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La révolution allemande de 1918-1919, racontée par Victor Serge

dimanche 10 janvier 2021, par Robert Paris

Trotsky, « Une révolution qui traîne en longueur », Pravda, 23-4-1919 :

« La social-démocratie allemande n’est pas un accident ; elle n’est pas tombée du ciel, elle est le produit des efforts de la classe ouvrière allemande au cours de décennies de construction ininterrompue et d’adaptation aux conditions qui dominaient sous le régime des capitalistes et des junkers. Le parti et les syndicats qui lui étaient rattachés attirèrent les éléments les plus marquants et les plus énergiques du milieu prolétarien, qui y reçurent leur formation politique et psychologique. Lorsque la guerre éclata, et que vint l’heure de la plus grande épreuve historique, il se révéla que l’organisation officielle de la classe ouvrière agissait et réagissait non pas comme organisation de combat du prolétariat contre l’État bourgeois, mais comme organe auxiliaire de l’État bourgeois destiné à discipliner le prolétariat. La classe ouvrière, ayant à supporter non seulement tout le poids du militarisme capitaliste, mais encore celui de l’appareil de son propre parti, fut paralysée. Certes, les souffrances de la guerre, ses victoires, ses défaites, mirent fin à la paralysie de la classe ouvrière, la libérant de la discipline odieuse du parti officiel. Celui-ci se scinda en deux. Mais le prolétariat allemand resta sans organisation révolutionnaire de combat. L’histoire, une fois de plus, manifesta une de ses contradictions dialectiques : ce fut précisément parce que la classe ouvrière allemande avait dépensé la plus grande partie de son énergie dans la période précédente pour édifier une organisation se suffisant à elle-même, occupant la première place dans la IIe Internationale, aussi bien comme parti que comme appareil syndical — ce fut précisément pour cela que, lorsque s’ouvrit une nouvelle période, une période de transition vers la lutte révolutionnaire ouverte pour le pouvoir, la classe ouvrière se trouva absolument sans défense sur le plan de l’organisation. »

La révolution allemande de 1918-1919, racontée par Victor Serge

1- Effondrement des empires centraux

Les mois de juillet-août 1918 n’avaient pas été moins décisifs en Occident qu’en Russie. Les grandes offensives allemandes du printemps, tentées au moment où les forces américaines n’entrant pas encore en ligne, la Russie s’avouait hors de combat, n’avaient pas réussi à briser la volonté de résistance des Alliés. La tenaille allemande s’était seulement rapprochée de Paris. Fin avril, les troupes de Hindenburg et Ludendorf sortant de leurs positions de Cambrai, Saint-Quentin, La Fère, s’étaient portées jusqu’à Albert Montidier, Noyon (bataille de la Somme), réalisant sur certains points une avance de cinquante kilomètres et menaçant à la fois Amiens et la jointure des armées anglaises et françaises, Compiègne et la route de Paris. Fin mai, un nouvel effort les avait portées de l’Ailette sur la Marne, autre avance de quarante kilomètres, marquée par la prise de Soissons et de Château-Thierry.

Mais depuis que la plus grande puissance industrielle et financière de l’univers – les Etats-Unis – était entrée en guerre, la victoire des Empires centraux était devenue impossible, à moins d’une défaillance des Alliés. La guerre sous-marine à outrance qui, avant l’intervention américaine, eût peut-être vaincu l’Angleterre, n’était plus qu’un absurde gaspillage de forces et de richesses : les chantiers américains et britanniques construisaient chaque mois plus de vaisseaux que les sous-marins allemandes n’en coulaient… L’usure des armées alliées était de plus en plus compensée par l’arrivée du beau matériel humain envoyé d’Amérique, depuis fin avril, à raison de 300 000 hommes par mois.

L’Allemagne et l’Autriche étaient à bout de forces, alors que les Etats-Unis commençaient à peine, avec un enthousiasme raisonné, leur effort. L’occupation de l’Ukraine n’avait donné que peu de blé aux Empires centraux ; en revanche, des forces germaniques assez considérables demeuraient immobilisées au front de Russie : 22 divisions, d’autant plus enclines, on allait bientôt s’en apercevoir, à subir la « contagion du bolchevisme » qu’elles étaient formées de réservistes. Vers la mi-juillet, le chancelier von Hinze, interrogeant Ludendorf sur la possibilité de remporter une victoire définitive, en recevait pourtant cette réponse stupéfiante : « Je réponds catégoriquement : Oui. »

L’offensive du 15 juillet, début du désastre, suivit ce mot trop catégorique. le coup de boutoir fut porté entre Reims et Château-Thierry, vers Epernay. La Marne passée, l’assaillant se heurta à de nouvelles lignes imprenables. L’effort allemand fut brisé en vingt-quatre heures. Deux jours plus tard, Foch passait à l’offensive contre « la poche de Château-Thierry ». L’action commença à Villers-Cotterets par une formidable attaque de chars d’assaut. C’était le commencement de la fin. Dans les derniers jours de juillet, les Allemands se retiraient sur la Vesle…

« Le 8 août (1918) fut la plus noire journée de l’armée allemande dans l’histoire de la guerre mondiale. » (Ludendorf)

La troisième bataille de Picardie commence ce jour-là, entre Albert et Moreuil. Le char d’assaut affirme enfin sur les champs de bataille la victoire de la technique des Alliés. La 2ème armée allemande lâche pied. Ses pertes sont si grandes que plusieurs divisions doivent être reformées.

Le grand fait nouveau, le fit qui donne aux chefs le sentiment de la fin prochaine, c’est que « les soldats ne veulent plus se battre ».

