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Diderot, grand défenseur du matérialisme atomiste

samedi 27 février 2021, par Robert Paris

Diderot, grand défenseur du matérialisme atomiste

Diderot, « La suite d´un entretien entre M. d´Alembert et M. Diderot » :

« J´avoue qu´un être qui existe quelque part et qui ne correspond à aucun point de l´espace ; un être qui est inétendu et qui occupe de l´étendue ; qui est tout entier sous chaque partie de cette étendue ; qui diffère essentiellement de la matière et qui lui est uni ; qui la suit et qui la meut sans se mouvoir ; qui agit sur elle et qui en subit toutes les vicissitudes ; un être dont je n´ai pas la moindre idée ; un être d´une nature aussi contradictoire est difficile à admettre. Mais d´autres obscurités attendent celui qui le rejette ; car enfin cette sensibilité que vous lui substituez, si c´est une qualité générale et essentielle de la matière, il faut que la pierre sente… Cela est contre l´expérience et la raison : contre l´expérience qui chercherait inutilement ces germes dans l´oeuf et dans la plupart des animaux avant un certain âge ; contre la raison qui nous apprend que la divisibilité de la matière a un terme dans la nature, quoiqu´elle n´en ait aucun dans l´entendement, et qui répugne à concevoir un éléphant tout formé dans un atome, et dans cet atome un autre éléphant tout formé, et ainsi de suite à l´infini… est-ce que vous ne voyez pas que toutes les qualités, toutes les formes sensibles dont la matière est revêtue sont essentiellement indivisibles ? Il n´y a ni plus ni moins d´impénétrabilité ; il y a la moitié d´un corps rond, mais il n´y a pas la moitié de la rondeur ; il y a plus ou moins de mouvement, mais il n´y a ni plus ni moins mouvement ; il n´y a ni la moitié, ni le tiers, ni le quart d´une tête, d´une oreille, d´un doigt, pas plus que la moitié, le tiers, le quart d´une pensée. Si dans l´univers il n´y a pas une molécule qui ressemble à une autre, dans une molécule pas un point qui ressemble à un autre point, convenez que l´atome même est doué d´une qualité, d´une forme indivisible ; convenez que la division est incompatible avec les essences des formes, puisqu´elle les détruit. Soyez physicien et convenez de la production d´un effet lorsque vous le voyez produit, quoique vous ne puissiez vous expliquer la liaison de la cause à l´effet. Soyez logicien, et ne substituez pas à une cause qui est et qui explique tout, une autre cause qui ne se conçoit pas, dont la liaison avec l´effet se conçoit encore moins, qui engendre une multitude infinie de difficultés, et qui n´en résout aucune. »

Diderot, « Principes philosophiques de la matière et du mouvement » :

« Un atome remue le monde ; rien n´est plus vrai ; cela l´est autant que l´atome remué par le monde : puisque l´atome a sa force propre, elle ne peut être sans effet. »

Diderot avait souligné — dès l’article Encyclopédie de l’Encyclopédie ! — l’arbitraire, voire l’impossibilité de toute division ou classification des sciences : L’univers ne nous offre que des êtres particuliers, infinis en nombre, et sans presque aucune division fixe et déterminée ; il n’y en a aucun qu’on puisse appeler ou le premier ou le dernier ; tout s’y enchaîne et s’y succède par des nuances insensibles ; et à travers cette uniforme immensité d’objets, s’il en paraît quelques-uns qui, comme des pointes de rochers, semblent percer la surface et la dominer, ils ne doivent cette prérogative qu’à des systèmes particuliers, qu’à des conventions vagues, qu’à certains événements étran-gers, et non à l’arrangement physique des êtres et à l’intention de la nature. Source

Articles de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert :

« Atome, (Hist. nat.) animal microscopique, le plus petit, a ce qu’on pr ́etend, de tous ceux qu’on a d ́ecouvertsavec les meilleurs microscopes. On dit qu’il paroˆıt au microscope, tel qu’un grain de sable fort fin paroˆıta la vˆue,& qu’on lui remarque plusieurs pi ́es, le dos blanc, & des ́ecailles.Atomes, s. m. petits corpuscules indivisibles ; qui, selon quelques anciens philosophes, ́etoient des ́el ́emens ouparties primitives des corps naturels. Ce mot vient d’αprivatif, & deτ oμoσ, je coupe. Atomes se dit aussi de cespetits grains de poussiere qu’on voit voltiger dans une chambre ferm ́ee, dans laquelle entre un rayon de soleil. »

Les encyclopédistes poursuivent avec une description de la matière :

