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Quelques poésies de Prévert
samedi 29 mai 2021, par
Jacques Prévert :
« Les rêves, la vie, c’est pareil ! ou c’est pas la peine de vivre ! »
« La poésie, c’est le plus joli surnom que l’on donne à la vie. »
Quelques poésies de Prévert
14 juillet
Amusez vous...
Faites les fous
La vie passera comme un rêve...
CAMARADES écoutez-nous !
Aujourd’hui c’est le 14 juillet
Aujourd’hui vous avez le droit de danser
Demain c’est le 15 juillet le terme des loyers
c’est la fête nationale ...pour les propriétaires !!!
Passez la monnaie
On ne danse pas souvent mais on paie tout le temps
Chaque jour les salaires baissent
Et le coût de la vie augmente
Les impôts si lourds pour les petits
Les impôts si légers pour les gros
Nous danserons devant le buffet
Les huissiers emportent les buffets
On ne sait plus sur quel pied danser
Nous danserons sur le pied de guerre
Puisque les crédits sont votés 10 milliards, 10 000 millions de francs en plus pour la guerre !!
Nous danserons aux pas cadencés
La valse bleu horizon
Nous danserons sur nos moignons
Pour les marchands de canons
Et puis quand on sera sous terre
Ce sera le moment de se taire...
Disparus, ni vus ni connus
À qui le tour d’être le poilu inconnu ?
Demain les lampions seront éteints...
Et l’année prochaine ce sera la même rengaine
Amusez-vous faites les fous
Mais l’année prochaine ...
ce sera peut-être l’année de la prochaine...?
L’année prochaine ?
Où serez-vous ?
Morts peut-être !!
Le voulez-vous,
Non ! Et ben alors ! défendez-vous !!
Étranges étrangers
Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel
Hommes de pays loin
Cobayes des colonies
Doux petits musiciens
Soleils adolescents de la porte d’Italie
Boumians de la porte de Saint-Ouen
Apatrides d’Aubervilliers
Brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
Ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
Au beau milieu des rues
Tunisiens de Grenelle
Embauchés débauchés
Manœuvres désœuvrés
Polacks du Marais du Temple des Rosiers
Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone
Pêcheurs des Baléares ou du cap Finistère
Rescapés de Franco
Et déportés de France et de Navarre
Pour avoir défendu en souvenir de la vôtre
La liberté des autres.
Esclaves noirs de Fréjus
Tiraillés et parqués
Au bord d’une petite mer
Où peu vous vous baignez
Esclaves noirs de Fréjus
Qui évoquez chaque soir
Dans les locaux disciplinaires
Avec une vieille boîte à cigares
Et quelques bouts de fil de fer
Tous les échos de vos villages
Tous les oiseaux de vos forêts
Et ne venez dans la capitale
Que pour fêter au pas cadencé
La prise de la Bastille le quatorze juillet.
Enfants du Sénégal
Dépatriés expatriés et naturalisés.
Enfants indochinois
Jongleurs aux innocents couteaux
Qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
De jolis dragons d’or faits de papier plié
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
Qui dormez aujourd’hui de retour au pays
Le visage dans la terre
Et des hommes incendiaires labourant vos rizières.
On vous a renvoyé
La monnaie de vos papiers dorés
On vous a retourné
Vos petits couteaux dans le dos.
Étranges étrangers
Vous êtes de la ville
Vous êtes de sa vie
Même si mal en vivez
Même si vous en mourez.
Citroën
À la porte des maisons closes,
C’est une petite lueur qui luit…
Quelque chose de faiblard, de discret,
Une petite lanterne, un quinquet.
Mais sur Paris endormi, une grande lueur s’étale :
Une grande lueur grimpe sur la tour,
Une lumière toute crue.
C’est la lanterne du bordel capitaliste,
Avec le nom du tôlier qui brille dans la nuit.
Citroën ! Citroën !
