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Victor Hugo et les religions

mardi 15 juillet 2008, par Robert Paris

Victor Hugo

dans « Les religions et la religion » :

« (…) Homme, veux-tu trouver le vrai ? cherche le juste.
Mais quant au dogme, neuf et jeune, ou vieux et fruste,
Quant aux saints fabliaux, quant aux religions
Inoculant l’erreur dans leurs contagions,
Semant les fictions, les terreurs, les présages,
Quant à tous ces docteurs, à ces essaims de sages
Qui vont l’un maudissant ce que l’autre a béni,
Qui, volant, bourdonnant, harcelant l’infini,
Feraient abriter Dieu sous une moustiquaire,
Quant au daïri roi, quant au pape vicaire,
Quant à tous ces korans que chaque âge inventa,
Edda, Veda, Talmud, King ou Zend-Avesta,
Ce n’est qu’une confuse et perverse mêlée ;
En les étudiant, ô pauvre âme aveuglée,
Tu n’apprendras pas plus le réel qu’en cherchant
A composer, avec des insultes, un chant !

Et qu’importe, après tout, que l’homme prie ou croie ;
Qu’avec son propre songe, inepte, il se foudroie ;
Qu’il adore le Tout informe, ou l’esprit pur,
Une statue en bronze ou bien un pan d’azur ;
Que l’homme au ciel s’égare ou qu’il se fanatise
Avec la fauve odeur des bûchers qu’il attise ;
Que sa religion ait des pieds et des mains
Et des sens, et se livre aux appétits humains,
Ou soit vapeur, fumée, ombre ; que dans l’église
Son Dieu se pétrifie ou se volatilise ;
Que l’homme, impur, s’aveugle à suivre n’importe où
Tantôt l’abstraction, tantôt le manitou ;
Que ce soit la chandelle ou l’astre qu’il contemple ;
Qu’il adore une idée ou qu’il adore un temple ;
Que, croyant voir des dieux, au fond des bois épais,
Il nomme Argès l’éclair, la foudre Stéropès ;
Que, l’un couché dans l’or, l’autre nu sur des nattes,
Le nègre ait ses tabous et César ses pénates ;
Que le flamme encense en chlamyde de lin
Le morne Olympien, le noir Capitolin ;
Qu’on ait un Dieu hantant l’alcôve impériale,
Un pour le sénateur, un pour le curiale ;
Que les dieux soient divers et mesurés aux rangs,
Pour l’esclave petits et pour le maître grands ;
Qu’en l’honneur d’un Indra quelconque, le brahmine
Se laisse dévorer vivant par la vermine ;
Qu’on se damne en carême â manger du jambon ;
Que pour faire un saint Pierre un Jupiter soit bon,
Et que la foule, au fond des hautes basiliques,
Use un orteil païen de baisers catholiques,
Si bien qu’un vieux Très-Haut ressert et se revend,
Et qu’avec un dieu mort on bâcle un saint vivant ;
Qu’ainsi qu’un terre-neuve attaque un boule-dogue,
La mosquée en fureur morde la synagogue ;
Que Rome ait en dédain Moscou ; que Borgia
Soit pour la Vierge et non pour la Panagia ;
Que les frontons sacrés changent d’hiéroglyphe ;
Que le blanc d’Hildebrand soit le noir de Caïphe ;
Que l’homme à Mahomet donne un dôme écrasé,
A Notre-Dame un chœur fait en bois menuisé,
Au grand éléphant blanc un éventail de plumes ;
Qu’il ait ses dieux brochés en plusieurs gros volumes ;
Qu’il discute si c’est le Pinde, âpre coteau,
Qui vit l’hydre déesse, Amphitrite Cétov
Sortir de la mer bleue et triste, ou si l’Élide
La première aperçut l’effroyable annélide ;
Qu’il donne Thèbe aux sphinx et Tyr aux belzébuths ;
Qu’il appelle le jour Adonis ou Phébus ;
Qu’il écoute de Pan les invisibles flûtes ;
Qu’il bâtisse un cromlech avec des pierres brutes,
Ou fasse à Phidias sculpter le Parthénon ;
Qu’il juche Dieu sur l’aigle ou bien sur un ânon ;
Qu’il serve le Baal avec la Baaltide ;
Qu’il soit évêque, et propre, ou derviche, et fétide,
Vil caloyer barbu, beau diacre tonsuré,
Très révérend ministre,,ou monsieur le curé ;
Que la sottise autour du mensonge se groupe ;
Que le meilleur orfèvre, avec sa bonne loupe,
Ne puisse distinguer les dieux vrais des dieux faux ;
Que le rêve ait Endor, que la chair ait Paphos ;
Qu’avant de croire en Dieu, le genre humain le crée ;
Que sous la pression de la crainte sacrée,
Que, sous la pesanteur des vagues régions,
Les superstitions et les religions
Sortent de son esprit comme l’eau des éponges ;
Que, sans savoir pourquoi, dans un noir tas de songes,
Il choisisse tel dogme ou tel autre ; qu’en bloc,
Acceptant Irmensul, il rejette Moloch ;
Qu’il adopte une idole infâme et s’en entiche,
Faisant le délicat pour quelque autre fétiche ;
Que, sur Dieu, pour savoir s’il est de bonne humeur,
Il consulte le vent ou le flot en rumeur,
Ou la flamme, ou l’oiseau planant dans des tempêtes ;
Qu’il nourrisse ce Dieu de la viande des bêtes,
De gâteaux sans levain ou de pain trois fois cuit,
Qu’est-ce que cela fait, homme, au puits de la nuit ?
Qu’est-ce que cela fait au précipice énorme,
Où la vie en de l’ombre et du vent se transforme,
Où le songeur hagard n’aperçoit vaguement
Qu’un incommensurable et sombre écroulement,
Où le jour, blêmissant dans les vides sans bornes,
Meurt dans l’aveuglement des immensités mornes !

