Accueil > 05 - Livre Cinq : ECONOMIE POLITIQUE > 5- L’économie mondiale en route vers une nouvelle crise systémique qui en (...) > Débat actuel sur le capital fictif

Débat actuel sur le capital fictif

lundi 16 juin 2008, par Robert Paris

Thèses du site "Matière et révolution" sur la crise actuelle

Le système capitaliste a hypothéqué son avenir

Le nôtre ne doit pas rester accroché à ce Titanic

1- Il n’y a aucune origine accidentelle à la crise actuelle. Pour les capitalistes, loin d’être une surprise, elle est une catastrophe annoncée. C’est seulement pour le grand public, et particulièrement pour les travailleurs, qu’elle est tout ce qu’il y a de plus étonnant : le système qui domine le monde, sans une puissance capable de le renverser, sans une classe sociale qui semble lui contester ce pouvoir, est en train de s’effondrer et de se détruire lui-même.

2- Ce n’est pas une crise conjoncturelle. Ce n’est pas une crise américaine. Ce n’est pas une crise immobilière. Ce n’est pas une crise financière. Ce n’est pas une crise bancaire. Ce n’est pas une crise pétrolière. Ce n’est pas une crise de confiance. Ce n’est pas une crise inflationniste. C’est le système capitaliste tout entier qui est en crise. Le terme « systémique » pour caractériser la crise signifie que c’est le fondement, le principe même, du capitalisme qui est mort.

3- C’est l’accumulation du capital qui ne peut plus fonctionner. Et ce pour une raison simple. Le mécanisme d’accumulation du capital a atteint sa limite.

4- Cela signifie que le capitalisme n’a pas subi une maladie, ni un défaut, ni un comportement défaillant de tels ou tels de ses acteurs. Non, le capitalisme meurt parce qu’il a été au bout de ses possibilités. C’est son succès lui-même qui provoque sa fin. Il n’y a pas moyen d’inventer suffisamment d’investissement vu la quantité de capitaux existant dans le monde. Tous les cadeaux des Etats et des banques centrales au capital ne peuvent qu’être des palliatifs d’une durée de plus en plus limitée.

5- Le capital n’est pas simplement de l’argent. De l’argent, il y en a aujourd’hui et il n’y en a même jamais eu autant sur la planète. Mais c’est de l’argent qui participe à un cycle au cours duquel encore plus de travail va être transformé en argent. L’accumulation du capital est le but même de la société capitaliste. Produire et vendre des marchandises, exploiter les travailleurs, tout cela n’est qu’un moyen. Faire de l’argent, s’enrichir n’est aussi qu’un moyen. Le but même est de transformer cet argent en capital, c’est-à-dire trouver les moyens de l’investir et de lui faire rendre du profit, lequel profit doit lui-même encore être investi.

6- C’est ce mécanisme qui ne fonctionne plus. Il n’est pas grippé. Il n’est pas menacé. Il est mort. Il a été maintenu en survie pendant un temps déjà très long par des mécanismes financiers et eux-mêmes viennent d’atteindre leurs limites. On ne peut pas maintenir le mourant tellement longtemps même en inventant de nouvelles techniques de survie artificielle. Bien entendu, aujourd’hui tout le monde accuse le système financier et ses « folies », mais c’est oublier que ce sont ces prétendues folies, des politiques pratiquées parfaitement consciemment, qui ont permis au système de perdurer au-delà de ses limites.

7- Les guerres locales comme celles d’Irak, celle d’Afghanistan, mais aussi de Yougoslavie et du Timor ont été aussi des moyens de faire durer le système. Mais, là aussi, les limites sont atteintes.

8- Quel moyen aurait le système de se redresser vraiment ? Celui de détruire une très grande partie des richesses et des marchandises accumulées. Il ne lui suffit pas de détruire les richesses fictives de la finance. Il lui faut, pour repartir, détruire une partie de la planète comme il l’a déjà fait, dans des circonstances semblables, lors de deux guerres mondiales.

9- De là découle l’alternative pour les classes ouvrières et les peuples. Entre le Capital et le Travail, il y a maintenant une question de vie ou de mort. Même si la classe ouvrière ne souhaite pas consciemment se préparer au renversement définitif du système et à la fondation d’une société reposant sur la satisfaction des besoins collectifs des peuples de la planète, c’est le capitalisme lui-même qui va la contraindre à choisir. Et il ne suffira pas, bien entendu, d’attendre la chute du capitalisme actuel car ce qui viendra ensuite peut tout à fait être bien pire : une nouvelle barbarie, qu’elle soit capitaliste ou pas. Cet effondrement économique, qui sera suivi d’un effondrement social et politique, moral même, ne signifie pas, bien entendu, que la classe dirigeante et ses Etats vont céder la place d’eux-mêmes à une société au service des intérêts collectifs de la population. Si la société humaine doit bâtir un nouvel avenir, elle devra le faire consciemment. Les prétendues "réformes du système" et autres "régulations" ne sont que de la poudre aux yeux. Aucune mesure ne peut ni sauver le système ni sauver les populations. Plus tôt les travailleurs, les jeunes, les peuples se convaincront qu’il va falloir en finir radicalement avec les Etats qui ne défendent que le système, moins ils en paieront les conséquences.

10- Les mécanismes politiques et sociaux de domination sont désormais dépassés. On va voir du nouveau, en pire. Les « démocraties » occidentales vont montrer toute leur barbarie aux populations qui y sont le moins préparées : celles de leurs propres pays. Les dictatures, les fascismes vont revenir au goût du jour.

11- Il est urgent de préparer l’avant-garde aux situations à venir. Il n’y a rien de plus urgent que de comprendre la crise actuelle et ses conséquences et de les faire comprendre autour de nous. Ce qui est à l’ordre du jour n’est pas seulement de se défendre contre des attaques. C’est de se défendre contre une attaque idéologique de grande ampleur. Les gouvernants vont tâcher de donner leur propre interprétation des événements pour nous convaincre qu’eux seuls peuvent faire revenir l’époque passée. Ils mentent. Elle ne peut pas revenir. Ils vont chercher ainsi à nous empêcher de nous organiser entre nous pour comprendre, discuter et répondre aux situations. La crise de confiance des peuples dans le système est dangereuse si les opprimés, si les peuples se mettent à s’organiser, et déjà à se réunir pour confronter les points de vue, pour donner leurs avis sur la signification de ce qui se passe et sur les moyens d’y faire face.

12- Ce que souhaite la classe dirigeante, c’est que chacun se retrouve face à ses peurs, face aux problèmes matériels touchant sa vie, celle de sa famille, et se demande seulement quel dirigeant bourgeois va pouvoir le sauver. Des sauveurs suprêmes, des Hitler ou des chefs civils ou militaires dictatoriaux prétendant tenir la solution, on va en voir défiler. La première des tromperies qui va se présenter à nous sera celle des réformistes de tous poils qui auront quantité de prétendues solutions pour sauver à la fois le système et la population. Le seul effet de leurs discours sera de démobiliser les opprimés et d’éviter tout risque révolutionnaire aux exploiteurs afin de leur permettre de préparer leurs vraies solutions violentes : dictatures et guerres. D’avance il faut se préparer à n’avoir confiance qu’en nous-mêmes.

13- Au lieu de se protéger, ce qui ne sera pas possible, il faut saisir l’occasion. Le capitalisme est atteint dans ses fondements. Profitons-en pour en finir avec ce système d’exploitation. Nous sommes des millions de fois plus nombreux que les exploiteurs et bien plus forts que le système si nous en sommes conscients. La fin du capitalisme ne sera une catastrophe et un recul massif que si nous nous contentons de nous défendre, catégorie par catégorie, pays par pays, groupe social par groupe social. Cela peut être le prélude d’une avancée historique de l’humanité si nous décidons d’en finir avec l’esclavage salarié.

Lettre de F. Engels

à Conrad Schmidt

27 octobre 1890

« L’homme du marché mondial ne voit les fluctuations de l’industrie et du marché mondial que sous la forme du reflet inversé du marché de l’argent et des effets et alors l’effet devient la cause dans son esprit. Cela je l’ai déjà vu à Manchester dans les années 40 : pour la marche de l’industrie, avec ses maxima et minima périodiques, les cours de la bourse de Londres étaient absolument inutilisables parce que ces messieurs voulaient tout expliquer par les crises du marché de l’argent, qui n’étaient pourtant elles-mêmes que des symptômes. Il s’agissait alors de démontrer que la naissance des crises industrielles n’avait rien à voir avec une surproduction temporaire et qui incitait à la falsification. Aujourd’hui cet élément disparaît — pour nous au moins une fois pour toutes — et en outre c’est un fait que le marché de l’argent peut avoir aussi ses propres crises et qu’à cette occasion des troubles directement dans l’industrie ne jouent qu’un rôle subordonné ou ne jouent même aucun rôle ; dans ce domaine il reste encore beaucoup de choses, en particulier aussi pour l’histoire des vingt dernières années, à constater et à examiner.
Où il y a division du travail à l’échelle sociale, il y a aussi indépendance des travaux partiels les uns par rapport aux autres. La production est le facteur décisif en dernière instance. Mais en même temps que le commerce des produits devient indépendant de la production proprement dite, il obéit à son propre mouvement, que domine certes en gros le processus de production mais qui, dans le détail, et à l’intérieur de cette dépendance générale, n’en obéit pas moins à ses propres lois qui ont leur origine dans la nature de ce facteur nouveau. Il possède ses propres phases et réagit de son côté sur le processus de production. La découverte de l’Amérique était due à la soif d’or qui avait déjà poussé auparavant les Portugais vers l’Afrique (cf. Soetbeer : La Production des métaux précieux), parce que l’industrie européenne si puissamment développée au XIVe et XVe siècles et le commerce correspondant exigeaient de nouveaux moyens d’échange que l’Allemagne — le grand pays de l’argent de 1450 à 1550 — ne pouvait livrer. La conquête de l’Inde par les Portugais, Hollandais, Anglais de 1500 à 1800 avait pour but les importations en provenance de l’Inde, personne ne pensait à des exportations vers ce pays. Et pourtant quelle action colossale en retour ont eue sur l’industrie ces découvertes et ces conquêtes nées des seuls intérêts commerciaux — ce sont les besoins en vue de l’exportation en direction de ces pays qui ont créé et développé la grande industrie.
Il en est de même du marché des valeurs. Et même temps que le commerce des valeurs se détache du commerce des marchandises, le commerce de l’argent — sous certaines conditions posées par la production et le commerce des marchandises et à l’intérieur de ces limites — a sa propre nature, connaît des phases particulières. S’il s’y ajoute encore qu’au cours de cette évolution nouvelle le commerce de l’argent s’élargit en commerce des effets, que ces effets ne sont pas seulement des effets tirés sur l’Etat mais aussi des actions de sociétés industrielles et de transport, qu’en somme le commerce de l’argent acquiert un pouvoir direct sur une partie de la production (laquelle en gros le domine), on comprend que l’action en retour du commerce de l’argent sur la production devient encore plus forte et plus compliquée. Ceux qui font commerce de l’argent sont les propriétaires des chemins de fer, des mines, des usines sidérurgiques, etc… Les moyens de production acquièrent un double visage : leur exploitation doit se conformer tantôt aux intérêts de la production directe, mais tantôt aussi aux besoins des actionnaires dans la mesure où ils font commerce de l’argent. Voici l’exemple le plus frappant : l’exploitation des chemins de fer de l’Amérique du Nord dépend totalement des opérations boursières que font à tel moment Jay Gould, Vanderbildt, etc. lesquelles opérations sont parfaitement étrangères aux chemins de fer en particulier et à ce qui leur est utile en tant que moyen de communication. Ici même, en Angleterre, nous avons vu durant des dizaines d’années différentes sociétés de chemin de fer lutter entre elles pour la possession de régions où elles touchaient l’une à l’autre ; au cours de ces luttes des sommes énormes étaient dépensées, non dans l’intérêt de la production et du rapport mais uniquement à cause d’une rivalité qui, la plupart du temps, n’avait d’autre but que de permettre des opérations boursières à ceux qui possédaient les actions et faisaient commerce de l’argent."