« Des faits qu’on n’eût pas cru possibles dans l’armée allemande se produisaient : nos soldats se rendaient à des cavaliers ennemis ; des unités entières déposaient les armes devant un tank. Une division fraîche, montant courageusement en ligne, fut accueillie par des troupes de retraite aux cris de « Briseurs de grèves ! – Ils n’en ont pas encore assez de la guerre !... » Les officiers, perdant souvent toute influence, suivaient le mouvement… Il fallait terminer la guerre. » (« Mémoires » de Ludendorf, tome II, « La lutte finale »)

(…) L’état-major exige que les offres de paix soient faites sans perdre une heure…

« Si le prince Max de Bade est chargé ce soir vers 7-8 heures de former le gouvernement, je consens à attendre jusqu’au matin. Dans le cas contraire, je crois nécessaire de faire cette nuit même une déclaration aux gouvernements étrangers. » Signé Hindenburg.

« Le général Ludendorf m’a déclaré que notre proposition de paix doit être immédiatement transmise de Berne à Washington. L’armée ne peut plus attendre 48 heures. » (signé : Grunau). Telle était la terreur que l’armée inspirait à l’état-major.

(…)

L’Autriche, sur le point de s’effondrer, sollicitait déjà la paix (note du 14 septembre aux Etats-Unis). Le 4 octobre, l’Allemagne et l’Autriche proposent ensemble au président Wilson un armistice. Un nouveau gouvernement se forme à Berlin : le prince Max de Bade est chancelier, le social-démocrate Scheidemann, vice-chancelier… De longues semaines s’écoulent en pourparlers difficiles avec le président Wilson. Les Empires centraux souscrivent à ses quatorze points de janvier (diplomatie ouverte, liberté des mers, égalité commerciale, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, indépendance de la Pologne, Société des Nations). Wilson déclare ne consentir à traiter qu’avec une Allemagne démocratique…

L’empereur Charles d’Autriche, se découvrant tout à coup une âme de novateur, proclame (16 octobre) l’ « Etat fédératif ». Trop tard. Les Tchèques, n’attendant plus ses rescrits, s’organisent eux-mêmes en Etat indépendant. La révolution descend le 31 octobre dans les rues de Vienne et de Budapest.

A Sofia, à Budapest, à Vienne, à Berlin, les yeux se tournent vers la Russie : exemple, espoir, foi. Des Soviets clandestins ou légaux se forment un peu partout. A Berlin, une conférence illégale du groupe Spartacus décide, dès le 7 octobre, la formation de Soviets : Liebknecht, amnistié, sort de prison tandis que l’état-major prépare minutieusement la répression des troubles.

Un coup de folie des chefs de l’amirauté donne le signal de la révolution. Ordre est donné à la flotte de sortir et de livrer aux Alliés une dernière bataille, pour l’honneur, manifestement désespérée. Les amiraux du Kaiser veulent faire une belle fin. Les marins n’ont pas les mêmes raisons de mourir ; ils acquièrent, au contraire, de nouvelles raisons de vivre. Les équipages, organisés autour de Soviets clandestins, se soulèvent ; les ouvriers de Kiel les soutiennent par la grève générale (28 octobre-4 novembre).

Le social-démocrate Noske harangue en vain les marins insurgés. La flamme gagne de proche en proche. Les hommes d’Etat social-démocrates confèrent encore le 6 novembre, sous la présidence du prince Max de Bade avec le général Groener « sur les moyens de maintenir la monarchie ». L’obstination de Guillaume II, qui refuse d’abdiquer, compromet la dynastie aux yeux mêmes de ses derniers défenseurs. Max de Bade assume (9 novembre) la régence ; l’ancien ouvrier sellier, député social-démocrate, Fritz Ebert, devient régent de l’Empire : le Kaiser quitte en auto, à l’improviste, le quartier général de Spa et se rend en Hollande, tandis que Karl Liebknecht proclame du haut d’un balcon du palais impérial de Berlin la République et l’avènement du socialisme…

De l’Escaut à la Volga, les Conseils de députés ouvriers et soldats – les Soviets – sont les vrais maîtres de l’heure. L’Allemagne a pour gouvernement légal un Conseil des Mandataires du Peuple, composé de six socialistes.

Tous les événements de Russie, de fin septembre à fin janvier 1919, se déroulent sur ce fond embrasé. Cette période est marquée par l’offensive victorieuse de la révolution russe sur tous les fronts et par l’immense victoire que constitue, pour les marxistes-révolutionnaires qui l’ont prévue, annoncée, escomptée, la révolution allemande, réalisation des plus vastes espérances, début de la révolution occidentale.

Tout pour la révolution allemande

Le Vtsik et les Soviets de Moscou se réunissent en séance commune le 3 octobre, le jour de la formation du nouveau cabinet allemand, prince Max de Bade-Scheidemann. Lénine, encore convalescent, n’a pas pu venir. On lit de lui une courte lettre.

« La crise allemande, dit-il, atteste ou le début de la révolution, ou son imminence et son inéluctabilité. Le gouvernement hésite entre la dictature militaire qui existe en réalité depuis le 2 août 1914 et devient insuffisante, les troupes n’étant plus sûres, et la coalition avec les socialistes. L’entrée des Scheidemann dans le cabinet ne fera que hâter l’explosion, car on verra bientôt l’impuissance des misérables larbins de la bourgeoisie. La crise ne fait que commencer. Elle se terminera infailliblement par la prise du pouvoir par le prolétariat.