Invente, si tu veux, toi, ta doctrine aussi,
Et quand tu l’auras faite et construite, crois-y ;
Combine, tu le peux, d’autres idolâtries.
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I. LE DIMANCHE

 Je n’ai pas entendu le facteur frapper. - Certe !
Votre porte aujourd’hui, monsieur, n’est pas ouverte.
 Ah bah ! - Vous n’aurez pas aujourd’hui de journaux.
 Pourquoi ?
Mary, qui vient d’éteindre ses fourneaux,
Est superbe ; elle a mis sa grande coiffe blanche.

 Ni de lettres. - Pourquoi ? - Parce que c’est dimanche.
 Eh bien ? - On ne lit pas de lettres ce jour-là.
 Pourquoi ? - Parce que Dieu fit le monde. Il parla
Et travailla pendant six jours. - Soit. Que m’importe ?
 Le dimanche on ne peut frapper à votre porte.
 Mais pourquoi ? - C’est le jour où Dieu s’est reposé.

Apprendre au maître, impie et français, l’A B C,
C’est beau ; Mary triomphe, et ne se sent pas d’aise,
Étant bonne chrétienne et servante irlandaise.
On entend bourdonner la cloche dans la tour.

Ainsi l’infini va jusqu’au septième jour !
Arrivé là, c’est dit ; l’infini devient morne,
Reste court, et s’arrête épuisé ; c’est sa borne.
Nous appelons cela le dimanche. Il est sûr
Qu’il faut pour faire un ciel bien des rouleaux d’azur,
Qu’un chêne à fabriquer n’est pas un mince arbuste,
Et qu’il faut une échelle étrangement robuste
Et que l’échafaudage ait été bien construit
Pour peindre l’aube à fresque au mur noir de la nuit.
Ainsi ce grand travail qu’on nomme la nature
Ne s’est point terminé sans quelque courbature !
Ainsi le Tout-Puissant a dit : Je n’en puis plus !
Et las, suant, soufflant, ankylosé, perclus,
Pris d’un vieux rhumatisme incurable à l’échiné,
Après avoir créé le monde, et la machine
Des astres pêle-mêle au fond des horizons,
La vie, et l’engrenage énorme des saisons,
La fleur, l’oiseau, la femme, et l’abîme, et la terre,
Dieu s’est laissé tomber dans son fauteuil Voltaire !

II. PREMIÈRE REFLEXION

Pas de religion qui ne blasphème un peu.
L’une en croquemitaine habille le bon Dieu ;
Il fait son paradis du hurlement des âmes ;
Sa cave à son plafond jette un reflet de flammes,
Il grince, et son bonheur est d’avoir un enfer
A remuer avec une fourche de fer.
L’autre à la main lui plante un grand sabre, et l’affuble
D’un uniforme, mal caché par sa chasuble ;
Il a l’obus en bas et la foudre là-haut ;
Il était Jehovah, le voilà Sabaoth ;
On le fait tambour-maître et général d’armée ;
Il va-t-en guerre. Étant riche en noir de fumée,
Belzébuth jusqu’à Dieu se glisse, et cet escroc
Lui charbonne en riant deux moustaches en croc ;
Le Père-Éternel sent vaguement qu’on le berne,
Se laisse faire, met l’éclair dans sa giberne,
Se voit destitué par le pape, permet
Que la bataille accroche à sa mitre un plumet,
Ferme les yeux sur l’homme, être irrémédiable,
Et, n’étant plus bon Dieu, tâche d’être bon diable.

III. LE THÉOLOGIEN

O théologien, tu dis :
- Rêveurs, penseurs,
En fouillant on ne sait sous quelles épaisseurs,
Vous avez découvert un Dieu sans fin, sans forme ;
Vous niez qu’il se lasse et vous niez qu’il dorme ;
Ce Dieu n’a pas d’histoire. Est-il juif, arien,
Grec, indou, parsi ? Non. Il ne ressemble à rien,
Il n’a pas de légende arrangeable en cantique.
Raisonnons. Croyez-vous ce Dieu-là bien pratique ?
Tu dis : - Un Dieu n’est pas ce que vous supposez.
Un Dieu, c’est une tour dont on fait les fossés.
C’est une silhouette au delà d’un abîme.
Ne point le voir est mal et trop le voir est crime.
L’autel, c’est lui. Jamais la foule n’admettrait
L’être pur, l’infini compliqué par l’abstrait.
Dieu, cela n’est pas, tant que ce n’est pas en pierre.
Il faut une maison pour mettre la prière.
Dieu doit aller, venir, entrer, passer, marcher.
Il a l’ange à sa porte, ainsi qu’un roi l’archer.
Homme, il me faut son pied imprimé sur mon sable.
Et ce pied, c’est le dogme. Un Dieu point saisissable,
Un Dieu sans catéchisme, un Dieu sans bible, un Dieu
Que saint Luc et saint Marc, saint Jean et saint Mathieu
Ne tiennent pas tout vif, et par les quatre membres,
Dont les vieilles n’ont pas le portrait dans leurs chambres,
Dont personne ne peut dire : - Il est ainsi fait,
Il venait voir Moïse, il parlait à Japhet,
Il a tué beaucoup de gens dans l’Idumée,
Il est un, il est trois, il aime la fumée,
Il ne veut pas qu’on touche à ses arbres fruitiers ; -
Un Dieu qu’on chercherait pendant des mois entiers
Sans le voir flamboyer soudain dans les broussailles ;
Un Dieu qui ne connaît ni Rome, ni Versailles,
Et qui ne comprendrait pas grandchose aux sermons,
Aux schémas, aux missels, où nous le renfermons ;
Un Dieu qu’on n’apprend point par demande et réponse,
Dont on ne fourbit pas avec la pierre ponce
L’auréole, dorée au fond d’un cul-de-four
Dans une niche en plâtre au coin du carrefour ;
Un Dieu comme cela ne vaut rien. Qu’il nous montre
Son Pentateuque avec le pour auprès du contre,
Ou son Toldos Jeschut, ou son Zend-Avesta,
Son Verbe que lut Job et qu’Esdras attesta,
Ses psaumes que chantaient les chevaliers de Malte,
Son Talmud ! Mais quoi, rien ! pas d’évangile ! Halte !
Qu’est-ce que ce Dieu-là ? C’est un Dieu sans papiers.
Un Dieu pour paysans, un Jésus pour troupiers,
Voilà ce qu’il nous faut. L’Homme-Dieu. Dogme ou fable,
Il nous le faut visible, il nous le faut mangeable.
Il faut qu’il ait un peu toutes nos passions.
Bons croyants, faisons-nous quelques concessions.
Prenez notre séné, je prends votre rhubarbe.

