calme, au moment voulu, avec supériorité, et qui a épargné au mouvement plus d’un égarement pénible [9] . » Et puis, revenant au plan individuel, Engels d’écrire : « Marx n’aurait jamais supporté cela [la vie d’un être sans ressort]. Vivre en ayant devant lui tant de travaux inachevés, brûlant comme Tantale du désir de les terminer, et être incapable de le faire — c’eût été pour lui mille fois plus amer que la douce mort qui l’a surpris [10] »

Si nous nous attachons à l’œuvre de Marx, c’est qu’elle fait merveilleusement comprendre la dynamique collective qui pour nous, marxistes, anime l’histoire. Mais nous ne pensons à aucun moment que sa personne conditionnait le processus révolutionnaire à la tête duquel il se trouvait, et encore moins que sa disparition a arrêté la marche en avant des classes ouvrières.

Le parti, qui permet à la classe d’être classe et d’agir comme telle, se présente comme une organisation unitaire dans laquelle les divers individus remplissent les fonctions correspondant à leurs aptitudes. Ils sont tous au service d’un but et d’un intérêt qui s’unifie toujours plus intimement dans le temps et l’espace. Certes, tous les individus n’ont pas la même place ni le même poids dans l’organisation, mais à mesure que la division des tâches se rationalise, il devient de plus en plus impossible que celui qui se trouve à la tête se transforme en privilégié aux dépens des autres. C’est parce que l’action du parti s’exercedans les sens les plus différents et que sa fonction collective dépasse tout personnalisme, que le parti doit répartir ses diverses fonctions entre ses membres. L’alternance des militants dans ces tâches est un fait naturel qui ne doit certainement pas obéir aux mêmes règles que les carrières bureaucratiques et bourgeoises. Dans le parti, les postes plus ou moins brillants, plus ou moins en vue, ne doivent pas être mis en concours entre les camarades « en émulation » : le parti est un corps complexe et structuré qui tend organiquement et naturellement à s’adapter à ses fonctions tracées par le programme d’action. La nature organique du parti n’exige nullement, si elle est bien comprise, que chaque camarade voie, dans tel autre spécialement désigné pour transmettre les directives au centre, un modèle moral ou intellectuel, voire même l’incarnation de la force du parti. Cette conception politique tient compte des conditions réelles de vie et de lutte de la classe la plus déshéritée et la plus nombreuse de l’infâme société bourgeoise, et — en toute occurrence — elle se situe au-dessus de la conception du philistin.

Cela vaut dès aujourd’hui pour le parti-classe et vaudra demain pour toute la société : la révolution communiste ne va pas vers la dissolution des rapports entre individus, mais vers leur resserrement et leur rationalisation. Elle est anti-individualiste, parce que matérialiste. Ne croyant ni à l’âme ni à un élément métaphysique transcendant de l’individu, elle insère les fonctions de celui-ci dans un cadre collectif et une hiérarchie qui substituera peu à peu la rationalité technique de l’activité à la coercition. En ce sens aussi, le parti est déjà un exemple d’une collectivité sans coercition, du communisme.

Cette conception tient compte de ce que le communisme n’établit plus de rapport entre le travail fourni par l’individu et sa rémunération — qui, techniquement, est déjà une absurdité sous le régime de la grande industrie capitaliste où le prix de la marchandise-salaire aussi bien que celui de l’article fabriqué en grande série se fixent par un calcul de moyenne ; elle tient compte, en outre, de la critique faite par Marx-Engels à l’égalitarisme des anarchistes et, enfin, elle permet d’envisager la satisfaction des besoins en fonction de l’épanouissement le plus universel des individus, et non de leur égalisation mesquine et factice.

Si l’homme, l’ « instrument », exceptionnel existe, le mouvement l’utilise, mais il peut tout aussi bien vivre s’il n’existe pas [11].

Marx se considérait lui-même comme lié au communisme non par un engagement formel, constitutionnel, statutaire, vis-à-vis d’un appareil ou d’une majorité « devant qui il eût été responsable », mais par la tâche qu’il effectuait dans le parti, tout naturellement — si l’on peut dire — par réaction à sa situation dans la société, aux infâmes conditions matérielles et intellectuelles de vie et de production.

Scherzer, qui se figurait qu’il appartenait à une délégation du parti d’investir Marx et Engels dans leurs fonctions dirigeantes, s’attira la réponse suivante : « C’est de nous seuls que nous tenons notre mission de représentants du parti prolétarien, qui est contresignée par la haine exclusive et générale que nous vouent toutes les fractions de l’ancien monde [12] . »

Les idées ou, mieux, les principes communistes seraient de pures abstractions si l’évolution matérielle de la société, et notamment le cours de l’économie, ne tendait pas, de par ses propres lois, vers l’effondrement de la société capitaliste et ne mettait pas à l’ordre du jour les idées et principes communistes ; bref, s’il n’existait pas une tendance nécessaire à la jonction des conditions « subjectives » et du cours objectif du monde moderne. Par rapport à l’évolution de la situation économique et sociale en général, le parti ne remplirait pas son rôle d’organe dirigeant de la classe s’il ne voyait pas à l’avance se dessiner le centre et l’époque de la crise qui doit ébranler la base économique de la société capitaliste [13] .

Notes

[1] Cf. Marx à J.B. von Schweitzer, 13 février 1865.

[2] Marx-Engels, L’Idéologie allemande. Éd. sociales, Paris, 1968, p. 64.

[3] Engels, « The Times on German Communism », The Moral World, 20-1-1844.

[4] Marx expose cette conclusion dans la Critique du programme ouvrier de Gotha (1875).

[5] Certains ont utilisé la formule de Marx : « En tout cas, tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas marxiste », pour flétrir tous les partisans en faisant appel à l’autorité de Marx lui-même, comme si celui-ci avait œuvré pour que personne ne soit influencé ou formé par ses écrits — ce qui est proprement absurde. En fait, Marx n’entendait pas exprimer ses propres pensées inventées ou créées par lui, mais la théorie de la classe prolétarienne au sens où le Manifeste dit que : « Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur les idées, des principes inventés ou découverts par tel ou réformateur du monde. Elles ne font qu’exprimer, en termes généraux les conditions réelles d’une lutte de classes qui existe, d’un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux. » II dit lui-même dans une lettre à H. Hyndman : « Dans un programme de parti, il faudrait éviter tout ce qui pourrait laisser conclure à une claire dépendance vis-à-vis d’auteurs ou d’ouvrages d’individu ». (2-7-1881.) Il saute aux yeux que l’adversaire de classe a intérêt à faire passer l’œuvre de Marx-Engels dans le domaine privé afin d’éviter que leur théorie ne passe clairement et nettement pour la théorie communiste du prolétariat de tous les pays et de toutes les générations successives, unissant celui-ci en un seul programme révolutionnaire, synthèse de toutes les luttes du passé présent et futur vers un seul but : le renversement de la classe bourgeoise et l’instauration de la dictature internationale du prolétariat qui ouvre la voie au communisme mondial, réalisation du parti, qui exprime les rapports communautaires créés par le prolétariat.

[6] Dans un article de commentaire de l’œuvre économique de Marx, Engels présente celle-ci comme étant « conçue par le parti prolétarien allemand » (Das Volk, 6-8-1859). Dans Die Zukunft du 11 août 1869, il écrit à propos du Capital : « Cet ouvrage contient le résultat des études de toute une vie. C’est l’économie politique de la classe laborieuse réduite à son expression scientifique.
Marx lui-même considérait Le Capital comme une véritable arme de guerre : « C’est certainement le plus terrible missile qui ait encore jamais été lancé à la face des bourgeois (y compris les propriétaires fonciers). » (Marx à J.-B. Becker, 17 avril 1867.) À propos de la signification du Capital, cf. la préface à Un chapitre inédit du « Capital », p. 7-69.
En fait Le Capital est la démonstration du caractère éminemment transitoire de la forme de production capitaliste, c’est sa nécrologie, non l’étude de la vie et du fonctionnement du capital.

[7] Marx, « Le Communisme et La Gazette générale d’Augsburg », in Rheinische Zeitung, 16-10-1842.

[8] Dans les Manuscrits parisiens de 1844, dits philosophiques, Marx expliquait déjà que la pensée est un acte social de par la matière de la pensée, la méthode du penser, etc. La propriété privée qui précède le mode capitaliste, et l’imprègne plus que tout autre, mystifie tous ces rapports « en mettant la tête devant ».

[9] Cf. Engels à Bernstein, 14 mars 1883.