Le prolétariat de Russie doit tendre toutes ses forces pour venir en aide aux ouvriers allemands (…) appelés à soutenir la lutte la plus opiniâtre contre l’impérialisme anglais et le leur propre. La défaite de l’impérialisme allemand provoquera pendant un certain temps de la part de l’impérialisme allemand provoquera pendant un certain temps, de la part de l’impérialisme français, un surcroît d’arrogance, de cruauté, d’esprit réactionnaire et conquérant (…).

Le prolétariat russe comprendra que les plus grands sacrifices lui seront bientôt demandés au nom de l’internationalisme. L’heure est proche où les circonstances peuvent exiger que nous aidions contre l’impérialisme anglo-français les ouvriers allemands, secouant le joug de leur propre impérialisme.

Il faut créer pour la révolution allemande une réserve de blé, il faut hâter la formation d’une puissante Armée Rouge.

Nous avions décidé d’avoir pour le printemps une armée d’un million d’hommes ; nous avons maintenant besoin d’une armée de trois millions. Nous pouvons l’avoir. Nous l’aurons.

Les plus brusques changements de la situation sont possibles ; il est encore possible que les impérialismes allemand et anglo-français s’allient contre le pouvoir des Soviets. »

Trotsky traça un ample tableau des événements :

« On peut dire que, matérialistes, nous avions compris la nature des événements dont nous prévoyions l’issue. L’histoire s’accomplit peut-être contre notre gré, mais en suivant la courbe que nous avions tracée. Et bien que de grands sacrifices soient nécessaires, la fin sera celle que nous avions prévue : la chute des dieux du capitalisme et de l’impérialisme. Il semble que l’histoire ait voulu donner à l’humanité une dernière et saisissante leçon. Les travailleurs étaient trop paresseux, apathiques et indécis. Nous n’eussions, certes, pas connu cette guerre si la classe ouvrière avait eu, en 1914, assez de résolution pour s’opposer aux desseins des impérialistes. Il n’en a rien été : la classe ouvrière avait besoin que l’histoire lui donnât une nouvelle et cruelle leçon. L’histoire laissa le pays le plus puissant, le plus organisé, s’élever à une hauteur incroyable. Les canons de 420 dictèrent à l’univers la volonté de l’Allemagne. L’Allemagne parut avoir asservi à jamais l’Europe… Et voici que l’histoire, après avoir élevé l’impérialisme allemand à cette hauteur, après avoir hypnotisé les masses, le plonge vertigineusement dans un abîme d’impuissance et d’humiliation, comme pour dire : Voyez ! Il est détruit, nettoyez donc l’Europe, l’univers, de ses débris (…). »

Trotsky, parlant au nom du Comité central, s’attacha à démontrer que le salut de l’Allemagne était dans la prise du pouvoir par le prolétariat :

« L’Allemagne s’attirerait dès lors, puissamment, la sympathie des peuples, la sympathie des masses opprimées de l’univers – et de la France avant tout… Plus saignée que nulle autre, la classe ouvrière française n’attend, dans son cœur révolutionnaire, que le premier signal de l’Allemagne (…). »

Il conclut :

« Si le prolétariat d’Allemagne tente de prendre l’offensive, le devoir essentiel de la Russie des Soviets sera d’ignorer, dans la lutte révolutionnaire, les frontières nationales. La Russie des Soviets n’est que l’avant-garde de la révolution allemande et européenne (…). Le prolétariat allemand et sa technique, d’une part, et, de l’autre, notre Russie inorganisée, mais pleine de richesses naturelles et si peuplée, feront un bloc formidable contre lequel viendront se briser toutes les vagues de l’impérialisme (…).

Liebknecht n’a pas besoin de conclure de traité avec nous. Nous l’aiderons sans traité de toutes nos forces. Nous donnons tout à la lutte prolétarienne mondiale. Lénine nous recommande dans sa lettre de créer une armée d’un million d’hommes pour la défense de la république des Soviets. Ce programme est trop étroit. L’histoire nous dit : peut-être la classe ouvrière allemande vous appellera-t-elle demain à l’aide à créer une armée de deux millions d’hommes… »

Tel était bien le sentiment et aussi la doctrine, non seulement du Parti (bolchevik), mais de tous les révolutionnaires russes, fussent-ils socialistes-révolutionnaires de gauche, anarchistes ou mencheviks-internationalistes. Lénine n’avait-il pas écrit pendant les discussions sur la paix de Brest-Litovsk qu’en présence d’une révolution allemande menacée dans la lutte décisive, « il pourrait être non seulement conforme à la fin poursuivie, mais encore tout à fait « obligatoire » de risquer une défaite et la perte même du pouvoir des Soviets. » (dans « Etrange et monstrueux », 28 février 1918)

La République socialiste, dans un pays arriéré, peut être appelée à se sacrifier à la révolution socialiste, beaucoup plus importante pour le prolétariat international d’un pays avancé, c’est-à-dire pourvu d’une base industrielle beaucoup plus puissante et d’un prolétariat plus nombreux. Du point de vue de l’internationalisme prolétarien, ce principe a la simple rigueur d’un axiome, Lénine écrivait le 20 août, dans sa « Lettre aux ouvriers américains » :

« Celui qui ne comprend pas que pour la victoire sur la bourgeoisie, pour la prise du pouvoir par les ouvriers, pour le commencement de la révolution prolétarienne internationale, on peut et on doit ne reculer devant aucun sacrifice, fût-il territorial, impliquât-il de lourdes défaites infligées par l’impérialisme, n’est pas socialiste. Celui qui n’a pas démontré PAR DES ACTES qu’il est prêt à consentir pour « sa » patrie les plus grands sacrifices, pourvu que la cause de la révolution socialiste progresse réellement, n’est pas un socialiste. »

La république des Soviets s’inspirait, un an plus tard, de ces principes, quand Lénine et Trotsky recommandèrent, dans un télégramme commun du 18 avril 1919, au gouvernement des Soviets d’Ukraine, de prendre l’offensive vers Czernovitz (Bukovine), afin d’établir la liaison avec la Hongrie soviétique.