Tu dis : - On n’est pas Dieu sans une grande barbe.
Dieu doit être très vieux. Ça met l’homme à genoux.
Un gibet d’autrefois transfiguré par nous
Charme le peuple, et l’âme en aime le mystère ;
La croix de saint André commande à l’Angleterre,
Le gril de saint Laurent produit l’Escuriàl. -

Tu dis : - L’homme n’a foi qu’à l’immémorial.
Une religion qui veut qu’on croie en elle
Doit être séculaire, antique, solennelle,
Appuyée au monceau des âges révolus. -

Tu dis : — Nous vénérons un culte d’autant plus
Que dans la profondeur de l’histoire il s’éloigne ;
Toute l’autorité du temps passé témoigne : ;
Croyons. Voilà mille ans, deux mille ans, trois mille ans
Que ce temple est sacré pour les hommes tremblants ;
C’est ici que le temps vient effeuiller les races,
Et des peuples éteints mêle les sombres traces ;
Il donne pour garants à ces croyances-là
Les générations dont l’âme s’envola.
Vieille religion, donc religion sainte.
De la tradition l’homme approche avec crainte.
C’est vrai, car c’est ancien ; et nos pères l’ont cru.
Un autel par l’amas des siècles est accru.
Donc, c’est en vieillissant que les dogmes se prouvent ;
Au fond du puits des jours les vérités se trouvent ;
Il est bon pour un temple ou bien pour un koran
Que, sur les. bords du Tibre ou sous le ciel d’Iran,
Une procession d’ancêtres et de sages
Ait gravi ses degrés ou feuilleté ses pages ;
Un dogme a le cadran des heures pour souci ;
Tant qu’il n’a point de ride, il n’a pas réussi ;
Il lui faut, et c’est là sa seule inquiétude,
Le rajeunissement de la décrépitude ;
C’est par la vétusté qu’il plaît ; Christ envieux
Regarde Teutatès caduc et Brahma vieux ;
Le vrai n’est vrai, dans l’ombre où le temps nous dépouille,
Qu’à la condition d’être couvert de rouille.
Un dogme vermoulu fait bien dans le ciel bleu.
La patine du bronze est nécessaire à Dieu.
L’évidence a besoin, dans l’azur de l’idée,
D’être depuis longtemps des hommes regardée,
De beaucoup de croyants brûlant du même feu,
Et de beaucoup de terre au-dessous d’elle. Un dieu
N’est dieu qu’autant qu’il prend racine comme un arbre ;
L’argile de la foi durcit et devient marbre ;
Soyez un verbe, un rite, une religion,
Apportez-nous des saints groupés en légion
Et des anges coiffés d’étoiles à facettes,
Réglez l’esprit, le cœur, l’âme, ayez des recettes
Pour faire janvier chaud ou juillet pluvieux,
C’est bien ; mais commencez d’abord par être vieux.
Si les autels ont droit d’être environnés d’âmes,
Si c’est le ciel qui parle en chaire aux bonnes femmes,
Si les cultes sont purs, solides, sûrs, certains,
Vrais, cela se mesure au nombre des matins
Qu’a vus le coq juché sur la tour du village ;
Une religion qui sent lui venir l’âge
Triomphe à chaque siècle, et dit : Encor cent ans !
J’existe ! - Et l’Eternel cherche à gagner du temps !

IV. AU THÉOLOGIEN

Soit que vous vous coiffiez de turbans en batiste,
Ou de mitres mêlant la perle à l’améthyste,
O prêtres, ô porteurs d’éphods et de rabats,
Étant donné le droit de sottise ici-bas,
Vous en usez avec une ardeur sans pareille.
Parce que le Très-Haut, faisant la sourde oreille,
A l’air de ne rien voir et de tout accepter,
Parce que Dieu se laisse à peu près insulter,
Et que ce patient des Tedeums ne raille,
Dans sa bonté, pas même un évêque qui braille,
Vous avez profité de son air bon enfant
Pour lui faire endosser l’absurde triomphant,
Là dans les sanhédrins et là dans les conciles,
Et pour bâcler beaucoup de livres imbéciles.
Prêtres, vous remuez aussi facilement
La malédiction, le mensonge inclément,
L’imposture et l’erreur dans vos pesants volumes
Que le petit oiseau fouille du bec ses plumes.