[10] Cf. Engels à Sorge, 15 mars 1883.

[11] Tout ce long passage est extrait de « Lénine sur le chemin de la révolution », écrit à l’occasion de la mort de l’éminent chef bolchevique, Programme communiste, no 12, 1960, p. 28-31.

[12] Cf. Marx à Engels, 18 mai 1859.

[13] Blanqui, déjà, disait qu’en politique on n’a pas le droit de se tromper ( se tromper quand on dirige c’est trahir), et Engels écrivait, lui, dans un sens beaucoup plus général que « toute erreur commise, toute défaite subie, est une conséquence nécessaire de conceptions théoriques erronées dans le programme fondamental » (à F. Kelley-Wischnewetzsky, 28 décembre 1886). Le programme serait une abstraction s’il n’exprimait une tendance générale des événements vers la ruine du capitalisme sur quoi se greffe l’intervention révolutionnaire du prolétariat.

Sans prévision, pas de parti ni de direction révolutionnaire

La prévision dans le temps de la crise révolutionnaire est liée aux cycles économiques d’environ dix années, avec la succession de la reprise, de la croissance, de la prospérité, de la stagnation et de la crise. Cependant, l’expérience historique a montré qu’en raison de l’imbrication des économies nationales ces phases sont décalées d’un pays (ou groupe de pays) à l’autre, et qu’en général il s’établit une courbe moyenne. En outre, par l’effet des guerres qui détruisent dans une mesure effrayante le potentiel des forces de production vivantes et matérielles, ainsi que, dans une mesure moindre, par l’action des superstructures politiques (concentration du pouvoir d’État et interventions dans l’économie plus ou moins dirigée, etc.), les phases de crise économique ne provoquent pas à chaque fois une crise politique et révolutionnaire à l’échelle de la société tout entière. Le cycle de ces crises révolutionnaires générales a même tendance à s’allonger, englobant plusieurs cycles économiques successifs : 1848- 1870-1917 (1975, selon les prévisions de l’Internationale communiste révolutionnaire) [1]. Ces déductions correspondent à la distinction établie par le marxisme entre crise économique et crise politique, entre crises locales et crise générale, bref, entre base économique et superstructures politiques.

En ce qui concerne la prévision dans l’espace, toutes les longues études et recherches de Marx-Engels au cours des cycles où triomphait la contre-révolution tendent à déterminer la nature et l’orientation générale du champ de forces de la société et de l’économie, et ce afin de situer à chaque fois le centre de gravité du mouvement révolutionnaire — Angleterre jusqu’en 1848, puis France jusqu’en 1871, enfin Allemagne et Russie, et Orient [2]. Sans cette analyse concrète de l’actuel mouvement économique et social dans sa marche vers la crise et la révolution, il n’est pas de direction consciente des forces révolutionnaires, il n’est pas de parti communiste.

Les partis qui n’ont pas de perspective scientifique basée sur cette analyse, ont pour ligne politique directive — consciente ou inconsciente, peu importe — le présent. Autrement dit, ce sont des partis conservateurs, opportunistes ou réformistes, autant de synonymes quand il s’agit de partis ouvriers.

Notes

[1] Cf. Dialogue avec les morts, éd. Programma Communista, Paris, 1957, p. 131-135. En ce qui concerne l’évolution des phases économiques dans les divers grands pays du monde, cf. ibid., 127.
Le fait que le révolutionnaire voit la révolution plus proche qu’elle ne l’est n’a rien de grave ; les marxistes l’ont attendue bien des fois en vain : en 1848,1871, 1919, et même, dans certaines visions déformées, en 1945. Ce qui est grave, en revanche, c’est l’attitude de l’opportunisme qui n’a aucune vision précise du cours historique qui mène à la révolution et pour lequel la révolution et l’instauration du communisme ne sont qu’un but lointain irréel, une parole, un idéal sans lien avec le présent.
Quoi qu’il en soit, prévoir l’éclatement d’une crise à tel ou tel moment historique n’implique pas que la révolution qui peut s’ensuivre triomphera, mais que les conditions d’une intervention révolutionnaire du prolétariat s’offrent à l’action.

[2] Le décalage entre superstructures politiques et base économique joue également dans l’espace. L’expérience historique a montré — et Marx l’a noté à plusieurs reprises (lettre à Engels, 13 février 1863) — que la révolution n’éclate pas en premier dans le pays où le capitalisme est le plus développé : en Occident, puisque c’est là où il est le plus fort, la métropole du capital exploitant tous les autres pays par les méthodes impérialistes (violence colonialiste, exportation de capitaux, échanges inégaux sur le marché mondial, etc.) et disposant donc de réserves supérieures pour corrompre son prolétariat et résister à l’assaut prolétarien. Elle éclate bien plutôt au maillon le plus faible dans les pays de développement productif moindre, à l’Est (au milieu du siècle dernier, la France par rapport à l’Angleterre, puis l’Allemagne par rapport à l’Angleterre et la France, et la Russie par rapport à l’Europe occidentale, comme le prévit Marx dans la préface russe de 1882 du Manifeste. Cf. aussi Marx-Engels, La Chine, 10/18, Paris, 1973.
Le marxisme est théorie de la révolution (période où éclate la crise économique et politique) aussi bien que de la contre-révolution (période d’essor général de la production en même temps que de reflux de la vague révolutionnaire). Le travail théorique de taupe de Marx-Engels (ou de restauration du marxisme et de polémique de Lénine) au cours des longues périodes contre-révolutionnaires coïncide avec le développement des forces productives au sein de la base économique : la jonction du travail théorique de préparation avec l’activité révolutionnaire des masses se fait aux périodes qui précèdent la crise, mais jamais l’activité de parti ne se relâche. Il n’y a jamais rupture de continuité chez Marx-Engels, comme il n’y a pas la moindre discordance entre le Lénine rigide et implacable des années de discussion et de préparation, et celui des multiples réalisations révolutionnaires.

Partis formels et parti historique

L’ordre chronologique que nous suivons dans la présentation des textes de Marx-Engels sur le parti et sur leur activité organisationnelle met en évidence un rapport manifeste entre le développement général de la production et de la société capitalistes et un renforcement ininterrompu des partis du prolétariat, soit un autre aspect du lien entre économie et politique.

Il saute aux yeux que les premières organisations ouvrières des années 1840 partaient d’un niveau infiniment bas de maturation des forces productives, autrement dit de conditions matérielles défavorables de la lutte frontale de classe, et se trouvaient fort éloignées de l’objectif ou niveau historique de la société communiste [1]. Le fil qui reliait le but aux tâches immédiates, forcément déterminées au départ par les conditions et le rapport donné des forces, était donc — si l’on peut dire — très long. Il laissait entre l’action immédiate, pratique, et le but ou programme communiste une marge importante pour une « tactique souple », comme Lénine dut l’utiliser, par exemple, en Russie où se posait encore — comme en Allemagne à l’époque du Manifeste — le problème de la révolution double : révolution bourgeoise en février 1917, puis, en alliance avec la paysannerie pauvre (non salariée), renversement de ce pouvoir en octobre avec l’instauration de la dictature démocratique de la paysannerie et du prolétariat, enfin passage ultérieur à la pure dictature du prolétariat au cours d’une phase plus ou moins longue ou à la suite du triomphe du prolétariat des pays développés. Si l’on considère les conditions matérielles, les programmes et les statuts des partis successifs que Marx appelait formels par rapport au parti historique (qui revendique les pleins principes du communisme tant pour sa propre organisation que pour son action), on est amené à la conclusion qu’au fur et à mesure de la maturation des forces productives — à l’échelle générale de la société et à l’échelle particulière de chaque pays — les programmes immédiats tendent à rejoindre le plein programme communiste [2].

Tout au long de leur vie, Marx-Engels se sont attachés à ramener la courbe brisée de l’évolution des partis formels, surgis spontanément, à la courbe harmonieuse et continue du parti historique, en élevant chaque fois les revendications immédiates en direction du but et des principes communistes. En ce sens, ils incarnent au plus haut point l’activité de parti.

Une autre conclusion qui s’impose, c’est qu’une fois atteint un certain niveau d’organisation, de principe et d’action, même après une défaite et une chute apparente très profonde et très longue, la reprise du mouvement ouvrier s’effectue, dès le départ, au niveau maximal atteint au palier précédent. Il s’ensuit que les efforts des révolutionnaires, même s’ils sont mis en échec, ne sont pas vains et perdus. Mieux : l’action de la petite minorité de militants expérimentés et profondément attachés aux principes qui pousse le mouvement à son paroxysme se révèle comme un véritable facteur de progression du mouvement général. En conséquence, à chaque période historique successive, la formation du prolétariat en classe, donc en parti, part d’un niveau plus élevé, donc de conditions plus radicales. Lénine l’a bien compris.