C’est le nom d’un petit homme,
Un petit homme avec des chiffres dans la tête,
Un petit homme avec un drôle de regard derrière son lorgnon,
Un petit homme qui ne connaît qu’une seule chanson,
Toujours la même.
Bénéfices nets…
Une chanson avec des chiffres qui tournent en rond,
300 voitures, 600 voitures par jour.
Trottinettes, caravanes, expéditions, auto-chenilles, camions…
Bénéfices nets…
Millions, millions, millions, millions,
Citroën, Citroën,
Même en rêve, on entend son nom.
500, 600, 700 voitures
800 autos camions, 800 tanks par jour,
200 corbillards par jour,
200 corbillards,
Et que ça roule
Il sourit, il continue sa chanson,
Il n’entend pas la voix des hommes qui fabriquent,
Il n’entend pas la voix des ouvriers,
Il s’en fout des ouvriers.
Un ouvrier c’est comme un vieux pneu,
Quand y’en a un qui crève,
On l’entend même pas crever.
Citroën n’écoute pas, Citroën n’entend pas.
Il est dur de la feuille pour ce qui est des ouvriers.
Pourtant au casino, il entend bien la voix du croupier.
Un million Monsieur Citroën, un million.
S’il gagne c’est tant mieux, c’est gagné.
Mais s’il perd c’est pas lui qui perd,
C’est ses ouvriers.
C’est toujours ceux qui fabriquent
Qui en fin de compte sont fabriqués.
Et le voilà qui se promène à Deauville,
Le voilà à Cannes qui sort du Casino
Le voilà à Nice qui fait le beau
Sur la promenade des Anglais avec un petit veston clair,
Beau temps aujourd’hui !
Le voilà qui se promène qui prend l’air,
A Paris aussi il prend l’air,
Il prend l’air des ouvriers, il leur prend l’air, le temps, la vie
Et quand il y en a un qui crache ses poumons dans l’atelier,
Ses poumons abîmés par le sable et les acides,
Il lui refuse une bouteille de lait.
Qu’est-ce que ça peut lui foutre, une bouteille de lait ?
Il n’est pas laitier…Il est Citroën.
Il a son nom sur la tour, il a des colonels sous ses ordres.
Des colonels gratte-papier, garde-chiourme, espions.
Des journalistes mangent dans sa main.
Le préfet de police rampe sur son paillasson.
Citron … Citron …Bénéfices nets… Millions… Millions…
Oh si le chiffre d’affaires vient à baisser,
Pour que malgré tout, les bénéfices ne diminuent pas,
Il suffit d’augmenter la cadence et de baisser les salaires
Baisser les salaires
Mais ceux qu’on a trop longtemps tondus en caniches,
Ceux-là gardent encore une mâchoire de loup
Pour mordre, pour se défendre, pour attaquer,
Pour faire la grève…
La grève…
Vive la grève !
Lumières d’Hommes
Somnambule en plein midi
même la viande sur la fourchette
même la fourchette à la main
toujours très près des camarades
mais si loin tout de même si loin
et donner la pâtée au chien
mais je voyais la pâtée s’enfuir
le chien courir le long du mur
et j’entendais ses soupirs
et le chien voyait ma lumière
mon astre
et laissait la pâtée courir
j’avais cette lumière là sur moi
comme ça
mais ce n’était pas
ma lumière
elle était là comme ça
j’aurais voulu
j’ai tout essayé
j’aurais voulu m’en débarrasser… partager
mais elle brûlait tout le monde
personne n’en voulait
mais
si je la mettais en veilleuse
tout le monde applaudissait
lumière couleur de lanterne sourde
petite lampe sans danger
elle plaisait
mais la grande lueur de l’indifférence avouée
le vrai lampadaire
le bec de gaz saignant
contre lequel l’amour saignant se cogne
se blesse
se tue
sans vraiment mourir
la comète
le grand rat de cave que chacun porte dans sa poitrine
l’inquiétante et magnifique lueur
cette braise
personne presque personne n’en veut
petits mensonges lumineux couleur de vérité lumineuse
vérités verroteries
lumière béate de l’homme franc qui vous regarde bien en face
salamandre installée dans le front du penseur
bois et charbons
petits briquets de l’amitié
feux de paille
feux de poutres
feux de joies
de Bengale et de tous bois
allumettes
brindilles
boulets bernots
comme vous plaisez !