« Il y a toujours eu une quantité immense & réellement infinie d’atomes ou corpuscules durs, crochus, quarrés,oblongs, & de toutes figures ; tous indivisibles, tous en mouvement & faisant effort pour avancer ; tous descendant & traversant le vide : s’ils avaient toujours continué leur route de la sorte, il n’y aurait jamais eu d’assemblages, & le monde ne serait pas ; mais quelques-uns allant un peu de côté, cette légère déclinaison en serra & accrocha plusieurs ensemble : de là se sont formées diverses masses ; un ciel, un soleil, une terre, un homme, une intelligence, & une sorte de liberté. Rien n’a été fait avec dessein : il faut bien se garder de croire que les jambes de l’homme ayant été faites dans l’intention de porter le corps d’une place à une autre ; que les doigts ayant ́été pourvus d’articulations pour mieux saisir ce qui nous serait nécessaire ; que la bouche ait ́été garnie de dents pour broyer les aliments ; ni que les yeux ayant été adroitement suspendus sur des muscles souples & mobiles, pour pouvoir se tourner avec agilité, & pour voir de toutes parts en un instant. Non, ce n’est pas une intelligence qui a disposé ces parties afin qu’elles pussent nous servir ; mais nous faisons usage de ce que nous trouvons capable de nous rendre service. Le tout s’est fait par hasard, le tout se continue, &les espèces se perpétuent les mêmes par hasard : le tout se dissoudra un jour par hasard : tout le système se réduit là. L’ancien atomisme était un pur athéisme ; mais on aurait tort de faire rejaillir cette accusation sur la philosophie corpusculaire en général. L’exemple de Démocrite, de Leucippe et d’Epicure, tous trois aussi grands athées qu’atomistes, a fait croire à bien des gens que dès que l’on admettait les corpuscules, on rejetait la doctrine qui établit des êtres immatériels, comme la divinité et les âmes humaines. Néanmoins, non-seulement la Pneumatologie n’est pas incompatible avec la doctrine des atomes, mais même elles ont beaucoup de liaison ensemble : aussi les mêmes principes de Philosophie qui avaient conduit les anciens reconnaître les atomes, les conduisirent aussi à croire qu’il y a des choses immatérielles ; et les mêmes maximes qui leur persuadèrent que les formes corporelles ne sont pas des entités distinctes de la substance des corps, leur persuadèrent aussi que les âmes ne sont ni engendrées avec le corps, ni anéanties avec sa mort. »

« PARTICULE, s. f. (Physique.) partie très-petite d’un corps ; c’est de l’assemblage & de l’union de plusieurs de ces parties que sont composés les corps naturels.
Particule dans la nouvelle Philosophie est employé par quelques auteurs dans le même sens qu’atome dans l’ancienne Philosophie d’Epicure, & que corpuscule dans la Philosophie moderne. Voyez Atome & Corpuscule.
Néanmoins d’autres auteurs les distinguent, & disent que particule est l’assemblage & l’union de deux ou plusieurs corpuscules ou atomes primitifs & physiquement indivisibles ; & que corpuscule ou petit corps est l’assemblage ou la masse de plusieurs particules.
Au reste, cette distinction n’est pas fort nécessaire, & dans la plûpart des ouvrages de Physique particule est employé comme synonyme à corpuscule.
Les particules sont donc comme les élémens des corps ; c’est leur arrangement différent & leur contexture, avec la différence de cohésion, qui constitue les différentes sortes de corps, durs, mous, secs, liquides, pesans, légers, &c. Voyez Elément & Cohésion.
Les particules les plus petites ou les corpuscules s’unissent, suivant les Newtoniens, par l’attraction la plus forte, & composent des particules plus grosses dont l’union est plus foible, & plusieurs de ces parties réunies ensemble forment des particules encore plus grosses dont l’union est toujours plus foible ; & ainsi par différens degrés jusqu’à ce que la progression finisse par les particules les plus grosses, desquelles dépendent les opérations chimiques & les couleurs des corps naturels, & qui, en s’unissant, composent les corps des masses sensibles. Voyez Matiere, Couleur, Attraction & Cohésion.
Les Epicuriens s’imaginoient que la cohésion de ces particules de matiere se faisoit par le moyen des atomes accrochés, les Péripatéticiens au contraire par le simple repos de ces parties les unes auprès des autres ; c’est aussi le sentiment des Cartésiens. Voyez Dureté. Chambers. »

« Elémens, s. pl. m. On appelle ainsi en Physique les parties primitives des corps. Les anciens, comme tout le monde sait, admettoient quatre élémens ou corps primitifs dont ils supposoient les autres formés, l’air, le feu, l’eau, la terre ; & cette opinion, quoiqu’abandonnée depuis, n’étoit pas si déraisonnable, car il n’y a guere de mixte dans lequel la Chimie ne trouve ces quatre corps, ou du moins quelques-uns d’eux. Descartes est venu, qui à ces quatre élémens en a substitué trois autres, uniquement tirés de son imagination, la matiere subtile ou du premier élément, la matiere globuleuse ou du second, & la matiere rameuse ou du troisieme. Aujourd’hui les Philosophes sages reconnoissent, 1°. qu’on ignore absolument en quoi consistent les élémens des corps. Qu’on ignore encore, à plus forte raison, si les élémens des corps sont tous semblables, & si les corps different entr’eux par la différente nature de leurs élémens, ou seulement par leur différente disposition. 3°. Qu’il y a apparence que les élémens ou particules primitives des corps sont durs par eux-mêmes. On sera peut-être étonné de la briéveté de cet article : mais nos connoissances sur ce qui en fait l’objet sont encore plus courtes. »

