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La Confession de Bakounine

dimanche 6 juin 2021, par Robert Paris

A propos de la Confession de Bakounine

Victor Serge

La parution à Moscou du texte intégral de la Confession de Bakounine (publiée par la Librairie de l’Etat) ne manquera pas de poser, dans l’esprit d’un grand nombre de camarades plusieurs questions qu’il me semble opportun d’examiner ici.

I

Et d’abord fallait-il publier ce document ? Les militants russes les plus qualifiés considéraient en 1919 qu’il valait mieux en différer la publication. En cette époque de luttes révolutionnaires où le ralliement de toutes les forces d’avant-garde sur un programme d’action immédiate accroîtrait dans une proportion impossible à prévoir les chances de la révolution, il était sage, il eût été sage de ne point publier un document, d’une signification purement historique par lui-même, mais susceptible d’être déplorablement utilisé dans les polémiques par les uns et totalement incompris des autres. Car, des hommes qui croient pouvoir se revendiquer de l’idéal de Bakounine mais sont loin de posséder la liberté et la largeur d’esprit nécessaires à la recherche impartiale de la vérité, devaient dans la seule publication de la Confession de Bakounine, découvrir une intention hostile. Connaissant leur étroitesse d’esprit, leur susceptibilité sectaire, il était raisonnable de remettre à des temps plus calmes — que l’on n’entrevoit pas encore — la publication dans ces nouveaux matériaux concernant la biographie d’un grand révolutionnaire.

Mais il va de soi que cette publication ne pouvait pas être remise indéfiniment. Tel quel, Bakounine appartient tout entier à l’histoire du prolétariat révolutionnaire. Cette histoire ne peut pas être conçue de façon littéraire ou conventionnelle : elle doit être scientifique, vraie. A cette condition elle sera un élément de conscience révolutionnaire — et de force. Nous avons besoin de connaître les grands pionniers qui nous ont fait ce que nous sommes ; nous avons besoin de les connaître tels qu’ils furent en réalité. Ici comme ailleurs, nous avons droit à la vérité scientifique, fût-elle douloureuse et décevante. La taire, qu’il s’agisse de l’histoire d’un événement ou de l’histoire d’un homme, ce serait tromper les élites révolutionnaires et en les trompant, leur ménager de graves mécomptes. Quel que soit son caractère et le jugement qu’on portera sur elle, la Confession de Bakounine devait être publiée.
II

On sait déjà qu’elle nous montre un Bakounine momentanément vaincu. N’en discutons pas le fond. Admettons-la un instant, pour la commodité du débat, tout à fait fâcheuse. Pourrait-on dans ce cas en tirer parti dans les polémiques contre l’anarchisme ? Ce serait manifestement absurde. Les faiblesses, les torts, les fautes, les crimes mêmes d’un homme aussi grand soit-il, ne peuvent en aucun cas servir d’argument contre les idées dont cet homme se revendique. Les idées relèvent de la critique rationnelle, de la critique de leurs applications pratiques et des résultats qu’elles donnent, de l’étude des conditions objectives de leur naissance et de leur développement. Mais les actions ou les attitudes individuelles de ceux qui les ont professées peuvent tout au plus fournir des éléments d’appréciation, d’ailleurs secondaires, dans cette dernière étude. En général, les hommes ne se haussent presque jamais à la hauteur de l’idéal qu’ils professent. S’il suffisait de citer leurs turpitudes coutumières pour réfuter un enseignement social, politique ou moral, rien ne subsisterait depuis bon nombre de siècles de tous les trésors de la pensée humaine... Le vieil anarchisme traditionnel, avec ses vastes envolées d’idéalisme, son utopisme souvent admirable, son simplisme quelquefois désespérant et sa totale incapacité pratique est susceptible du point de vue de l’action révolutionnaire efficace comme au point de vue doctrinal d’une discussion dans laquelle on n’a nul besoin, pour relever ses erreurs et ses anachronismes, d’injurier les gens ou d’exploiter bassement ce qui nous reste de la souffrance d’un grand mort... Et si les fautes ou les faiblesses personnelles de ceux qui s’en réclament pouvaient quelque chose contre lui, il y a beau temps que les remueurs de boue l’auraient tué. Il est donc même superflu de rappeler que la Confession se rapporte à une période de la vie de Bakounine passablement antérieure à son activité d’anarchiste. Quel que soit le caractère de cette Confession elle ne peut pas servir d’argument dans les polémiques ou dans les discussions d’idées.
III

Dans quel esprit faut-il aborder l’étude (ou la simple lecture) d’un semblable document ? Il n’est en rien comparable à une publication actuelle dont l’auteur vit parmi nous, exerce une influence autour de nous, a un présent et un avenir qui sont les nôtres. Nous n’avons donc nulle peine à l’aborder avec tout le détachement intellectuel nécessaire à l’intelligence objective des choses. L’intérêt du document est au premier chef historique et psychologique : il faut donc l’aborder dans un esprit scientifique. Rechercher la vérité sur la vie d’un homme et sur sa pensée, la constater, l’analyser, tâcher de la comprendre et, peut-être, ensuite, tâcher d’en tirer quelques enseignements : c’est tout ce qu’on peut faire. Et c’est beaucoup quand il s’agit d’un des plus grands révolutionnaires du siècle dernier.

Cela exclut toute vénération aveugle. Mais cela n’exclut nullement le respect de la mémoire de ceux auxquels l’humanité devra tôt ou tard sa libération. Et la part faite à la vérité scientifique qui peut contrarier nos aspirations mais ne les contrarie pas nécessairement, il est un tribut de respect, d’affection et d’admiration que nous aimons à leur rendre, qu’il est sain de leur rendre, car leur exemple nous est précieux et aussi le magnifique patrimoine intellectuel et moral qu’ils nous ont légué.

Tous les révolutionnaires du passé, quelles qu’aient été leurs discordes, leurs doctrines, leurs errements, n’appartiennent-ils pas a l’histoire du communisme ? La révolution actuelle ne continue-t-elle pas leurs efforts à tous ? Dans leurs vies et dans leurs enseignements il y eut toujours une part d’erreur, une part de vérité transitoire ou relative et une part de vérité historique durable qui nous est encore commune avec eux. Ce qu’ils ont fait pour leur classe, pour leur secte ou pour eux-mêmes le temps l’a effacé. Ce qu’ils ont donné à l’humanité nous est transmis pour que nous continuions leur œuvre. Sans doute ne pensaient-ils pas comme nous : mais nous savons que la vérité n’est pas faite, qu’elle se fait toujours et se dégage sans cesse des gangues de l’erreur. Ceux qui viendront après nous corrigeront en bien des points les conceptions qui nous paraissent les plus sûres : et c’est aussi là une des formes de la dialectique de l’histoire. Ainsi, quelles que soient nos opinions sur les idées de Bakounine, par sa vie et par son œuvre de révolutionnaire il appartient à l’histoire de la révolution communiste dont il aura été un des précurseurs.

Tel est bien le sentiment des communistes russes. A l’étude désintéressée, scientifique du passé, le communisme, pensent-ils, ne peut que s’enrichir. Et c’est en s’inspirant de ce principe qu’ils invitent tous les hommes de bonne volonté et de savoir à faire, avec eux, l’histoire de la révolution. Le Musée de la Révolution de Pétrograd, dont le collège est présidé par G. Zinoviev, compte parmi ses collaborateurs des sans-parti, des mencheviks et des anarchistes auxquels on a souvent offert des conditions de travail réellement enviables. L’irréductible menchevik Léo Deutsch1 — qui est d’ailleurs un adversaire probe et loyal — travaille, ainsi que d’anciens socialistes révolutionnaires, à dépouiller les archives de la police du tsar — et la librairie de l’Etat publie ses travaux. Enfin, la commission d’histoire du Parti Communiste russe, l’Istpart, a décidé d’étendre ses recherches à l’histoire du mouvement révolutionnaire tout entier. L’idée maitresse des communistes russes en cette matière, c’est qu’ils se sentent les héritiers, les continuateurs légitimes de tous ceux qui ont combattu pour l’avenir et pour la libération des exploités.

Celte idée, Zinoviev l’a précisée à, plusieurs reprises : en rendant hommage aux Narodovoltsi, révolutionnaires bourgeois et petits-bourgeois, du strict point de vue marxiste, qui ont entamé en Russie, vers 1870-80, la lutte contre l’autocratie ou encore en rendant hommage aux jacobins français2. Radek ne qualifiait-il pas récemment Robespierre de « démocrate bourgeois » ? Mais à ce « démocrate bourgeois »-là, et à un autre qui s’appelait Danton, les communistes russes ont dressé des statues... Et pour la même raison bien qu’en matière de doctrine Bakounine soit encore, souvent pour eux un adversaire actuel, ils ont gravé son nom — à côté de deux des socialistes-révolutionnaires Lavrov3 et Mikhailovsky — sur le monument des fondateurs du communisme. Cette façon de penser doit, me semble-t-il, être la nôtre.

Et sur Bakounine la vérité objective nous importe d’autant plus que sa mémoire nous apparaît plus grande.
V

Bakounine ! Ce seul nom reste un symbole, celui d’une indomptable énergie révolutionnaire, d’une soif inextinguible de justice et d’action, d’une puissante aspiration à la liberté, à l’idéal de liberté. Mort il y a moins d’un demi-siècle il a pourtant l’aspect, dans nos esprits, d’un héros légendaire. Sa vie accidentée, tempétueuse, d’insurgé, de dictateur, de condamné à mort, d’emmuré, de fondateur d’Internationale l’avait presque fait entrer vivant dans la légende — qui ne doit pas être comprise ici comme différente de la vérité mais plutôt comme un aspect supérieur, idéal, de la vérité. Le document humain maintenant publié à Moscou va-t-il nous obliger à réviser profondément l’image que nous nous faisions de Bakounine ?

J’ai lu ce document et je ne le pense pas. Ce sont des pages tristes et douloureuses qui feront souffrir ceux qui les liront, certes. Mais qu’en reste-t-il au fond ? Que l’insurgé de Dresde, emmuré vif pendant des années, dans une solitude effroyable, souffrit plus, bien plus qu’on ne s’en doutait, souffrit tant que la foi, l’espoir, semblèrent l’abandonner, et que sa volonté défaillit... D’autres, traversant les mêmes angoisses, ont mieux su se défendre contre eux-mêmes, mais qu’est-ce à dire ? Les forces intérieures de l’âme humaine ne sont pas définissable en « moyennes »...

Bakounine a défailli — et puis, redevenu un « vivant » parmi des peines, les risques et les espoirs, il s’est redressé, il est redevenu tel que nous l’imaginons : le Symbole. L’homme qui tombe et se relève et continue sa course jusqu’au bout a peut-être plus de mérite que le coureur heureux qui n’a pas trébuché. Mais savoir que Bakounine a trébuché, le savoir et le taire c’eût été également indigne de nous et indigne de sa mémoire.

VICTOR-SERGE. Koursk, 1er décembre 1921

Notes

1 Lev Grigorievich Deutsch, alias Leo Deutsch (1855-1941). Menchevik, puis participant à l’Edinstvo de Plekhanov.

2 Dans l’étude sur les Origines du Parti bolchevik, récemment publiée par le Bulletin Communiste.

3 Piotr Lavrovitch Lavrov (1823-1900).

« Ma Confession », lettre de Bakounine « A sa très gracieuse majesté impériale » (1851)

|1Votre Majesté Impériale

très Gracieuse Majesté !

Comme on me ramenait d’Autriche en Russie, pensant à la sévérité des lois russes et connaissant Votre haine implacable pour toute action rappelant, même de loin, une désobéissance, à plus forte raison pour une révolte manifeste contre la volonté de Votre Majesté Impériale ; connaissant aussi toute la gravité de mes crimes, que je n’espérais ni ne désirais cacher ou diminuer devant les tribunaux, je me suis dit qu’il ne me restait qu’une seule chose : souffrir jusqu’à la fin, et j’implorai Dieu de m’accorder la force de pouvoir, avec dignité et sans vile faiblesse, vider jusqu’à la lie le calice amer que je m’étais préparé à moi-même. Je savais que, déchu de mes titres de noblesse en vertu de l’arrêté du Sénat et de l’oukase de Votre Majesté Impériale, j’aurais pu légalement être soumis à un châtiment corporel et, m’attendant au pire, je n’espérais plus que la mort, prompte libératrice de toutes les peines et de toutes les épreuves.

Je ne saurais exprimer, Sire, combien j’ai été bouleversé et profondément remué par l’attitude noble, humaine et indulgente que j’ai pu constater dès que j’eus franchi la frontière russe ! Je m’attendais à un tout autre accueil. Tout ce que j’ai vu, entendu, éprouvé, pendant toute la route, depuis le royaume de Pologne jusqu’à la forteresse Pierre-et-Paul, était si contraire à ce que j’attendais avec effroi, et dans une telle opposition avec tout ce que moi-même, d’après ce que j’avais entendu dire, j’ai pensé, dit et écrit de la brutalité du Gouvernement russe, qu’ayant, pour la première fois, conçu des doutes sur la vérité de mes anciennes conceptions,# |2 je me suis demandé avec étonnement : n’ai-je pas calomnié ? Un séjour de deux mois dans la forteresse de Pierre-et-Paul m’a définitivement convaincu du manque absolu de fondement de beaucoup de mes anciens préjugés. Ne pensez pas du reste, Sire, qu’encouragé par cette attitude si humaine, j’aie conçu quelque vain espoir. Je sais fort bien que la sévérité des lois n’exclut aucunement l’humanité, de même que l’humanité d’autre part n’exclut point une rigoureuse application des lois. Je sais combien immenses sont mes crimes et, ayant perdu le droit d’espérer, je n’espère plus rien. Oserais-je Vous dire la vérité, Sire ? J’ai tant vieilli ces dernières années et mon âme est si alourdie, que je n’ai presque plus de désirs.

Le Comte Orlov m’a fait savoir que Votre Majesté Impériale désire que je Lui écrive une confession complète de toutes mes fautes. Sire ! je n’ai pas mérité pareille grâce et je rougis en me rappelant tout ce que j’ai osé dire et écrire de la sévérité inexorable de Votre Majesté Impériale.

Comment donc écrire ? Que dirai-je au terrible Tsar Russe, au gardien jaloux et redoutable des lois ? Si je me confessais à Vous comme à mon souverain, cette confession se bornerait à ces mots : Sire, je suis absolument coupable envers Votre Majesté Impériale et envers les lois de la patrie. Vous connaissez mes crimes et ce que Vous savez suffit pour me condamner, conformément aux lois, au plus dur des châtiments qui existe en Russie. J’ai été en révolte ouverte contre Vous, Sire, et contre Votre gouvernement ; j’ai osé me dresser en ennemi contre Vous, j’ai écrit, j’ai parlé, j’ai ameuté les esprits contre Vous, autant que j’ai pu et où je l’ai pu. Que faut-il de plus ? Donnez l’ordre de me juger et de me châtier, Sire ; Votre jugement et Votre châtiment seront loyaux et justes. Qu’aurais-je pu écrire de plus à mon Souverain ?

Mais le Comte Orlov m’a transmis, de la part de Votre Majesté Impériale, des paroles qui m’ont ébranlé jusqu’au fond de l’âme et qui m’ont bouleversé le coeur : “Ecrivez, m’a-t-il dit, écrivez au Souverain comme si vous parliez à votre confesseur.”

Oui, Sire, je me confesserai à Vous comme à un père spirituel dont on attend le pardon, non pas ici-bas, mais dans un autre monde ; et je prie Dieu qu’il# |3 me suggère des paroles simples, sincères, venues du coeur, sans ruse et sans adulation, en un mot des paroles dignes de trouver accès au coeur de Votre Majesté Impériale.

Je Vous supplie de ne m’accorder que deux choses, Sire ! D’abord de ne pas douter de la vérité de mes paroles ; je Vous jure qu’aucun mensonge ni même le millième d’un mensonge ne sortira de ma plume. Et en second lieu je Vous supplie, Sire, de ne pas exiger de moi la confession des péchés d’autrui. En se confessant, personne ne dévoile les péchés commis par les autres, mais les siens propres. Du naufrage complet que j’ai subi je n’ai sauvé qu’un seul bien : mon honneur, et la conviction que nulle part, ni en Saxe ni en Autriche, je n’ai jamais trahi, dans le but ou de me sauver ou d’adoucir mon sort. Et si je savais que j’ai trahi la confiance de quelqu’un ou même transmis une parole que l’on m’aurait confiée par imprudence, j’en souffrirais plus que de la torture. Et, Sire, plutôt que d’être lâche, je préfère être à Vos yeux un criminel méritant le châtiment le plus dur.

Je commence donc ma confession.

Pour qu’elle soit complète, je dois dire quelques mots de ma première jeunesse. J’ai été, pendant trois ans, élève de l’Ecole d’Artillerie ; je fus promu officier à l’âge de dix-neuf ans ; mais à la fin de ma quatrième année d’études, faisant alors partie de la première classe d’officiers, je me suis amouraché, empêtré, dévoyé et j’ai abandonné l’étude ; j’ai passé mes examens de la façon la plus honteuse, ou plutôt je ne les ai point passés du tout, et je fus, pour toutes ces raisons, envoyé en Lithuanie pour y faire mon service ; il fut spécifié que je ne ferais l’objet d’aucune promotion durant trois années et qu’aucune permission ni démission ne me serait accordée tant que je n’aurais pas le grade de sous-lieutenant. Ainsi ma carrière a été gâchée dès son début même, et cela par ma propre faute et malgré la sollicitude vraiment paternelle de Michail Michajlovi… Kovan’ka, alors commandant de l’Ecole d’artillerie.

Après trois ans de service en Lithuanie, j’obtins ma démission, à grand-peine et contre la volonté expresse de mon père. Ayant quitté le service militaire, j’ai appris l’allemand et me suis plongé avec avidité dans l’étude de la philosophie allemande, dont j’attendais le salut et la lumière. Doué d’une imagination ardente et, comme disent les Français, d’une grande dose d’exaltation – je vous demande pardon, Sire, je ne trouve pas d’expression russe correspondante – j’ai causé beaucoup de chagrin à mon vieux Père, ce dont je me repens de tout mon coeur, mais hélas, trop tard ! Je ne peux dire qu’une seule chose# |4 pour me disculper : mes sottises de cette époque, ainsi que mes péchés et crimes postérieurs, n’eurent jamais de motifs bas et égoïstes ; ils sont dus, dans la plupart des cas, à des idées fausses, et plus encore à un besoin très intense et jamais satisfait de connaissance, de vie et d’action.

En 1840, dans ma vingt-septième année, j’obtins de mon Père, non sans grandes difficultés, l’autorisation d’aller à l’étranger afin de faire des études à l’Université de Berlin. J’y étudiai durant un an et demi. Pendant la première et au début de la seconde année de mon séjour à l’étranger, je restai éloigné, ainsi d’ailleurs qu’antérieurement en Russie, de toutes les questions politiques, que je méprisais même, les considérant du point de vue de la philosophie abstraite ; mon indifférence pour ces questions allait si loin que je n’avais jamais envie d’ouvrir un journal. Mais j’étudiais les sciences, plus spécialement la métaphysique allemande, dans laquelle je me suis plongé exclusivement, presque jusqu’à la folie ; et nuit et jour, je ne voyais rien d’autre que les catégories de Hegel. – D’ailleurs, l’Allemagne elle-même m’a guéri de la maladie philosophique qui y prédominait ; après avoir étudié de plus près les problèmes métaphysiques, je n’ai pas tardé à me convaincre de la nullité et de la vanité de toute métaphysique : j’y cherchais la vie, mais elle ne contient que la mort et l’ennui ; j’y cherchais l’action et elle n’est qu’inactivité absolue. Cette découverte fut largement facilitée par mes relations personnelles avec des professeurs allemands, car il n’y a rien de plus borné, de plus méprisable, de plus ridicule que le professeur allemand ou que l’Allemand en général ! Quiconque connaît de plus près la vie allemande ne peut plus aimer la science allemande ; car la science allemande n’est que le produit pur de la vie allemande et elle occupe, parmi les sciences réelles, la même place que les Allemands eux-mêmes parmi les peuples vivants. A la fin, je l’ai prise en grippe et j’ai cessé de m’en occuper. Ainsi, étant guéri de la métaphysique allemande, je n’étais cependant pas guéri de la soif du nouveau ni du désir et de l’espoir de trouver pour moi, en Europe occidentale, un objet d’études favorables et un grand champ d’activité. L’idée néfaste de ne plus rentrer en Russie a commencé, dès ce moment, à germer dans mon esprit : j’ai abandonné la philosophie et je me suis précipité dans la politique.

C’est dans cet état transitoire que je quittai Berlin pour Dresde et que je commençai à lire des journaux politiques. Avec l’avènement au trône du roi de Prusse actuel, l’Allemagne prenait une nouvelle direction : le roi, par ses discours, ses promesses, ses innovations, agita et mit en mouvement, non seulement la Prusse, mais aussi les autres terres allemandes ; de sorte que le Dr Ruge l’a appelé, à juste titre, le premier révolutionnaire allemand. Je Vous demande pardon, Sire, de m’exprimer aussi hardiment en parlant d’une tête couronnée. A ce moment-là, l’Allemagne était inondée de# |5 brochures, de journaux, de poésies politiques, et je dévorais tout, avidement. C’est à cette époque que, pour la première fois, j’entendis parler du communisme ; il avait paru un livre intitulé : “Die Sozialisten in Frankreich”, par Stein, livre qui avait un retentissement presqu’aussi universel qu’auparavant l’oeuvre de Strauss sur “La Vie de Jésus” ; ce livre me révéla un nouvel univers où je me précipitai avec toute l’ardeur et toute la fougue d’un homme altéré et mourant de soif. Je crus assister à l’annonciation d’une nouvelle grâce divine, avoir la révélation d’une nouvelle religion de la dignité, de l’élévation, du bonheur, de la libération de tout le genre humain ; je me mis à lire les oeuvres des démocrates et des socialistes français et lus avidement tout ce que je pus me procurer à Dresde. Ayant fait, peu de temps après, la connaissance d’Arnold Ruge, qui éditait alors la revue intitulée “Die Deutschen Jahrbücher” – revue qui évoluait également, à cette époque, de la littérature vers la politique – j’écrivis pour lui un article philosophique et révolutionnaire intitulé “Die Parteien in Deutschland”, que j’ai signé du pseudonyme de Jules Elyzard ; et j’eus, dès le début, la main si malheureuse que la revue fut supprimée au lendemain même de la publication de cet article. Cela se passait à la fin de 1842.

A ce moment arrivait à Dresde, venant de Suisse, le poète politique Georg Herwegh, admiré de toute l’Allemagne et solennellement accueilli par le Roi de prusse lui-même, qui, peu de temps après, le chassa de ses terres. Sans m’étendre sur les opinions politiques de Herwegh, dont je n’ose parler devant Votre Majesté Impériale, je dois dire que c’est un homme pur, réellement noble, d’une largeur d’âme rare chez les Allemands, un homme qui cherche la vérité et non pas son intérêt personnel et son profit. Je fis sa connaissance, devins son ami, entretins avec lui, jusqu’à la fin, des relations amicales. Mon article dans les “Deutsche Jahrbücher”, mes relations avec Ruge et son cercle, et plus spécialement mon intimité avec Herwegh qui se proclamait républicain – intimité d’ailleurs non point politique, mais fondée sur la similitude des idées, des besoins et des tendances, – toutes ces circonstances attirèrent sur ma personne l’attention de l’Ambassadeur de Dresde. J’appris qu’on y avait parlé de me faire rentrer en Russie, mais le retour en Russie me semblait pire que la mort ! L’Occident m’ouvrait un horizon infini ; j’en espérais la vie, des merveilles, une largeur sans bornes, tandis qu’en Russie je ne voyais que ténèbres, froid moral, torpeur, inertie, et je décidai de rompre avec ma patrie. Tous mes péchés et tous mes malheurs ultérieurs ont découlé de cette décision prise à la légère. Herwegh ayant été forcé de quitter l’Allemagne, je me suis rendu avec lui en Suisse – s’il était allé en Amérique, je l’y aurais également suivi – et je m’installai à Zurich, en janvier 1843.#

|6De même qu’à Berlin, je m’étais guéri petit à petit de la maladie philosophique, de même, en Suisse, commencent mes déceptions politiques. Mais le mal politique étant plus nocif, plus grave, s’enracinant plus profondément dans l’âme que la maladie philosophique, il fallait, pour en guérir, plus de temps, plus d’expériences amères ; ce mal m’a conduit à la situation peu enviable où je me trouve aujourd’hui, et actuellement encore j’ignore moi-même si je peux me considérer comme guéri complètement. Je n’ose pas lasser l’attention de Votre Majesté Impériale par la description de la situation politique intérieure de la Suisse ; à mon avis, elle peut se résumer en deux mots : de malpropres cancans ! La plupart des journaux suisses se trouvent entre les mains des émigrés allemands – je ne parle que de la Suisse alémanique et les Allemands sont à tel point dépourvus de tout tact social, que toute polémique devient généralement, entre leurs mains, une querelle malpropre, un débordement d’injures mesquines et basses. A Zurich, je fis la connaissance des amis et des familiers de Herwegh, qui me déplurent d’ailleurs à un tel point que, pendant tout mon séjour dans cette ville, j’évitai de les rencontrer fréquemment, et ne fus intimement lié qu’avec Herwegh. La république de Zurich était alors gouvernée par le conseiller d’Etat Bluntschli, chef du parti conservateur ; son journal “Der Schweizerische Beobachter” soutenait une violente polémique contre l’organe du parti démocratique, “Der Schweizerische Republikaner”, dont le rédacteur Julius Fröbel était un familier et même un ami de Herwegh. Je n’ose parler non plus de l’objet même de ces polémiques, tout cela est trop malpropre. Ce n’était pas là une polémique purement politique, comme il s’en produit parfois entre partis ennemis, dans d’autres Etats ; y prenaient part des charlatans religieux, des prophètes, des Messies, qui étaient en même temps de nobles chevaliers de la subsistance libre, ou plus simplement des voleurs, et même des prostituées qui se sont trouvées ensuite sur le même banc que M. Bluntschli, comme témoins et comme accusées, dans le procès public qui a terminé cette querelle scandaleuse. Bluntschli et ses amis, les frères Romer, dont l’un se disait le Messie, l’autre son prophète, ont été condamnés et couverts de honte, ainsi que ces dames. Les démocrates triomphaient, bien qu’ils ne soient pas eux-mêmes sortis sans honte de cette honteuse affaire ; et pour se venger, probablement aussi pour obéir aux exigences du gouvernement prussien, Bluntschli a chassé du canton de Zurich Herwegh, qui était complètement innocent.

Quant à moi, je vivais à l’écart de ces cancans, ne voyant que rarement les autres, sauf Herwegh ; je ne connaissais ni M. Bluntschli, ni ses familiers ; je lisais, j’étudiais et je réfléchissais# |7 par quels moyens honnêtes je pourrais arriver à gagner mon pain, car je ne recevais plus d’argent de ma famille. Mais Bluntschli, ayant probablement eu vent de mon intimité avec Herwegh – que ne sait-on pas dans une petite ville ? ou peut-être dans le dessein de flatter le Gouvernement russe, a eu l’idée de me mêler, moi aussi, à ces affaires, et une occasion favorable n’a pas tardé à se présenter dans le fait suivant.

Herwegh, alors réfugié dans le canton d’Argovie, m’envoya, muni d’une lettre de recommandation, le communiste Weitling, tailleur de son métier ; Weitling, se rendant de Lausanne à Zurich et désireux de faire sa connaissance, était allé le voir en passant ; de son côté, Herwegh, sachant mon intérêt pour les questions sociales, me le recommandait. Je fus heureux de saisir cette occasion qui allait me permettre, par un contact personnel, de faire plus ample connaissance avec le communisme, lequel commençait alors à attirer l’attention générale. Weitling me plut ; c’est un homme sans culture intellectuelle, mais je trouvai en lui une intelligence innée, un esprit mobile, beaucoup d’énergie, mais surtout un fanatisme sauvage, une noble et fière croyance en la libération et en l’avenir de la masse réduite en esclavage. D’ailleurs, il ne conserva pas longtemps ces qualités, s’étant dépravé, peu de temps après, dans la société des littérateurs communistes. Mais, au moment de notre première rencontre, il eut toute ma sympathie ; j’étais à tel point dégoûté des fades conversations de ces mesquins professeurs et littérateurs allemands, que je fus tout heureux de rencontrer un homme spontané, simple et sans culture, mais énergique et fervent. Je le priai de venir me voir ; il venait assez fréquemment chez moi m’exposer ses théories et me parlait longuement des communistes français, de la vie des ouvriers en général, de leur travail, de leurs espoirs et de leurs distractions ; il me parlait également des sociétés communistes allemandes, qui venaient de s’organiser. Je combattais ses théories, mais j’écoutais avec une vive curiosité les faits qu’il m’exposait ; mes relations avec Weitling n’allèrent pas plus loin. Je n’eus absolument aucune autre sorte de relations avec lui, non plus qu’avec d’autres communistes, ni à cette époque ni ultérieurement, et quant à moi, je ne fus jamais communiste.

Sire, je m’arrête ici et j’examinerai ce point plus à fond, sachant que j’ai été à maintes reprises accusé auprès du Gouvernement, d’abord par M. Bluntschli, ensuite probablement par d’autres, d’avoir activement travaillé de concert avec les communistes. Je veux, une fois pour toutes, me laver d’accusations injustes ; tant de graves péchés pèsent sur moi, à quoi bon me charger encore de ceux dont je ne suis absolument pas coupable ! J’ai connu par la suite beaucoup de socialistes et de communistes français, allemands, belges et anglais, j’ai lu leurs oeuvres, j’ai étudié leurs théories, mais je n’ai jamais adhéré moi-même à aucune secte, à aucune société, et je me suis tenu absolument à l’écart de leurs entreprises, de leur propagande et de leurs agissements. J’ai suivi avec une attention soutenue le mouvement socialiste, plus spécialement communiste, car je le considérais# |8 comme un résultat naturel, nécessaire et inévitable de l’évolution économique et politique de l’Europe Occidentale ;(1) [1] j’y voyais une force jeune, élémentaire, inconsciente, ayant pour mission ou de faire renaître ou de détruire définitivement les Etats occidentaux. L’ordre social, l’organisation sociale, en Occident, sont pourris et ne tiennent debout que par un effort douloureux ; seul, ce fait permet d’expliquer et cette faiblesse incroyable et cette panique qui se sont emparées, en 1848, de tous les Etats occidentaux, à l’exception de l’Angleterre ; mais cette dernière, dans peu de temps, subira aussi le même sort. Où qu’on tourne ses regards, en Europe Occidentale, on ne voit que décrépitude, faiblesse, absence de foi et dépravation, dépravation due à cette absence de foi, à commencer par le plus haut degré de l’échelle sociale ; aucune des classes privilégiées n’a foi ni dans sa mission personnelle ni dans ses droits ; tous jouent la comédie les uns devant les autres et il n’y a personne qui ait confiance ni en autrui ni en soi-même ; les privilèges, les classes et les pouvoirs établis se maintiennent à peine, par l’égoïsme et par l’habitude, lesquels constituent de bien faibles digues contre la tempête qui s’aproche ! La culture s’est identifiée avec la dépravation de l’esprit et du coeur, avec l’impuissance ! Et dans cette pourriture générale, il n’y a que le peuple grossier et inculte, appelé “populace”, qui ait conservé en soi de la fraîcheur et de la force, ceci d’ailleurs moins en Allemagne qu’en France. En outre, tous les arguments et toutes les considérations qui ont servi d’abord à l’aristocratie contre la monarchie et ensuite au tiers-état contre la monarchie et contre l’aristocratie, servent aujourd’hui – et avec plus de force peut-être aux masses populaires contre la monarchie, l’aristocratie et la bourgeoisie. Voilà en quoi consistent, à mon avis, l’essence et la force du communisme, sans parler de la pauvreté grandissante de la classe ouvrière, résultat naturel de l’augmentation du nombre des prolétaires, augmentation qui, à son tour, est intimement liée au développement de l’industrie telle qu’on la rencontre en Occident. Le communisme est venu et il vient d’en haut, pour le moins autant que d’en bas ; en bas, dans les masses du peuple, il croit et vit comme un besoin vague, mais énergique, comme un instinct d’élévation ; dans les classes élevées, comme dépravation, égoïsme, instinct d’un malheur menaçant et mérité, crainte vague et impuissante produite par la décrépitude et par le remords d’une conscience chargée ; et cette crainte, ces vociférations contre le communisme ont peut-être plus fortement contribué à le répandre que la propagande des communistes eux-mêmes.(1) [2] Il me semble que ce communisme vague, invisible, insaisissable, ubiquitaire, qui, sous une forme ou sous une autre, est vivant dans tous les êtres sans exception, présente mille fois plus de dangers que le communisme défini et# |9 systématisé, uniquement prêché dans quelques sociétés communistes organisées, déclarées ou secrètes. En 1848, leur impuissance s’est nettement manifestée en Angleterre, en France, en Belgique et plus spécialement en Allemagne ; et rien n’est plus facile que de démontrer l’absurdité, les contradictions et l’impossibilité de chacune des théories sociales actuellement connues, de telle sotte qu’aucune d’entre elles ne saurait être réalisée, fût-ce pendant trois jours.

Je m’excuse, Sire, de ce bref raisonnement ; mais mes péchés sont si intimement liés à mes idées coupables que je ne peux confesser les uns sans mentionner les autres. Je devais démontrer pourquoi je n’ai pu appartenir à aucune secte socialiste ou communiste, comme on m’en a injustement accusé. Tout en comprenant la cause de l’existence de ces sectes, je n’en aimais pas les théories ; n’adhérant pas à ces dernières, je ne pouvais devenir un organe de leur propagande, et enfin j’appréciais trop mon indépendance pour consentir à me faire l’esclave et l’arme aveugle d’une société secrète quelconque, sans parler d’une société dont je ne pouvais partager les opinions. A cette époque, c’est-à-dire en 1843, le communisme ne comprenait, en Suisse, qu’un très petit nombre d’ouvriers allemands. A Lausanne et à Genève leur existence officielle prenait la forme de sociétés de chant, de lecture et de vie en commun ; à Zurich, les communistes comptaient cinq à six tailleurs et cordonniers. Parmi les Suisses, il n’y avait pas de communistes ; la nature des Suisses est contraire à tout communisme, et le communisme allemand en était encore à ses débuts. Mais pour se donner de l’importance aux yeux des Gouvernements européens, et en partie dans le vain espoir de compromettre les radicaux zurichois, Bluntschli construisit de toutes pièces un fantaisiste épouvantail. Comme il l’a lui-même avoué, il savait l’arrivée de Weitling à Zurich ; il a toléré sa présence pendant deux ou trois mois, l’a fait arrêter ensuite dans l’espoir de découvrir parmi ses papiers assez de documents importants pour compromettre les radicaux zurichois, mais il n’a rien trouvé, sauf une sotte correspondance et des ragots(1) [3] – et contre moi deux ou trois lettres de Weitling contenant quelques mots insignifiants sur ma personne ; dans l’une de ces lettres, il annonçait à un sien ami qu’il avait fait la connaissance d’un Russe, et mentionnait mon nom de famille ; dans une autre lettre il m’appelle “le Russe” en ajoutant : “le Russe est un bon garçon” ou “un type merveilleux”, et autres expressions du même genre. Telle était la base des accusations portées contre moi par M. Bluntschli ; il ne pouvait y en avoir d’autre, car mes rapports avec Weitling se sont bornés, de mon côté, à de la curiosité, et du sien, au plaisir de faire des racontars ; et je ne connaissais, à Zurich, d’autre communiste# |10 que Weitling. Mais ayant appris – j’ignore si cette rumeur était ou non fondée – que Bluntschli avait même l’intention de me faire arrêter, j’en redoutai les conséquences et quittai Zurich. J’habitai pendant quelques mois la petite ville de Nion, au bord du lac Léman, dans un isolement et dans un dénuement complet ; ensuite je vécus à Berne, où, en janvier ou février 1844, par l’intermédiaire de M. Struve, secrétaire de l’Ambassade, j’appris que cette dernière avait reçu une dénonciation de Bluntschli à mon sujet et en avait fait un rapport à Pétersbourg, d’où elle attendait des ordres. Dans cette dénonciation, à ce que m’a dit M. Struve, Bluntschli, non content de m’accuser de communisme, affirmait encore, et faussement, que j’avais publié ou étais sur le point de publier un livre sur la Russie et la Pologne, livre dirigé contre le Gouvernement russe. Pour m’accuser de communisme, il existait une ombre de vraisemblance : mes rapports avec Weitling ; mais l’autre accusation était absolument dépourvue de tout fondement et me démontra clairement toute la méchanceté des intentions de Bluntschli ; car non seulement je n’avais alors aucune intention d’écrire ou de publier quoi que ce fût sur la Russie, mais encore je m’efforçais même de n’y pas penser, car le souvenir m’en était pénible ; tout mon esprit était concentré sur l’Europe Occidentale. Quant à la Pologne, je puis affirmer que je ne me souvenais même pas, alors, de son existence ; à Berlin j’avais évité de faire la connaissance des polonais et je n’en avais rencontré que quelques-uns à l’université ; à Dresde et en Suisse, je n’en avais pas vu un seul.

