samedi 24 août 2019, par
La discussion a démarré sur la question de l’État, après la révolution prolétarienne, en partant de l’article suivant de Robert pour le site Matière et Révolution : https://www.matierevolution.fr/spip..., article qui répondait à Will, un de nos lecteurs réguliers.
OLIVIER :
Salut Robert,
En fait il y a deux choses essentielles qui me distinguent de ce texte :
1- L’extrême gauche qualifiée d’ « opportuniste ». Il y a longtemps qu’elle est contre-révolutionnaire et il faut le dire clairement. Elle sabote systématiquement les grèves ouvrières en les ramenant dans le giron des syndicats. Depuis plus de 30 ans, elle a soutenu des régimes staliniens (URSS, Chine, Vietnam, Cuba,... etc). Elle a soutenu un camp impérialiste durant la Guerre froide.
1- 2- Tu le dis d’ailleurs (vers la fin de ton texte), mais sans oser l’affirmer clairement. On sent que tu as peur de te brûler les doigts. Il ne peut exister d’État prolétarien. Les termes sont antinomiques. Là aussi tu le dis sans aller jusqu’au bout. Pour moi la dictature du prolétariat est exercée par les Conseils ouvriers et surtout par les comités de lutte des ouvriers dans les usines. S’il y a besoin d’un État tant qu’il existe d’autres classes sociales après la révolution (il y a besoin de transaction entre les classes et les ouvriers doivent combattre pied à pied pour conserver leurs prérogatives dans les compromis de classe dans la phase transitoire), il faut immédiatement établir clairement que même cet État est encore notre ennemi. Les conseils ouvriers doivent le surveiller jusqu’à son dépérissement total. C’est l’erreur des bolcheviks d’avoir confondu les deux et ils (sauf Lénine) étaient assis sur leur ennemi. Dramatique erreur.
Je n’ai guère le temps d’aller plus loin mais je pense que tu devrais pouvoir être d’accord pour modifier le terme les « opportunistes » en « soi-disant révolutionnaires » dans tout le reste du texte.
Je comprends le sens « d’opportuniste » utilisé par toi (pour faire une soi-disant distinction avec les autres bourgeois), mais ce terme avait un sens en 1930, aujourd’hui ils ont trop trahi pendant la deuxième guerre impérialiste et l’histoire a fait son chemin depuis. Utilisons les bons mots !
Soyons clair et appelons un chat un chat ! Foin des arguties de cardinaux !
Donc je te propose, EN MAJUSCULES, des points à modifier dans le texte de l’article :
Notre principale divergence avec l’extrême gauche "BOURGEOISE" française : ils ne sont pas clairs vis-à-vis de la nature de l’Etat capitaliste !
(…)
Voilà ce que nous écrit un lecteur du site qui nous affirme que tout cela ne l’empêche pas d’être assidu sur Matière et Révolution et de prendre en considération nos critiques des réformistes faux amis ("SOIT DISANT REVOLUTIONNAIRES") politiques et syndicaux. Il estime que c’est justement cette critique qui devrait nous rapprocher des autres groupes d’extrême gauche qui, selon lui, sont tout aussi critiques.
(…)
Tous ceux qui affirment qu’ils veulent pousser l’Etat plus à gauche sont réformistes. Tous ceux qui affirment vouloir pousser plus à gauche les SOIT-DISANT réformistes, politiques, associatifs ou syndicaux, sont pires que des opportunistes. Pas plus qu’un cochon « poussé à gauche » ne devient une vache, des organisations réformistes poussées à gauche ne deviennent ni meilleures, ni révolutionnaires, ni simplement moins bureaucratiques, moins bourgeoises.
ROBERT :
J’ai bien lu tes points de désaccord, mais je trouve que certains d’entre eux affaiblissent la critique de ces fausses extrêmes gauches, même si elles la radicalisent apparemment.
Si on dit direct que l’extrême gauche est « bourgeoise », comme tu me le proposes, ceux qui connaissent LO, NPA, POI, Alternative Libertaire, Révolution Permanente et compagnie dans leur entreprise croient qu’on parle d’autre chose ou pensent d’emblée que nous sommes hostiles parce que concurrents, que ce sont des querelles de chapelles, cela existe aussi. Sinon, ils croiront qu’on ne parle que de gens genre Mélenchon ou de la gauche de la gauche social-démocrate.
Ce qu’il faudrait sans doute c’est éclaircir dans le texte le point : les réformistes sont devenus contre-révolutionnaires comme tous ceux qui les cautionnent. Je suis d’accord avec toi sur les expressions « soi-disant réformistes » et « soi-disant révolutionnaires », mais il faut préciser que c’est la crise du capitalisme qui lamine l’espace de la social-démocratie et du syndicalisme et les rend contre-réformistes et pas que cela a toujours té le cas.
J’ai l’impression que l’appréciation de l’extrême gauche ne poserait pas problème à reformuler de manière convenable pour nous deux, mais ce n’est pas le cas, semble-t-il, pour l’État ouvrier qui me semble malgré le stalinisme, à ne surtout pas abandonner.
Ta déclaration « Il ne peut pas y avoir d’Etat prolétarien » me semble une divergence majeure, puisque j’estime que la tâche numéro un de la prochaine révolution prolétarienne, tâche qui n’a pas été réalisée ailleurs qu’en Russie, est justement celle de construire l’Etat ouvrier ou prolétarien, comme tu veux. Ce n’est pas la volonté des bolcheviks de bâtir cet Etat qui les a plombés mais le fait que la révolution en Europe n’ait nulle part construit un tel Etat des soviets, et je te rappelle que les bolcheviks n’ont jamais dit que cet Etat était entièrement communiste, bien entendu, mais seulement qu’il était l’expression du fait que le prolétariat avait pris le pouvoir dans un entourage complètement hostile. Cela voulait dire que le pronostic n’était pas encore clair sur ce que réussirait la révolution en Russie puisque cela dépendrait de la victoire de la révolution en Europe, c’est-à-dire de la formation d’autres Etats ouvriers. Lénine et Trotsky avaient d’ailleurs précisé que, dès que des pays développés d’Europe auraient fait la révolution et mis en place un Etat des soviets, la Russie serait en retard sur eux, vu le retard économique et social de ce pays.