Où prends-tu, moine, abbé de visions imbu,
Ce Tout-Puissant myope et ce Très-Haut fourbu ?
Prêtre, qu’est-ce que c’est que cet Orgon céleste,
Dieu podagre que dupe un démon jeune et leste ?
Ah ! docteur ! quel beau jeu tu donnes, imprudent,
Aux rieurs, point fâchés d’,avoir Dieu sous la dent !
Écoute-les :
- Fakir, talapoin, muphti, mage,
Brave homme, Dieu, dis-tu, t’a fait à son image.
Alors il est fort laid. J’y consens. Prêtre blanc,
Prêtre noir, qu’il vous soit à tous deux ressemblant,
C’est son affaire. Et moi je siffle. Que de choses
Mal faites dans le tas de ses métempsycoses !
Les diacres aux gros yeux m’ordonnent d’admirer ;
Je ris. La cathédrale en vain pour m’attirer
Ouvre les deux battants de sa porte cochère ;
Je laisse bougonner ces bonshommes en chaire.
Paix aux dévots béats ! quant à moi, je me tiens
Le plus loin que je peux des orateurs chrétiens ;
J’écris sur mon carnet : Fuir Nonotte ; et je cloue
A mon chevet : Ne point aller à Bourdaloue.
Les raisonneurs bigots sont un de mes effrois.
J’abhorre ces forêts de piliers lourds et froids
D’où ; tombent les frissons, les toux, les pleurésies ;
Je ne m’expose point aux églises moisies ;
Je n’irai point gagner quelques bonnes fraîcheurs
Pour le plaisir d’entendre aboyer vos prêcheurs,
Bavards à barbe ou clercs ras tondus, dont le geste
S’empêtre dans les plis d’une prose indigeste.
Prêtres de plomb, Laynez, Frayssinous, Bellarmin !
L’ennui pleut de leur phrase ; et, son croc à la main,
Le chiffonnier qui met les âmes dans sa hotte,
Satan, s’il passe là d’aventure, chuchote :
— Quand plus tard, dans l’enfer vengeur, nous assommons
Tous ces lourds sermonneurs, c’est avec leurs sermons. -
Dieu. Le monde. Anier triste et mauvaise bourrique.
Ah ! prêtres ! s’il faut croire à votre rhétorique,
Dieu mène tout. Tant pis. L’univers disloqué,
Mal sorti du chaos, penche et se cogne au quai.
On distingue ses mâts sur le ciel d’un noir d’encre.
Il n’a plus sa boussole, il a perdu son ancre,
Et semble par moments faire eau de toutes parts..
Tout ce que l’homme croit, dans l’abîme est épars.
La foi nage, le droit flotte, le vrai tournoie ;
On voit les bras levés de l’espoir qui se noie ;
Qu’est-ce que votre Dieu fait pendant ce temps-là ?
Rien. Je me trompe. Il fait Nemrod, Cham, Attila,
Gengiskhan, Tamerlan, Charles-Quint, Bonaparte ;
Il brise Rome, il tue Athène, il détruit Sparte ;
C’est grâce à lui qu’un roi dit : NOMINOR LEO ;
S’il donne au monde un saint, vite, il lâche un fléau ;
Il guide les Colombs, mais conduit les Pizarres ;
Il est fantasque ; il fait des actions bizarres
Dont Bossuet prendra note derrière lui.
Son éclipse survient dès que son aube a lui.
Cet astre est un aveugle. Il est contradictoire.
Ce monde est sa défaite autant que sa victoire.
Ce Très-Haut tourne et change. Il est hydre, il est Dieu.
D’une roue insensée il est le noir moyeu.
Il est tantôt Hasard et tantôt Providence.
Toute l’horreur humaine en ce Dieu se condense,
Et vous le façonnez si ressemblant à vous
Que, père, il est vengeur, et, maître, il est jaloux.
Il nous défend le lard tel jour de la semaine ;
Et, si nous en mangeons, l’ange des morts nous mène
Au gouffre où tout est feu, braise, flamme et charbon,
Si bien qu’il a caché l’enfer dans un jambon.
Ce qu’il crée, il le fêle ; et s’il met trop de sable,
Trop d’ombre ou trop de neige, il en est responsable.
Une peste nous vient de lui ; quand un essieu
Casse, c’est Jehovah qui se détraque, et Dieu
Est sale quand la boue à mon talon s’attache ;
Le mendiant, - pourquoi des mendiants ? - le tache ;
Tous les haillons du pauvre, à toute heure, en tout lieu,
L’accusent, et, souillés, infects, pendent à Dieu.
Dieu fait tout. Par-dessus le marché, cette droite
Terrible, formidable, immense, est maladroite.
Pour punir un village, il noie un continent.
Moi, je lui dis son fait, je suis impertinent,
Je le lorgne, je flâne et ris, je baguenaude,
Son nez majestueux reçoit ma chiquenaude ;
Certe, il se fâche ; il dit, furieux et rêvant :
 Où diable ai-je fourré ma foudre ? - Mais avant
Que ce Géronte ait mis la main sur son tonnerre,
Moi, tranquille et marchant de mon pas ordinaire,
Je suis déjà bien loin. Il foudroie à côté.
De là votre éloquence et de là ma gaîté,
Bons prédicateurs. -

Certe, à cela que répondre ?
La foi vient couver l’œuf qu’on a vu l’erreur pondre ;
L’église sur l’enfant fait peser les aïeux,
Et met à l’ignorance un dogme sur les yeux.
Le prêtre apporte à l’homme une carte routière
Du ciel profond, avec péage à la frontière.
Fouille-toi, mort. On paie au pont du paradis.
Si tu n’as pas le sou, reste avec les maudits.
Un Dieu méchant qu’on loue, un Dieu bon qui menace,
Un Dieu signé Sanchez, Trublet, de Maistre, Ignace,
Luit dans l’ombre, entouré de vieillards clignotants,
Et c’est fini ; voilà de la nuit pour longtemps.
O prêtres ! ce Dieu-là, sous son dais à panache,
Est du monde idiot la suprême ganache ;
Il a l’utilité des vieux épouvantails ;
On le sculpte, aïeul sombre, au cintre des portails ;
Il écoute, un peu sourd, la cloche sa voisine
Il fait joindre les mains aux passants, il fascine
Les bons moutons humains que mènent les bedeaux,
Et charme les rapins qui, le sac sur le dos
Et les guêtres aux pieds vont barbouillant des croûtes
Dans les pays, en juin, quand les arbres des routes
S’agitent et se font mille signes de loin,
Joyeux d’avoir peigné les charrettes de foin.

