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Kroupskaïa est morte

vendredi 26 février 2021, par Robert Paris

Trotsky : « Dès 1926, Kroupskaïa disait à des opposants de gauche : "Si Lénine était vivant, il serait certainement en prison." Les prévisions et les appréhensions de Lénine étaient encore fraîches dans sa mémoire et elle ne se faisait pas d’illusions sur sa puissance à s’opposer aux vents et aux courants contraires de l’histoire. »

« Kroupskaïa disait un jour, en 1927, que si Lénine vivait encore, il serait probablement déjà dans une des prisons de Staline. Je pense qu’elle avait raison. »

« La santé de Lénine s’aggrava soudainement vers la fin 1921. La première attaque le frappa en mai de l’année suivante. Pendant deux mois, il fut incapable de se mouvoir, de parler ou d’écrire. Il entra lentement en convalescence au commencement de juillet. Quand il put retourner au Kremlin, en octobre, et reprendre son travail, il fut littéralement effrayé par le développement de la bureaucratie, de l’arbitraire et des intrigues dans les institutions du Parti et du gouvernement. En décembre, il ouvrit le feu contre Staline à propos des persécutions exercées à l’égard des nationalités, spécialement contre la politique qu’il imposait en Géorgie, où l’autorité du secrétaire général était ouvertement défiée Il attaqua Staline sur la question du monopole du commerce extérieur, et préparait pour le prochain congrès du Parti un discours que ses secrétaires, citant ses propres mots, désignaient comme « une bombe contre Staline ». Le 23 janvier, au grand effroi du secrétaire général, il soumit un projet de création d’une commission ouvrière de contrôle qui devrait mettre un terme à la toute-puissance de la bureaucratie. « Parlons franchement, écrivait Lénine le 2 mars, le commissariat de l’Inspection ouvrière et paysanne ne jouit pas aujourd’hui de la plus légère autorité... Il n’y a pas de pire institution, chez nous, que notre commissariat de l’Inspection. » Or, Staline était à la tête de cette Inspection. Il comprit ce que signifiait un tel langage.

Au milieu de décembre 1922, la santé de Lénine empira de nouveau. Il dut s’abstenir d’assister aux conférences, restant cependant en contact avec le Comité central au moyen de notes et de messages téléphonés. Staline agit immédiatement pour tirer profit de la situation en cachant à Lénine une grande partie des informations centralisées au secrétariat du Parti. Il s’efforçait de l’isoler, d’écarter ceux qui lui étaient le plus proches, tandis que Kroupskaïa faisait tout ce qu’elle pouvait pour défendre le malade contre ces manœuvres hostiles. Mais Lénine était capable de reconstituer une vue d’ensemble de la situation sur la base d’indications fortuites à peine perceptibles. « Protégez-le contre tout souci », insistaient les médecins. C’était plus facile à dire qu’à faire. Immobilisé dans son lit, isolé du monde extérieur, Lénine était en proie à l’inquiétude et à l’indignation. La cause principale en était Staline, dont la conduite devint plus impudente à mesure que les bulletins de santé des médecins devinrent moins favorables. En ces jours, Staline était sombre, la pipe serrée entre les dents, une lueur sinistre dans ses yeux jaunes, grognant au lieu de répondre. Son destin était en jeu. Il était résolu à surmonter tous les obstacles. Ce fut alors que la rupture finale eut lieu entre Lénine et lui.

L’ancien diplomate Dmitriévsky, toujours très amical à l’égard de Staline, rapporte ce qu’on disait dans l’entourage du secrétaire général au sujet de ce dramatique épisode : « Comme Kroupskaïa, dont les constants tourments l’agaçaient, lui téléphonait une fois encore pour obtenir de lui quelque information, Staline... lui répondit dans un langage outrageant. Kroupskaïa, toute en larmes, alla immédiatement se plaindre à Lénine. Celui-ci, dont les nerfs étaient déjà tendus au plus haut point par les intrigues, ne put se contenir plus longtemps. Kroupskaïa envoya aussitôt la lettre de rupture à Staline... "Mais vous connaissez Vladimir Ilitch, dit triomphalement Kroupskaïa à Kaménev, il ne serait jamais allé jusqu’à rompre des relations personnelles, s’il n’avait pensé nécessaire d’écraser Staline politiquement." »