Wall street

L’impérialisme, stade suprême du capitalisme
LENINE

III. LE CAPITAL FINANCIER ET L’OLIGARCHIE FINANCIERE

"Une part toujours croissante du capital industriel, écrit Hilferding, n’appartient pas aux industriels qui l’utilisent. Ces derniers n’en obtiennent la disposition que par le canal de la banque, qui est pour eux le représentant des propriétaires de ce capital. D’autre part, force est à la banque d’investir une part de plus en plus grande de ses capitaux dans l’industrie. Elle devient ainsi, de plus en plus, un capitaliste industriel. Ce capital bancaire -c’est-à-dire ce capital-argent- qui se transforme ainsi en capital industriel, je l’appelle "capital financier". "Le capital financier est donc un capital dont disposent les banques et qu’utilisent les industriels [1]."

Cette définition est incomplète dans la mesure où elle passe sous silence un fait de la plus haute importance, à savoir la concentration accrue de la production et du capital, au point qu’elle donne et a déjà donné naissance au monopole. Mais tout l’exposé de Hilferding, en général, et plus particulièrement les deux chapitres qui précèdent celui auquel nous empruntons cette définition, soulignent le rôle des monopoles capitalistes.

Concentration de la production avec, comme conséquence, les monopoles ; fusion ou interpénétration des banques et de l’industrie, voilà l’histoire de la formation du capital financier et le contenu de cette notion.

Il nous faut montrer maintenant comment la "gestion" exercée par les monopoles capitalistes devient inévitablement, sous le régime général de la production marchande et de la propriété privée, la domination : d’une oligarchie financière. Notons que les représentants de la science bourgeoise allemande - et pas seulement allemande - comme Riesser, Schulze-Gaevernitz, Liefmann, etc., sont tous des apologistes de l’impérialisme et du capital financier. Loin de dévoiler le "mécanisme" de la formation de cette oligarchie, ses procédés, l’ampleur de ses revenus "licites et illicites", ses attaches avec les parlements, etc., etc., ils s’efforcent de les estomper, de les enjoliver. Ces "questions maudites", ils les éludent par des phrases grandiloquentes autant que vagues, par des appels au "sentiment de responsabilité" des directeurs de banques, par l’éloge du "sentiment du devoir" des fonctionnaires prussiens, par l’analyse doctorale des futilités qu’on trouve dans les ridicules projets de loi de "surveillance" et de "réglementation", par des fadaises théoriques comme cette définition "scientifique" saugrenue du professeur Liefmann : "Le commerce est une pratique industrielle visant à réunir les biens, à les conserver et à les mettre à la disposition" [2] (les italiques sont dans l’ouvrage du professeur)... Il en résulte que le commerce a existé chez l’homme primitif qui ne pratiquait pas encore l’échange et qu’il doit subsister dans la société socialiste !

Mais les faits monstrueux touchant la monstrueuse domination de l’oligarchie financière sont tellement patents que, dans tous les pays capitalistes, aussi bien en Amérique qu’en France et en Allemagne, est apparue une littérature qui, tout en professant le point de vue bourgeois, brosse néanmoins un tableau à peu près véridique, et apporte une critique - évidemment petite-bourgeoise - de l’oligarchie financière.

A la base, il y a tout d’abord le "système de participations", dont nous avons déjà dit quelques mots. Voici l’exposé qu’en fait l’économiste allemand Heymann, qui a été l’un des premiers, sinon le premier, à s’en occuper :

"Un dirigeant contrôle la société de base (littéralement : la "société-mère") ; celle-ci, a son tour, règne sur les sociétés qui dépendent d’elle (les "sociétés filles") ; ces dernières règnent sur les "sociétés petites-filles", etc. On peut donc sans posséder un très grand capital, avoir la haute main sur d’immenses domaines de la production. En effet, si la possession de 50% du capital est toujours suffisante pour contrôler une société par actions, le dirigeant n’a besoin que d’un million pour pouvoir contrôler 8 millions de capital dans les "sociétés petites-filles". Et si cette "imbrication" est poussée plus loin, on peut avec un million, contrôler seize millions, trente-deux millions, etc." [3]

En fait, l’expérience montre qu’il suffit de posséder 40% des actions pour gérer les affaires d’une société anonyme [4], car un certain nombre de petits actionnaires disséminés n’ont pratiquement aucune possibilité de participer aux assemblées générales, etc. La "démocratisation" de la possession des actions, dont les sophistes bourgeois et les opportunistes pseudo-social démocrates attendent (ou assurent qu’ils attendent) la "démocratisation du capital", l’accentuation du rôle et de l’importance de la petite production, etc., n’est en réalité qu’un des moyens d’accroître la puissance de l’oligarchie financière. C’est pourquoi ; soit dit en passant, dans les pays capitalistes plus avancés ou plus anciens et "expérimentés", le législateur permet l’émission de titres d’un montant réduit. En Allemagne, une action ne peut, aux termes de la loi, être d’un montant inférieur à mille marks, et les magnats allemands de la finance considèrent d’un oeil envieux l’Angleterre où sont autorisées des actions d’une livre sterling (=20 marks ; environ 10 roubles). Siemens, un des plus grands industriels et "rois de la finance" allemands, déclarait au Reichstag, le 7 juin 1900, que "l’action d’une livre sterling est la base de l’impérialisme britannique." [5] Ce marchand a une conception nettement plus profonde, plus "marxiste", de l’impérialisme que certain auteur incongru, qui passe pour le fondateur du marxisme russe et qui estime que l’impérialisme est une tare propre à un peuple déterminé...

Mais le "système de participations" ne sert pas seulement à accroître immensément la puissance des monopolistes, il permet en outre de consommer impunément les pires tripotages et de dévaliser le public, car d’un point de vue formel, au regard de la loi, les dirigeants de la "société-mère" ne sont pas responsables de la filiale, considérée comme "autonome" et par l’intermédiaire de laquelle on peut tout "faire passer". Voici un exemple que nous empruntons au fascicule de mai 1914 de la revue allemande Die Bank :

"La "Société anonyme de l’acier à ressorts" de Cassel était considérée, il y a quelques années encore, comme l’une des entreprises allemandes les plus rentables. Une mauvaise gestion fit que ses dividendes tombèrent de 15% à zéro. La direction, devait-on apprendre, avait, à l’insu des actionnaires, fait à l’une de ses sociétés filiales, la "Hassia", au capital nominal de quelques centaines de milliers de marks seulement, une avance de fonds de 6 millions de marks. De ce prêt qui représentait presque le triple du capital-actions de la société-mère, celle-ci ne soufflait mot dans ses bilans. Juridiquement, un pareil silence était parfaitement légal, et il put durer deux années entières sans qu’aucun article de la législation commerciale fût violé. Le président du conseil de surveillance qui, en qualité de responsable, signait ces bilans truqués, était et est encore président de la Chambre de commerce de Cassel. Les actionnaires n’eurent connaissance de l’avance faite à "Hassia" que longtemps après, quand elle se révéla une erreur "... (l’auteur aurait bien fait de mettre ce mot entre guillemets)... " et que les actions de l’"acier à ressorts", à la suite des opérations de vente pratiquées par des initiés, eurent perdu près de 100% de leur valeur...

"Cet exemple typique des jongleries dont sont couramment l’objet les bilans des sociétés par actions nous explique pourquoi leurs conseils d’administration se risquent dans les affaires hasardeuses d’un coeur bien plus léger que les particuliers. La technique moderne des bilans ne leur offre pas seulement la possibilité de cacher à l’actionnaire moyen les risques engagés ; elle permet aussi aux principaux intéressés de se dérober aux conséquences d’une expérience avortée en vendant à temps leurs actions, alors que l’entrepreneur privé assume l’entière responsabilité de ses actes...

Les bilans de nombreuses sociétés anonymes rappellent ces palimpsestes du Moyen âge, dont il fallait d’abord gratter le texte visible pour pouvoir découvrir, dessous, les signes qui révélaient le texte réel du document." (un palimpseste est un parchemin dont on a gratté l’écriture première pour y écrire un nouveau texte.)

"Le procédé le plus simple et de ce fait, le plus souvent employé pour rendre un bilan indéchiffrable consiste à diviser une entreprise donnée en plusieurs parties, par la constitution ou l’adjonction de filiales. L’avantage de ce système selon les buts visés -légaux ou illégaux- est tellement évident que les sociétés importantes qui ne l’ont pas adopté font aujourd’hui figure d’exception [6]."

L’auteur cite comme exemple la société puissante et monopoliste appliquant très largement ce système, la fameuse Société générale d’électricité (l’A. E. G., sur laquelle nous reviendrons plus loin). En 1912, on estimait qu’elle participait à 175 ou 200 autres sociétés, les dominant, bien entendu, et englobant au total un capital d’environ 1,5 milliard de marks [7].

Toutes les règles de contrôle et de surveillance, de publication des bilans, d’établissement de schémas précis pour ces derniers, etc., ce par quoi les professeurs et les fonctionnaires bien intentionnés - c’est-à-dire ayant la bonne intention de défendre et de farder le capitalisme - occupent l’attention du public, sont ici dépourvues de toute valeur. Car la propriété privée est sacrée, et l’on ne peut empêcher personne d’acheter, de vendre, d’échanger des actions, de les hypothéquer, etc.