OLIVIER :
1/ Soyons clair sur la nature des soi-disant « Opportunistes ». Ils font une politique bourgeoise, un point c’est tout. On peut prendre aussi la question électorale. Depuis 40 ans LO ramène les ouvrier qui n’ont plus rien à faire avec la démocratie bourgeoise dans son giron et quand il faut appeler à voter Mitterrand (souvenez-vous des titres de LO à l’époque). Voter Mitterrand, c’est à dire pour la social-démocratie les assassins de Rosa Luxembourg, de Liebknecht et de tous les ouvriers envoyés au massacre dans les différentes guerres impérialistes (Première guerre, Deuxième guerre, Guerre froide ; etc...).
2/ Sur l’État et la période de transition, la question est difficile de toute façon.
Ce qui fait problème c’est de mettre côte à côte : Etat et ouvrier.
Nous ne devons faire aucune concession. Les ouvriers ne peuvent pas accepter de se laisser dominer par un État quel qu’il soit.
Le problème de la nature du pouvoir en Russie après la révolution n’est pas simple à analyser.
Dès 1918, en Russie dans le numéro deux de Kommunist, le « communiste de gauche » Ossinsky écrivait : « Le socialisme et l’organisation socialiste seront construits par le prolétariat lui-même, ou ils ne seront pas construit du tout ; quelque chose d’autre sera installé : le capitalisme d’État. » (La revue Kommunist, Ed. Smolny page 142).
La suite lui a donné malheureusement raison.
Lénine répond aux communistes de gauche de 1918 :
« Tant que la révolution tarde encore à "éclore" en Allemagne, notre devoir est de nous mettre à l’école du capitalisme d’État des Allemands, de nous appliquer de tous nos forces à l’assimiler, de ne pas ménager les procédés dictatoriaux pour l’implanter en Russie encore plus vite que ne l’a fait Pierre I° pour les mœurs occidentales dans la vieille Russie barbare, sans reculer devant l’emploi de méthodes barbares contre la barbarie. S’il se trouve, parmi les anarchistes et les socialistes révolutionnaires de gauche (je me suis, sans le vouloir, souvenu des discours prononcés par Karéline et Gué au Comité exécutif), des gens capables de tenir des raisonnements à la Narcisse comme quoi il ne serait pas digne de nous autres, révolutionnaires, de "nous mettre à l’école" de l’impérialisme allemand, il faut leur dire ceci : une révolution qui prend ces gens au sérieux serait perdue sans rémission (et l’aurait bien mérité). » (en mai 1918 « Sur l’infantilisme de "gauche" et les idées petites bourgeoises »)
Donc Lénine était conscient et volontairement conscient qu’il faisait du Capitalisme d’État en URSS et que ce nouvel État était donc capitaliste. Comment pouvait-il alors être ouvrier ? En réalisant une politique économique capitaliste ? Lénine pensait qu’il était ouvrier parce que les ouvriers détenaient le pouvoir politique... !! Nous, nous nous devons d’être clairs plus de 100 ans après l’expérience bolchevik si nous voulons impulser une autre politique après la révolution et réussir pour aller vers une nouvelle société.
Grossière erreur cette confusion entre État et dictature du prolétariat. En fait, le capitalisme et l’État ont vaincu les bolcheviks. Ne recommençons pas la même erreur. L’État est toujours l’État ; il est notre ennemi, il ne peut être ouvrier....
Alors, que devaient faire les bolcheviks ?
• Soit :
1- Laisser ce nouvel État (demi État, comme on veut le nommer) gérer les relations entre les ouvriers et les autres classes ou couches sociales existantes. Laisser ce nouvel État exercer la contraintes (Kronstadt, les grèves de Petrograd en 1921, réprimer Makhno, etc.. - pour ne citer que les premières années du pouvoir bolchevik) ?
2- Ou ne pas mélanger la dictature du prolétariat avec ce nouvel État (demi-État, État capitaliste d’État ou tout ce que l’on veut) ? Dans ce cas, les ouvriers devaient rester mobiliser, en lutte dans leurs organisations vivantes et ne pas se ranger derrière cet État qu’ils, à tort, croyaient le leur mais qui les contraignait à travailler et à négocier avec l’immense masse des paysans et des autres couches existantes alors.
Ce qui veut dire, dans ce cas, que la dictature des conseils et des comités de lutte dans les usines devaient continuer à rester vivants, vigilants et imposer ce qu’ils jugeaient nécessaire pour leur classe, leurs intérêt et ne pas se laisser imposer des mesures politiques et économiques qu’ils ne voulaient pas. C’était le seul moyen pour conserver la vie ouvrière et rester mobiliser en ne déléguant son pouvoir à personne.
• La dictature des conseils ouvriers demeure le seul moyen pour instaurer le socialisme (pour la suite du mouvement ouvrier, il aurait mieux valu des erreurs des conseils ouvriers qu’une erreur de l’État que l’on croit contrôler. Il fallait laisser les conseils ouvriers tâtonner. Nous serions repartis aujourd’hui sur des bases révolutionnaires et pas dans la confusion actuelle) et sans une quelconque compromission de pouvoir avec l’État transitoire qui ne pouvait que s’imposer, au final, contre les ouvriers. Je sais que cette notion de double pouvoir est difficile à intégrer et à comprendre (Le groupe Internationalisme en 1946 a été le premier à développer cette notion voir : Thèse sur la transition au communisme sur le site Fragments d’histoire de la gauche radicale – Revue Internationalisme, N°9, avril 1946 - http://archivesautonomies.org/spip....). Voir aussi l’étude de Vercesi dans la revue Bilan les articles de la série « Parti - Internationale - État » parus dans les numéros suivants de cette revue qui commence à soulever le problème :
• Numéro Titre Date • • n°5 Prémisses Mars 1934 / pp. 160–165 • • n°6 I - La classe et sa signification Avril 1934 / pp. 205 • • n°7 II - Classe et État Mai 1934 / pp. 231–238 • • n°8 III - Classe et Parti Juin 1934 / pp. 286–292 • • n°9 IV - Parti et Internationale Juillet 1934 / pp. 322–327 • • n°12 V - L’État démocratique Octobre 1934 / pp. 426 • • n°15 VI - L’État fasciste Janvier - Février 1935 / pp. 517 • • n°18 VII - L État prolétarien Avril - Mai 1935 / pp. 606–613 • • n°19 VII - L’État soviétique (2) Mai - Juin 1935 / pp. 638 • • n°21 VII - L’État soviétique (3) Juillet - Août 1935 / pp. 715 • • n°25 VII - L’État soviétique (4) Nov - Déc 1935 / pp. 838 • • n°26 VII - L’État soviétique (5) Janvier 1936 / pp. 870–879.