V. INVENTION

Vous avez inventé le diable. Il est très bête.
Il empoigne les gens par les pieds, par la tête,
Part, et croit avoir fait quelque chose de beau
En portant Jésus-Christ au mont Tibidabo
Il dit : Je t’offre ça, la terre. Sois docile. -
Il ne s’est même pas aperçu, l’imbécile,
Que celui qu’il a pris par les cheveux, c’est Dieu ;
Et que Jésus, qui cache étrangement son jeu,
Pourrait lui dire : Affreux Jocrisse, pitre immonde,
Tu me donnes la terre à moi qui tiens le monde !
Peu de religions, rêvant sur Anankè, ’
Savent faire un titan, et le diable est manqué.
Il est, à n’en parler ici que comme artiste,
Plat et vulgaire ; il fait enrager Jean-Baptiste
Et tente saint Antoine avec fort peu d’esprit.
C’est le démon ; tremblez. Non, c’est le diable ; on rit.
Trop massif, il se traîne, ou, trop maigre, il s’efflanque.
Belphégor ne ferait pas vivre un saltimbanque ;
Belzébuth promené de foire en foire, aurait
Moins de succès qu’un loup pris dans une forêt.
Quant à moi, si j’étais montreur de phénomènes,
Pour faire écarquiller les prunelles humaines,
J’aimerais mieux, plutôt que Sadoch, nain bougon,
Ou Moloch, vieux pantin en forme de dragon,
Ou Bélial soufflant le feu de sa narine,
Avoir un bon lapin savant qui tambourine.
Le gouffre étant donné, toute l’ombre et l’horreur
Amoncelée autour d’un géant éclaireur,
On est surpris du peu que votre fable en tire ;
Vous n’avez rien trouvé de mieux que le satyre.
Le paganisme en lui chez vous est revenu.
Toujours le pied fourchu, toujours le front cornu.
Toujours la même ampoule au dos du même gnome.
Aveugle, plus, boiteux, c’est là tout le binôme.
Lucifer, Asmodée ; un infirme, un serpent ;
L’un ne voit pas Dieu ; l’autre erre clopin-clopant.
La maison d’or, à Rome, a sur ses vieilles briques
Des fantômes qui font des gambades lubriques,
Des nains à grosse tête et d’affreux chèvrepieds ;
L’enfer chrétien les a simplement copiés.
Vous avez baptisé le faune ; et c’est le diable.
Le vaste mécontent qui tire sur le câble
De l’univers, et veut casser l’amarre, afin
Que tout rentre au chaos, et que le séraphin,
L’étoile, le ciel, l’homme, et Dieu lui-même, roulent
L’un sur l’autre à vau-l’eau pêle-mêle, et s’écroulent ;
Le fourbe qui, pensif, sous Jehovah créant,
Construit la trahison immense du néant ;
L’être noir, l’effrayante âme démesurée
Qui fait refluer l’ombre ainsi qu’une marée,
Le parodiste amer et terrible qui prend
L’homme, et qui fait petit tout ce que Dieu fit grand,
Ce monstre, ce méchant d’une si fière taille,
Qu’il attend le tonnerre et lui livre bataille,
Qu’il a pour plaie au front le mal universel,
Et que tout l’océan n’aurait pas trop de sel
Pour sa raillerie acre et son rire insondable,
Ce colosse enchaîné sous l’Etna formidable,
Se retrouve en vos mains pygmée, avec l’ennui
D’avoir la petitesse et la laideur sur lui ;
Il était dans l’Érèbe énorme ; il est au bagne ;
Et se voit une bosse au lieu d’une montagne.
En somme, vous avez fort peu d’invention.
Vous refaites le cercle où tournait Ixion.
La nature a le singe et l’église a le diable ;
Vive le singe ! il est plus gai. Dans votre fable,
Le Capricorne, étoile, astre, tombe si bas
Qu’il n’est plus que le bouc immonde des sabbats ;
L’enfer triste est doublé d’un paradis féroce ;
Démons, damnés, maudits, sont dans la cuve atroce,
Leur tourment fait le ciel plus céleste, et le bain
Qui les cuit, rafraîchit là-haut le chérubin ;
Mais le démon a beau rôtir, il est fort terne ;
Et l’on ne comprend pas que dans cette citerne
Du flamboiement sans fond, avec un tel grief
Et tant de haine, Iblis ait si peu de relief.
La femelle d’Othryx, la pieuvre dont les pattes
Sans quitter l’Ararat s’accrochaient aux Carpathes,
Et qui, plongeant sous l’eau, faisait hausser les mers,
N’est plus qu’une nabote aux petits ongles verts,
Et le peuple, qu’au fond votre impuissance blesse,
Rit devant la titane avortée en diablesse ;
Linus venant du ciel sur Pégase, au relai,
Trouve votre sorcière enfourchant son balai ; :
La diablerie au moine apparaît, et pullule,
Espèce de vermine, au mur de la cellule ;
Mais ces monstres sont vils, ces nains sont plus blafards
Que le lourd sphinx sortant la nuit des nénuphars
Et que l’impur crapaud caché sous les broussailles ;
Et l’on dirait que ceux qui firent ces grisailles
Et tous ces à-peu-près et tous ces camaïeux,
N’ont ébauche Satan que pour créer Mayeux.

VI. LES MAINS LEVÉES AU CIEL

Ciel, laisse-moi tout dire ! O ciel, source des êtres,
Tu vois mon âme ; il faut que je parle à ces prêtres.