Jusqu’en 1844, Sire, mes péchés ont été des péchés “intérieurs”, intellectuels et non réels ; je n’avais pas mordu qu’à un seul fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, j’en avais mangé un nombre considérable – énorme péché, principe et source de tous mes crimes ultérieurs, mais qui ne prenait pas encore, à cette époque, la forme d’une action ou d’une intention quelconque. D’après mes idées et la direction de mon esprit, j’étais un démocrate absolu et effréné, mais dans la vie, j’étais sans expérience, à peu près aussi innocent qu’un enfant. C’est en refusant de me rendre en Russie sur l’ordre du Gouvernement que j’ai commis mon premier crime positif.

A la suite de cet acte, je quittai la Suisse et me rendis en Belgique, en compagnie de mon ami Reichel. Je voudrais dire quelques mots de lui, son nom étant mentionné assez fréquemment dans les pièces d’accusation : Adolphe Reichel, sujet prussien, pianiste et compositeur, est éloigné de toute politique et s’il en a jamais entendu parler, ce n’est que par moi. Ayant fait sa connaissance à Dresde et l’ayant retrouvé plus tard en Suisse, je me liai d’amitié avec lui et devins son intime ; il a toujours été mon véritable et unique ami ; jusqu’en 1848, je ne me suis pas séparé de lui et vécus parfois à ses frais. Quand je fus obligé de quitter la Suisse, il ne voulut pas m’abandonner et il# |11 m’accompagna en Belgique.

A Bruxelles, je fis la connaissance de Lelewel. Là, pour la première fois, mon esprit s’est tourné vers la Russie et la Pologne ; étant alors absolument démocrate, je me mis à les considérer à mon point de vue démocratique, encore que d’une façon très vague et peu nette : sorti d’un long sommeil, mon sentiment national, par suite des conflits survenus avec la nation polonaise, s’est heurté à mes raisonnements démocratiques. Je voyais souvent Lelewel, le questionnais beaucoup sur la révolution polonaise, sur leurs intentions, leurs projets en cas de victoire, leurs espoirs concernant l’avenir – et j’ai discuté maintes fois avec lui, spécialement des questions concernant la petite Russie et la Russie Blanche ; celles-ci, d’après eux, devaient appartenir à la Pologne ; à mon avis cependant, elles devaient l’une et l’autre, et surtout la petite Russie, haïr dans les Polonais leurs anciens oppresseurs. D’ailleurs, de tous les Polonais qui habitaient alors Bruxelles, je ne connaissais et ne voyais que le seul Lelewel et, même avec lui, malgré de fréquentes rencontres, mes relations se sont bornées à une simple connaissance. Je traduisis en russe, il est vrai, le “Manifeste aux Russes”, pour lequel il a été chassé de Paris ; mais ce fait demeura sans conséquences, cette traduction étant restée inédite dans mes papiers.

Après un séjour de quelques mois à Bruxelles, je me rendis, avec Reichel, à Paris, dont j’attendais, comme antérieurement de Berlin et plus tard de la Suisse, le salut et la lumière. C’était en juillet 1844.

Paris agit d’abord sur moi comme un seau d’eau froide sur un fou ; nulle part ailleurs je ne me suis senti à tel point isolé, étranger et, passez-moi, Sire, cette dernière expression, désorienté comme à Paris. La société que je fréquentais se composait tout d’abord, presque exclusivement, de démocrates allemands réfugiés ou venus librement d’Allemagne dans l’intention de fonder un journal franco-allemand ayant pour but de mettre d’accord et de relier entre eux les intérêts spirituels et politiques des deux nations. Mais les littérateurs allemands ne pouvant se passer, dans leurs relations, de potins, de querelles et de disputes, toute cette entreprise annoncée à grand bruit est tombée à l’eau ; elle aboutit à un hebdomadaire piteux et lâche, le “Vorwärts”, qui, lui non plus, n’a pas fait de vieux os, puisqu’il s’est noyé dans sa propre boue ; après quoi, on a chassé de paris les Allemands eux-mêmes – à mon grand soulagement.

C’est à cette époque, c’est-à-dire à la fin de l’automne 1844, que j’eus pour la première fois connaissance du jugement qui me condamnait, ainsi que Ivan Golovin, à la privation de mes titres de noblesse# |12 et aux travaux forcés. Je ne l’appris pas officiellement, mais par l’intermédiaire d’une de mes connaissances, à ce qu’il me semble par Golovin lui-même ; ce dernier publia à cette occasion, dans la “Gazette des Tribunaux”, un article sur les prétendus droits de l’aristocratie russe soi-disant outragés et foulés aux pieds dans nos personnes ; en guise de réponse et de réfutation, je publiai un autre article, dans un journal démocratique, la “Réforme”, sous forme d’une lettre adressée au directeur. Cette lettre, le premier texte que j’aie publié sur la Russie, constitue mon second crime positif. Elle a paru à la fin de 1844, – j’ai oublié le mois – dans le journal la “Réforme”, signée de mon nom et se trouve sans doute entre les mains du Gouvernement, parmi les pièces d’accusation.

Après mon départ de Bruxelles et jusqu’à cette époque, je n’ai pas vu de polonais, pas un seul. Mon article de la “Réforme” fut l’occasion de nouvelles relations avec certains d’entre eux. Tout d’abord, le prince Adam Czartoryski m’invita chez lui par l’intermédiaire d’un de ses affiliés ; je suis allé une fois chez lui et, depuis, ne l’ai plus revu. Ensuite j’ai reçu de Londres une lettre de félicitation et pleine de compliments, adressée par des démocrates polonais qui m’invitaient à participer à la fête commémorative qu’ils célébraient chaque année en souvenir de Ryleev, Pestel’, etc. Je leur répondis aussi par des compliments, en les remerciant de leur fraternel souvenir, mais je n’allai pas à Londres, n’ayant pas encore fixé dans mon esprit l’attitude que je devais prendre – Russe malgré tout, encore que démocrate – vis-à-vis de l’émigration polonaise et du public occidental en général ; et puis je redoutais les phrases et les démonstrations creuses, inutiles et sonores, dont je n’ai jamais été friand. C’est ainsi que se terminèrent, pour cette fois, mes relations avec les Polonais, et jusqu’au printemps de 1846 je n’en ai vu aucun, sauf Aloïs Bierjatski (qui avait été ministre des finances pendant la Révolution polonaise), vieillard vénérable et plein de bonté dont je fis la connaissance chez Nikolaj Ivanovi… Turgenev et qui, à l’écart de tous les partis politiques de l’émigration, s’occupait exclusivement de son école polonaise. Je voyais aussi, de temps à autre, Mickiewicz que je vénérais, dans son passé, comme grand poète slave, mais en qui je plaignais, dans le présent, l’apôtre à demi trompé et à demi trompeur d’une nouvelle religion absurde et d’un nouveau Messie. Mickiewicz s’efforça de me convertir car, d’après sa conviction, il suffisait qu’un Polonais, un Russe, un Tchèque, un Français et un Juif consentissent à vivre et à agir ensemble selon les idées de Towianski, pour changer la face du monde et sauver l’univers ; il avait des Polonais et des Tchèques en suffisance, il avait aussi des Juifs et des Français ;# |13 il ne lui manquait qu’un Russe ; il tâcha donc de m’enrôler, mais il ne put y réussir.

Parmi les Français, mes connaissances furent les suivantes : du parti constitutionnel : Chambolle Rédacteur du Siècle, Merruceau Gérant du Constitutionnel, Emile Girardin Rédacteur de la Presse, Durieux Rédacteur du Courier Français, Léon Faucher, Fréderic Bastiat et Wolowsky Economistes, et d’autres encore. Du parti des républicains politiques : Béranger, Lamenais, François, Etienne et Emanuel Arago, Marast et Bastide Rédacteurs du National ; du parti démocratique : feu Cavagnac, le frère du général, Flocon et Louis Blanc Rédacteurs de la Réforme, Victor Considerant Fouriériste et Rédacteur de la Démocratie Pacifique, Pascal Duprat Rédacteur de la Revue Indépendante, Félix Piat, Victor Schölcher le négrophile, Michelet et Quinet professeurs, Proudhon utopiste, qui n’en est pas moins, sans aucun doute, un des Français les plus remarquables de notre temps, enfin George Sand et quelques autres personnalités moins connues. Je voyais plus fréquemment les uns, les autres plus rarement, sans entretenir de relations intimes avec personne. A maintes reprises, dans la toute première période de mon séjour à paris, j’allai voir les ouvriers français, les sociétés communistes et socialistes, sans avoir d’ailleurs d’autre motif ni d’autre but que de satisfaire ma curiosité. Mais je cessai bientôt d’y aller, d’abord pour ne pas attirer sur moi l’attention du Gouvernement français et m’exposer à encourir de vaines vexations, mais surtout parce que je ne voyais aucune utilité pour moi dans la fréquentation de ces sociétés. Je fréquentais surtout – sans parler de Reichel dont je ne me séparais pas – mon vieux camarade Herwegh, qui s’était aussi réfugié à Paris et qui s’occupait alors, presque exclusivement, de sciences naturelles ; ensuite Nikolaj Ivanovi… Turgenev ; ce dernier mène une vie recluse, à l’écart de tout mouvement politique et, on peut le dire, de toute société ; d’ailleurs, d’après ce que j’ai pu voir, il n’a pas de plus ardent désir que de se voir pardonner un jour et de pouvoir rentrer en Russie, afin de passer ses dernières années dans une patrie dont il parle avec amour et parfois même avec des larmes. C’est chez Turgenev qu’il m’est arrivé de rencontrer de temps à autre le comte Mammiani, cet Italien qui est ensuite devenu, à Rome, ministre du pape, et le général napolitain Pépé.

Je voyais aussi, parfois, des Russes de passage à paris. Mais, Sire, je Vous en supplie, ne me demandez pas leurs noms. Je Vous assure seulement, – rappelez-Vous, Sire, comme je Vous l’ai juré au début de ma lettre, – qu’aucun mensonge, ni même un millième de mensonge ne viendra profaner la pureté de cette confession issue du coeur ; or, maintenant aussi, je Vous jure que je n’ai eu de relations politiques avec aucun Russe, ni alors, ni plus tard, et qu’aucun lien politique, fût-ce le plus léger, ne m’a jamais rattaché à aucun d’entre eux, soit directement, soit par un tiers, soit par correspondance. Nous vivions, ces Russes venus de passage à paris et moi-même, dans des sphères différentes ; eux, ils vivaient richement,# |14 gaiement, se donnant entre eux des festins, des dîners et des soupers, faisant bombance, allant au spectacle et au bal avec des grisettes, des lorettes, – genre de vie peu conforme à mes goûts et moins encore à mes moyens. Quant à moi, je vivais dans la pauvreté, soutenant une lutte douloureuse avec les circonstances et avec mes besoins intérieurs, jamais satisfaits, de mouvement et d’action, et je ne partageais avec eux ni leurs amusements, ni mon travail ou mes occupations. Je ne dis pas que je n’aie jamais tâché – plus précisément à partir de 1846 – de convertir quelques-uns de ces Russes à mes idées et à ce que j’appelais alors une bonne action ; mais aucune de mes tentatives ne fut couronnée de succès : ils m’écoutaient en souriant, me traitaient d’original, de telle sorte qu’après quelques vains efforts, je renonçai à leur conversion. L’unique faute commise par quelques-uns d’entre eux fut, quand ils constataient mon dénuement, de me venir parfois en aide, d’ailleurs.

Généralement je passais mes journées à la maison, m’occupant de traductions de l’allemand, pour subvenir à mes besoins, et, en partie, de sciences : histoire, statistique, économie politique, systèmes sociaux et économiques, politique spéculative, c’est-à-dire sans aucune application à la réalité, et aussi un peu de mathématiques et de sciences naturelles. Ici je me sens obligé de faire une remarque à mon honneur : des libraires parisiens et aussi des libraires allemands s’efforcèrent à maintes reprises, par l’appât de conditions favorables, de me persuader d’écrire sur la Russie ; mais j’ai toujours refusé, ne voulant pas faire de la Russie l’objet d’une transaction commerciale ; je n’ai jamais écrit sur la Russie pour de l’argent, et toujours à mon corps défendant, je pourrais dire à contre-coeur, pour ainsi dire contre ma volonté et toujours sous mon propre nom. Sauf l’article paru dans la “Réforme” et dont j’ai parlé plus haut, sauf plus tard un autre article dans le “Constitutionnel”, et ce malheureux discours qui m’a fait chasser de paris, je n’ai jamais publié un seul mot sur la Russie. Je ne parle pas ici de ce que j’ai écrit après février 1848, période où je me trouvai engagé dans une activité politique définie. D’ailleurs, même alors, mes publications se bornèrent à deux proclamations et à quelques articles dans les journaux. La vie, à Paris, m’a été dure, très dure, Sire ! Non point tant à cause de la misère, que je supportais avec indifférence, mais parce que m’étant réveillé enfin du délire de la jeunesse et de mes espoirs fantastiques, je me suis trouvé tout d’un coup au milieu d’un pays étranger, dans une atmosphère morale sans chaleur, dépourvu de famille, de parents, sans champ d’action, sans occupations et sans le moindre espoir en un avenir meilleur. M’étant détaché de la patrie, m’étant interdit à la légère toute possibilité de retour, je n’ai pu devenir ni Allemand, ni Français : bien au contraire, plus je restais à l’étranger, plus profondément je sentais que je suis Russe et que, jamais, je ne cesserai de l’être. Mais le retour à la vie russe ne m’était plus possible autrement que par la voie criminelle# |15 de la révolution, dans laquelle j’avais alors peu de foi, et même, plus tard et pour le dire franchement, je n’y croyais que par un effort surnaturel et douloureux, en étouffant de force la voix intérieure qui me chuchotait toute l’absurdité de mes espoirs et de mes entreprises. A certains j ours, il m’arrivait de me sentir à tel point déprimé que, le soir, je me suis arrêté bien souvent sur le pont qu’il me fallait généralement traverser pour me rendre chez moi, me demandant si je ne ferais pas mieux de me jeter dans la Seine afin d’y noyer une existence sans utilité et sans joie.

De plus, l’univers entier était alors plongé dans une léthargie profonde. Après la brève agitation qui avait suivi, en Allemagne, l’avènement au trône de Prusse du roi actuel, après le mouvement éphémère suscité dans toute l’Europe, quelques mois plus tard, sous le court ministère de Thiers, par la question d’Orient, l’univers semblait s’être endormi d’un sommeil si profond que personne, même chez les démocrates les plus exaltés, ne pouvait croire à son prochain réveil. Nul ne prévoyait alors que ce silence était le calme avant la tempête ; comme on le sait, les Français remettaient la réalisation de tous leurs espoirs à la mort du Roi Louis-Philippe. Marast, il est vrai, me dit un jour, vers la fin de 1844 : “la révolution est imminente, mais on ne peut jamais prédire quand et comment se fera une révolution française ; la France est comme ce chaudron à vapeur, toujours prêt á éclater et dont nul ne sait prévoir l’explosion.” Mais Marrast lui-même, ses amis et en général tous les démocrates étaient alors fort abattus et se sentaient en proie à une tristesse sans borne. Le parti conservateur, par contre, triomphait et se flattait d’une vie éternelle. Quant au public, pour tuer le temps, il s’occupait de divers scandales survenus autour des élections et des jésuites, ou bien encore du mouvement des free-traders anglais.

Au milieu de l’année 1845, après une longue période de calme, ceux du moins qui avaient suivi l’évolution des choses allemandes virent apparaître de premières faibles ondes à la surface de l’océan politique : deux nouvelles sectes religieuses s’étaient formées en Allemagne, les “Licht-freunde” (amis de la lumière) et les “catholiques allemands”. En France, les uns se moquaient de ces sectes, tandis que d’autres, à juste titre selon moi, les considéraient comme un signe des temps, comme le présage d’une époque nouvelle. Ces sectes, sans aucune valeur en elles-mêmes, avaient cependant leur importance du fait qu’elles se trouvaient traduire en langage religieux, c’est-à-dire populaire, les conceptions et les exigences de l’époque. Elles ne pouvaient exercer une grande influence sur les classes cultivées, mais par contre, elles exaltaient l’imagination des masses, qui ont généralement une tendance plus prononcée au fanatisme religieux. En outre, le “catholicisme allemand” avait été inventé et lancé dans un but purement politique, par le parti démocratique de la Silésie prussienne ; il se montrait plus actif que sa soeur aînée,# |16 la secte protestante, laquelle, à son tour, avait plus d’honnêteté ; si, parmi les apôtres et prédicateurs de ce “catholicisme”, il y avait assez de louches charlatans, il n’en comptait pas moins un assez grand nombre d’hommes de talent, et l’on peut dire que, sous les espèces de sa communion collective, pour ainsi dire renouvelée du temps de l’église primitive, le “catholicisme allemand” prêchait ouvertement le communisme.

Mais tout l’intérêt suscité par l’apparition de ces deux sectes s’évanouit bientôt au bruit que le roi Frédéric-Guillaume IV avait octroyé une constitution à ses Etats. L’Allemagne s’émut à nouveau et la France, pour la première fois, sembla sortir de son profond sommeil. peu de temps après, comme se succèdent les coups de tonnerre, on vit d’abord le mouvement polonais, puis les événements de Suisse et d’Italie et enfin la révolution de 1848. Je m’étendrai sur l’insurrection polonaise, car elle constitue une époque de ma propre vie.

Jusqu’en 1846, je m’étais tenu à l’écart de toutes les entreprises politiques. Je ne connaissais pas les démocrates polonais ; les Allemands, à cette époque, ne tentaient encore, à ce qu’il me semble, absolument aucune action ; les Français que je connaissais ne m’en parlaient point. Liés, depuis longtemps et très intimement, avec les démocrates de Pologne, ils étaient, sans aucun doute, au courant des préparatifs de l’insurrection polonaise, mais les Français savent garder un secret et comme mes relations avec eux se bornaient à des rapports superficiels, je n’avais rien pu savoir par leur intermédiaire ; de sorte que les projets posnaniens, les tentatives faites dans le royaume de Pologne, l’insurrection de Cracovie et les événements de Galicie me surprirent au moins autant que tout le monde ; l’impression produite à Paris par ces événements fut inimaginable : pendant deux ou trois jours toute la population vécut dans la rue ; les gens se parlaient sans se connaître, tous exigeaient, tous attendaient, avec une impatience fiévreuse, des nouvelles de pologne. Ce réveil subit, ce mouvement général des esprits et des passions s’empara également de moi, j’eus l’impression de me réveiller à mon tour, et je me décidai à sortir, coûte que coûte, de mon inaction et à prendre une part active aux événements qui se préparaient.

Je dus, à cet effet, rappeler ma personne à l’attention des Polonais, qui m’avaient déjà oublié, et dans cette intention, je publiai un article sur les Polonais et sur les Uniates de la Russie Blanche, dont tous les journaux d’Occident s’occupaient alors. Cet article, paru dans le “Constitutionnel” au début du printemps de 1846, se trouve sans doute entre les mains du Gouvernement. Quand je le remis au gérant du “Constitutionnel”, Merruceau, il me dit : “qu’on mette le feu aux# |17 quatre coins du monde pourvu que nous sortions de cet état honteux et insupportable !” Je lui ai rappelé ces paroles en février 1848, mais à cette époque, il s’en repentait déjà, effrayé qu’il était, comme tous les autres libéraux de l’opposition dynastique, de la révolution, horrible à la fois et bizarre, qu’ils avaient provoquée.

Jusqu’en 1846, mes péchés ne furent pas des péchés volontaires, ils provenaient plutôt de mon étourderie et de mon caractère demeuré pour ainsi dire encore adolescent, car si le nombre des années faisait de moi un adulte, je suis resté, longtemps encore, un adolescent dépourvu d’expérience. Mais, à partir de cette date, j’ai commencé à pécher consciemment, intentionnellement et dans un but plus ou moins défini. Sire, je ne tâcherai point d’excuser mes crimes impardonnables, ni de Vous parler d’un tardif remords ; le repentir dans ma situation est aussi vain que celui du pécheur après sa mort,j’exposerai uniquement les faits, sans en dissimuler ni en amoindrir aucun.

Peu après la publication de l’article auparavant mentionné, je me rendis à Versailles, sans y avoir été appelé, mais spontanément, dans l’intention de connaître les membres de la Centrale du parti démocratique polonais, en vue d’une action commune et de me concerter avec eux. Mon intention était de leur proposer d’agir dans leur sens sur les Russes du Royaume de pologne, sur ceux de Lithuanie et de Podolie, car je supposais qu’ils entretenaient dans ces provinces suffisamment de relations pour y développer une propagande active. Mais le but que je me proposais, c’était la révolution russe et la république fédérative de tous les Etats slaves, – fédérative, d’ailleurs au seul point de vue administratif, mais centralisée au point de vue politique.

Ma tentative n’eut point de succès. Je vis, à plusieurs reprises, les démocrates polonais, mais ne parvins pas à m’entendre avec eux. D’abord en raison de la discordance de nos conceptions et de nos sentiments nationaux ; ils me paraissaient bornés, mesquins, exclusifs, ne voyant rien d’autre au monde que la Pologne, incapables de comprendre les changements survenus en pologne même depuis l’assujettissement complet de ce pays ; eux, d’autre part, se méfiaient de moi et ne se promettaient probablement pas grand-chose de ma collaboration. De sorte qu’après quelques entrevues infructueuses, nous avons cessé complètement de nous voir, et cette tentative, bien que criminelle dans son but, n’a pu aboutir alors à un résultat criminel quelconque.

Depuis l’été de 1846 jusqu’au mois de novembre 1847, je restai à nouveau dans une complète# |18 inaction, m’occupant de sciences, comme par le passé, suivant avec une attention fébrile l’agitation grandissante de l’Europe, brûlant d’y prendre une part active, mais sans rien entreprendre de positif. Je ne voyais plus les démocrates polonais, mais je rencontrais beaucoup de jeunes Polonais émigrés en 1846 et par la suite devenus presque tous des mystiques à la façon de Mickiewicz. Au mois de novembre, j’étais malade et je gardais la chambre, la tête rasée, lorsque deux de ces jeunes gens vinrent me voir pour me proposer de faire un discours à l’occasion de l’anniversaire célébré par les Polonais et par les Français, en mémoire de la révolution de 1831. J’acceptai cette offre avec joie, je me commandai une perruque, et, ayant préparé mon discours en trois jours, je le prononçai dans une réunion, devant un nombreux public, le 17/29 novembre 1847. Sire, Vous connaissez peut-être cette malheureuse allocution qui marque le début de mes tristes et criminelles aventures. C’est à la suite de ce discours que, sur une réclamation de l’Ambassade russe, je fus exilé de paris et que je me suis réfugié à Bruxelles.

Là, Lelewel me prépara un nouveau triomphe : je prononçai un second discours, qui aurait été publié si la révolution de février ne m’en avait empêché. Dans ce discours, qui formait comme la suite et le développement du premier, je parlais longuement de la Russie, de son passé, de l’ancienne animosité et de la lutte entre la Russie et la pologne ; j’y parlais également du grand avenir des Slaves, de leur mission consistant à renouveler le monde occidental pourri ; puis, après avoir donné un aperçu d’ensemble sur la situation de l’Europe et prédit une révolution européenne imminente, un effroyable cataclysme et, plus particulièrement, la destruction inévitable de l’Empire d’Autriche, je terminais par ces mots : “préparons nous et quand l’heure aura sonné, que chacun de nous fasse son devoir.” – D’ailleurs, même à ce moment et malgré mon très vif désir de me rapprocher des Polonais, je ne parvins à me lier intimement avec aucun d’entre eux, toutes nos relations se sont bornées à des compliments réciproques et à des phrases de sympathie. Nos natures, nos conceptions, nos goûts étaient trop contradictoires pour qu’une union réelle pût être réalisée entre nous. Au reste, à ce moment même, les polonais conçurent à mon endroit plus de méfiance que jamais ; à ma surprise et à ma grande affliction, pour la première fois le bruit s était répandu que j’étais un agent provocateur du Gouvernement russe. J’ai su, plus tard, par les Polonais, que l’Ambassade Russe, interrogée sur mon compte par le ministre Guizot, avait répondu : “C’est un homme qui ne manque pas de talent, nous l’employons, mais aujourd’hui il est allé trop loin”, et que Guizot avait transmis cette réponse au comte Czartoryski ; j’ai su également que le ministre Duchâtel avait écrit à mon sujet au Gouvernement belge, affirmant que je n’étais point un émigré politique, mais un simple voleur ayant subtilisé une grosse somme en Russie, puis que j’avais pris la fuite et que j’avais été condamné aux travaux# |19 forcés, à la suite de ce vol et de cette évasion. Ce bruit, de toute façon, de même que les autres raisons rapportées plus haut, rendirent impossible toute intimité entre les polonais et moi.

A Bruxelles, je fus introduit dans la société formée par les communistes et les radicaux belges et allemands unifiés. Ils étaient en relation avec les chartistes anglais et avec les démocrates français. Cette société, d’ailleurs, n’était pas clandestine, elle avait des séances publiques ; il y avait aussi, probablement, des séances secrètes, mais je n’y ai pas pris part ; et même je n’ai assisté que deux fois à ces séances publiques, après quoi je cessai de les fréquenter, les manières et le ton m’en ayant déplu. Leurs exigences me parurent également intolérables, de sorte que je m’attirai le mécontentement et même la haine des communistes allemands qui se sont mis, plus que les autres, à pousser des cris au sujet de ma prétendue trahison. Je fréquentais plutôt les cercles aristocratiques ; je fis la connaissance du général Skrzynecki et, par son intermédiaire, du comte Mérodé, ancien ministre, et d’un Français, le comte de Montalembert, gendre de ce dernier. Autrement dit, je me trouvais au centre de la propagande des Jésuites. On s’efforça de me convertir au catholicisme et comme, à côté des Jésuites, il y avait aussi des dames pour s’occuper de mon salut, je m’amusais passablement dans leur société. En même temps j’écrivais pour le “Constitutionnel” des articles sur la Belgique et sur les jésuites belges, sans cesser pour cela de suivre la marche accélérée des événements politiques en Italie et en France.

Enfin, la révolution de février éclata. Dès que j’appris qu’on se battait à Paris, j’empruntai, pour parer à toute éventualité, un passeport à une personne de mes connaissances et je me mis en route pour Paris. Mais le passeport était sans utilité : “La République est proclamée à Paris”, telles furent les premières paroles que nous avons entendues à la frontière. A cette nouvelle, je ressentis comme un frisson ; j’arrivai à pied à Valenciennes, le chemin de fer ayant été détruit ; partout la foule, des cris enthousiastes, des drapeaux rouges dans toutes les rues, sur toutes les places et sur les édifices publics. Je fus obligé de faire un détour, la voie ferrée étant impraticable sur beaucoup de points, et j’arrivai à Paris le 26 février, trois jours après la proclamation de la République. Déjà sur mon chemin, tout m’amusait, mais que Vous dirai-je, Sire, de l’impression que m’a faite Paris. Cette ville énorme, le centre de la culture européenne, était soudain devenue un Caucase sauvage : dans chaque rue, presque partout, des barricades dressées comme des montagnes et s’élevant jusqu’aux toits ; sur ces barricades, entre les pierres et les meubles endommagés, tels des Géorgiens dans leurs gorges, des ouvriers en blouses pittoresques, noirs de poudre et armés jusqu’aux dents ; de gros épiciers au visage abêti par l’épouvante, regardaient peureusement par les fenêtres ; dans les rues, sur les boulevards, pas une seule voiture ; disparus, tous les jeunes et# |20 vieux fats, tous les odieux dandys à lorgnon et à badine et, à leur place, mes nobles ouvriers, masses enthousiastes et triomphantes brandissant des drapeaux rouges, chantant des chansons patriotiques et grisées par leur victoire ! Et au milieu de cette joie sans bornes, de cette ivresse, tous étaient à tel point doux, humains, compatissants, honnêtes, modestes, polis, aimables et spirituels, que chose pareille peut seulement se voir en France, et là encore seulement à Paris. Ensuite, pendant plus d’une semaine, j’habitai avec des ouvriers la caserne de la rue de Tournon, à deux pas du palais du Luxembourg ; cette caserne, auparavant réservée à la garde municipale, était devenue alors, comme beaucoup d’autres, une forteresse républicaine servant de cantonnement à l’armée de Caussidière. J’avais été invité à y demeurer par un démocrate de mes amis qui commandait un détachement de cinq cents ouvriers. J’eus donc ainsi l’occasion de voir les ouvriers et de les étudier du matin au soir. – Sire, je Vous l’assure, jamais et nulle part, dans aucune autre classe sociale, je n’ai trouvé autant de noble abnégation, ni tant d’intégrité vraiment touchante, de délicatesse dans les manières et d’aimable gaîté unie à pareil héroïsme que chez ces simples gens sans culture, qui ont toujours valu et qui vaudront toujours mille fois mieux que leurs chefs ! Ce qui frappe surtout en eux, c’est leur profond instinct de la discipline ; dans leurs casernes, il ne pouvait y avoir ni ordre établi, ni lois, ni contrainte ; mais plût à Dieu que n’importe quel soldat régulier sût obéir avec autant d’exactitude, deviner aussi bien les désirs de ses chefs et maintenir l’ordre aussi strictement que ces hommes libres ; ils demandaient des ordres, ils demandaient des chefs, obéissaient avec minutie, avec passion ; dans leur pénible service, pendant des journées entières, ils enduraient la faim et ils n’en étaient pas moins aimables et toujours gais. Si ces gens, si ces ouvriers français avaient trouvé un chef digne d’eux, capable de les comprendre et de les aimer, ce chef aurait pu accomplir, avec eux, des miracles.

Sire, je ne saurais Vous rendre un compte exact de ce mois passé à Paris, car ce fut un mois de griserie pour l’ âme. Non seulement j’étais comme grisé, mais tous l’étaient : les uns de peur folle, les autres de folle extase, d’espoirs insensés. Je me levais à cinq ou à quatre heures du matin, je me couchais à deux heures, restant sur pied toute la journée, allant à toutes les assemblées, réunions, clubs, cortèges, promenades ou démonstrations ; en un mot, j’aspirais par tous mes sens et par tous mes pores l’ivresse de l’atmosphère révolutionnaire. C’était une fête sans commencement et sans fin ; je voyais tout le monde et je ne voyais personne, car chaque individu se perdait# |21 dans la même foule innombrable et errante ; je parlais à tout le monde sans me rappeler ni mes paroles ni celles des autres, car l’attention était absorbée à chaque pas par des événements et des objets nouveaux, par des nouvelles inattendues. Cette fièvre générale ne se trouvait pas médiocrement entretenue et renforcée par les nouvelles arrivant des autres parties de l’Europe ; on n’entendait que des paroles comme celles-ci : “On se bat à Berlin ; le roi a pris la fuite, après avoir prononcé un discours ! – on s’est battu à Vienne, Metternich s’est enfui, la République y est proclamée ! – Toute l’Allemagne se soulève ; Les Italiens ont triomphé à Milan, à Venise ; les Autrichiens ont subi une honteuse défaite ! – La République y est proclamée ; toute l’Europe devient République. – Vive la République !”

Il semblait que l’univers entier fût renversé ; l’incroyable était devenu habituel, l’impossible possible, et le possible et l’habituel insensés. En un mot, l’état des esprits était tel alors, que si quelqu’un était venu dire : “le bon Dieu vient d’être chassé du Ciel, la république y est proclamée !”, tout le monde l’aurait cru et personne n’en aurait été surpris. Et les démocrates n’étaient pas les seuls à ressentir cet enivrement, bien au contraire : ils furent les premiers à se dégriser, forcés qu’ils étaient de se mettre au travail et de consolider un pouvoir qui leur était échu contre toute attente et comme par miracle. Le parti-conservateur et l’opposition dynastique, devenue en un jour plus conservatrice que les conservateurs eux-mêmes, en un mot tous les hommes de l’ancien régime, croyaient plus que les démocrates à tous les miracles et à toutes les invraisemblances ; ils avaient même cessé de croire que deux et deux font quatre et Thiers lui-même avait déclaré : “il ne nous reste plus qu’une chose, c’est de nous faire oublier”. Ce seul fait explique la promptitude et l’unanimité avec lesquelles toutes les villes de province et toutes les classes, en France, ont reconnu la République.

Mais il est grand temps que je revienne à ma propre histoire. Après deux ou trois semaines de cette ivresse, je me suis quelque peu dégrisé et j’ai commencé à me poser cette question : que vais-je faire maintenant ? Ma mission n’est pas à Paris ni en France ; ma place est à la frontière russe ; l’émigration polonaise s’y rend en ce moment, se préparant à la guerre contre la Russie ; je dois m’y trouver aussi afin d’agir simultanément sur les Russes et sur les Polonais, de manière à ne pas permettre à cette guerre de dégénérer en une guerre de l’Europe contre la Russie, tendant, comme ils l’ont déclaré parfois, à refouler ce peuple barbare dans les déserts de l’Asie. Je dois faire en sorte, pensais-je, que la dite guerre ne devienne pas celle des polonais germanisés contre le peuple russe, mais bien une guerre slave, une guerre des Slaves libres unis contre l’Empereur russe.

