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Concept scientifique et réalité

lundi 24 février 2020, par Robert Paris

Concept scientifique et réalité

En sciences, on est sans cesse dans une interaction dialectique entre concept et réalité et jamais purement dans la concept ni purement dans la réalité… Même la particule, l’atome, la molécule et le photon lumineux sont dans ce cas. Même le champ, la force, la masse, l’énergie, l’espace-temps, les ondes sont dans ce cas…

G.W.F. Hegel dans « Science de la Logique » :

« Ce n’est qu’un concept », a-t-on coutume de dire pour opposer au concept non pas seulement l’Idée mais bien l’être-là sensible, spatial, temporel, manipulable, comme quelque chose qui l’emporterait sur lui en éminence. On considère alors l’abstrait comme de moins de poids que le concret, parce qu’en lui cette matière a été laissée de côté. L’abstrait a dans cette opinion la signification que tel ou tel caractère a été ainsi prélevé sur le concept seulement pour notre usage subjectif en sorte que, par la mise de côté de beaucoup d’autres qualités et propriétés de l’objet, rien ne lui soit enlevé de sa valeur et de sa dignité ; elles demeurent au contraire comme le réel, et continuent de valoir complètement, sauf qu’elles sont dans l’au-delà de l’autre côté et ce serait ainsi seulement l’impuissance de l’entendement que de ne pas recueillir pareille richesse et de devoir nécessairement se contenter de l’abstraction. Que si la matière donnée de l’intuition et le divers de la représentation sont pris pour le réel, par opposition au pensé et au concept, c’est là une manière de voir dont l’abandon préalable est non seulement condition du philosopher mais qui est déjà présupposé par la religion ; comment une exigence religieuse et le sens de la religion seraient-ils possibles si l’on tenait encore pour vrai le phénomène fugitif et superficiel du sensible et du singulier ?... Par suite le penser qui abstrait n’est pas à considérer comme simple mise de côté de la matière sensible qui, par là, ne subirait pas de préjudice dans sa réalité, mais il est bien plutôt l’abrogation de cette matière sensible, et sa réduction comme simple phénomène à l’essentiel, qui se manifeste seulement dans le concept »

Einstein et Infeld, « L’évolution des idées en physique » :

« La science n’est pas une collection de lois, un catalogue de faits non reliés entre eux. Elle est une création de l’esprit humain au moyen d’idées et de concepts librement inventés.
Les théories physiques essaient de former une image de la réalité et de la rattacher au vaste monde des impressions sensibles. Ainsi, nos constructions mentales se justifient seulement si, et de quelle façon, nos théories forment un tel lien.
(…)

Un des concepts les plus primitifs est celui d’objet. Les concepts d’arbre, de cheval, ou d’un corps matériel quelconque, sont des créations qui reposent sur la base de l’expérience, bien que les impressions dont ils proviennent soient primitives en comparaison du monde des phénomènes physiques…La physique a commencé réellement par l’invention de la masse, de la force et d’un système d’inertie. Tous ces concepts sont des inventions libres ; ils ont conduit à formuler le point de vue mécanique.
Pour le physicien du commencement du XIXe siècle, la réalité de notre monde extérieur était constituée par des particules et des forces simples agissant entre elles et dépendant seulement de la distance. Il s’efforçait de garder aussi longtemps que possible la foi qui réussira à expliquer tous les événements de la nature par ces concepts fondamentaux de la réalité.
Les difficultés qui se rattachent à la déviation de l’aiguille aimantée et celles qui se rattachent à la structure de l’éther nous ont amenés à créer une réalité plus subtile. L’importante invention du champ électromagnétique fait son apparition. Il fallait une imagination scientifique hardie pour réaliser pleinement que ce n’est pas le comportement des corps, mais le comportement de quelque chose qui se trouve entre eux, c’est-à-dire le champ, qui pourrait être essentiel pour ordonner et comprendre les événements.
Les développements ultérieurs ont détruit les anciens concepts et en ont créé de nouveaux. Le temps absolu et le système de coordonnées d’inertie ont été abandonnés par la théorie de la relativité. L’arrière-fond de tous les événements n’était plus le temps unidimensionnel et l’espace tridimensionnel, mais le continuum espace-temps quadridimensionnel, une autre invention libre, avec de nouvelles propriétés de transformation. Le système de coordonnées d’inertie n’était plus nécessaire. Tout système de coordonnées peut tout aussi bien servir à la description des événements dans la nature.
La théorie des quanta a, à son tour, créé des formes nouvelles et essentielles de notre réalité. La discontinuité a remplacé la continuité. Au lieu de lois régissant des individus, apparurent des lois de probabilité.