VII. CHEF-D’ŒUVRE

Vous prêtez au bon Dieu ce raisonnement-ci :
— J’ai, jadis, dans un lieu charmant et bien choisi
Mis la première femme avec le premier homme ;
Ils ont mangé, malgré ma défense, une pomme ;
C’est pourquoi je punis les hommes à jamais.
Je les fais malheureux sur terre, et leur promets
En enfer, où Satan dans la braise se vautre,
Un châtiment sans fin pour la faute d’un autre.
Leur âme tombe en flamme et leur corps en charbon.
Rien de plus juste. Mais, comme je suis très bon,
Cela m’afflige. Hélas ! comment faire ? Une idée !
Je vais leur envoyer mon fils dans la Judée ;
Ils le tueront. Alors, - c’est pourquoi j’y consens, -
Ayant commis un crime, ils seront innocents.
Leur voyant ainsi faire une faute complète,
Je leur pardonnerai celle qu’ils n’ont pas faite ;
Ils étaient vertueux, je les rends criminels ;
Donc je puis leur rouvrir mes vieux bras paternels,
Et de cette façon cette race est sauvée,
Leur innocence étant par un forfait lavée. -

VIII. SUITES

L’homme étant la souris dont le diable est le chat,
On appelle ceci Rédemption, Rachat,
Salut du monde ; et, Christ est mort, donc l’homme est libre ;
Et tout est désormais fondé sur l’équilibre
D’un vol de pomme avec l’assassinat de Dieu ;
Soit. Mais ne rions plus quand Thor, à coups d’épieu,
Cherche à tuer Matchi, le grand tigre invisible ;
Ni quand l’archer Zuvoch prend l’astre Aleph pour cible ;
Ne raillons plus Horus qui trompe Hermès l’expert ;
Ni Sog qui joue aux dés la lune et qui la perd ;
Ni la tortue ayant sur son écaille ronde
Huit grands éléphants blancs qui soutiennent le monde ;
Ne raillons plus ces dieux étranges de Délos,
Ailés, palmés, sachant les noms de tous les flots,
Dont la nuit on voyait confusément les trônes
Luire aux pâles sommets des monts Acrocéraunes ;
Et cessons de hausser les épaules devant
Les Hottentots prenant dans leurs poings noirs le vent,
Devant les Grecs faisant, dans un luncheon nocturne,
Manger ses petits-fils au grand-père Saturne ;
Et ne bafouons plus le nègre et son tabou,
Ni ce temple meublé d’idoles en bambou
Où les sauvages vont avec les sauvagesses.

O religions, dieux, certitudes, sagesses !

IX. QUESTIONS

Qui que tu sois, qui vas devant toi, méditant
Des perquisitions dans ce ciel éclatant
Que l’homme de ses dieux au hasard ensemence,
Toi qui rêves, tu n’as de sûr que ta démence,
Toi qui montes, tu n’as de grand que ton orgueil.

D’abord, chercheur, qu’es-tu ? Sur ce flamboyant seuil,
C’est là ce qu’il faut voir avant toute autre chose.

T’appelles-tu Pamphile, Euthyme, Eusèbe, Orose,
N’es-tu qu’un scoliaste, un clerc, un professeur,
D’un palimpseste obscur feuilletant l’épaisseur,
Citant Pierre, Thomas ou Paul, sois blême et triste,
Et ne demande rien au ciel, ô casuiste ;
Fais en dehors de lui ton Dieu. Sois le rhéteur,
Et n’escalade pas l’inutile hauteur.
Si tu n’es que Lactance, homme, il doit te suffire
D’abattre Hiéroclès et d’écraser Porphyre ;
Si tu n’es qu’un docteur d’un culte officiel,
Tu n’as rien à tirer du mystère et du ciel
Qui ne tourne au profit d’une thèse arbitraire,
Et tu ne pourras point, frêle esprit, en extraire
De meilleures raisons que celles que donna
Irénée à Blastus ou Justin à Zena.
C’est bien. Adore un texte, apprends, répète, imite,
Et fais-toi d’une lettre écrite ta limite.
Le ciel, ce précipice où tu plongerais mal,
N’enseigne rien à ceux que lie un joug fatal
Et qui ne veulent pas que le vrai les délivre.
Reste dans une ornière et rampe dans un livre.

Mais es-tu d’aventure un penseur libre, errant
Du côté de la nuit qui semble transparent,
N’ayant pas pris d’avance un parti sur l’abîme,
N’imposant aucun dogme à la brume sublime,
Ne poursuivant dans l’air, dans l’onde et dans le feu
Aucune forme humaine ou terrestre de Dieu ;
Es-tu l’homme qui cherche et l’esprit qui s’envole ?
Alors il te faut mieux qu’un maître, qu’une école,
Et qu’un missel, fardeau du lutrin vermoulu.
Il te faut le concret et l’abstrait, l’absolu,
L’infini sans cadrans, sans horloges, sans montres,
Sans compas, sans boussole, et les grandes rencontres
De la nuit où l’on sent passer les inconnus ;
Il te faut les vents noirs, des profondeurs venus,
Qui dispersent dans l’ombre on ne sait quels messages.