Sire, je ne m’étendrai pas sur le caractère criminel et le don-quichottisme de mon entreprise ; si je m’arrête à cette dernière, c’est afin de définir plus clairement ma situation d’alors, mes moyens et mes relations. Je considère une explication détaillée sur ce point comme absolument indispensable, sachant que mon départ de Paris a été l’occasion d’un grand nombre d’accusations mensongères et de soupçons.#

|22Je sais, tout d’abord, que d’aucuns m’ont fait passer pour un agent de Ledru-Rollin. Sire, dans cette confession, je ne Vous ai pas caché un seul de mes péchés et de mes crimes ; j’ai mis à nu devant Vous toute mon âme ; Vous avez vu mes égarements, Vous m’avez vu tomber de folie en folie, d’une erreur dans un péché et d’un péché dans le crime… Mais Vous ne douterez pas de ma parole, Sire, si je Vous dis que malgré toute ma folie, toute la perversité de mes idées et de mes crimes, j’avais quand même conservé trop d’orgueil, d’indépendance, de dignité et enfin d’amour envers ma patrie pour consentir à devenir, vis-à-vis de celle-ci, le méprisable agent, l’instrument aveugle et malpropre d’un homme ou d’un parti quelconque ! Dans mes dépositions, à maintes reprises, j’ai affirmé avoir à peine connu Ledru-Rollin, ne l’avoir vu qu’une seule fois dans ma vie, et c’est à peine si je lui ai adressé une dizaine de paroles insignifiantes ; je le répète encore ici, car telle est la vérité. J’ai connu plus intimement Louis Blanc et Flocon, et je n’ai fait la connaissance d’Albert qu’après mon retour de France. Pendant tout le mois que je passai à Paris, j’ai dîné trois fois chez Louis Blanc et fait à Flocon une visite ; en outre, j’ai dîné plusieurs fois chez Caussidière, le préfet de police révolutionnaire, chez qui j’ai souvent rencontré Albert ; je ne vis pas alors d’autres membres du Gouvernement Provisoire. Un seul fait aurait pu fournir un prétexte à l’accusation mentionnée plus haut, mais ce fait me semble-t-il, est resté ignoré de mes accusateurs :

Ayant décidé de me rendre à la frontière russe et n’ayant point l’argent nécessaire à ce voyage, je tentai longtemps de m’en procurer auprès de mes amis et de mes connaissances, mais n’ayant pu y parvenir, je résolus à contre-coeur de m’adresser aux démocrates du Gouvernement Provisoire ; je rédigeai donc en quatre exemplaires le billet suivant, que j’expédiai à Flocon, Louis Blanc, Albert et Ledru-Rollin : “Exilé par le gouvernement déchu et étant rentré en France après la révolution de février, j’ai actuellement l’intention d’aller à la frontière russe, dans le duché de Posnanie, afin d’agir de concert avec les patriotes polonais ; pour ce faire, j’ai besoin d’argent et prie les membres démocrates du Gouvernement Provisoire de m’allouer deux mille francs, non point comme un don gratuit, que je ne désirerais point et que j’aurais encore moins la prétention d’exiger, mais à titre d’emprunt, leur promettant de rendre cette somme dès que j’en aurai la possibilité”. Au reçu de ce billet, Flocon me demanda de venir le voir et me dit que lui et ses amis du Gouvernement Provisoire consentaient à me prêter cette petite somme et même davantage si je le demandais, mais qu’il devait auparavant en conférer avec la Centrale Polonaise, car étant liés# |23 strictement à cette dernière, ils dépendaient d’elle dans toutes les choses concernant, même de loin, la Pologne. De quelle espèce de “conférence” il s’agissait, je l’ignore, comme j’ignore aussi ce que les démocrates polonais ont dit de moi à Flocon ; je ne sais qu’une chose, c’est que le jour suivant, il m’offrait une somme beaucoup plus grande, que j’ai pris deux mille francs et qu’en me disant adieu il me demanda de lui écrire d’Allemagne et de Pologne pour son journal “La Réforme”. Je lui écrivis deux fois : tout au début, de Cologne, et plus tard, de Köthen à la fin de 1848, en lui envoyant mon “Appel aux Slaves”. En ce qui le concerne, je n’ai jamais reçu de lui aucune lettre ni aucun ordre et je n’ai plus entretenu avec lui de relations directes ni indirectes. Quant à l’argent, je ne le lui ai pas restitué, ayant vécu en Allemagne dans une perpétuelle misère.

On m’accusait en second lieu, ou plutôt – pour une accusation il n’existait pas de faits positifs – on me soupçonnait d’avoir été en liaison secrète, à mon départ de Paris, avec les démocrates polonais, d’agir de concert avec eux, conformément à une mission et d’après un plan combiné d’avance. Ce soupçon était parfaitement naturel, mais également dénué de tout fondement. Il faut distinguer deux choses dans les émigrations : la grande masse qui fait du bruit, et les sociétés secrètes composées de quelques hommes entreprenants dont la main dirige invisiblement la masse, préparant l’action dans des séances secrètes. Je connaissais alors la masse des émigrés polonais et elle me connaissait aussi, elle me connaissait même mieux que je n’aurais pu connaître moi-même chacun des émigrés, car ceux-ci étaient innombrables et moi, je me trouvais être le seul Russe parmi eux ; j’entendais ce qu’ils disaient – leurs gasconnades, leurs rêveries, leurs espoirs – en un mot tout ce que chacun aurait pu entendre pour peu qu’il le voulût ; mais je ne prenais aucune part aux réunions et n’étais pas dans la confidence des secrets des vrais conspirateurs. A ce moment-là, il n’existait à Paris que deux sociétés polonaises sérieuses : la société de Czartoryski et celle des démocrates. Je n’eus jamais aucune relation avec la société de Czartoryski et ne l’ai vu lui-même qu’une seule fois. En 1846, j’avais eu l’intention d’entrer en rapports avec la Centrale démocratique, mais cette tentative ne fut pas couronnée de succès. A Paris, après la révolution de février, je ne rencontrai aucun de ses membres, de telle sorte que j’étais alors beaucoup moins au courant des choses concernant les plans des démocrates polonais que de tout ce qui regardait les démocrates belges, italiens et plus spécialement les entreprises allemandes de l’époque. Parmi les Italiens, je connaissais Mammiani, le général Pépé, qui n’appartenaient à aucune société. Parmi les Belges, je connaissais quelques chefs, j’étais au courant de leurs projets, mais ne me mêlais pas de leurs affaires. Toutefois c’est dans les affaires allemandes que j’étais de beaucoup le plus intimement initié, me trouvant en relations amicales avec Herwegh, qui y prenait une Part très active. J’ai assisté au début de la campagne malheureuse dans le pays de Bade, fus au courant de ses ressources,# |24 ses auxiliaires, de ses armements, des promesses faites par le Gouvernement Provisoire, du nombre d’ouvriers enrôlés dans son régiment, ainsi que de ses relations avec les démocrates badois ; tout cela, je le savais parce que j’étais l’ami de Herwegh, mais sans me lier en aucune manière ni confondre aucunement mes intentions avec les siennes.

Afin de compléter le tableau de ma situation d’alors et de n’y laisser aucune ombre mensongère, il me faut dire quelques mots des Russes. Dire que je les ai connus ne peut les compromettre davantage qu’ils ne se sont compromis eux-mêmes à Paris… Ivan Golovin, Nikolaj Sazonov, Aleksandr Herzen et peut-être encore Nikolaj Ivanovi… Turgenev – tels sont les seuls Russes qu’on puisse, avec quelque raison, soupçonner d’avoir entretenu des relations politiques avec moi. Mais pour ce qui est de Golovin, je ne l’aimais ni le respectais ; j’étais fort réservé avec lui et, après la révolution de février, je ne crois même pas l’avoir rencontré. Nikolaj Sazonov est un homme intelligent, cultivé, doué, mais d’un amour-propre excessif. Tout d’abord il s’était déclaré mon ennemi parce que je ne me laissais pas convaincre de l’indépendance de l’aristocratie russe, dont lui-même se considérait comme le représentant plus ou moins accompli ; par la suite, il s’est mis à m’appeler son ami ; je ne croyais pas à son amitié, mais le voyais assez fréquemment, prenant plaisir à sa conversation intelligente et courtoise. Après mon retour de Belgique, je le rencontrai plusieurs fois chez Herwegh ; il me battait froid, et, ainsi que je l’appris plus tard, c’est lui qui, le premier, avait répandu le bruit de ma prétendue dépendance vis-à-vis de Ledru-Rollin. J’avais beaucoup plus de sympathie pour Herzen. C’est un homme d’une grande bonté, noble, spirituel, brillant, quelque peu bavard et épicurien ; je le vis à Paris pendant l’été de 1847 ; à cette époque, il ne songeait pas encore à émigrer et s’amusait plus que les autres de mes tendances politiques ; lui-même s’occupait de questions et de problèmes de toute sorte, plus particulièrement de littérature. A la fin de l’été de la même année, il partit en Italie et rentra à Paris l’été suivant, deux ou trois mois après mon départ, de sorte que nous ne nous sommes pas retrouvés ; nous ne nous revîmes plus et ne nous sommes jamais écrit. Mais une fois, il m’envoya de l’argent par l’intermédiaire de Reichel. Enfin, en ce qui concerne N.I. Turgenev, je ne peux dire que ceci : plus que jamais, il vivait alors tout à fait à l’écart, et, riche propriétaire et rentier, était passablement effrayé par la révolution. Je ne le vis qu’à la hâte et pour ainsi dire en passant.#

|25En un mot, Sire, j’ai pleinement le droit d’affirmer que ma vie, mes projets et mes actes sont restés en dehors de toute société, sans aucune influence ou impulsion extérieure ; ma folie, mes péchés, mes crimes m’appartenaient et n’appartiennent qu’à moi seul. Je suis un grand coupable, mais jamais je ne me suis abaissé à devenir l’agent de qui que ce soit ou l’esclave des idées d’autrui.

Il existe enfin contre moi une autre accusation, une accusation infâme :

On m’a accusé d’avoir eu l’intention d’attenter à la vie de Votre Majesté Impériale, de concert avec deux Polonais, dont à l’heure actuelle j’ai oublié jusqu’aux noms. Je ne veux pas entrer dans les détails d’une pareille calomnie ; j’en ai parlé d’une façon détaillée dans mes dépositions faites à l’étranger et j’aurais honte de m’étendre plus longuement sur ce sujet. Je ne dirai qu’une chose, Sire : je suis un criminel envers Vous et envers la loi, mais je sais aussi, pertinemment, que mon âme n’a jamais été capable d’un forfait ni d’une lâcheté. Résidant plutôt dans mon imagination que dans mon coeur, mon fanatisme politique avait aussi ses bornes bien définies, et jamais ni Brutus, ni Ravaillac, ni Alibaud n’ont été mes héros. De plus, Sire, il n’y eut jamais dans mon âme le moindre ferment de haine contre Vous. Quand j’étais sous-officier à l’école d’artillerie, comme tous mes camarades je Vous aimais ardemment. A cette époque, lorsque Vous arriviez au camp, ces seules paroles : “L’Empereur arrive” nous plongeaient dans une ineffable extase, et chacun se précipitait à Votre rencontre. En Votre présence, nous ignorions la crainte ; tout au contraire : c’est auprès de Vous et de Votre protection que nous cherchions un refuge contre nos chefs ; jamais ils n’osèrent nous suivre à Alexandrie. C’était, je m’en souviens, à l’époque du choléra ; Vous étiez triste, Sire ; nous Vous entourions en silence ; nous Vous regardions avec une vénération sans borne, et chacun de nous sentait en son âme Votre grande tristesse, bien que nous n’en connussions point les raisons – et qu’il était heureux, celui à qui Vous adressiez la parole ! – Plus tard, beaucoup plus tard, à l’étranger, lorsque j’étais déjà devenu un démocrate forcené, je me suis cru obligé de haïr l’Empereur Nicolas ; mais cette haine résidait dans mon imagination, dans mes idées, elle n’était pas dans mon coeur ; je haïssais un personnage politique abstrait, l’Incarnation du Pouvoir Autocratique en Russie, l’oppresseur de la Pologne, mais non point la Figure Vivante et Majestueuse qui m’était apparue au début de ma vie et qui s’est gravée dans mon jeune coeur. Les impressions de la jeunesse ne s’effacent pas si facilement, Sire ! – Et même au plus fort de mon fanatisme politique, ma folie a conservé certaines mesures ; mes attaques contre Vous ne sont jamais# |26 sorties de la sphère politique ; j’osais Vous appeler despote cruel, dur, impitoyable, j’ai prêché la haine, l’insurrection contre Votre pouvoir, mais jamais je n’ai osé, jamais je n’ai voulu, jamais je n’aurais pu souiller de paroles sacrilèges Votre Personnalité, Sire ; enfin, – comment dire ? les mots me manquent pour exprimer une différence que je sens pourtant profondément – jamais je n’ai parlé ou écrit à la façon d’un lâche laquais injuriant son maître, le calomniant et le blâmant, parce qu’il sait que ce dernier ne l’entend pas ou est trop éloigné pour le toucher de sa canne. Enfin, Sire, même dans les tout derniers temps, en dépit de toutes mes idées démocratiques et comme malgré moi, je ressentais pour Vous un profond respect ! Et je n’étais pas le seul, beaucoup d’autres, des Polonais et des Européens en général convenaient avec moi que parmi toutes les têtes couronnées actuelles, Vous, et Vous seul, Sire, avez gardé la foi dans votre Mission de Tsar. Avec de tels sentiments, avec de telles idées, et quelle que pût être toute ma folie politique, je ne pouvais pas devenir un régicide, et Vous serez convaincu, Sire, que pareille accusation n’est autre chose qu’une infâme calomnie.

Je reviens maintenant à mon récit. Ayant pris l’argent chez Flocon, j’allai chercher un passeport chez Caussidière ; je ne me contentai pas d’un seul passeport, j’en pris deux, à toute éventualité, un à mon nom et l’autre à un nom imaginaire, car je désirais cacher autant que possible ma présence en Allemagne et en Posnanie. Après quoi, ayant dîné chez Herwegh et m’étant chargé de lettres et de commissions pour les démocrates badois, je montai en diligence et me dirigeai vers Strasbourg. Si, dans la voiture, quelqu’un m’avait interrogé sur le but de mon voyage et que j’eusse consenti à répondre, le dialogue suivant se serait déroulé :

“Dans quel but t’en vas-tu ?” – “Je m’en vais conspirer”. – “Contre qui ?” – “Contre l’Empereur Nicolas”. – “De quelle façon ?” “Je l’ignore encore moi-même”. – “Mais où vas-tu maintenant ?” – “En Posnanie”. – “Pourquoi précisément en Posnanie ?” – “Parce que j’ai appris par les Polonais qu’il y a là-bas plus de vie, plus de mouvement et qu’il serait plus facile de Posnanie que de Galicie d’agir sur le royaume de Pologne”. – “De quels moyens disposes-tu ?” – “De deux mille francs”. – “Quelles espérances as-tu concernant tes ressources ?” – “Point d’espoirs déterminés, mais je trouverai peut-être”. – “As-tu des connaissances et des relations en Posnanie ?” – “A l’exclusion de quelques jeunes gens que j’ai rencontrés assez fréquemment à l’Université de Berlin, je n’y connais personne”. – “Comment veux-tu donc, seul et dépourvu de moyens, lutter contre le Tsar russe ?” – “J’ai la révolution de mon côté et j’espère, une fois arrivé en Posnanie, sortir de mon isolement”. – “A l’heure actuelle, les Allemands se tournent contre la Russie, glorifiant les Polonais et se préparant à faire avec eux la guerre à l’empire russe. Tu ne vas pas, Russe, t’allier# |27 à eux ?” – “Que Dieu m’en préserve ! Dès que les Allemands oseront mettre le pied sur la terre slave, je deviendrai leur implacable ennemi ; mais précisément, je vais en Posnanie afin d’empêcher par tous les moyens cette alliance monstrueuse des Polonais et des Allemands contre la Russie”. – “Mais les Polonais ne sont point en mesure de lutter seuls contre les forces russes ?” – “Seuls, non ; mais en s’alliant aux autres Slaves et, plus spécialement, si je parviens à entraîner les Russes du Royaume de Pologne…”. – “Sur quoi fondes-tu tes espoirs ? As-tu des relations avec les Russes ?” – “Pas du tout, mais je mets toute mon espérance dans la propagande et dans le puissant esprit de la révolution, qui, à l’heure qu’il est, s’est emparé du monde entier !”.

Abstraction faite de l’immensité du crime, Vous allez, Sire, trouver bien dérisoire que seul, sans nom célèbre et sans puissance réelle, je sois ainsi parti en guerre contre Vous, le Grand Tsar d’un Grand Empire ! Aujourd’hui je me rends nettement compte de toute ma folie ; j’en rirais moi-même si j’en avais le coeur, et certaine fable d’Ivan Andreevi… Krylov me revient involontairement en mémoire… Mais alors, je ne voyais rien, je ne voulais penser à rien et, comme un insensé, je courais à ma perte certaine. Et s’il est un fait qui, dans une certaine mesure, puisse servir d’excuse, je ne dis pas à la perversité, mais à l’absurdité de mon équipée, c’est que je sortais d’un Paris plongé dans l’ivresse, et que j’étais ivre moi-même, que tout le monde, autour de moi, était comme ivre !

En arrivant à Francfort, au commencement du mois d’avril, j’y trouvai une foule innombrable d’Allemands venus de toute l’Allemagne pour le “Vor-Parlament” ; je fis la connaissance de presque tous les démocrates, remis les lettres et exécutai les commissions de Herwegh, tout en observant ce chaos allemand et en m’efforçant de lui trouver un sens quelconque, de découvrir un germe d’unité dans cette nouvelle tour de Babel. Je restai à Francfort environ une semaine, j’allai à Mayence, Mannheim, Heidelberg, assistai à nombre de réunions populaires armées et non armées ; je fréquentai les clubs allemands, je connus personnellement les chefs les plus importants de l’insurrection badoise, fus au courant de toutes leurs entreprises, mais sans prendre de part active à aucune de ces dernières, tout en sympathisant avec elles et en leur souhaitant le plus grand succès possible ; mais pour tout ce qui me concernait moi-même et mes propres projets, je restai dans un complet isolement, avant comme après. Ensuite, me dirigeant vers Berlin, je passai quelques jours à Cologne, y attendant l’arrivée de mes effets, envoyés de Bruxelles. A mesure que j’approchais du Nord, mon âme se refroidissait de plus en plus : à Cologne, une angoisse indicible s’empara de moi, comme le pressentiment de ma perte prochaine !. Mais rien ne pouvait me retenir. Le lendemain de mon arrivée à Berlin, je fus arrêté ; on me prit d’abord pour Herwegh, puis on me garda sous les verrous pour me punir de posséder deux passeports. D’ailleurs, on ne me retint qu’une journée, après quoi on me relâcha, sur ma promesse de ne pas entrer en Posnanie et de ne pas rester à Berlin, mais de me rendre à Breslau. Le préfet de police, Minutoli, garda le passeport fait à mon nom, mais il me rendit l’autre, établi au nom de Léonard Neglinsky, lequel n’a jamais existé ; et il me donna encore, de son propre mouvement, un autre passeport, au nom de Wolf ou de Hoffmann – je ne me souviens plus – probablement dans la louable intention de ne pas me faire perdre# |28 l’habitude de voyager avec deux passeports. Ainsi, pour ainsi dire sans avoir rien vu d’autre à Berlin qu’un poste de police, je me remis en route et arrivai à Breslau à la fin d’avril ou au début du mois de mai.

Je restai sans interruption à Breslau jusqu’au Congrès Slave, c’est-à-dire jusqu’à la fin de mai, pendant presque un mois. Tout d’abord, je cherchai à lier connaissance avec les démocrates de l’endroit ; puis je me mis à la recherche des Polonais, dans l’intention de m’unir à eux. Le premier point fut chose facile à réaliser, mais le second, par contre, s’avéra non seulement difficile, mais impossible. A cette époque, beaucoup de Polonais de Galicie, de Cracovie, de Posnanie, enfin des émigrés de Paris et de Londres, s’étaient rassemblés à Breslau. Il s’agissait d’une espèce de Congrès Polonais. Ce Congrès, à ce qu’il parait, n’eut pas de résultats bien appréciables ; je n’assistai pas aux réunions, mais j’ai su par ailleurs qu’il avait été l’occasion de beaucoup de bruit, d’une profonde discorde et d’altercations entre les partis et les provinces, à la suite de quoi les Polonais s’en sont allés sans prendre la moindre résolution positive. Ma situation parmi eux fut, dès le début, pénible et bizarre : ils me connaissaient tous, ils étaient tous très gentils envers moi, m’adressaient force compliments, mais je me sentais étranger parmi eux ; et plus leurs paroles étaient douces, plus mon âme se refroidissait et moins nous pouvions nous comprendre les uns les autres. De plus, à cette même époque, pour la seconde fois et plus intensément que la première, le bruit s’était répandu chez eux de ma prétendue trahison ; les émigrés, particulièrement les membres de la société démocratique, étaient ceux qui accordaient le plus de créance à cette calomnie et qui la répandaient le plus activement. Plus tard, beaucoup plus tard, ils s’en excusèrent, rendant responsable de la chose un vieux bavard, le comte Leduchowski, lequel, prévenu par Lamartine, n’aurait rien eu de plus pressé que de prévenir à son tour tous les démocrates polonais. Visiblement, les Polonais me battaient froid, et perdant enfin patience, je commençai à m’éloigner d’eux, de sorte que je n’eus pas de relations avec eux jusqu’au Congrès de Prague ; je n’en ai vu qu’un petit nombre, sans aucune intention politique.

Par contre je fréquentais davantage les Allemands, j’allais souvent dans leur club démocratique et jouissais parmi eux, à cette époque, d’une telle popularité que c’est uniquement grâce à mon influence si mon vieil ami Arnold Ruge a été élu député de Breslau à l’Assemblée Nationale de Francfort. Les Allemands sont bizarres, mais ils sont bons et je suis presque toujours arrivé à m’entendre avec eux, exception faite toutefois des littérateurs communistes. Les Allemands, alors, jouaient à la politique et ils m’y considéraient comme un oracle. Il ne s’agissait pas, chez eux, de conspirations ou de plans sérieux, mais on faisait beaucoup de bruit, on chantait des chansons, on faisait une grande consommation de bière et de vantardises ; tout se faisait et se discutait dans la rue, ostensiblement ; il n’y avait plus ni lois ni autorités, on jouissait d’une liberté pleine et entière et chaque soir, en manière de divertissement, ils s’offraient une petite insurrection. Leurs clubs n’étaient que de simples écoles d’éloquence ou,# |29 plus exactement, de bavardage.

Pendant tout le mois de mai, je restai complètement inactif ; je me morfondais, attendant mon heure. Cet abattement provenait, dans une large mesure, des circonstances politiques de l’heure. L’échec de l’insurrection de Posnanie, quelque honteux qu’il eût été pour l’armée prussienne, l’expulsion de Cracovie des Polonais (émigrés), ensuite leur expulsion de Prusse, le fiasco complet des démocrates badois, la première défaite enfin des démocrates de Paris, tout cela étaient autant de signes manifestes qu’un reflux contre-révolutionnaire venait de commencer. Les Allemands ne le voyaient ni ne le comprenaient, mais quant à moi, j’en pénétrais le sens et, pour la première fois, je commençai à douter du succès. Enfin, on se mit à parler du Congrès Slave ; je résolus d’aller à Prague, dans l’espoir d’y trouver pour l’action mon point d’appui d’Archimède.

Jusqu’à cette époque – exception faite des Polonais et, bien entendu, des Russes – je n’avais pas connu un seul Slave et je n’avais jamais séjourné dans les Etats autrichiens. Je ne connaissais les Slaves que par ouï-dire et par les livres. A Paris, je n’avais pas ignoré l’existence du club fondé par Cyprica Robert, qui a remplacé Mickiewicz à la chaire des littératures slaves ; mais je n’avais pas fréquenté ce club, n’étant point désireux de me mêler à des Slaves dirigés par un Français. Aussi le fait de connaître et d’entrer en intimité avec eux était-il pour moi une expérience nouvelle et j’attendais beaucoup du Congrès de Prague, espérant plus particulièrement de parvenir à vaincre, à l’aide des autres Slaves, ce qu’il y a d’étroitesse dans l’amour-propre national des Polonais.

Si mes espérances n’ont pas été complètement réalisées, elles ne furent cependant pas complètement déçues. Les Slaves, au point de vue politique, sont de vrais enfants, mais j’ai trouvé chez eux une incroyable fraîcheur et incomparablement plus d’intelligence innée et d’énergie que chez les Allemands. Leur façon de s’aborder était touchante, leur ravissement enfantin, mais profond ; on eût dit que les membres d’une même famille, dispersés dans le monde entier par un sort cruel, se trouvaient réunis pour la première fois, après une longue et douloureuse séparation ; ils pleuraient, ils riaient, ils s’embrassaient ; leur joie, leurs larmes, la cordialité de leur accueil étaient sans phrases, sans mensonge, sans solennité affectée ; tout était simPle, sincère, empreint d’un caractère sacré. A Paris, je m’étais laissé entraîner par l’exaltation démocratique, par l’héroïsme de la masse populaire, mais ici, je fus séduit par la sincérité et par la chaleur de ce sentiment slave, ingénu, mais profond. Je sentis en moi battre un coeur slave, à tel point qu’au début j’avais presque oublié toutes les sympathies démocratiques qui me liaient à l’Europe Occidentale. Les Polonais regardaient les autres Slaves du haut de leur importance politique, se tenant quelque peu à l’écart, avec un léger sourire. Mais pour ma part, me mêlant à eux tous, je vivais avec eux et partageais leurs joies de toute mon âme et de tout mon coeur ; aussi m’aimaient-ils, et je jouissais parmi eux d’une confiance presque générale.

Le sentiment prédominant, chez les Slaves, est la haine des Allemands. L’expression énergique, encore que peu courtoise, de “maudit Allemand”, dont la prononciation est la même dans presque tous les dialectes# |30 slaves, produit sur tout Slave un effet incroyable : j’en expérimentai plusieurs fois la puissance et j’ai pu constater que ces mots arrivaient à vaincre les Polonais eux-mêmes. Parfois, injurier les Allemands bien à propos suffisait à faire oublier aux Polonais leur exclusivité polonaise, leur haine contre les Russes et cette politique rusée mais non pas inutile, qui les a fréquemment forcés à rechercher les bonnes grâces des Allemands ; cette haine, en un mot, suffisait à les faire sortir complètement de la gaine étroite, douloureuse et artificiellement glacée où ils se trouvaient vivre malgré eux, par suite de leurs grands malheurs nationaux, et à ranimer enfin leur vivant coeur slave, en les forçant à sentir à l’unisson de leurs frères de race. A Prague, où l’indignation contre les Allemands était sans bornes, je me sentais plus près des Polonais eux-mêmes. La haine des Allemands formait le sujet inépuisable de toutes les conversations ; elle tenait lieu de bonjour entre inconnus : quand deux Slaves se rencontraient, leur première parole était presque toujours dirigée contre les Allemands, comme s’ils voulaient s’assurer par là mutuellement qu’ils étaient l’un et l’autre de vrais et bons Slaves. La haine contre les Allemands est la base première de l’union slave ; cette haine est si intense, si profondément ancrée dans le coeur de tout Slave, que même encore à l’heure actuelle j’ai la conviction, Sire, que tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre, et quelles que soient les conditions politiques en Europe, les Slaves secoueront le joug allemand, et qu’un temps viendra où il n’y aura plus de Slaves prussiens, ni autrichiens, ni turcs.

L’importance du Congrès Slave résidait, à mes yeux, dans le fait qu’il constituait la première rencontre, le premier contact, la première tentative des Slaves pour s’unir et se comprendre. Pour ce qui est du congrès lui-même, il fut, comme tous les autres congrès et assemblées politiques de l’époque, vide d’idées et absurde. Quant aux origines du Congrès Slave, voici ce que j’en sais :

Depuis longtemps existait à Prague un cercle d’études littéraires qui s’était donné pour tâche de conserver, cultiver et développer la littérature tchèque et les moeurs nationales, de même que celles de la nationalité slave en général, opprimée, offensée, méprisée aussi bien par les Allemands que par les Hongrois. Ce cercle entretenait des relations très actives et très suivies avec d’autres cercles analogues de Slovaques, de Croates, de Slovènes et de Serbes, voire, avec les Lusaciens de Saxe et de Prusse, et se trouvait pour ainsi dire à la tête de tout ce mouvement. Palacký, ÒafaÍík, le comte Thun, Hanka, Kolár, Urban, L’udovít Òtúr et quelques autres étaient les chefs de la propagande slave qui, de littéraire à ses débuts, avait peu à peu acquis une importance politique. Le gouvernement autrichien, tout en ne les aimant guère, tolérait ces organisations, qui constituaient, en effet, une opposition contre les Hongrois. Pour en caractériser l’activité, je ne citerai qu’un seul exemple : il y a dix ans# |31 ou quinze ans, personne, à Prague, absolument personne ne parlait tchèque, sauf, peut-être, le bas peuple et les ouvriers ; tout le monde vivait à l’allemande et parlait allemand, chacun avait honte de ses origines tchèques et de la langue nationale ; à l’heure actuelle, au contraire, hommes, femmes, enfants, personne ne veut parler allemand, et les Allemands eux-mêmes, à Prague, ont appris à comprendre le tchèque et à s’exprimer dans cette langue. Je n’ai cité que l’exemple de Prague, mais le même phénomène s’est produit dans toutes les autres petites et grandes villes de Bohême, de Moravie et de Slovaquie ; dans les villages, on n’a jamais cessé de vivre de la vie slave et de parler slave. Vous n’êtes pas sans savoir, Sire, combien profondes et intenses sont les sympathies que les Slaves éprouvent vis-à-vis du puissant Empire russe, dont ils espèrent aide et protection, et à quel point le gouvernement autrichien et tous les Allemands en général craignaient et craignent le panslavisme russe ! Ces dernières années, ce cercle d’études littéraires, inoffensif en apparence, s’était élargi, affermi ; il avait gagné et entraîné toute la jeunesse, jeté des racines dans les masses populaires, et le mouvement littéraire devint tout à coup un mouvement politique ; les Slaves n’attendaient plus que l’occasion propice pour paraître aux yeux du monde.

Cette occasion se présenta en 1848. L’empire d’Autriche fut sur le Point de se décomposer en ses divers éléments incompatibles et mutuellement hostiles, et s’il est parvenu pour un instant à se prolonger, il ne le doit pas à ses forces affaiblies, mais il en est exclusivement redevable, Sire, à Votre secours ! Les Italiens se révoltèrent, puis les Hongrois et les Allemands et, enfin, les Slaves. Le gouvernement autrichien, ou plutôt le gouvernement d’Innsbruck – car il y avait alors plusieurs gouvernements autrichiens, deux au moins : l’un réel, à Innsbruck, l’autre, officiel et constitutionnel, à Vienne, sans parler du troisième, celui de Hongrie, également reconnu officiellement – le gouvernement dynastique d’Innsbruck, dis-je, abandonné de tous et presque entièrement dépourvu de moyens, se mit à chercher son propre salut dans le mouvement national des Slaves.

La première idée de réunir à Prague un Congrès Slave revient aux Tchèques, – à ÒafaÍík, à Palacký et au comte Thun. A Innsbruck, cette idée fut accueillie avec enthousiasme, dans l’espoir que le Congrès Slave servirait de contre-poison au congrès des Allemands réuni à Francfort. Le comte Thun, Palacký, Brauner créèrent alors à Prague une espèce de gouvernement provisoire ; reconnus par le gouvernement d’Innsbruck, ils entrèrent en relations directes avec lui, à l’insu des ministres viennois qu’ils refusaient de reconnaître et auxquels ils ne voulaient pas obéir, les considérant comme des ennemis, comme les représentants de la nationalité allemande. C’est ainsi que se constitua le parti tchèque quasi officiel, demi-slave et demi-gouvernemental ; gouvernemental parce qu’il voulait sauver la dynastie, le principe monarchique et l’intégrité de l’Empire d’Autriche ; mais non sans exiger en retour : d’abord, une Constitution, puis le transfert de la capitale impériale de Vienne à Prague, ce que l’on promit en effet, bien entendu# |32 avec la ferme intention de ne pas tenir ; enfin la transformation complète de l’Empire autrichien appelé à devenir, d’empire allemand, un empire slave, si bien que les Allemands ni les Hongrois n’eussent plus opprimé les Slaves, mais les Slaves, au contraire, les Hongrois et les Allemands. Dans la brochure qu’il publia à cette époque, Palacký exposa ses idées en ces termes :

“Nous voulons essayer ce tour de force de ranimer, de guérir et d’affermir l’empire d’Autriche ébranlé jusque dans ses fondements, et cela à l’aide de notre force slave et sur notre terre slave.” Entreprise impossible, qui les eût condamnés à tromper ou à être trompés eux-mêmes.

Mais le parti tchèque ne se contentait pas de cette prédominance accordée à l’élément slave dans l’empire d’Autriche. S’appuyant sur son caractère quasi officiel et sur les promesses flatteuses d’Innsbruck, il cherchait encore à organiser en sa faveur une espèce d’hégémonie tchèque et de faire ratifier par les Slaves eux-mêmes la prééminence de la langue et de la nationalité tchèques. Sans parler de la Moravie, ce parti se proposait de réunir à la Bohême la Slovaquie, la Silésie autrichienne et même la Galicie, menaçant les Polonais, en cas de refus, d’une insurrection ruthène ; en un mot, le but poursuivi était la création d’un puissant royaume de Bohême.

Telles étaient les prétentions des politiciens tchèques. Elles suscitèrent naturellement une forte opposition de la part des Slovaques et des Silésiens, mais bien plus encore chez les Polonais. Ces derniers n’étaient aucunement venus à Prague dans l’intention de se soumettre aux Tchèques ni même, s’il faut dire la vérité, par l’effet d’une sympathie particulière à l’égard de leurs frères slaves et de l’idée slave, mais uniquement dans l’espoir de trouver un appui et un concours en vue de leurs entreprises nationalistes. Aussi, dès le premier jour, une lutte s’établit-elle, non pas dans la grande masse des Slaves venus au Congrès, mais entre les chefs, particulièrement entre les Polonais et les Tchèques et entre les Polonais et les Ruthènes, lutte qui s’est terminée dans le néant, comme tout le Congrès slave. Les Slaves du Sud se tenaient à l’écart de toutes les discussions, préoccupés uniquement des préparatifs de la guerre de Hongrie et cherchant à persuader les autres Slaves de la nécessité d’ajourner l’examen de toutes les questions intestines jusqu’à la déchéance complète des Hongrois ou, pour reprendre les termes employés par d’autres, jusqu’à leur expulsion complète de Hongrie. Les Polonais ne soutenaient ni l’un ni l’autre des deux partis, mais ils offraient leur entremise, que les Slaves du Sud et, parait-il, également les Hongrois eux-mêmes refusaient. En un mot, chacun tirait à soi et tous cherchaient à faire des autres leur marche-pied pour s’élever eux-mêmes. Ainsi en agissaient, plus que les autres, les Tchèques, gâtés par les compliments venus d’Innsbruck, et après les Tchèques, les Polonais, lesquels n’avaient certes pas été gâtés par le sort, mais par les compliments des démocrates européens.#

|33Le Congrès se composait de trois sections : celle du Nord, comprenant les Polonais, les Ruthènes, les Silésiens ; celle de l’Ouest, avec les Tchèques, les Moraves et les Slovaques, et celle du Sud, englobant les Serbes, les Croates, les Slovènes et les Dalmates. Selon l’idée première de Palacký, instigateur et chef du Congrès Slave, n’auraient dû exclusivement participer à ce congrès que des Slaves d’Autriche, les Slaves non autrichiens devant y assister en qualité d’hôtes. Mais, dès le début, cette conception fut battue en brèche ; furent admis au Congrès, non point en qualité d’hôtes, mais comme membres actifs, beaucoup de Polonais de Posnanie, des Polonais émigrés, quelques Serbes turcs et enfin deux Russes – moi-même et, d’autre part, un pope vieux-croyant dont j’ai oublié le nom (ce nom peut d’ailleurs se retrouver dans le compte-rendu du Congrès Slave publié par ÒafaÍík). Ce pope ou, plus exactement, ce moine appartenait à un couvent vieux-croyant existant en Bukovine sous la direction d’un métropolite spécial, couvent qui, si mes souvenirs sont exacts, venait d’être fermé, à cette même époque, sur la demande du gouvernement russe. Or ce moine, qui se rendait à Vienne en compagnie du métropolite destitué, avait entendu parler du Congrès Slave, et était venu seul à Prague.

J,entrai, pour ma part, dans la section du Nord, c’est-à-dire polonaise, et prononçai à cette occasion une brève allocution. La Russie, disais-je, s’est détachée de la communauté slave en asservissant la Pologne et bien plus encore en livrant cette dernière aux Allemands, ennemis communs et principaux de toute la race slave ; elle ne peut donc rentrer dans la fraternité et dans l’unité slaves que par la libération de la Pologne et, par conséquent, ma place devait être parmi les Polonais. Les Polonais m’accueillirent par des applaudissements et, sur ma demande, ils m’élurent député dans la section des Slaves du Sud. Le pope vieux-croyant entra également dans la section polonaise et, grâce à mon entremise, il fut même élu membre de l’Assemblée Générale composée des députés des trois principaux groupes. Je ne veux pas Vous dissimuler, Sire, que mon arrière-pensée était d’employer ce pope à la propagande révolutionnaire en Russie. Je savais qu’il existe, en Russie, nombre de vieux-croyants et quantité d’autres sectes et je n’ignorais pas que le peuple russe incline au fanatisme religieux. Or mon pope était un homme plein de ruse, débrouillard, un véritable aigrefin et filou russe ; il allait souvent à Moscou, savait beaucoup de choses des vieux-croyants et du schisme de l’empire russe en général, et son couvent, semble-t-il, avait entretenu des relations suivies avec les vieux-croyants. Mais je n’eus pas le temps de m’occuper de lui et avais d’ailleurs des doutes quant à la moralité d’une telle collaboration ; je ne possédais, en outre, aucun plan arrêté en vue d’une action quelconque, ni de relations suffisantes, et surtout je n’avais pas d’argent ; or, sans argent, rien à faire avec les gens de cette sorte. De plus, alors exclusivement occupé de la question slave, je le voyais rarement et finis même, ensuite, Par le perdre complètement de vue.