Pour juger du développement que le "système de participations" a pris dans les grandes banques russes, il suffit de se reporter aux données fournies par E. Agahd qui, employé pendant quinze ans à la Banque russo-chinoise, publia en mai 1914 un ouvrage dont le titre n’est pas tout à fait exact : Grandes Banques et marché mondial [8]. L’auteur divise les grandes banques russes en deux groupes principaux : a) celles qui appliquent le "système de participations" et b) celles qui sont "indépendantes" (entendant toutefois arbitrairement par ce dernier terme l’"indépendance" à l’égard des banques étrangères). Il subdivise le premier groupe en trois sous-groupes : 1) participation allemande, 2) participation anglaise et 3) participation française. C’est-à-dire "participation" et domination des plus grandes banques étrangères de la nation envisagée. Quant aux capitaux des banques, l’auteur les divise en capitaux à placement "productif" (dans l’industrie et le commerce) et capitaux de "spéculation" (consacrés aux opérations boursières et financières), estimant, du point de vue réformiste petit-bourgeois qui lui est propre qu’on peut en régime capitaliste distinguer entre ces deux genres de placements et éliminer le dernier.

Voici ces données :

Actif des banques (d’après les bilans d’octobre-novembre 1913)
(en millions de roubles)
Groupe de banques russes

Capitaux placés
Production

Spéculation

Total
a 1) 4 banques : Banque Commerciale de Sibérie, Russe,
Internationale, Comptoir d’Escompte
413,7 859,1 1272,8
a 2) 2 banques : Industrielle et Commerciale, Russo-Anglaise
239,3 169,1 408,4
a 3) 5 banques : Russo-Asiatique, Privée de
Saint-Petersbourg, Azov-Don, Union de Moscou,
Russo-Française de Commerce
711,8 661,2 1373,0
Total (11 banques)
1364,8 1689,4 3054,2
b) 8 banques du corps des marchands de Moscou, Volga-Kama,
Junker et Cie, Banque d’affaires de Saint-Petersbourg (anc. Wawelberg),
de Moscou (anc. Riabouchinsky), Comptoir d’Escompte de Moscou,
Banque d’Affaires de Moscou et Privée de Moscou
504,2 391,1 895,3
Total (19 banques)
1869,0 2080,5 3949,5

Ainsi, d’après ces chiffres, des 4 milliards de roubles environ constituant le capital "actif" des grandes banques, plus de trois quarts, plus de 3 milliards, reviennent à des banques qui ne sont au fond que des "filiales" de banques étrangères et, en premier lieu, de banques parisiennes (du fameux trio : "Union parisienne", Banque de Paris et des Pays-Bas "Société Générales") et berlinoises (notamment la "Deutsche Bank" et la "Disconto-Gesellschaft"). Deux des banques russes les plus importantes, la "Banque russe" ("Banque russe pour le commerce extérieur") et la "Banque internationale" ("Banque de Saint-Pétersbourg pour le commerce international") ont, de 1906 à 1912, fait passer leurs capitaux de 44 à 98 millions de roubles et leurs fonds de réserve de 15 à 39 millions, "en travaillant aux trois quarts avec des capitaux allemands". La première appartient au "consortium" berlinois de la "Deutsche Bank" et la seconde à celui, également berlinois, de la "Disconto-Gesellschaft". L’excellent Agahd s’indigne profondément de voir la majorité des actions détenues par les banques berlinoises, ce qui réduit à l’impuissance les actionnaires russes. Et, naturellement, le pays qui exporte ses capitaux fait son beurre. La "Deutsche Bank" introduisant à Berlin les actions de la Banque commerciale de Sibérie, les garda une année en portefeuille et les vendit ensuite au cours de 193 pour 100, c’est-à-dire presque au double, "s’adjugeant" ainsi un bénéfice d’environ 6 millions de roubles que Hilferding devait appeler "bénéfice de constitution".

Notre auteur estime à 8 235 millions de roubles, presque 8,25 milliards, la "puissance" totale des plus grandes banques de Pétersbourg ; quant à la "participation" ou, plus exactement, la domination des banques étrangères, il la fixe aux proportions suivantes : banques françaises, 55% ; anglaises, 10% ; allemandes, 35%. Sur cette somme de 8 235 millions, 3 687 millions de capitaux actifs, soit plus de 40% reviennent, suivant les calculs de l’auteur, aux syndicats patronaux ci-après : "Prodougol", "Prodamet", syndicats du pétrole, de la métallurgie et des ciments. La fusion du capital bancaire et du capital industriel, grâce à la formation des monopoles capitalistes, a donc fait de grands progrès également en Russie.

Le capital financier, concentré en quelques mains et exerçant un monopole de fait, prélève des bénéfices énormes et toujours croissants sur la constitution de firmes, les émissions de valeurs, les emprunts d’Etat, etc., affermissant la domination des oligarchies financières et frappant la société tout entière d’un tribut au profit des monopolistes. Voici, pris entre mille, un exemple, cité par Hilferding, des "procédés de gestion" des trusts américains : en 1887, M. Havemeyer fondait le trust du sucre par la fusion de quinze petites sociétés, dont le capital s’élevait à un total de 6,5 millions de dollars. Convenablement "coupé d’eau", selon l’expression américaine, le capital du trust fut évalué à 50 millions de dollars. Cette "recapitalisation" tenait compte des futurs profits du monopole, de même que le trust de l’acier - toujours en Amérique - tient compte des futurs profits du monopole on achetant le plus possible de gisements de minerai. Et, effectivement, le trust du sucre a imposé ses prix de monopole ; ce qui lui procura un bénéfice tel qu’il put payer 10% de dividendes au capital sept fois "coupé d’eau", soit presque 70% au capital effectivement versé lors de la fondation du trust ! En 1909, le capital de ce trust s’élevait à 90 millions de dollars. En vingt-deux ans, il avait plus que décuplé.

En France, le règne de l’"oligarchie financière" (Contre l’oligarchie financière en France, titre du fameux livre de Lysis, dont la cinquième édition a paru en 1908) a revêtu une forme à peine différente. Les quatre plus grosses banques jouissent d’un " monopole", non pas relatif, mais "absolu", de l’émission des valeurs. Pratiquement, c’est un "trust des grandes banques". Et le monopole qu’il exerce assure des bénéfices exorbitants, lors des émissions. Le pays contractant un emprunt ne reçoit généralement pas plus de 90% du montant de ce dernier ; 10% reviennent aux banques et aux autres intermédiaires. Le bénéfice des banques sur l’emprunt russo-chinois de 400 millions de francs s’est élevé à 8% ; sur l’emprunt russe de 800 millions (1904), à 10% ; sur l’emprunt marocain de 62 500 000 francs (1904), à 18,75%. Le capitalisme, qui a inauguré son développement par l’usure en petit, l’achève par l’usure en grand. "Les Français, dit Lysis, sont les usuriers de l’Europe." Toutes les conditions de la vie économique sont profondément modifiées par cette transformation du capitalisme. Même lorsque la population est stagnante, que l’industrie, le commerce et les transports maritimes sont frappés de marasme, le "pays" peut s’enrichir par l’usure. "Cinquante personnes représentant un capital de 8 millions de francs peuvent disposer de deux milliards placés dans quatre banques." Le système des "participations", que nous connaissons déjà, amène au même résultat ; la "Société Générale", une des banques les plus puissantes, émet 64 000 obligations d’une filiale, les "Raffineries d’Egypte". Le cours de l’émission étant à 150%, la banque gagne 50 centimes du franc. Les dividendes de cette société se sont révélés fictifs, le "public" a perdu de 90 à 100 millions de francs. "Un des directeurs de la "Société Générale" faisait partie du Conseil d’administration des "Raffineries d’Egypte"". Rien d’étonnant si l’auteur est obligé de conclure : "La République française est une monarchie financière" ; "l’omnipotence de nos grandes banques est absolue ; elles entraînent dans leur sillage le gouvernement, la presse" [9].

La rentabilité exceptionnelle de l’émission des valeurs, une des principales opérations du capital financier, joue un rôle très important dans le développement et l’affermissement de l’oligarchie financière : "Il n’y a pas, dans tout le pays, une seule affaire qui donne, fût-ce approximativement, des bénéfices aussi élevés que la médiation pour le placement d’un emprunt étranger", dit la revue allemande Die Bank [10]. "Il n’est pas une seule opération bancaire qui procure des bénéfices aussi élevés que les émissions." D’après l’Economiste allemand, les bénéfices réalisés sur l’émission de valeurs industrielles ont été, en moyenne :
en 1895 : 38,6% en 1896 : 36,1%
en 1897 : 66,7% en 1898 : 67,7%
en 1899 : 66,9% en 1900 : 55,2%

"En dix ans, de 1891 à 1900, l’émission des valeurs industrielles allemandes a fait "gagner" plus d’un milliard." [11]

Si, dans les périodes d’essor industriel, les bénéfices du capital financier sont démesurés, en période de dépression les petites entreprises et les entreprises précaires périssent, et les grandes banques "participent" soit à leur achat a vil prix soit à de profitables "assainissements" et "réorganisations". Dans l’"assainissement" des entreprises déficitaires, "le capital-actions est abaissé, c’est-à-dire que les bénéfices sont répartis sur un montant moindre du capital, et calculés par la suite en conséquence. Ou encore, si les revenus sont tombés à zéro, on fait appel à un nouveau capital ; celui-ci, associé à l’ancien qui est de moindre rapport, devient dès lors suffisamment rentable. Remarquons en passant, ajoute Hilferding, que tous ces assainissements et réorganisations ont pour les banques une double importance : c’est d’abord une opération fructueuse et, ensuite, une occasion de prendre en tutelle ces sociétés embarrassées [12]".

Un exemple. La société anonyme minière "Union" de Dortmund, fondée en 1872, au capital-actions de 40 millions de marks environ, vit le cours de ses actions s’élever à 170% après qu’elle eut payé dans sa première année 12% de dividendes. Le capital financier en fit son beurre, gagnant la bagatelle de quelque 28 millions de marks. Lors de la fondation de cette société, le rôle principal était revenu a la "Disconto-Gesellschaft", cette même grosse banque allemande qui a réussi à porter son capital à 300 millions de marks. Ensuite, les dividendes de l’"Union" tombèrent à zéro. Les actionnaires durent consentir à passer une partie des capitaux par "profits et pertes", c’est-à-dire à en sacrifier une partie pour ne pas perdre le tout. Et c’est ainsi que, par une série d’"assainissements", plus de 73 millions de marks ont disparu, en trente ans, des registres de l’"Union". "A l’heure actuelle, les actionnaires fondateurs de cette société n’en ont en mains que 5% de la valeur nominale de leurs titres [13]", mais les banques n’ont cessé de "gagner" à chaque "assainissement".