ne croyez pas que je pousse le cri du ver luisant qui s’excuse de briller
ou la plainte déchirante du cul-de-jatte qui voudrait patiner
non…
je hurle à la lumière avec de l’encre et du papier
le soir tard
et je crie
tout de même
il y a la lumière
chacun a sa lumière
et le monde crève de froid
le monde a peur de se brûler les doigts
évidemment
c’est la lumière qui brille qui brûle qui fait cuire
et qui glace le sang
c’est la grande omelette surprise
le soleil avec des caillots de sang
lueur du cœur
lueur de l’amour
lueur
oh il faut la poursuivre cette lueur aveuglante
elle existe
elle crève les yeux
mais s’ils faut que les yeux crèvent pour tout voir
crevez les yeux
c’est la lumière vivante que chacun porte en soi
et que tout le monde étouffe pour faire comme tout le monde
lumière défendue
tu grilles ceux qui t’approchent
ceux qui veulent te prendre
mais tu les aimes
lumière vivante
la vie c’est toi
la vie vivante qui marche en avant
en revenant sur ses pas
qui marche tout droit qui fait des détours et qui n’en fait pas
soleil de nuit
lune de jour
étoiles de l’après-midi
battements de coeur avant l’amour
pendant l’amour
après l’amour
grande lumière dans l’oeil du porc qui fait l’amour
lumière telle que sans abat-jour
lumière brute lumière rouge
lumière crépusculaire
indifférente avide passionnée
lumière de printemps si douce
lumière d’enfant
toujours la même lumière cruelle et lucide
mais parfois si belle
visages qui vous approchez
yeux fermés
bouches ouvertes
tout tourne et tout flambe
vos deux têtes
tête de garçon
tête de fille
vos deux têtes tournent et oublient…
c’est un astre
un instant
une victoire
une prise
éclair obscur du mauvais temps
feux follets de la morale
croix de feu
pétards mouillés
ciboires bien astiqués
malheureux petits soleils de cuivre
hostensoirs
comme ils sont ridicules et blêmes vos rayons
lorsque la lumière de celle qui aime l’amour
rencontre la lumière de celui qui aime l’amour
drôle d’incendie
peu importe sa durée
toujours hier demain bonjour bonsoir autrefois jamais toujours et vous-mêmes
qu’est-ce que ça fout pourvu que ça flambe.
L’effort humain
L’effort humain
n’est pas ce beau jeune homme souriant
debout sur sa jambe de plâtre
ou de pierre
et donnant grâce aux puérils artifices du statuaire
l’imbécile illusion
de la joie de la danse et de la jubilation
évoquant avec l’autre jambe en l’air
la douceur du retour à la maison
Non
l’effort humain ne porte pas un petit enfant sur l’épaule droite
un autre sur la tête
et un troisième sur l’épaule gauche
avec les outils en bandoulière
et la jeune femme heureuse accrochée à son bras
L’effort humain porte un bandage herniaire
et les cicatrices des combats
livrés par la classe ouvrière
contre un monde absurde et sans lois
L’effort humain n’a pas de vraie maison
il sent l’odeur de son travail
et il est touché aux poumons
son salaire est maigre
ses enfants aussi
il travaille comme un nègre
et le nègre travaille comme lui
L’effort humain n’a pas de savoir-vivre
l’effort humain n’a pas l’âge de raison
l’effort humain a l’âge des casernes
l’âge des bagnes et des prisons
l’âge des églises et des usines
l’âge des canons
et lui qui a planté partout toutes les vignes
et accordé tous les violons
il se nourrit de mauvais rêves
et il se saoule avec le mauvais vin de la résignation
et comme un grand écureuil ivre
sans arrêt il tourne en rond
dans un univers hostile