(tous les numéros de Bilan : http://archivesautonomies.org/spip....)
Il s’agit donc de rappeler ce seul moyen pour sauver la dictature du prolétariat contre l’État : la dictature du prolétariat est nécessaire. Il faut l’affirmer par rapport à tous ceux qui ne comprennent pas la nécessité d’une forte dictature des conseils ouvriers : des ouvriers eux-mêmes, contre tout compromis.
On en revient à la formule prémonitoire d’Ossinski (bolchevik de gauche) :
« Le socialisme et l’organisation socialiste seront construits par le prolétariat lui-même, ou ils ne seront pas construit du tout ; quelque chose d’autre sera installé : le capitalisme d’Etat. » (souligné par moi)
Bien évidemment cette formulation met en avant : l’idée que c’est le prolétariat lui même, et lui seul, qui construit le socialisme par ses conseils ouvriers. Il ne doit déléguer à personne d’autre ou un autre organisme son pouvoir, sa dictature, même pas à ses partis politiques (c’est la même chose dans ses luttes économiques de tous les jours pour imposer son rapport de force). Cela ne veut pas dire le rejet des partis politiques prolétariens. Non, mais ils ne dirigent pas, ils sont là pour orienter et aider les prolétaires à y voir clair contre leurs faux amis. Et pour nous, les partis politiques ne sont pas extérieurs à la classe ouvrière, ils sont une partie d’elle même.
Sur la question des partis d’extrême gauche comme étant, aujourd’hui, des partis bourgeois et contre révolutionnaires
Je veux bien que tu veuilles mettre cette notion en fin de texte. Est-ce une question de pédagogie pour faire comprendre les choses ? Ou une question politique ?
Je crois un peu à la pédagogie quand on parle à un enfant mais un militant politique a droit à la vérité et s’il ne comprend pas. Que peut-on faire ? Je crois surtout qu’ils ne veulent pas comprendre car alors toutes leurs constructions intellectuelles s’effondrent.
Retour sur la question de l’État dans le débat Lénine et Trotski après la période révolutionnaire ont lutté contre la bureaucratisation de l’État. Mais il ne pouvait pas en être autrement, (situation aggravé de surcroit par le fait que la révolution internationale n’a pas eu lieu) ce qui est survenu était contenu dans la situation ! Un État est toujours bureaucratique.
ROBERT :
On ne peut pas apprendre à Lénine et Trotsky que seul le prolétariat est révolutionnaire, que lui seul peut construire le socialisme. Ils n’ont pas besoin de donneurs de leçons en la matière, du moins à mon avis. Ils ont assez prouvé que c’est sur le prolétariat qu’ils se sont fondés pour diriger l’ensemble du pays, même si le prolétariat y était une petite minorité. Ils ont su pour cela faire en sorte que le prolétariat prenne la tête des couches sociales opprimées : des paysans pauvres et moyens, des artisans pauvres, des femmes, des jeunes, des nationalités et religions opprimées (par exemple des Juifs). C’est ainsi qu’ils ont pu détruire la contre-révolution tsariste, impérialiste, social-démocrate et syndicale. Il est dommage que certains critiques de gauche reprennent des arguments de ces derniers, par exemple sur des grèves contre-révolutionnaires. Eh oui ! Il peut y avoir des grèves ouvrières contre-révolutionnaires. Il peut même y avoir des insurrections populaires contre-révolutionnaires (voir l’exemple de la Vendée dans la Révolution française ou de Cronstadt dans la Révolution russe).
Placer ici la notion d’État ouvrier est fondamental quand on discute de l’attitude de l’extrême gauche face à l’État bourgeois. On ne peut pas passer directement de l’État bourgeois à la société sans aucun État. Que le terme « Etat » te déplaise pour cette étape vers le socialisme montre qu’il y a un problème avec l’Etat mais c’est un problème réel et incontournable.
OLIVIER :
Entièrement d’accord avec ce que tu écrits. Et notamment avec la phrase de Marx sur l’État de la période de transition.
Mais mon souci est tout autre. C’est bien parce que ce que dit Marx (et que tu cites) est tout à fait exact et la situation que les révolutionnaires risquent de rencontrer, est bien celle là, (nous peut-être !) qu’il faut garantir le pouvoir des prolétaires ; qu’ils maintiennent leur dictature du prolétariat contre cet État qui reste, bien sûr, bourgeois (donc un ennemi potentiel) et qui risque donc de les contraindre (ce qui s’est finalement passé en URSS et, de mon point de vue, rapidement mais c’est une autre question -–plus tard on reprendra la discussion de quand la bourgeoisie a gagné en URSS— là, par rapport à notre discussion actuelle, et par rapport à ce que j’essaie de dire). Il faut qu’ils imposent leur force, qu’ils discutent avec lui pour décider de ce qu’ils acceptent comme contrainte ou serrage de la ceinture, pendant la transition et, cela, à tout moment. Ils ne doivent pas abandonner leurs organisations (conseils, comités de lutte, comité de vigilance dans les usines) et leur pouvoir. Est-ce que tu comprends le sens de ma réflexion ?
Regardons maintenant ce qui s’est passé en URSS. Au cours des années cet État s’est bureaucratisé et a perdu son caractère révolutionnaire, il a couru après la nécessité de développer l’économie et le capitalisme d’État mais en écrasant les ouvriers (et cela dès 1919 en imposant les mesures tayloristes et discipline dans le travail :
• « L’avant-garde la plus consciente du prolétariat de Russie s’est déjà assigné la tâche de développer la discipline du travail. Ainsi, le Comité central du syndicat des métaux et le Conseil central des Syndicats travaillent à l’élaboration de mesures et projets de décrets orientés dans ce sens. Nous devons appuyer ce travail et le faire avancer par tous les moyens. Il faut inscrire à l’ordre du jour, introduire pratiquement et mettre à l’épreuve le salaire aux pièces ; appliquer les nombreux éléments scientifiques et progressifs que comporte le système Taylor, proportionner les salaires au bilan général de telle ou telle production ou aux résultats de l’exploitation des chemins de fer, des transports par eau, etc., etc. » (voir l’article de Lénine dès 1918, ici : https://www.marxists.org/francais/l... in Œuvres choisies, Moscou 1948, tome 2 - publié le 28 avril 1918 dans le n° 83 de la « Pravda » et dans le Supplément au journal « Izvestia du Comité exécutif central de Russie » n° 85) de l’économie et la tentative de Trotsky de militariser les syndicats — tu vois comme rapidement on dérape et on impose des mesures véritablement capitalistes aux ouvriers— Il aurait mieux valu que les ouvriers puissent dire jusqu’où ils acceptent de se serrer la ceinture. Te rends-tu compte de la force que cela aurait été pour notre propagande ? Et sur nos méthodes de lutte ?).