Voyons les grandes lignes de l’évolution des organisations et des programmes depuis la formation du parti chartiste [3] (dont Engels fut membre) dans les années 1840 en Angleterre en tant qu’expression du prolétariat industriel et agricole moderne du pays capitaliste le plus avancé.

Par rapport au chartisme, la Ligue des communistes apparaît quelque peu en retrait, étant composée en majeure partie de travailleurs non encore prolétarisés et salariés (artisans allemands disséminés dans les divers États allemands, la Suisse, la Belgique, l’Angleterre, la France), de sorte que son idéologie était largement imprégnée d’utopisme communiste, surtout à ses débuts : le progrès cependant — et il se trouve que les éléments les plus avancés et les plus radicaux du chartisme y poussaient aussi, — ce fut son internationalisme. La Ligue des communistes se caractérisait, en outre, par une vigoureuse tendance à la théorisation — et ce sera l’apport le plus notable du mouvement ouvrier allemand, représenté éminemment par Marx-Engels [4]. La conjonction de ces deux éléments devait développer des capacités d’organisation inconnues jusque-là dans l’histoire du mouvement ouvrier : la tendance à créer, bien avant la crise révolutionnaire, une forme d’organisation, si possible internationale, ayant un caractère stable, militant, et fondée sur des principes théoriques.

C’est au contact du mouvement ouvrier français, dont les capacités politiques sont exceptionnelles de par les luttes de classe et les conditions de développement de toute la société française, que les communistes allemands, grâce à leurs capacités pratiques de théorisation, parvinrent à des résultats organisationnels à l’échelle internationale. À la veille de la révolution de 1848, ils réussirent, en liaison avec la fraction la plus radicale du chartisme anglais, à constituer un premier comité international, embryon de la future Première Internationale.

Cependant, en 1848, le faible développement général des forces productives et la survivance, en Europe centrale et méridionale, des puissances féodales dans l’appareil politique des États faisaient que l’instauration de rapports capitalistes représentait encore largement, surtout sur le continent européen, la condition préalable non seulement du communisme, mais même de la formation de prolétaires : le mouvement était donc encore démocratique, étant donné que les tâches bourgeoises à réaliser étaient encore progressives et pouvaient donc être atteintes, soit en luttant aux côtés de la bourgeoisie révolutionnaire, soit en se substituant à elle, contre les survivances féodales [5]. Bref, les tâches immédiates que dut nécessairement s’assigner le prolétariat au cours de la révolution de 1848 pouvaient résulter de la révolution bourgeoise elle-même dans tous les pays du continent (en dehors de la France), autrement dit, pouvaient être réalisées avec l’aide d’une fraction de la bourgeoisie. La révolution ouvrière de juin 1848 à Paris n’eut-elle pas elle-même, au dire de Marx, pour effet le plus direct — malgré sa défaite — de lancer le reste de l’Europe à l’assaut du féodalisme ? En outre, la guerre contre la puissance féodale russe eût pu assurer la victoire de la démocratie. Cette guerre, étant souhaitée par Marx-Engels, eût fait progresser la révolution, coupé la retraite à la bourgeoisie, et anéanti d’un seul coup le féodalisme déjà à demi vaincu [6].

Après l’échec apparent sur tous les fronts de la révolution de 1848 et la dissolution complète des organisations ouvrières aussi bien en Angleterre que sur le continent, laPremière Internationale proclama que, dans tous les pays avancés, la classe ouvrière, pour réaliser son émancipation, ne pourra plus faire un bout de chemin en compagnie de la bourgeoisie radicale : la Nouvelle Gazette rhénane de Marx, organe de la démocratie, est remplacée par la première tentative d’organisation indépendante des travailleurs au sein d’une Internationale [7]. Certes, la I° Internationale ne fit qu’ébaucher les premières organisations de classe du prolétariat, mais elle représente néanmoins la naissance du parti politique de tout le prolétariat européen et nord-américain, sa constitution internationale en classe. Le philanthropisme anglais d’Owen et les associations de secours mutuel devinrent des sociétés de résistance contre le capital, et en se fondant avec la politique, l’agitation économique et les grèves prirent un caractère social et révolutionnaire.

Engels explique lui-même quels furent et les résultats de la I° Internationale et les moyens utilisés pour les obtenir : « La vieille Internationale est complètement morte. Et c’est une bonne chose… En 1864, la conscience théorique du mouvement était encore très confuse dans les masses d’Europe, c’est-à-dire dans la réalité : le communisme allemand n’existait pas encore sous la forme d’un parti ouvrier, le proudhonisme était encore trop faible pour enfourcher ses dadas, les dernières élucubrations de Bakounine n’avaient pas encore germé dans son esprit, même les chefs des syndicats anglais croyaient pouvoir entrer dans le mouvement sur la base du programme formulé par les considérants des statuts de l’Internationale [8]. »

« Lorsque Marx fonda l’Internationale, il rédigea les statuts généraux de manière que tous les socialistes de la classe ouvrière de cette époque pussent y participer : proudhoniens, Pierre-Lerouxistes et même la partie la plus avancée des syndicats anglais. Ce n’est que grâce à cette large base que l’internationale est devenue ce qu’elle fut : le moyen de dissoudre et d’absorber progressivement ces petites sectes, à l’exception des anarchistes, dont la soudaine apparition dans les différents pays n’a été que la réaction violente de la bourgeoisie contre la Commune [9] »

La Commune — première dictature du prolétariat à se maintenir trois mois — fut le plus grand succès de l’Internationale, sa fille, « bien que l’Internationale n’ait pas remué le doigt pour la déclencher, mais dont l’Internationale fut à juste titre rendue responsable » (ibid.).

Et Engels de prévoir la caractéristique première de la future II° Internationale : « Pour susciter une nouvelle Internationale du type de l’ancienne — une alliance de toutes les organisations prolétariennes de tous les pays —, il faudrait un écrasement général du mouvement ouvrier tel que nous l’avons connu de 1849 à 1864. Pour cela, le monde prolétarien est devenu trop vaste et trop profond. Je crois que la prochaine Internationale sera directement communiste et arborera franchement nos principes, lorsque les écrits de Marx auront produit leur effet durant quelques années. » (Ibid.)

Dans le passage suivant, Marx montre que le parti historique ne peut être détruit, mieux encore il resurgit toujours plus puissant : « Après la chute de la Commune de Paris, il était naturel que toute organisation de la classe ouvrière en France fût momentanément brisée ; mais aujourd’hui [1878] elle commence de nouveau à se développer. D’autre part, à l’heure actuelle, les Slaves, notamment en Pologne, Bohême et Russie, malgré tous les obstacles politiques et sociaux, commencent à participer au mouvement international, et ce avec une ampleur que les plus optimistes d’entre nous ne prévoyaient pas en 1872. Ainsi, au lieu d’être morte, l’Internationale n’a quitté sa première période d’incubation que pour entrer dans une phase supérieure de développement, dans laquelle ses tendances originelles sont déjà en partie réalisées. Dans le cours de ce développement croissant, elle aura à subir encore bien des métamorphoses, avant qu’elle puisse écrire le dernier chapitre de son histoire [10]. »

La théorie marxiste s’était confirmée dans l’évolution sociale, économique et politique de toute la société européenne et s’était imposée à l’action militante de tous les prolétaires révolutionnaires : constitution du prolétariat en classe, donc en parti ; assaut prolétarien contre le pouvoir bourgeois, et instauration d’un État prolétarien nouveau avec l’érection du prolétariat français en classe dominante, à la grande terreur de toutes les classes dominantes du monde. En conséquence, la II° Internationale ne pouvait se créer, à la fin de la seconde grande vague contre-révolutionnaire, que sur les principes du socialisme scientifique de Marx-Engels, du prolétariat moderne.