« CORPUSCULE, s. m. en Physique, diminutif de corps, terme dont on se sert pour exprimer les particules ou les petites parties des corps naturels. Tout corps est composé d’une quantité prodigieuse de corpuscules. Ces corpuscules eux-mêmes sont des corps, & sont composés par la même raison d’autres corpuscules plus petits, ensorte que les élemens d’un corps ne paroissent être autre chose que des corps. Mais quels sont les élemens primitifs de la matiere ? c’est ce qu’il est difficile de savoir. Aussi l’idée que nous nous formons de la matiere & des corps, selon quelques philosophes, est purement de notre imagination, sans qu’il y ait rien hors de nous de semblable à cette idée. Ces difficultés ont fait naître le système des monades de M. Leibnitz..
M. Newton a donné une méthode pour déterminer par la couleur des corps la grosseur des corpuscules qui constituent les particules qui les composent, ou plutôt le rapport de la grosseur des particules d’un corps d’une certaine couleur à celle des particules d’un corps d’une autre couleur. Il ne faut cependant regarder cette méthode que comme conjecturale. »

« CORPUSCULAIRE, adj. (Physique.) c’est ainsi qu’on appelle cette physique qui cherche la raison des phénomenes dans la configuration, la disposition, & le mouvement des parties des corps. En voici une idée un peu plus étendue. La physique corpusculaire suppose que le corps n’est autre chose qu’une masse étendue, & n’y reconnoît rien que ce qui est renfermé dans cette idée, c’est-à-dire une certaine grandeur jointe à la divisibilité des parties, où l’on remarque une figure, une certaine situation, du mouvement & du repos, qui sont des modes de la substance étendue. Par-là on prétend pouvoir rendre raison des propriétés de tous les corps, sans avoir recours à aucune forme substantielle, ni à aucune qualité qui soit distincte de ce qui résulte de l’étendue, de la divisibilité, de la figure, de la situation, du mouvement, & du repos. Cette physique ne reconnoît aucunes especes intentionnelles, ni aucuns écoulemens par le moyen desquels on apperçoive les objets. Les qualités sensibles de la lumiere, des couleurs, du chaud, du froid, des saveurs, ne sont dans les corps que la disposition des particules dont ils se trouvent composés, & en nous, que des sensations de notre ame, causées par l’ébranlement des organes.
Ce sont-là les opinions de Descartes, mais il a des précurseurs dans l’antiquité.
Leucippe & Démocrite furent les premiers qui enseignerent dans la Grece la physique corpusculaire ; Epicure l’apprit d’eux, & la perfectionna tellement qu’à la fin elle prit son nom, & qu’on l’appella la philosophie d’Epicure.
Il y a eu divers philosophes, qui, sans suivre l’athéisme de Démocrite, soutenoient que toutes choses étoient composées de corpuscules, comme Ecphantus, Heraclide, Asclepiade, & Métrodore de Chio. En général tous les Atomistes qui ont vêcu avant Démocrite & Leucippe, ont joint la créance d’une divinité avec la doctrine des atomes ; de sorte qu’on peut dire d’eux ce que Sidoine Apollinaire a dit d’Arcésilas :
Post hos, Arcesilas, divinâ mente paratam
Conjicit hanc molem, confectam partibus illis
Quas atomos vocat ipse leves.
Les anciens considérant l’idée qu’ils avoient de l’ame & ce qu’ils connoissoient dans le corps, trouvoient qu’ils pouvoient concevoir distinctement deux choses, qui sont les principales de tout ce qu’il y a dans l’univers. L’une est la matiere, qu’ils regardoient comme incapable de soi-même d’agir ; & l’autre est une faculté agissante. Duo quærenda sunt, dit Ciceron, unum quæ materia sit ex quâ quæque res efficiatur, alterum quæ res sit quæ quidque efficiat. On prouve la même chose par Séneque & par l’auteur du livre de placitis philosophorum, qui est parmi les œuvres de Plutarque.
Bien loin que la philosophie corpusculaire mene à l’athéisme, elle conduit au contraire à reconnoître des êtres distincts de la matiere. En effet, la physique corpusculaire n’attribue rien au corps que ce qui est renfermé dans l’idée d’une chose impénétrable & étendue, & qui peut être conçu comme une de ses modifications, comme la grandeur, la divisibilité, la figure, la situation, le mouvement & le repos, & tout ce qui résulte de leur différente combinaison ; ainsi cette physique ne sauroit admettre que la vie & la pensée soient des modifications du corps ; d’où il s’ensuit que ce sont des propriétés d’une autre substance distincte du corps. Cette physique ne reconnoissant dans les corps d’autre action que le mouvement local, & le mouvement étant nécessairement l’effet de l’action d’un être différent du corps mû, il s’ensuit qu’il y a quelque chose dans le monde qui n’est pas corps ; sans quoi les corps dont il est composé n’auroient jamais commencé à se mouvoir. Selon cette philosophie on ne peut pas expliquer les phénomenes des corps par un pur méchanisme, sans admettre des causes différentes de ce méchanisme, & qui soient intelligentes & immatérielles. Il est évident par les principes de la même philosophie, que nos sensations elles-mêmes ne sont pas des effets matériels, puisqu’il n’y a rien dans les corps qui soit semblable aux sensations que nous avons du chaud, du froid, du rouge, du doux, de l’amer, &c. D’où il s’ensuit que ce sont des modifications de notre ame, & que par conséquent elle est immatérielle. Enfin il est aussi clair par cette philosophie, que les sens ne sont pas juges de la vérité, même à l’égard des corps, puisque les qualités sensibles dont ils paroissent revêtus n’y sont nullement ; ainsi il faut qu’il y ait en nous quelque chose de supérieur aux sens, qui juge de leurs rapports & qui distingue ce qui est véritablement dans le corps de ce qui n’y est pas. Ce ne peut être que par une faculté supérieure, qui se donne à elle-même les mouvemens qu’elle veut, c’est-à-dire qui est immatérielle.
La physique corpusculaire a encore divers avantages. Voici les deux principaux : 1°. elle rend le monde corporel intelligible, puisque le méchanisme est une chose que nous entendons, & qu’hors cela nous ne concevons rien distinctement dans le corps. Dire qu’une chose se fait par le moyen d’une forme ou d’une qualité occulte, n’est autre chose que dire que nous ne savons pas comment elle se fait, ou plutôt c’est faire l’ignorance où nous sommes de la cause d’un effet, la cause de cet effet-là, en la déguisant sous les termes de formes & de qualités. On conçoit encore clairement que le froid, le chaud, &c. peuvent être des modifications de notre ame, dont les mouvemens des corps extérieurs sont des occasions. Mais on ne sauroit comprendre que ce soient des qualités des corps mêmes, distinctes de la disposition de leurs particules. 2°. L’autre avantage de la physique corpusculaire, c’est qu’elle prépare l’esprit à trouver plus facilement la preuve de l’existence des substances corporelles, en établissant une notion distincte du corps. Il faut que celui qui veut prouver qu’il y a quelque chose dans le monde outre les corps, détermine exactement les propriétés des corps, autrement il prouveroit seulement qu’il y a quelque chose outre un certain je ne sais quoi qu’il ne connoît pas, & qu’il appelle corps. Ceux qui rejettent la philosophie corpusculaire composent les corps de deux substances, dont l’une est la matiere destituée de toute forme, par conséquent incorporelle ; l’autre est la forme, qui étant sans matiere est aussi immatérielle. Par-là on confond si fort les idées de ce qui est matériel & immatériel, qu’on ne peut rien prouver concernant leur nature.
Le corps lui-même devient incorporel ; car tout ce qui est composé de choses immatérielles, est nécessairement immatériel, & ainsi il n’y auroit rien du tout de corporel dans la nature. Au lieu que la philosophie corpusculaire établissant une notion distincte du corps, montre clairement jusqu’où ses opérations peuvent s’étendre, où celles des substances immatérielles commencent, & par conséquent qu’il faut de nécessité que ces dernieres existent dans le monde.
Il faut cependant avoüer qu’on abuse très-souvent de cette philosophie ; écoutons M. Wolf là-dessus. In scriptis eorum qui philosophiam corpuscularem excoluêre, multum inest veritatis, etsi circa prima rerum materialium principia erraverint autores. Non tamen ideò probamus promiscuè quæ ab autoribus philosophiæ corpuscularis traduntur : nihil enim frequentius est, quàm ut figuras & molem corpusculorum ad libitum fingant, ubi eas ignorantes in ipsis phænomenis acquiescere debebant. Exempli gratiâ, nemo hucusque explicuit qualia sint aëris corpuscula, etsi certum sit per eorum qualitates elasticitatem aëris explicari. Deficiunt hactenus principia, quorum ope certè quid de iis colligi datur. Quamobrem in phænomeno acquiescendum erat quod scilicet aër possit comprimi, & continuò se se per majus spatium expandere nitatur. Enim verò non desunt philosophi qui cùm corpuscula principia essendi proxima corporum observabilium esse agnoscant, elaterem quoque aëris per corpuscula ejus explicaturi, figuras aliasque qualitates pro arbitrio fingunt, etsi nullo modo demonstrare possint corpusculis aëris convenire istiusmodi figuras & qualitates, quales ipsis tribuunt. Minimè igitur probamus, si quis philosophus corpuscularis sapere velit ultra quod intelligit. Absit autem ut philosophiæ corpusculari tribuamus quod philosophi est vitium. Deinde philosophi corpusculares in universum omnes hactenus in eo peccant, quod prima rerum materialium principia corpuscula esse existiment ; M. Wolf parle ici en Leibnitien : il ajoûte : Et plerique etiam à veritate oberrant dum non alias in corpusculis qualitates quàm mechanicas agnoscunt. Il n’y a qu’à lire tous les écrits que la fameuse baguette divinatoire a occasionnés, pour achever de se convaincre des abus dont la physique corpusculaire est susceptible. Wolf, Cosmol. §. 236. in schol. »