Les journées passaient, le Congrès n’avançait point. Les Polonais s’occupaient de règlement, de formes# |34 parlementaires, de la question ruthène ; les questions les plus importantes se traitaient en dehors du Congrès, dans des réunions spéciales et moins nombreuses. Je n’assistais pas à ces dernières assemblées, mais j’ai su que les altercations de Breslau s’y reproduisaient partiellement, et qu’on y parlait beaucoup de Kossuth et des Hongrois, avec lesquels, si je ne me trompe, les Polonais ont commencé dès cette époque à entretenir des relations positives, au grand mécontentement des autres Slaves. Les Tchèques songeaient à leurs desseins ambitieux, les Slaves du Sud à la future guerre. Peu de congressistes pensaient à la question slave. Une fois de plus, je sentis la tristesse me gagner et commençai à me trouver aussi isolé à Prague que je l’avais été auparavant à Paris et en Allemagne. Je pris plusieurs fois la parole dans la section polonaise, dans celle des Slaves du Sud et également à l’Assemblée générale. Le contenu essentiel de mes discours peut se résumer comme suit :

“Pourquoi vous êtes-vous réunis à Prague ? Est-ce pour vous y entretenir de questions provinciales ? Ou bien est-ce pour faire converger toutes les affaires particulières de tous les peuples slaves, leurs intérêts, leurs exigences et leurs problèmes, en une seule question slave, grande et indivisible ? Commencez donc par vous occuper de celle-ci, subordonnant à l’oeuvre slave toutes vos exigences privées. Notre assemblée est la première assemblée slave ; nous avons pour mission d’y poser les premières bases d’une vie slave nouvelle, d’y proclamer et d’y sanctionner l’unité de tous les peuples slaves, réunis désormais en un grand corps politique indivisible.”

“Et, avant tout, demandons-nous si notre assemblée n’est qu’une assemblée des Slaves d’Autriche, ou bien une assemblée slave en général ? Quel sens l’expression “Slaves autrichiens” a-t-elle ? On entend par là les Slaves habitant l’empire d’Autriche ou, si l’on veut, les Slaves asservis par les Allemands autrichiens. Si vous entendez limiter votre assemblée aux représentants des Slaves autrichiens exclusivement, de quel droit l’appelez-vous slave ? Vous en exceptez, avec tous les Slaves de l’empire russe, les Slaves sujets prussiens et les Slaves de Turquie. Autrement dit, la minorité exclut une énorme majorité et ose se donner le nom de slave ! Appelez-vous donc Slaves allemands et nommez votre congrès un congrès d’esclaves allemands, mais non pas un congrès slave !

“Je le sais, beaucoup d’entre vous espèrent trouver un soutien dans la dynastie autrichienne. Pour l’instant, elle vous promet tout, elle vous flatte, parce que vous lui êtes indispensables ; mais tiendra-t-elle ses promesses ? Pourra-t-elle les tenir, une fois restauré, avec votre concours, son pouvoir actuellement déchu ? Vous dites qu’elle les tiendra ; quant à moi, je suis persuadé du contraire. La loi fondamentale de tout gouvernement est le principe de conservation ; toutes les lois morales sont soumises à ce principe et l’histoire ne connaît pas encore d’exemple d’un Etat ayant tenu, sans y être forcé, les promesses accordées dans un moment critique. Vous le verrez, non seulement la dynastie# |35 autrichienne oubliera vos services, mais elle se vengera sur vous de la honteuse faiblesse qui l’aura contrainte à s’humilier devant vous et à flatter vos exigences révolutionnaires. L’histoire de la dynastie autrichienne est plus riche que toutes les autres en exemples de cette sorte et vous, Tchèques cultivés, qui connaissez si bien et d’une façon si détaillée tous les malheurs passés de votre patrie, mieux que les autres vous devriez comprendre que ce qui contraint aujourd’hui cette dynastie à rechercher votre amitié, ce n’est ni la tendresse envers les Slaves ni l’amour de l’indépendance slave, de la langue, des droits et des moeurs slaves, mais exclusivement la force d’une nécessité de fer.

“Enfin, même en supposant l’impossible, même en admettant que la dynastie autrichienne veuille, en effet, et puisse tenir les promesses données, quelles seront vos conquêtes ? L’Autriche, d’un empire à demi allemand, deviendra un empire demi-slave ; c’est-à-dire que d’opprimés, vous vous transformerez en oppresseurs, et qu’au lieu de haïr, c’est vous qui serez haïs ; c’est-à-dire aussi que vous, Slaves autrichiens peu nombreux, vous vous détacherez de la majorité slave et que vous détruirez vous-mêmes tout espoir en l’union des Slaves, en cette grande unité slave qui – du moins dans vos paroles – constitue l’objet premier et l’essence de vos préoccupations. L’Unité slave, la liberté slave, la restauration slave ne sont possibles que par la destruction complète de l’empire d’Autriche.

“Quant aux autres, qui espèrent en l’aide du tsar russe pour restaurer l’indépendance slave, ils ne se trompent pas moins. Le tsar russe a conclu une nouvelle alliance très étroite avec la dynastie autrichienne, non pas pour vous, mais contre vous, non pas afin de vous aider, mais pour vous faire rentrer par la force, comme les autres sujets autrichiens révoltés, dans l’ancienne soumission, dans l’ancienne obéissance absolue. L’Empereur Nicolas n’aime ni la liberté de la masse, ni les constitutions ; vous avez pu le constater en Pologne. Je sais que le Gouvernement russe vous travaille depuis longtemps, vous et les Slaves de Turquie, par l’entremise de ses agents, qui parcourent les terres slaves en répandant parmi vous des idées panslavistes, en vous séduisant par l’espoir d’une aide prochaine et de la libération quasi-prochaine de tous les Slaves, grâce à la force immense de l’empire russe ! Et je ne doute point qu’il prévoie, dans un lointain, très lointain avenir, le moment où toutes les terres slaves feront partie de l’empire russe. Mais aucun de nous ne devant voir cette heure bienheureuse, voulez-vous attendre jusque-là ? Non seulement vous-mêmes, d’ici à cette date, mais tous les peuples slaves seront tombés en décrépitude. A l’heure qu’il est, il n’y a pas place pour vous au sein de l’empire russe ; vous demandez la vie, et là, il n’y a qu’un silence de mort ; vous exigez l’indépendance, le mouvement, et en Russie il n’y a qu’une obéissance mécanique. Vous aspirez à la résurrection, au relèvement, à la lumière, à la liberté, et là-bas il n’y a que la mort, l’obscurité et le travail des esclaves. En entrant dans la Russie de l’Empereur Nicolas, vous descendriez dans le tombeau de toute vie nationale et de toute# |36 liberté. Il est vrai que, sans la Russie, l’unité slave n’est pas complète et que sans elle la force slave n’existe pas, mais il serait insensé d’attendre de la Russie contemporaine un secours pour les Slaves et leur salut. Que vous reste-t-il donc à faire ? Unissez-vous d’abord en dehors de la Russie, sans l’exclure, mais en attendant, en espérant sa libération prochaine ; elle sera entraînée par votre exemple et vous serez les libérateurs du peuple russe qui, à son tour, deviendra par la suite votre force et votre bouclier.

“Commencez donc votre fusion de la façon suivante : proclamez que, Slaves non pas autrichiens, mais habitant les terres slaves du soi-disant empire d’Autriche, vous vous êtes réunis à Prague pour jeter le premier fondement de la future fédération, grande et libre, de tous les peuples slaves ; proclamez aussi qu’en attendant l’union des peuples slaves de l’empire russe, des territoires prussiens et de Turquie, vous avez conclu entre vous, Tchèques, Moraves, Polonais de Galicie et de Cracovie, Ruthènes, Silésiens, Slovaques, Serbes, Slovènes, Croates et Dalmates, une alliance puissante et inaltérable, alliance défensive et offensive sur les bases suivantes…”.

Je n’énumérerai pas ici tous les articles que j’avais imaginés ; je mentionnerai seulement que mon projet, publié par la suite, d’ailleurs à mon insu et seulement par fragments, avait été composé dans un esprit démocratique, et qu’il accordait une grande latitude aux différences nationales et provinciales dans tout ce qui avait trait à l’appareil administratif, une fois posés, d’ailleurs, dans ce domaine, certains principes généraux et obligatoires pour tous ; mais dans toutes les choses concernant la politique extérieure et intérieure, le pouvoir était remis et concentré entre les mains du Gouvernement Central. De cette façon, toutes les prétentions égoïstes et ambitieuses des Polonais et des Tchèques devaient être amenées à disparaître dans l’union slave générale. Je conseillai également au Congrès d’exiger de la cour d’Innsbruck, qui cédait encore à cette époque sur tous les points, de reconnaître officiellement l’Union et d’accorder à ces bons et fidèles sujets slaves les mêmes concessions qu’elle venait de faire aux Hongrois : à savoir la création d’un ministère slave spécial, d’une armée slave particulière, avec des officiers slaves, et l’organisation de finances slaves distinctes. Je conseillai encore d’exiger le rappel d’Italie de l’armée croate et d’autres régiments slaves ; enfin d’envoyer un chargé d’affaires en Hongrie, auprès de Kossuth, non pas, cette fois, de la part du ban Jela…iƒ, mais de tous les Slaves réunis, en vue de résoudre pacifiquement la question slavo-hongroise et d’offrir aux Hongrois ainsi qu’aux Valaques de Transylvanie d’entrer soit dans l’Union slave de l’Ouest, soit dans l’Union républicaine occidentale, sur le même pied d’égalité que tous les autres Slaves.

Je l’avoue, Sire, en remettant ce projet au Congrès slave, j’avais en vue# |37 la destruction complète de l’empire d’Autriche, destruction alors inévitable, soit que le gouvernement eût donné son consentement forcé, soit qu’il eût opposé un refus devant nécessairement amener un conflit entre la dynastie et les Slaves. Mon autre but, le plus important, était de trouver dans l’Union des slaves le point de départ d’une large propagande révolutionnaire en Russie, en vue d’engager la lutte contre Vous, Sire ! Il m’était impossible de m’unir aux Allemands ; c’eût été une guerre européenne, pis encore, une guerre des Allemands contre les Russes ; il m’était également impossible de m’unir aux Polonais ; ils n’avaient pas confiance en moi et moi-même, lorsque j’ai connu de plus près leur caractère nationaliste, leur égoïsme incurable encore qu’historiquement compréhensible, j’éprouvai de la gêne et il me fut complètement impossible de m’associer aux Polonais et d’agir de concert avec eux contre la patrie. Par contre, dans l’Union slave, je trouvais une plus large conception de la patrie et, le jour où la Russie eût fusionné avec elle, Polonais et Tchèques eussent été bien obligés de lui céder la première place.

J’ai employé, à maintes reprises, l’expression de “propagande révolutionnaire en Russie” ; il me faut enfin expliquer la façon dont je comprenais cette propagande, quels étaient mes espoirs et de quels moyens je disposais. Avant tout, Sire, je dois Vous affirmer solennellement que ni auparavant, ni alors, ni plus tard, je n’entretins, je ne dis pas de relations, mais même une ombre, un commencement de relations avec la Russie et les Russes, non plus qu’avec aucun être humain habitant dans les limites de Votre Empire. Depuis 1842, je n’ai reçu de Russie qu’une dizaine de lettres et en adressai à peine autant ; et ces lettres ne contenaient pas la moindre trace de politique. En 1848, j’avais espéré entrer en relations avec les Russes habitant sur les frontières de Posnanie et de Galicie ; à cet effet, j’avais besoin d’être aidé par les Polonais, mais, comme je viens de l’exposer à plusieurs reprises, je ne pouvais ou ne savais me lier avec eux ; moi-même, je ne suis jamais allé dans le Duché de Posnanie, ni à Cracovie, ni en Galicie, je ne connaissais pas un seul habitant de ces provinces dont je puisse affirmer positivement et en toute conscience qu’il entretenait des relations avec le royaume de Pologne ou avec l’Ukraine. Je ne crois pas d’ailleurs que les Polonais aient eu, à cette époque, des relations suivies avec les provinces limitrophes de l’Empire russe ; ils se plaignaient de la difficulté des communications, de la muraille vivante et impénétrable dont il s’est entouré. Il n’en arrivait que des bruits sourds, mais la plupart du temps insensés : ainsi, par exemple, le bruit, une fois, se répandit d’une insurrection à Moscou et d’une conspiration russe récemment découverte ; une autre fois on affirmait que les officiers russes avaient encloué les canons de la citadelle de Varsovie et autres absurdités semblables, auxquelles, malgré toute la folie où j’étais plongé, je n’ai jamais ajouté foi.

Tous mes projets restèrent en suspens, non pas faute de vouloir, mais# |38 de pouvoir agir, car je ne disposais ni des possibilités, ni des moyens nécessaires à la propagande. A ce que m’a rapporté le Comte Orlov, on a signalé au Gouvernement que j’aurais parlé à l’étranger de mes relations avec la Russie, particulièrement avec la Petite-Russie. Je ne peux répondre qu’une chose : n’ayant jamais aimé à mentir, je n’ai pas pu parler de relations que je n’ai jamais eues. Je recevais des nouvelles de l’Ukraine par les propriétaires polonais habitant la Galicie ; j’appris ainsi que l’abolition du servage chez les paysans galiciens avait amené, au début de 1848, une telle agitation parmi les paysans ukrainiens de Volhynie, de Podolie, comme du gouvernement de Kiev, que craignant pour leur vie, beaucoup de propriétaires terriens avaient dû se réfugier à Odessa. C’est là absolument tout ce que j’ai jamais su relativement à la Petite-Russie ; il se peut que, par la suite, j’aie parlé en public de ces nouvelles, car je me raccrochais avec désespoir à tout ce qui pouvait, fût-ce même de façon légère, soutenir, ou plus exactement susciter, dans le public européen et plus spécialement slave, la foi dans la possibilité, dans la nécessité inévitable de la révolution russe.

Sur ce point, une brève observation s’impose. Voué par tout mon passé, par mes idées, par ma situation, par mon besoin insatisfait d’action, ainsi que par ma volonté, à la carrière malheureuse de révolutionnaire, je ne parvenais pas à détacher de la Russie ma nature, mon coeur ni ma pensée ; aussi ne pouvais-je avoir d’autre champ d’activité que la Russie ; j’étais également forcé de croire à la révolution russe, ou plutôt de me persuader et de persuader les autres avec moi de croire en elle. Ce que j’ai dit dans cette lettre de Mickiewicz, bien que peut-être à un moindre degré, pourrait s’appliquer à moi-même : j’étais à la fois et le trompeur et le trompé, je m’illusionnais moi-même, et les autres avec moi, faisant plus ou moins violence à mon intelligence et au bon sens de mes auditeurs. Je ne suis pas né charlatan, Sire ; bien au contraire, rien ne me répugne comme le charlatanisme et, jamais, la soif de la vérité simple et pure ne s’éteignit en moi ; mais la situation malheureuse et anormale où je m’étais mis, d’ailleurs par ma propre faute, m’a parfois contraint d’être un charlatan malgré moi. Sans relations, sans moyens, seul avec mes idées, perdu au milieu d’une foule étrangère, je n’avais qu’un compagnon : la foi ; et je me disais que la foi transporte les montagnes, surmonte l’insurmontable, crée l’impossible, détruit les obstacles ; que la foi à elle seule, est déjà la moitié du succès, la moitié de la victoire ; jointe à une forte volonté, elle fait naître les circonstances, suscite les hommes, rassemble, réunit, fusionne les masses en une seule âme et en une seule force ; je me disais que, croyant moi-même à la révolution russe, amener aussi les autres à y croire, en persuader les Européens et particulièrement les Slaves, en persuader, enfin, les Russes eux-mêmes, c’était rendre possible et même inévitable la révolution en Russie. En un mot, je désirais croire, je désirais faire croire les autres. Cette foi menteuse, artificielle, forcée, je ne l’acquis# |39 pas sans effort, sans luttes douloureuses ; combien de fois, aux heures d’isolement, des doutes déchirants se sont emparés de moi, des doutes dans la moralité et dans la possibilité de mon entreprise ; combien de fois ai-je entendu les reproches de la voix intérieure, combien de fois me suis-je répété les paroles adressées à l’apôtre Paul, quand il s’appelait encore Saül : “Il est dur de regimber contre l’aiguillon”, mais c’était en vain, j’étouffais en moi la voix de la conscience et je rejetais mes doutes comme indignes. Je connaissais mal la Russie ; j’ai passé huit années à l’étranger et, à l’époque où j’habitais la Russie, j’étais si exclusivement absorbé par la philosophie allemande que je ne voyais rien autour de moi. D’ailleurs, l’étude de la Russie, sans aide spéciale du gouvernement, est presque impossible, même pour ceux qui se donnent la peine de l’étudier ; et l’étude de la masse, des paysans, est, à ce qu’il me semble, difficile pour le gouvernement lui-même. A l’étranger, quand pour la première fois mon attention s’est fixée sur la Russie, je me suis mis à rassembler d’anciennes impressions inconscientes et, en partie sur cette base, en partie d’après les différents bruits qui pouvaient m’atteindre, étirant ou découpant chaque fait, chaque circonstance sur le lit de Procruste de mes désirs démocratiques, je me suis créé une Russie imaginaire et prête à la Révolution. Ainsi je me trompais moi-même et les autres avec moi. Je ne parlais jamais ni de mes relations, ni de mon influence en Russie ; c’eût été un mensonge et je hais le mensonge ; mais quand on supposait, autour de moi, que je possédais une certaine influence, que j’avais des relations positives, je me taisais, n’objectais rien, trouvant dans cette opinion le seul soutien de mes projets. C’est ainsi qu’ont pu naître certains bruits fantaisistes, dénués de tout fondement, et dont le Gouvernement a dû, vraisemblablement, avoir connaissance.

Aussi n’existait-il point alors, même en germe, de propagande russe ; elle était tout entière dans mon cerveau. Mais sous quelle forme y résidait-elle ? Je tâcherai de répondre à cette question avec toute la franchise et avec tous les détails possibles. Sire, ces confessions seront dures pour moi ! Non que je craigne d’éveiller le juste courroux de Votre Majesté Impériale ni d’encourir le plus cruel des châtiments ; depuis 1848, et plus spécialement depuis mon incarcération, j’ai passé par tant de situations et d’impressions différentes : expériences amères et amers pressentiments, espoirs, appréhensions et craintes, que mon âme a fini par s’émousser, par se pétrifier et que l’espérance et l’angoisse semblent ne plus avoir aucune prise sur elle ! Non, Sire, mais j’éprouve de la honte et de pénibles remords à Vous parler directement de crimes tramés par moi-même contre# |40 Vous et contre la Russie, encore que ces crimes aient uniquement résidé dans l’intention et dans la pensée, et qu’ils ne se soient jamais traduits en actes.

Si j’étais devant Vous, Sire, comme devant le seul Tsar-Juge, je pourrais me libérer de ce supplice intérieur en ne m’attardant point à d’inutiles détails. Pour la juste application des lois pénales, il suffirait que je dise : “J’ai cherché de toutes mes forces et par tous les moyens possibles à déchaîner la révolution en Russie ; je voulais pénétrer en Russie par la force, soulever le pays contre le Tsar et détruire de fond en comble l’ordre existant. Et si je n’en ai rien fait, si je n’ai pas commencé ma propagande, ce n’est pas faute de volonté, mais de moyens.” La loi serait satisfaite, car pareille confession suffirait à me faire condamner à la peine la plus dure existant en Russie ! Mais Votre grâce extraordinaire, Sire, a voulu que je sois actuelle ment devant Vous, non pas comme devant le Tsar-Juge, mais comme devant le Tsar-Confesseur, à qui je dois révéler tous les secrets de ma pensée. Je veux donc me confesser à Vous ; je tâcherai d’apporter de la lumière dans le chaos de mes pensées et de mes sentiments, afin de les exposer dans un certain ordre ; je parlerai devant Vous comme je le ferais devant Dieu lui-même, qu’on ne saurait tromper, ni par flatterie ni par mensonge. Mais, Sire, je Vous en supplie, permettez-moi d’oublier un instant que je suis en présence du grand et du terrible Tsar devant qui tremblent des millions d’êtres et en présence de qui personne n’ose, je ne dis pas seulement énoncer, mais simplement concevoir une opinion contraire. Permettez-moi de penser que je parle uniquement devant mon Père spirituel.

Je voulais la révolution en Russie. Première question : pourquoi la voulais-je ? Seconde question : par quel ordre de choses désirais-je remplacer l’ordre existant ? Troisième et dernière question : par quels moyens et par quelles voies me disposais-je à déchaîner la révolution en Russie ?

En parcourant le monde, on découvre partout beaucoup de mal, d’oppressions, et d’injustice, mais peut-être plus encore en Russie que dans les autres Etats. Non que le peuple, en Russie, soit plus mauvais qu’en Europe Occidentale ; au contraire, je crois que le Russe a plus de bonté, plus de coeur, plus de largeur d’âme que l’occidental ; mais en Europe Occidentale, il existe un remède contre le mal : la publicité, l’opinion publique, et enfin la liberté, qui anoblit et qui élève tous les êtres. Ce remède n’existe pas en Russie. L’Europe Occidentale semble parfois plus mauvaise, mais c’est parce que tout le mal y ressort au grand jour et que peu de choses y restent secrètes. En Russie, par contre, toutes les maladies pénètrent à l’intérieur et rongent la constitution même de l’organisme social. Le moteur essentiel en Russie, c’est la peur, et la peur détruit toute vie, toute intelligence, tout mouvement noble de l’âme. Il est dur et douloureux de vivre en Russie pour quiconque aime la vérité ; pour qui conque aime son prochain ; pour quiconque respecte également dans tous les hommes la dignité et l’indépendance de l’âme immortelle ; pour quiconque, en un mot, ne souffre pas seule ment des vexations dont il est lui-même victime, mais encore de celles qui atteignent ses voisins ! La vie sociale,# |41 en Russie, est une chaîne de persécutions mutuelles : le supérieur opprime l’inférieur ; celui-ci supporte, n’ose se plaindre, mais opprime, en revanche, celui qui est encore au-dessous de lui, lequel supporte à son tour, mais se venge également sur celui qu’il domine. Mais la plus grande souffrance est celle du peuple, du pauvre paysan russe qui, se trouvant au plus bas de l’échelle sociale, ne peut opprimer personne et doit endurer des vexations de la part de tous, suivant le proverbe russe : “Seul le paresseux ne nous bat pas”.

On vole en tous lieux, la concussion existe partout et l’on commet des injustices pour de l’argent en France, en Angleterre, ou dans l’honnête Allemagne, mais, cela se fait, je crois, en Russie plus que dans tous les autres Etats. En Occident, le voleur public peut rarement se cacher, car des milliers d’yeux sont fixés sur chacun, chacun peut découvrir le vol et l’injustice, et alors il n’est plus de ministère capable de défendre le voleur. Mais en Russie tout le monde parfois connaît le voleur, l’oppresseur, celui qui commet des injustices pour de l’argent ; tous le connaissent mais tous se taisent, car ils ont peur ; et les autorités se taisent elles-mêmes, se sachant elles-mêmes coupables ; tous n’ont qu’une pensée : pourvu que le ministre ni le Tsar n’apprennent rien – et le chemin qui conduit au Tsar est aussi long que celui qui monte à Dieu. Il est difficile, il est presque impossible, en Russie, pour un fonctionnaire, de ne pas être un voleur. D’abord, autour de lui, tout le monde vole ; l’habitude devient une seconde nature et ce qui, dans les premiers temps, avait indigné parait bientôt naturel, inévitable et nécessaire ; puis un subordonné est fréquemment forcé de payer une dîme à son chef, sous une forme ou sous une autre ; enfin si quelqu’un a l’intention de rester honnête, ses camarades et ses chefs conçoivent contre lui une haine implacable ; on le traitera d’abord d’original, de sauvage, de nature antisociale. S’il ne se corrige pas, on le fera même passer pour un libéral et pour un dangereux libre-penseur, et la persécution ne cessera pas avant qu’il ne soit disparu de la face de la terre. Les fonctionnaires inférieurs, élevés à cette école, deviennent avec le temps les fonctionnaires supérieurs qui façonnent à leur tour et de la même façon les générations nouvelles ; et en Russie, les vols, les injustices et les oppressions prospèrent et croissent comme un polype aux ramifications innombrables et qui ne meurt jamais, en dépit des mutilations et des coups.

La crainte est à elle seule sans effet contre ce mal qui dévore tout. Elle terrorise, elle arrête le mal pour un temps, mais seule ment pour peu de temps. L’homme s’habitue à tout, même à la crainte : le Vésuve est entouré de villages et la place même où sont enfouis Herculaneum et Pompéi est peuplée d’êtres vivants ; en Suisse, des villages populeux se trouvent parfois au-dessous d’un rocher fendu ; tous savent qu’il peut tomber d’un jour à l’autre, d’une heure à l’autre et que, dans sa terrible chute, il réduira en poussière tout ce qui se trouve au-dessous de lui ; pourtant personne ne change de place, on se berce de l’idée que peut-être il ne tombera pas encore de longtemps. Ainsi de tous les fonctionnaires russes, Sire ! Ils savent combien Votre courroux est terrible et combien sévères sont Vos châtiments lorsque Vous apprenez une injustice ou# |42 un vol quelconque ; tous tremblent à la seule pensée de Votre colère et n’en continuent pas moins à voler, à opprimer, à commettre des injustices ! En partie parce qu’il est difficile de se défaire d’une habitude tenace et invétérée ; en partie aussi parce que chacun se trouve comme pris et entraîné, ayant à son tour des obligations envers les autres voleurs ses complices, mais surtout parce que chacun se berce de l’idée d’agir avec une telle prudence et de jouir d’une telle protection, également voleuse, que le bruit de ses propres forfaits n’arrivera jamais à Vos oreilles.

La crainte à elle seule est inefficace. Contre un tel mal, d’autres remèdes sont nécessaires : la noblesse des sentiments, l’indépendance de la pensée, l’intrépidité orgueilleuse d’une conscience pure, le respect de la dignité humaine chez soi-même et chez les autres, enfin le mépris public de tous les êtres sans conscience et sans humanité, le respect humain et la conscience sociale ! Mais ces qualités et ces forces ne se développent que là où il y a liberté illimitée pour l’âme et non pas l’esclavage et la peur ; en Russie, on a peur de ces vertus, non parce qu’on ne les aime pas, mais parce que l’on craint qu’elles n’apportent avec elles des idées libres…

Je n’ose pas entrer dans les détails, Sire ! Il serait ridicule et insolent que je Vous parle de choses que Vous connaissez mille fois mieux que moi. pour ma part, je connais peu la Russie et ce que j’en savais, je l’ai exprimé dan s un petit nombre d’articles et de brochures, de même que dans ma lettre de défense, rédigée de ma propre main dans la forteresse de Königstein. J’ai souvent employé, dans ces textes, des expressions insolentes et criminelles envers Vous, Sire, sur un ton et dans un esprit maladivement fiévreux, péchant ainsi contre le dicton russe “qu’il ne faut pas sortir les ordures de l’isba”, mais conformément à mes convictions d’alors, de sorte que tous ces mensonges et contre-vérités doivent être attribués à mon ignorance de la Russie et à mon intelligence défaillante, mais non pas à mon coeur.

Ce qui me remuait, ce qui m’indignait le plus, c’était la situation malheureuse dans laquelle se trouve à présent le soi-disant bas peuple, le paysan russe, bon et opprimé par tous. J’éprouvais pour cette classe beaucoup plus de sympathie que pour les autres, incomparablement plus que pour celle des nobles russes, débauchés et sans caractère. Je fondais sur les paysans tous mes espoirs d’une résurrection, toute ma foi en la grandeur de l’avenir russe ; je voyais en eux de la fraîcheur, une âme large, une intelligence lumineuse et que la dépravation étrangère n’avait pas contaminée ; c’est dans ce peuple que je voyais la force russe – et je pensais à ce qu’il eût pu devenir si on lui avait donné la liberté et la propriété, si on lui avait appris à lire et à écrire ! Et je me demandais pourquoi le Gouvernement actuel, autocratique, investi d’un pouvoir sans borne que ne limitent ni la loi, ni les choses, ni un droit étranger, ni l’existence d’un seul pouvoir rival – n’employait pas sa toute puissance à la libération, à l’élévation et à l’instruction du peuple russe ? Et, liées# |43 à cette question essentielle et fondamentale, beaucoup d’autres questions se présentaient à mon esprit ! Mais au lieu d’y répondre, comme doit le faire tout sujet de Votre Majesté Impériale : “Ce n’est pas à moi de raisonner sur de pareilles questions ; l’Empereur et les autorités savent à quoi s’en tenir, et moi je n’ai qu’à me soumettre”, au lieu même de cette autre réponse qui n’eût pas été non plus dénuée de fondement et qui pourrait servir de base à la première : “Le Gouvernement considère les choses de haut en les embrassant toutes simultanément ; mais moi je ne peux pas voir tous les obstacles, toutes les difficultés, circonstances et conditions actuelles de la politique intérieure et extérieure ; aussi ne puis-je fixer l’heure favorable de telle action en particulier” ; au lieu de ces réponses, dans ma pensée ou bien dans mes écrits, je disais insolemment et comme un traître : “Le Gouvernement ne libère pas le peuple russe, d’abord parce que tout en disposant d’un pouvoir illimité et d’une toute-puissance de droit, il est en réalité limité par une masse de circonstances, lié de façon invisible par son administration corrompue et par l’égoïsme de sa noblesse. Et plus encore parce qu’il ne veut en réalité ni la liberté, ni l’instruction, ni l’élévation du peuple russe, car il ne le considère que comme une machine sans âme, une machine à faire des conquêtes en Europe.” Cette réponse, absolument contraire à mon devoir de fidèle sujet, ne contredisait point à mes convictions démocratiques.

Vous pourriez me demander : que penses-tu maintenant ? Sire : il me serait difficile de répondre à cette question. Durant les deux années et plus de mon emprisonnement j’ai eu le temps de réfléchir à bien des choses et je peux affirmer que jamais, dans ma vie, je n’ai réfléchi aussi sérieusement que pendant cette époque : j’étais seul, loin de toutes les séductions du monde et déniaisé par une expérience réelle et dure. Et je conçus de plus grands doutes encore sur la vérité de mes idées lorsque, rentrant en Russie, j’y trouvai, au lieu du traitement dur et grossier auquel je m’attendais, un accueil si humain, si noble et si miséricordieux. J’ai appris en cours de route bien des choses que j’avais ignorées jusque là et auxquelles je n’aurais point cru à l’étranger. Bien, bien des choses ont changé en moi ; mais puis-je affirmer en toute conscience qu’il n’est pas resté en moi bien et bien des vestiges de l’ancienne maladie ? Il n’est qu’une vérité que j’aie parfaitement comprise : que la science et le fait de gouverner sont choses si grandes, si difficiles que peu d’êtres au monde sont capables de les concevoir par leur seule intelligence, sans y être préparés par une éducation spéciale, par une atmosphère spéciale, par une connaissance approfondie et un contact permanent ; que la vie des Etats et des peuples comporte bien des données supérieures, bien des lois qui échappent à la mesure ordinaire et qu’une foule de choses qui, dans la vie privée, nous semblent dures, injustes et cruelles, deviennent nécessaires dans la sphère supérieure de la politique. J’ai compris que l’histoire a sa marche propre, mystérieuse, logique, bien que souvent contraire à la logique du monde, que cette marche est salutaire, quoiqu’elle ne corresponde pas toujours# |44 à nos désirs individuels, et que, – sauf quelques exceptions, très rares dans l’histoire, exceptions que la Providence a pour ainsi dire admises et que la reconnaissance de la postérité a sanctifiées, – aucun homme privé, si grand que puissent être d’ailleurs la sincérité, la vérité et la sainteté apparentes de ses convictions, n’a ni le droit ni la mission de semer des pensées de révolte et d’élever une main impuissante contre les forces supérieures et impénétrables du destin. En un mot, j’ai compris que mes propres intentions, que mes propres actes avaient été ridicules, insensés, insolents et criminels au plus haut degré ; criminels envers Vous, mon Empereur, criminels envers la Russie, ma patrie, criminels enfin envers toutes les lois politiques et morales, divines et humaines ! Mais revenons maintenant à mes questions séditieuses et démocratiques.

Je me demandais aussi : “Quel profit la Russie tire-t-elle de ses conquêtes ? Et si la moitié du monde se soumettait à elle, la Russie en serait-elle plus heureuse, plus libre, plus riche ? Serait-elle même plus forte ? Et le puissant Empire russe, dès maintenant si étendu et pour ainsi dire illimité, ne finirait-il pas par s’écrouler dans l’instant où il reculerait encore plus loin ses frontières ? Quel est le but dernier de cette expansion ? Qu’apporterait l’Empire russe aux peuples asservis, en remplacement de leur indépendance perdue ? Ni la liberté, ni l’instruction, ni la prospérité des masses, mais uniquement sa propre nationalité déjà réduite en esclavage. Or la nationalité russe, ou plus exactement pan-russe, doit-elle et peut-elle être celle du monde entier ? L’Europe Occidentale peut-elle jamais devenir russe de langue, de coeur et d’âme ? Les peuples slaves eux-mêmes peuvent-ils devenir tous des Russes ? oublier leur langue, quand la Petite Russie n’a pu encore oublier la sienne, oublier leur culture et leur foyer, cesser complètement, en un mot, d’être eux-mêmes et, selon l’expression de PuÓkin “se perdre dans la mer russe” ? Qu’y gagneront-ils, quel avantage la Russie elle-même retirera-t-elle de cette fusion forcée ? Ils en retireront le même résultat que la Russie Blanche de son long assujettissement à la Pologne : l’épuisement et l’abêtisse ment complets du peuple. Et la Russie ? La Russie sera contrainte de porter sur ses épaules tout le poids de cette centralisation compliquée, imposée et incommensurable. Elle deviendra un objet de haine pour tous les autres Slaves, comme elle en est un, actuellement, pour les Polonais ; elle ne sera pas la libératrice, mais le tyran de toute la famille slave, son ennemie involontaire, et cela aux dépens de sa propre prospérité et de sa liberté propre ; enfin, haïe de tous, elle arrivera à se haïr elle même, n’ayant trouvé dans ses victoires artificielles que l’esclavage et les supplices ! Elle tuera les Slaves et elle se tuera elle même avec eux ! Cela doit-il être la fin de la vie slave, la fin de l’histoire slave qui vient de commencer ?”

Sire, je ne me suis point efforcé d’atténuer mes expressions ! Je Vous ai exposé dans toute leur nudité les questions qui me tourmentaient alors, mettant mon espoir dans Votre gracieuse# |45 indulgence et désireux d’expliquer si peu que ce fût à Votre Majesté Impériale comment, en passant, ou plutôt en chancelant de question en question et de déduction en déduction, j’ai pu arriver en partie à me convaincre de la nécessité et de la moralité de la révolution russe.

J’en ai assez dit pour prouver à quel point mes idées étaient effrénées. Maintenant, je m’empresse, au risque de paraître illogique, de sauter toute une série de questions et de pensées analogues, qui m’ont amené à la conclusion révolutionnaire définitive. Il m’est difficile, Sire, il m’est indiciblement dur de Vous parler de ce sujet. Difficile, parce que j’ignore de quelle façon m’exprimer : si j’atténue mes expressions, Vous pourrez croire que je cherche à dissimuler ou à amoindrir l’insolence de ma pensée et que ma confession n’est pas sincère, qu’elle n’est pas complète ; mais si je répète les expressions dont je me servais pendant le paroxysme de ma folie politique, Vous allez peut-être penser, Sire, que j’ai, Dieu m’en garde ! l’intention de faire parade devant Vous de la liberté de ma pensée. En outre, pour exposer toutes mes anciennes idées, je devrais distinguer entre celles dont je me suis complètement débarrassé et celles que j’ai conservées partiellement ou entièrement ; je devrais entrer dans des explications sans fin, dans des raisonnements qui seraient ici non seulement indécents, mais encore absolument contraires à l’esprit et au but unique de cette confession, laquelle ne doit contenir que le récit simple et sincère de mes péchés. Mais il est moins difficile pour moi que douloureux, Sire, de Vous entretenir de ce que j’ai osé penser de la direction et de l’esprit de Votre administration ! Cela m’est douloureux à tous les points de vue : douloureux à cause de ma situation, car je comparais devant Vous, devant mon Empereur, en criminel condamné ! Douloureux pour mon amour-propre ; il me semble, Sire, Vous entendre dire : ce blanc-bec bavarde sur des choses auxquelles il ne connaît rien ! Mais c’est surtout mon coeur qui en souffre, car je me présente devant Vous comme l’enfant prodigue, comme un fils déraciné et égaré se présente à l’indignation et au courroux de son Père !