Kroupskaïa dit réellement ce qui est ici rapporté, mais pas du tout sur un ton de triomphe ; au contraire, cette femme toujours sincère et sensible était pleine d’appréhension craintive et de souci. Il n’est pas vrai qu’elle se « plaignit » de Staline ; elle était toujours disposée, dans la mesure où elle le pouvait, à jouer le rôle de tampon. Mais, en réponse aux questions pressantes de Lénine, elle ne pouvait lui en dire plus que ce que le secrétariat voulait bien lui communiquer, et Staline dissimulait les informations les plus importantes. La lettre de rupture, ou plutôt la note de quelques lignes dictée le 6 mars à une sténographe de confiance, annonçait sèchement la rupture de toute « relation personnelle et de camarade avec Staline ». Cette note, le dernier texte de Lénine, est en même temps la conclusion définitive de ses relations avec Staline. L’attaque la plus sévère de toutes surgit alors et avec elle la perte de la parole.

Une année plus tard, quand Lénine était déjà embaumé dans son mausolée, la responsabilité de la rupture, comme il apparaît nettement du récit de Dmîtriévsky, était ouvertement attribuée à Kroupskaïa. Staline l’accusait d’ « intrigues » contre lui. Iaroslavsky, qui faisait habituellement les commissions douteuses de Staline, dit en juillet 1926, à une séance du Comité central : « Ils tombèrent si bas qu’ils osèrent tourmenter Lénine malade avec leurs jérémiades, se plaignant d’avoir été blessés par Staline. Quelle honte d’avoir mêlé des affaires personnelles à des questions politiques de la plus haute importance ! » - « Ils », c’était Kroupskaïa. On se vengeait ainsi contre elle des affronts que Staline avait dû subir de la part de Lénine. De son côté, Kroupskaïa me parla à diverses reprises de la profonde méfiance de Lénine à l’égard de Staline durant les derniers mois de sa vie. « Volodya me disait : "Il" (Kroupskaïa ne le désignait pas par son nom, mais inclinait la tête dans la direction de l’appartement de Staline) est dépourvu de l’honnêteté la plus élémentaire, de la plus simple honnêteté humaine... »

Le « Testament » de Lénine - c’est-à-dire ses ultimes conseils sur l’aménagement de la direction du Parti fut écrit en deux fois durant sa seconde maladie : le 25 décembre 1922 et le 4 janvier 1923. « Staline, devenu secrétaire général, déclare, le Testament, a concentré dans ses mains un pouvoir immense et je ne suis pas convaincu qu’il puisse toujours en user avec suffisamment de prudence. » Dix jours plus tard, cette formule réservée sembla insuffisante à Lénine, et il ajouta un post-scriptum : « Je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste et de nommer sa place un homme qui, sous tous les rapports, se distingue du camarade Staline par une supériorité, c’est-à-dire qu’il soit plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentionné envers les camarades, moins capricieux, etc. » Lénine s’efforçait d’exprimer son appréciation de Staline en termes aussi peu offensants que possible, mais il insistait sur la nécessité de l’éloigner du seul poste qui pouvait lui donner son exceptionnel pouvoir,
Après ce qui s’était passé durant les mois précédents, le « Testament » ne pouvait être une surprise pour Staline. Il le ressentit néanmoins comme un coup cruel. Quand il lut le texte pour la première fois - Kroupskaïa le lui avait transmis pour le congrès du Parti qui allait se réunir - en présence de son secrétaire, Mekhlis, plus tard chef politique de l’Armée rouge, et du dirigeant soviétique Syrtsov, qui a depuis disparu de la scène, il éclata en exclamations grossières et vulgaires qui donnaient la mesure de ses vrais sentiments à l’égard de son « maître ». Bajanov, un autre ex-secrétaire de Staline, a décrit la séance du Comité central à laquelle Kaménev lut le « Testament » : « Une génie terrible paralysa tous ceux qui étaient présents. Staline, assis sur les marches de la tribune, se sentait petit et misérable. Je l’examinai attentivement ; malgré son sang-froid et son affectation de calme, il était évident qu’il sentait que son destin était en jeu... » Radek, assis près de moi à cette séance mémorable, se pencha vers moi et dit : « Maintenant, ils n’oseront plus rien contre vous. » Il songeait à deux passages du Testament : l’un qui me caractérisait comme « l’homme le plus capable du présent Comité central », et l’autre qui demandait l’éloignement de Staline de son poste de secrétaire à cause de sa grossièreté, de sa déloyauté et de sa tendance à abuser du pouvoir. Je répondis à Radek : « Au contraire, ils voudront maintenant aller jusqu’au bout et aussi rapidement que possible. » En fait, non seulement le Testament ne réussit pas à mettre fin à la lutte intérieure - ce qu’avait voulu Lénine, - mais il l’intensifia au suprême degré. Staline ne pouvait plus douter que le retour de Lénine à l’activité signifierait la mort politique du secrétaire général. Et inversement, seule la mort de Lénine pouvait laisser la voie libre pour Staline. »