La spéculation sur les terrains situés aux environs des grandes villes en plein développement est aussi une opération extrêmement lucrative pour le capital financier. Le monopole des banques fusionne ici avec celui de la rente foncière et celui des voies de communication, car la montée du prix des terrains, la possibilité de les vendre avantageusement par lots, etc., dépendent surtout de la commodité des communications avec le centre de la ville, et ses communications sont précisément aux mains des grandes compagnies liées à ces mêmes banques par le système de participations et la répartition des postes directoriaux. Il se produit ce que l’auteur allemand L. Eschwege, collaborateur de la revue Die Bank, qui a spécialement étudié les opérations de vente de terrains, les hypothèques foncières, etc., a appelé le "marais" : la spéculation effrénée sur les terrains suburbains, les faillites des entreprises de construction telles que la "Boswau et Knauer " de Berlin, qui avait récolté jusqu’à 100 millions de marks par l’intermédiaire de l’"importante et respectable" "Deutsche Bank", laquelle, s’en tenant bien entendu au système des "participations", c’est-à-dire agissant en secret, dans l’ombre, s’est tirée d’affaire en perdant "seulement" 12 millions de marks ; ensuite, la ruine des petits propriétaires et des ouvriers que les firmes de construction factices laissent impayés ; les tripotages avec la "loyale" police et l’administration berlinoises pour avoir la haute main sur la délivrance par la municipalité des renseignements concernant les terrains et des autorisations de construire, etc., etc. [14]

Les "moeurs américaines", au sujet desquelles les professeurs européens et les bourgeois bien pensant lèvent si hypocritement les yeux au ciel, sont devenues, à l’époque du capital financier, celles de toute grande ville dans n’importe quel pays.

On parlait à Berlin, au début de 1914, de la constitution prochaine d’un "trust des transports", c’est-à-dire d’une "communauté d’intérêts "de trois entreprises berlinoises de transports : Chemin de fer électrique urbain, Société des tramways et Société des omnibus. "Que pareille intention existât, écrivait Die Bank, nous le savions depuis qu’il est connu que la majorité des actions de la Société des omnibus a été acquise par deux autres sociétés de transports... On ne saurait suspecter la bonne foi des instigateurs de ces projets qui espèrent, par une régularisation unifiée des transports, réaliser des économies, dont une partie pourrait finalement profiter au public. Mais la question se complique du fait que, derrière le trust en formation, il y a des banques qui, si elles le veulent, peuvent subordonner les moyens de communication dont elles auront le monopole aux intérêts de leur commerce de terrains. Pour se convaincre combien une telle supposition est naturelle, il suffit de se rappeler que, dès la fondation de la Société du chemin de fer électrique urbain, les intérêts de la grande banque qui la patronnait s’y sont trouvés mêlés. Savoir : les intérêts de cette entreprise de transports s’enchevêtraient avec les intérêts du trafic des terrains. En effet, la ligne Est de ce chemin de fer devait desservir des terrains que la banque, une fois la construction de la ligne assurée, revendit avec un énorme bénéfice pour elle-même et pour quelques participants [15] "...

Le monopole, quand il s’est formé et brasse des milliards, pénètre impérieusement dans tous les domaines de la vie sociale, indépendamment du régime politique et de toutes autres "contingences". La littérature économique allemande a l’habitude de louer servilement l’intégrité des fonctionnaires prussiens, non sans faire allusion au Panama français et à la corruption politique américaine. Mais la vérité est que même les publications bourgeoises consacrées aux affaires bancaires de l’Allemagne sont constamment obligées de déborder le domaine des opérations purement bancaires et de parler, par exemple, de "l’attraction exercée par les banques" sur les fonctionnaires qui, de plus en plus fréquemment, passent au service de ces dernières : "Où en est l’intégrité du fonctionnaire d’Etat qui aspire, dans son for intérieur à une petite place de tout repos à la Behrenstrasse [16] ?" (rue de Berlin où se trouve le siège de la "Deutsche Bank".) L’éditeur de Die Bank, Alfred Lansburgh, écrivait en 1909 un article : "La signification économique du byzantinisme", traitant notamment du voyage de Guillaume II en Palestine et "de sa conséquence immédiate, le chemin de fer de Bagdad, cette fatale "grande oeuvre de l’esprit d’entreprise allemand", qui a plus fait pour l’"encerclement" que tous nos péchés politiques pris ensemble [17]" (il faut entendre par encerclement la politique d’Edouard VII, tendant à isoler l’Allemagne dans le cercle d’une alliance impérialiste antiallemande). En 1911, le collaborateur déjà mentionné de cette revue, Eschwege, publiait un article intitulé : "La ploutocratie et les fonctionnaires", dans lequel il dévoilait, entre autres, le cas du fonctionnaire allemand Völker, qui se signala par son énergie au sein de la commission des cartels, mais qui, au bout de quelque temps, se trouva être détenteur d’une petite place lucrative dans le plus grand des cartels, le Syndicat de l’acier. Des cas analogues, qui ne sont point un effet du hasard, obligeaient l’écrivain bourgeois à reconnaître que "la liberté économique garantie par la Constitution allemande n’est plus, dans bien des domaines, qu’une phrase vide de sens" et que, la domination de la ploutocratie une fois établie, "même la liberté politique la plus large ne peut empêcher que nous ne devenions un peuple d’hommes privés de liberté [18] ".

Pour ce qui est de la Russie, nous nous bornerons a un seul exemple. Il y a quelques années, une nouvelle a fait le tour de la presse, annonçant que Davydov, directeur de la chancellerie du crédit, abandonnait son poste d’Etat pour entrer au service d’une grande banque ; celle-ci lui accordait des émoluments qui, d’après le contrat, devaient en quelques années se monter à plus d’un million de roubles. La chancellerie du crédit est une institution dont la tâche est de "coordonner l’activité de tous les établissements de crédit de l’Etat" et qui accorde aux banques de la capitale des subventions allant de 800 à 1 000 millions de roubles [19] .

Le propre du capitalisme est, en règle générale, de séparer la propriété du capital de son application à la production ; de séparer le capital-argent du capital industriel ou productif ; de séparer le rentier, qui ne vit que du revenu qu’il tire du capital-argent, de l’industriel, ainsi que de tous ceux qui participent directement à la gestion des capitaux. L’impérialisme, ou la domination du capital financier, est ce stade suprême du capitalisme où cette séparation atteint de vastes proportions. La suprématie du capital financier sur toutes les autres formes du capital signifie l’hégémonie du rentier et de l’oligarchie financière ; elle signifie une situation privilégiée pour un petit nombre d’Etats financièrement "puissants", par rapport a tous les autres. On peut juger de l’échelle de ce processus par la statistique des émissions, c’est-à-dire de la mise en circulation de valeurs de toute sorte.

Dans le Bulletin de l’institut international de statistique, A. Neymarck [20] a publié sur les émissions de valeurs dans le monde entier des données très étendues, complètes, susceptibles d’être comparées, et maintes fois reproduites par la suite fragmentairement dans les publications économiques. Voici les chiffres pour les quarante dernières années :

Total des émissions en milliards de francs (par dizaine d’années)
1871-1880 : 76,4 1881-1890 : 64,5
1894-1900 : 100,4 1901-1910 : 197,8

Entre 1870 et 1880, la somme des émissions a augmenté dans le monde entier à la suite, notamment, des emprunts, conséquence de la guerre franco-prussienne et de la "Gründerzeit" qui la suivit en Allemagne. D’une façon générale, pendant les trente dernières années du XIXe siècle, les émissions n’augmentent relativement pas très vite. Mais, au cours des dix premières années du XXe siècle, la progression est énorme, près de 100% en dix ans. Le début du XXe siècle marque donc un tournant en ce qui concerne non seulement l’extension des monopoles (cartels, syndicats, trusts), ce dont nous avons déjà parlé, mais aussi en ce qui concerne le développement du capital financier.

Neymarck évalue à environ 815 milliards de francs le total des valeurs émises dans le monde entier en 1910. Défalcation faite, approximativement, des sommes répétées, il abaisse ce total à 575 ou 600 milliards, qui se répartissent comme suit entre les différents pays (le montant étant supposé égal à 600 milliards) :

Montant des valeurs en 1910 (en milliards de francs)
Angleterre 142 Japon 12
Etats-Unis 132
Total 4 pays les plus riches :
479
Belgique 7,5
France 110 Espagne 7,5
Allemagne 95 Suisse 6,25
Russie 31 Danemark 3,75
Autriche-Hongrie 24 Suède, Norvège,Roumanie, etc. 2,5
Italie 14
Hollande 12,5 Total 600

Ces chiffres, on le voit immédiatement, mettent très nettement en évidence les quatre pays capitalistes les plus riches, qui disposent chacun d’environ 100 à 150 milliards de francs de valeurs. Deux de ces quatre pays - l’Angleterre et la France - sont les pays capitalistes les plus anciens et, ainsi que nous le verrons, les plus riches en colonies ; les deux autres - les Etats-Unis et l’Allemagne - sont les plus avancés par le développement rapide et le degré d’extension des monopoles capitalistes dans la production. Ensemble, ces quatre pays possèdent 479 milliards de francs, soit près de 80% du capital financier mondial. Presque tout le reste du globe est, d’une manière ou d’une autre, débiteur et tributaire de ces pays, véritables banquiers internationaux qui sont les quatre "piliers" du capital financier mondial.

Il importe d’examiner particulièrement le rôle que joue l’exportation des capitaux dans la création du réseau international de dépendances et de relations du capital financier.

Notes

[1] R. HILFERDING : Le capital financier, Moscou, 1912, pp. 338-339.

[2] R. LIEFMANN : ouvr. cité, p. 476.

[3] Hans Gideon HEYMANN : Die gemischten Werke im deutschen Grosseisengewerbe, Stuttgart., 1904, pp. 268-269.

[4] LIEFMANN : Beteiligungsgesellschaften, etc., 1ère édition, p. 258.

[5] SCHULZE-GAEVERNITZ dans Grundiss der Sozialökonomik., V, 2, p. 110.

[6] L. ESCHWEGE : "Tochtergesellschaften". Die Bank, 1914, n°1, p. 545.

[7] Kurt HEINIG : "Der Weg des Elektrotrusts", dans Die Neue Zeit, 1912, 30e année, n°2, p. 484.

[8] E. AGAHD : Grossbanken und Weltmarkt. Die wirtschaftliche und politische Bedeutung der Grossbanken im Weltmarkt unter Berücksichtigung ihres Einflusses auf Russlands Volkswirtschaft und die deutsch-russischen Beziehungen, Berlin, 1914.

[9] LYSIS : Contre l’oligarchie financière en France, Paris, 1908, 5e édition, pp. 11, 12, 26, 39, 40, 48.