« CORPS, s. m. (Métaphys. & Physiq.) C’est une substance étendue & impénétrable, qui est purement passive d’elle-même, & indifférente au mouvement ou au repos, mais capable de toute sorte de mouvement, de figure & de forme. Voyez Substance, Solide, &c.
Les corps, selon les Péripatéticiens, sont composés de matiere, de forme & de privation ; selon les Epicuriens & les Corpusculaires, d’un assemblage d’atomes grossiers & crochus ; selon les Cartésiens, d’une certaine portion d’étendue ; selon les Newtoniens, d’un système ou assemblage de particules solides, dures, pesantes, impénétrables & mobiles, arrangées de telle ou telle maniere : d’où résultent des corps de telle ou telle forme, distingués par tel ou tel nom. Voyez Atome.
Ces particules élémentaires des corps doivent être infiniment dures, beaucoup plus que les corps qui en sont composés, mais non si dures qu’elles ne puissent se décomposer ou se briser. Newton ajoute que cela est nécessaire, afin que le monde persiste dans le même état, & que les corps continuent à être dans tous les tems de la même texture & de la même nature. Voyez Matiere, Particule, Solidité, Dureté, &c.
Il est impossible, selon quelques philosophes, de démontrer l’existence des corps. Voici, disent-ils, la suite d’argumens par laquelle nous pouvons arriver à cette connoissance.
Nous connoissons d’abord que nous avons des sensations ; nous savons ensuite que ces sensations ne dépendent pas de nous, & de-là nous pouvons conclure que nous n’en sommes donc pas la cause absolue, mais qu’il faut qu’il y ait d’autres causes qui les produisent ; ainsi nous commençons à connoître que nous ne sommes pas les seules choses qui existent, mais qu’il y a encore d’autres êtres dans le monde conjointement avec nous, & nous jugeons que ces causes sont des corps réellement existans, semblables à ceux que nous imaginons. Le docteur Clarke prétend que ce raisonnement n’est pas une démonstration suffisante de l’existence du monde corporel. Il ajoûte que toutes les preuves que nous en pouvons avoir, sont fondées sur ce qu’il n’est pas croyable que Dieu permette que tous les jugemens que nous faisons sur les choses qui nous environnent, soient faux. S’il n’y avoit point de corps, dit-on, il s’ensuivroit que Dieu qui nous représente l’apparence des corps, ne le feroit que pour nous tromper. Voici ce que dit là-dessus le philosophe dont nous parlons. « Il est évident, s’objecte-t-il, que Dieu ne peut pas nous tromper ; & il est évident qu’il nous tromperoit à chaque instant, s’il n’y avoit point de corps : il est donc évident qu’il y a des corps. On pourroit, selon quelques philosophes, nier la mineure de cet argument. »
En effet, quand même il seroit possible qu’il existât des corps, c’est-à-dire des substances solides, figurées, &c. hors de l’esprit, & que ces corps fussent analogues aux idées que nous avons des objets extérieurs, comment nous seroit-il possible avec cela de les connoître ? Il faudroit que nous eussions cette connoissance ou par les sens, ou par la raison. Par nos sens, nous avons seulement la connoissance de nos sensations & de nos idées ; ils ne nous montrent pas que les choses existent hors de l’esprit telles que nous les appercevons. Si donc nous avons connoissance de l’existence des corps extérieurs, il faut que ce soit la raison qui nous en assûre, d’après la perception des sens. Mais comment la raison nous montrera-t-elle l’existence des corps hors de notre esprit ? Les partisans même de la matiere nient qu’il puisse y avoir aucune connexion entr’elle & nos idées. En effet on convient des deux côtés (& ce qui arrive dans les songes, dans les phrénésies, les délires, les extases, en est une preuve incontestable), que nous pouvons être affectés de toutes les idées que nous avons, quoiqu’il n’existe point hors de nous de corps qui leur ressemblent. De-là il est évident que la supposition des corps extérieurs n’est pas nécessaire pour la production de nos idées. Si donc nous avons tort de juger qu’il y ait des corps, c’est notre faute, puisque Dieu nous a fourni un moyen de suspendre notre jugement. Voici encore ce que dit à ce sujet le docteur Berckley, Principes de la connoissance humaine, p. 59. « En accordant aux Matérialistes l’existence des corps extérieurs, de leur propre aveu ils n’en connoîtront pas davantage comment nos idées se produisent, puisqu’ils avouent eux-mêmes qu’il est impossible de comprendre comment un corps peut agir sur un esprit, ou comment il se peut faire qu’un corps y imprime aucune idée ; ainsi la production des idées & des sensations dans notre esprit, ne peut pas être la raison pour laquelle nous supposons des corps ou des substances corporelles, puisque cela est aussi inexpliquable dans cette supposition que dans la contraire. En un mot, quoiqu’il y eût des corps extérieurs, il nous seroit cependant impossible de savoir comment nous les connoissons ; & s’il n’y en avoit pas, nous aurions cependant la même raison de penser qu’il y en a que nous avons maintenant. » Id. ibid. pag. 60. 61.