La II° Internationale semble, à première vue, faire un pas en arrière par rapport à la Ie qui, elle, formait une seule et même organisation internationaliste et regroupait sous une même direction parti politique et syndicat (cette unité était due à la faiblesse numérique des effectifs, dont la dispersion exigeait une liaison directe avec le centre). La II° Internationale s’attachera à fonder, dans tous les pays quelque peu développés, des partis politiques socialistes et des syndicats ouvriers de masse. Ses défaillances, à la suite d’une très longue période pacifique (toute la violence concentrée du capitalisme s’exerçant sur les colonies), se manifesteront exactement au niveau de cette tâche et aboutiront au réformisme et au révisionnisme des principes. Au lieu de renforcer au fur et à mesure de sa progression la liaison et l’intégration internationales, les organisations prendront un caractère de plus en plus particulier, local, national, contingent ; au lieu de resserrer de plus en plus étroitement les organisations économiques et politiques, la coupure se fera entre activité politique (trop exclusivement parlementaire et orientée vers les réformes pacifiques et les compromis) et activités syndicales (trop cantonnées aux revendications immédiates, économiques).

La II° Internationale eut pour première tâche de regrouper les forces prolétariennes en organisations massives de classe, en luttant pour l’amélioration des conditions d’existence des travailleurs et pour leur participation de classe aux luttes politiques. Elle a péri pour avoir trahi ses principes à l’heure décisive du heurt violent, la guerre impérialiste de 1914 constituant elle-même un démenti flagrant à ses illusions sur la possibilité d’améliorer progressivement les conditions de vie des masses et de conquérir pacifiquement le socialisme par une éducation socialiste préalable de la classe ouvrière. L’histoire sanctionna définitivement de chimérique la théorie d’un passage sans douleur au socialisme.

La III° Internationale devra d’abord restaurer les principes qui désormais, amplement confirmés par l’histoire, ne peuvent que vaincre dans la réalité ou être bafoués, et sont, à l’évidence, le patrimoine commun du prolétariat révolutionnaire du monde entier [11]. En théorie, les problèmes d’organisation ont définitivement trouvé leur solution, et il ne reste plus rien à inventer dans ce domaine.

La tâche à laquelle devra s’attacher essentiellement l’Internationale communiste sera celle-là même sur laquelle la II° avait chuté : appliquer, par l’action, dans la pratique, les principes en accomplissant la révolution dans le monde entier. Les bolcheviks arrachèrent une première victoire du prolétariat en Russie, mais une tactique trop souple dans les pays développés de l’Ouest en ce qui concerne l’application des principes hautement et correctement proclamés au nom du prolétariat mondial [12]suscita une résurgence des particularités d’action, de recrutement, de directives et, avec l’échec de la révolution internationale dans les pays développés, la doctrine nationaliste de la possibilité de construire le socialisme dans un seul pays, puis pays par pays, avec des moyens particuliers et contingents, retombant au niveau de la dégénérescence de la II° Internationale, ce qui montre l’ampleur du recul actuel. Zinoviev tenta vainement, en 1926, de remonter le courant en proposant la formation d’un seul parti mondial, aboutissement normal de l’Internationale de Lénine [13], mais mesure purement formelle d’organisation, face à la puissance physique de l’État russe stalinien et des forces matérielles contre-révolutionnaires engendrées jusque dans le parti par la dégénérescence.

Notre tâche n’est pas ici de déterminer à l’avance les caractéristiques nécessaires du parti communiste mondial qui resurgira avec la reprise du mouvement ouvrier révolutionnaire. Ce qu’on peut lui prédire, c’est une soudure totale entre mouvement économique et politique, organisation et internationalisme, principe et tactique, centralisation et antidémocratisme, communisme et impersonnalisme, toutes choses que Marx-Engels revendiquaient au plus haut point pour le parti historique qu’ils représentaient et défendaient. Sans ces conditions, n’importe quel parti formel d’aujourd’hui éclate à la pression des terribles réalités d’aujourd’hui et d’un adversaire de plus en plus expérimenté et totalitaire [14].

La théorie de Marx sur la constitution du prolétariat en classe, donc en parti, énoncée dans le Manifeste, pouvait paraître irréelle, voire chimérique, en 1848, étant donné le faible niveau de maturité général. En fait, au fur et à mesure des années, elle n’a fait que se charger de réalité, gagner en densité, en profondeur et en extension, en même temps que les conditions de sa formation exigeaient plus de décision, de conscience, de radicalisme et de sens pratique, et constituaient un danger plus grand pour l’ordre établi du capital. Tant que cette première phase du développement du prolétariat en classe ne sera pas surmontée par le passage à la phase supérieure, son exigence ne fera qu’apparaître avec plus de force et plus d’actualité brûlante. Aux yeux du marxiste révolutionnaire, toute l’histoire politique du siècle tourne autour des efforts multiformes et répétés d’un prolétariat plus ou moins conscient de s’ériger en classe et de tentatives désespérées de la bourgeoisie pour contrecarrer ces efforts. En effet, celle-ci s’est rendu compte qu’elle « est incapable de dominer, politiquement et socialement, la nation sans l’appui de la classe ouvrière [15] », sans ces millions de complicités, objectives et sournoises, dans le « peuple » et parmi les salariés, ainsi que dans les partis ouvriers traîtres, qui doivent d’abord être dénoncés et ébranlés, car c’est après seulement qu’il devient possible d’attaquer efficacement le système capitaliste. C’est dire jusqu’à quel point le prolétariat, malgré sa passivité actuelle, domine la scène sociale de toute sa hauteur.

La constitution du prolétariat en classe, donc en parti, obéit au déterminisme historique le plus strict et n’est nullement un acte de volonté délibéré d’individus ou de groupes qui se fixent pour but de donner à la classe et à la révolution un instrument efficace de lutte, en rassemblant des militants ou des groupes autour d’une plate-forme de compromis. La formation du parti correspond à des tâches tout à fait précises qu’il ne s’agit ni d’inventer ni de créer, mais de sanctionner et de favoriser par une méthode cohérente et systématique. Bref, il faut s’y soumettre, en s’insérant, à partir des conditions données, dans le processus historique déjà amplement engagé par une praxis séculaire, en réalisant cette soudure grandiose qui assure la continuité de vie et d’action de ce corps social gigantesque qu’est le prolétariat d’hier, d’aujourd’hui et de demain.

Notes

[1] On ne peut dire pour autant qu’elles ne pouvaient être véritablement communistes, puisqu’elles orientaient tous leurs efforts vers le but du communisme. Ce but est — rétrospectivement — d’autant plus éloigné d’elles que le prolétariat a été lourdement défait à plusieurs reprises. Cependant, les occasions — certes plus fugaces — alors de se lancer à l’assaut du pouvoir bourgeois n’ont pas manqué, ni donc la perspective de l’instauration du mode de production socialiste. Si le prolétariat avait triomphé, le déterminisme du développement économique étant, la phase de transition au communisme eût été beaucoup plus longue qu’elle ne le serait de nos jours où les forces productives du capitalisme sont pleinement développées (mais là encore la violence révolutionnaire et les mesures despotiques proposées par le Manifeste eussent pu l’abréger quelque peu).

[2] Nous ne ferons qu’évoquer ici, avec les textes mêmes de Marx-Engels, les premiers « partis communistes d’action », surgis spontanément du heurt des classes au cours de la révolution bourgeoise et disparus avec le triomphe de celle-ci sur le féodalisme : « La première manifestation d’un parti communiste réellement agissant se produit au cours de la révolution bourgeoise, au moment où la monarchie constitutionnelle est détruite [il est alors un facteur d’impulsion de la révolution bourgeoise, timorée par nature], » (Marx, « La Critique moralisante et la morale critisante », in Marx-Engels, Écrits militaires, p. 73.) Et Engels de préciser : « À chaque grand mouvement bourgeois surgissent aussi des mouvements de la classe qui est la devancière plus ou moins développée du prolétariat moderne. Ainsi, au temps de la Réforme et de la Guerre des paysans, la tendance de Thomas Münzer ; dans la grande révolution anglaise, les nivelers ; dans la révolution française, Babeuf. À ces leviers de boucliers révolutionnaires d’une classe encore embryonnaire correspondaient des manifestations théoriques : au XVI° et au XVII° siècles, c’étaient encore des descriptions utopiques d’une société idéale, au XVIII° siècle, des théories déjà franchement communistes. » (Socialisme utopique et socialisme scientifique. Éd. sociales, 1959, p. 43.)

[3] Marx a tracé la théorie du parti chartiste dans Misère de la philosophie au chapitre qui conclut sa polémique contre Proudhon : « Les Grèves et les coalitions » (Syndicats).

[4] Ce panorama du mouvement ouvrier international forme en quelque sorte une synthèse, pour la période donnée, de l’activité de parti de Marx-Engels, en même temps qu’il fournit un schéma indiquant la progression nécessaire des tâches successives, toujours plus radicales et franchement communistes, du mouvement ouvrier.