(…)
À l’aide des théories physiques nous cherchons à trouver notre chemin à travers le labyrinthe des faits observés, d’ordonner et de comprendre le monde de nos impressions sensibles. Nous désirons que les faits observés suivent logiquement de notre concept de réalité. Sans la croyance qu’il est possible de saisir la réalité avec nos constructions théoriques, sans la croyance en l’harmonie inteme de notre monde, il ne pourrait pas y avoir de science. Cette croyance est et restera toujours le motif fondamental de toute création scientifique. À travers tous nos efforts, dans chaque lutte dramatique entre les conceptions anciennes et les conceptions nouvelles, nous reconnaissons l’éternelle aspiration à comprendre, la croyance toujours ferme en l’harmonie de notre monde, continuellement raffermie par les obstacles qui s’opposent à notre compréhension. »
(…)
Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingénieux, il pourra se former quelque image du mécanisme, qu’il rendra responsable de tout ce qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne peut même pas se représenter la possibilité d’une telle comparaison. Mais le chercheur croit certainement qu’à mesure que ses connaissances s’accroîtront, son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il pourra aussi croire à l’existence d’une limite idéale de la connaissance que l’esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité objective. (…)
« L’onde produite par une sphère pulsante ou oscillatoire dans un milieu homogène est une « onde sphérique ». Elle est ainsi appelée parce qu’à un moment quelconque tous les points d’une sphère qui entourent le centre se comportent de la même manière. Considérons une portion d’une telle sphère, qui se trouve à une grande distance du centre. Plus loin se trouve cette portion, plus petite nous la prenons, et plus elle ressemble à un plan. Nous pouvons dire, sans vouloir être par trop précis, qu’il n’y a pas de différence essentielle entre la portion d’un plan et la portion d’une sphère dont le rayon est suffisamment grand. Nous parlons très souvent de petites portions d’une onde sphérique, qui se trouve très éloignée du centre, comme d’ « ondes planes ». Plus loin du centre des sphères nous plaçons la portion de notre dessin couverte de hachures, plus l’angle formé par les deux rayons est petit, et plus notre représentation d’une onde plane est correcte. Le concept d’une onde plane, comme beaucoup d’autres concepts physiques, n’est qu’une fiction, qui ne peut être réalisée qu’avec un certain degré d’exactitude. C’est cependant un concept utile…

La théorie des quanta a, à son tour, créé des formes nouvelles et essentielles de notre réalité. La discontinuité a remplacé la continuité. Au lieu de loi régissant des individus, apparurent des lois de probabilité. La réalité créée par la physique moderne est, en effet, très loin de la réalité du début de la science. Mais le but de toute théorie physique reste toujours le même. A l’aide des théories physiques nous cherchons à trouver notre chemin à travers le labyrinthe des faits observés, d’ordonner et de comprendre le monde de nos impressions sensibles. Nous désirons que les faits observés découlent logiquement de notre concept de réalité. Sans la croyance qu’il est possible de saisir la réalité avec nos constructions théoriques, sans la croyance en l’harmonie interne de notre monde, il ne pourrait pas y avoir de science. Cette croyance est et restera toujours le motif fondamental de toute création scientifique. A travers tous nos efforts, dans chaque lutte dramatique entre les conceptions anciennes et les conceptions nouvelles, nous reconnaissons l’éternelle aspiration à comprendre, la croyance toujours ferme en l’harmonie de notre monde, continuellement raffermie par les obstacles qui s’opposent à notre compréhension. »

« Au cœur de la matière », Maurice Jacob :