« Kroupskaïa est morte », Léon Trotsky

« Kroupskaïa [1] ne fut pas seulement l’épouse de Lénine - ce ne fut, bien entendu, pas un hasard - elle fut aussi un être personnellement douée de grandes qualités : son dévouement à la cause, son énergie, la pureté de sa nature. Elle était incontestablement une personne de grande intelligence. Mais rien d’étonnant à ce qu’aux côtés de Lénine son sens politique ait pas pris de développement indépendant. Elle s’était trop souvent convaincue qu’il avait raison et s’était accoutumée à faire confiance à son grand compagnon et guide. Après la mort de Lénine, la vie de Kroupskaïa devint extrêmement tragique : elle dut payer, pourrait-on dire, pour la part de bonheur qui lui était échue. La maladie et la mort de Lénine – cela non plus ne fut pas un hasard - coïncidèrent avec la crise de la révolution, avec le commencement de Thermidor. Kroupkaïa se trouva décontenancée. Son sens révolutionnaire lutta avec l’esprit de discipline. Elle tenta de s’opposer à la clique staliniste et fut, en 1926, pour quelque temps, dans les rangs de l’opposition. Prise de peur devant la scission, elle recula. Ayant perdu confiance en elle-même, elle ne sut trouver d’issue et la clique dirigeante fit tout pour la briser moralement. Extérieurement, it est vrai, on lui rendit des marques d’estime, plus exactement de demi-respect. Mats à l’intérieur de l’appareil on la discrédita systématiquement, on la noircit, on l’abaissa et dans les rangs de la jeunesse communiste on répandit sur elle les bruits les plus absurdes et les plus grossiers. Staline vivait toujours dans la peur d’une protestation de sa part. Elle en savait beaucoup trop. Elle connaissait l’histoire du parti. Elle savait quelle place Statine avait occupée dans cette histoire. Toute l’historiographie moderne, qui mettait Staline de pair avec Lénine, ne pouvait manquer de lui paraître répugnante et outrageante. Staline craignait Kroupskaïa, de même qu’il craignait Gorki [2]. La G.P.U [3] entourait Kroupskaïa de son anneau. Les vieux amis étaient disparus l’un après l’autre et ceux qui avaient tardé à mourir avait été assassinés ouvertement ou secrètement. Chacun de ses pas était contrôlé. Ses articles n’étaient reproduits qu’après de longs, douloureux et humiliants pourparlers entre la censure et l’auteur. On exigeait d’elle les corrections nécessaires à la glorification de Staline ou à la réhabilitation de la G.P.U. Il semble bien que les plus ignobles de ces modifications furent faites contre la volonté de Kroupskaïa et même à son insu. Que pouvait faire la malheureuse femme brisée ? Totalement isolée, une lourde pierre sur le coeur, trop indécise pour agir, aux prises avec la maladie, elle menait une vie accablante. Staline a, semble-t-il, perdu un peu l’envie de mettre en scène des procès sensationnels, qui n’ont fait que le présenter en face du monde entier comme le personnage le plus fangeux, le plus criminel et le plus répugnant. Malgré tout, il n’est pas exclu que survienne quelque nouveau procès où les nouveaux accusés relateront comment les médecins du Kremlin, sous la direction de Yagoda [4] et de Béria [5], avaient pris une série de mesures pour accélérer la mort de Kroupskaïa. Mais, avec ou sans médecins, le régime que Staline lui avait créé à indubitablement abrégé sa vie. Loin de nous la pensée d’accuser Nadejda Konstantinovna de n’avoir pas trouvé en elle-même la force de décision suffisante pour rompre avec la bureaucratie bonapartiste. Des esprits politiques plus indépendants ont chancelé, ont essayé de jouer à cache-cache avec l’histoire et ont péri. Kroupskaïa avait au plus haut degré le sens de la responsabilité. Elle avait un courage personnel suffisamment grand, mais il lui manquait le courage dans la pensée. Nous l’accompagnons à sa tombe avec une profonde affliction, comme la fidèle compagne de Lénine, comme une révolutionnaire irréprochable et comme l’une des plus tragiques figures de l’histoire contemporaine. »

Coyoacan,

Le 4 mars 1939.