poussiéreux et bas de plafond
et il forge sans cesse la chaîne
la terrifiante chaîne où tout s’enchaîne
la misère le profit le travail la tuerie
la tristesse le malheur l’insomnie et l’ennui
la terrifiante chaîne d’or
de charbon de fer et d’acier
de mâchefer et de poussier
passée autour du cou
d’un monde désemparé
la misérable chaîne
où viennent s’accrocher
les breloques divines
les reliques sacrées
les croix d’honneur les croix gammées
les ouistitis porte-bonheur
les médailles des vieux serviteurs
les colifichets du malheur
et la grande pièce de musée
le grand portrait équestre
le grand portrait en pied
le grand portrait de face de profil à cloche-pied
le grand portrait doré
le grand portrait du grand divinateur
le grand portrait du grand empereur
le grand portrait du grand penseur
du grand sauteur
du grand moralisateur
du digne et triste farceur
la tête du grand emmerdeur
la tête de l’agressif pacificateur
la tête policière du grand libérateur
la tête d’Adolf Hitler
la tête de monsieur Thiers
la tête du dictateur
la tête du fusilleur
de n’importe quel pays
de n’importe quelle couleur
la tête odieuse
la tête malheureuse
la tête à claques
la tête à massacre
la tête de la peur
Familiale
La mère fait du tricot
Le fils fait la guerre
Elle trouve ça tout naturel la mère
Et le père qu’est-ce qu’il fait le père ?
Il fait des affaires
Sa femme fait du tricot
Son fils la guerre
Lui des affaires
Il trouve ça tout naturel le père
Et le fils et le fils
Qu’est-ce qu’il trouve le fils ?
Il ne trouve rien absolument rien le fils
Le fils sa mère fait du tricot son père des affaires lui la guerre
Quand il aura fini la guerre
Il fera des affaires avec son père
La guerre continue la mère continue elle tricote
Le père continue il fait des affaires
Le fils est tué il ne continue plus
Le père et la mère vont au cimetière
Ils trouvent ça naturel le père et la mère
La vie continue la vie avec le tricot la guerre les affaires
Les affaires la guerre le tricot la guerre
Les affaires les affaires et les affaires
La vie avec le cimetière.
Le désespoir est assis sur un banc
Dans un square sur un banc
Il y a un homme qui vous appelle quand on passe
Il a des binocles un vieux costume gris
Il fume un petit ninas il est assis
Et il vous appelle quand on passe
Ou simplement il vous fait signe
Il ne faut pas le regarder
Il ne faut pas l’écouter
Il faut passer
Faire comme si on ne le voyait pas
Comme si on ne l’entendait pas
Il faut passer et presser le pas
Si vous le regardez
Si vous l’écoutez
Il vous fait signe et rien personne
Ne peut vous empêcher d’aller vous asseoir près de lui
Alors il vous regarde et sourit
Et vous souffrez atrocement
Et l’homme continue de sourire
Et vous souriez du même sourire
Exactement
Plus vous souriez plus vous souffrez
Atrocement
Plus vous souffrez plus vous souriez
Irrémédiablement
Et vous restez là
Assis figé
Souriant sur le banc
Des enfants jouent tout près de vous
Des passants passent
Tranquillement
Des oiseaux s’envolent
Quittant un arbre
Pour un autre
Et vous restez là
Sur le banc
Et vous savez vous savez
Que jamais plus vous ne jouerez
Comme ces enfants
Vous savez que jamais plus vous ne passerez
Tranquillement
Comme ces passants
Que jamais plus vous ne vous envolerez
Quittant un arbre pour un autre
Comme ces oiseaux.
Il ne faut pas rire avec ces gens-là
Camarades,
Vous avez l’oubli trop facile
Et votre colère tombe vite.