[5] « Le mouvement démocratique tend, en dernier ressort, dans tous les pays civilisés à la domination politique du prolétariat. Il présuppose donc qu’il existe déjà un prolétariat, une bourgeoisie au pouvoir, une industrie qui a engendré le prolétariat et a porté la bourgeoisie au pouvoir. » (Engels, Deutsche Brüsseler Zeitung, 14-11-1847.)
Engels n’abandonne pas la lutte parce que le déterminisme économique et social exige que la bourgeoisie règne avant le prolétariat : « Continuez donc de combattre vaillamment, gracieux messieurs du capital ! Pour le court moment actuel, nous avons encore besoin de vous ; il nous faut même, ici et là, votre domination. Vous devez balayer hors de notre voie les formes patriarcales (précapitalistes) ; vous devez centraliser ; vous devez transformer les classes plus ou moins possédantes en authentiques prolétaires en recrues pour nous ; vous devez, avec vos fabriques et votre réseau marchand, nous fournir la base et les moyens matériels nécessaires à l’émancipation du prolétariat. Comme rémunération, vous devez régner une brève période. Vous devez dicter vos lois ; vous pouvez donc parader dans la majesté que vous avez conquise, vous pouvez banqueter dans la salle royale et flirter avec la belle fille du roi, mais ne l’oubliez pas : le bourreau se tient déjà devant la porte. » (« Les Mouvements de 1847 », Deutsche Brüsseler Zeitung 23-1-1848.)

[6] Cf. Marx-Engels, La Russie, 10/18, 1973, p. 10.

[7] Pour cela, il fallait naturellement, d’une part, que la production capitaliste ait déjà créé une masse suffisante de prolétaires pour représenter une force autonome face à la bourgeoisie et, d’autre part, que la théorie soit passée dans les mœurs du prolétariat. Dans une lettre à Marx du 11 février 1870, Engels constatait : « La provision de cerveaux, dont le prolétariat a bénéficié avant 1848 par l’apport d’autres classes, semble depuis totalement tarie, et cela dans tous les pays. Il semble que les ouvriers doivent désormais eux-mêmes prendre en main leurs affaires. »

[8] Cf. Engels à Sorge, 12 septembre 1874.

[9] Cf. Engels à Florence Kelley-Wischnewetzky, 27 janvier 1887.

[10] Marx, À propos de l’histoire de l’Association internationale des travailleurs écrite par M. Howell. 1878.

[11] Cf. l’exposé de la commission exécutive de la fraction de gauche du Parti communiste italien du 23 août 1933 dans Bilan, bulletin théorique mensuel de la fraction de gauche du P. C. I., n° l : « Vers l’Internationale deux et trois quarts ? », p. 12-31.

[12] Si la gauche communiste italienne, fondatrice au Parti communiste italien à Livourne, dont nous nous réclamons, a — par exemple — tardé à quitter la III° Internationale dont elle dénonçait pourtant avec vigueur la dégénérescence et l’opportunisme croissants, c’est parce que, d’une part, les erreurs et les déformations de la direction russe n’étaient pas de l’ordre des principes, du but, voire des intentions, mais portaient sur les moyens de les réaliser, la tactique à employer (il fallut donc attendre que Moscou en vint à renier les principes fondamentaux par ses actes ou ses propres paroles) ; et parce que, d’autre part, les conditions n’étaient pas remplies pour créer une nouvelle organisation internationale de lutte pratique, étant donné que le cycle de la contre-révolution était loin d’être achevé, par exemple, au moment où Trotsky décida la fondation d’une IV° Internationale.
La gauche italienne a adopté sur ce point la position que Marx et Engels ont eu lorsqu’ils attendirent le plus longtemps possible que les conditions objectives pour créer la II° Internationale fussent mûres. Toute l’expérience du mouvement ouvrier confirme cette position. Sans cette expérience, rien ne serait jamais acquis, à chaque fois tout serait à recommencer à zéro, et les générations ouvrières d’hier n’auraient rien de commun avec celles d’aujourd’hui ou de demain. Bref, il n’y aurait pas de mouvement ouvrier unitaire. C’est pour toutes ces raisons que nous considérons qu’il n’existe pas de léninisme (Lénine ayant, sur le plan théorique, restauré le marxisme et défendu celui-ci contre tout révisionnisme ou apport théorique nouveau) ou de trotskisme (même si Trotsky a été un éminent chef de la révolution russe et un fervent défenseur de la révolution internationale, face à la troisième vague opportuniste).

[13] Cette perspective était celle-là même de Lénine écrivant : « Ce travail a été l’une des pages les plus importantes de l’activité du parti communiste de Russie, cellule du parti communiste mondial. » (Œuvres complètes, t. XXIX, p. 159.)

[14] Cf. « Sur le parti communiste — Thèses, discours et résolutions de la gauche communiste d’Italie », l° partie (1917- 1925). Fil du temps, n° 8, octobre 1971, p. 6-23.

[15] Engels, « Angleterre 1845 et 1885 », Die Neue Zeit, juin 1885.

Partis officiels et parti révolutionnaire

Dans cette dernière partie, nous considérerons d’abord ce qui distingue le parti révolutionnaire des partis en général, et des partis ouvriers conservateurs en particulier. C’est en les situant dans les mécanismes assurant le mouvement ou, au contraire, la stagnation historique, que nous trouverons leurs différences. Puis nous aborderons la question des rapports entre le prolétariat en général et son parti, notamment dans la perspective du bouleversement révolutionnaire de la société existante.

Mais considérons, d’un côté, les organisations ou partis totalitaires, démocratiques, petits-bourgeois, bourgeois, et en face le parti ouvrier. On a vu que les partis qui ne visent qu’à rompre leur isolement vis-à-vis de l’État, en étant uniquement des partis d’opposition qui cherchent à gouverner seuls ou en coalition, ne sont que de purs partis politiques sans but social spécifique, autrement dit des partis bourgeois officiels, puisqu’ils n’outrepassent pas le mode de production social existant, le capitalisme. Mieux, ce ne sont que des excroissances de l’État, de par leur organisation légale et leur but gouvernemental, même si ces partis représentent des couches ou classes particulières de la société. La formule suivante d’Engels s’applique parfaitement à eux : « La société produit certaines fonctions communes de groupe qui lui sont indispensables. Les individus qui y sont nommés constituent une nouvelle branche de la division du travail au sein de la société. Ils acquièrent ainsi des intérêts particuliers même vis-à-vis de leurs mandants : ils se rendent indépendants vis-à-vis d’eux l’État est là [1]. »

Sous nos yeux, l’État capitaliste tend irrésistiblement à transformer tous les partis, syndicats et associations en ses prolongements ou tentacules. Le totalitarisme politique va de pair avec la concentration économique. Ce mouvement démontre, en outre, que les antagonismes multiples exigent un despotisme croissant du capitalisme qui tend certes à renforcer le système, mais témoigne aussi de difficultés sans cesse multipliées de la classe dirigeante. De fait, l’intégration des organisations ouvrières correspond à un mouvement finalement contradictoire dans lequel les intérêts particuliers de groupes socio-économiques opposés les uns aux autres se fondent en un équilibre hautement instable dans l’état, car les partis et associations s’efforcent de conserver une vie propre, avec leurs intérêts particuliers, leurs connivences troubles et leur byzantinisme vis-à-vis de leurs propres mandants, devenant certes des colosses, mais dont les pieds sont en argile comme il apparaît au moment des crises.

Une double différence sépare le parti révolutionnaire des partis officiels de toute sorte. Le parti révolutionnaire de classe plonge des racines profondes dans l’économie, au pôle où se trouvent concentrées les masses ouvrières, salariées et productives : il se relie donc directement à leurs luttes revendicatives, spécifiques, qui aboutissent, avec la revendication de l’abolition du salariat, au but communiste même du parti politique. La seconde différence est relative à son opposition à l’État bourgeois existant : contrairement aux partis ouvriers conservateurs, le parti révolutionnaire n’aspire pas à gouverner dans le cadre des institutions politiques et de l’économie capitalistes : tous ses efforts convergent vers le but, ouvertement proclamé, de la destruction de l’État bourgeois.

En somme, la différence est simple. Cependant, les choses se brouillent lorsqu’un parti révolutionnaire de classe, au lieu d’être vaincu et détruit par l’adversaire dans un heurt antagonique violent, dégénère progressivement pour passer dans le camp adverse, tout en continuant d’affirmer qu’il est un parti révolutionnaire du prolétariat. Cette question n’était pas du tout inconnue à Marx-Engels : toute leur activité de parti démontre qu’ils ont toujours concentré leurs efforts pour garder ou donner au parti son caractère de classe, en luttant contre tout ce qui le fourvoyait.