« Concepts et réalité

« Nous prendrons le champ électrique comme premier exemple. Une charge agit à distance sur une autre. C’est un fait. Le champ est un concept inventé pour mieux cerner le phénomène et rendre compte de cette action à distance qui peut sembler surprenante. Une charge crée un champ (électrique) qui s’étale dans tout l’espace. Le champ est en l’occurrence un vecteur défini par sa valeur en chaque point. La force qui s’exerce sur une particule chargée est égale à la valeur du champ multipliée par la charge. On peut donc facilement mesurer la valeur à attribuer au champ mais l’intensité et l’orientation du champ n’ont pas à être mesurées partout car une équation nous les donne en fonction de la valeur et de l’emplacement des charges. L’action à distance se traduit par un champ établi dans tout l’espace. Ce concept de champ s’avère si bien adapté au monde réel que l’étude de l’électricité, avec toute la valeur prédictive des propriétés trouvées, se ramène pratiquement à la compréhension des propriétés du champ électrique. C’est sur cette base que se fonde tout l’électromagnétisme, en particulier les relations entre les variations corrélées dans l’espace et dans le temps des champs électrique et magnétique et c’est dans ce cadre que furent prédites puis découvertes les ondes radio.

Et cependant, même à la fin du XIXe siècle, raisonner en termes de champs était une nouvelle façon de penser. On pouvait se demander si ces champs électriques et magnétiques étaient vraiment réels, comme une particule chargée semblait manifestement l’être, ou s’ils n’étaient qu’un artifice de calcul, un concept utile mais sans réalité tangible. Cette réalité ne s’appliquait-elle pas seulement aux particules qui créaient le champ ou réagissaient en sa présence ? Le champ était-il plus qu’une commodité de calcul pour traduire une action à distance qui choquait l’intuition ?

On a appris depuis que le champ électrique est tout aussi réel que la particule et, qui plus est, on a été amené à décrire les particules en termes de champs. En physique quantique et relativiste, il n’y a que des « grains de champ » dont certains sont ces « grains de matière » que nous appelons « quarks » et « leptons ». Les particules sont les excitations de ces champs quantiques, un peu comme les sons émis par une corde vibrante. Voilà un concept qui a eu une belle carrière. On ne saurait aujourd’hui parler de physique sans parler de champ.

Nous allons prendre comme second exemple un concept qui a eu une carrière beaucoup plus troublée ; il s’agit de la notion d’éther.

Nous sommes toujours à la fin du XIXe siècle. L’électromagnétisme vient de connaître des progrès spectaculaires. On a prédit puis observé les ondes radio. Mais qu’est-ce qui transporte ces ondes ? La physique a encore une formulation très mécanique si bien que la propagation d’une onde semble avoir besoin d’un support matériel. Le son correspond à une vibration du milieu dans lequel il se propage. Sans milieu, dans le vide, il n’y a pas de son. Comment la lumière, que les récents succès de l’optique associent à une onde, peut-elle se propager dans le vide ? On invente pour cela un nouveau concept. Ce n’est pas le vide au sens de « néant » qu’il faut prendre en compte, c’est l’éther qui, bien que perméable à tout, vibre comme un solide et propage ainsi la lumière. Mais alors, pourquoi la vitesse de la lumière ne dépend-elle pas de celle de la source par rapport à cet éther qui lui permet de se propager ? D’après la théorie électromagnétique, elle doit être toujours la même et c’est ce qu’on vérifie. Einstein va élever cela au rang de principe en formulant se théorie de la relativité restreinte qui postule que la forme des lois de la physique et, de ce fait, la vitesse de la lumière, est invariante par rapport à tout mouvement de translation uniforme par rapport à cet éther. Le concept d’éther apporte maintenant plus de problèmes qu’il n’en résout !

On finira par se débarrasser de l’éther, par l’abandonner comme un concept inutile, voire même trompeur et comprendre quand même comment la lumière se propage dans le vide. Mais il y faudra la mécanique quantique et la relativité, soit d’une façon radicalement différente de penser….