[10] Die Bank, 1913, n°7, p. 630.

[11] STILLICH : ouvr. cité, p. 143 et W. SOMBART : Die deutsche Volkswirtschaft im 19. Jahrhundert, 2 édit., 1909, p 526, annexe 8.

[12] R. HILFERDING : Le capital financier, p. 172

[13] STILLICH : ouvr. cité, p. 138 et LIEFMANN : ouvr. cité, p. 51.

[14] Die Bank, 1913, p. 952, L. ESCHWEGE : Der Sumpf ; ibidem, 1912, n°1, pp. 223 et suivantes.

[15] "Verkehrstrust", Die Bank, 1914, n°1, p. 89.

[16] "Der Zug zur Bank", dans Die Bank, 1909, n°1, p. 79.

[17] "Der Zug zur Bank", dans Die Bank, 1909, n°1, p. 301.

[18] Die Bank, 1911, n°2, p. 825 1913, n°2, p. 926.

[19] E. AGAHD : ouvr. cité, p. 202.

[20] Bulletin de l’Institut international de statistique, tome XIX, livr. II, La Haye, 1912. Les données sur les petits Etats (2e colonne) sont celles de 1902, augmentées de 20%.

Avertissement du site Matière et révolution :

les textes qui suivent sont des éléments du débat et non le point de vue de "Matière et révolution". A vos plumes !

1er texte

Extrait de "L’analyse marxiste : un outil indispensable pour comprendre la réalité contemporaine” de Louis Gill


Le concept marxiste
de capital fictif

Une composante majeure, sinon la plus importante, du virage intervenu au début des années 1980 est le passage, à la faveur de la libéralisation et de la déréglementation, d’un régime d’accumulation international dans lequel le cycle du capital se déroulait sur une base nationale, à un régime proprement mondial où des masses de capital volatil détachées de l’investissement dans la production sont désormais libres de se déplacer dans l’espace planétaire strictement en fonction des besoins de leur autovalorisation. La principale spécificité de cette nouvelle donne est la prédominance de la finance, le développement à grande échelle de cette catégorie de capital que Marx désignait déjà comme le capital fictif il y a 150 ans et dont il a minutieusement analysé la nature dans le Livre III du Capital.

Ce que Marx désigne comme le capital fictif consiste dans les divers titres, tels les actions émises par les entreprises en contrepartie de participations au financement de leur capital réel, et les obligations émises par les entreprises et les organismes publics en contrepartie des prêts qui leur sont consentis. Ces titres circulent comme des marchandises en bonne et due forme sur un marché spécifique, le marché de la finance, distinct du marché où se transigent les marchandises réelles. Leurs prix fluctuent sur ce marché et sont fixés selon des lois qui leur sont propres « renforçant l’illusion qu’ils constituent un véritable capital à côté du capital qu’ils représentent » (K, VII, 129). Les transactions financières, portant sur des titres, finissent par rendre invisible le processus qui est à l’origine des dividendes et des intérêts qui en sont les revenus. « Ainsi, il ne reste absolument plus trace d’un rapport quelconque avec le procès réel de mise en valeur du capital et l’idée d’un capital considéré comme un automate capable de créer de la valeur par lui-même s’en trouve renforcée » (idem).

Le seul fait qu’un bout de papier permette à son détenteur de percevoir un montant déterminé à date fixe fait apparaître ce bout de papier comme un capital et le montant d’argent auquel il donne droit comme l’intérêt que rapporte ce capital. À la limite, la séparation entre le capital réel et le capital fictif censé le représenter, mais devenu autonome face à lui, peut être telle que l’apparence des choses, traduite dans les données du capital financier, soit en contradiction totale avec la réalité. « Même une accumulation de dettes, écrit Marx, arrive à passer pour accumulation de capital » (K, VII, 139). Mieux encore, les titres d’une dette publique contractée pour faire l’acquisition de biens détruits par la guerre par exemple continuent à circuler alors que ces biens n’existent plus, de sorte que la ruine prend la forme de l’enrichissement ; le capital fictif s’enfle dans la mesure même où le capital productif est détruit (Quatre premiers congrès de l’Internationale communiste, p. 86)].

Dans la sphère financière, l’argent semble faire de l’argent sans rapport avec le processus réel de production des valeurs. Des transactions boursières portant sur les actions d’une entreprise peuvent produire un rendement financier supérieur à celui que cette même entreprise obtient dans la sphère réelle par la fabrication et la vente de marchandises. Une envolée des cours boursiers peut très bien se produire à un moment où l’économie est stagnante. Comme fruit des politiques néolibérales, dans un monde où les marchés financiers dominent l’économie de part en part, la spéculation tend à devenir le mode de fonctionnement normal de la sphère financière.

De par sa nature, la sphère financière est par ailleurs le lieu propice de la manipulation et de la fraude, le lieu où les « initiés » influencent les fluctuations des valeurs des titres pour en tirer un profit par la magie de la « comptabilité créative », par le rachat de leurs propres titres par les entreprises, grâce à l’endettement. L’éclatement de la bulle financière du début des années 2000 en a fourni un exemple frappant avec les retentissants scandales d’Enron, World Com, Tyco, etc. qui ont révélé une fraude érigée en système.

La croissance boursière des années 1995 à 2000, sans rapport avec la croissance réelle beaucoup plus faible de l’économie, avait encore une fois nourri les illusions quant à un pouvoir magique des marchés financiers de créer par eux-mêmes de la richesse. Ces illusions ont été une fois de plus brutalement contredites lorsque ce qui n’était qu’une « bulle financière » a finalement éclaté en mars 2000 amorçant une chute soutenue des cours boursiers qui allait anéantir en deux ans des milliers de milliards de dollars d’actifs financiers, priver de leur emploi des dizaines de milliers de salariés, ruiner des millions de petits investisseurs et mettre en péril les retraites reposant sur des placements qui se sont volatilisés. Après avoir culminé à 11 700 points en janvier 2000, l’indice Dow Jones chutait à 7 800 en juillet 2002, perdant 33 % de sa valeur. Au cours de la même période, l’indice Standard and Poor’s 500 perdait 45 % de sa valeur et l’indice NASDAQ des valeurs technologiques, 75 % de sa valeur.

À l’aune de la déréglementation, on a vu déferler au cours de cette période, dans l’ensemble des secteurs mais particulièrement dans celui des technologies de l’information et des communications, une vague de création de mégaconglomérats résultant de fusions-absorptions et d’acquisitions, souvent à des prix nettement supérieurs à la valeur des actifs acquis et en contrepartie d’un endettement massif.

Pour toutes les débâcles qui en ont résulté, les mêmes causes : des acquisitions tous azimuts aux fins de l’élimination de la concurrence, réalisées à des prix dépassant la valeur réelle des actifs acquis et source d’un endettement prohibitif, dans l’expectative optimiste de bénéfices qui n’ont pas été au rendez-vous. Les conséquences : la faillite pure et simple de l’entreprise, son démantèlement ou son sauvetage in extremis par la vente d’actifs et des mesures dites de rationalisation, telles des licenciements massifs ; dans tous les cas, des radiations d’actifs (de valeurs équivalant à la différence entre la valeur très élevée d’acquisitions et la valeur du marché au moment de la radiation), la volatilisation de milliards de dollars qui révèlent brutalement leur caractère de capital purement fictif dont la valeur élevée n’était qu’artificielle, poussée à ces sommets par la spéculation et les pratiques frauduleuses. Entre le sommet des marchés boursiers atteint en août 2000 et le 31 décembre 2002, la capitalisation boursière mondiale a chuté de 13 350 milliards de dollars (dont la moitié aux États-Unis), soit 1,3 fois le PIB des États-Unis.

Cela illustre le fait que, livré à lui-même, le capitalisme est en proie à de profondes difficultés et qu’il est constamment à la recherche de moyens artificiels pour tenter de les surmonter, comme la création de masses de capital fictif, qui s’écroulent par la suite comme des châteaux de cartes.

L’importance de la crise des valeurs technologiques en 2000-2001 ne doit faire oublier que la totalité de la période de la mondialisation du capital de placement à l’aune de la libéralisation et de la déréglementation a été parsemée de crises financières : crise mexicaine de 1982, suivie de la crise de la dette des pays sous-développés, provoquées par la hausse du dollar et des taux d’intérêt aux États-Unis, crise boursière de 1987 aux États-Unis, suivie en 1989 par la faillite et le sauvetage des Caisses d’épargne et de crédit, crise de la bourse de Tokyo et crise immobilière japonaise en 1990, nouvelle crise de la dette au Mexique en 1995, crise des pays « émergents » d’Asie en 1997 et contrecoup de cette crise au Brésil, en Argentine et en Russie. Plus récemment, en août 2007, une nouvelle crise, dont l’épicentre se trouve aux États-Unis, secouait le monde entier, par l’éclatement de la bulle immobilière et la crise du papier commercial adossé à des actifs (PCAA).

L’origine de la crise se trouve dans les défaillances massives des prêts hypothécaires à haut risque consentis à grande échelle à des acheteurs de maison non solvables au cours des années précédentes. Entre 1994 et 2003, neuf millions de ménages états-uniens locataires sont devenus propriétaires. Pendant la même période, les prêts hypothécaires à haut risque sont passés de 35 milliards à 332 milliards en raison de la politique aventurière et prédatrice d’établissements prêteurs sans scrupules nés de la déréglementation, qui ont offert des hypothèques à des termes tellement avantageux (période de remboursement de 40 ans, paiement des seuls intérêts, taux d’intérêt très bas), que les plus démunis nourris d’illusions ont acheté des maisons largement au-delà de leurs moyens. Mieux encore, la faiblesse des taux d’intérêt et la hausse de la valeur des propriétés ont encouragé une activité de refinancement des hypothèques sous la forme de marges de crédit hypothécaires, destinées à accroître la consommation courante. L’hypothèque traditionnelle a ainsi été remplacée à grande échelle par la marge de crédit personnelle avec garantie hypothécaire.

La formule a fonctionné tant que les prix immobiliers se sont maintenus et que les taux d’intérêt sont restés bas. Mais les prix des maisons neuves et sur le marché de la revente ont dégringolé à partir de 2006, de sorte que la valeur marchande des maisons a chuté sous la valeur du montant de l’emprunt à renouveler, et les taux d’intérêt ont augmenté considérablement (le taux directeur de la FED, qui était de l’ordre de 1 % de 2004 à 2006, était porté à 5,25 % en 2006). D’où un très grand nombre de défaillances ayant entraîné, à la fin de 2007, l’anéantissement de quelque 2 000 milliards de dollars de valeur aux États-Unis. 1,3 millions de ménages ont perdu leur maison en 2007, sans compter la multitude de locataires évincés à la suite de la faillite de leurs propriétaires.