La résolution adoptée par le Vtsik promit au prolétariat d’Allemagne et d’Autriche le concours sans réserves des travailleurs de Russie ; le Conseil révolutionnaire de la Guerre fut chargé « d’arrêter un programme élargi de formation de l’Armée Rouge » ; le commissariat du Ravitaillement de créer sans délai un fonds de ravitaillement pour la classe ouvrière d’Allemagne et d’Autriche.

Lénine, remis de ses blessures, prit la parole le 22 octobre, en séance commune du Vtsik, du Soviet et du Conseil des Syndicats de Moscou. Ce fut pour développer ce thème :

« Jamais nous n’avons été si près de la révolution mondiale et jamais nous n’avons été en si grand danger, parce que jamais encore on n’avait considéré le bolchevisme comme un danger mondial. » On pouvait croire, avant l’effondrement des Empires centraux, la révolution russe spécifiquement russe. On constate maintenant le contraire. « Le bolchevisme est devenu une théorie mondiale ; c’est la tactique du prolétariat mondial. »

Notons la prudence voulue de certaines formulations : « Une révolution populaire est inévitable en Allemagne, et peut être une révolution prolétarienne. (…) Prenons garde à ne point nuire à la révolution en Ukraine. Il faut comprendre les variations de croissance de chaque révolution. Dans chaque pays – nous l’avons vu et vécu, nous le savons mieux que d’autres – la révolution suit un chemin différent (…). L’intervention de ceux qui ne connaissent pas le rythme de croissance de la révolution peut nuire aux communistes conscients qui disent : Efforçons-nous d’abord d’élever ce processus à la conscience (…) Une révolution ne vaut que lorsqu’elle sait se défendre ; mais ce n’est pas tout de suite qu’elle apprend à se défendre. »

Ces observations s’adressaient visiblement à des communistes qui eussent voulu forcer les événements en Ukraine, par une intervention armée.

La décomposition de l’impérialisme allemand suscitait par contrecoup, pour la révolution russe, un immense péril. Les Alliés avaient désormais les mains plus libres vis-à-vis de la république des Soviets. D’autre part, le bolchevisme les menaçait sur le Rhin et non plus sur la Vistule. Les bourgeoisies germaniques et alliées pouvaient très bien, dans ces circonstances nouvelles, se réconcilier contre les Soviets. Un accord tacite semblait se réaliser entre l’Allemagne et les Alliés sur l’occupation de l’Ukraine. Il fallait s’attendre à une attaque des Alliés par le sud, par les Dardanelles et la mer Noire, ou par la Roumanie. Lénine voyait juste. Les Alliés songeaient à occuper l’Ukraine. Le général Franchet d’Esperey envisageait de grandes opérations dans le sud de la Russie. Nous allons voir que cette campagne eut de sérieux et sanglants commencements d’exécution.

Pas une allusion dans les discours de Lénine aux dissentiments suscités par la paix de Brest-Litovsk. Ce chef a le triomphe modeste : ignoré. La justesse des idées qu’il exposait en février, dans sa polémique contre les communistes de gauche, partisans de la guerre révolutionnaire, s’est révélée avec éclat. Les grandes offensives du printemps, déclenchées au front français par Hidenburg et Ludendorf, ont montré quelle était encore la vigueur de l’impérialisme allemand qui devait encore tenir neuf mois. Nous savons aujourd’hui que le général Hoffman préconisait au G.Q.G. allemand une offensive décisive contre la république des Soviets. Le répit précaire et douloureux, obtenu grâce au traité de Brest-Litovsk, avait permis à la révolution de s’affermir, d’abattre les ennemis de l’intérieur, de commencer la formation de l’Armée Rouge ; et les maux qui rongeaient l’impérialisme allemand avaient atteint, en ce même laps de temps, une extrême gravité.

Deux problèmes connexes se posent devant les chefs de la révolution russe :

 assurer la victoire du prolétariat en Allemagne

 tenir contre l’Entente victorieuse.

L’Entente combattra le bolchevisme avec d’autant plus d’énergie que le prolétariat allemand la menacera davantage. La victoire de la classe ouvrière en Allemagne serait le bloc des ouvriers d’Europe contre les capitalistes de l’univers. La destinée du monde est en jeu.

Les données de la révolution allemande

Dès 1908, un des théoriciens les plus réputés de la social-démocratie allemande s’attachait à démontrer que l’Allemagne était mûre pour la révolution socialiste (Karl Kautsky, « Les chemins du pouvoir »). Nul autre pays ne réalisait mieux, dès alors, toutes les conditions préalables de la transformation socialiste : haute concentration industrielle, technique merveilleusement développée industrialisation puissante, prédominance sociale du prolétariat, organisation prolétarienne en voie de croissance rapide. La population totale de l’Allemagne était de 61 700 000 habitants, dont 27 400 000 adultes en état de travailler. Cette population active se décomposait comme suit : 6 049 135 propriétaires (22,9%), 1 588 168 employés (5,8%) et 19 782 595 prolétaires (72,3 %)…

Le parti social-démocrate, étayé de riches coopératives et des syndicats les plus puissants du monde, avait obtenu aux élections générales de 1912, 4 250 000 suffrages ; il avait compté 1 086 000 membres en 1914. Si ses effectifs étaient tombés pendant la guerre à 243 000 membres (1917), ce fait s’expliquait surtout par la suspension de la vie politique. Mais au 2 août 1914, il ne s’était trouvé parmi les cent députés de ce parti que deux héros – Karl Liebknecht et Otto Ruhle – pour voter CONTRE la guerre ; les autres, tous les chefs du prolétariat socialiste, avaient voté POUR. Cela avait été l’achèvement brusque d’une longue évolution. L’essor économique du capitalisme, la prospérité du pays, fondée en partie sur les bénéfices de l’exploitation des colonies et de l’exportation, l’existence d’une aristocratie ouvrière bien rétribuée, satisfaite, apparentée par ses mœurs et ses aspirations à des classes moyennes influentes, avaient permis à l’opportunisme petit-bourgeois de miner le grand parti ouvrier. De plus en plus, ses milieux dirigeants s’étaient accoutumés à lier leur sort à celui de l’Empire.