L’expérience de l’effondrement matériel — et non simplement subjectif — de l’énorme social-démocratie allemande au moment où elle était mise au pied du mur par la crise violente de 1914, et où elle trahit purement et simplement la classe ouvrière, est devenue l’exemple classique du dévoiement d’un parti de classe. La citation que nous reproduisons est certes de Trotsky, mais les conclusions et les enseignements pratiques et théoriques qu’il tire s’inscrivent directement dans la continuité de Marx-Engels dans leur lutte pour la création d’un véritable parti de classe du prolétariat allemand : mises en garde contre l’opportunisme naissant des dirigeants de la social- démocratie allemande, conseils à ces mêmes dirigeants afin qu’ils sauvegardent le caractère de classe de l’organisation, menaces de rompre tout lien avec une social-démocratie qui « fait commerce de ses principes » : « La social-démocratie allemande n’est pas un accident ;elle n’est pas tombée du ciel, elle est le produit des efforts de la classe ouvrière allemande au cours de décennies de construction ininterrompue et d’adaptation aux conditions qui dominaient sous le régime des capitalistes et des junkers. Le parti et les syndicats qui lui étaient rattachés attirèrent les éléments les plus marquants et les plus énergiques du milieu prolétarien, qui y reçurent leur formation politique et psychologique. Lorsque la guerre éclata, et que vint l’heure de la plus grande épreuve historique, il se révéla que l’organisation officielle de la classe ouvrière agissait et réagissait non pas comme organisation de combat du prolétariat contre l’État bourgeois, mais comme organe auxiliaire de l’État bourgeois destiné à discipliner le prolétariat. La classe ouvrière, ayant à supporter non seulement tout le poids du militarisme capitaliste, mais encore celui de l’appareil de son propre parti, fut paralysée. Certes, les souffrances de la guerre, ses victoires, ses défaites, mirent fin à la paralysie de la classe ouvrière, la libérant de la discipline odieuse du parti officiel. Celui-ci se scinda en deux. Mais le prolétariat allemand resta sans organisation révolutionnaire de combat. L’histoire, une fois de plus, manifesta une de ses contradictions dialectiques : ce fut précisément parce que la classe ouvrière allemande avait dépensé la plus grande partie de son énergie dans la période précédente pour édifier une organisation se suffisant à elle-même, occupant la première place dans la IIe Internationale, aussi bien comme parti que comme appareil syndical — ce fut précisément pour cela que, lorsque s’ouvrit une nouvelle période, une période de transition vers la lutte révolutionnaire ouverte pour le pouvoir, la classe ouvrière se trouva absolument sans défense sur le plan de l’organisation [2]. »

De nos jours, la dégénérescence du mouvement communiste international a produit par dizaines ces partis éléphantesques, vidés de toute énergie révolutionnaire, mais gonflés d’effectifs issus de toutes les catégories et classes sociales intégrées au système capitaliste, et portés par les bulletins de vote des masses embourgeoisées idéologiquement au moins autant, sinon plus, qu’économiquement.

Dans un brillant passage de Terrorisme et communisme, Trotski dresse d’abord un schéma, sorte de chaîne de causes à effets où il situe ces sortes de parti qu’il faut bien assimiler à cet énorme parasite qu’est l’État capitaliste sénile qui se gonfle démesurément et suce l’énergie vitale de la société. On notera que ces partis ont la dernière place parmi les superstructures de violence, dont le parasitisme croît en proportion géométrique à mesure qu’elles s’éloignent de la base économique où les forces vives produisent : « Si l’on s’élève de la production, fondement des sociétés, aux superstructures que sont les classes, les États, les institutions juridiques, les partis, etc., on peut établir que la force d’inertie de chaque étage de la superstructure ne s’ajoute pas seulement à l’inertie des étages inférieurs, elle est, dans certains cas, multipliée. En conséquence, la conscience politique de groupes qui, pendant longtemps, se sont imaginés être les plus avancés apparaît dans la période de transition comme un énorme frein au développement historique. Il est absolument hors de doute, actuellement [1919], que les partis de la II° Internationale placés à la tête du prolétariat ont été la force décisive de la contre-révolution, parce qu’ils n’ont pas osé, su et voulu prendre le pouvoir au moment le plus critique de l’histoire de l’humanité et qu’ils ont conduit le prolétariat à l’extermination impérialiste mutuelle [3]. »

Marx avait déjà eu l’occasion de condamner « ce type d’organisation [qui] contredit le développement du mouvement prolétarien, car ces associations, au lieu d’éduquer les ouvriers, les soumettent à des lois autoritaires et mythiques qui entravent leur indépendance et orientent leur conscience et leur action dans une fausse direction [4]. »

Ce sont surtout des critères politiques — son attitude vis-à-vis de l’État existant — qui permettent de reconnaître un parti ouvrier dévoyé. En effet, ne serait-ce que pour garder leur influence sur les masses, ceux-ci continuent de prétendre défendre les intérêts économiques immédiats des masses ouvrières, s’efforçant de les satisfaire dans le cadre de la production existante. La caractéristique des partis ouvriers dévoyés, c’est donc qu’ils prétendent changer les rapports sociaux par de simples moyens politiques, en s’appuyant sur toutes les ressources fournies par l’État existant. Pour ce faire, ils doivent non seulement rejeter la violence du système capitaliste organisé, mais encore condamner celle, toute naturelle et dictée par les contradictions économiques existantes, des masses prolétariennes. Au lieu de s’appuyer sur les luttes spontanées des masses, de les encourager, en les dirigeant sur les objectifs généraux après les avoir organisées et concentrées, les partis ouvriers conservateurs inversent le sens des luttes, en agissant d’en haut vers le bas, ce qui amorce une véritable dictature du parti opportuniste sur les masses révolutionnaires. (Sur ses affiches électorales, l’actuel parti communiste dégénéré écrit tout naturellement qu’il veut agir « dans l’ordre », ce qui est la caractéristique première d’un parti conservateur.)

Comme Marx l’a répété cent fois, la révolution est un phénomène naturel qui part d’en bas, la violence des contradictions amassées déchaînant les masses. C’est alors qu’elles s’arment pour faire valoir leurs intérêts et, se heurtant à la violence concentrée de l’État existant, se forgent, au travers de leur parti de classe révolutionnaire, un nouveau type d’État, au moyen duquel elles luttent pour abattre les vestiges de l’ancienne puissance capitaliste et contre l’ennemi extérieur de la révolution.

Les marxistes révolutionnaires, dont Lénine, distinguent en conséquence entre le parti et l’État, et c’est aussi ce rapport qui fait la différence entre les révolutionnaires et les contre-révolutionnaires, dont Staline, par exemple. La lutte qui n’est plus nationale, sinon dans sa forme et ses limitations, mais internationale, n’est pas dirigée par l’État de la dictature du prolétariat qui s’identifie au parti pour se le soumettre, mais par l’Internationale qui veille aux intérêts du prolétariat de tous les pays (et pas seulement du pays socialiste »), ainsi qu’aux intérêts futurs du mouvement prolétarien tout entier (et pas seulement à ceux d’une fraction, dite « camp socialiste » [5]).

Seule l’Internationale est capable de s’opposer au développement de fractions qui remplissent des « fonctions communes de groupes » et finissent par constituer des corps séparés, ayant des intérêts particuliers, distincts puis opposés à celui de l’ensemble du mouvement. En conséquence, Marx affirme : « Les objectifs de l’Internationale doivent nécessairement être assez vastes pour embrasser toutes les formes d’activité de la classe ouvrière. Leur donner un caractère particulier, ce serait les adapter aux besoins d’une seule section ou aux besoins des travailleurs d’une seule nation. Or, comment pourrait-on demander à tous de s’unir pour réaliser les intérêts de quelques-uns ? Si notre Association agissait de la sorte, elle n’aurait plus le droit de s’appeler l’Internationale. L ’Association ne dicte aucune forme déterminée aux mouvements politiques : elle exige seulement que ces mouvements tendent vers un seul et même but final [6]. »

Ce qui distingue une organisation ouvrière officielle et conservatrice d’une organisation prolétarienne révolutionnaire est trop important pour que l’on ne s’y attarde pas. Pour cela, nous définirons la place et la fonction — donc la nature — du parti révolutionnaire du prolétariat au sein du mouvement, des rouages ou structures du corps social. D’abord arrêtons un instant le film, pour des raisons d’exposé didactique, en donnant des définitions successives dans un ordre logique, puis nous reprendrons le film, pour reproduire la dynamique du développement social.