« Il ne sera pas inutile de réfléchir un peu ici sur les motifs qui portent l’homme à supposer l’existence des substances matérielles. C’est ainsi que voyant ces motifs cesser & s’évanoüir par degrés, nous pourrons nous déterminer à refuser le consentement qu’ils nous avoient arraché. On a donc crû d’abord que la couleur, la figure, le mouvement & les autres qualités sensibles, existoient réellement hors de l’esprit ; & par cette même raison il sembloit nécessaire de supposer une substance ou sujet non pensant, dans lequel ces qualités existassent, puisqu’on ne pouvoit pas concevoir qu’elles existassent par elles-mêmes. Ensuite étant convaincus que les couleurs, les sons & les autres qualités secondaires & sensibles, n’avoient point leur existence hors de l’esprit, on a dépoüillé ce sujet de ces qualités, en y laissant seulement les premieres, comme la figure, le mouvement, &c. qu’on a conçû toûjours exister hors de l’esprit, & conséquemment avoir besoin d’un support matériel. Mais comme il n’est pas possible (c’est toûjours Berckley qui parle), qu’aucune de ces qualités existe autrement que dans l’esprit qui les apperçoit, il s’ensuit que nous n’avons aucune raison de supposer l’existence de la matiere. » Id. ibid. p. 115. 119. Voyez Qualité, Existence.
Voilà en substance les raisons du docteur Berckley. Leibnitz ajoûte que quand nous examinons les propriétés des corps, telles que nous les concevons, ces propriétés paroissent renfermer contradiction. De quoi les corps sont-ils composés, peut-on se demander ? Qu’on cherche tant qu’on voudra une réponse à cette question, on n’en trouvera point d’autre, sinon que les corps sont eux-mêmes composés d’autres petits corps. Mais ce n’est pas là répondre, car la difficulté reste toûjours la même, & on redemandera ce qui forme les corps composans. Il semble qu’il en faille venir à quelque chose qui ne soit point corps, & qui cependant forme les corps que nous voyons. Mais comment cela est-il possible ? On peut faire la même objection sur la cause de la dureté, qui tient de près à celle de l’impénétrabilité. Ces deux propriétés, ainsi que le mouvement & la divisibilité de la matiere, sont sujettes à des difficultés très-fortes. Cependant le penchant que nous avons à croire l’existence des corps, sur le rapport de nos sensations, est si grand, qu’il seroit fou de ne s’y pas livrer, & c’est peut-être le plus grand argument par lequel on puisse prouver que ce penchant nous vient de Dieu même : aussi personne n’a-t-il jamais révoqué vraiment en doute l’existence des corps. Au reste cette opinion de Berckley est encore exposée dans un ouvrage intitulé Dialogues entre Hilas & Philonoüs (ami de l’esprit). Il a été traduit depuis quelques années en françois par un homme d’esprit, métaphysicien subtil & profond. On voit à la tête d’un de ces dialogues, une vignette du traducteur extrèmement ingénieuse. Un enfant voit son image dans un miroir, & court pour la saisir, croyant voir un être réel ; un philosophe qui est derriere lui, paroît rire de la méprise de l’enfant ; & au bas de la vignette on lit ces mots adressés au philosophe : Quid rides ? fabula de te narratur.
Le principal argument du docteur Berckley, & proprement le seul sur lequel roule tout l’ouvrage dont nous parlons, est encore celui-ci : « Notre ame étant spirituelle, & les idées que nous nous formons des objets, n’ayant rien de commun ni d’analogue avec ces objets mêmes, il s’ensuit que ces idées ne peuvent être produites par ces objets. L’objet d’une idée ne peut être qu’une autre idée, & ne sauroit être une chose matérielle ; ainsi l’objet de l’idée que nous avons des corps, c’est l’idée même que Dieu a des corps : idée qui ne ressemble en rien aux corps, & ne sauroit leur ressembler. » Voilà, comme l’on voit, le Malebranchisme tout pur, ou du moins à peu de chose près. L’auteur fait tous ses efforts pour prouver que son sentiment differe beaucoup du systême du P. Malebranche ; mais la différence est si subtile, qu’il faut être métaphysicien bien déterminé pour l’appercevoir. Le P. Malebranche, intimement persuadé de son système des idées & de l’étendue intelligible, étoit fermement convaincu que nous n’avons point de démonstration de l’existence des corps ; il employe un grand chapitre de son ouvrage à le prouver Il est vrai qu’il est un peu embarrassé de l’objection tirée de la réalité de la révélation, & il faut avoüer qu’on le seroit à moins ; car s’il n’est pas démontré qu’il y ait des corps, il ne l’est pas que J. C. soit venu, qu’il ait fait des miracles, &c. aussi le Pere Malebranche a-t-il de la peine à se tirer de cette difficulté. L’imagination de ce philosophe, souvent malheureuse dans les principes qu’elle lui faisoit adopter, mais assez conséquente dans les conclusions qu’il en tiroit, le menoit beaucoup plus loin qu’il n’auroit voulu lui-même ; les principes de religion dont il étoit pénétré, plus forts & plus solides que toute sa philosophie, le retenoient alors sur le bord du précipice. Les vérités de la religion sont donc une barriere pour les philosophes : ceux qui les ayant consultées ne vont pas au-delà des bornes qu’elles leur prescrivent, ne risquent pas de s’égarer.
Berckley se propose une autre difficulté qui n’est pas moins grande que celle de la révélation : c’est la création, dont le premier chapitre de la Genese nous fait l’histoire. S’il n’y a point de corps, qu’est-ce donc que cette terre, ce soleil, ces animaux que Dieu a créés ? Berckley se tire de cette difficulté avec bien de la peine & avec fort peu de succès, & voilà le fruit de toute sa spéculation métaphysique ; c’est de contredire ou d’ébranler les vérités fondamentales. Il est fort étrange que des gens qui avoient tant d’esprit, en ayent abusé à ce point ; car comment peut-on mettre sérieusement en question s’il y a des corps ? Les sensations que nous en éprouvons ont autant de force que si ces corps existoient réellement : donc les corps existent ; car eorumdem effectuum eadem sunt causæ. Mais nous ne concevons pas, dit-on, l’essence des corps, ni comment ils peuvent être la cause de nos sensations. Et concevez-vous mieux l’essence de votre ame, la création, l’éternité, l’accord de la liberté de l’homme & de la science de Dieu, de sa justice & du peché originel, & mille autres vérités dont il ne vous est pourtant pas permis de douter, parce qu’elles sont appuyées sur des argumens incontestables ? Taisez-vous donc, & ne cherchez pas à diminuer par des sophismes subtils, le nombre de vos connoissances les plus claires & les plus certaines, comme si vous en aviez déjà trop.