Des luttes compliquées, dans lesquelles l’opportunisme, soutenu en dernier lieu par toutes les forces de la société capitaliste avait toujours fini par l’emporter, s’étaient livrées sur ce terrain sablonneux entre les tendances du socialisme. Il s’agissait invariablement dans ces batailles d’idées sans cesse renaissantes, entre de petites minorités révolutionnaires et les grands chefs réalistes du Parti, maîtres d’une armée de fonctionnaires disciplinés, de donner le change à la conscience prolétarienne, de tromper les masses en d’autres termes en continuant à user d’un langage révolutionnaire, vidé de son contenu primitif. La collaboration des classes se substituait peu à peu à la lutte des classes ; la théorie de la conquête pacifique du socialisme par la démocratie parlementaire faisait oublier la nécessité de la dictature du prolétariat, affirmée par Marx ; un patriotisme phraseur et menteur arborait dans les congrès, aux côtés des drapeaux rouges de l’Internationale ouvrière, les couleurs nationales. Des théoriciens érudits entreprirent même de réviser à la lumière des progrès du capitalisme allemand les principes du socialisme. Et tandis que l’Empire fondait ses canons, ils s’attachaient à démontrer que l’on s’acheminait par la voie des réformes pacifiques vers la cité socialiste.

Pendant plus d’un quart de siècle, l’aristocratie ouvrière dans laquelle se recrutaient les dirigeants de la social-démocratie, avait peu à peu identifié ses intérêts à ceux du régime dont la prospérité assurait son bien-être. le vote du 2 août 1914 ne fit que révéler brutalement le passage depuis longtemps consommé des cadres du socialisme à la bourgeoisie.

Un Parti social-démocrate indépendant, mécontent de l’adhésion sans réserves des Scheidemann et des Ebert à l’impérialisme, s’était formé par scission en 1917 ; il représentait à la fois la protestation des masses ouvrières contre l’union sacrée et le vieux centrisme accoutumé à masquer sous une phraséologie révolutionnaire une politique d’atténuation, de compromis, de temporisation, de juste milieu… Ses idéologues se trouvaient être ceux-là même qui avaient travaillé le plus depuis dix ans à corrompre la pensée socialiste : le créateur du révisionnisme Edouard Bernstein et le pacifiste Kautski, prêt à se faire l’apôtre du wilsonisme. Faute d’une organisation révolutionnaire des masses, c’est pourtant avec la gauche de ce parti influent (Haase, Daüming, Crispien) que dut collaborer Ioffé à la veille de la révolution allemande.

Le seul groupe prolétarien authentiquement révolutionnaire, comparable au point de vue de la conscience de classe au Parti bolchevik russe, était le Spartakusbund (Ligue Spartacus), formé en janvier 1916 par les plus grands vétérans des luttes contre l’opportunisme. Il comptait une poignée de chefs capables d’un haut destin : le vieux conspirateur polonais Léo Tychko, passé maître dans l’agitation clandestine ; l’historien Franz Mehring, qui avait donné quelques-unes des meilleures applications du matérialisme historique ; Rosa Luxemburg, la seule tête du socialisme occidental qui se pût comparer à Lénine et Trotsky ; l’intrépide Liebknecht. Mais ces chefs habitués à lutter contre le courant, bien que populaires, n’avaient pas de troupes nombreuses. Le Spartakusbund était « plutôt une tendance idéologique qu’un parti », suivant le mot de Karl Radek. Aussi avait-il dû adhérer en avril 1917 au Parti social-démocrate indépendant.

En face du prolétariat allemand, auquel l’arme essentielle des luttes de classes – le parti révolutionnaire conscient de ses tâches – faisait ainsi défaut, se dressait la bourgeoisie la plus cultivée, la mieux organisée, la plus consciente, une bourgeoisie qui avait su former pour la guerre les Hindenburg, les Ludendorf, les Mackensen, les von der Goltz, les von Kluck, une bourgeoisie qui avait produit les Krupp, les Albert Ballin, les Hugo Stinnes, les Walter Rathenau, les Hugenberg, les Kloechner, les Thyssen et tant d’autres…

Les socialistes de la contre-révolution au pouvoir

Cette bourgeoisie ne commit pas la folie de résister aux troupes quand celles-ci épuisées, découragées, tout espoir de gagner la guerre perdu, lâchèrent pied. Ludendorf comprit tout de suite, nous l’avons vu, que la guerre était finie et qu’il n’était pas permis de perdre une heure pour faire la paix. Le rêve – nullement idéaliste – de la plus grande Allemagne dissipé, restait à sauver l’ordre impérialiste. On ne pouvait plus le sauver que par d’habiles compromis avec les masses. Ce que les Savinkov, les Kornilov, les Kerenski, les Tchernov (et avec eux les Buchanan, les Paléologue, les Albert Thomas) n’avaient pas compris en Russie devant le bolchevisme montant, les dirigeants de l’Allemagne impérialiste la saisirent tout de suite en septembre-novembre 1918. Leur idée maîtresse fut de se laisser porter par la révolution pour ne pas être emportés par elle. L’expression allemande est d’une forte justesse : « Se mettre à la pointe du mouvement pour le casser… » (Sich an der Spitze stellen, um die Spitze abzubrechen).