Notes

[1] Cf. Engels à Conrad Schmidt, 27 octobre 1890.

[2] Trotsky, « Une révolution qui traîne en longueur », Pravda, 23-4-1919.

[3] Terrorisme et communisme, 10/18, 1963, p. 39-43.

[4] Cf. Exposé de Marx à la séance du 22 septembre 1871 de la Conférence de Londres de l’A. I. T.

[5] « Avant de réaliser un changement socialiste, il faut une dictature du prolétariat, dont une condition première est l’armée prolétarienne. Les classes ouvrières devront conquérir sur le champ de bataille le droit à leur propre émancipation. La tâche de l’Internationale est d’organiser et de concerter les forces ouvrières dans le combat qui les attend. » (Marx, Discours à l’occasion du 7° anniversaire de la I° Internationale, Londres, 25-11-1871.)

[6]Marx, interview au correspondant du World, in Woodhull and Claflin’s Weekly, 12-8-1871.

Place du parti révolutionnaire dans la société

Nous revenons à Marx-Engels, et notamment à la préface lapidaire de la Critique de l’économie politique de 1859.

Tout à la base de la production et de la société, nous trouvons les forces productives matérielles de la société, parmi lesquelles la classe travailleuse révolutionnaire est la plus essentielle. Outre la force de travail vivante de l’homme, elles comprennent aux différents moments du développement les ustensiles et instruments dont elle dispose pour exercer son activité, la fertilité de la terre cultivée, les machines qui ajoutent à la force de l’homme, les énergies mécaniques, physiques et chimiques, et enfin tous les procédés et techniques connus et appliqués par une société donnée à la terre et aux matériaux de ces forces manuelles et mécaniques.

Les rapports de production et d’échange d’un type donné de société émanent de la forme ou distribution donnée des forces productives. Ce sont « les rapports nécessaires que nouent entre eux les hommes dans la production sociale de leur existence ». Pour être plus concret, il y a parmi les rapports de production, au sens général, la liberté et l’interdiction pour tel ou tel groupe d’hommes d’accéder à la terre pour la travailler, de disposer des instruments, des machines, des produits du travail pour les consommer, les déplacer ou les attribuer à tel ou tel usage. Dans leur définition particulière et déterminée, il y a les rapports de production de l’esclavage, du servage, du salariat (force de travail-marchandise), de la propriété foncière, de l’entreprise industrielle.

Dans la définition, qui traduit non plus l’aspect économique, mais juridique, les rapports de production peuvent se dire rapports de propriété ou encore, comme on le trouve dans d’autres textes, formes de propriété portant sur la terre, l’outillage, le travailleur, le produit du travail de celui-ci, les marchandises, etc. Cet ensemble de rapports constitue, avec les forces productives, la base économique de la société.

Contrairement aux partis officiels qui se greffent sur l’état qu’ils prolongent, le parti révolutionnaire ouvrier prend sa source et son énergie dans les forces productives qui créent des formes sociales associées préparant les rapports de la future société communiste exprimés d’ores et déjà par le parti révolutionnaire. Ces forces productives nouvelles se révoltent contre les anciens rapports sociaux bourgeois devenus trop étroits et exigeant pour leur défense des superstructures politiques de l’État toujours plus énormes qui étouffent le développement d’une forme de société nouvelle, conforme aux forces productives nouvelles, créées par le travail. Le parti prolétarien prolonge ainsi, dans le domaine politique, l’activité du prolétariat dans l’appareil productif, la forme d’organisation intermédiaire étant le syndicat ouvrier qui organise la classe à partir de ses revendications économiques.

Les partis officiels tirent leur force du potentiel d’énergie représenté encore par l’État qu’ils prolongent ou les fractions de classe ou les couches dont ils sont l’expression. Ils peuvent disposer d’une force numérique parfois considérable ainsi que des ressources variables de ces groupes socio-économiques ou de celles de l’État. Le parti révolutionnaire, lui, tire sa force de toute la dynamique de la production qui tend, avec le développement des forces productives — donc du prolétariat —, à faire voler en éclats la forme de production et de société capitaliste. Toute l’énergie de la société va dans son sens, et elle atteint son paroxysme dans la pratique, lorsque les contradictions entre les classes touchent à leur maximum, avec la crise qui fait suite au développement suprême de la prospérité capitaliste. La révolution est le combat entre ces forces toutes deux gigantesques.

Après ce schéma des structures de la société capitaliste, nous passons maintenant à la dynamique du développement économique et social. Le moteur en est la contradiction entre les forces productives sociales et le mode d’appropriation privé capitaliste, qui se manifeste pour commencer dans l’économie par l’opposition entre salaire et plus-value. La plus-value extorquée aux travailleurs productifs accélère le processus d’accumulation qui croît à un rythme accéléré entraînant une socialisation de plus en plus poussée des forces productives vivantes et objectives, utilisées en masse et en coopération par le travail à la suite de la ruine des petites entreprises due à la concentration du capital. Le premier résultat en est la surproduction et la crise. L’antagonisme entre travail et capital produit donc littéralement le conflit entre le mode de production de plus en plus socialisé et le mode de distribution (d’échange ou d’appropriation) privé (des personnes, entreprises, groupes ou classes). Comme le dira Marx dans la citation ci-après, la base économique du corps social est trop développée pour les rapports étriqués de propriété bourgeoise — avec leur corollaire : la non-propriété croissante des masses toujours plus exploitées — et se trouve pour ainsi dire écrasée par les superstructures politiques et idéologiques de l’État en lesquelles se sont prolongés les rapports de propriété capitalistes qui défendent le système capitaliste contre les autres classes de la société, notamment le prolétariat.

« À un certain degré de développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production et d’échange existants, ou — ce qui n’en est que l’expression juridique [1]— avec les rapports de propriété au sein desquels elles évoluaient jusqu’ici. De formes de développement qu’ils étaient, ces rapports deviennent des entraves au développement des forces productives. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale.

« Avec le changement de la base économique, toute l’énorme superstructure est plus ou moins rapidement bouleversée. Quand on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement des conditions économiques de la production — qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse [donc prévision possible de la crise et de la révolution] — et les formes juridiques, politiques religieuses, artistiques ou philosophiques [il s’agit d’une gradation], bref, les formes à travers lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le MÈNENT JUSQU’AU BOUT [2]. » Nous avons mis la fin de la citation en capitales pour mettre en évidence le fait qu’au travers des formes superstructurelles les hommes peuvent pousser la crise de production jusqu’à son terme et la dénouer révolutionnairement par l’instauration d’un mode de production nouveau, supérieur.

L’étude des structures de la société aboutit donc, en fin de compte, à répondre à la question de savoir où et comment les prolétaires doivent intervenir pour résoudre véritablement la crise, le socialisme ne surgissant pas spontanément de l’effondrement de la production capitaliste. En d’autres termes, la succession des modes de production dans l’histoire se réalise, en dernier ressort, par la révolution politique, et en ce sens, nous disent Marx-Engels [3] la violence est un agent économique.

Les prolétaires doivent porter la crise de l’appareil de production, du plan syndical et économique, jusque dans les superstructures, en brisant les institutions étatiques, juridiques, administratives, etc., bourgeoises ainsi que la vieille idéologie sous toutes ses formes, culturelles, artistiques, religieuses, etc. La production capitaliste a nécessairement des ramifications ou prolongements dans le domaine de la vie sociale, autrement dit des superstructures. Or, celles-ci ne s’écroulent pas en même temps que l’appareil économique s’arrête (crise économique) : il faut donc qu’elles soient tenues en échec et détruites, et — la force ne pouvant céder que devant une autre force — le prolétariat doit créer, du moins transitoirement, ses propres superstructures de violence [4].

Notes

[1] Autrement dit, les rapports de production et d’échange se manifestent comme rapports de propriété dans leur prolongement juridique (lois, constitution État, administration et partis « officiels » , etc.), soit les superstructures de force à la différence des superstructures de conscience (idéologiques, artistiques, etc.) qui sont une superstructure de la superstructure (pour ce qui concerne les idéologies conservatrices, non révolutionnaires). Cf. Marx-Engels, Écrits militaires, p. 53-66.

[2] Marx, préface de la Contribution à la critique de l’économie politique (1859).

[3] Cf. Marx, Le Capital, Éd. sociales, vol. III, 1969, p. 193 ; et Engels à C. Schmidt, 27 octobre 1890.