• Il aurait mieux valu pour aujourd’hui et pour pouvoir expliquer le contenu du communisme que l’on puisse dire " voilà dans quel sens il aurait fallu aller". (Le communisme n’aurait pas été relié au goulag ou au stakhanovisme pour le commun des mortels !) Il est clair que la révolution internationale ne se produisant pas, tout était perdu mais la même situation risque de se reproduire et il faut à tout prix que les ouvriers conservent leur autonomie pendant la transition, leur force et le moyen de se défendre et d’imposer leurs intérêts. D’autant plus que l’on risque de ne plus avoir des camarades de la trempe de Lénine ou de Trotsky.
Donc mon propos est de ne pas répéter les formules justes de nos camarades, Marx y compris, (qui sont tout à fait justes et judicieuses). Ne faisons pas, non plus, les "cardinaux" qui répètent des formules sacrées ou font la glose de textes (phrase de Malaquais) essayons de tirer les leçons d’Octobre et d’aller plus loin pour développer notre théorie révolutionnaire.
Tu vois, je ne polémique pas là. J’essaie de comprendre et de dépasser nos maîtres. Les critiques que je porte à Lénine ou Trotsky sont tout à fait révolutionnaires. Je ne sais pas si nous aurions fait mieux avec le background de la social-démocratie de l’époque.
C’est la même chose sur Brest-Litovsk. Qu’aurions-nous fait à la place des bolcheviks ? Je n’ai même pas encore véritablement tranché aujourd’hui.
ROBERT :
Tout d’abord, il convient de ne pas faire de contresens sur ce que les bolcheviks appelaient le « capitalisme d’Etat » et qui n’a rien à voir avec un retour au capitalisme ni à ses buts, ni à ses normes puisqu’il n’était nullement question de refabriquer des capitalistes russes. Ce qu’expliquait Lénine, c’est que la Russie était féodale en grande partie et que lutter contre l’Etat arriéré du pays consistait d’abord à développer l’économie, même si, dans un premier temps, il fallait réformer l’économie et non sauter d’un seul coup au socialisme, ce qui était hors de portée, dans une Russie isolée, n’ayant pas de liaison avec une révolution socialiste voisine dans un pays développé.
Tu dis qu’il faudrait expliquer : « Voilà dans quel sens il aurait fallu aller » et c’est ce que fait Trotsky dans « La Révolution trahie » sur la question de l’État de la période de transition : voir l’annexe à la fin de la discussion.
OLIVIER :
Oui, on voit bien que Trotsky sent qu’il y a un problème. C’est un grand révolutionnaire. Mais il ne trouve pas la solution.
ROBERT :
Marx ne parle pas seulement de supprimer l’État, il parle d’une phase transitoire durant laquelle « c’est au contraire l’État qui a besoin d’être éduqué d’une manière rude par le peuple » (Critique du programme de Gotha).
Dans ce même texte, à propos de l’État, il dit que c’est un « organisme qui est mis au-dessus de la société, en un organisme entièrement subordonné à elle ».
C’est un État « qui est autre chose qu’un État ».
Les commentaires de Marx et Engels sur la Commune de Paris sont une claire vision d’un État qui n’est plus tout à fait un État qui est un « gouvernement de la classe ouvrière », qui est la « forme politique enfin trouvée qui permettrait de réaliser la libération économique du travail ».
OLIVIER :
Salut Robert,
Je suis content de reprendre cette discussion avec toi.
Tu as tout à fait raison. Il subsiste un État. Personne de sérieux ne peut le nier. (d’ailleurs, existait-il une sorte de pouvoir dans des sociétés sans État de chasseurs-cueilleurs ? Je crois que oui) Mais cette sorte de pouvoir ou semi-État avant l’heure n’est pas le nôtre ; ce ne sera jamais notre ami. Il a déjà détruit le communisme primitif. Il faut justement faire la distinction entre État et dictature du prolétariat. Jamais un État ne sera ouvrier et ne peut être ouvrier et n’a pu et ne pourra cohabiter avec une société sans classe. Là : - ou Marx s’est trompé, c’est que ce n’est pas nous qui avons éduqué l’État mais c’est l’État bolchevik qui nous a façonné et entrainé là où la Russie est allé. Ou bien Marx dit la même chose que moi. Ce demi-Etat doit être « éduqué par le peuple de façon rude. » Cette distinction est fondamentale si nous ne voulons pas nous laisser entraîner dans la même erreur que nos camarades et l’amalgame de dire que tout était ouvrier après la révolution. Tirons toutes les leçons de ce qu’ont fait nos camarades au cours de la révolution russe.
C’est pourquoi je fais la distinction entre le nouveau demi-État et la dictature des conseils ouvriers qui doit subsister dans sa pureté et son intransigeance (« rude ») pour négocier avec ce monstre qui subsiste et que nous devons ensuite fondamentalement détruire avec la société sans classe.
Nous sommes assez sérieux (après plus de 100 ans) pour ne plus amalgamer : l’État ; la dictature du prolétariat à travers les conseils, les communes et ses assemblées ; les organismes de luttes des travailleurs : les comités de lutte, de grèves et comités de contrôle ouvrier ; et enfin le ou les partis de classe (comme Grandizio Munis le faisait remarquer dans sa critique de la Russie Cf. : son livre : Parti-État, stalinisme, révolution. — Paris, Spartacus, 1975).
PS : Je répondrai également à la phrase assassine, sur le site de Matière et révolution, de quelqu’un qui disait qu’un communiste de gauche ne répondrait pas au fait de donner des armes à un mouvement de lutte.
ROBERT :
Quand la révolution est isolée dans un bastion arriéré il n’y a pas d’autre solution qu’une victoire dans un autre pays, que la révolution internationale prolétarienne. En cas d’isolement prolongé, il n’y a aucune solution et surtout pas dans un pays arriéré et semi-féodal.
OLIVIER :
Oui, mais cela on le savait depuis le début : sans révolution internationale pas de révolution prolétarienne ni de communisme possible d’où le problème de Brest-Litovsk.