Mais ne voit-on pas aujourd’hui ce concept d’éther revenir sous une tout autre forme, débarrassé de ses vieilles ambiguïtés ? Il semble nécessaire pour interpréter d’autres propriétés surprenantes comme le confinement des quarks et l’origine dynamique de la masse…

Les hadrons nous apparaissent comme des bulles dans le vide et ces bulles contiennent des quarks, des antiquarks et des gluons dont la chorégraphie est réglée par la chromodynamique…

Le vide est animé par la création continuelle et la disparition rapide de paires électron-positron. Ce sont des paires virtuelles… L’électron, de charge négative, va ainsi attirer les positrons de ces paires virtuelles en repoussant les électrons. Approchant de l’électron, le photon va ainsi le « voir » entouré d’un « nuage » de charge positive dû aux électrons virtuels attirés… Un électron absorbe un photon tout en s’entourant d’un nuage virtuel contenant plus de positrons que d’électrons… »

« La Matière-Espace-Temps » de Gilles Cohen-Tannoudji et Michel Spiro :

« Le devenir des concepts

« Il n’y a pas de vérité conceptuelle définitive. Un concept, fût-il scientifique, ne dit jamais le mot de la fin de la réalité dont il parle.

C’est au concept de s’adapter à la réalité, et non l’inverse. Cette adaptation est un processus qui connaît des phases de développement très inégales. Le mouvement de la connaissance scientifique effectue sur la réalité une sorte de coupe limitée en profondeur, à une époque donnée, grâce aux moyens théoriques et expérimentaux disponibles. Lorsque se produit une avancée, le niveau de la coupe se déplace. Dans ce déplacement, les concepts peuvent connaître trois types de devenir : être confirmés et consolidés, être invalidés et rangés aux oubliettes de l’histoire des sciences, ou bien être dépassés, c’est-à-dire n’être ni confortés ni invalidés mais être limités dans leur domaine de validité.

Ainsi, l’ensemble des concepts de la théorie quantique et relativiste (champs quantiques, fermions de matière et bosons d’interaction…) ont été confirmés dans les avancées de la physique des particules des années soixante et soixante-dix. Le concept d’éther, utilisé jusqu’au XXe siècle pour rendre compte de la propagation de la lumière, a, par contre été invalidé par la fameuse expérience de Michelson ; et cette invalidation a ouvert la voie à l’élaboration par Einstein de la théorie de la relativité. Dans la troisième catégorie nous pouvons ranger la plupart des concepts de la mécanique classique (de Galilée et Newton) qui fonctionnent dans la théorie quantique et relativiste, mais jusqu’à certaines limites, à un certain degré d’approximation.

Sur la vérité physique…

Du fait des devenirs très différents des concepts dans les avancées scientifiques, il arrive de plus en plus que la pointe extrême des outils théoriques de la physique opère à distance des conséquences pratiques. Mais, pour développer l’ensemble de l’appareil conceptuel, c’est cette pointe qu’il est nécessaire de faire passer au banc d’essai de la confrontation avec la réalité. Soumettre les lois physiques à des tests de fiabilité dans des conditions extrêmes et idéales de fonctionnement, battre des records dans l’adéquation des concepts à la réalité ou mettre en défaut cette adaptation pour provoquer des remises en cause, tel est l’objet réel de la physique des particules élémentaires. Et si tel est son objet, cette physique mérite bien qu’on lui consacre quelques efforts. La découverte des bosons intermédiaires n’a aucune conséquence pratique immédiate, mais, pendant des siècles, le mouvement des connaissances scientifiques, avec toutes ses conséquences pratiques et théoriques, philosophiques et culturelles, pourra s’appuyer sur les lois et les concepts affinés et consolidés par cette découverte. Si, d’autre part, les bosons intermédiaires n’avaient pas été observés dans les conditions où on les attendait, cette « découverte négative » n’aurait pas été moins importante : il aurait fallu repasser au crible tout l’appareil théorique pour trouver la faille conduisant à la remise en cause nécessaire. »

Qu’est-ce qu’un concept en Sciences ?

Qu’est-ce que la réalité ?

La réalité physique et nos images humaines

Comment la science représente-t-elle le réel

Les concepts scientifiques, invention et pouvoir

Le concept d’image

Le concept général d’énergie

Le concept en thermodynamique

Le concept du chaos déterministe

Le point de vue de Poincaré

La dialectique du concept
L’abstraction, processus dynamique dialectiquement contradictoire indispensable à la pensée humaine

La dialectique du concret et de l’abstrait

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