La crise du papier commercial adossé à des actifs s’explique par le fait qu’une portion importante des actifs censés garantir le papier commercial en question consiste en prêts hypothécaires à haut risque victimes de défaillance. Le papier commercial, comme les bons du Trésor émis par les gouvernements, est un titre à court terme (de 30 à 90 jours), à bas taux d’intérêt (légèrement supérieur aux taux des bons du Trésor), émis par une banque, par un établissement financier non bancaire ou par une entreprise industrielle ou commerciale, pour se financer à court terme. Leur popularité au Canada a beaucoup augmenté en raison notamment de la réduction des emprunts du gouvernement fédéral dont la dette a été réduite au cours des dernières années.

Le papier commercial adossé à des actifs (PCAA) est ainsi désigné parce qu’il repose sur des actifs sous-jacents (créances sur cartes de crédit, prêt-bail automobile, hypothèques, prêts accordés aux commerçants, prêts personnels) que les émetteurs détiennent et qu’ils regroupent par tranches dans une fiducie. L’acheteur de PCAA se voit en quelque sorte transférer par l’émetteur, pour la durée du contrat, un amalgame de créances de divers types, ainsi que le risque qui leur est inhérent, moyennant un rendement légèrement supérieur au rendement des autres titres du marché monétaire.

À l’échéance du contrat, l’acheteur de PCAA souhaite recouvrer sa mise, majorée des intérêts, qu’il peut retirer ou replacer, selon ses besoins. L’émetteur, quant à lui, doit disposer des liquidités nécessaires pour racheter ses titres, ainsi que de nouveaux acheteurs.

L’opération qui se déroule ici est l’une des multiples facettes de la titrisation généralisée, technique vue comme une innovation miraculeuse des créateurs de montages financiers dernier cri, supposée garantir le système financier contre le risque. Le risque inhérent à certains titres est vu comme étant reporté vers d’autres titres censés garantir les premiers dans une architecture financière complexe qui rend totalement opaque la composition du produit synthétique qui en résulte. Marx décrit ainsi ce processus :

À mesure que se développe le capital productif d’intérêt et le système de crédit, tout capital semble se dédoubler, et par endroit tripler même, grâce aux diverses façons dont un même capital, ou simplement une même créance, apparaît dans des mains différentes, sous des formes différentes. (K, VII, 132)

Mais la prétendue garantie contre le risque est elle-même fictive comme l’a démontré le déclenchement de la crise en août 2007. Craignant un risque de défaillance des prêts hypothécaires à haut risque, les détenteurs mondiaux de PCAA émis aux États-Unis, particulièrement ceux qui sont adossés, entre autres, à ce type de prêts, se sont de plus en plus abstenus de les renouveler à l’échéance, entraînant une chute de 430 milliards de dollars du marché des PCAA en six mois et provoquant une crise de liquidités amplifiée par la méfiance des banques, hésitantes à se prêter les unes aux autres et conservant leurs liquidités de peur d’en manquer. La situation s’est aggravée en raison de la décision de certains émetteurs de PCAA à travers le monde de geler leurs titres, refusant de les racheter à l’échéance, faute de liquidités pour ce faire, parce qu’incapables de trouver de nouveaux acheteurs.

Ne pouvant vendre leurs actifs gelés, les détenteurs de PCAA, comme la Caisse de dépôt et placement du Québec et certaines banques en ont appelé aux banques centrales pour qu’elles fournissent les liquidités manquantes. Surtout préoccupées de contrôler l’inflation, et par conséquent réfractaires à la baisse des taux d’intérêts et au relâchement du crédit réclamé par les banques, la FED, la Banque centrale européenne, la Banque centrale de Suisse et la Banque du Canada, en concertation, ne se sont engagées dans un premier temps, à la fin de 2007, que dans une action frileuse qui n’a rien donné. La FED a par la suite procédé à une réduction substantielle de son taux directeur qui a rassuré quelque peu les marchés financiers, mais sans régler le problème qui découle d’un dérèglement majeur du marché du crédit. La réduction des taux directeurs risque en effet d’être largement mise en échec en raison du fait que la bulle du crédit s’est développée en grande partie à l’extérieur du système bancaire, par le biais des fonds spéculatifs (hedge funds) et des fonds privés non cotés en bourse (private equity funds).

À la fin de 2007, le papier commercial était un marché de 120 milliards de dollars au Canada, dont les 2/3 étaient émis par des banques. La tranche qui est entrée en crise en août 2007 est la tranche de 35 milliards émise par des fiducies non bancaires. À la fin de l’année, les détenteurs étaient à la recherche d’une entente visant à transformer les titres de court terme du PCAA en obligations de long terme.

Il est intéressant de souligner que cette crise de liquidités est survenue à un moment où le monde est inondé de liquidités. Il y a d’abord la masse sans cesse croissante de capital de prêt, porteur d’intérêt, qui s’accumule dans la sphère strictement financière et qui draine les profits non réinvestis dans l’activité productive de richesses matérielles. Ce capital a dans un premier temps, à la fin des années 1960, été recyclé sur le marché des eurodollars dont le centre se trouvait à Londres, puis a trouvé son espace naturel à l’échelle planétaire avec la libéralisation et la déréglementation à partir des années 1980. Il y a aussi les énormes capitaux investis dans les fonds de pension, ainsi que les capitaux issus de la rente dont bénéficient les pays exportateurs de ressources naturelles, au premier titre le pétrole, et les capitaux accumulés par les grands pays exportateurs de biens de consommation comme la Chine.

Il y a donc eu au cours des dernières décennies une croissance fulgurante des réserves de change de pays comme le Japon, la Chine, la Russie, les pays exportateurs de pétrole. On a vu naître des fonds souverains de ces pays dont la fonction est de faire fructifier ces capitaux. Ils atteignent le montant de 2 800 milliards à la fin de 2007. Ironie du sort, ce sont ces fonds souverains qui viennent aujourd’hui à la rescousse des banques durement frappées par la crise de liquidités reliée aux prêts hypothécaires à risque élevé.

À titre d’exemples, la plus grande banque du monde, la Citigroup, forcée de radier des actifs de près de 20 milliards de dollars en raison de son imprudente surexposition au PCAA, a été secourue par des fonds souverains de Singapour, du Koweit et d’Abou Dhabi. La banque d’affaires Merrill Lynch a été recapitalisée d’un montant de 5 milliards par des fonds de Singapour, du Koweit, de Corée et du Japon. Morgan Stanley de son côté a été secourue par la China Investment Corporation, alors que l’Union de Banque suisse a bénéficié de 11 milliards d’un fonds de Singapour.

À travers le prisme de ces développements contemporains, on mesure toute l’actualité des développements de Marx sur la monnaie :

Tant que les paiements se compensent, elle fonctionne seulement d’une manière idéale, comme monnaie de compte et mesure des valeurs. Dès que les paiements doivent s’effectuer réellement, elle ne se présente plus comme simple moyen de circulation, comme forme transitive servant d’intermédiaire au déplacement des produits, mais elle intervient comme incarnation individuelle du travail social, seule réalisation de la valeur d’échange, marchandise absolue. Cette contradiction éclate dans le moment des crises industrielles ou commerciales auquel on a donné le nom de crise monétaire. (K, I, 143)

En période de crise où se produit un resserrement ou une totale disparition du crédit, l’argent apparaît soudain absolument en face de la marchandise en tant que moyen de paiement unique et véritable mode d’existence de la valeur. D’où la dépréciation générale des marchandises, la difficulté et même l’impossibilité de les transformer en argent. (K, VII, 177).

On fait le même constat lorsqu’on voit le prix de l’or propulsé à des sommets historiques par les craintes à l’égard du comportement de l’économie, de la dépréciation du dollar, de la hausse du prix du pétrole. L’or, incarnation universelle de la valeur comme la désignait Marx, redevient comme en toute crise la valeur refuge traditionnelle. On sait que la rupture du lien avec l’or, réclamée dans les années 1940 par Keynes qui considérait l’or comme une « relique barbare », a été provoquée en 1971 par les États-Unis dont le refus de convertir les dollars en or a entraîné l’effondrement du système monétaire international mis en place à Bretton Woods en 1945, en vertu duquel des parités fixes étaient établies entre les monnaies qui étaient toutes convertibles en or au prix fixe de 35 dollars des États-Unis pour une once d’or.

Ainsi chassé officiellement en tant que référence officielle en 1971, l’or n’en a pas moins continué à jouer le rôle de valeur refuge, fluctuant en sens inverse du dollar au gré des crises économiques et de la situation politique. Moins de dix ans plus tard, en janvier 1980, son prix atteignait les 845 dollars l’once, soit l’équivalent de plus de 2 000 dollars l’once en prix d’aujourd’hui. Après avoir sensiblement diminué par la suite, il remontait à 900 dollars l’once en janvier 2008.

Ce tour d’horizon ne serait pas complet s’il ne mentionnait le rôle fondamental, identifié par l’analyse marxiste, des guerres et du militarisme en général comme condition du fonctionnement normal du capitalisme. Ce sujet sera traité dans un autre cadre.

2ème texte

DU CAPITAL FICTIF

par Loren Goldner

Dans le volume III du Capital de Marx, peu de concepts sont aussi pertinents pour le monde actuel que celui du “ capital fictif ”. Un trillion et demi de dollars s’échangent quotidiennement sur les marchés boursiers, dont une toute petite partie est de l’investissement direct ou du commerce ; il est de moins en moins possible de se diriger dans le labyrinthe des nouvelles formules financières (sociétés d’investissement, produits dérivés) sans l’aide des mathématiques supérieures ; la part de l’intérêt brut global et de la redevance foncière (le célèbre facteur FIRE de la finance, de l’assurance et de l’immobilier) s’approprie chaque année une part de plus en plus importante du profit total, éclipsant les profits réalisés dans l’industrie manufacturière. On pourrait éviter beaucoup de confusion dans la réapparition actuelle de la critique marxienne de l’économie politique si les marxistes accordaient plus d’attention au fait que les volumes I et II du Capital sont un “ système clos ” où ne figurent que des capitalistes et des prolétaires, et que le “ capital ” apparaît aux capitalistes sous la forme de titres papier permettant d’accumuler des richesses (actions, obligations, titres de propriété foncière) et n’arrivent que dans le volume III. La confusion s’aggrave encore lorsqu’il s’agit d’établir correctement les liens entre ce “ système clos ” et les couches non capitalistes (par exemple les petits producteurs du Tiers Monde) et les “ intrants libres ” du monde naturel. Enfin, la plupart des lecteurs ne prennent pas en considération le fait que Marx n’a jamais résolu le problème principal de l’accumulation (les systèmes de reproduction élargie à la fin du volume II), une problématique qu’ont surtout reprise Rosa Luxembourg et ceux qui l’ont suivie dans sa tentative de trouver une solution (quels qu’en soient les défauts systématiques), en particulier parce qu’elle tenait à faire de la permanence de “ l’accumulation primitive ” une composante du capitalisme.