[4] Les Écrits militaires de Marx-Engels consignent un mode d’action ultérieur du prolétariat au niveau des superstructures et de l’économie avec « les interventions despotiques du prolétariat dans les rapports sociaux existants ».
Un recueil des Études militaires historiques d’Engels fera suite aux recueils sur Le Syndicalisme et Le Parti de classe dans la Petite Collection Maspero.

La suite

Place du parti dans la classe

Aujourd’hui plus que jamais, face aux conceptions populaires et démocratiques, il faut souligner, pour saisir l’originalité de la position de Marx-Engels, le caractère de classe du parti révolutionnaire.

Chez l’individu — même s’il s’agit d’un prolétaire —, ce n’est pas la conscience théorique qui détermine la volonté d’agir sur le milieu ambiant, extérieur, c’est l’inverse qui se vérifie dans la pratique. La poussée du besoin physique détermine, au travers de l’intérêt économique, une action d’abord non consciente et instinctive, soit — pour le prolétaire — une activité déterminée par la forme et le rapport de production dans lequel d’emblée il se trouve placé. C’est seulement bien après l’action que se manifestent, par l’intervention d’autres facteurs, la critique et la théorie. Aussi étrange que cela puisse paraître aux yeux de l’ouvriériste ou du révolutionnaire immédiatiste de toutes nuances, il se trouve que spontanément, dans les rapports de production de la société capitaliste, « les idées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les idées dominantes. Autrement dit, la classe qui détient la puissance dominant matériellement la société est aussi celle qui la domine intellectuellement. La classe qui dispose des moyens matériels de la production dispose du même coup de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les idées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante [1]. » Nous sommes alors sur le terrain de la démocratie qui ignore les conditions économiques, déterminées, de chaque citoyen.

Spontanément, les individus qui composent la classe sont poussés à agir dans des directions discordantes, de par leur situation particulière dans le système capitaliste. S’ils sont consultés et libres de décider, par le suffrage universel, leur décision s’effectue finalement dans le sens des intérêts de la classe opposée qui détient les moyens de production matériels et intellectuels dominants.

Il ressort de toutes les pages de Marx sur le parti que non seulement le communisme est le résultat de tout le mouvement économique de la société, mais encore l’expression de la lutte politique, toute spécifique, de la classe ouvrière pour son auto-émancipation. La classe ouvrière ne peut agir avec des moyens qui vont en sens inverse de son but et de ses intérêts généraux. Elle ne peut se libérer que dans ses conditions à elle. En ce sens, un mécanisme de l’appareil parlementaire bourgeois — les élections — ne peut permettre le triomphe du socialisme. S’il est vrai qu’à une certaine période historique il a pu avoir une certaine utilité, du reste toute relative, ce n’est, par rapport aux moyens réels qui assurent la révolution socialiste, qu’un moyen bien dérisoire. Non seulement le prolétariat agit avec ses propres organisations de classe — syndicats et parti —, mais encore lui faut-il tout un long et complexe procès de transformation révolutionnaire pour parvenir au socialisme.

De par ses contradictions, le système capitaliste (qui tend à dominer totalitairement les activités productives aussi bien qu’intellectuelles de tous les membres de la société) a cependant des failles. Et ce qui importe dans celles-ci, c’est leur caractère général de classe. L’ensemble des ouvriers, placés dans les mêmes conditions économiques, se comporte de façon analogue. La concomitance des stimulations et des réactions y crée la prémisse d’une activité commune, puis d’une volonté semblable et d’une conscience collective plus claire.

Pour la classe sociale, le processus est d’abord le même que chez l’individu : il commence par le besoin physique et l’intérêt économique, avec l’acte presque automatique pour le satisfaire, et se poursuit par des actes de volonté et, à l’extrême, par la conscience et la connaissance théorique ; mais ici on assiste à une exaltation gigantesque de toutes les forces convergentes vers une direction concomitante. On ne dira jamais assez, que la conscience individuelle — et même celle de la masse — suit l’action, et que cette action suit la poussée de l’intérêt économique. Ce ne sera que dans le parti de classe, et dans des phases déterminées pour les masses, que la conscience et la décision d’agir précèderont le heurt de classe. Or, c’est dans le parti que confluent les influences individuelles et de classe, et que se crée, grâce à ces apports, une possibilité et une faculté de vision critique et théorique ainsi qu’une volonté d’action qui permettent de transmettre aux militants et aux prolétaires individuels l’explication des situations et des processus historiques en même temps que les directives et décisions d’action et de lutte.

Mais si le déterminisme exclut volonté et conscience antérieures à l’action chez l’individu, le renversement de la praxis — la volonté consciente d’agir, dominant et inversant, pour la première fois dans l’histoire, le sens de la poussée aveugle des hommes vers le progrès — n’existe que dans le parti de classe, en tant que résultat d’une élaboration collective et historique générale. Cette vision exclut la formation de la théorie et du parti par le concours des consciences et des volontés d’une somme ou d’un groupe d’individus.

Les syndicats sont, au niveau économique, un premier pas vers la constitution du prolétariat en classe distincte de toutes les autres classes : les ouvriers organisés y tendent à agir collectivement dans un sens unitaire, et non plus dans des directions discordantes comme les ouvriers le font spontanément. Les syndicats révolutionnaires — ceux qui luttent en théorie et en pratique pour l’abolition du salariat — concentrent les efforts des ouvriers en sens opposé aux intérêts des patrons, soit en direction du but communiste du parti politique de classe.

Schématiquement, la classe forme une pyramide dont la base repose sur les rapports économiques déterminés, elle est formée par les individus de la classe qui produisent et agissent en tous sens sous la pression directe des conditions matérielles de la forme de production. Les syndicats agissent contre les capitalistes dans un sens immédiat, mais sans la capacité de faire converger par eux-mêmes les efforts dans une action commune vers un but unique, à moins d’être imprégnés des principes du communisme et liés au parti politique de classe. Chaque étage de la pyramide implique donc la soudure avec l’étage précédent et le suivant.

Le travail et la lutte au sein des associations économiques prolétariennes est donc un devoir constant et une condition indispensable au succès de la lutte révolutionnaire, au même titre, d’une part, qu’une pression des forces productives sur les rapports de production et, d’autre part, qu’une juste continuité théorique, organisationnelle et tactique du parti de classe. De fait, il n’est pas de meilleure préparation pour les militants que le travail au sein de la classe et des associations économiques.

Dans les diverses phases d’évolution de la classe bourgeoise — révolutionnaire, réformiste, totalitaire ou anti-révolutionnaire —, la dynamique de l’action ouvrière subit de profonds changements : interdiction, tolérance et, enfin, assujettissement des syndicats par leur intégration dans l’État. Même dans cette situation, la masse des prolétaires se trouve dans les syndicats et doit être organiquement reliée à la minorité encadrée dans le parti au travers d’une couche d’organisations politiquement neutres — pour le moins —, mais accessibles statutairement aux ouvriers en tant que tels. Il faut s’attendre que de tels organismes resurgissent dans la phase d’approche de la révolution.

Le sommet de la pyramide organisée de la classe, dont la pointe se rétrécit telle un fer de lance, est formé par la direction du parti, reliée par mille fils à la base. Celle-ci n’a aucune autonomie, mais agit dans la continuité de la théorie, de l’organisation et des méthodes tactiques.

En conclusion, il apparaît de tous les rapports entre parti et classe qu’il est faux d’affirmer qu’il suffit de consulter la base pour décider de l’action à suivre, à condition que la consultation soit démocratique, comme l’affirment l’ouvriérisme, la social-démocratie et les fractions parlementaires en général. Mais il est tout aussi faux d’admettre que le centre — qu’il s’agisse d’un comité ou d’un chef de parti — suffit à décider de l’action du parti et de la masse ouvrière, et a le droit de découvrir de nouvelles formes de lutte ou d’organisation ainsi que de fixer des cours nouveaux. Il suffit, pour le prouver, de dire que si le sommet de la pyramide n’est pas lié par mille fils à tout le reste de la classe, il ne peut être que le jouet dérisoire des forces sociales imposantes des autres classes qui sont toutes, en fin de compte, dépendantes de la bourgeoisie mondiale.

Les deux déviations conduisent au même résultat : la base n’est plus la classe prolétarienne, mais le peuple ou la nation, et — aux yeux de Marx-Engels, comme de Lénine plus tard — il en résulte une direction qui est au service de la contre-révolution et donc du système de domination bourgeois.

Notes

[1] Marx-Engels, L’Idéologie allemande (L. Feuerbach).

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