La question que je pose est autre :
Comment préserver la dictature du prolétariat durant la transition contre les compromis inévitables pour que le prolétariat ne perde pas son pouvoir réel ?
On ne peut pas évacuer cette question par des formules. Et ce n’est pas en mettant le mot « ouvrier » qu’on modifie la réalité. (Comme l’on dit nos grands ancêtres).
ROBERT :
Ce n’est pas par un mot qu’on change la réalité, certes, mais par une perspective sociale et politique !
La question de l’État ouvrier ne signifie pas la suppression de la perspective de la fin de l’État et des classes... Elle indique que les travailleurs exercent le pouvoir politique, que ce sont des soviets vivants, dynamiques et révolutionnaires qui exercent la dictature du prolétariat.
ROBERT :
Que penses-tu des positions de Trotsky dans « La révolution trahie » ?
OLIVIER :
cf. ce que je disais ci-dessus. Trotsky voit le problème que pose la question de l’État mais il l’évacue rapidement et ne parle que de ce qui est en train de se faire en Russie. Et malheureusement ce qu’il croyait n’être que temporaire s’est installé et s’est retourné terriblement contre la classe ouvrière.
• PS 1 : il faut rajouter le texte de Vercesi en référence dans le site : Fragments d’histoire de la gauche radicale pour Bilan que j’ai listé ci-dessus. Vercesi commence à entrevoir le problème de la distinction à faire entre Demi-État et dictature du prolétariat.
• PS 2 : La perspective sociale et politique dis-tu changerait tout ? La perspective ou l’orientation politique ne règle pas le problème. Ce n’est pas au Parti de se mettre à la place de la classe ouvrière qui, pour ce dernier, apporterait la bonne direction. C’est la classe ouvrière qui fait la révolution. C’est un acte éminemment conscient que de transformer la société. Peut être l’acte le plus lourd de l’histoire.... Et de plus le Parti n’a pas la science infuse. Il tâtonne comme la classe. C’est la raison pour laquelle, il faut, sans faille, être toujours du côté de la classe ouvrière et pas avec de beaux parleurs un peu plus instruits. C’est bien tous ensemble que nous apporterons la solution. On n’a pas assez de tous les cerveaux pour le faire.
ANNEXE RELEVEE PAR ROBERT – EXTRAITS DE LA REVOLUTION TRAHIE DE TROTSKY :
« PROGRAMME ET REALITE
« Après Marx et Engels, Lénine voit le premier trait distinctif de la révolution en ce qu’expropriant les exploiteurs elle supprime la nécessité d’un appareil bureaucratique dominant la société, et avant tout de la police et de l’armée permanente. "Le prolétariat a besoin de l’Etat, tous les opportunistes le répètent", écrivait Lénine en 1917, deux ou trois mois avant la conquête du pouvoir, "mais ils oublient d’ajouter que le prolétariat n’a besoin que d’un Etat dépérissant, c’est-à-dire tel qu’il commence aussitôt à dépérir et ne puisse pas ne pas dépérir" (L’Etat et la révolution). Cette critique était en son temps dirigée contre les socialistes réformistes du type des mencheviks russes, des fabiens anglais, etc. ; aujourd’hui, elle se retourne avec une force doublée contre les idolâtres soviétiques et leur culte de l’Etat bureaucratique qui n’a pas la moindre intention de "dépérir".
La bureaucratie est socialement requise toutes les fois que d’âpres antagonismes sont en présence et qu’il faut les "atténuer", les "accommoder", les "régler" (toujours dans l’intérêt des privilégiés et des possédants et toujours à l’avantage de la bureaucratie elle-même). L’appareil bureaucratique s’affermit et se perfectionne à travers toutes les révolutions bourgeoises, si démocratiques soient-elles. "Le fonctionnariat et l’armée permanente, écrit Lénine, sont des "parasites" sur le corps de la société bourgeoise, des parasites engendrés par les contradictions internes qui déchirent cette société, mais précisément des parasites qui en bouchent les pores..." A partir de 1918, c’est-à-dire du moment où le parti dut considérer la prise du pouvoir comme un problème pratique, Lénine s’occupa sans cesse de l’élimination de ces "parasites". Après la subversion des classes d’exploiteurs, explique-t-il et démontre-t-il dans l’Etat et la révolution, le prolétariat brisera la vieille machine bureaucratique et formera son propre appareil d’ouvriers et d’employés, en prenant, pour les empêcher de devenir des bureaucrates, des "mesures étudiées en détail par Marx et Engels : 1° éligibilité et aussi révocabilité à tout moment ; 2° rétribution non supérieure au salaire de l’ouvrier ; 3° passage immédiat à un état de choses dans lequel tous s’acquitteront des fonctions de contrôle et de surveillance, dans lequel tous seront momentanément des "bureaucrates", personne ne pouvant pour cela même se bureaucratiser." On aurait tort de penser qu’il s’agit pour Lénine d’une oeuvre exigeant des dizaines d’années ; non, c’est un premier pas : "On peut et on doit commencer par là en faisant la révolution prolétarienne."
Les mêmes vues hardies sur l’Etat de la dictature du prolétariat trouvèrent, un an et demi après la prise du pouvoir, leur expression achevée dans le programme du parti bolchevique et notamment dans les paragraphes concernant l’armée. Un Etat fort, mais sans mandarins ; une force armée, mais sans samouraïs ! La bureaucratie militaire et civile ne résulte pas des besoins de la défense, mais d’un transfert de la division de la société en classes dans l’organisation de la défense. L’armée n’est qu’un produit des rapports sociaux. La lutte contre les périls extérieurs suppose, cela va de soi dans l’Etat ouvrier, une organisation militaire et technique spécialisée qui ne sera en aucun cas une caste privilégiée d’officiers. Le programme bolchevique exige le remplacement de l’armée permanente par la nation armée.