Cette brève dissertation tentera de définir le capital fictif de façon plus pointue. Le capital ne fait pas que passer par le processus de valorisation décrit dans les volumes (incomplets) du Capital ; il ne dépend pas simplement de la valeur excédentaire dégagée lors du “ processus de production immediat” ; il soutient aussi les titres papier d’accession à la richesse sous forme de profit, d’intérêt et de redevance foncière avec les intrants non rémunérés de l’accumulation primitive, c’est à dire en pillant, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du “ système clos ”. Le capital pille les petits producteurs du Tiers Monde en les incorporant au prolétariat, dans la “ périphérie ” et au “ centre ”, en tant que force de travail dont la reproduction antérieure n’est pas payée par le capital. Le capital pille la nature en ne renouvelant pas ses ressources, et en ne régénérant pas les environnements épuisés par la production, ce que le capital ne considère pas comme des coûts. Il arrive que le capital pille la force de travail salariée à l’intérieur du “ système clos ” en repoussant le salaire global de cette force de travail en dessous des coûts de reproduction. Parfois aussi, le capital pille ses propres infrastructures et usines fixes en les utilisant jusqu’à ce qu’elles rendent l’âme, bien après le délai d’amortissement normal, ou par d’autres machinations (Enron, World.com, Tyco). Toutes ces formes de pillage augmentent le total de valeur excédentaire disponible pour consolider les titres papier d’accession à la richesse des capitalistes au dessus et au delà de la valeur excédentaire produite dans le système clos par l’échange d’équivalents (hypothèse des volumes I et II du Capital). Les titres de profit, d’intérêts ou de redevance foncière peuvent poursuivre leur processus de valorisation (A-M-A’) aussi longtemps qu’on produit suffisamment de valeur excédentaire à l’intérieur du système clos, et à l’extérieur, pour les soutenir. Le capital dans son ensemble peut se développer pendant un certain temps alors que la reproduction sociale se contracte, de la même façon qu’un organisme vivant peut continuer à vivre un certain temps alors qu’un cancer le ronge. Quand la somme globale de valeur excédentaire disponible à une échelle mondiale ne peut plus nourrir convenablement le profit global, l’intérêt et la redevance foncière font valoir leurs droits et un effondrement déflationniste se produit, identique à celui auquel nous assistons peut-être aujourd’hui (été 2003). Certains critiques de mes précédents écrits sur le capital fictif disent que je “ saute à pieds joints par dessus ” la première partie du volume III du Capital consacré à la fixation du taux de profit. Dans un certain sens, ils ont raison parce que je ne crois pas que le taux de profit dérivé du “ processus de production immediat”, pris isolément, soit le problème central. Le problème du capitalisme n’est pas la baisse du taux de profit en soi, mais la valorisation des titres de profit, d’intérêt et de redevance foncière dans toute la valeur excédentaire disponible à l’intérieur comme à l’extérieur du système pur. A mon tour, je peux dire que ces critiques “ sautent à pieds joints par dessus ” la question du taux de reproduction sociale, parce qu’ils ne prennent en considération aucun des facteurs énumérés ci-dessus et pensent que la reproduction sociale va de soi. Comme les capitalistes, ils appellent profit ce qui pourrait en fait n’être que le résultat de salaires non reproductifs, de l’érosion non reproductive des usines et des infrastructures, du pillage de la nature, et de l’exploitation de la force de travail recrutée parmi les petits producteurs. Ils accepteraient comme “ profit ” les profits émanant de l’extraction à ciel ouvert hautement mécanisée (et vraiment rentable localement), sans prendre en compte les coûts “ collatéraux ” provoqués par les inondations endémiques, la pollution engendrée par la combustion du charbon et le réchauffement planétaire ; ils ne prennent pas non plus en compte les coûts sociaux dus aux entraves imposées à des sources d’énergie potentiellement meilleures par les industriels du charbon (afin de prévenir la dévalorisation de leur capital équipement), coûts qui seraient “ déduits ” de ce genre de profit en tant que niveau du capital social global, et aucun de ces éléments n’apparaît dans les statistiques capitalistes sous forme de coûts de l’extraction à ciel ouvert, source de profit.

Le capital fictif est l’écart entre le prix global et la valeur globale à une échelle mondiale. A la lueur de ce qui précède, étudions cette notion de plus près. (L’économie bourgeoise - il n’y en a pas d’autre - reprend quelque peu cette idée dans “ Tobin’s Q ”, qui est le rapport entre l’estimation globale de tous les actifs et le coût de leur remplacement en termes d’aujourd’hui). On ne peut comprendre l’accumulation capitaliste qu’en totalités, comme par exemple la totalité d’un cycle d’affaires. C’est au plus bas d’un crash déflationniste comme celui de 1929 (ou peut-être celui auquel nous assistons actuellement) que le prix et la valeur coïncident presque, une fois que tout ou la plupart du capital fictif est éliminé. La “ valeur globale en termes de temps de travail socialement nécessaire, est le coût de la reproduction de la force de travail existante et du capital équipement à une échelle mondiale, à l’intérieur du “ système clos ” ne comprenant que des capitalistes et des travailleurs. Aujourd’hui, la valeur globale est l’agent actif dans le mouvement de pression à la baisse sur les prix dans une faillite déflationniste éventuelle. Tout ce qui excède cette valeur est fictif. Bon nombre de marxistes contemporains voudront bien admettre que le capital fictif est important mais nieront qu’il a quoi que ce soit à voir avec le capital fixe surévalué dans le “ système clos ” des volumes I et II. A la lumière de nombreuses théories rivales sur le capital fictif dans la théorie bourgeoise (par exemple Hyman Minski, Doug Noland, “ Tobin’s Q ”, Doug Henwood), je pense qu’il est impératif de lier le capital fictif à “ l’auto dévalorisation ” générale du capital à l’intérieur du “ système clos ” et qu’il ne faut pas le considérer uniquement comme un phenomene du systeme de credit. Enfouie sous “ tout le reste ”, la contradiction fondamentale du capital est son besoin de se mélanger au travail vivant pour se développer comme capital, et sa tendance simultanée à chasser la force de travail vivante du processus de production. Le capital a besoin du coût de reproduction de la force de travail en tant qu’étalon universel d’échange et, en même temps, il détruit périodiquement cet étalon à cause du progrès technologique auquel le poussent les innovations nécessaires. A un certain point, l’obstacle à l’expansion du capital devient le capital lui-même. Avec le temps, le coût de reproduction de V par rapport à C s’amenuise trop pour servir d’étalon universel d’échange, le “ numéraire ”, et la valeur devient un obstacle à plus de reproduction sociale. Le capital fictif entre en scène quand on sort de ce (très réel) système clos qui ne contient que des capitalistes et des travailleurs pour examiner l’interaction entre le système clos et sa valorisation du capital global dans les titres de richesse capitalistes. Car, en dépit de la logique de la relation entre V et C dans le système pur, le véritable capital existant sous forme de titres papier de richesse n’est pas simplement , comme le mouvement A-M-A’ du capital dans le modèle pur, une relation sociale de production ; ces titres papier revendiquent la richesse future, d’où qu’elle vienne. De plus, contrairement au capital décrit dans le modèle pur des volumes I et II, ces titres papier bien réels ne peuvent exister que dans un marché régulé par un état et sa banque centrale (et ceci aussi ne figure que dans le volume III), c’est à dire avec le soutien de la puissance armée de l’état et du pouvoir de l’état de décréter l’impôt. Les actions, obligations et titres de revenus fonciers sont bien antérieurs à la complète domination du capitalisme en soi. Pendant la transition proto capitaliste en Europe entre le XVème et le XIXème siècle, la première phase d’accumulation primitive du capital issu de la féodalité, ces titres papier étaient par nature des autorisations de pillage soutenues par l’état, comme on le constate dans les chartes émises par les gouvernements mercantiles pour que les percepteurs collectent l’impôt de la paysannerie française, pour les trafiquants d’esclaves africains, pour les pillards espagnols du Nouveau Monde, ou pour les loups de mer anglais qui pillaient les pillards espagnols. Les marxistes contemporains oublient parfois que les actions, les obligations, les hypothèques, l’assurance, les instruments de la dette d’état et même la banque centrale sont historiquement antérieurs à la domination des relations de valeur dans le processus premier de production. Ce qui différencie le capitalisme du proto capitalisme mercantile est précisément la prépondérance du processus de production immediat dans la production de richesse (en tant que valeur excédentaire) pour valoriser les titres papier, mais à cause de la réalité actuelle de l’accumulation primitive dans le capitalisme mondial, ces titres papier n’ont jamais perdu - loin de là - leur caractère d’origine d’autorisations étatiques à piller la richesse à l’intérieur ou à l’extérieur du système pur. Aujourd’hui, nous voyons ce pillage dans les trillions de dettes qui écrasent les économies du Tiers Monde ; nous le voyons dans les destructions massives de l’environnement. Nous le voyons dans le réchauffement global causé par les émissions de combustible fossile, émissions technologiques et combustibles qu’une société saine aurait depuis longtemps rejetés et remplacés. Nous le voyons dans le flot de migrants qui fuient les régions du monde ruinées par des décennies de paiement des intérêts de la dette. Nous le voyons dans la prolifération de systèmes d’allocations chômage à l’américaine et dans la multiplication des travailleurs pauvres. Dans tous ces cas de non reproduction, c’est le capital fictif qui est à l’oeuvre. Examinons à présent l’histoire de ces autorisations à piller soutenues par la puissance armée de l’état telles qu’elles se sont développées pour atteindre leur forme contemporaine. La “ guerre de trente ans ” 1914-1945 fut essentiellement une guerre destinée à déplacer le centre de la finance mondiale de la Grande-Bretagne vers les USA. Ce fut fait lors des accords de 1944-1947 qui créèrent le FMI et la Banque Mondiale, suivis par le Plan Marshall. Grâce au système de Bretton Woods (1944-1973), les USA ont acquis une capacité sans précédent à pomper la richesse mondiale au moyen d’un dollar surévalué, à la suite des dévaluations forcées en Grande-Bretagne, en France et en Allemagne après 1945. Toutes les marchandises en provenance d’Europe et du Japon (pour ne pas citer le Tiers Monde) arrivant aux USA contenaient un élément de “ pillage ” tel que nous l’avons décrit plus haut. Toutes les acquisitions américaines de capital équipement, de propriété foncière, etc., surtout en Europe, relevèrent de ce genre de pillage. Cette richesse passa dans les bilans, privés et publics, du capitalisme américain, tout à fait indépendamment des profits produits lors du processus de production immediat aux USA mêmes, comme on pourrait le déduire des mécanismes décrits dans le volume III du Capital. Alors que les USA incarnaient de toute évidence l’économie capitaliste la plus avancée après 1945, on pouvait en fait y distinguer un courant souterrain statique qui a une grande importance pour notre histoire. Ils furent frappés par des récessions en 1948-49, 1953-54 et surtout en 1957-58. C’est en essayant de mettre à plat ce système que nous voyons le lien entre le capital fixe surévalué et le système de crédit international dans son ensemble. Les USA connurent des déficits de la balance des paiements à partir de 1950 (alors que la balance commerciale resta favorable jusqu’en 1971, année de l’écroulement du système de Bretton Woods). Ces dollars qui s’accumulaient à l’étranger furent d’abord utiles à la reconstruction en Europe et en Asie. Mais après la récession de 1957-58, ils commencèrent à devenir pléthoriques, et la crise du dollar surévalué devint plus apparente. (Quand le “ dollar malade ” devint un problème en 1958, le total de “ dollars nomades ” détenus à l’étranger s’élevait à 30 milliards. Aujourd’hui, le total des dollars américains détenus à l’étranger est de 10 trillions.) C’est ainsi que commença le processus, dont nous espérons qu’il atteint son paroxysme aujourd’hui, par lequel les détenteurs étrangers de “ dollars nomades ” les réinvestissaient sur les marchés américains, permettant aux USA de creuser leurs déficits à l’étranger et d’acheter des actifs étrangers avec des dollars surévalués. Cela consistait en fait à acheter des actifs étrangers avec leurs propres dettes. Ce financement de l’économie américaine avec ses propres déficits de la balance des paiements croisait l’élément fictif du capital fixe américain de la façon suivante. Alors que le reste du monde, en reconstruction après la guerre à l’aide d’une technologie de pointe, rattrapait, puis dépassait des secteurs de plus en plus nombreux de l’industrie américaine en stagnation, le capital fixe américain était, en termes reproductifs, (c’est à dire selon les coûts de remplacement du moment), déjà prêt à être dévalorisé. Mais, contrairement aux marxistes qui habitent le modèle pur du Capital où ne vivent que des capitalistes et des travailleurs, les capitalistes résistent énergiquement à la dévalorisation immédiate de leurs capitaux actifs chaque fois et partout où cela est possible. (Il nous suffit de regarder le Japon des dix dernières années où la banque centrale, grâce au système bancaire, garde d’énormes actifs fonciers et industriels à des valeurs papier gonflées.) La profonde récession américaine de 1957-58 était, répétons-le, le début de la crise de Bretton Woods et par là de “ l’impérialisme du dollar ” dominé par les USA. Elle marqua le début de la désindustrialisation des USA, puisque l’investissement rentable dans la production américaine ralentissait fortement et se déplaçait à l’étranger. C’est un exemple éblouissant de la façon dont le capital fixe surévalué d’entreprises endettées n’est pas immédiatement passé aux profits et pertes mais passe dans la circulation générale grâce au système de crédit. Il circule comme une bulle de promesses en l’air, de non liquidité potentielle (non convertibilité en liquide, comme dans une liquidation de crise) tant que la combinaison de la valeur excédentaire et du pillage (défini plus haut) soutient les titres papier qu’il invente. En 1971, les USA désolidarisèrent le dollar de l’or et en 1973, on se sépara pour de bon du taux fixe. Le monde sombra dans le pire ralentissement (1973-75) depuis la guerre. Selon la formule concise de Michael Hudson, le monde passa d’un standard de “ papier or ” à un standard de “ papier papier ” et, depuis lors, est de fait sur un standard dollar. Les dollars américains ne cessent de s’accumuler à l’étranger, on estime à présent leur endettement net à 2 trillions (8 trillions en participations à l’étranger contre 10 trillions détenus par des étrangers). Les USA, comme la Grande-Bretagne avant eux, sont devenus une énorme économie rentière, et toute tentative d’isoler les profits des compagnies américaines dans le pur modèle du capital et des travailleurs est condamné à n’être qu’un exercice empirique mal inspiré. Notre scénario de base est maintenant en place, même si les USA ont réussi à retarder le jour du jugement dernier pendant trente ans. Les USA ont relancé leur économie après le ralentissement de 1973-75. L’arrivée au pouvoir de Thatcher en Grande-Bretagne en 1979 et de Reagan aux USA en 1980 visait précisément à utiliser l’action de la banque centrale pour empêcher une déflation générale des actifs en interrompant à la fois la reproduction de la force de travail et du capital équipement en faveur des taux de profit. En 1984, les USA passèrent de la position de plus grand créancier mondial à celle de plus grand débiteur mondial et ils n’ont jamais regardé en arrière. Depuis les crises mexicaine et brésilienne de 1982 jusqu’à la “ crise tequila ” au Mexique en 1994, la gestion de crise a consisté à autoriser la bulle de non liquidité en expansion à circuler à une échelle mondiale sur le mouvement A-C-A’, quelles qu’en soient les conséquences pour la reproduction matérielle. En 1997-98 survint la crise asiatique. En 1998 ce fut la faillite de la Russie et le renflouement de la société d’investissement Long Term Capital Management (avec à la clé pour cette dernière 1 trillion d’actifs impliqués potentiellement non liquides). L’an 2000 vit la fin de la bulle “ high tech ” et le début de trois ans (et nous comptons encore) de marchés mondiaux déprimés et d’une possible déflation mondiale. En 2001 l’Argentine fit faillite. Au moment où nous écrivons, la Banque Fédérale de Réserve essaie de regonfler massivement le système de crédit américain, en parlant désormais ouvertement d’une possible dégringolade déflationniste. Nous n’avons pas encore entendu la fin de cette histoire, la phase (que nous souhaitons finale) du développement capitaliste.