Pour le dire d’un mot, Sire, je m’étais persuadé que la Russie, afin de sauver son honneur et son avenir, devait faire la révolution, secouer Votre Pouvoir Impérial, abolir le gouvernement autocratique et, s’étant ainsi libérée de l’esclavage intérieur, se mettre à la tête du mouvement slave, tourner ses armes contre l’Empereur d’Autriche, contre le roi de Prusse, contre le sultan turc et, si besoin était, également contre l’Allemagne et les Hongrois, bref, contre le monde entier, dans le but de libérer définitivement du joug étranger tous les peuples slaves. La moitié de la Silésie prussienne, une grande partie de la Prusse orientale et occidentale, en un mot tous les Etats parlant le slave, le polonais, devaient se séparer de l’Allemagne. Mes fantaisies allaient même plus loin : je pensais, j’espérais que la nation# |46 hongroise, – forcée par les circonstances, par son isolement au milieu des peuples slaves, ainsi que par sa nature plus orientale qu’occidentale, – que tous les Moldaves et Valaques, enfin que la Grèce elle-même entreraient dans l’Union Slave et que se formerait ainsi un Empire d’Orient libre et unifié, une sorte de monde oriental ressuscité – opposé, sans lui être hostile, au monde occidental – et dont la capitale eût été Constantinople.

Telle était l’étendue de mes aspirations révolutionnaires ! Ces aspirations d’ailleurs ne m’étaient nullement dictées par l’ambition, je Vous le jure, Sire ! et j’ose espérer que Vous-Même en serez convaincu bientôt. Mais je dois auparavant répondre à cette question : quelle forme de gouvernement souhaitais-je pour la Russie ? La réponse me sera bien difficile, car mes idées sur ce point étaient vagues et indéterminées. Après huit ans de séjour à l’étranger, je me rendais bien compte que j’ignorais la Russie et je me disais que ce n’était pas à moi, d’autant plus que je me trouvais hors de Russie, à fixer les lois et les formes de sa nouvelle existence. Je voyais que même en Europe Occidentale, où les conditions de la vie sont nettement déterminées, où la connaissance de soi-même est incomparablement plus répandue qu’en Russie, je voyais, dis-je, que là-même, nul n’était en mesure de prévoir non seulement les formes permanentes de l’avenir, mais encore les simples changements du lendemain et je me disais encore : à l’heure qu’il est, tout le monde, les Européens et les Russes, ignorent la Russie, la Russie se tait ; mais si elle se tait, ce n’est point qu’elle n’a rien à dire, c’est que sa langue n’est pas libre et qu’elle a tous les membres liés. Qu’elle se réveille et qu’elle parle ! Et alors nous saurons et ce qu’elle pense et ce qu’elle veut ; elle-même nous apprendra les formes et les institutions dont elle a besoin. Si j’avais eu alors à côté de moi au moins un seul Russe avec qui m’entretenir de la Russie, il se serait formé dans mon esprit des notions, je ne dis pas meilleures ou plus raisonnables, mais du moins plus précises. Mais j’étais seul avec mes idées, des milliers de fantaisies, vagues et contradictoires, se pressaient dans mon cerveau ; je ne pouvais les ordonner et, convaincu de l’impossibilité de sortir de ce labyrinthe par mes propres forces, je remettais la solution de tous les problèmes au jour de ma rentrée en Russie. – Je voulais la République. Mais quelle République ? Je ne voulais pas d’une république parlementaire. Le gouvernement représentatif, les formes constitutionnelles, l’aristocratie parlementaire et ce soi-disant équilibre des pouvoirs où toutes les forces agissantes se trouvent si astucieusement contre-balancées qu’aucune d’entre elles ne peut agir, en un mot tout ce catéchisme politique cauteleux, borné et versatile des libéraux occidentaux, n’a jamais été l’objet ni de mon adoration, ni de ma sympathie, ni même de mon estime ; à cette époque j’avais commencé de le mépriser encore davantage, ayant vu les résultats des formes parlementaires en France, en Allemagne, voire au Congrès Slave, et plus spécialement dans la section polonaise, où les Polonais jouaient au parlementarisme comme les Allemands jouaient à la révolution. De plus, le parlement russe, comme d’ailleurs également le parlement polonais, serait exclusivement composé par la noblesse ; le parlement russe aurait pu s’unir aussi à la classe commerçante – mais la grande# |47 masse du peuple, le vrai peuple, rempart et force de la Russie, porteur de la vie et de l’avenir russes – le peuple, me disais-je, resterait privé de représentants et serait opprimé, outragé par cette même noblesse qui l’opprime à l’heure actuelle. Je crois qu’en Russie, plus qu’ailleurs, un fort pouvoir dictatorial sera de rigueur, un pouvoir qui sera exclusivement préoccupé de l’élévation et de l’instruction de la masse ; un pouvoir libre dans sa tendance et dans son esprit, mais sans formes parlementaires ; imprimant des livres de contenu libre, mais sans liberté de la presse ; un pouvoir entouré de partisans, éclairé de leurs conseils, raffermi par leur libre collaboration, mais qui ne soit limité par rien ni par personne. Je me disais que toute la différence entre cette dictature et le pouvoir monarchique consisterait uniquement en ce que la première, selon l’esprit de ses principes, doit tendre à rendre superflue sa propre existence, car elle n’aurait d’autre but que la liberté, l’indépendance et la progressive maturité du peuple, tandis que le pouvoir monarchique, au contraire, s’efforçant toujours de rendre sa propre existence indispensable, est par conséquent obligé de maintenir ses sujets dans un perpétuel état d’enfance.

Ce qui succéderait à la dictature, je l’ignorais et je pensai s que personne ne pouvait le prévoir. Et qui serait le dictateur ? On pourrait croire que je me préparais moi-même à occuper cette place élevée. Mais pareille supposition serait absolument fausse. Je dois avouer, Sire, qu’en dehors d’une exaltation parfois fanatique, mais fanatique plutôt du fait des circonstances et d’une situation anormale qu’en raison de mes tendances naturelles, je ne possédais ni les qualités brillantes, ni cette violence dans le vice qui engendrent les politiciens remarquables ou les grands criminels politiques. A cette époque, comme par le passé, j’avais si peu d’ambition que je me serais soumis à quiconque eût possédé les capacités, les moyens et la ferme volonté de servir les principes auxquels je croyais alors comme à une vérité absolue ; j’aurais suivi ce chef avec joie, je lui aurais obéi avec zèle, car j’ai toujours aimé et respecté la discipline quand elle s’appuie sur la conviction et sur la foi. Je ne dis pas que je fusse dépourvu d’amour-propre, mais jamais ce sentiment ne m’a dominé ; au contraire, j’étais obligé de lutter contre moi-même et contre ma nature chaque fois que je me préparais à parler publiquement ou même à écrire pour le public. Je n’avais pas non plus de ces vices énormes, à la Danton ou à la Mirabeau, je ne connaissais point cette dépravation illimitée et insatiable qui, pour se satisfaire, est prête à bouleverser le monde entier. Et si j’avais de l’égoïsme, cet égoïsme était uniquement besoin de mouvement, besoin d’action. Il y eut toujours, dans ma nature, un défaut capital : l’amour du fantastique, des aventures extraordinaires et inouïes,# |48 des entreprises ouvrant au regard des horizons illimités et dont personne ne peut prévoir l’aboutissement. Dans une existence ordinaire et calme, j’étouffais, je me sentais mal à mon aise. Les hommes recherchent ordinairement la tranquillité et la considèrent comme le bien suprême ; pour ma part, elle me mettait au désespoir ; mon âme était dans une agitation perpétuelle, exigeant de l’action, du mouvement et de la vie. J’aurais dû naître quelque part dans les forêts américaines, parmi les colons du Far West, là où la civilisation en est encore à ses débuts et où toute existence n’est qu’une lutte incessante contre des hommes sauvages et contre la nature vierge, et non pas dans une société bourgeoise organisée. Et si de même, dès ma jeunesse, la destinée avait voulu faire de moi un marin, je serais probablement encore, à l’heure actuelle, un honnête homme, je n’aurais pas songé à la politique et je n’aurais cherché d’autres aventures et d’autres tempêtes que celles de la mer. Mais le sort en a décidé autre ment et mon besoin de mouvement et d’action est resté insatisfait. Ce besoin, joint ensuite à l’exaltation démocratique, a pour ainsi dire été mon seul mobile. En ce qui concerne cette exaltation, elle peut se définir en peu de mots : l’amour de la liberté et une haine invincible pour toute oppression, haine encore plus intense lorsque cette oppression se rapportait à autrui et non à moi-même. Chercher mon bonheur dans le bonheur d’autrui, ma dignité personnelle dans la dignité de tous ceux qui m’entouraient, être libre dans la liberté des autres, voilà tout mon credo, l’aspiration de toute ma vie. Je considérais comme le plus sacré des devoirs de me révolter contre toute oppression, quel qu’en fût l’auteur ou la victime. Il y a toujours eu en moi beaucoup de Don Quichotte, non seulement en politique mais encore dans ma vie privée ; je ne pouvais voir d’un oeil indifférent la moindre injustice, à plus forte raison une criante oppression ; bien des fois, sans en avoir la compétence ni le droit, je me suis mêlé, de façon irréfléchie, des affaires des autres et j’ai commis ainsi, au cours d’une existence agitée mais vide et inutile, pas mal de bêtises, encouru beaucoup de désagréments et me suis fait plusieurs ennemis, sans haïr pour ainsi dire personne. C’est là, Sire, la vraie clef de tous mes actes insensés, de mes péchés et de mes crimes. Si j’en parle avec cette assurance et avec cette netteté, c’est que j’ai eu, pendant ces deux dernières années, assez de loisir pour m’étudier moi-même, et, pour réfléchir à mon passé ; et maintenant je me regarde avec indifférence, comme peut se regarder un mourant ou un mort.

Avec de telles idées et de tels sentiments, je ne pouvais songer à ma propre dictature, je ne pouvais nourrir dans mon esprit d’ambitieux projets. Au contraire, j’étais si sûr de succomber dans cette lutte inégale qu’à maintes reprises j’ai écrit à mon ami Reichel des lettres où je lui faisais mes adieux pour toujours : si je ne meurs pas en Allemagne, lui disais-je, ce# |49 sera en Pologne et si ce n’est pas en Pologne, ce sera en Russie. Et bien souvent j’ai dit aux Allemands et aux Polonais, lorsqu’on discutait en ma présence des formes futures du gouvernement : “Notre mission est de détruire et non pas de construire ; ce sont d’autres hommes qui construiront, meilleurs que nous, plus intelligents et plus frais”. J’avais le même espoir pour la Russie ; je pensais que le mouvement révolutionnaire susciterait des hommes plus vigoureux, plus jeunes, qui s’empareraient de la révolution pour la conduire au but.

On pourrait me poser cette question : comment, étant donné le vague de tes idées, le fait d’ignorer toi-même ce qu’il adviendrait de tes entreprises, as-tu pu te résoudre à une chose aussi horrible que la révolution russe ? N’as-tu jamais entendu parler de l’insurrection de Puga…ev ? Ne sais-tu pas jusqu’à quel degré de barbarie et de brutalité féroce peuvent atteindre les paysans russes en révolte ? Et ne te rappelles-tu pas ces paroles de PuÓkin : “Que Dieu nous préserve de l’insurrection russe, insensée, impitoyable ?”.

Sire ! La réponse à cette question, à ce reproche, me sera plus dure que toutes les précédentes. Plus dure parce qu’alors, déjà, – et bien que mon crime ne fût pas sorti du domaine des idées – je me sentais criminel dans mon esprit, je frémissais moi-même à la pensée des résultats possibles de mon entreprise, et malgré tout je n’y renonçais pas ! Il est vrai, je m’efforçais de me tromper moi-même par la vaine espérance de pouvoir arrêter, de pouvoir dompter l’ivresse furieuse de la foule déchaînée ; mais je n’y croyais guère et trouvais une justification dans le sophisme qui veut qu’un mal, même horrible, soit parfois nécessaire ; enfin je me consolai s par cette idée que, s’il y avait beaucoup de victimes, je serais de leur nombre, et Dieu seul sait si j’aurais eu assez de caractère, de force et de méchanceté, je ne dis pas pour commettre, mais seulement pour entreprendre le commencement de cette oeuvre criminelle. Dieu le sait ? Je veux croire que je n’en aurais pas été capable ; et pourtant si, peut-être ; que ne fait pas commettre le fanatisme ? Et l’on dit, non sans raison, que dans l’exécution d’un crime, il n’y a que le premier pas qui coûte. J’ai beaucoup, j’ai longuement réfléchi sur ce point jusqu’à ce jour et je ne sais que répondre, mais je remercie Dieu de m’avoir empêché de devenir un monstre et le bourreau de mes compatriotes !

En ce qui concerne les moyens et les méthodes que j’avais l’intention d’utiliser pour la propagande en Russie, je ne puis rien dire non plus de déterminé. Je n’avais, je ne pouvais avoir d’espoirs définis, me trouvant dépourvu de tout contact avec la Russie ; mais j’étais prêt à me raccrocher à n’importe quel moyen qui se fût présenté à moi : conspiration dans l’armée, mutinerie des soldats russes, excitation à la révolte des prisonniers russes, s’il s’en trouvait, pour former avec eux le premier noyau d’une armée révolutionnaire russe, enfin l’insurrection des paysans. En un mot, Sire, mon crime envers Votre Pouvoir Sacré ne connaissait, en pensée et en intention, ni mesure ni limite. Et une fois de plus,# |50 je remercie la Providence de m’avoir arrêté à temps, de m’avoir ainsi empêché de commettre, et même de commencer une seule de mes néfastes entreprises contre Vous, mon Empereur, et contre ma patrie. Je sais néanmoins que ce n’est pas tant l’action elle-même que l’intention qui fait le criminel et, sans parler de mes péchés allemands, en expiation desquels je fus d’abord condamné à mort, puis à la réclusion perpétuelle, je reconnais complètement et de tout coeur avoir surtout péché contre Vous, Sire, et contre la Russie, et que mes crimes méritent le plus rigoureux des châtiments !

La partie la plus douloureuse de ma confession est terminée. Maintenant il ne me reste plus qu’à Vous confesser mes péchés allemands, en fait plus positifs, qui ne se sont pas contentés de rester intentionnels, mais qui néanmoins pèsent beaucoup moins lourdement sur ma conscience que les fautes intentionnelles par moi conçues contre Vous, Sire, et contre la Russie, et dont je viens de terminer la description détaillée et sincère. Je reprends à nouveau mon récit.

Je cherchais alors une base pour mon action. N’en ayant point trouvé chez les Polonais, pour les causes indiquées plus haut, je continuai ma recherche auprès des Slaves. Ayant acquis la conviction que je ne trouverais rien, même au Congrès Slave, je me mis à rassembler des hommes en marge du Congrès et à organiser avec ces éléments une société secrète – la première dont j’aie fait partie – société appelée “Les amis slaves”. Elle se composait de quelques Slovaques, Moraves, Croates et Serbes. Permettez-moi, Sire, de ne pas les nommer ; qu’il Vous suffise de savoir que, moi excepté, aucun sujet de Votre Majesté Impériale n’en a fait partie et que toute cette société n’a vécu que pendant quelques jours, ayant été dispersée, en même temps que le Congrès, lors de l’insurrection de Prague, par la victoire des armées dynastiques et le départ forcé de tous les Slaves obligés de quitter la capitale de la Bohême. La société n’eut le temps ni de s’organiser ni de jeter les premières bases de son action ; elle s’est dispersée de tous côtés sans rien convenir ni des relations à entretenir ni de la correspondance à échanger ; de sorte que, par la suite, je ne fus et n’ai pu être en relations avec aucun de ses membres, et qu’elle est restée sans influence aucune sur mes actes ultérieurs. Je ne la mentionne que pour ne rien omettre dans le détail de mon exposé.

Le Congrès Slave, dans les derniers temps, avait quelque peu changé de tendances, ayant en partie cédé à l’insistance des Polonais et, d’autre part, à mon influence, comme également à celle de mes partisans slaves. Il s’était peu à peu rapproché d’un esprit panslave et plus libéral – je ne dis pas démocratique – et il avait cessé de servir les vues particulières du Gouvernement autrichien. Ce fut son arrêt de mort.# |51 L’insurrection de Prague, d’ailleurs, ne fut pas l’oeuvre du Congrès, mais celle des étudiants et du parti des soi-disant démocrates tchèques. Ces derniers n’étaient pas bien nombreux alors et, à ce qu’il me semble, n’avaient pas de tendances politiques définies, mais ils s’étaient ralliés à l’insurrection parce que l’insurrection était alors à la mode. A cette époque, je les connaissais peu, vu qu’ils fréquentaient à peine les séances du Congrès et se trouvaient en grande partie hors de Prague, dans les villages environnants, où ils incitaient les paysans à prendre part au soulèvement par eux préparé. J’ignorais tout de leurs plans et même du mouvement projeté, qui fut pour moi une surprise aussi grande que pour tous les autres membres du Congrès Slave. Ce n’est que la veille du jour fixé, vers le soir, que j’entendis parler pour la première fois, et encore en termes très vagues, de l’insurrection projetée par les étudiants et la classe ouvrière et, de concert avec d’autres personnes de ma connaissance, je m’efforçai de faire comprendre aux étudiants la nécessité de renoncer à cette entreprise impossible et de ne pas offrir à l’armée autrichienne l’occasion d’une si facile victoire. Il était évident que le général prince Windischgrätz n’avait pas de plus ardent désir que de pouvoir utiliser pareille occasion de rétablir le moral défaillant de ses troupes et la discipline militaire, et de donner ainsi à l’Europe, après tant de honteuses défaites, le premier exemple d’une victoire de l’armée sur les masses en révolte. Par certaines mesures, il semblait chercher à irriter les habitants de Prague, il les provoquait nettement à la révolte. Et par leurs exigences inouïes, qu’aucun général n’aurait pu accepter sans se couvrir de déshonneur devant toutes ses troupes, ces niais d’étudiants vinrent lui offrir le prétexte attendu pour engager les opérations militaires.

Je restai à Prague jusqu’à la capitulation, servant comme volontaire : armé d’un fusil, j’allais d’une barricade à l’autre, je tirai plusieurs fois, mais je ne cessai point, dans tout cela, d’être une espèce d’invité, ne m’attendant guère à des résultats appréciables. Cependant, vers la fin, je conseillai aux étudiants et aux autres insurgés de déposer le gouvernement de l’Hôtel de Ville, engagé dans des pourparlers secrets avec le prince Windischgrätz, et de le remplacer par un comité militaire muni de pouvoirs dictatoriaux ; on voulut suivre mon conseil, mais il était déjà trop tard. Prague capitulait. Quant à moi, le lendemain matin, je me rendis à Breslau, où, sauf erreur, j e restai cette fois jusqu’aux premiers jours de juillet.

En décrivant mon impression de ma première rencontre avec les Slaves, j’ai dit qu’un coeur slave et que des sentiments slaves auparavant insoupçonnés s’étaient éveillés en moi, me faisant à peu près oublier l’intérêt que j’avais porté au mouvement démocratique de l’Europe Occidentale. Ces sentiments, je les ai éprouvés d’une façon encore plus intense devant les vociférations insensées qu’après la dissolution du Congrès de Prague, les Allemands poussaient contre les Slaves, dans tous les coins de l’Allemagne, surtout au Parlement de Francfort. Ce n’étaient plus des clameurs démocratiques, mais le cri de l’égoïsme national germanique ; les Allemands voulaient la liberté pour eux et non pour les autres. Réuni s à Francfort, ils crurent en effet être devenus une nation unifiée et puissante et qu’ils allaient désormais pouvoir trancher des destinées du monde ! “La patrie allemande” qui n’avait jusqu’alors existé que dans leurs chansons et aussi dans les conversations qu’ils tenaient en fumant et en buvant de la bière, fut censée devenir la patrie de la moitié de l’Europe ; le Parlement de Francfort, sorti lui-même d’une révolte, basé sur la révolte et n’existant que par elle, se mit aussitôt à traiter de rebelles les Italiens et les Polonais, à les considérer comme des adversaires criminels et séditieux de la grandeur et de la toute-puissance allemandes ! La guerre allemande pour le Schleswig-Holstein, “parent par le sang et enlacé par la mer”, était qualifiée de guerre sainte, et la guerre des Italiens pour la liberté italienne, les entreprises des Polonais dans le duché de Posnanie, étaient traitées de criminelles ! Mais la furie nationale des Allemands se tourna avec plus de violence encore contre les Slaves d’Autriche réunis à Prague. Les Allemands s’étaient depuis longtemps habitués à considérer ces derniers comme leurs serfs et ne leur permettaient même pas de respirer en slave ! Tous les partis allemands sans exception étaient unanimes dans cette haine contre les Slaves, dans toutes ces clameurs slavophobes ; non seulement les conservateurs et les libéraux hurlaient contre les Slaves, comme ils le faisaient aussi contre l’Italie et la Pologne, mais les démocrates eux-mêmes criaient plus fort que les autres : dans les journaux, les brochures, les assemblées législatives et populaires, les clubs, les brasseries et dans la rue… Le vacarme était si grand, la tempête si furieuse que, si ces cris allemands avaient eu le pouvoir de tuer ou de blesser quelqu’un, les Slaves seraient déjà depuis longtemps exterminés. Avant mon départ pour Prague, les démocrates de Breslau m’avaient témoigné un grand respect, mais toute mon influence disparut et fut anéantie dès que dans les clubs démocratiques, j’eus pris à mon retour la défense des droits des Slaves. Tous se récrièrent et l’on ne me laissa point finir ; ce fut ma dernière tentative d’éloquence au club de Breslau et en général dans les clubs et assemblées publiques d’Allemagne. Les Allemands m’étaient soudain devenus odieux, odieux à un tel point qu’il m’était impossible de parler calme ment avec aucun d’entre eux ; je ne pouvais plus entendre leur langue ni même une voix allemande, et je me souviens qu’un petit mendiant allemand m’ayant une fois demandé l’aumône, j’ai dû me retenir pour ne pas le battre.

Ces sentiments, je n’étais pas le seul à les éprouver ; tous les Slaves, sans faire aucunement exception pour les Polonais, sentaient de même. Trompés par le Gouvernement révolutionnaire français, bernés par les Allemands et insultés par les Juifs allemands, les Polonais se mirent à déclarer hautement qu’il ne leur restait plus qu’une seule chose : recourir à la protection de l’Empereur russe et lui demander en grâce d’incorporer à la Russie toutes les provinces polonaises sou mises à l’Autriche et à la Prusse. Telle était l’opinion générale# |53 dans le duché de Posnanie, en Galicie et à Cracovie ; seule l’émigration élevait des objections, mais elle était alors presque sans influence. On eût pu croire que les Polonais agissaient par hypocrisie et cherchaient à faire peur aux Allemands ; mais loin d’en parler à ces derniers, ils s’entretenaient exclusivement entre eux de ce projet et ils en parlaient avec une telle passion et en de tels termes que je n’eus, même alors, aucun doute sur leur sincérité et que je suis encore actuellement convaincu que si Vous, Sire, aviez alors voulu lever l’étendard slave, on les aurait vus, eux et tout ce qui parle slave dans les territoires autrichiens et prussiens, accourir sans conditions, sans pour parlers préalables, prêts à se livrer aveuglément à Votre volonté, et se précipitant enfin avec joie et fanatisme sous les larges ailes de l’aigle russe, ils eussent fondu avec violence, non seule ment contre les Allemands, objet de leur haine, mais encore contre toute l’Europe Occidentale.

C’est alors qu’il me vint une étrange idée. Je m’avisai, Sire, de Vous écrire et je commençai ma lettre ; elle contenait également une sorte de confession, plus ambitieuse et plus verbeuse que celle dont je suis en train de tracer les lignes – j’étais libre alors et sans expérience – mais dans l’ensemble assez franche et sincère ; je m’y repentais de mes péchés ; j’implorais Votre pardon ; puis, après un aperçu quelque peu affecté et boursouflé de la situation où se trouvaient alors les peuples slaves, je Vous implorais, Sire, au nom de tous les Slaves opprimés, de leur venir en aide, de les accueillir sous Votre puissante protection, d’être leur Sauveur et leur père et, après Vous être proclamé le Tsar de tous les Slaves, de lever enfin l’étendard slave en Europe Occidentale, pour l’épouvante des Allemands et de tous les autres oppresseurs et ennemis du peuple slave ! Cette lettre était longue et compliquée, fantasque, irréfléchie, mais écrite avec passion et de tout coeur ; elle contenait beaucoup de choses ridicules et absurdes, mais aussi des vérités ; en un mot, c’était une image fidèle de mon désordre intérieur et des contra dictions sans nombre qui agitaient alors mon esprit. J’ai déchiré la lettre et je l’ai brûlée sans la finir. Je m’étais ravisé, pensant que Vous trouveriez, Sire, excessivement ridicule et insolent qu’un sujet de Votre Majesté Impériale, non point un simple sujet, mais un criminel politique osât Vous écrire, et cela non seulement pour se borner à implorer sa grâce mais pour Vous donner des conseils et chercher à Vous persuader de modifier Votre politique !… Je m’étais dit que ma lettre, dépourvue de toute utilité, aurait seulement pour effet de me compromettre aux yeux de ceux des démocrates qui eussent pu apprendre par hasard ma tentative avortée et fort peu démocratique. De plus, deux circonstances dont la coïncidence fut assez bizarre, m’ont, par dessus tout, amené à renoncer à mon projet.

En premier lieu, j’appris, je peux dire par une source officielle, c’est-à-dire par le préfet# |54 de police de Breslau, que le gouvernement russe demandait mon extradition au gouverne ment prussien, alléguant que, de concert avec les deux Polonais mentionnés plus haut, dont je n’avais jamais entendu parler auparavant et dont les noms m’échappent à l’heure actuelle, j’aurais eu l’intention d’attenter à la vie de Votre Majesté Impériale ; j’ai déjà réfuté cette calomnie et, Sire, je Vous en supplie, qu’il me soit accordé de ne plus y revenir ! En second lieu, les bruits qui avaient couru sur mon soi-disant espionnage ne se bornèrent plus au vague bavardage des Polonais, mais finirent par trouver un écho dans la presse allemande : le Dr Marx, l’un des chefs des communistes allemands à Bruxelles, qui plus que les autres m’avait pris en haine parce que j’avais refusé de me laisser contraindre à faire acte de présence dans leurs sociétés et dans leurs réunions, était alors rédacteur en chef de la “Rheinische Zeitung” paraissant à Cologne. Il fut le premier à publier une correspondance de Paris dans laquelle on me reprochait d’avoir fait périr beaucoup de Polonais par mes dénonciations. Et comme la “Rheinische Zeitung” constituait la lecture favorite des démocrates allemands, tout le monde, partout et cette fois-ci à haute voix, se mit soudain à parler de ma prétendue trahison. J,étais pris entre deux feux : aux yeux du Gouvernement, j’étais un criminel préparant un régicide, et aux yeux du public j’étais un infâme espion. J’eus alors la conviction que les deux calomnies venaient d’une même source. Quoi qu’il en soit, elles ont définitivement fixé mon sort : je me jurai de ne pas renoncer à mes projets et de ne pas dévier de la route que j’avais prise, mais d’avancer sans me retourner en arrière, jusqu’au jour où ma perte aurait démontré aux Polonais et aux Allemands que je n’étais pas un traître.

Après quelques explications, en partie orales, en partie écrites et publiées dans les journaux allemands, ne trouvant d’autre part aucune raison ni aucune utilité à demeurer à Breslau, je me rendis à Berlin et j’y restai jusqu’à la fin de septembre. A Berlin, je vis fréquemment l’Ambassadeur de France, Emmanuel Arago et rencontrai chez lui l’Ambassadeur de Turquie, lequel, à maintes reprises, me demanda d’aller le voir ; mais je m’en abstins, ne voulant pas qu’on dise que je servais en quelque manière la politique turque contre la Russie, alors que je désirais en réalité la libération des Slaves asservis aux Turcs et la ruine complète de la puissance ottomane. Je vis également nombre d’Allemands et de Polonais, membres de l’Assemblée législative ou constitutionnelle prussienne, pour la plupart des démocrates, mais j’observai la plus stricte réserve, même vis-à-vis de ceux avec lesquels j’avais été auparavant assez intime à Breslau : il me semblait toujours que tout le monde me considérait comme un espion et, prêt à haïr tout être humain j’avais envie de fuir tout le monde. Jamais, Sire, je n’éprouvai pareille détresse : ni auparavant, ni plus tard, ni même lorsque,# |55 privé de liberté, j’ai dû subir toutes les épreuves de deux procès criminels. Je n’ai compris qu’à cette époque combien doit être dure la situation d’un véritable espion ou bien encore à quel point un espion doit être infâme pour supporter son existence avec indifférence. Je souffrais horriblement, Sire !

En outre, pour moi démocrate, l’horizon européen commençait nettement à s’obscurcir. Partout la réaction ou des préparatifs de réaction succédaient à la révolution. Les événements de juin, à Paris, eurent des suites néfastes pour tous les démocrates non seulement à Paris et en France, mais dans toute l’Europe. En Allemagne, il n’y avait pas encore de mesures réactionnaires définies ; tout le monde semblait jouir d’une liberté complète. Mais ceux qui savaient voir se rendaient compte que les Gouvernements se préparaient sans bruit, délibérant, concentrant leurs forces, n’attendant que le moment favorable pour porter un coup décisif, ne tolérant le stupide bavardage des parlements allemands que parce qu’ils en espéraient pour eux plus d’avantages qu’ils n’en craignaient les résultats nuisibles. Ils ne s’étaient pas trompés : les libéraux et les démocrates allemands se suicidèrent à proprement parler, leur rendant la victoire bien facile. La question slave, à cette époque, s’embrouilla également : la guerre du ban Jela…iƒ, en Hongrie, paraissait au premier abord constituer une guerre slave et n’être entreprise que pour défendre les Slovaques et les Slaves du Sud contre les prétentions insupportables des Hongrois ; mais, en réalité cette guerre était le début de la réaction autrichienne. J’étais déchiré par les doutes, je ne savais avec qui sympathiser. Je n’avais aucune foi en Jela…iƒ ; mais Kossuth lui-même était alors un piètre démocrate : il faisait les yeux doux à l’Assemblée réactionnaire de Francfort, et il était même prêt à se réconcilier avec Innsbruck et à servir la cour contre Vienne, contre les Polonais et contre l’Italie, pourvu que la dynastie voulût bien satisfaire ses exigences hongroises particulières.

Enfin, le manque d’argent me clouait à Berlin. Si j’avais eu de l’argent, je serais peut-être allé en Hongrie pour y suivre les événements de mes propres yeux et plus d’une page se serait alors ajoutée à cette confession pourtant déjà bien longue ! Je n’avais pas non plus de relations avec les Slaves : sauf une lettre insignifiante de L’udovít Òtúr, à qui j’aurais bien voulu répondre, – mais cela m’était impossible car j’ignorais son adresse -, je n’ai pas reçu d’Autriche une seule ligne et je n’écrivais à personne. En un mot, jusqu’au mois de décembre, je suis resté dans une inaction complète et ne saurais rien dire de cette période, sinon que je vivais dans une attente continuelle, décidé à saisir la première occasion d’agir. Dans quel esprit je désirais le faire, Sire, Vous le savez déjà.# |56 Ce fut une des périodes les plus dures que j’aie connues. Sans argent, sans amis, soupçonné d’espionnage, seul dans une grande ville, je ne savais qu’entre prendre, et même il m’est arrivé d’ignorer comment je pourrais vivre le lendemain. Non seulement les circonstances matérielles m’immobilisaient à Berlin, en Prusse et dans l’Allemagne du Nord en général, mais encore les bruits calomniateurs répandus sur ma personne ; bien que les circonstances politiques se fussent nettement modifiées, au point de me faire abandonner presque toute attente et tout espoir, je ne pouvais et ne voulais pas rentrer à Paris, le seul asile qui me restât, avant d’avoir démontré par une action tangible la sincérité de mes convictions démocratiques. Pour racheter mon honneur, je devais tenir jusqu’à la fin. Je devins méchant, misanthrope, fanatique, prêt à me jeter dans n’importe quelle entreprise hardie pourvu qu’elle ne fût pas infâme ; tout mon être n’était plus qu’obsession révolutionnaire et passion destructrice.

A la fin du mois de septembre, probablement sur la demande de l’Ambassade russe et sans que j’en eusse, d’ailleurs, fourni le moindre prétexte, on me contraignit à quitter Berlin. Je revins à Breslau, mais dès le commencement d’octobre, je dus quitter cette ville,(1) [4] de même que le territoire de la Prusse en général, sous la menace d’être livré au Gouvernement russe en cas de retour. Après un pareil avertissement, je n’essayai plus, bien entendu, de rentrer en Prusse. J’eus l’intention de séjourner à Dresde, mais j’en fus également expulsé, par suite d’un malentendu, à ce que prétendit plus tard le ministre ; une ancienne demande de l’Ambassade de Russie en aurait été la cause. Chassé ainsi d’un pays à l’autre, je m’établis enfin dans la principauté d’Anhalt Köthen, laquelle, enclavée dans les territoires prussiens, jouissait alors – circonstance curieuse – d’une des plus libres constitutions, non seulement de l’Allemagne, mais, je le crois, du monde entier. Aussi ce petit Etat était-il devenu, encore que pour assez peu de temps, l’asile des réfugiés politiques. J’y retrouvai plusieurs anciennes connaissances du temps de mes études à l’Université de Berlin. Il y avait aussi des Assemblées populaires, des Assemblées législatives, des aubades et des charivaris, mais en réalité personne ne s’y occupait de politique ; de sorte que, jusqu’au milieu de novembre, mes connaissances et moi nous n’eûmes pour ainsi dire d’autre occupation que d’aller à la chasse au lièvre et autres bêtes sauvages. Ce fut pour moi une période de repos.

Ce calme ne dura point longtemps. Le sort me réservait le repos de la tombe : la réclusion dans une forteresse. Encore au mois d’octobre, le ban Jela…iƒ marchant tout droit sur Vienne en évitant Budapest et le général prince Windischgrätz ayant quitté Prague avec ses armées, j’avais l’intention de me rendre dans cette dernière ville pour y pousser les démocrates tchèques à une nouvelle insurrection. Mais j’avais changé d’avis et étais resté à Köthen. Si je m’étais ravisé, c’est que je n’avais pas encore# |57 de relations avec Prague ; j’ignorais quels changements avaient pu s’y produire depuis les journées de juin et quel était alors l’esprit de la masse. Je connaissais mal les démocrates et ne comptais pas sur un succès ; de plus, je m’attendais à une forte résistance de la part du parti tchèque constitutionnel de Palacký. A Prague, pensais-je, on m’a oublié depuis longtemps. En partie pour me rappeler au souvenir des Pragois et pour donner, autant que possible, au mouvement slave une direction différente plus conforme à mes espérances et à celles des Slaves et des démocrates ; en partie aussi pour démontrer aux Polonais et aux Allemands que je n’étais pas un espion russe et me préparer ainsi la possibilité d’un nouveau rapprochement, je commençai à rédiger un “Appel aux Slaves”, qui a été publié par la suite à Leipzig. Cet appel figure également parmi les actes d’accusation. Je mis longtemps à l’écrire, plus d’un mois, le laissant et le reprenant, le modifiant à plusieurs reprises et ne pouvant me résoudre à le publier. Je ne pouvais pas y exprimer nettement et clairement mon idéal slave, car je cherchais à me rapprocher à nouveau des démocrates allemands, considérant ce rapprochement comme indispensable ; j’étais donc dans l’obligation de louvoyer entre les Slaves et les Allemands – genre de navigation pour lequel je ne possédais pas grand talent et dont je n’avais ni le goût ni l’habitude. Je m’efforçai de convaincre les Slaves de la nécessité d’un rapprochement avec les démocrates allemands et hongrois. Les circonstances n’étaient pas les mêmes qu’en mai : la révolution avait faibli, la réaction s’était partout renforcée, et seules les forces réunies de toutes les démocraties européennes pouvaient permettre d’espérer une victoire sur l’union réactionnaire des chefs d’Etats.