Nous avons exposé, quoique fort en abrégé, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, p. ij. comment nos sensations nous prouvent qu’il y a des corps. Ces preuves sont principalement fondées sur l’accord de ces sensations, sur leur nombre, sur les effets involontaires qu’elles produisent en nous, comparés avec nos réflexions volontaires sur ces mêmes sensations. Mais comment notre ame s’élance-t-elle, pour ainsi dire, hors d’elle-même, pour arriver aux corps ? Comment expliquer ce passage ? Hoc opus, hic labor est.
Nous avancerons donc dans cet article comme un principe inébranlable, malgré les jeux d’esprit des philosophes, que nos sens nous apprennent qu’il y a des corps hors de nous. Dès que ces corps se présentent à nos sens, dit M. Musschenbroeck, notre ame en reçoit ou s’en forme des idées qui représentent ce qu’il y a en eux. Tout ce qui se rencontre dans un corps, ce qui est capable d’affecter d’une certaine maniere quelqu’un de nos sens, de sorte que nous puissions nous en former une idée, nous le nommons propriété de ce corps. Lorsque nous rassemblons tout ce que nous avons ainsi remarqué dans les corps, nous trouvons qu’il y a certaines propriétés qui sont communes à tous les corps ; & qu’il y en a d’autres encore qui sont particulieres, & qui ne conviennent qu’à tels ou tels corps. Nous donnons aux premieres le nom de propriétés communes ; & quant à celles de la seconde sorte, nous les appellons simplement propriétés.
Parmi les propriétés communes il y en a quelques-unes qui se rencontrent en tout tems dans tous les corps naturels, & qui sont toûjours les mêmes ; il y en a d’autres encore qui, quoiqu’elles soient toûjours dans les corps, ont pourtant des degrés d’augmentation ou de diminution. Celles de la premiere classe sont l’étendue, l’impénétrabilité, la force d’inertie, la mobilité, la possibilité d’être en repos, la figurabilité, &c. Celles de la seconde classe sont la gravité ou pesanteur, & la force d’attraction.
Il ne s’est trouvé jusqu’à présent, selon M. Musschenbroeck, aucun corps, soit grand ou petit, solide ou liquide, qui ne renfermât en lui-même ces propriétés. Il n’a même jamais été possible d’ôter ou de faire disparoître par quelqu’art que ce soit, aucune de ces propriétés, que nous appellons pour cette raison propriétés communes. Plusieurs physiciens excluent pourtant la derniere. Voyez Attraction.
Les autres propriétés des corps sont la transparence, l’opacité, la fluidité, la solidité, la colorabilité, la chaleur, la froideur, la saveur, l’insipidité, l’odeur, le son, la dureté, l’élasticité, la mollesse, l’âpreté, la douceur, &c. Ces propriétés ne se remarquent que dans certains corps, & on ne les trouve pas dans d’autres, de sorte qu’elles ne sont pas communes.
Il y a encore une autre sorte de propriétés qui tiennent le milieu entre les premieres & les dernieres. Ces propriétés sont aussi communes, mais seulement à certains égards. Expliquons cela par un exemple. Tous les corps qui sont en mouvement, ont la force de mettre aussi en mouvement les autres corps qu’ils rencontrent ; cette propriété doit être mise par conséquent au rang de celles qui sont communes. Cependant comme tous les corps ne sont pas en mouvement en tout tems, il s’ensuit que cette propriété commune ne devra avoir lieu, & ne pourra être regardée comme telle, que dans les cas où l’on suppose les corps en mouvement ; mais les corps ne sont pas toûjours en mouvement, & par conséquent cette propriété ne peut passer pour commune, puisqu’elle n’est pas toûjours dans tous les corps.
Rien n’est plus propre que les observations, pour nous faire conclure que nous ne connoissons pas en effet la nature des corps ; car si nous la connoissions, ne pourrions-nous pas prédire par avance un grand nombre d’effets que les corps qui agissent l’un sur l’autre devroient produire ? C’est ainsi que les Mathématiciens déduisent plusieurs choses de la nature du cercle. Mais nous ne connoissons d’avance aucun effet, il faut que nous en venions aux expériences pour faire nos découvertes. Dans tous les cas ou les observations nous manquent, nous ne pouvons pas commencer à raisonner sur ce que nous ne connoissons pas encore des corps ; & si nous le faisons, nous nous exposons à tirer des conséquences fort incertaines. Nieuwentit a commencé à démontrer cette vérité dans ses Fondemens de la certitude, & nous pourrions aussi confirmer la même chose par cent exemples. Ces philosophes qui croyent connoître la nature des corps, ont-ils jamais pû prédire par la seule réflexion qu’ils ont faite sur les corps, un seul des effets qu’ils produisent en agissant l’un sur l’autre ? En effet, quand même on leur accorderoit que la nature des corps consiste dans l’étendue, ils n’en seroient pas pour cela plus avancés, parce que nous ne pouvons rien déduire de-là, & que nous ne pouvons rien prévoir de ce qui arrive dans les corps, puisqu’il faut que nous fassions toutes nos recherches en recourant aux expériences, comme si nous ne connoissions point du tout la nature des corps. Mussch. Essais de Physiq. l. I. ch. 1. Voyez Etendue & Impénétrabilité. »