Nulle part les chefs ne résistèrent aux troupes. Quand se formèrent les conseils (Soviets) de soldats, les chefs eurent l’habileté d’y faire élire maintes fois leurs créatures. Les feld-maréchaux du kaiser et les grands financiers appelèrent eux-mêmes au gouvernement Ebert et Scheidemann, socialistes de tout repos, mais représentatifs. Le cabinet du prince Max de Bade prépara les voies au Conseil des Mandataires du Peuple de la République socialiste qui se forma le 12 novembre, l’Allemagne étant tout entière au pouvoir des Soviets, Conseils des Mandataires, Conseils ouvriers ; on retrouvait dans ces appellations un écho de la révolution russe. Mais de pesantes majorités social-démocrates paralysaient ces Soviets. Le Conseil des Mandataires du Peuple n’était en réalité qu’un cabinet de coalition démagogiquement camouflé. Trois social-démocrates majoritaires, connus pour leur dévouement à la bourgeoisie, Fritz Ebert, Landberg, Scheidemann, y voisinaient avec trois indépendants indécis : Hugo Haase, Dittmann, Barth.

Ce gouvernement assuma la mission de fonder en Allemagne une république socialiste démocratique. Il recommanda aux citoyens l’ordre et le calme dans l’attente des élections. Il hésita à souscrire aux dures conditions de l’armistice dictées par les Alliés et n’y souscrivit que sur l’exigence pressante du Grand Quartier Général. Dès la première heure, il dut choisir entre deux orientations : paix sociale et paix avec les Alliés, ce qui sous-entendait défense du capitalisme, répression du mouvement révolutionnaire, bloc avec les Alliés contre la république des Soviets ; ou guerre civile, alliance avec les Soviets de Russie, défense révolutionnaire de l’Allemagne… La victoire du prolétariat dans la guerre civile était en ce moment acquise ; mais Wilson et Foch n’eussent pas consenti – du moins on le croyait, - à traiter avec le bolchevisme ; l’intérêt national supérieur exigeait donc la continuation de la lutte sur un plan nouveau, celui de la révolution prolétarienne ; mais il eût fallu oser, et pour oser, vouloir la victoire du prolétariat, la vouloir et y croire. Tout le passé de la social-démocratie s’y opposait. Quant à la bourgeoisie et à la petite bourgeoisie, elles préféraient une Allemagne capitaliste foulée aux pieds par les Alliés, ne respirant que par la grâce du président Wilson, à une Allemagne prolétarienne forte et fière, naissant sur les ruines de l’impérialisme.

Les Mandataires du Peuple s’abstinrent de rappeler Ioffé. Ils refusèrent le blé russe, offert par le Vtsik. Ils se gardèrent bien de toucher à la vieille bureaucratie. Ils maintinrent aux postes de commandement des généraux réactionnaires.

Les socialistes de contre-révolution étaient au pouvoir.

La lutte allait s’engager entre eux et la minorité révolutionnaire du prolétariat, qui, groupée autour de la Ligue Spartacus, et de la gauche du Parti social-démocrate indépendant, exigeait la dictature du prolétariat.

Les événements de Russie se développent en vertu de la vitesse acquise. L’Armée Rouge s’organise, se bat, remporte des victoires, prend des villes. Les Commissions extraordinaires fusillent. Les usines, les transports, les cités soutiennent une lutte désespérée contre la famine. Ce cours normal des choses est entièrement dominé par l’attente de la révolution européenne. Le pays a les yeux littéralement fixés sur l’Occident. Qu’importe la faim, le typhus, les morts, une ville prise, une ville perdue ! L’avenir du monde se décide à Berlin, Paris, Rome, Londres. L’internationalisation des Soviets russes est si grand, si vrai, que rien ne l’entame.

Les journaux de l’époque sont saisissants. Ils donnent tous les jours, en caractère gras, en manchette, le télégramme de la dernière heure, rumeur imprécise accueillie à Stockholm par des oreilles anxieuses : troubles à Paris, troubles à Lyon, révolution en Belgique, révolution à Constantinople, victoire des Soviets en Bulgarie, troubles à Copenhague !

Le fait est que l’Europe entière frémit, qu’il y a des Soviets au moins clandestins partout – et jusque dans les armées alliées – que tout est possible, tout…

Vorovski télégraphie le 15 octobre de Stockholm à Zinoviev :

« La révolution mûrit en France » (titre de la dépêche dans les journaux).