Au mois de novembre, immédiatement après les événements de Vienne, l’Assemblée Constitutionnelle de Prusse fut également dispersée par la force. Sur quoi quelques anciens députés se réunirent à Köthen, entre autres Hexamer et d’Ester, membres du Comité Central de tous les clubs démocratiques d’Allemagne. Ce Comité, d’ailleurs, n’était pas clandestin, puisque, peu de temps auparavant, le Congrès démocratique de Berlin l’avait élu au cours de ses séances publiques. Mais il n’avait pas tardé à fonder des Sociétés secrètes dans toute l’Allemagne et l’on peut dire que les Sociétés secrètes allemandes ne datent que de cette époque. Sans doute y en avait-il quelques-unes auparavant, à savoir les sociétés communistes, mais elles étaient restées sans influence aucune. En Allemagne, jusqu’au mois de novembre, tout s’est passé ouvertement : conspirations, insurrections et préparatifs d’insurrection ; quiconque s’y intéressait pouvait être renseigné. Gâtés par une révolution pour ainsi dire tombée du ciel, sans aucun effort de leur part et presque sans une goutte de sang, les Allemands eurent peine à concevoir la force toujours grandissante de leurs gouvernements et l’étendue de leur propre impuissance. Bavardant, buvant, chantant, ils furent des héros en paroles et des enfants en réalité ; ils croyaient que leur liberté ne prendrait jamais fin et qu’il leur suffirait# |58 d’une grimace pour faire peur à tous les gouvernements. Cependant, les événements de Vienne et de Berlin leur firent voir le contraire ; ils comprirent alors que, pour consolider leur liberté si facilement acquise, il leur fallait prendre des mesures beaucoup plus sérieuses et toute l’Allemagne commença de se préparer secrètement à une nouvelle révolution.

C’est à Berlin que j’avais vu d’Ester et Hexamer pour la première fois, mais je les avais alors peu connus, m’étant tenu éloigné d’eux, de même que de tous les autres Allemands et Polonais. A Köthen, je me rapprochai d’eux davantage ; tout d’abord, ils se méfièrent de moi, me croyant réellement un espion ; mais par la suite, ils m’accordèrent leur confiance. Je parlai et discutai longuement avec eux de la question slave ; pendant longtemps je n’arrivai pas à les convaincre de la nécessité, pour les Allemands, de renoncer à toutes leurs prétentions sur les terres slaves ; mais je finis par y réussir. C’est ainsi que débutèrent nos relations politiques, premiers rapports positifs et ayant un but défini que j’aie entretenus avec des Allemands et avec un parti politique actif quelconque en général. Ils me promirent d’utiliser toute leur influence sur les démocrates allemands pour effacer leur haine et faire disparaître leurs pré jugés contre les Slaves ; de mon côté, je leur promis d’agir sur les Slaves dans le même sens. Nos obligations s’en tinrent là tout d’abord. Comme ils ne me craignaient plus, j’étais au courant de toutes leurs intentions, de leurs préparatifs et de l’organisation des sociétés secrètes ; je connaissais également leurs relations naissantes avec les démocrates de l’étranger, mais ne me mêlais en rien à leurs affaires et m’abstenais même de m’en informer, dans la crainte d’éveiller de nouveaux soupçons. Quant à moi, je m’empressai de terminer mon “Appel aux Slaves”, que je fis imprimer peu après à Leipzig.

A la fin du mois de décembre, je me transportai à Leipzig, avec Hexamer et d’Ester, en partie pour être plus près de la Bohême et habiter une ville mieux reliée que Köthen au reste du monde ; de plus, j’avais appris que le gouvernement prussien avait l’intention de s’emparer de tous les réfugiés résidant à Köthen. A Leipzig, je fis par hasard la connaissance de quelques jeunes Slaves, dont les noms et qualités sont indiqués en détail dans les actes d’accusation autrichiens. Parmi eux se trouvaient deux frères : Gustav et Adolf Straka, Tchèques faisant alors leurs études de théologie à l’Université de Leipzig. Tous deux étaient bons et nobles ; bien que Slaves convaincus, ils n’avaient jamais songé à la politique avant de me connaître, et leur perte, dont j’ai seul été la cause, pèse sur mon âme comme un grand péché. Avant mon arrivée à Leipzig, leurs opinions étaient tout à l’opposé des miennes ; ils étaient de grands admirateurs de Jela…iƒ ; pour leur malheur, je les ai rencontrés, je les ai entraînés, j’ai changé leur façon de penser, je les ai arrachés à leurs occupations paisibles et je les ai amenés à devenir les instruments de mes entreprises en Bohême ; si je pouvais maintenant adoucir leur sort en aggravant# |59 le mien, avec quelle joie n’endurerais-je pas leur châtiment ! Mais il est trop tard ! Eux excepté, d’ailleurs, ni alors, ni auparavant, ni plus tard, je n’eus à me reprocher d’avoir entraîné un seul être. C’est d’eux seuls que je dois répondre devant Dieu.

C’est justement par leur intermédiaire que j’appris que mon “Appel aux Slaves” avait trouvé un vif retentissement à Prague, où un fragment en avait même été traduit et publié dans un journal démocratique tchèque, dont le rédacteur en chef était le docteur Sabina. Cela me donna l’idée de convoquer quelques Tchèques et Polonais à Leipzig en vue d’une délibération et d’une entente avec les Allemands, de manière à jeter les premières bases d’une action révolutionnaire commune. J’envoyai donc Gustav Straka à Prague, avec une mission auprès d’Arnold, également rédacteur d’une feuille démocratique tchèque et auprès de Sabina ;(1) [5] à cette époque, je ne les connaissais que de nom, n’ayant pas encore fait leur connaissance personnelle. J’écrivis également en Posnanie à celles de mes connaissances polonaises dont j’espérais le plus la sympathie et le concours. Mais il ne vint pas un seul Polonais ; bien plus, personne ne me répondit. De Prague, seul Arnold vint me retrouver ; il n’avait pas permis à Straka d’amener Sabina, dont il se méfiait en partie et envers lequel il éprouvait, à ce que je suppose, un sentiment d’envie mesquine. Tous ces faits sont exposés en détail, non point par moi d’ailleurs, mais par Arnold lui-même et les frères Straka dans les actes d’accusation autrichiens. Je n’entrerai pas, Sire, dans de mesquins détails, nécessaires sans doute, au cours d’une instruction criminelle, à la découverte de la vérité, mais inutiles et déplacés dans une confession sincère et volontaire. Je ne mentionnerai dans ce récit que les circonstances indispensables à la compréhension de l’ensemble, ou les faits essentiels demeurés inconnus aux deux commissions chargées de l’instruction.

Avant de passer au dernier acte de ma triste carrière révolutionnaire, je dois d’abord exposer ce que je cherchais à obtenir ; puis je décrirai mes actions elles-mêmes. Ma fièvre politique, accrue et aggravée à l’excès par mes échecs antérieurs, par ma situation bizarre et intolérable et enfin par la victoire de la réaction en Europe, avait alors atteint son plus haut paroxysme : je n’étais que désir, soif révolutionnaire et, de tous les républicains rouge pourpre, j’étais devenu, je le suppose, le plus rouge pourpre qu’on puisse rêver. Mon dessein était le suivant :

Les démocrates allemands préparaient une insurrection générale de l’Allemagne pour le printemps de 1849. Je désirais que les Slaves s’unissent à eux, ainsi qu’aux Hongrois qui se trouvaient alors en révolte ouverte et flagrante contre l’Empereur d’Autriche.#

|60Ce désir d’union avec les uns et les autres ne tendait pas à une fusion avec les Allemands ou à une soumission aux Hongrois, mais à ce que, simultanément avec le triomphe de la révolution en Europe, pût également s’affermir l’indépendance des nations slaves. Le moment paraissait propice à une telle entente ; les Hongrois et les Allemands, instruits par l’expérience et ayant besoin d’alliés, étaient prêts à renoncer à leurs prétentions antérieures. J’espérais que les Polonais consentiraient à être des intermédiaires entre Kossuth et les Slaves de Hongrie et je voulais me charger de la médiation entre les Slaves et les Allemands. C’est la Bohême, et non point la Pologne, que je désirais voir au centre et à la tête de ce nouveau mouvement slave, et cela pour beaucoup de raisons : d’abord la Pologne était si épuisée et si démoralisée par ses défaites antérieures que je ne croyais pas à la possibilité de sa libération sans l’intervention d’une aide étrangère ; tandis que la Bohême, que la réaction n’avait presque pas encore atteinte, jouissait alors d’une liberté entière, était forte, fraîche et disposait de tous les moyens nécessaires à un mouvement révolutionnaire couronné de succès. Si je ne voulais pas que les Polonais prissent la tête de la révolution projetée, c’est parce que je craignais en outre qu’ils ne lui conférassent un caractère étroitement et exclusivement polonais ou bien, s’ils le trouvaient utile, qu’ils ne trahissent les autres Slaves au profit de leurs anciens alliés les démocrates de l’Europe Occidentale et, peut-être plus facilement encore, au profit des Hongrois. Enfin je savais que Prague est pour tous les Slaves autrichiens non Polonais une espèce de capitale à la manière de Moscou, et j’espérais, non sans raison il me semble, que si Prague se soulevait, toutes les autres nations slaves suivraient son exemple et seraient entraînées par son mouvement, en dépit de Jela…iƒ et des autres partisans de la dynastie autrichienne, d’ailleurs peu nombreux. Ainsi donc, j’escomptais l’approbation et la sympathie des Allemands et, en cas de nécessité, leur assistance armée contre le gouvernement prussien qui, entraîné par l’exemple russe et dans la crainte d’une contamination, ne serait probablement pas resté spectateur passif de l’incendie révolutionnaire en Bohême. Je comptais sur les Polonais pour une médiation auprès des Hongrois, pour le concours de leurs officiers et surtout pour de l’argent ; je n’en avais pas, et, sans argent, toute entreprise devient impossible. Mais l’essentiel de mes espérances était concentré sur la Bohême.

Plus que sur Prague et sur les citadins en général, je comptais bien davantage sur les paysans bohémiens, tchèques ou allemands. La grande faute des démocrates allemands et égale ment, au début, des démocrates français, consistait, à mon avis, en ce que leur propagande s’était bornée aux villes et ne pénétrait point dans les villages ; aussi les villes devinrent-elles une sorte d’aristocratie et, par conséquent, les villages, non seulement restèrent des spectateurs indifférents de la révolution, mais, dans beaucoup d’endroits, ils se mirent à manifester contre elle des dispositions hostiles. Et cependant rien ne paraissait plus facile que d’éveiller l’esprit révolutionnaire dans la classe# |61 paysanne, spécialement en Allemagne, où tant de vieilles institutions féodales pesaient encore sur la terre ; sans faire exception de la Prusse elle-même qui, tout en ayant octroyé la liberté générale de la propriété et des personnes, a conservé dans certaines provinces des traces de l’ancien servage, par exemple en Silésie ; à côté d’une classe, d’ailleurs assez nombreuse, de propriétaires libres, la Prusse compte une autre classe, beaucoup plus nombreuse, de paysans pauvres, ceux qu’on appelle les “Häusler”, et même des gens complètement dépourvus de patrimoine. Mais nulle part ailleurs mieux qu’en Bohême la classe paysanne n’était accessible à un mouvement révolutionnaire. Jusqu’en 1848, la féodalité s’était intégralement maintenue en Bohême, avec toutes ses oppressions et toutes ses charges. Juridictions seigneuriales, impôts et droits féodaux, dîmes et autres privilèges ecclésiastiques pesaient sur la propriété des paysans riches. Mais la classe pauvre, plus nombreuse encore, était dans une situation encore plus dure qu’en Allemagne même. En outre, il existait en Bohême beaucoup d’usines et, par conséquent, un grand nombre d’ouvriers industriels ; or les ouvriers industriels sont pour ainsi dire les recrues prédestinées de la propagande démocratique.

En 1848, toutes ces oppressions, objets du mécontentement et des plaintes éternelles des paysans, tous les anciens impôts, les différentes obligations et le système compliqué des corvées avaient été suspendus, en même temps que l’existence vétuste de la Monarchie Autrichienne. Mais ils n’avaient été que sus pendus et non pas abolis. L’anarchie avait succédé à l’oppression. Effrayé, le gouvernement avait perdu la tête et s’était raccroché à tous les moyens imaginables susceptibles de le sauver d’une débâcle complète. Se souvenant de son subterfuge démocratique employé en 1846 en Galicie, il proclama soudain, sans aucune mesure préalable, la liberté illimitée et absolue de la propriété et des paysans. Ses agents inondèrent la Bohême, prêchant la clémence du gouvernement. Mais, en Bohême, les conditions sont tout autres qu’en Galicie. En Bohême, la classe détestée des oppresseurs, riches propriétaires, nobles et aristocrates, n’est pas composée de conspirateurs polonais, mais d’Allemands dévoués corps et âme à la dynastie autrichienne et, bien plus encore, à l’ancien ordre de choses autrichien, qui leur était si favorable. Le peuple cessa de faire les corvées, refusa de payer d’autres impôts que ceux de l’Etat, et encore payait-il ces derniers à contre-coeur. La classe des propriétaires, les nobles, l’aristocratie, en un mot tout ce qui compose en somme le parti autrichien en Bohême fut réduit au dénuement et à l’affaiblissement. D’autre part, le gouvernement n’avait rien gagné, car le peuple, qui avait toujours suivi les enseignements des patriotes tchèques, n’éprouva pour lui ni affection ni reconnaissance en retour de ce grand cadeau d’une liberté accordée à contre-temps. Bien au contraire, il se méfiait du gouvernement, le sachant sous l’influence de l’aristocratie ; aussi# |62 craignait-on que cette dernière n’eût tendance à ramener le peuple sous l’ancien joug. Enfin, des levées extraordinaires, répétées à plusieurs reprises au cours d’une seule année, provoquèrent dans le peuple de Bohême un mécontentement prononcé et des protestations générales. Avec de telles dispositions, il eût été facile de provoquer une insurrection.

J’aspirais, en Bohême, à une révolution absolue, radicale, en un mot à une révolution qui, même vaincue par la suite, fût pourtant parvenue à bouleverser toutes choses ; le gouvernement autrichien, après sa victoire, n’aurait rien retrouvé en place. Je voulais profiter de cette circonstance favorable que toute la noblesse en Bohême et en général toute la classe des riches propriétaires était exclusivement composée d’Allemands, pour exiler tous les nobles, tout le clergé hostile, et après avoir confisqué sans distinction tous les biens seigneuriaux, en répartir une partie entre les paysans pauvres, pour les gagner à la révolution, et employer l’autre partie à la création de recettes extra ordinaires pour la révolution. Mon intention était de démolir tous les châteaux, de brûler, dans toute la Bohême, les dossiers de tous les procès administratifs, judiciaires ou publics, les chartes et les titres seigneuriaux et d’annuler toutes les hypothèques, de même que les autres dettes ne dépassant pas une certaine somme, par exemple mille ou deux mille goulden. Bref, la révolution que je projetais était horrible et sans précédent, bien qu’elle fût tournée plutôt contre les choses que contre les hommes. En effet, elle eût à un tel point bouleversé les choses, elle se serait à un tel point insinuée dans le sang et dans la vie du peuple, que le Gouvernement autrichien, même s’il avait vaincu la révolution, n’aurait jamais pu réussir à la déraciner, car il lui eût été impossible de choisir une tactique, de rassembler, voire de retrouver les restes de l’ancien régime à jamais détruit, et de jamais se réconcilier avec le peuple de Bohême. Une telle révolution ne se serait pas limitée à une seule nationalité, elle aurait entraîné par son exemple, par sa propagande ardente et fougueuse, non seulement la Moravie et la Silésie autrichienne, mais encore la Silésie prussienne et en général tous les territoires allemands limitrophes, de telle sorte que la révolution allemande, qui jusque-là n’avait été qu’une révolution des villes, des citadins, des ouvriers industriels, des gens de lettres et des avocats, serait devenue à son tour une révolution de masse.

Mais mes intentions ne se bornaient pas là. Je voulais transformer toute la Bohême en un camp révolutionnaire, y créer une force capable non seulement de sauvegarder la révolution dans le pays même, mais encore de prendre l’offensive à partir de la Bohême, de soulever sur son passage tous les peuples slaves, de les inciter à la révolte, de détruire tout# |63 ce qui porte la marque de la Monarchie autrichienne, de secourir les Hongrois, les Polonais, en un mot de lutter contre Vous-Même, Sire !

Liée à la Bohême depuis longtemps par ses souvenirs historiques, par ses moeurs, et par sa langue, la Moravie, qui n’a jamais cessé de considérer Prague comme sa capitale et qui se trouvait encore spécialement liée alors à la Bohême par l’organisation de ses clubs, – la Moravie, me disais-je, suivra sans aucun doute le mouvement tchèque. Les Slovaques et la Silésie autrichienne seront entraînés avec elle. Ainsi la révolution eût couvert un territoire étendu et riche, ayant pour centre Prague. A Prague devait être établi le siège du gouvernement révolutionnaire, muni de pouvoirs dictatoriaux illimités. La noblesse eût été chassée, chassé également tout le clergé oppositionnel ; toute l’administration autrichienne devait être définitivement abolie, les fonctionnaires destitués et l’on n’en aurait conservé que quelques-uns à Prague, parmi les plus importants et les mieux informés, afin de leur demander conseil et pour ainsi dire en manière de bibliothèque pour les renseignements statistiques. Tous les clubs, tous les journaux, toutes les manifestations d’une anarchie bavarde eussent été abolis également. Tout devait être soumis à un pouvoir dictatorial. La jeunesse et tous les hommes valides, divisés en catégories d’après leurs caractères, leurs capacités et leurs tendances personnelles, auraient été répartis dans tout le pays pour lui assurer une organisation provisoire, révolutionnaire et militaire. Les masses eussent formé deux groupes : les uns, armés, mais armés tant bien que mal, seraient restés chez eux, afin de sauvegarder le nouvel ordre de choses et eus sent été employés, au besoin à une guerre de partisans. Par contre, tous les jeunes gens, tous les pauvres en état de porter les armes, ouvriers industriels et artisans sans travail, de même qu’une grande partie de la jeunesse bourgeoise instruite, auraient composé une armée, non point de francs-tireurs, mais régulière, formée à l’aide d’anciens officiers polonais, de soldats et de sous-officiers autrichiens en retraite, qu’on eût élevés à des rangs différents suivant leurs capacités et leur zèle. Les dépenses auraient été énormes, mais je comptais les couvrir en partie par le Produit des confiscations et des impôts extraordinaires, de même que par des assignats semblables à ceux de Kossuth. J’avais imaginé à cet effet un plan financier plus ou moins fantaisiste et dont l’exposition serait ici déplacée.

Tel était le plan que j ‘avais imaginé pour la révolution en Bohême. Je viens de l’exposer dans ses traits généraux, sans entrer dans les détails ; car il n’eut pas même un commencement de réalisation, fut ignoré de tout le monde ou bien connu seule ment par fragments inoffensifs ; il n’avait d’existence que dans ma coupable imagination et, même sur ce plan, dans mon cerveau, il ne s’est pas formé d’un seul coup, mais peu à peu, se modifiant et se complétant suivant les circonstances. Sans m’attarder à une critique politique et morale, ni non plus à un examen# |64 criminaliste de ce projet, je vais, Sire, Vous montrer maintenant de quels moyens je disposais pour réaliser des plans aussi immenses.

Tout d’abord, j’étais arrivé à Leipzig sans un sou vaillant ; je n’avais même de quoi subvenir à mon misérable entretien et, si Reichel ne m’avait pas fait bientôt parvenir une petite somme, je ne sais absolument pas comment j’aurais pu subsister, car je pouvais bien en toute conscience, exiger des autres de l’argent pour mes entreprises, mais non point pour moi-même. J’avais un pressant besoin d’argent. “Sans argent point de Suisses !” dit un vieux proverbe français, et pourtant j’avais tout à créer de toutes pièces : les relations avec la Bohême et avec les Hongrois ; à Prague, un parti correspondant à mes aspirations et sur lequel j’eusse pu m’appuyer par la suite pour mes actions ultérieures. Je dis bien “créer”, car au moment de mon arrivée à Leipzig, il n’existait pas l’ombre d’une action quelconque, tout était uniquement dans mon imagination. Je ne pouvais pas demander d’argent à d’Ester et Hexamer ; leurs ressources étaient très limitées, bien qu’ils composassent à eux seuls le comité démocratique central pour toute l’Allemagne ; ils prélevaient une espèce d’impôt sur tous les démocrates allemands, mais leurs recettes ne suffisaient même pas à couvrir leurs propres dépenses politiques. Je comptais sur les Polonais, mais ils ne réagirent pas à mon appel. Mes nouvelles relations avec eux, plus spécialement avec leurs démocrates, dataient de Dresde et je puis dire en toute conscience n’avoir jamais eu de relations politiques avec les Polonais jusqu’au mois de mars 1849 ; quant aux relations engagées à cette époque, elles n’eurent pas le temps de se développer. Ainsi je n’avais point d’argent et, sans argent, que pouvais-je entreprendre ? J’eus d’abord l’intention d’aller à Paris, en partie pour y chercher de l’argent, en partie pour entrer en relations avec les démocraties française et polonaise, enfin dans le but d’y faire la connaissance du Comte Teleki, l’ancien ambassadeur ou plutôt l’ancien agent de Kossuth auprès du gouvernement français et dont l’intermédiaire m’eût permis d’entrer en relations avec Kossuth lui-même ; mais toute réflexion faite, je renonçai à cette idée, et cela pour les raisons suivantes. Par mon ami Reichel, je savais qu’à la suite de la correspondance calomnieuse publiée par la “Rheinische Zeitung”, les démocrates français avaient aussi conçu une certaine méfiance à mon égard. Quand parut mon “Appel aux Slaves”, j’en avais envoyé un exemplaire à Flocon, en l’accompagnant d’une longue lettre où selon mes conceptions d’alors, je lui exposais la situation en Allemagne et l’aspect de la question slave ; avec mon entente et mon complet accord avec la société centrale des démocrates allemands, je lui annonçais les préparatifs d’une seconde révolution allemande et mes intentions concernant les Slaves et plus spécialement la Bohême. Je l’exhortais à envoyer à# |65 Leipzig, où je me disposais à me rendre, un homme de confiance des démocrates français, de manière à relier au mouvement français le mouvement germano-slave projeté. Enfin je lui reprochais d’avoir ajouté foi aux bruits calomniateurs et je terminais ma lettre en lui déclarant solennellement que, seul Russe dans le camp des démocrates européens, j’étais obligé de veiller sur mon honneur plus jalousement que quiconque et que, s’il ne me répondait pas, s’il ne prouvait pas sa confiance absolue en mon honnêteté par un acte positif, je me verrais contraint de rompre définitivement avec lui. Flocon ne me répondit pas et ne m’envoya personne, mais, vraisemblablement pour me prouver sa sympathie, il réimprima mon “Appel” dans son journal ; les polonais firent de même dans leur journal “Demokata Po »ski”, mais à Leipzig je n’eus point connaissance de ces deux publications et considérai le silence de Flocon comme un signe injurieux de méfiance ; aussi, même pour un objectif que je considérais comme sacré, n’ai-je pu me décider à tenter un nouveau rapprochement avec lui ni avec son parti, à plus forte raison avec les démocrates polonais, qui furent sinon la première origine, du moins et sans aucun doute, les principaux instruments de mon déshonneur immérité. Etant donné ces relations avec les Français et les Polonais, je ne me promettais pas grand-chose de la possibilité de faire la connaissance du comte Teleki, car je savais ses relations avec l’émigration polonaise. Aussi, après mûre réflexion, me suis-je persuadé qu’un voyage à Paris ne serait qu’une perte de temps ; or le temps était précieux, car il n’y avait plus que quelques mois jusqu’au printemps. Ainsi, j’ai dû renoncer cette fois encore à tout espoir de relations et de vastes ressources ; il me fallut, pour toutes les dépenses, me contenter de l’aide bénévole des pauvres démocrates de Leipzig et, plus tard, de Dresde ; et de janvier à mai 1849, je ne crois pas, avoir dépensé plus de 400 thalers, ou 500 au maximum. Tels étaient les moyens financiers avec lesquels je me préparais à soulever toute la Bohême ! Mais je veux maintenant passer à mes relations et à mes actes.

Dans mes dépositions à l’étranger, j’ai déclaré à plusieurs reprises n’avoir pris aucune part aux préparatifs des démocrates allemands en vue de la révolution allemande en général et de la révolution saxonne en particulier. Or, en toute conscience et conformément à la vérité pleine et entière, je ne puis aujourd’hui que répéter la même chose. Je désirais la révolution en Allemagne, je la désirais de tout coeur ; je la désirais comme démocrate, je la désirais encore parce que, dans mon hypothèse, elle eût été le signe et comme le point de départ de la révolution en Bohême ; mais je n’ai rien fait pour sa réussite, en aucun sens ni de quelque façon que ce fût, sinon peut-être que j’ai pu encourager et stimuler# |66 par mes paroles les démocrates allemands de ma connaissance ; mais je n’ai fréquenté ni leurs clubs ni leurs réunions, je ne leur ai demandé aucun renseignement, affectant l’indifférence et ne désirant rien savoir de leurs préparatifs, bien que j’aie appris beaucoup de choses, pour ainsi dire contre mon gré ; moi-même je ne m’occupais exclusivement que de la propagande en Bohême. Des Allemands, je n’espérais et je n’exigeais que deux choses.

En premier lieu, ils devaient modifier leurs rapports et leurs sentiments à l’égard des Slaves, exprimer publiquement et sans équivoque leurs sympathies pour les démocrates slaves et reconnaître en termes positifs l’indépendance slave. Une telle déclaration me semblait nécessaire ; tout d’abord elle aurait lié les Allemands eux-mêmes par une obligation positive et manifeste de plus, elle eût agi fortement sur l’opinion de tous les autres démocrates européens et les aurait forcés à envisager le mouvement slave avec plus de sympathie ; enfin cette même déclaration aurait également eu pour effet de combattre la haine invétérée des Slaves contre les Allemands et de les faire entrer ainsi, à titre d’amis et d’alliés, dans la communauté des démocraties européennes. Je dois dire que d’Ester et Hexamer tinrent entièrement la parole qu’ils m’avaient donnée : car en très peu de temps et grâce exclusivement à leurs efforts, presque tous les journaux démocratiques allemands, les clubs, les congrès se mirent à parler un tout autre langage et à évoquer en termes très nets les relations de l’Allemagne avec les Slaves, reconnaissant pleinement et entièrement les droits de ces derniers à une existence indépendante, les incitant à s’unir à la cause révolutionnaire pan-européenne et leur promettant leur alliance et leur concours contre les prétentions francfortaises et contre tous les autres partis réactionnaires allemands. Une telle démonstration, forte, unanime et complètement inattendue, produisit d’ailleurs l’effet désiré ; non seulement les démocrates polonais de Paris, mais encore les démocrates français, les journaux démocratiques de France, voire les démocrates italiens à Rome commencèrent à parler des Slaves comme d’alliés possibles et désirés. Les Slaves, de leur côté, plus spécialement les démocrates tchèques, stupéfaits et réjouis de ce changement inopiné, commencèrent à leur tour, dans les journaux tchèques, à exprimer leur sympathie pour les démocrates européens, même allemands et hongrois. Ainsi, pour le rapprochement, le premier pas était fait.

Mais ce n’était qu’un commencement : il fallait encore vaincre la haine des Allemands de Bohême contre les Tchèques, il fallait non seulement diminuer leurs sentiments hostiles, mais encore les amener à s’unir aux Tchèques en vue d’une action révolutionnaire commune. Tâche malaisée, car la haine est# |67 toujours d’autant plus intense et profonde que les peuples sont plus proches l’un de l’autre et vivent davantage dans un contact permanent. En outre, la haine entre Allemands et Tchèques, en Bohême, était de date récente, nourrie de souvenirs brûlants, irritée à l’excès et constamment envenimée par les efforts du gouvernement autrichien. Elle se manifesta pour la première fois au début de la révolution de 1848, par suite des tendances contradictoires et réciproquement destructives de ces deux nationalités ; fort légitimement à mon sens, les Tchèques, composant les deux tiers de la population de la Bohême, exigèrent que cette dernière devint un pays exclusivement slave, totalement indépendant de l’Allemagne, et ils refusèrent par conséquent d’envoyer des députés au Parlement de Francfort ; les Allemands, par contre, faisant valoir le fait que la Bohême avait toujours appartenu à la Fédération des Etats Allemands et, depuis des temps immémoriaux, faisait partie intégrante de l’ancien empire germanique, en exigèrent la fusion définitive avec l’Allemagne renaissante. Les Tchèques ignoraient de parti pris les ministres de Vienne ; les Allemands refusaient de reconnaître un autre pouvoir que celui des ministres viennois. Il en résulta un violent conflit, envenimé par le gouvernement d’Innsbruck, d’une part, et par celui de Vienne d’autre part ; aussi, lorsque Prague se souleva en juin 1848, toute la Bohême allemande prit-elle les armes, et ses francs-tireurs s’empressèrent d’apporter leurs concours aux troupes autrichiennes. D’ailleurs, le prince Windischgrätz les accueillit assez froidement et, après les avoir remerciés, il les renvoya chez eux. L’hostilité entre Tchèques et Allemands n’avait jamais cessé depuis lors et il n’était pas facile de la vaincre. Hexamer et d’Ester me furent très utiles en cette occurrence, de même que les démocrates saxons : à maintes reprises et en leur propre nom, ils envoyèrent des agents dans la partie allemande de la Bohême, sur laquelle ils ne cessaient également d’agir sans relâche, par l’intermédiaire des démocrates habitant le long de toute la frontière saxonne ; aussi, vers le mois de mai, un grand nombre d’Allemands de Bohême étaient-ils convertis au nouvel évangile et, bien que n’ayant pas eu avec eux de relations directes, je sais cependant que beaucoup de ces Allemands étaient prêts à s’unir aux Tchèques en vue d’une révolution commune. Mes relations avec les démocrates allemands ne s’étendaient pas au-delà et, je le répète encore, je ne me mêlais pas de leurs propres affaires. A présent, je vais passer aux Tchèques.

Seul, Arnold avait répondu à mon appel en venant à Leipzig. D’ailleurs, j’en étais# |68 déjà content, ayant appris à l’être de peu de chose. Il ne resta à Leipzig que vingt-quatre heures, malgré tous mes efforts pour le retenir. En si peu de temps, je ne pus ni l’interroger convenablement sur la Bohême et sur Prague, ni lui exposer intégralement mes idées. En outre, les trois quarts de son temps furent employés à des pourparlers inutiles avec d’Ester et Hexamer, qui projetaient de convoquer publiquement à Leipzig un congrès germano-slave ; même alors, les Allemands ne pouvaient pas arriver à se guérir complètement de leur malheureuse passion pour les congrès ; je m’opposai énergiquement à cet inepte projet. Pour des négociations sérieuses en tête à tête avec Arnold, il ne m’était resté que quatre ou cinq heures au plus ; je tâchai d’en profiter autant que possible pour convaincre Arnold de se faire mon allié et d’agir de concert avec moi, selon mon esprit et conformément à mes tendances.

M’appuyant sur l’ensemble des preuves et arguments rapportés plus haut, je cherchai à le persuader de la nécessité de hâter la révolution en Bohême. Je savais qu’il exerçait une grande influence sur la jeunesse tchèque, sur les bourgeois pauvres et plus particulièrement sur les paysans tchèques, vu qu’il les connaissait bien, ayant été pendant longtemps l’intendant des domaines du Comte de Rohan ; c’est pour eux d’ailleurs qu’il rédigeait alors presque exclusivement son journal démocratique populaire, et je lui demandai d’employer cette influence à la propagande révolutionnaire. Je lui suggérai d’organiser à Prague, et ensuite dans toute la Bohême, une société secrète dont le plan, établi par moi, était déjà tout prêt. Ce plan, dans ses grandes lignes, était le suivant.

La société aurait dû se composer de trois sociétés séparées, indépendantes et ignorées l’une de l’autre : une société pour les petits bourgeois, une autre pour la jeunesse, une troisième pour les villages. Chacune d’entre elles eût été soumise à une hiérarchie sévère et à une discipline absolue, mais se serait adaptée, dans ses détails et dans ses formes, au caractère et à la force de la classe correspondante. Ces sociétés auraient dû se limiter à un petit nombre de personnes, mais comprendre autant que possible dans leur sein tous les hommes de talent, de savoir, d’énergie et d’influence qui, obéissant à la direction centrale, eussent agi à leur tour sur les masses, pour ainsi dire invisiblement. Ces trois sociétés auraient été liées entre elles par un Comité Central composé de trois ou, au plus, de cinq membres : moi, Arnold et d’autres encore,# |69 désignés par voie d’élection. Grâce à cette société secrète, j’espérais hâter les préparatifs révolutionnaires en Bohême et pouvoir y procéder partout d’après un plan unique. La révolution faite, ma société secrète ne devait pas se disperser, mais au contraire se renforcer, s’étendre et s’adjoindre des éléments vivants et réellement forts et, peu à peu, englober toutes les terres slaves ; j’espérais qu’elle fournirait également des hommes pour les tâches différentes de la hiérarchie révolutionnaire. Enfin je comptais pouvoir créer et consolider par elle mon influence en Bohême ; car, à l’insu d’Arnold, je chargeai en même temps un jeune homme, Allemand de Vienne (l’étudiant Ottendorf, qui s’est réfugié depuis en Amérique), d’organiser sur le même plan, parmi les Allemands de Bohême, une société dont j’aurais été le chef secret, sans faire d’abord ostensiblement partie de son comité central ; de sorte que si mon plan se fût réalisé, tous les fils essentiels du mouvement eussent été concentrés entre mes mains, et j’aurais pu être sûr que la révolution projetée en Bohême ne serait jamais sortie de la voie que je lui avais tracée. pour ce qui est du gouvernement révolutionnaire, du nombre de ses membres et de son organisation, je n’avais pas encore d’idées bien arrêtées ; je voulais d’abord connaître plus intimement les personnes elles-mêmes et les circonstances ; je ne savais pas si j’en ferais ouvertement partie, mais il m’apparaissait comme certain que je devrais y prendre part, d’une manière immédiate et intense. Ce n’était ni l’amour-propre ni l’ambition qui m’avaient décidé à me défaire de mon ancienne modestie, mais le résultat de l’expérience de toute une année, la conviction que personne parmi les démocrates de ma connaissance ne serait capable d’embrasser du regard toutes les conditions de la révolution, ni de prendre toutes les mesures décisives et énergiques que je considérais comme nécessaires à son triomphe.