Dès sa formation, le régime de la dictature du prolétariat cesse de la sorte d’être celui d’un "Etat" au vieux sens du mot, c’est-à-dire d’une machine faite pour maintenir dans l’obéissance la majorité du peuple. Avec les armes, la force matérielle passe directement, immédiatement, aux organisations des travailleurs telles que les soviets. L’Etat, appareil bureaucratique, commence à dépérir dès le premier jour de la dictature du prolétariat. Telle est la voix du programme qui n’a pas été abrogé à ce jour. Chose étrange, on croirait une voix d’outre-tombe sortant du mausolée... Quelque interprétation que l’on donne de la nature de l’Etat soviétique, une chose est incontestable : à la fin de ses vingt premières années, il est loin d’avoir "dépéri", il n’a même pas commencé à "dépérir" ; pis, il est devenu un appareil de coercition sans précédent dans l’histoire ; la bureaucratie, loin de disparaître, est devenue une force incontrôlée dominant les masses ; l’armée, loin d’être remplacée par le peuple en armes, a formé une caste d’officiers privilégiés au sommet de laquelle sont apparus des maréchaux, tandis que le peuple, "exerçant en armes la dictature", s’est vu refuser en U.R.S.S. jusqu’à la possession d’une arme blanche. La fantaisie la plus exaltée concevrait difficilement contraste plus saisissant que celui qui existe entre le schéma de l’Etat ouvrier de Marx-Engels-Lénine et l’Etat à la tête duquel se trouve aujourd’hui Staline. Tout en continuant à réimprimer les œuvres de Lénine (en les censurant et en les mutilant, il est vrai), les chefs actuels de l’U.R.S.S. et leurs représentants idéologiques ne se demandent même pas quelles sont les causes d’un écart aussi flagrant entre le programme et la réalité. Efforçons-nous de le faire à leur place.
LE DOUBLE CARACTÈRE DE L’ETAT SOVIÉTIQUE
La dictature du prolétariat est un pont entre les sociétés bourgeoise et socialiste. Son essence même lui confère donc un caractère temporaire. L’Etat qui réalise la dictature a pour tâche dérivée, mais tout à fait primordiale, de préparer sa propre abolition. Le degré d’exécution de cette tâche "dérivée" vérifie en un certain sens avec quel succès s’accomplit l’idée maîtresse : la construction d’une société sans classes et sans contradictions matérielles. Le bureaucratisme et l’harmonie sociale sont en proportion inverse l’un de l’autre.
Engels écrivait dans sa célèbre polémique contre Dühring : "...Quand disparaîtront en même temps que la domination de classe et que la lutte pour l’existence individuelle, engendrée par l’anarchie actuelle de la production, les heurts et les excès qui découlent de cette lutte, il n’y aura plus rien à réprimer, le besoin d’une force spéciale de répression ne se fera plus sentir dans l’Etat." Le philistin croit à l’éternité du gendarme. En réalité le gendarme maîtrisera l’homme tant que l’homme n’aura pas suffisamment maîtrisé la nature. Il faut, pour que l’Etat disparaisse, que disparaissent "la domination de classe et la lutte pour l’existence individuelle". Engels réunit ces deux conditions en une seule : dans la perspective de la succession des régimes sociaux, quelques dizaines d’années ne comptent guère. Les générations qui portent la révolution sur leurs propres épaules se représentent autrement les choses. Il est exact que la lutte de tous contre tous naît de l’anarchie capitaliste. Mais la socialisation des moyens de production ne supprime pas automatiquement "la lutte pour l’existence individuelle". Et c’est le pivot de la question !
L’Etat socialiste, même en Amérique, sur les bases du capitalisme le plus avancé, ne pourrait pas donner à chacun tout ce qu’il lui faut et serait par conséquent obligé d’inciter tout le monde à produire le plus possible. La fonction d’excitateur lui revient naturellement dans ces conditions et il ne peut pas ne pas recourir, en les modifiant et en les adoucissant, aux méthodes de rétribution du travail élaborées par le capitalisme. En ce sens précis, Marx écrivait en 1875 que "le droit bourgeois... est inévitable dans la première phase de la société communiste sous la forme qu’il revêt en naissant de la société capitaliste après de longues douleurs d’enfantement. Le droit ne peut jamais s’élever au-dessus du régime économique et du développement culturel conditionné par ce régime ".
Lénine, commentant ces lignes remarquables, ajoute : "Le droit bourgeois en matiere de répartition des articles de consommation suppose naturellement l’Etat bourgeois, car le droit n’est rien sans un appareil de contrainte imposant ses normes. Il apparaît que le droit bourgeois subsiste pendant un certain temps au sein du communisme, et même que subsiste l’Etat bourgeois sans bourgeoisie !" Cette conclusion significative, tout à fait ignorée des théoriciens officiels d’aujourd’hui, a une importance décisive pour l’intelligence de la nature de l’Etat soviétique d’aujourd’hui, ou plus exactement pour une première approximation dans ce sens. L’Etat qui se donne pour tâche la transformation socialiste de la société, étant obligé de défendre par la contrainte l’inégalité, c’est-à-dire les privilèges de la minorité, demeure dans une certaine mesure un Etat "bourgeois", bien que sans bourgeoisie. Ces mots n’impliquent ni louange ni blâme ; ils appellent seulement les choses par leur nom. Les normes bourgeoises de répartition, en hâtant la croissance de la puissance matérielle, doivent servir à des fins socialistes. Mais l’Etat acquiert immédiatement un double caractère : socialiste dans la mesure où il défend la propriété collective des moyens de production ; bourgeois dans la mesure où la répartition des biens a lieu d’après des étalons capitalistes de valeur, avec toutes les conséquences découlant de ce fait. Une définition aussi contradictoire épouvantera peut-être les dogmatiques et les scolastiques ; il ne nous restera qu’à leur en exprimer nos regrets.
La physionomie définitive de l’Etat ouvrier doit se définir par la modification du rapport entre ses tendances bourgeoises et socialistes. La victoire des dernières doit signifier la suppression irrévocable du gendarme, en d’autres termes la résorption de l’Etat dans une société s’administrant elle-même. Ce qui suffit à faire ressortir l’immense importance du problème de la bureaucratie soviétique, fait et symptôme.
C’est précisément parce qu’il donne, de par toute sa formation intellectuelle, à la conception de Marx sa forme la plus accentuée, que Lénine révèle la source des difficultés à venir, y compris les siennes propres, bien qu’il n’ait pas eu le temps de pousser son analyse à fond. "L’Etat bourgeois sans bourgeoisie" s’est révélé incompatible avec une democratie soviétique authentique. La dualité des fonctions de l’Etat ne pouvait manquer de se manifester dans sa structure. L’expérience a montré ce que la théorie n’avait pas su prévoir avec une netteté suffisante : si "l’Etat des ouvriers armés" répond pleinement à ses fins quand il s’agit de défendre la propriété socialisée contre la contre-révolution, il en va tout autrement quand il s’agit de régler l’inégalité dans la sphère de la consommation. Ceux qui sont privés de propriété ne sont pas enclins à créer des privilèges et à les défendre. La majorité ne peut pas se montrer soucieuse des privilèges de la minorité. Pour défendre le "droit bourgeois", l’Etat ouvrier se voit contraint de former un organe du type "bourgeois", bref de revenir au gendarme, tout en lui donnant un nouvel uniforme.