« Un mouvement ouvrier et populaire a commencé il y a deux jours, qui se répand avec force dans Paris. (…) Les ouvriers exigent la libération des prisonniers politiques. (…) Un Soviet de soldats alliés a pris contact au front avec le Soviet des soldats allemands (…). »

Le chancelier Max de Bade se décide enfin, le 5 novembre, quand les drapeaux rouges flottent déjà à Kiel, à prendre une mesure que l’état-major préconisait depuis longtemps. Il rompt les négociations avec la République des Soviets. Ioffé est prié de quitter Berlin dans les vingt-quatre heures. Des valises diplomatiques russes ont été ouvertes « par accident » et l’on y a trouvé des tracts révolutionnaires en langue allemande…

Le VIe Congrès des Soviets des 6-9 novembre fit preuve d’une grande circonspection dans l’appréciation des événements d’Allemagne. La motion adoptée sur le rapport de Lénine affirmait la nécessité de donner aux masses une nette conscience de l’immensité des nouveaux périls et « la conviction que nous saurons défendre et maintenir la patrie socialiste et la victoire de la révolution internationale »…

Lénine prit deux fois la parole pour commémorer le premier anniversaire de la révolution et pour exposer la situation internationale. « Nous nous sommes toujours rendus compte, dit-il, que si nous avons dû commencer une révolution nécessitée par la lutte internationale, ce n’était pas en raison des mérites du prolétariat russe, c’était en raison de sa faiblesse, de son état arriéré et des circonstances militaires stratégiques qui nous obligeaient à nous mettre en tête du mouvement en attendant que d’autres détachements se lèvent. » (…)

« La victoire socialiste ne se conçoit pas dans un seul pays mais exige la collaboration la plus active de plusieurs pays avancés tout au moins, de plusieurs pays au nombre desquels nous ne pouvons pas ne pas compter la Russie. »

Pénétré dès la première heure de cette idée, le prolétariat russe s’était efforcé d’éclairer les masses de l’étranger, sans d’ailleurs escompter de résultats immédiats.

« Si nous devions tout à coup disparaître, nous aurions le droit de dire, sans nous illusionner sur nos erreurs, que nous avons pleinement utilisé au profit de la révolution socialiste mondiale le temps qui nous fut imparti par le destin. »

La constatation, plus d’une fois rappelée, que « jamais nous ne fûmes si près de la révolution mondiale » et que « jamais pourtant nous ne fûmes en si grand péril » accentuait ces idées générales. (…)

Lénine concluait : « On peut sans doute écraser un pays ; mais jamais on n’écrasera la révolution prolétarienne internationale. »

(…)

Mais pendant que le prolétariat russe prépare à coups de victoires de l’armée rouge la jonction avec le prolétariat allemand, celui-ci succombe sur les barricades de Berlin. L’assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg consacre l’échec de la révolution prolétarienne en Europe centrale.

Nous ne pouvons marquer ici que les principales étapes de la révolution allemande.

Depuis l’armistice, le gouvernement socialiste des Mandataires du Peuple se montrait surtout animé du souci de satisfaire aux exigences des Alliés – par crainte de l’occupation étrangère – et de contenir le bolchevisme, annonciateur de crises nouvelles. La social-démocratie s’affirmait au pouvoir comme un parti de conservation sociale, c’est-à-dire de défense du capitalisme.

Les Conseils Ouvriers constituaient dans le pays la seule autorité réelle ; mais la social-démocratie y détenait de pesantes majorités. Le Congrès des Conseils d’Allemagne siégeant à Berlin du 16 au 25 décembre repoussa par 344 voix contre 98 une motion du social-démocrate indépendant Ernst Daümig affirmant le principe du pouvoir des Soviets et transmit le pouvoir aux Mandataires du Peuple, chargés de réunir l’Assemblée constituante.

Après cette abdication formelle des organisations dirigeantes de la classe ouvrière, le prolétariat révolutionnaire ne pouvait plus compter que sur une tentative insurrectionnelle. Organisé et dirigé par un parti communiste, il eût sans doute été assez fort pour gagner cette bataille décisive. L’avenir semblait lui réserver une revanche éclatante. Le groupe Spartacus, continuant sa propagande de la dictature du prolétariat, gagnait en influence. Les marins venus de Kiel et les prolétaires des faubourgs de Berlin ne rêvaient que d’imiter leurs frères de Russie. Tant qu’une rude saignée ne leur aurait pas été infligée, l’ordre ne serait pas assuré. Les chefs social-démocrates se trouvaient sur ce point d’accord avec les chefs militaires. Ouvrons les mémoires de l’ancien rédacteur de la Volksstimme social-démocrate de Chemnitz, Gustave Noske, qui se chargea, au tournant de janvier 1919, de saigner, à la tête de corps formés d’officiers réactionnaires, la classe ouvrière qu’il représentait au Reichstag. Nous sommes à la séance du gouvernement et du Comité exécutif central des Conseils ouvriers, le 6 janvier 1919 :

« Personne ne fit objection quand j’exprimai l’avis qu’il fallait rétablir l’ordre par la force des armes. Le colonel Reinhardt, ministre de la Guerre, libella un projet d’ordre nommant au commandement en chef le général Hoffmann qui se trouvait, à peu de distance de Berlin, à la tête de quelques troupes. On objecta que ce général serait trop impopulaire parmi les ouvriers.

« Nous étions tous debout, très nerveux, dans le cabinet d’Ebert. Le temps pressait, nos gens attroupés dans la rue réclamaient des armes. J’exigeai que l’on prît une décision. Quelqu’un dit : ‘’Peut-être t’y mettras-tu toi-même ?’’ A quoi je répondis brièvement et résolument : ‘’Cela m’est égal, puisqu’il faut que quelqu’un fasse le chien sanguinaire ! Je ne crains pas les responsabilités !’’ Il fut décidé sur-le-champ que le gouvernement me confiait des pouvoirs extraordinaires afin de rétablir l’ordre à Berlin. Reinhardt remplaça dans son projet le nom de Hoffmann par le mien. C’est ainsi queje fus nommé commandant en chef. » (tiré de « Von Kiel bis Kapp » de G. Noske)
Une sanglante provocation mit le jour même le feu aux poudres. Emile Eichorn, courageux révolutionnaire appartenant au parti social-démocrate indépendant, remplissait depuis le début de la révolution les fonctions de président de la police berlinoise. Il avait fait de la présidence de la police une citadelle prolétarienne. Le conflit était permanent entre cette préfecture révolutionnaire, le gouvernement et le gouverneur social-démocrate de Berlin, Otto Wels. Une manifestation ouvrière autorisée par Eichorn fut, sur l’ordre de Wels, accueillie au centre de Berlin par les feux de salve de la troupe. La nomination de Noske était ainsi contresignée sur le pavé du sang de 16 ouvriers tués.