Enfin, par l’intermédiaire d’Arnold et de ses partisans à Prague, j’avais l’intention de mettre la main sur le “Tilleul Slave”, société patriotique tchèque ou plus exactement slave, considérée comme le centre de toutes les sociétés et de tous les clubs slaves de l’Empire d’Autriche. En général, je n’attachais pas une grande importance aux clubs ; je ne les aimais point et les méprisais, les considérant uniquement comme des réunions servant de prétexte à de stupides fanfaronnades, à un bavardage creux et même nuisible. Mais le “Tilleul Slave” formait une exception à la règle : il avait été# |70 fondé sur des bases pratiques et vivantes, par des hommes intelligents et avisés, et formait l’énergique continuation politique de cette puissante organisation d’action et de propagande littéraire qui, avant la révolution de 1848, avait éveillé et même, peut-on dire, créé la nouvelle vie slave. Et même alors, “Le Tilleul Slave” formait le centre de toute l’action politique des Slaves autrichiens ; il avait jeté ses racines et créé des sections non seulement en Bohême mais dans tout pays slave de l’Empire d’Autriche en général, à l’exception de la Galicie ; et le respect dont il jouissait était si général que tous les chefs slaves considéraient comme un honneur d’en faire partie. Le ban Jela…iƒ lui-même, en approchant de Vienne, avait jugé nécessaire d’adresser à cette organisation une lettre où, en manière d’excuse pour ses procédés, il déclarait ne point marcher sur Vienne parce que cette ville avait fait une nouvelle révolution et était alors entrée dans la voie démocratique, mais parce qu’elle constituait le centre du parti national germanique. “Le Tilleul Slave” groupait les patriotes slaves de tous les partis, indifféremment ; le parti de Palacký, du slovaque Òtúr et de Jela…iƒ y eut tout d’abord la prépondérance ; par la suite, circonstance à laquelle ma brochure “Appel aux Slaves” ne laissa pas d’ailleurs de contribuer dans une certaine mesure, le nombre des démocrates s’y était accru de façon très sensible et l’on y entendait assez souvent le cri de : “Vive Kossuth !” Finalement toute “La Ligue Tchèque” avait abandonné délibérément son ancienne tendance, proclamant hautement sa sympathie pour les Hongrois, et elle avait refusé d’envoyer plus longtemps de l’argent aux Slovaques et aux Slaves du Sud qui combattaient Kossuth. Il était alors assez facile de s’emparer du “Tilleul Slave”, qui aurait pu devenir, entre les mains des démocrates tchèques, un instrument puissant et efficace pour arriver à mes fins.

Arnold fut quelque peu surpris et déconcerté par la hardiesse de ces dernières. Il me fit d’ailleurs beaucoup de promesses, mais confusément, timidement, vaguement, se plaignant tantôt de son manque d’argent, tantôt de sa mauvaise santé, si bien que lorsqu’il eut quitté Leipzig, j’eus l’impression de n’avoir rien obtenu de lui par notre rendez-vous et par nos pourparlers. En me faisant ses adieux, il me promit toutefois de m’écrire de Prague et de m’y appeler dès que seraient à peu près terminés les préparatifs permettant de commencer une action ultérieure plus décisive. Je dus me contenter de ces vagues promesses, ne disposant alors d’aucune autre ressource ni de la possibilité d’entreprendre une propagande plus active. Quand je me rappelle aujourd’hui# |71 avec quels pauvres moyens je projetais de faire la révolution en Bohême, cela me semble ridicule ; je ne puis moi-même concevoir comment j’ai pu croire au succès. Mais, alors, rien ne pouvait me retenir. Je raisonnais de la façon suivante : la révolution est nécessaire, par conséquent, elle est possible. Je ne m’appartenais plus, le génie de la destruction s’était emparé de moi ; ma volonté ou plutôt mon entêtement croissait avec les difficultés, et non seulement les obstacles innombrables ne m’épouvantaient pas, mais ils excitaient ma soif révolutionnaire, me poussaient à une activité fiévreuse et infatigable. J’étais voué à ma perte, je le pressentais et je m’y précipitais de gaîté de coeur. Déjà la vie me pesait.

Arnold ne m’écrivait pas ; de nouveau j’ignorais tout de la Bohême. Alors, profitant du voyage à Vienne d’un jeune homme (un certain Heimberger, fils d’un fonctionnaire autrichien et qui s’est réfugié ensuite en Amérique), jeune homme que j’avais également initié en partie à mes secrets, je le priai de s’arrêter chez Arnold à son retour et de m’écrire de Prague. Il y resta définitivement, d’ailleurs de son propre gré, et il devint mon correspondant régulier. J’appris ainsi que, bien qu’Arnold parût travailler peu et mal, la disposition des esprits, à Prague, était de jour en jour plus vive, plus décisive, et plus conforme à mes désirs. Je résolus alors de me rendre moi-même à Prague et décidai également les frères Straka à rentrer en Bohême. On était au milieu ou à la fin du mois de mars, ou peut-être même au début d’avril, d’après le calendrier occidental ; j’ai oublié toutes les dates. Elles sont d’ailleurs relevées en détail dans les actes d’accusation.

On commençait alors à parler pour la première fois de l’intervention de la Russie dans la guerre de Hongrie et de l’entrée en Hongrie de l’armée russe venant porter secours aux armées autrichiennes. Cette nouvelle me poussa à écrire mon second “Appel aux Slaves” (il fut publié par la suite dans la “Dresdener Zeitung” et figure parmi les actes d’accusation) ; comme dans mon premier “Appel”, mais avec plus d’énergie et dans une langue plus populaire, j’y exhortais les Slaves à la révolution et à la guerre contre les armées autrichiennes et contre les armées russes, bien que ces dernières fussent slaves, “aussi longtemps qu’elles auraient à la bouche le nom funeste de l’Empereur Nicolas !” Cet appel fut aussitôt traduit en tchèque par les frères Straka et publié à Leipzig dans les deux langues, à une grande quantité d’exemplaires. Je chargeai les démocrates saxons de l’édition allemande et les deux frères Straka de l’édition tchèque, pour une# |72 diffusion plus rapide en Bohême.

Je me rendis à Prague par Dresde, où je m’arrêtai quelques jours. J’y fis la connaissance de quelques-uns des principaux chefs du parti démocratique saxon, sans aucun but précis, d’ailleurs, car je n’avais ni mission ni lettre de recommandation de Leipzig ; je fis leur connaissance pour ainsi dire par hasard, dans une brasserie démocratique, par l’intermédiaire du docteur Wittig que j’avais lui-même connu lors de mon premier séjour à Dresde, en 1842. Il me présenta le député démocrate Röckel dont je suis devenu par la suite l’intime et qui a joué plus tard un rôle actif dans les tentatives révolutionnaires de Dresde et de Prague. C’est aussi à Dresde qu’ont commencé mes relations cette fois positives avec les Polonais. Les choses se passèrent ainsi :

Je rencontrai à Dresde, tout à fait par hasard, l’émigré galicien Krzyzanowski, membre très actif de la société démocratique et dont j’avais fait la connaissance à Bruxelles en 1847 ; mais je n’avais alors entretenu avec lui aucune relation politique. Il était de passage à Dresde et se rendait à Paris, ayant apparemment dû fuir de Galicie pour éviter les poursuites de la police autrichienne. Nous nous abordâmes comme d’anciennes connaissances et, après les premières formules de politesse, je lui fis des reproches à propos des calomnies propagées sur mon compte par les démocrates polonais. Sur quoi il me répondit que lui-même, non plus que son ami Heltman, avec qui il habitait en Galicie, n’avaient jamais ajouté foi à ces bruits stupides, qu’ils les avaient toujours combattus, que même, bien au contraire, ils avaient désiré mon arrivée en Galicie, où je pourrais leur être utile et qu’ils avaient eu l’intention de m’écrire, mais ne connaissaient pas mon adresse. En quoi et comment j’eusse pu leur être utile en Galicie, c’est ce qu’il ne m’a pas dit. Ainsi, après une longue conversation sur des questions générales, ayant trouvé dans ses idées beaucoup de ressemblance avec les miennes, et ayant aperçu chez lui le désir de se rapprocher de moi, je m’ouvris à lui de mes projets concernant la révolution en Bohême – sans d’ailleurs lui en donner les détails - ; je lui dis que j’avais des relations en Bohême et que j’allais présentement à Prague pour y hâter les préparatifs révolutionnaires ; que je désirais depuis longtemps m’unir aux Polonais en vue d’agir de concert avec eux, mais que jusqu’alors toutes mes tentatives pour me rapprocher d’eux, non seulement étaient restées vaines, mais m’avaient attiré de hideuses calomnies. Il entra avec passion dans mes idées slaves et me demanda l’autorisation d’en entretenir l’organisation centrale, quasi officiellement et en mon nom.# |73 J’en fus fort heureux et nous convînmes des points suivants : 1. Le comité central enverrait deux hommes de confiance devant, de concert avec moi, s’occuper à Dresde, des préparatifs de la révolution de Bohême et, une fois la révolution commencée, ils entreraient avec moi dans le comité central panslave dont, autant que possible, feraient également partie les représentants des autres peuples slaves. 2. Le comité central se chargerait de fournir des officiers polonais pour la révolution en Bohême, il enverrait de l’argent et persuaderait enfin le comte Teleki d’envoyer en son nom un agent hongrois muni de moyens suffisants pour agir avec nous sur les armées hongroises se trouvant alors en Bohême, et qui serait en relations permanentes avec Teleki et Kossuth. 3. Notre intention était encore d’organiser à Dresde un comité germano-slave afin de conjuguer les préparatifs révolutionnaires de Bohême avec ceux qui avaient trait à la Saxe ; mais ce dernier projet n’eut même pas de commencement de réalisation, vu que comme je l’exposerai dans la suite, il n’y avait pas de préparatifs saxons particuliers. On peut dire d’ailleurs que toutes nos conventions restèrent également lettre morte, à l’exception peut-être de la venue de Heltman et Krzyzanowski au nom du comité central ; mais ils arrivèrent les mains vides. Tout ce que je gagnai alors à cette rencontre avec Krzyzanowski, ce fut un passeport anglais avec lequel je fis le voyage de Prague, après m’être séparé de Krzyzanowski qui continua sa route vers Paris.

A Prague, j’eus la très désagréable surprise de constater que rien n’était préparé, littéralement rien. On n’avait même pas jeté les premières bases de la société secrète et personne n’avait l’air de songer à une révolution imminente. J’en fis des reproches à Arnold, qui prétexta de son état de santé. Par la suite, à ce qu’il paraît, il fut plus actif ; je dis “à ce qu’il parait”, car j’ai toujours pensé, jusqu’à la fin, qu’il n’avait rien fait du tout. Ce n’est que par la commission d’enquête autrichienne que j’ai su (si cela est vrai) qu’il avait agi avec intensité et énergie, mais en même temps avec une si grande prudence que ses intimes eux-mêmes ne s’étaient point doutés de cette activité. Outre mes pourparlers avec Arnold, j’eus un soir une conférence avec un grand nombre de démocrates tchèques venus sur mon invitation, mais qui, à mon grand déplaisir, se trouvèrent beaucoup plus nombreux que je ne m’y attendais. Cette conférence, bruyante et absurde, me laissa l’impression que les démocrates de Prague sont d’incorrigibles bavards, plus amateurs d’une rhétorique imprécise et vaine que des entreprises périlleuses. De mon côté, à ce qu’il me semble, je les effrayai par la rudesse de certaines expressions qui m’échappèrent. Il me parut qu’aucun d’entre eux ne comprenait les seules conditions auxquelles la révolution était possible en Bohême. A l’instar des Allemands, de# |74 qui d’ailleurs, malgré leur haine, les Tchèques ont pris beaucoup de choses, ils étaient gagnés par la passion des clubs et par la même foi en la réalité d’un bavardage à vide. Je me convainquis en outre qu’en laissant un grand champ à leur amour-propre et en leur cédant tous les insignes extérieurs du pouvoir, je n’aurais pas grand-peine à m’emparer du pouvoir lui-même, lorsque la révolution éclaterait. Je parlai ensuite en tête à tête avec quelques Tchèques et m’aperçus qu’il existait encore, parallèlement à mes idées, d’autres plans, moins décisifs et à plus long terme, mais tendant néanmoins aux mêmes buts révolutionnaires, et je me mis à réfléchir sur les moyens de les utiliser. A cet effet j’aurais dû rester à Prague, mais c’était chose absolument impossible, car, malgré tous mes efforts pour rendre secrète ma présence, les démocrates de Prague furent si bavards que, le lendemain, non seulement tous les partis démocratiques, mais encore tous les libéraux tchèques savaient que j’étais dans la ville. Or, le gouvernement autrichien me poursuivant déjà à cette époque pour mon premier “Appel aux Slaves”, j’aurais sans aucun doute été arrêté si je ne m’étais éloigné à temps.

Faute d’autres possibilités, je dus concentrer tous mes espoirs sur les frères Straka, dont j’arrivai pour ainsi dire à façonner et à former l’esprit au cours de rencontres quotidiennes pendant plus de deux mois. Je leur communiquai des instructions détaillées et complètes sur tous les préparatifs de la révolution à Prague et en Bohême en général ; je leur donnai plein pouvoir d’agir pour moi et en mon nom et, bien qu’ignorant de quelle manière ils ont agi par la suite, je dois me déclarer responsable de leurs moindres actions, mille fois plus responsable et fautif qu’ils ne furent eux-mêmes.

Mon court séjour à Prague suffit à me convaincre que je ne m’étais pas trompé en espérant trouver en Bohême tous les éléments nécessaires à une révolution couronnée de succès. La Bohême, en effet, se trouvait alors dans la plus complète anarchie. Les conquêtes révolutionnaires du mois de mars (die Märzerrungenschaften, selon l’expression favorite de l’époque), anéanties déjà dans les autres parties de l’Empire d’Autriche, se trouvaient encore, en Bohême, en plein floraison. Le gouvernement autrichien avait encore besoin des Slaves et il ne voulait pas, il craignait de leur appliquer des mesures réactionnaires. Aussi, à Prague et dans toute la Bohême, la liberté illimitée des clubs, des meetings populaires et de la presse régnait-elle sans restriction ; cette liberté allait si loin que les étudiants viennois et autres réfugiés de la capitale autrichienne, qu’on eût alors tout simplement fusillés à Vienne, se promenaient ouvertement dans les rues# |75 de Prague et vivaient sous leur propres noms, tout cela sans avoir rien à craindre. Tout le monde, dans les villes et dans les villages, était armé et mécontent ; mécontent et méfiant, car on sentait l’approche de la réaction et l’on craignait de perdre les droits qu’on avait récemment conquis ; dans les villages, on redoutait le retour de l’aristocratie menaçante et le rétablissement de l’ancien servage ; enfin, les enrôlements qu’on venait d’annoncer avaient porté le mécontentement à son comble, et partout, en effet, on était prêt à l’insurrection. D’autre part, il y avait alors très peu de soldats en Bohême et ceux qui s’y trouvaient provenaient de régiments hongrois travaillés par un irrésistible esprit de révolte. A cette époque, quand les étudiants rencontraient des soldats hongrois dans la rue, ils les abordaient en criant : “Vive Kossuth !” Et les soldats de répondre par le même cri, sans se soucier de la présence des officiers ; quand on envoyait des soldats hongrois arrêter un étudiant pour conflit ou rixe avec la police, les soldats fraternisaient avec les étudiants et, de concert avec eux, ils rossaient les policiers. En un mot, les dispositions des régiments hongrois étaient telles qu’aussitôt parvenue la nouvelle du mouvement révolutionnaire qui venait d’éclater à Dresde, le demi-escadron cantonné à la frontière se mutina et se hâta de passer en Saxe sans en avoir reçu l’ordre. plus de deux ans se sont écoulés depuis lors et, au cours de ces deux années, le gouvernement autrichien a certainement employé tous les moyens possibles pour déraciner chez les Hongrois l’esprit révolutionnaire, l’esprit de Kossuth ; mais cet esprit a poussé des racines si profondes dans le coeur de tout Hongrois – plus spécialement dans le coeur des simples plutôt que chez les Hongrois cultivés – que j’ai la conviction que, si une guerre venait à éclater, le cri de “Vive Kossuth” suffirait pour qu’ils se révoltent et passent à l’ennemi. Mais, à cette époque, cela ne faisait aucun doute : j’étais absolument persuadé qu’ils feraient cause commune, dès le premier jour, dès la première heure, avec la révolution de Bohême – avantage des plus importants, car l’armée révolutionnaire de Bohême eût reçu de la sorte une base solide Enfin, pour compléter ce tableau, il faut encore ajouter que les finances autrichiennes se trouvaient alors dans un état déplorable : en Bohême, on ne connaissait plus les billets de l’Etat, mais des billets émis par des personnes privées ; tout banquier, tout commerçant avait ses assignats ; il circulait même de la petite monnaie en bois et en cuir, comme il n’en existe que chez les peuples occupant le degré le plus bas de la civilisation.

Il y avait donc des éléments révolutionnaires en suffisance ; il ne s’agissait que de s’en emparer, mais, pour cela, je ne disposais décidément pas des moyens nécessaires. Pourtant je ne désespérai pas encore. Je chargeai les frères Straka d’organiser en toute hâte des sociétés secrètes# |76 à Prague, sans suivre strictement l’ancien plan, pour l’exécution duquel il n’y avait plus assez de temps, mais en concentrant tous leurs efforts sur Prague, de manière à préparer la ville, aussi rapidement que possible, à un mouvement révolutionnaire ; je leur demandai plus spécialement d’entrer en relations avec les ouvriers et d’organiser peu à peu, parmi les hommes les plus sûrs, une force de 500, 400 ou 300 hommes, selon les possibilités ; ces hommes auraient formé une sorte de bataillon révolutionnaire sur lequel j’aurais pu compter absolument et à l’aide duquel j’eusse pu mettre la main sur les autres éléments révolutionnaires de Prague, plus ou moins organisés. Après m’être emparé de Prague, j’espérais pouvoir en faire autant de toute la Bohême, car je comptais contraindre à s’unir avec moi les principaux chefs de la démocratie tchèque, soit par la persuasion, soit par des satisfactions accordées à leurs ambitions, en leur réservant, comme il a été dit plus haut, tous les honneurs et toutes les prérogatives du pouvoir ; enfin, si ces deux méthodes restaient sur eux sans effet, j’aurais eu recours à la force. Je demandai encore aux frères Straka de s’introduire dans tous les milieux, mais sans se trahir ni bavarder ; je leur recommandai de se présenter modestement, de ne froisser aucun amour-propre, mais d’observer avec attention tous les mouvements, toutes les entreprises parallèles, car je craignais d’être devancé, et de me transmettre tous les détails à Dresde, d’où je leur promis de leur envoyer de l’argent et de venir moi-même, le cas échéant, avec officiers polonais.

Peu après mon retour à Dresde, Krzyzanowski et Heltman y arrivèrent, cette fois au nom du comité central démocratique. Ils ne m’apportaient rien : ni argent ni officiers polonais ni agent hongrois – uniquement des déclarations de sympathie et une foule de compliments de la part des démocrates polonais et parisiens. En ce qui concerne l’argent, j’appris que le comité central se trouvait lui-même dans un complet dénuement, de même que les démocrates français, épuisés par les journées de juin de l’année précédente ; des officiers polonais, en grand nombre même, devaient venir de France et du duché de Posnanie, dès que l’on disposerait de l’argent nécessaire à leur voyage, enfin le comte Teleki disposait de grands moyens, mais ne pouvait se décider à entrer en relations avec nous et à disposer de l’argent hongrois pour le mouvement de Bohême avant d’y avoir été autorisé par Kossuth, à qui il avait écrit à ce sujet et dont il attendait une réponse. Ainsi je ne pouvais tenir aucune des promesses que j’avais faites, d’abord aux frères Straka, puis, par leur intermédiaire, à Arnold et aux autres démocrates tchèques entrés en relation avec eux après mon départ de Prague. Obligé de subvenir aux besoins des frères Straka, à Prague, je devais demander l’aumône comme un mendiant à tous les gens de ma connaissance. personne ne me donna un centime, sauf le député# |77 Röckel ci-dessus mentionné, homme imprudent, bavard, excentrique, mais zélé démocrate et qui, même, pour me procurer si peu que ce fût, vendit ses meubles.

Je fis par la suite la connaissance de feu le Baron Baier, ancien officier de l’armée autrichienne, ayant plus tard participé à l’insurrection hongroise : pendant un certain temps, il avait commandé un détachement hongrois dans une forteresse dont j’ai oublié le nom ; grièvement blessé, il avait dû quitter la Hongrie et, je ne sais trop comment, devint l’agent du Comte Teleki à Dresde, où il me sembla s’occuper exclusivement de l’enrôlement des officiers dans l’armée hongroise. Il me montra une lettre du Comte Teleki, où celui-ci lui posait des questions sur la Bohême ; je saisis cette occasion et, sous ma dictée, lui fis écrire à Teleki une lettre annonçant en mon nom l’imminence de la révolution en Bohême et exposant tous les résultats favorables qui devaient en découler pour les Hongrois eux-mêmes ; enfin, je réclamais l’envoi d’un homme de confiance avec de l’argent. Teleki répondit qu’il viendrait lui-même et, à ce qu’il semble, il se trouva en effet à Dresde à un certain moment, mais trop tard, car j’étais déjà en prison. Mes relations avec les Hongrois n’allèrent pas plus loin.

Cependant, ma correspondance avec les frères Straka continuait ; ils demandaient de l’argent ; je leur en envoyais autant qu’il était en mon pouvoir, c’est-à-dire fort peu ; je les consolais en leur parlant de l’avenir, en les exhortant à tenir ferme comme je faisais moi-même alors, sans regarder en arrière, sans s’arrêter, en dépit de toutes les difficultés et de tous les obstacles ; je les exhortais à la révolution, et leur disais de m’appeler quand l’heure de l’insurrection approcherait. Ils furent en effet très actifs, comme je l’ai su plus tard par la commission d’enquête ; mais leurs lettres ne m’apprenaient pas grand-chose, tant elles étaient vagues et obscures. J’ai maintenant exposé tout ce que j’avais à dire de mes projets et de mes actes, dont le dernier fut d’envoyer de Röckel à Prague.

Mais je veux encore exposer tout d’abord quelles furent mes relations avec les Polonais venus pour me rejoindre, spécialement avec Krzyzanowski et Heltman. Je peux dire en toute conscience que ces relations furent inexistantes. Même alors il ne régnait pas, entre nous, une confiance complète, ni de leur part, ni de la mienne : ils ne m’ont jamais soufflé un seul mot des affaires# |78 polonaises, qui me semblaient les occuper beaucoup plus que les affaires de Bohême, ce qui d’ailleurs n’était pas très difficile, car ils ne s’occupaient guère de ces dernières ; leur rendant dissimulation pour dissimulation, je gardai à mon tour le secret sur beaucoup de choses, ne leur montrant, de mes propres projets, que la surface et ne les laissant pas entrer en relations immédiates avec la Bohême. Moi seul correspondais avec Prague, et tout ce qu’ils savaient du mouvement tchèque, ils ne le savaient que par moi. Quand je recevais des nouvelles défavorables, je les passais sous silence ; mais quand les nouvelles étaient favorables je les grossissais à leurs yeux ; en un mot, je les tenais un peu à l’écart de toutes les circonstances réelles et des préparatifs entrepris ; je considérais comme de mon droit d’en agir ainsi avec eux, car je voyais clairement que le comité central ne m’avait envoyé ni aide, ni argent, ni officiers, ni l’agent hongrois qui m’avait été promis, mais en tout et pour tout ces deux émissaires, et cela non point pour une union effective avec moi, mais pour mettre la main, autant que possible, sur le mouvement de Bohême, qu’ils eussent voulu faire servir à leurs propres buts, que j’ignorais, et conformément à leurs tendances exclusivement polonaises. Je voyais fréquemment, presque chaque jour, Heltman et Krzyzanowski, mais plutôt en camarades qu’en conjurés ; nous nous entretenions fort peu des préparatifs de Bohême ; bien plus, ils m’en parlaient rarement, soit qu’ils se fussent aperçus de mon manque de franchise, soit qu’ayant renoncé à en attendre de grands résultats, ils s’intéressassent davantage à d’autres entreprises, qui m’étaient inconnues. Nous n’étions d’accord que sur un seul point, la nécessité d’organiser à Prague, au moment où la révolution éclaterait, un comité révolutionnaire panslave ; pour le reste, nous nous en remettions aux inspirations de l’avenir et aux circonstances. Ils avaient probablement leurs desseins particuliers, tandis que, comptant sur mon influence prédominante à Prague, j’avais moi-même la ferme intention de les écarter dès qu’ils se seraient montrés mes adversaires. Heltman et Krzyzanowski entretenaient également, à Dresde, des relations indépendantes des miennes. Mais, pour terminer mon récit, je dois, une dernière fois, m’occuper des Allemands.

Les Allemands sont décidément un étrange peuple et, à ce que j’ai vu en vivant parmi eux, je ne crois pas que le sort leur réserve une existence politique prolongée. En écrivant que les démocrates allemands avaient essayé pendant les derniers temps de se centraliser, je voulais dire qu’ils avaient enfin compris toute la nécessité d’une action centralisée et d’un pouvoir central ; ils en parlaient fréquemment et d’abondance et même ils faisaient mine de se centraliser# |79 effectivement, mais malgré l’existence d’un comité central démocratique, il n’y avait point parmi eux de centralisation véritable. Ils croyaient avoir tout fait par la désignation de ce comité et ne considéraient pas comme nécessaire de lui obéir. Ce qui rend les démocrates français dangereux et forts, c’est leur extraordinaire discipline : des Français, de condition, de situation et de caractère différents, représentant les tendances les plus diverses, appartenant même à des partis distincts, savent s’unir en vue de poursuivre un but commun et, une fois cette union réalisée, aucun amour-propre, aucune ambition, rien, absolument rien ne peut les désunir avant que leur but ne soit atteint. Chez les Allemands, au contraire, l’anarchie prédomine. Conséquence du protestantisme et de toute l’histoire politique allemande, l’anarchie est le trait fondamental de l’esprit allemand, du caractère allemand et de la vie allemande : anarchie entre les provinces, anarchie entre la ville et la campagne, anarchie entre habitants du même lieu, entre gens fréquentant le même cercle ; anarchie, enfin, dans tout Allemand pris individuellement, entre sa pensée, son coeur et sa volonté. “Chacun peut et doit avoir son opinion !” Tel est le premier article de foi du catéchisme allemand, le principe sur lequel se règle, sans exception, tout Allemand ; aussi l’unité politique n’a jamais été et ne sera jamais possible parmi eux.

Ainsi, au moment même où la plus étroite union de tous les démocrates et de tous les libéraux était nécessaire pour lutter avec un certain espoir de succès contre la réaction triomphante, non seulement l’entente entre démocrates et libéraux ne pouvait se réaliser, mais les démocrates de toute l’Allemagne ne réussissaient pas à se mettre d’accord ; bien plus, les démocrates d’un même Etat ne savaient, ne pouvaient ni ne voulaient s’unir. “Chacun voulait avoir son opinion.” Ce qui les divisait, c’était une rivalité mesquine, faite d’amour-propre plus encore que d’ambition. Ainsi, Breslau ni Cologne ne voulaient se soumettre à Berlin et, en même temps, se faisaient mutuellement la guerre. Königsberg se tenait à l’écart ; la Saxe prussienne également. Je ne parle ni du Brandebourg, ni de la Poméranie, dont les opinions furent toujours monarchiques, ni, bien moins encore, du grand-duché de Posnanie, où régnait alors une haine insurmontable pour tout ce qui était allemand, sans distinction. La Westphalie penchait plutôt du côté de Cologne. Le Hanovre formait, avec les autres Etats maritimes, un groupe à part entré seulement en contact avec le reste de l’Allemagne par la guerre du Schleswig-Holstein, dans laquelle, d’ailleurs, les libéraux se montrèrent sensiblement plus actifs que les démocrates. Les démocrates# |80 du royaume de Saxe avaient leur propre comité central, qui était en même temps le comité des démocrates de Thuringe. La Bavière, sauf le palatinat et le Nord de la Franconie, n’avait pour ainsi dire pas été touchée par la propagande démocratique. Dans le reste de l’Allemagne du Sud, le pays de Bade, le Wurtemberg ainsi que les deux Hesse et les autres petits duchés, reconnaissaient en apparence le comité central, à l’élection duquel ils avaient participé lors du congrès démocratique de Berlin ; mais en fait, ils n’avaient pour ce comité aucun égard ; ils n’obéissaient jamais à ses ordres, ne lui envoyaient même pas d’argent et se groupaient, pour la plupart, autour des démocrates du Parlement de Francfort, lequel, dès l’origine, s’était montré le rival et l’ennemi des démocrates du Nord. Aussi n’existait-il pas en réalité la moindre centralisation et le comité central des démocrates allemands se trouvait dans le plus complet dénuement. Ce comité était pauvre, il était impuissant ; enfin il se composait de membres incapables d’en assumer le travail. On en avait désigné trois : d’Ester, Hexamer et le comte Reichenbach, mais ce dernier s’en était retiré dès le début ; Hexamer et d’Ester étaient seuls actifs. Hexamer était un jeune homme honnête, inoffensif, pas bête, mais très borné, de conception lente ; c’était un démocrate doctrinaire et utopiste. D’Ester – je ne Vous cache point, Sire, que si je parle d’eux avec tant de détails, c’est parce que je sais que tous les deux ont réussi à s’évader d’Ester, au contraire, était un homme doué, plein de vie, ayant le travail facile, la conception prompte, mais superficielle ; quelque peu retors, d’ailleurs désintéressé, politicien intrigant, appartenant à l’école des démocrates de Cologne, c’est-à-dire des démocrates communistes ; spirituel, plein de ressources, adroit, capable, dans un débat parlementaire, de harceler un ministère, en un mot, fait pour une guérilla politique, il eût pu être le Duverger de Hauranne allemand, sous un Thiers démocrate germanique (si l’Allemagne avait eu un Thiers) ; mais il n’avait ni l’intelligence assez vaste, ni assez de caractère pour être chef de parti.

Je me suis toujours abstenu de me mêler de leurs affaires ; mais ayant vécu avec eux, dans la même maison, pendant deux mois ou presque, j’étais au courant de beaucoup de choses, et puis dire en toute assurance et en toute conscience que le Comité Central s’est beaucoup agité, mais qu’il n’a absolument rien fait pour la réussite de la révolution projetée, dans laquelle, cependant, il mettait son dernier espoir ; d’Ester lui-même en effet m’avait confié que ce devait être le dernier essai et la tentative décisive et qu’en cas d’échec il faudrait remettre à longtemps, bien longtemps, tous les projets révolutionnaires. Or qu’ont-ils fait ? Au lieu de s’occuper exclusivement des préparatifs# |81 de la révolution, en laissant de côté le reste, ils employaient le plus clair de leur temps à des choses de second ordre, sans importance, à des questions qui les mettaient même sans cesse en opposition avec un grand nombre de sections du parti démocratique. Ils se moquaient des Saxons, qui croyaient ferme à l’inébranlable solidité de leur constitution démocratique récemment créée ; ils affirmaient qu’une seconde révolution était nécessaire, ne fût-ce que pour conserver les droits politiques inviolables, restes des conquêtes révolutionnaires de 1848 auxquelles la réaction n’avait pas encore osé toucher ; ils affirmaient que, sans une seconde révolution, tout resterait incertain et chancelant ; pourtant, ils agissaient eux-mêmes comme s’ils ne doutaient pas un instant de la solidité du terrain politique sur lequel ils se trouvaient : d’Ester était beaucoup plus préoccupé de son élection à la Seconde Assemblée Législative prussienne que des préparatifs révolutionnaires ; Hexamer s’adonnait à une correspondance politique creuse, inutile, pleine de compliments et de boursouflures, avec les démocrates français, italiens et polonais ; tous deux faisaient des démarches pour fonder à Berlin un nouveau journal démocratique dont ils désiraient devenir les rédacteurs en chef ; ils recueillaient des abonnements et se querellèrent à ce propos avec tous les démocrates, cela à une époque où il était évident que si une seconde révolution ne se produisait pas, l’existence de ce journal à Berlin serait tout simplement impossible et que, si par contre, la révolution réussissait, toutes les démarches antérieures, ces querelles et ces abonnements deviendraient parfaitement inutiles. Lors de la venue d’Arnold à Leipzig, au lieu de s’occuper de l’unique but de ce voyage, c’est-à-dire de la fusion du mouvement de Bohême avec celui d’Allemagne, ou bien même au lieu de l’interroger sur la Bohême dont ils ignoraient absolument tout, ils ne l’entretinrent pour ainsi dire que de ce malheureux journal et du congrès germano-slave dont il a été parlé plus haut. Des autres problèmes, des conditions, des mesures communes à fixer, il ne fut pas question : “Nous préparons la révolution pour le printemps, tâchez, vous aussi, de vous préparer pour cette époque”, c’est là tout ce qu’ils dirent à Arnold. Par cet exemple, on peut juger de ce que furent leurs préparatifs et leurs actes en vue de la révolution allemande elle-même.

Je ne dis pas qu’ils n’aient absolument rien fait et qu’ils n’aient point songé aux préparatifs révolutionnaires ; je dis seulement que leurs actions furent insignifiantes, insuffisantes et qu’elles ne pouvaient en aucune manière amener la réussite de la révolution ; ainsi, je sais qu’ils ont organisé des sociétés secrètes en différents points de l’Allemagne, mais ces sociétés restèrent sans influence aucune dans l’insurrection pan-allemande de mai ; je ne doute pas non plus qu’ils aient eu des relations avec quelques-uns des principaux chefs du parti démocrate, dans les diverses régions de l’Allemagne, bien que je ne possède pas sur ce point# |82 de renseignements positifs ; mais je sais à coup sûr qu’ils se sont querellés avec beaucoup d’entre ces démocrates : par exemple avec Breslau et avec le comité central des démocrates saxons ; enfin, à Francfort, ils avaient plus d’ennemis que d’amis, de sorte qu’à la veille de la révolution badoise, les démocrates du Sud, non seulement s’opposèrent à leur intervention, mais leur enjoignirent même de ne pas s’unir à eux. J’ai su cette circonstance par un hasard particulier, dont je parlerai par la suite.

On pourrait me demander : si le Comité Central était réellement à tel point inactif et impuissant, comment a-t-il pu déclencher, en faveur des Slaves, dans toute l’Allemagne, cette unanime et puissante démonstration dont il a été parlé plus haut, et d’où avait-il pris tout d’un coup l’énergie, l’influence et l’activité nécessaires à son infatigable propagande ? Je répondrai que rien n’était plus facile à réaliser que cette démonstration ; le Comité, sur ce point, disposait des moyens voulus et de l’influence nécessaire ; il correspondait avec tous les journaux démocrates et possédait en outre les adresses de tous les principaux chefs de comités et de clubs ; il agissait fréquemment sur ces chefs en dehors de leurs comités, par l’intermédiaire des hommes influents connus du Comité Central, car rien n’est plus facile que de gagner n’importe quel Allemand à n’importe quelle cause, tant qu’il se croit indépendant et ne soupçonne pas qu’on veut le soumettre à une discipline quelconque. Je composais les articles envoyés aux journaux, sous leur propre nom, par d’Ester et Hexamer ; ou bien, en ma présence et presque sous ma dictée, je les forçais à écrire des lettres, les mêmes pour tous les clubs, et ne les laissais pas en repos tant qu’ils n’avaient pas fait tout ce qui m’apparaissait comme indispensable. C’est ainsi que parurent soudain, dans tous les journaux, des articles sympathiques en faveur des Slaves ; quant aux clubs, déjà travaillés qu’ils étaient par les lettres et par les déclarations du comité central, ils suivirent l’exemple de la presse et se mirent à composer de sonores adresses aux Slaves. Une fois commencé, ce mouvement continua de lui-même sans intervention extérieure. La propagande en Bohême serait également restée lettre morte si je n’y avais pas sans cesse incité les membres du Comité Central et, bien plus encore, les démocrates de ma connaissance habitant Leipzig, lesquels agissaient à leur tour par l’intermédiaire de leurs amis établis sur la frontière de Bohême. Or tout cela fut accompli sans mesures spéciales, sans conspirations et sans conditions particulières, mais simplement grâce à de bonnes relations.#

|83Je le répète, il ne manquait pas, de par l’Allemagne entière, de conversations générales sur la révolution imminente, mais il n’y avait absolument aucune conspiration d’ensemble, aucune organisation commune, aucun plan de direction et d’action centralisées, malgré l’existence d’un Comité Central désigné à cet effet. En mai 1849, l’insurrection allemande fut plutôt, dans son ensemble, le résultat de l’action unanime des Gouvernements allemands que de l’entente entre les démocrates. Six mois auparavant, tout le monde savait qu’il y aurait une révolution au printemps, car on avait enfin compris que les Gouvernements, une fois recommencé avec succès leur mouvement réactionnaire, ne s’arrêteraient pas à mi-chemin et n’abandonneraient pas la lutte avant la restauration de l’ancien ordre de choses détruit par la révolution de 1848. Tout le monde s’attendait, pour le printemps, à des mesures réactionnaires encore plus prononcées, et tout le monde se préparait à y répondre par une résistance révolutionnaire ; chacun prévoyait, entre le parlement de Francfort et les souverains allemands, un conflit inévitable, qui donnerait le signal d’une insurrection générale. L’unanimité, entre les démocrates allemands, n’allait pas au delà. L’activité du Comité Central se bornait à encourager tout le monde à des préparatifs révolutionnaire”, mais ce comité ne put et ne sut devenir le centre des préparatifs ; dans toutes les régions de l’Allemagne, on se préparait à sa guise, chacun pour soi, conformément au caractère, aux possibilités et à la situation de chacun, indépendamment du Comité Central et sans le moindre accord. Je le répète encore une fois, la généralité des préparatifs se bornait à ce que tout le monde savait qu’on se préparait ; mais les démocrates n’étaient pas seuls à le savoir, le parti adverse le savait également, car tous procédaient aux préparatifs et organisaient ouvertement jusqu’aux sociétés secrètes.