Mais n’attends pas du gouffre où s’effacent les âges,
N’attends pas du grand tout, farouche, illimité,
Où flotte l’invisible, où, dans l’obscurité,
L’aile des tourbillons heurte l’aile des aigles,
Une explication de Dieu selon les règles,
Ni que, pour contenter ton pauvre esprit courbé,
L’être va te prouver l’être par A plus B.
Si tu veux que l’ensemble étoile te démontre
Un dogme, en débattant les raisons pour et contre,
Comme ferait Sanchez commentant Loyola,
La Nuit ne monte point dans cette chaire-là.
Ne confonds pas l’abîme avec un clerc ; distingue
Entre Oxford et la nuit, entre l’aube et Gœttingue.
Les théologiens, les universités,
Les lourds in-folio doctement feuilletés,
Sont une chose, et l’ombre immense en est une autre.
De quelle vérité le gouffre est-il l’apôtre ?
Tâche de le savoir ; mais n’en espère point
Un cours de faculté suivi de point en point.
La lumière dévore et le collège broute ;
L’enseignement d’en haut ne suit pas l’humble route
Par où passe en boitant l’enseignement d’en bas ;
Le mystère a ses lois, la Sorbonne a ses bâts ;
La science de l’Être, âpre, escarpée, ardue,
Aire idéale où fuit la pensée éperdue,
L’algèbre du grand Tout, le problème absolu,
Noir livre de la nuit où le rêve a seul lu,
Je ne te cache pas qu’il se peut qu’on l’apprenne
Dans la profondeur bleue, ineffable et sereine,
Ou dans la pâle horreur des brouillards infernaux,
Autrement qu’à Bologne au collège Albornoz.
Vois ! c’est l’empyrée ; aube, éther, sans bords, sans voiles,
Avec sa plénitude effroyable d’étoiles,
Étalant ses azurs au bleu jamais terni,
Espèces de cristaux vagues de l’infini.
Qu’est-ce que tu vas faire en ce cosmos sans terme,
Plus terrible s’il s’ouvre encor que s’il se ferme ?
Comment ton frêle esprit se comportera-t-il
Dans ce sombre océan du grand et du subtil ?
A qui parleras-tu dans ce milieu tragique ?
Tout ton savoir humain, ta raison, ta logique,
Ne vont-ils pas se rompre en angles plus confus
Que les coudes du chêne au fond des bois touffus ?
Dis, que vont devenir, homme, tes syllogismes
Quand ils rencontreront l’énormité des prismes ?
Pourras-tu supporter l’immense brisement
De l’idéal, du vrai, du jour, du firmament ?

Savoir fut de tout temps la démence des sages.
Osiris consultait l’abîme ; des visages
Y viennent effarer les prophètes vaincus ;
Mars inspirait Solon et Pallas Zaleucus ;
Numa cherchait la nymphe en sa grotte enchantée ;
Minos questionnait Zeus sur le Dictée ;
Lycurgue allait à Delphe écouter Apollon.
Tout cela, c’est le gouffre ; et l’obscur aquilon
Mêle au même brouillard tous ces pâles fantômes.
Tout cela, c’est la fuite immense des atomes ;
C’est le doute.

Le doute, hélas ! Sur cette mer,
Où tous les vents, le chaud, le froid, l’impur, l’amer,
Épuisent les fureurs de leurs rauques poitrines,
Apparaît l’archipel ténébreux des doctrines ;
Sommets qui sont des ports s’ils ne sont des écueils.
Là se dressent Vesale entr’ouvrant des cercueils,
Socrate lumineux, Zenon dans un jour triste,
Pyrrhon vague, et si noir qu’on ne sait’ s’il existe,
Les sept sages, pareils aux Cyclades, couverts
De nuages, de flots, de brumes et d’hivers,
Swift, Rabelais, Montaigne, Herder, Kant en détresse,
Hegel sombre, et, là-bas, cette cime, Lucrèce.

Les plus mornes, ce sont les rieurs. Avoir ri,
Ce n’est pas contre l’ombre étoilée un abri ;
Cela ne construit pas un toit sur notre tête
Contre l’Être, sinistre et splendide tempête ;
Cela n’empêche pas les monts d’être debout ;
Cela ne fait pas taire un Vésuve qui bout,
Ni les clairons de l’ombre aux bouches des borées ;
Cela n’empêche pas les mers démesurées
D’offrir on ne sait quels hommages écumants
A la pâle planète au fond des firmaments ;
Rire, cela ne peut déconcerter la rose
Qui s’ouvre en juin, ayant pour devoir d’être éclose ;
Fermer l’œil et crier : Je lie veux pas les voir !
Cela n’empêche pas les rayons de pleuvoir.
Riez. Soit. L’Inconnu derrière sa muraille
Ne s’inquiète pas de Lucien qui raille ;
Ni les eaux, ni les champs, ni les fleurs, ni les blés,
Ni les forêts ne sont d’un sarcasme troublés ;
L’invisible cocher des sept astres du pôle
Ne baisse pas le front, ne tourne pas l’épaule,
En poussant au zénith l’effrayant chariot,
Pour voir ce que Voltaire écrit à Thiriot.
Les rieurs sont-ils sûrs de leur rire ? Leur style
Élide volontiers Dieu, syllabe inutile ;
Du vieux surplis du prêtre ils chiffonnent l’empois ;
Mais que veulent-ils ? Faire aux croyants contrepoids.
Est-ce tout ? A quoi bon ? Quel choix dans la nuit noire !
Le hasard de nier ou le hasard de croire !
Que sert, dans cette énigme où l’homme est enfoui,
De balbutier Non parce qu’on bégaie Oui ?

Donc, esprit, prends ton vol, si tu te sens des ailes.
Mais, homme, quel que soit l’éclair de tes prunelles,
N’espère pas, si haut que ton âme ait monté,
T’envoler au delà de ton humanité.
Va ! mais, songes-y bien, nul ne sort de sa sphère.
L’Être en qui tout se fond, mais de qui tout diffère,
A fait les régions pour qu’on s’y renfermât ;
Et l’oiseau le plus libre a pour cage un climat.