Diderot dans « Manuscrit de Pétersbourg » (courrier à Catherine II) :
« Il faut que Sa Majesté Impériale sache que Aepinus m’a promis d’abjurer ses opinions sur l’existence de Dieu, si je lui démontrais que les planètes pouvaient se mouvoir dans l’espace sans avoir besoin d’une première impulsion en ligne droite, qui combinée avec la force d’attraction leur fît décrire des orbes elliptiques. Outre la première démonstration que je lui en donnai, je vais lui en proposer une seconde. (…) Donc la matière douée de la propriété d’attirer, les planètes, pour se mouvoir, n’ont pas eu besoin que la main d’un créateur les lançât dans l’espace. »

Diderot, « Pensées philosophiques » :

« J’ouvre les cahiers d’un professeur célèbre et je lis : « Athées, je vous accorde que le mouvement est essentiel à la matière ; qu’en concluez-vous ?… que le monde résulte du jet fortuit des atomes ? J’aimerais autant que vous me dissiez que l’Iliade d’Homère, ou la Henriade de Voltaire est un résultat de jets fortuits de caractères. » Je me garderai bien de faire ce raisonnement à un athée : cette comparaison lui donnerait beau jeu. Selon les lois de l’analyse des sorts, me dirait-il, je ne dois point être surpris qu’une chose arrive lorsqu’elle est possible, et que la difficulté de l’événement est compensée par la quantité des jets. Il y a tel nombre de coups dans lesquels je gagerais, avec avantage, d’amener cent mille six à la fois avec cent mille dés. Quelle que fût la somme finie des caractères avec laquelle on me proposerait d’engendrer fortuitement l’Iliade, il y a telle somme finie de jets qui me rendrait la proposition avantageuse : mon avantage serait même infini si la quantité de jets accordée était infinie. Vous voulez bien convenir avec moi, continuerait-il, que la matière existe de toute éternité, et que le mouvement lui est essentiel. Pour répondre à cette faveur, je vais supposer avec vous que le monde n’a point de bornes ; que la multitude des atomes était infinie, et que cet ordre qui vous étonne ne se dément nulle part : or, de ces aveux réciproques, il ne s’ensuit autre chose, sinon que la possibilité d’engendrer fortuitement l’univers est très-petite, mais que la quantité des jets est infinie, c’est-à-dire que la difficulté de l’événement est plus que suffisamment compensée par la multitude des jets. Donc, si quelque chose doit répugner à la raison, c’est la supposition que, la matière s’étant mue de toute éternité, et qu’y ayant peut-être dans la somme infinie des combinaisons possibles un nombre infini d’arrangements admirables, il ne se soit rencontré aucun de ces arrangements admirables dans la multitude infinie de ceux qu’elle a pris successivement. Donc, l’esprit doit être plus étonné de la durée hypothétique du chaos que de la naissance réelle de l’univers. »