Nous avons fait de la sorte le premier pas vers l’intelligence de la contradiction fondamentale entre le programme bolchevique et la réalité soviétique. Si l’Etat, au lieu de dépérir, devient de plus en plus despotique ; si les mandataires de la classe ouvrière se bureaucratisent, tandis que la bureaucratie s’érige au-dessus de la société rénovée, ce n’est pas pour des raisons secondaires, telles que les survivances psychologiques du passé, etc., c’est en vertu de l’inflexible nécessité de former et d’entretenir une minorité privilégiée, tant qu’il n’est pas possible d’assurer l’égalité réelle. Les tendances bureaucratiques qui étouffent le mouvement ouvrier devront aussi se manifester partout après la révolution prolétarienne. Mais il est tout à fait évident que plus est pauvre la société née de la révolution et plus cette "loi" doit se manifester sévèrement, sans détour ; et plus le bureaucratisme doit revêtir des formes brutales ; et plus il peut devenir dangereux pour le développement du socialisme. Ce ne sont pas les "restes", impuissants en eux-mêmes, des classes autrefois dirigeantes qui empêchent, comme le déclare la doctrine purement policière de Staline, l’Etat soviétique de dépérir et même de se libérer de la bureaucratie parasitaire, ce sont des facteurs infiniment plus puissants, tels que l’indigence matérielle, le manque de culture générale et la domination du "droit bourgeois" qui en découle dans le domaine qui intéresse le plus directement et le plus vivement tout homme : celui de sa conservation personnelle.
GENDARME ET "BESOIN SOCIALISE"
Le jeune Marx écrivait, deux ans avant le Manifeste communiste : "Le développement des forces productives est pratiquement la condition première absolument nécessaire [du communisme] pour cette raison encore que l’on socialiserait sans lui l’indigence et que l’indigence ferait recommencer la lutte pour le nécessaire et par conséquent ressusciter tout le vieux fatras..." Cette idée, Marx ne l’a développée nulle part, et ce n’est pas par hasard : il ne prévoyait pas la victoire de la révolution dans un pays arriéré. Lénine ne s’y est pas arrêté non plus, et ce n’est pas davantage par hasard : il ne prévoyait pas un si long isolement de l’Etat soviétique. Or, le texte que nous venons de citer n’étant chez Marx qu’une supposition abstraite, un argument par opposition, nous offre une clef théorique unique pour aborder les difficultés tout à fait concrètes et les maux du régime soviétique. Sur le terrain historique de la misère, aggravée par les dévastations des guerres impérialiste et civile, "la lutte pour l’existence individuelle", loin de disparaître au lendemain de la subversion de la bourgeoisie, loin de s’atténuer dans les années suivantes, a connu par moments un acharnement sans précédent : faut-il rappeler que des actes de cannibalisme se sont produits par deux fois dans certaines régions du pays ?
La distance qui sépare la Russie de l’Occident ne se mesure véritablement qu’à présent. Il faudrait à l’U.R.S.S., dans les conditions les plus favorables, c’est-à-dire en l’absence de convulsions intérieures et de catastrophes extérieures, plusieurs lustres pour assimiler complètement l’acquis économique et éducatif qui a été, pour les premiers nés de la civilisation capitaliste, le fruit des siècles. L’application des méthodes socialistes à des tâches pré-socialistes, tel est maintenant le fond du travail économique et culturel de l’U.R.S.S.
Il est vrai que l’U.R.S.S. dépasse aujourd’hui par ses forces productives les pays les plus avancés du temps de Marx. Mais, tout d’abord, dans la compétition historique de deux régimes, il s’agit bien moins de niveaux absolus que de niveaux relatifs : l’économie soviétique s’oppose au capitalisme de Hitler, de Baldwin et de Roosevelt et non à celui de Bismarck, de Palmerston et d’Abraham Lincoln ; en second lieu, l’ampleur même des besoins de l’homme se modifié radicalement avec la croissance de la technique mondiale : les contemporains de Marx ne connaissaient ni l’automobile, ni la T. S. F., ni l’avion. Or la société socialiste serait inconcevable de notre temps sans le libre usage de tous ces biens.
"Le stade inférieur du communisme", pour employer le terme de Marx, commence à un niveau dont le capitalisme le plus avancé s’est rapproché. Or le programme réel des prochaines périodes quinquennales des républiques soviétiques consiste à "rattraper l’Europe et l’Amérique". Pour créer un réseau de routes goudronnées et d’autoroutes dans les vastes espaces de l’U.R.S.S., il faut beaucoup plus de temps et de moyens que pour importer d’Amérique des fabriques d’automobiles toutes prêtes et même pour s’approprier leur technique. Combien d’années faudra-t-il pour donner à tout citoyen la possibilité d’user d’une automobile dans toutes les directions sans rencontrer de difficultés de ravitaillement en essence ? Dans la société barbare, le piéton et le cavalier formaient deux classes. L’auto ne différencie pas moins la société que le cheval de selle. Tant que la modeste Ford demeure le privilège d’une minorité, tous les rapports et toutes les habitudes propres à la société bourgeoise survivent. Avec eux subsiste l’Etat, gardien de l’inégalité.
Procédant uniquement de la théorie marxiste de la dictature du prolétariat, Lénine n’a pu, ni dans son ouvrage capital sur la question (L’Etat et la révolution), ni dans le programme du parti, faire, concernant le caractère de l’Etat, toutes les déductions imposées par la condition arriérée et l’isolement du pays. Expliquant les résurgences de la bureaucratie par l’inexpérience administrative des masses et les difficultés nées de la guerre, le programme du parti prescrit des mesures purement politiques pour surmonter les "déformations bureaucratiques" : éligibilité et révocabilité à tout moment de tous les mandataires, suppression des privilèges matériels, contrôle actif des masses. On pensait que, sur cette voie, le fonctionnaire cesserait d’être un chef pour devenir un simple agent technique, d’ailleurs provisoire, tandis que l’Etat quitterait peu à peu, sans bruit, la scène.