Que je prenne un moment de repos ? Impossible.
Koran, Zend-Avesta, livres sibyllins, Bible,
Talmud, Toldos Jeschut, Védas, lois de Manou,
Brahmes sanglants, santons fléchissant le genou,
Les contes, les romans, les terreurs, les croyances,
Les superstitions fouillant les consciences,
Puis-je ne pas sentir ces creusements profonds ?
J’en ai ma part. Veaux d’or, sphinx, chimères, griffons,
Les princes des démons et les princes des prêtres,
Synodes, sanhédrins, vils muphtis, scribes traîtres,
Ceux qui des empereurs bénissaient les soldats,
Ceux que payait Tibère et qui payaient Judas,
Ceux qui tendraient encore à Socrate le verre,
Ceux qui redonneraient à Jésus le calvaire,
Tous ces sadducéens, tous ces pharisiens,
Ces anges, que Satan reconnaît pour les siens,
Tout cela, c’est partout. C’est la puissance obscure.

Plaie énorme que fait une abjecte piqûre !

Ce contre-sens : Dieu vrai, les dogmes faux ; cuisson
Du mensonge qui s’est glissé dans la raison !
Démangeaison saignante, incurable, éternelle,
Que sent l’homme en son âme et l’oiseau sous son aile !

Oh ! L’infâme travail ! Ici Mahomet ; là
Cette tête, Wesley, sur ce corps, Loyola ;
Cisneros et Calvin, dont on sent les brûlures.
Ô faux révélateurs ! Ô jongleurs ! Vos allures
Sont louches, et vos pas sont tortueux ; l’effroi,
Et non l’amour, tel est le fond de votre loi ;
Vous faites grimacer l’éternelle figure ;
Vous naissez du sépulcre, et l’on sent que l’augure
Et le devin son pleins de l’ombre du tombeau,
Et que tous ces rêveurs, compagnons du corbeau,
Tous ces fakirs d’Ombos, de Stamboul et de Rome,
N’ont pu faire tomber tant de fables sur l’homme
Qu’en secouant les plis sinistres des linceuls.

Dieu n’étant aperçu que par les astres seuls,
Les penseurs, sachant bien qu’il est là sous ses voiles,
Ont toujours conseillé d’en croire les étoiles ;
Dieu, c’est un lieu fermé dont l’aurore a la clé,
Et la religion, c’est le ciel contemplé.

Mais vous ne voulez pas, prêtres, de cette église.
Vous voulez que la terre en votre livre lise
Tous vos songes, moloch, Vénus, Ève, Astarté,
Au lieu de lire au front des cieux la vérité.
De là la foi changée en crédulité ; l’âme
Éclipsant la raison dans une sombre flamme ;
De là tant d’êtres noirs serpentant dans la nuit.

L’imposture, par qui le vrai temple est détruit,
Est un colosse fait d’un amas de pygmées ;
Les sauterelles sont d’effrayantes armées ;
Ô mages grecs, romains, payens, indous, hébreux,
Le genre humain, couvert de rongeurs ténébreux,
Sent s’élargir sur lui vos hordes invisibles ;
Vous lui faites rêver tous les enfers possibles ;
Le peuple infortuné voit dans son cauchemar
Surgir Torquemada quand disparaît Omar.
Nul répit. Vous aimez les ténèbres utiles,
Et vous y rôdez, vils et vainqueurs, ô reptiles !
Sur toute cette terre, en tous lieux, dans les bois,
Dans le lit nuptial, dans l’alcôve des rois,
Dans les champs, sous l’autel sacré, dans la cellule,
Ce qui se traîne, couve, éclôt, va, vient, pullule,
C’est vous. Vous voulez tout, vous savez tout ; damner,
Bénir, prendre, jurer, tromper, servir, régner,
Briller même ; ramper n’empêche pas de luire.
Chuchotement hideux ! Je vous entends bruire.
Vous mangez votre proie énorme avec bonheur,
Et vous vous appelez entre vous monseigneur.
L’acarus au ciron doit donner de l’altesse.
Quelles que soient votre ombre et votre petitesse,
Je devine, malgré vos soins pour vous cacher,
Que vous êtes sur nous, et je vous sens marcher
Comme on sent remuer les mineurs dans la mine,
Et je ne puis dormir, tant je hais la vermine !

Vous êtes ce qui hait, ce qui mord, ce qui ment.
Vous êtes l’implacable et noir fourmillement.
Vous êtes ce prodige affreux, l’insaisissable.
Qu’on suppose vivants tous les vils grains de sable,
Ce sera vous. Rien, tout. Zéro, des millions.
L’horreur. Moins que des vers et plus que des lions.
L’insecte formidable. Ô monstrueux contraste !
Pas de nains plus chétifs, pas de pouvoir plus vaste.
L’univers est à vous, puisque vous l’emplissez.
Vous possédez les jours futurs, les jours passés,
Le temps, l’éternité, le sommeil, l’insomnie.
Vous êtes l’innombrable, et, dans l’ombre infinie,
Fétides, sur nos peaux mêlant vos petits pas,
Vous vous multipliez ; et je ne comprends pas
Dans quel but Dieu livra les empires, le monde,
Les âmes, les enfants dressant leur tête blonde,
Les temples, les foyers, les vierges, les époux,
L’homme, à l’épouvantable immensité des poux.

Messages

  • "Lorsqu’il s’agit de questions de religion, les hommes se rendent coupables de toutes les malhonnêtetés possibles. Les philosophes étirent la signification des mots jusqu’à ce que ceux-ci conservent à peine quelque chose de leur sens d’origine, ils appellent Dieu quelque vague abstraction qu’ils se sont créée et les voilà désormais, à la face du monde, déistes, croyants en Dieu, ils peuvent s’enorgueillir d’avoir reconnu un concept de Dieu plus élevé plus pur, bien que leur Dieu ne soit plus qu’une ombre sans substance…"

    (Sigmund Freud / 1856-1839 / L’avenir d’une illusion)

  • "Homme, contente-toi de cette soif béante ;
    Mais ne dirige pas vers Dieu ta faculté
    D’inventer de la peur et de l’iniquité,
    Tes catéchismes fous, tes korans, tes grammaires,
    Et ton outil sinistre à forger des chimères."

    Victor Hugo

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