Vous êtes vivants… vous aimez rire
Le bourgeois raconte qu’il aime rire
Alors vous riez avec lui.
Pourtant son rire n’est pas le même que le vôtre
Ce n’est pas un véritable rire
L’homme rit
Le bourgeois ricane.
Ecoute
En 1871, les communards sont tombés par milliers
Monsieur Thiers souriait
Les femmes du monde souriaient
Elles se payaient une pinte de bon sang
Pendant la fameuse glorieuse dernière avant-dernière grande guerre
Le président Poincaré rigolait dans les cimetières
Oh ! Pas aux éclats naturellement
Un petit rire discret
Un petit gloussement
Un rire d’homme du monde
Un joyeux rire d’outre-tombe.
Depuis le mois de février
On a tué en France beaucoup d’ouvriers
Et le président Doumergue n’a pas cessé de sourire
C’est une habitude… un tic…
Deibler aussi quelques fois sourit…
Tardieu sourit…
Hitler aussi…
C’est le sourire du capital
le sourire de la bourgeoisie
C’est le rire de la « Vache qui rit »
Un rire aimable… un sourire impitoyable.
« Excusez-moi, je regrette. Dans le fond, je vous aime bien
Et si je donne l’ordre de vous abattre comme des chiens
C’est parce que c’est la coutume, je suis là pour ça
Je n’y suis pour rien…
C’est la coutume
Il y a trop de travailleurs dans le monde
Il faut les expédier dans l’autre
Trop de travailleurs, trop de café, trop de sardines
Trop de betteraves, trop de fraises des bois,
Trop d’instituteurs…
…
Et le sourire de la bourgeoisie s’est figé
La prochaine guerre va commencer.
…
Souriez, jeunes gens
Votre fosse est fraîchement creusée
L’union de tous contre les exploiteurs peut faire sourire.
Les exploiteurs ne souriront pas toujours.
La crosse en l’air
Rassurez-vous braves gens
ce n’est pas un appel à la révolte
c’est un évêque qui est saoul et qui met sa crosse en
l’air
comme ça... en titubant...
il est saoul
il a sur la tête cette coiffure qu’on appelle mitre
et tous ses vêtements sont brodés richement
il est saoul
il roule dans le ruisseau
sa mitre tombe
c’est le soir
ça se passe rue de Rome près de la gare Saint-Lazare
sur le trottoir il y a un chien
il est assis sur son cul
il regarde l’évêque
l’évêque regarde le chien
ils se regardent en chiens de faïence
mais voilà l’évêque fermant les yeux
l’évêque secoué par le hoquet
le chien reste immobile
et seul
mais l’évêque voit deux chiens
dégueulis... dégueulis... dégueulis...
voilà l’évêque qui vomit
dans le ruisseau passent des cheveux...
... des vieux peignes...
... des tickets de métro...
des morceaux d’ouate thermogène...
des préservatifs... des bouchons de liège... des mégots
l’évêque pense tristement
Est-il possible que j’aie mangé tout ça
le chien hausse les épaules
et s’enfuit avec la mitre
l’évêque reste seul devant la pharmacie
ça se passe rue de Rome
rue de Rome il y a une pharmacie
l’éveque crie
le pharmacien sort de sa pharmacie
il voit l’évêque
il fait le signe de la croix
puis
plaçant ensuite deux doigts dans la bouche de l’évêque
il l’aide...