Cette sous-estimation manifeste des difficultés futures s’explique par le fait que le programme se fondait entièrement, sans réserves, sur une perspective internationale. "La révolution d’Octobre a réalisé en Russie la dictature du prolétariat... L’ère de la révolution prolétarienne communiste universelle s’est ouverte." Telles sont les premières lignes du programme. Les auteurs de ce document ne se donnaient pas uniquement pour but l’édification du "socialisme dans un seul pays" — cette idée ne venait alors à personne et à Staline moins qu’à tout autre — et ils ne se demandaient pas quel caractère prendrait l’Etat soviétique s’il lui fallait accomplir seul pendant vingt ans les tâches économiques et culturelles depuis longtemps accomplies par le capitalisme avancé. La crise révolutionnaire d’après-guerre n’a cependant pas amené la victoire du socialisme en Europe : la social-démocratie a sauvé la bourgeoisie. La période qui paraissait à Lénine et à ses compagnons d’armes devoir être une courte "trêve" est devenue toute une époque de l’histoire. La structure sociale contradictoire de l’U.R.S.S. et le caractère ultra-bureaucratique de l’Etat soviétique sont les conséquences directes de cette singulière "difficulté" historique imprévue, qui a en même temps amené les pays capitalistes au fascisme ou à la réaction préfasciste. Si la tentative du début — créer un Etat débarrassé du bureaucratisme — s’est avant tout heurtée à l’inexpérience des masses en matière d’auto-administration, au manque de travailleurs qualifiés dévoués au socialisme, etc., d’autres difficultés n’allaient pas tarder à se faire sentir. La réduction de l’Etat à des fonctions "de recensement et de contrôle", les fonctions de coercition s’amoindrissant sans cesse, comme l’exige le programme, supposait un certain bien-être. Cette condition nécessaire faisait défaut. Le secours de l’Occident n’arrivait pas. Le pouvoir des soviets démocratiques se révélait gênant et même intolérable quand il s’agissait de favoriser les groupes privilégiés les plus indispensables à la défense, à l’industrie, à la technique, à la science. Une puissante caste de spécialistes de la répartition se forma et se fortifia grâce à l’opération nullement socialiste qui consistait à prendre à dix personnes pour donner à une seule.
Comment et pourquoi les immenses succès économiques des derniers temps, au lieu d’amener un adoucissement de l’inégalité, l’ont-ils aggravée en accroissant encore la bureaucratie qui, de "déformation", est devenue système de gouvernement ? Avant de tenter de répondre à cette question, écoutons ce que les chefs les plus autorisés de la bureaucratie soviétique disent de leur propre régime.
(…)
Un Etat issu de la révolution ouvrière existe pour la première fois dans l’histoire. Les étapes qu’il doit franchir ne sont inscrites nulle part. Les théoriciens et les bâtisseurs de l’U.R.S.S. espéraient, il est vrai, que le système souple et clair des soviets permettraient à l’Etat de se transformer pacifiquement, de se dissoudre et de dépérir au fur et à mesure que la société accomplirait son évolution économique et culturelle. La réalité s’est montrée plus complexe que la théorie. Le prolétariat d’un pays arriéré a du faire la première révolution socialiste. Il aura très vraisemblablement à payer ce privilège historique d’une seconde révolution, celle-ci contre l’absolutisme bureaucratique. Le programme de cette révolution dépendra du moment où elle éclatera, du niveau que le pays aura atteint et, dans une mesure très appréciable, de la situation internationale. Ses éléments essentiels, suffisamment définis dès à présent, sont indiqués tout au long des pages de ce livre : et ce sont les conclusions objectives de l’analyse des contradictions du régime soviétique.
Il ne s’agit pas de remplacer une coterie dirigeante par une autre, mais de changer les méthodes mêmes de la direction économique et culturelle. L’arbitraire bureaucratique devra céder la place à la démocratie soviétique. Le rétablissement du droit de critique et d’une liberté électorale véritable sont des conditions nécessaires du développement du pays. Le rétablissement de la liberté des partis soviétiques, à commencer par le parti bolchevique, et la renaissance des syndicats y sont impliqués. La démocratie entraînera, dans l’économie, la révision radicale des plans dans l’intérêt des travailleurs. La libre discussion des questions économiques diminuera les frais généraux imposés par les erreurs et les zigzags de la bureaucratie. Les entreprises somptuaires, Palais des Soviets, théâtres nouveaux, métros construits pour l’épate, feront place à des habitations ouvrières. Les "normes bourgeoises de répartition" seront d’abord ramenées aux proportions que commande la stricte nécessité, pour reculer, au fur et à mesure de l’accroissement de la richesse sociale, devant l’égalité socialiste. Les grades seront immédiatement abolis, les décorations remisées aux accessoires. La jeunesse pourra respirer librement, critiquer, se tromper et mûrir. La science et l’art secoueront leurs chaînes. La politique étrangère renouera avec la tradition de l’internationalisme révolutionnaire.
Plus que jamais, les destinées de la révolution d’Octobre sont aujourd’hui liées à celles de l’Europe et du monde. Les problèmes de l’U.R.S.S. se résolvent dans la péninsule ibérique, en France, en Belgique. Au moment où ce livre paraîtra, la situation sera probablement beaucoup plus claire qu’en ces jours de guerre civile sous Madrid. Si la bureaucratie soviétique réussit, avec sa perfide politique des "fronts populaires", à assurer la victoire de la réaction en France et en Espagne — et l’Internationale communiste fait tout ce qu’elle peut dans ce sens — l’U.R.S.S. se trouvera au bord de l’abîme et la contre-révolution bourgeoise y sera à l’ordre du jour plutôt que le soulèvement des ouvriers contre la bureaucratie. Si, au contraire, malgré le sabotage des réformistes et des chefs "communistes", le prolétariat d’Occident se fraie la route vers le pouvoir, un nouveau chapitre s’ouvrira dans l’histoire de l’U.R.S.S. La première victoire révolutionnaire en Europe fera aux masses soviétiques l’effet d’un choc électrique, les réveillera, relèvera leur esprit d’indépendance, ranimera les traditions de 1905 et 1917, affaiblira les positions de la bureaucratie et n’aura pas moins d’importance pour la IVe Internationale que n’en eut pour la IIIe la victoire de la révolution d’Octobre. Pour le premier Etat ouvrier, pour l’avenir du socialisme, pas de salut si ce n’est dans cette voie. »