Tous se préparaient, mais ces préparatifs étaient peu de chose. Je ne puis, d’ailleurs, juger de l’activité déployée par les démocrates du Sud, car, sauf dans un cas auquel je reviendrai par la suite, je ne suis plus entré en contact avec eux depuis le printemps de 1848. Dans le pays de Bade, il semble avoir existé quelque chose comme une organisation réelle. Mais je puis juger des préparatifs saxons, les ayant vus de près, bien que sans y prendre aucune part. Je sais que les démocrates saxons ne possédaient ni plan, ni organisation, ni même de chefs désignés d’avance pour l’heure de l’émeute. Tout était abandonné au hasard.# |84 Cela apparut nettement lors de la tentative révolutionnaire de Dresde, si peu prévue par les chefs du parti démocrate eux-mêmes qu’ils avaient eu l’intention de s’en aller la veille ; personne, ni à Dresde, ni dans aucune autre ville de Saxe, ne se doutait que, précisément en cet instant, commençait la révolution prophétisée depuis longtemps par tout le monde ; et quand elle a éclaté, personne ne savait quoi faire ni quel parti prendre ; tout le monde se laissait guider par son propre instinct, rien n’ayant été prévu. C’est à peine croyable, mais il en fut vraiment ainsi. Si je rassemble actuellement tous mes souvenirs pour en tirer quoi que se soit de positif concernant les préparatifs des démocrates saxons, je ne trouve absolument rien, sauf peut-être le fait qu’il y avait dans quelques coins de la Saxe de minuscules sociétés secrètes en miniature, composées de cinq, de six ou tout au plus de dix personnes, pour la plupart des ouvriers ; ou bien encore, dans quelques villes, comme Dresde, Chemnitz et plus tard, également, Leipzig, on avait fabriqué des grenades à main en fer blanc, inoffensifs joujoux d’enfants, sur lesquels cependant les démocrates fondaient de grands espoirs. Point n’était besoin de préparer des armes et des munitions, toute la Saxe, comme toute l’Allemagne, ayant été armée par la révolution précédente ; mais ce qu’il fallait préparer, c’était un plan d’émeute, un plan pour toute la Saxe comme pour chaque ville en particulier ; il eût fallu désigner des chefs, instituer une hiérarchie révolutionnaire, convenir des premiers actes à accomplir, des premières mesures à prendre pour la révolution projetée ; il eût fallu que la propagande révolutionnaire rayonnât des villes dans la campagne ; il eût fallu amener les paysans à prendre part au mouvement, afin d’aboutir à une révolution forte et générale et non pas à une révolution citadine, isolée et facile à combattre. De tout cela, il n’y avait pas la moindre trace ; tous les préparatifs se bornaient à des bagatelles. En un mot, les démocrates saxons en firent assez pour être condamnés par la suite comme criminels politiques, mais ils n’avaient rien fait pour la réussite de la révolution elle-même. On pourrait en dire autant de moi, avec cette différence que j’étais seul, alors qu’eux-mêmes étaient nombreux ; ils disposaient de tous les moyens et, moi, tout me faisait défaut. La commission d’enquête saxonne a longtemps cherché les traces d’une conspiration, de plans, de préparatifs d’émeute et de relations clandestines entre les démocrates saxons et les autres démocrates allemands ; n’ayant rien trouvé, elle s’est finalement consolée par l’idée qu’une telle conspiration# |85 existait en effet, horrible complot impliquant des relations très étendues, un plan profondément médité et d’incalculables ressources ; seulement, on décida qu’en prenant la fuite, Röckel, le plus insignifiant d’entre les trois membres peu brillants et fort peu actifs du comité démocratique saxon, en avait emporté à Londres tous les secrets et tous les fils d’attache. Je dis que la commission s’est consolée par cette idée, car les gouvernements allemands ont dû rougir de honte à la pensée d’avoir tremblé aussi longtemps devant les démocrates d’Allemagne. D’ailleurs, tout étant relatif dans ce monde, des démocrates allemands pouvaient bien faire peur à des gouvernements allemands.

Mais il est temps d’abandonner ces raisonnements généraux sur la piètre activité révolutionnaire des démocrates allemands et, revenant à moi-même, d’achever maintenant ma non moins piètre histoire. Il ne me reste que peu de chose à ajouter.

J’ai exposé à quoi se sont bornées mes relations avec d’Ester et Hexamer, comme avec les démocrates de Leipzig ; j’ai expliqué pourquoi j’attendais la révolution allemande avec certitude, et pourquoi je la désirais ; conformément à la vérité, j’ai ajouté que je ne m’étais mêlé en aucune façon aux affaires allemandes. Je dois en dire autant de mon séjour à Dresde, jusqu’au jour de l’élection du Gouvernement Provisoire. Je me trouvais à Dresde, non pour la Saxe et non pour l’Allemagne, mais uniquement pour la Bohême, et j’avais élu Dresde comme domicile, parce que c’était la ville la plus proche de Prague. De même qu’auparavant à Leipzig, je n’y fréquentais ni les clubs ni les conférences des démocrates ; au contraire, je me cachais, n’ayant point de passeport et n’étant point sûr que la police de Dresde tolérerait ma présence. Je voyais très peu de monde ; je connaissais de nombreux démocrates, mais les voyais rarement ; je n’ai vu que deux ou trois fois au plus le député démocrate Tzschirner, qui fut, à mon avis, encore que bien piètre lui aussi, le principal, sinon le seul instigateur de la révolution saxonne ; je ne le rencontrais ni chez lui ni chez moi, mais dans une brasserie démocrate ; nos rapports furent des plus superficiels et nous n’échangeâmes que quelques mots. Les seuls Allemands avec lesquels j’aie eu des relations positives à Dresde furent le Dr Wittig, rédacteur en chef du journal démocratique de Dresde et le député démocrate Auguste Röckel, nommé plus haut. Le premier me fut utile à bien des points de vue ; la rédaction de son journal me servait de bureau pour mes relations avec Prague, et le journal lui-même, en tout ce qui concernait la question slave, était soumis à mon influence exclusive. J’étais encore plus intimement lié avec le démocrate Röckel ; celui-ci prit une large part à la propagande en Bohême allemande, grâce à ses relations avec les démocrates saxons de la frontière ;# |86 il rassemblait de l’argent pour moi quand j’en avais un urgent besoin et, comme je l’ai déjà dit, il alla même jusqu’à vendre ses meubles pour me permettre de soutenir les frères Straka, mon seul espoir pour la révolution de Prague. Je ne lui dissimulais pas mes entreprises, de même que lui non plus ne me cachait rien ; mais je ne m’immisçais point dans ses affaires ni dans ses relations allemandes et n’avais recours à lui qu’en cas de besoin. Parmi les démocrates allemands que je connaissais bien sans avoir avec eux de relations positives, se trouvait un certain Dr Erbe, démocrate d’Altenbourg, député et banni, élu plus tard, je ne sais plus par quelle ville de Saxe, au Parlement de Francfort ; si je mentionne ce fait, c’est que ces rapports avec Erbe ont été l’occasion du seul contact existant, par hasard, entre moi et les démocrates badois, auxquels j’ai fait allusion plus haut. Arrivé à Francfort, il prit plus tard, paraît-il, une part active au mouvement de l’Allemagne du Sud et l’on m’a dit qu’il s’est réfugié en Amérique. Quelques jours avant la révolte de Dresde, est venu me voir un camarade d’Erbe, également député francfortais et sans doute amené à Dresde par d’autres affaires, que j’ignorais. Il me demanda, de la part d’Erbe et de tous les démocrates badois dont il me transmit les salutations, de lui remettre une lettre de recommandation pour le Comité Central polonais à Paris ; car ils avaient besoin d’officiers polonais. Je l’ai abouché avec Heltman et Krzyzanowski et fus ainsi la cause de l’entrée en scène, dans le duché de Bade, du général Schreide et d’autres Polonais. C’est seulement alors que je me suis rendu compte de toute la mésentente existant entre les démocrates du Nord et ceux du Sud et que j’ai compris combien était nulle, sur ces derniers, l’influence du Comité Central démocratique ; d’Ester, arrivé le même jour à Dresde, rencontra chez moi le camarade francfortais d’Erbe ; ils parlèrent longuement de l’imminente révolution badoise et du mouvement dans l’Allemagne du Sud en général ; d’Ester déclara qu’il eût voulu voir réunis à Francfort tous les démocrates ayant appartenu aux parlements allemands dissous par la force, où ils eussent composé, avec les démocrates francfortais, un nouveau parlement démocratique allemand ; le camarade d’Erbe répondit que les démocrates de Francfort et de l’Allemagne du Sud en général demandaient à Messieurs les démocrates du Nord de ne pas se mêler de leurs affaires et de ne pas se joindre à eux, mais de rester tranquillement chez soi et de s’occuper de hâter la révolution dans le Nord. Il s’ensuivit une discussion, puis une querelle qu’il serait déplacé de rapporter ici.#

|87Aux approches du mois de mai, les signes avant-coureurs de la révolution se firent de jour en jour plus clairs et plus caractéristiques dans toute l’Allemagne. Le parlement de Francfort, manifestant sur la fin de son existence une tendance de plus en plus nettement favorable aux démocrates, était en conflit manifeste avec le Gouvernement. On avait enfin accommodé une constitution allemande ; certains gouvernements, comme par exemple celui du Wurtemberg, l’avaient reconnue, mais à contre-coeur et sous la menace non dissimulée d’une révolution. Le roi de Prusse avait refusé la couronne qui lui était offerte ; le gouvernement de la Saxe hésitait. Les uns espéraient qu’il se soumettrait à la nécessité et que tout rentrerait dans l’ordre sans tumulte. D’autres prévoyaient un conflit ; j’étais de ces derniers et, convaincu de l’approche d’une révolution pan-allemande, dans mes lettres je poussai les frères Straka à redoubler d’activité, à hâter les préparatifs et à procéder aux dernières mesures décisives. Mais je ne pouvais pas leur envoyer d’argent ni d’autre secours que des conseils et des encouragements ; je leur envoyai quelques thalers, me privant ainsi de mes dernières ressources ; je ne pouvais me permettre alors de dépenser pour mes propres besoins plus de cinq ou six Silbergroschen par jour. Il n’y avait ni argent, ni officiers polonais, ni la moindre possibilité d’agir ; j’attendais chaque jour l’arrivée du Comte Teleki, j’attendais aussi que l’on m’appelât bientôt à Prague, je ne savais que faire, ni où aller, et me trouvais, en un mot, dans la plus pénible des situations.

Finalement, le parlement démocratique saxon fut dissous. C’était le premier retour vers la réaction en Saxe ; aussi ceux-là mêmes qui, auparavant, avaient eu des doutes commencèrent-ils à admettre la possibilité d’une révolution saxonne ; cependant cette dernière paraissait encore à tout le monde si éloignée que Röckel, ayant à craindre des poursuites, se décida à quitter Dresde pour un certain temps. Je le persuadai d’aller à Prague ; je lui remis un billet pour Arnold et Sabina, ainsi que pour les frères Straka, et je le chargeai de hâter autant que possible les préparatifs de l’insurrection de Prague. De quelle manière a-t-il agi ? avec quelles personnes ? et quels événements en général se sont déroulés à Prague après son départ de Dresde ? ce sont là autant de choses que j’ai ignorées jusqu’au bout, n’en ayant appris quelques détails que par la commission autrichienne. Le jour de son départ, vint me voir, encore en sa présence et amené par mon camarade et collaborateur Ottendorfer, le Dr Zimmer, ex-membre du parlement autrichien alors dissous, démocrate zélé, un des chefs les plus influents du parti allemand en Bohême et jadis l’un# |88 des ennemis les plus acharnés de la nationalité tchèque ; après une discussion longue et passionnée, je réussis à le rallier à mon point de vue ; il me fit ses adieux en me promettant d’aller immédiatement à Prague et d’y collaborer à l’union des Allemands et des Tchèques en vue de la révolution. Tous ces faits, révélés non point par moi mais par le Dr Zimmer lui-même, sont exposés en détail dans les actes d’accusation autrichiens. Ce voyage à Prague de Röckel et du Dr Zimmer représente mes dernières démarches en ce qui concerne la Bohême.

Sire, j’ai tout dit, et j’ai beau réfléchir, je ne puis trouver l’omission d’un seul fait de quelque importance. Il ne me reste plus maintenant qu’à expliquer à Votre Majesté de quelle façon j’ai pu, tout en restant étranger aux affaires allemandes et en m’attendant à être appelé d’un jour à l’autre à Prague, participer – et participer aussi activement, – à l’insurrection de Dresde.

Le lendemain du départ de Röckel, c’est-à-dire après la dissolution du Parlement, des désordres éclatèrent à Dresde ; ils durèrent plusieurs jours, sans prendre un caractère décisif ; mais la nature de ces désordres était telle qu’ils ne pouvaient se terminer que par la révolution ou par une réaction complète. Je n’avais pas peur de la révolution, mais je craignais la réaction, qui eût forcément fini par faire arrêter tous les émigrés politiques dépourvus de passeport et tous les volontaires révolutionnaires, parmi lesquels je me trouvais occuper une place prépondérante. Longtemps, je ne sus que faire, ni à quoi me décider ; rester était dangereux, mais il était honteux, il était absolument impossible de fuir. J’étais le principal et seul instigateur de la conspiration praguoise allemande et tchèque, j’avais envoyé les frères Straka à Prague et j’y avais exposé un grand nombre de gens à un danger évident ; aussi n’avais-je pas le droit d’éviter moi-même le péril. Un moyen me restait encore : me retirer dans les environs et attendre, dans le voisinage de Dresde, que le mouvement prît un caractère plus décisif et plus révolutionnaire ; mais, pour cela, il eût fallu avoir de l’argent et, à ce que je crois, je ne possédais pour toute fortune que deux thalers. Dresde était le centre de ma correspondance ; j’attendais le Comte Teleki, je pouvais à chaque instant être appelé à Prague ; je me résolus donc à rester et y décidai également Krzyzanowski et Heltman, déjà sur le point de partir. Une fois résolu à rester, ni mon caractère, ni ma situation ne me permettaient de demeurer le spectateur inactif et indifférent des événements de Dresde. pourtant je m’abstins de toute activité jusqu’au jour de l’élection du Gouvernement Provisoire.

Je n’entrerai pas dans les détails de l’insurrection de Dresde ; ils Vous# |89 sont connus, Sire, et mieux sans doute, dans toutes leurs formes, qu’à moi-même. D’ailleurs, tous les faits qui me concernent également sont exposés en détail dans les actes de la commission d’enquête saxonne. A mon sens l’insurrection a tout d’abord été occasionnée par de tranquilles citoyens, par les “Bürger” qui n’y ont vu pour commencer qu’une de ces démonstrations de parade, inoffensives et légales, tellement entrées dans les moeurs allemandes qu’elles n’étonnaient et n’effrayaient plus personne. Quand ils se sont aperçus que le mouvement devenait une révolution, ils ont battu en retraite et cédé la place aux démocrates, car, disaient-ils, lorsqu’ils avaient juré “de sacrifier leurs biens et de verser leur sang pour la défense de la liberté nouvellement conquise,” ce qu’ils avaient eu dans l’esprit, c’était une démonstration paisible, non sanglante et inoffensive, mais non point une révolution. La révolution fut d’abord constitutionnelle et ne devint démocratique que par la suite. On fit entrer dans le Gouvernement Provisoire deux représentants du parti constitutionnel-monarchique : Heubner et Todt (quelques jours auparavant, ce dernier en sa qualité de commissaire gouvernemental, avait encore dissous le parlement au nom du Roi) et on ne leur joignit qu’un seul démocrate : Tzschirner. J’avais fait connaissance de Todt dès mon tout premier séjour à Dresde ; ensuite je l’avais vu en passant à Francfort, au printemps de 1848, et je ne le rencontrai à Dresde que le jour de son élection au Gouvernement Provisoire. Le député Heubner m’était complètement inconnu et j’ai déjà dit plus haut à quoi s’étaient bornées jusqu’alors mes relations avec Tzschirner.

Après la formation du Gouvernement Provisoire, je commençai à espérer la réussite de la révolution. Et en effet les circonstances étaient ce jour-là des plus favorables : beaucoup de peuple et peu de soldats. Une grande partie de l’armée saxonne, en général peu nombreuse, luttait alors pour la liberté et l’unité allemandes dans le Schleswig-Holstein, “parents de race et entourés par la mer” ; il ne restait à Dresde, si je ne me trompe, que deux ou trois bataillons ; les troupes prussiennes n’avaient pas encore eu le temps d’arriver et rien n’était plus facile que de s’emparer de toute la ville de Dresde. Une fois Dresde aux mains de la révolution, en s’appuyant sur la Saxe, qui se souleva tout entière et assez unanimement, mais sans aucun plan et sans aucun ordre, de même que sur le mouvement du reste de l’Allemagne, on eût pu même se mesurer avec les troupes prussiennes, lesquelles, à l’exemple des Saxons, ne firent pas preuve, à Dresde, d’un courage extraordinaire, les Prussiens ayant employé cinq jours entiers à une affaire dont des troupes plus énergiques# |90 eussent pu venir à bout en une journée et même en moins de temps ; car s’il y avait bien, à Dresde, un assez grand nombre de démocrates armés, ceux-ci étaient démoralisés par le désordre régnant parmi les chefs.

Le jour de l’élection du Gouvernement Provisoire toute mon activité se borna à donner des conseils. C’était, à ce qu’il me semble, le 4 mai du calendrier occidental. Les troupes saxonnes parlementaient ; je conseillai à Tzschirner de ne pas se laisser berner, car il était manifeste que le Gouvernement ne cherchait qu’à gagner du temps, dans l’attente d’un secours prussien. Je dis à Tzschirner de suspendre ces pourparlers inutiles, de ne pas perdre de temps et de profiter de la faiblesse des troupes pour s’emparer de toute la ville de Dresde ; je lui offris même de rassembler tous les Polonais de ma connaissance, – il s’en trouvait alors un grand nombre à Dresde, – et de conduire avec eux, à l’arsenal, le peuple qui réclamait des armes. On perdit toute cette journée en pourparlers ; le lendemain, Tzschirner se souvint de mes conseils et de ma proposition ; mais les circonstances avaient déjà changé ; les citoyens s’étaient dispersés avec leurs armes et le peuple avait perdu de son enthousiasme ; les francs-tireurs n’étaient pas encore arrivés en grand nombre ; à ce qu’il semble, les premiers bataillons prussiens avaient déjà fait leur apparition. Mais, cédant à la demande de Tzschirner et plus encore à ses promesses, j’allai retrouver Heltman et Krzyzanowski et les persuadai non sans peine de participer avec moi à la révolution de Dresde, leur représentant quelles conséquences favorables un succès pourrait avoir pour la révolution de Bohême, à laquelle nous aspirions ; ils consentirent et vinrent à l’Hôtel de Ville, où siégeait le Gouvernement provisoire, accompagnés d’un troisième officier polonais, qui m’était d’ailleurs inconnu. Nous conclûmes alors avec Tzschirner une sorte de traité : en premier lieu, il nous déclara qu’il ne se contenterait pas, si la révolution réussissait, de la reconnaissance du Parlement de Francfort et de la constitution francfortaise, mais proclamerait la république démocratique ; en second lieu, il s’engagea à être notre auxiliaire et fidèle allié dans toutes nos entreprises slaves ; il nous promit de l’argent, des armes, en un mot tout ce dont nous aurions besoin pour la révolution de Bohême. Il nous demanda seulement de n’en rien dire à Todt et à Heubner, qu’il qualifia de traîtres et de réactionnaires.

Ainsi nous nous installâmes derrière un paravent, dans la salle du Gouvernement# |91 provisoire, Heltman, Krzyzanowski, l’officier polonais ci-dessus mentionné et moi-même. Notre situation était plus que bizarre : nous composions une espèce d’état-major auprès du Gouvernement Provisoire, qui exécutait tous nos ordres sans contradiction ; mais indépendamment de nous et indépendamment même du Gouvernement Provisoire, le lieutenant Heinse commandait la milice révolutionnaire. Il nous considérait avec une malveillance manifeste, même avec animosité ; non seulement il n’exécutait aucun de nos ordres, qui lui étaient transmis sous la forme d’instructions du Gouvernement Provisoire, mais il agissait même à l’encontre de ces dernières, de telle sorte que tous nos efforts demeurèrent inutiles. Vingt-quatre heures durant, nous ne demandâmes que cinq cents, ou même trois cents hommes, que nous voulions conduire à l’arsenal, et ne parvînmes même pas à en réunir cinquante. Non point qu’il en manquât, mais parce que Heinse ne permettait à personne de nous rejoindre et dispersait son monde dans toute la ville, dès que de nouvelles forces arrivaient. J’étais alors et suis encore actuellement convaincu que Heinse était un traître, et je ne puis concevoir qu’il ait été condamné comme criminel politique. Il a contribué à la victoire des troupes dans une mesure bien plus grande que les troupes elles-mêmes, qui, je l’ai déjà dit, agissaient avec beaucoup, avec infiniment de timidité.

Le lendemain – c’était, je crois, le 6 mai, – mes Polonais, et Tzschirner avec eux, avaient disparu. Cela s’était passé de la façon suivante. Heubner… je ne puis me souvenir de lui sans une poignante tristesse. Je ne le connaissais pas avant, mais j’appris à le connaître pendant ces quelques jours ; dans des circonstances pareilles, on se connaît rapidement. J’ai rarement rencontré homme plus pur, plus noble, plus honnête ; sa nature, ses tendances, non plus que ses idées ne le prédestinaient à une activité révolutionnaire ; il était de moeurs paisibles et douces ; il venait de se marier, il était passionnément épris de sa femme et sentait en lui infiniment plus de dispositions à lui écrire des vers sentimentaux qu’à faire partie d’un Gouvernement révolutionnaire, où il avait été embarqué, d’ailleurs comme Todt, par le plus grand des hasards. Il ne s’y trouvait que par la faute de ses camarades constitutionnels, qui l’avaient élu en profitant de son dévouement et dans l’espoir de paralyser les tendances démocratiques de Tzschirner. Lui-même ne voyait dans cette révolution qu’une guerre sainte et légitime pour l’unité allemande, dont il était l’adorateur passionné et quelque peu# |92 rêveur ; il avait cru ne pas avoir le droit de refuser un poste dangereux et il avait consenti. Son consentement donné, il voulut remplir son rôle honnêtement et jusqu’au bout et il a véritablement fait le plus grand des sacrifices à ce qu’il considérait comme juste et comme vrai. – Je ne dirai rien de Todt ; il fut, dès le début, démoralisé par la contradiction existant entre son ancienne et sa nouvelle situation et il prit la fuite à plusieurs reprises. Par contre, je dois dire un mot de Tzschirner. Tzschirner était le chef reconnu du parti démocratique de Saxe ; c’est lui qui avait préconisé, préparé, déclenché la révolution ; or, à la première menace de danger, il s’est enfui et il l’a fait sur un simple bruit inexact et sans fondement, bref, il s’est révélé à tous, amis et ennemis, comme une canaille et comme un lâche. Il reparut dans la suite ; mais le seul fait de lui parler m’était pénible et je n’adressai plus la parole qu’à Heubner, pour qui je m’étais pris d’amitié et que je respectais de toute mon âme. Les polonais avaient également disparu ; sans doute se croyaient-ils tenus de se conserver pour la patrie polonaise. Depuis cette époque, je n’ai pas revu un seul Polonais. Ce furent là mes derniers adieux à la nation polonaise. Mais j’ai interrompu mon récit ; Heubner et moi, nous montâmes sur les barricades, d’une part pour encourager les combattants, d’autre part pour nous renseigner si peu que ce fût sur la situation générale, dont personne parmi les troupes du Gouvernement Provisoire n’avait la moindre idée. En rentrant, nous apprîmes que Tzschirner et les Polonais, effrayés par une fausse alerte, avaient préféré s’éloigner et nous conseillaient d’en faire autant. Heubner décida de rester ; j’en fis de même ; puis Tzschirner est rentré et, après lui, Todt ; mais ce dernier ne demeura pas longtemps et il disparut bientôt définitivement.

Je restai. Non que j’eusse foi dans le succès. Ces messieurs Tzschirner et Heinse avaient si bien gâté la situation que seul un miracle eût pu sauver les démocrates ; rétablir la discipline était absolument impossible ; tout était embrouillé à tel point que personne ne savait où donner de la tête ni à qui s’adresser. J’étais sûr de la défaite et je restai ; d’abord je ne pouvais me décider à abandonner le pauvre Heubner, semblable à un agneau résigné au sacrifice ; de plus, raison encore beaucoup plus impérieuse, j’étais russe, c’est-à-dire encore plus exposé que les autres à des soupçons infâmes et à d’incessantes calomnies ; comme Heubner, je me sentais obligé de tenir jusqu’au bout.

Je ne puis, Sire, Vous rendre un compte détaillé des trois ou quatre jours par moi passés à Dresde après la fuite des Polonais. Je faisais démarche# |93 sur démarche, donnais des conseils et des ordres et formais, pour ainsi dire, à moi seul tout le Gouvernement Provisoire ; bref, j’ai tout fait de ce qui était en mon pouvoir pour sauver la révolution, – une révolution défaillante et perdue ; je ne dormais pas, je ne mangeais pas, je ne buvais pas, je ne fumais même pas, j’étais à bout de forces et ne pouvais m’absenter une seule minute de la salle du Gouvernement, de peur que Tzschirner ne se sauvât de nouveau et ne laissât encore Heubner tout seul. Je convoquai plusieurs fois les chefs des barricades, tâchai de faire régner un peu d’ordre, de concentrer les forces en vue d’une offensive ; mais toutes mes mesures, Heinse les étouffait dans l’oeuf, de sorte que toute cette activité tendue et fiévreuse demeurait inutile. Quelques communistes chefs de barricades eurent l’idée de brûler Dresde et réduisirent même quelques maisons en cendres. Je n’en ai jamais donné l’ordre ; j’y eusse consenti, d’ailleurs, si j’avais cru qu’on pouvait sauver la révolution saxonne par des incendies. Je n’ai jamais pu concevoir que l’on puisse plaindre les maisons et les choses inanimées plus que les hommes. Les soldats, Saxons et Prussiens, s’amusaient à tirer sur des femmes inoffensives regardant à leurs fenêtres, et cela ne surprenait personne ; mais lorsque des démocrates se sont mis à incendier des maisons, pour leur propre défense, tout le monde a crié à la barbarie ; or il faut dire que les soldats allemands si bons, si moraux et si cultivés, ont montré à Dresde infiniment plus de barbarie que les démocrates ; je fus moi-même témoin de l’indignation avec laquelle des démocrates, tous des gens simples, se sont jetés sur un des leurs qui s’était laissé aller à injurier des soldats prussiens blessés. Mais malheur au démocrate qui tombait entre les mains des soldats ! Messieurs les officiers faisaient rarement leur apparition, ils se ménageaient avec le plus grand soin, mais ils avaient donné l’ordre aux soldats de ne pas faire de prisonniers ; aussi, dans les maisons conquises, a-t-on assommé, poignardé ou fusillé beaucoup de gens qui n’avaient jamais eu l’idée de prendre part à la révolution ; c’est ainsi que fut poignardé, avec son valet de chambre, un jeune prince, parent même, si je ne me trompe, d’un des petits souverains allemands et venu à Dresde pour se faire soigner les yeux. Ce fait ne m’a pas été rapporté par des démocrates, mais je le tiens d’une source absolument sûre, à savoir de sous-officiers ayant pris une part active aux événements de Dresde et qu’on avait chargé par la suite de ma surveillance. – Je me liai d’amitié avec beaucoup d’entre eux et j’ai appris ainsi, lors de mon séjour dans la forteresse de Königstein, bien des choses qui sont loin de parler en faveur de l’humanité, du courage et de l’intelligence de Messieurs les officiers saxons et prussiens. – Mais je reviens# |94 à mon récit.

Je n’ai pas ordonné les incendies, mais je n’ai pas permis non plus que, sous prétexte de les éteindre, on livrât la ville aux troupes ; quand il fut évident que Dresde ne pouvait plus être défendue, je proposai au Gouvernement Provisoire de se faire sauter, lui et l’Hôtel de Ville ; pour cela, j’avais assez de poudre. Mais ils refusèrent. Tzschirner prit à nouveau la fuite et je ne l’ai pas revu. Heubner et moi donnâmes l’ordre de la retraite générale ; nous attendîmes encore quelque temps, jusqu’à ce que nos ordres fussent exécutés, puis nous nous retirâmes avec toute la milice, emportant toute notre poudre, toutes nos munitions et nos blessés. Maintenant encore, je ne puis concevoir comment nous avons pu réussir, comment on nous a laissés, non pas prendre la fuite, mais exécuter une retraite en règle et en bon ordre, alors qu’il était si facile de nous anéantir entièrement en rase campagne. Je penserais peut-être que des sentiments d’humanité ont retenu les chefs des troupes si, après ce que j’ai vu et entendu raconter avant ou après mon incarcération, je pouvais croire encore à leur humanité ; je ne puis en trouver qu’une explication : je me dis que, dans le monde, tout est relatif et que les troupes allemandes, comme les Gouvernements allemands, ont été créées pour lutter avec les démocrates allemands.

Cependant, bien que notre retraite eût été exécutée avec un ordre passable, nos troupes étaient complètement démoralisées. Quand nous eûmes atteint Freiberg, j’avais l’intention de continuer la guerre sur les confins de la Bohême – je comptais toujours sur l’insurrection de Bohême – et nous nous efforçâmes d’encourager nos hommes et de rétablir la discipline parmi eux. Mais c’était tout à fait impossible ; tous étaient fatigués, exténués et avaient complètement cessé de croire au succès. Et nous-mêmes, nous ne tenions plus que tant bien que mal, par un dernier effort, par une dernière tension maladive. A Chemnitz, au lieu des secours attendus, nous avons trouvé la trahison ; des citoyens réactionnaires nous arrêtèrent dans nos lits pendant la nuit et nous ramenèrent à Altenbourg pour nous livrer aux troupes prussiennes. La commission d’enquête saxonne s’est étonnée, par la suite, que je me sois laissé prendre et n’aie pas fait de tentative pour me libérer. Et, en effet, il eût été possible d’échapper aux bourgeois ; mais j’étais épuisé et sans force, non seulement au physique, mais plus encore au moral, et le sort qui m’attendait me laissait complètement indifférent. Je me bornai à détruire en route mon carnet ; j’espérais être fusillé au bout de quelques jours, comme Robert Blum à Vienne, et ma seule crainte était de me voir livré au Gouvernement russe. Mon espoir ne s’est pas réalisé : le destin me réservait un autre sort.#

|95Ainsi finit ma vie, inutile, vide et criminelle et il ne me reste qu’à remercier Dieu de ce qu’Il m’a arrêté sur la voie qui mène a tous les crimes.

Ma confession est finie, Sire ! Elle a soulagé mon âme. Je me suis efforcé d’exposer tous mes péchés et de ne rien oublier d’essentiel. Si j’ai oublié quelque chose, c’est par mégarde. Et dans les dépositions, accusations et dénonciations dirigées contre moi, tout ce qui se trouvera en contradiction avec ce que j’affirme ici est absolument faux, erroné ou calomniateur.

Et maintenant, je m’adresse à nouveau à mon Souverain et, tombant aux pieds de Votre Majesté Impériale, je Vous implore :

Sire ! Je suis un grand criminel et je ne mérite pas de grâce ! Cela, je le sais, et si la peine capitale m’avait été destinée, je l’aurais acceptée comme un châtiment mérité et presque avec joie : elle m’eût débarrassé d’une insupportable, d’une intolérable existence. Mais le Comte Orlov m’a fait savoir, de la part de Votre Majesté Impériale, que la peine capitale n’existe pas en Russie. Pourtant, Sire, je Vous en supplie, si la loi ne s’y oppose point et si la prière d’un criminel peut toucher le coeur de Votre Majesté Impériale, ne me laissez pas me consumer dans la réclusion perpétuelle ! Ne me punissez pas de mes péchés allemands par un châtiment allemand. Si les travaux forcés les plus durs devaient être mon sort, je les accepterais avec reconnaissance et comme une grâce ; plus le travail sera pénible, plus je m’y oublierai facilement. Mais dans la réclusion, on se souvient de tout, et l’on s’en souvient inutilement. L’intelligence et la mémoire s’y transforment en un inexprimable supplice ; on vit longtemps, on vit malgré soi et, sans mourir, on meurt jour après jour dans l’inactivité et l’angoisse. Nulle part, ni dans la forteresse de Königstein, ni en Autriche, je n’ai été aussi bien qu’ici, dans la forteresse de Pierre-et-Paul, et Dieu veuille accorder à tout homme libre de trouver un chef aussi bon et aussi humain que j’en ai trouvé un ici, par un bonheur inestimable ! Pourtant, si je pouvais choisir, à la réclusion perpétuelle dans la forteresse, je préférerais, il me semble, non seulement la mort, mais même le châtiment corporel.

Une autre prière, Sire ! Permettez-moi, une seule et dernière fois, de voir ma famille et de lui faire mes adieux, sinon à tous, du moins à mon vieux père, à ma mère et à ma soeur préférée, dont je ne sais même pas si elle vit encore.#

|96Accordez-moi, ô Le Plus Gracieux des Souverains ! ces deux très grandes grâces et je bénirai la Providence qui m’a libéré des mains des Allemands pour me remettre entre les mains paternelles de Votre Majesté Impériale.

Ayant perdu le droit de me dire le fidèle sujet de Votre Majesté Impériale, je signe, d’un coeur sincère,

le Criminel Repentant

Michail Bakunin

Oeuvres de Bakounine


[1(1) Je ne parle que de l’Europe Occidentale, car en Orient et en toute terre slave – sauf peut-être la Bohême et en partie la Moravie et la Silésie – le communisme est déplacé et insensé.

[2(1) La brochure de Bluntschli, par exemple, par lui éditée en 1848 au nom du gouvernement de Zurich, à l’occasion du procès de Weitling, a été, avec l’oeuvre de Stein ci-dessus mentionnée, une des causes principales de la diffusion du communisme en Allemagne.

[3(1) Pour démontrer la vanité et le mensonge de toutes les accusations, conclusions et conjectures de M. Bluntschli comme de tout l’édifice élevé par lui sur cette base, je ne rapporterai qu’un seul fait : Weitling avait été condamné par le Tribunal supérieur à un ou deux ans de prison, et cela non pas à cause de son communisme, mais pour un sot ouvrage qu’il avait, peu de temps auparavant, publié à Zurich. Immédiatement après l’arrêt du tribunal, Bluntschli n’a pas emprisonné Weitling, mais l’a livré au Gouvernement prussien lequel, après examen de l’affaire, a remis Weitling en liberté.

[4(1) A Breslau, comme à Berlin, les démocrates se préparaient à opposer une résistance armée aux premières mesures réactionnaires du gouvernement prussien. Jamais peut-être la Silésie prussienne ne fut mieux préparée qu’alors à une insurrection générale du peuple. Je voyais ces préparatifs, m’en réjouissais, mais n’a pris personnellement aucune part, dans l’attente de circonstances plus décisives.

[5(1) Je dois noter ici que j’ai envoyé également, par l’intermédiaire de Gustav Straka, une adresse au “Tilleul Slave”, club tchèque plus ou moins démocratique, mais que Sabina a retenue chez lui, la trouvant trop dangereuse.

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