Le gouvernement prononça la révocation d’Eichorn qui refusa de quitter le poste qu’il tenait non des ministres, mais de la révolution. Ces provocations firent descendre le prolétariat dans la rue à une heure où, comme l’écrivait Karl Radek au Comité central du Parti communiste d’Allemagne récemment fondé, les Soviets n’ayant qu’une existence nominale, n’avaient pas encore soutenu de lutte susceptible de déchaîner les forces des masses qui demeuraient soumises pour cette raison à l’influence des social-démocrates. Il n’était pas permis de penser dans ces conditions à la prise du pouvoir par le prolétariat.

Radek conseillait d’éviter le combat tout en démasquant par une vive campagne d’agitation la trahison des Mandataires du Peuple et de l’Exécutif des Conseils ouvriers ; le but de la campagne eût été de provoquer la réélection des Conseils, conquête légale, par le prolétariat révolutionnaire préparant l’offensive, des organes du pouvoir. Le Comité central hésitait. Liebknecht, entraîné par les masses, signa sans le consulter, avec les indépendants Schultze et Ledebour, un manifeste destituant Ebert et Scheidemann. C’était commettre, en plus d’un manquement grave à la discipline, précisément la faute que les bolcheviks avaient eu la fermeté d’éviter en résistant, lors des émeutes de juillet 1917, aux masses ouvrières de Pétrograd désireuses de livrer à Kérenski une bataille prématurée.

L’inexpérience des meilleurs chefs du prolétariat devenait ici une des causes essentielles de la défaite ; Liebknecht déclenchait avant l’heure, sans le Parti, une insurrection qu’il ne pouvait pas diriger. Le Comité central, surpris par les événements, ne donnait ni mots d‘ordre insurrectionnels, ni directives stratégiques.

20.000 prolétaires résolus, magnifique armée, prête à tous les dévouements, que la présence d’un parti bien dirigé eût rendu formidable, piétinèrent sur place, de longues heures durant, dans les allées brumeuses du Tiergarten. Personne ne leur donna d’ordres. Aucun Comité révolutionnaire ne sut employer leur énergie.

« Les chefs conféraient, conféraient, conféraient, écrivit le lendemain Rosa Luxemburg. Non, ces masses n’étaient pas mûres pour la prise du pouvoir, ou leur initiative eut trouvé d’autres chefs et leur première action révolutionnaire eût été d’obliger les dirigeants à cesser leurs conférences interminables de préfecture de Police… » (article paru dans le journal communiste Rote Fahne)

Le témoignage de Noske est concordant :

« Si ces foules, au lieu d’être dirigées par des bavards, avaient eu des chefs résolus, conscients de leurs objectifs, elles eussent été maîtresses de Berlin avant midi (…) » (Noske dans « De Kiel à Kapp)

Pas de chefs révolutionnaires vraiment dignes de ce nom. Un parti communiste trop jeune, trop inexpérimenté, sans cadres, sans Comité central capable d’une initiative audacieuse. Des masses ouvrières marchant au combat mais trop asservies elles-mêmes aux traditions de la discipline social-démocrate pour suppléer par leur propre initiative à la carence des chefs et du Parti. L’impatience légitime et le grand courage personnel de Liebknecht, qui craignait de laisser passer l’heure de l’action, la clairvoyance impuissante de Rosa, ainsi s’engrènent les causes immédiates de la défaite. L’insurrection fut matée par les bandes monarchistes de Noske, principalement composées d’officiers.

Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, dénoncés par le Vorwaert (journal social-démocrate) comme les fauteurs de guerre civile, arrêtés après les émeutes, le 15 janvier, périrent le même jour. Liebknecht, emmené le soir au Tiergarten, fut fusillé par derrière « au cours d’une tentative d’évasion ». Rosa Luxemburg, emmenée dans une auto découverte, au sortir de l’hotel où on la retenait, eut la tête fracassée d’un coup de revolver par le lieutenant Vogel ; on jeta son cadavre dans le canal voisin. Leurs assassins demeurèrent impunis.

La défaite de la révolution prolétarienne en Allemagne rassura les impérialismes alliés. Ils y avaient d’ailleurs puissamment contribué. Les spartakistes berlinois tenaient tête en réalité à l’univers capitaliste. Wilson, Clemenceau, Lloyd George, Orlando et Foch dont on sait le mot : « Plutôt Hindenburg que Liebknecht ! », appuyaient par derrière le « socialiste » Noske, les Stinnes, les Krupp, les Groener et les Hoffmann…

Les saignées de Berlin n’apportaient cependant aucun remède à la crise sociale du continent. La situation demeurait révolutionnaire dans les pays vaincus et tendait à le devenir dans les pays victorieux. La France, l’Angleterre, l’Italie appréhendaient la démobilisation qui allait livrer au chômage des millions de travailleurs aigris, lassés, habitués au maniement des grenades, peu enclins à se payer de promesses.

L’année 1919 devait être marquée par des événements d’une immense portée : république des Soviets en Bavière, dictature du prolétariat en Hongrie, aggravation de la crise en Italie, démoralisation des troupes françaises à Odessa, mutineries dans la flotte française de la mer Noire. (…) »

Extraits de « L’An I de la Révolution russe – tome III de Victor Serge

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