Diderot, « Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient » :

« Considérez, monsieur Holmes, ajouta-t-il, combien il faut que j’aie de confiance en votre parole et dans celle de Newton. Je ne vois rien, cependant j’admets en tout un ordre admirable mais je compte que vous n’en exigerez pas davantage. Je vous le cède sur l’état actuel de l’univers, pour obtenir de vous en revanche la liberté de penser ce qu’il me plaira de son ancien et premier état, sur lequel vous n’êtes pas moins aveugle que moi. Vous n’avez point ici de témoins à m’opposer ; et vos yeux ne vous sont d’aucune ressource. Imaginez donc, si vous voulez, que l’ordre qui vous frappe a toujours subsisté ; mais laissez-moi croire qu’il n’en est rien ; et que si nous remontions à la naissance des choses et des temps, et que nous sentissions la matière se mouvoir et le chaos se débrouiller, nous rencontrerions une multitude d’êtres informes pour quelque êtres bien organisés. Si je n’ai rien à vous objecter sur la condition présente des choses, je puis du moins vous interroger sur leur condition passée. Je puis vous demander, par exemple, qui vous a dit à vous, à Leibniz, à Clarke et à Newton, que dans les premiers instants de la formation des animaux, les uns n’étaient pas sans tête et les autres sans pieds ? Je puis vous soutenir que ceux-ci n’avaient point d’estomac, et ceux-là point d’intestins ; que tels à qui un estomac, un palais et des dents semblaient promettre de la durée, ont cessé par quelque vice du coeur ou des poumons ; que les monstres se sont anéantis successivement ; que toutes les combinaisons vicieuses de la matière ont disparu, et qu’il n’est resté que celles où le mécanisme n’impliquait aucune contradiction importante, et qui pouvaient subsister par elles-mêmes et se perpétuer. »

« Cela supposé, si le premier homme eût eu le larynx fermé, eût manqué d’aliments convenables, eût péché par les parties de la génération, n’eût point rencontré sa compagne, ou se fût répandu dans une autre espèce, monsieur Holmes, que devenait le genre humain ? il eût été enveloppé dans la dépuration générale de l’univers ; et cet être orgueilleux qui s’appelle homme, dissous et dispersé entre les molécules de la matière, serait resté, peut-être pour toujours, au nombre des possibles. »

« Qu’est-ce que ce monde, monsieur Holmes ? un composé sujet à des révolutions, qui toutes indiquent une tendance continuelle à la destruction ; une succession rapide d’êtres qui s’entre-suivent, se poussent et disparaissent : une symétrie passagère ; un ordre momentané… Quelle suite prodigieuse de générations d’éphémères atteste votre éternité ! »

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