... il aide l’évêque à vomir...
l’autre l’appelle son fils fait le signe de la croix
puis recommence à vomir
le pharmacien avec les doigts qui ont fait le signe de la
croix
aide encore l’évêque à vomir
puis fait le signe de la croix
et ainsi de suite
alternativement
signe de la croix et vomissement
plus loin
derrière une palissade
dans une maison en construction
ou en démolition
enfin dans une maison pour les humains
il y a une grande réception
c’est la grande réception
chez les chiens de cirque
la grande rigolade
il y en a qui ont apporté des os
d’autres des escalopes
beaucoup de choses
ceux qui ont la queue en trompette font l’orchestre
c’est le grand cirque des chiens
celui qui a lieu le premier vendredi de chaque mois
mais seuls les chiens savent ça
devant tous les chiens assis
les autres chiens font leur numéro
le chien d’aveugle
le chien de fusil
le chien de garde
le chien de berger
mais voilà le grand délire
et les spectateurs aboient du vrai grand rire
le chien de la rue de
Rome vient d’arriver
il a sur la tête la mitre et il fait le pitre
le pitre
avec tous les gestes saints
le clown chien aboie en latin
il aboie au christ
il aboie au vendredi saint
il dit la messe avec sa queue
et tous les chiens se tordent à qui mieux mieux
Notre père chien qui êtes aux cieux...
mais le veilleur de nuit se réveille
et le monde des chiens s’enfuit
le veilleur de nuit se rendort
le veilleur de nuit est pris par le rêve
rêve de silence
rêve de bruits
rêve...
rue de Rome le ruisseau coule doucement
dans son rêve le veilleur de nuit l’entend
rêve de ruisseau
rêve d’eau
rêve de rue
rêve de Rome
rêve d’homme
rêve du pape... rêve de Rome... rêve du Vatican
rêve de souvenir
rêve d’enfant
Rome l’unique objet de mon ressentiment
le veilleur de nuit se réveille
se réveille en répétant
Parfaitement
parfaitement
Rome l’unique objet de mon ressentiment
il se réveille
il se lève
il se lave les dents
répétant
répétant
Rome l’unique objet de mon ressentiment
et le voilà la lanterne à la main
le voilà qui suit son petit bonhomme de chemin
son petit bonhomme de chemin le mène à Rome
comme tous les autres chemins
parfaitement
parfaitement
à Rome devant le Vatican
parfaitement
pauvre veilleur de nuit le voilà perdu en plein jour
au beau milieu d’une ville peuplée de gens qui ne
parlent pas la même langue que lui
triste voyage
soudain il voit une petite fumée qui monte dans le ciel au-dessus des maisons
alors il crie au feu
mais un Italien lui explique en italien que toujours il y a une petite fumée qui monte dans le ciel quand un nouveau pape est élu le veilleur de nuit n’y comprend rien il hoche la tête
et le soir tombe sur la campagne électorale à Rome le pape est élu
aux quatre coins cardinaux il y a des cardinaux qui font la gueule en coin ils ne seront pas pape tout est foutu c’est alors qu’au balcon sérieux comme un pape paraît le pape entouré de ses sous-papes
il a sur la tête la coiffure à trois cornes appelée tiare et il étend la main la foule se prosterne la foule cherche sa salive la foule trouve sa salive la foule crache par terre la foule se roule dans son crachat le pape fait avec sa main de pape un geste de pape on ferme la fenêtre et la foule s’en va s’en va par la ville en répétant Ça y est nous l’avons vu nous l’avons touché du regard.
« Il y a de grandes flaques de sang sur le monde où s’en va-t-il tout ce sang répandu est-ce la terre qui le boit et qui se saoule drôle de soûlographie alors si sage... si monotone... »
« La guerre serait un bienfait des dieux si elle ne tuait que les professionnels. »
« Quand les éboueurs font grève, les orduriers sont indignés. »
« Il est terrible le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain ; il est terrible ce bruit quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim. »
« L’homme croit vivre et pourtant il est déjà presque mort et depuis très longtemps il va et il vient dans un triste décor couleur de vie de famille... »
Jacques Prévert
Le temps perdu
Devant la porte de l’usine
le travailleur soudain s’arrête
le beau temps l’a tiré par la veste
et comme il se retourne
et regarde le soleil
tout rouge tout rond
souriant dans son ciel de plomb
il cligne de l’œil
familièrement
Dis donc camarade Soleil
tu ne trouves pas
que c’est plutôt con
de donner une journée pareille
à un patron ?