L.TROTSKY

Notes MIA :

[1] Kroupskaïa, Nadéjda Constantinova (1869-1939) : Fille d’officier, militante marxiste depuis1891, arrêtée et déportée en 1896. Epouse Lénine en 1898 et sa principale collaboratrice, partageant entre autres son exil et le libérant des tâches domestiques tout en assumant une multitude de tâches militantes. Secrétaire de rédaction de l’Iskra, elle organise son réseau clandestin de diffusion ainsi que la liaison des dirigeants bolchéviques à l’étranger avec les sections du parti en Russie. Dirige à la veille de la Première guerre mondiale avec Inéssa Armand la première revue d’émancipation féminine destinée aux ouvrières, « Rabotnitsa » (La travailleuse), qui existe encore de nos jours. Après la Révolution d’Octobre, s’occupe particulièrement des questions pédagogiques et de la gestion des bibliothèques en tant qu’adjointe du Commissaire du peuple à l’Instruction publique, Lounatcharsky. Membre de Commission centrale de contrôle du Parti bolchévique, elle est aussi membre de l’opposition unifiée jusqu’à sa capitulation devant Staline-Boukharine en 1927.

[2] Gorki, Maxime, nom de plume d’Alexis Maximovitch Pechkov (1868-1936) : écrivain, éditeur et dramaturge réaliste-romantique. A connu une enfance misérable et exercé de nombreux métiers avant de devenir journaliste et écrivain au début des années 1890. D’abord proche des populistes, il soutient ensuite le Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR) et sa fraction bolchévique. Participe activement à la révolution de 1905. Arrêté puis libéré par une campagne internationale, il part en exil, d’abord aux Etats-Unis, puis s’installe à Capri en Italie jusqu’à son retour en Russie en1913 à la faveur d’une amnistie. Participe au Ve Congrès du POSDR à Londres (1907) où il fait la connaissance de Lénine. Organise à Capri une école de cadres ouvriers avec Bogdanov et Lounatcharsky (1909). Après la Révolution d’Octobre, s’oppose d’abord farouchement aux bolchéviques avant de les soutenir de manière moins critique à la suite de l’attentat contre Lénine à l’été 1918. Souffrant, il quitte la Russie en 1921 et s’installe à nouveau dans un semi-exile en Italie (1923). Revient périodiquement en URSS à partir de 1927 et s’y installe définitivement, comblé d’honneurs par Staline, à partir de 1932. Il chante les louanges du régime et occupe une place centrale dans la création de la littérature soviétique et du « réalisme socialiste ». Meurt officiellement d’une pneumonie en juin 1936, certains historiens évoquant la possibilité d’un empoisonnement.

[3] La Guépéou (Gossoudarstvénnoïe polititcheskoié oupravlénié : Direction politique d’État) ;police politique de l’URSS créée en 1922 à partir de la Tchéka (Commission extraordinaire panrusse pour la répression de la contre-révolution et du sabotage) et dépendant comme elle directement du Conseil des Commissaires du peuple jusqu’en 1934, date où elle est englobée dans le NKVD (Commissariat du peuple aux Affaires intérieures).

[4] Yagoda, Guenrikh Grigoriévitch (1891-1938), membre du Parti bolchévique depuis 1907 et du CC depuis 1934. A participé à l’insurrection armée d’Octobre, puis a rejoint la Tchéka. Adjoint à la Guépéou de Dzerjinski en 1924, puis de Menjinski en 1926, Commissaire du Peuple aux Affaires intérieures entre 1934 et 1936, il orchestre la première vague de la Grande Terreur et des Procès de Moscou avant d’en être victime à son tour en étant arrêté, jugé et exécuté en 1938.

[5] Béria, Lavrenti Pavlovitch (1899-1953), géorgien, membre du Parti bolchévique depuis 1917,
agent puis dirigeant de la Tchéka et du Guépéou dans le Caucase (1921-1931), premier secrétaire duparti géorgien (1931), remplace Iéjov à la tête du NKVD de 1938 à 1948. Dirige le développement de la bombe atomique soviétique. Après la mort de Staline, perd tous ses postes et est exclu du Parti en 1953 avant d’être arrêté et immédiatement exécuté pour « espionnage »

Source

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