(Ce texte se trouve sur le site Break Their Haughty Power a http://home.earthlink.net/~lrgoldner)

Crise de la liquidité internationale et lutte des classes

Première approximation

par Loren Goldner

Au moment où j’écris ces lignes, fin octobre 1998, la dernière phase de la crise financière mondiale semble marquer une pause.

Ce texte, de taille réduite, ne prétend pas fournir une analyse des causes dernières de cette crise. Selon moi, la situation actuelle n’est que la dernière résurgence d’une crise dans le processus d’accumulation qui s’était déjà manifestée vers 1965 lors des récessions simultanées aux Etats-Unis, en Allemagne et au Japon (1967), annonçant que le boom de l’après-guerre tirait à sa fin. Ce boom, qui n’était que la traduction du redressement économique consécutif à la crise des années 30, a démarré en 1938 et s’est terminé partout dans le monde avec la crise de 1973-75. En conséquence, il doit être à son tour replacé dans le contexte de la "Guerre de Trente Ans" de la période 1914-1945, pendant laquelle la viabilité du capitalisme comme système mondial a pour la première fois été remise en question, et qui a vu celui-ci s’en sortir à travers les guerres inter-impérialistes, la récession, le fascisme, le Stalinisme, les Fronts Populaires, les "Fronts de Libération Nationale" et plus récemment en 1989-1991 à travers le triomphe mondial, éphémère et illusoire, d’un "capitalisme démocratique libéral" retapé pour les circonstances.

Je n’ai pas l’intention de rentrer trop avant dans les débats sur la théorie marxienne des crises et dans les oppositions entre Hilferding, Luxembourg, Boukharine, et Grossman. Pourtant, il ne s’agit aucunement de débats "théologiques" : toute affirmation "empirique" reflète une prise de position, implicite ou explicite, par rapport à une théorie et à différentes propositions de nature programmatique. En prenant connaissance des remarques qui vont suivre, les lecteurs verront vite que je m’inscris dans une variante du courant Luxembourgiste. Je pense que la plupart d’entre eux se réjouiront avec moi de la décomposition, ces 25 dernières années, de l’école de pensée du "capitalisme de monopole", qui va de Hilferding, Hobson, Lénine et Boukharine, jusqu’à ses derniers partisans dans les années 70, Amin, Emmanuel, Bettelheim et Mandel, en passant par Baran, Sweezy et Magdoff. Le "Marxisme keynésien" hybride de Robinson, Kalecki, Sraffi etc., qui avait atteint son apogée avec la théorie des crises dite de la "poussée salariale" chez des auteurs comme Hirst et Hindness et dans des traités authentiquement théologiques sur le prétendu "problème des transformations", a perdu également tout son crédit.

A mon avis, on peut être en désaccord sur certains fondamentaux et tirer cependant profit d’un débat sur un nombre restreint d’analyses de l’actualité et des évolutions contemporaines.

Le capitalisme est un système de valorisation. Le capital est avant tout une relation sociale, au sein de laquelle la force de travail est transformée en une marchandise : le travail salarié. Mais en pratique, le capital ne se présente aux capitalistes que comme une capitalisation d’actifs produisant du profit, des intérêts et de la rente foncière. D’un point de vue plus fouillé, le profit, l’intérêt et la rente foncière ne sont qu’une répartition de ce que les marxistes appellent la "plus-value" disponible. Du point de vue plus superficiel de la pratique capitaliste quotidienne, le profit, l’intérêt et la rente foncière se présentent comme des actions, des obligations, et des contrats etc., autant de papiers qui sont des "titres à la richesse" et qui donnent aux entrepreneurs, aux banquiers et aux propriétaires fonciers le droit à une part de la plus-value.

Si l’on s’en tient à la surface des choses, le terme de "valorisation" traduit le fait que des capitalistes individuels "injectent" une quantité M d’argent dans des investissements dont ils attendent, à terme, qu’ils leur rapportent une quantité accrue d’argent M’. Tant qu’une plus-value suffisante est disponible pour soutenir les taux de rendement attendus, en profit, intérêt et rente foncière, la "valorisation" continue. Quand cette plus-value n’est plus disponible, c’est la crise, et ces "titres à la richesse" sont détruits ou dévalués. Dès qu’un nouvel équilibre est rétabli entre le profit, l’intérêt, la rente foncière d’un côté, et la plus value disponible de l’autre ÷ et cela quel que soit le coût matériel encouru par la société ( récession, guerre, misère, maladies, diminution de l’espérance de vie ) ÷ un nouveau cycle peut commencer. Une crise comme celle que nous connaissons actuellement se produit parce que tous les titres au profit, à l’intérêt et à la rente foncière ne peuvent être "valorisés" par la plus-value disponible. Ces titres sont des FICTIONS qui doivent être détruites par la "dévalorisation". Voilà, en première approximation, ce qu’entraîne une "fusion financière mondiale".

Aujourd’hui, nous pouvons observer ces fictions ( capital fictif ) dans les vastes "actifs non exploités" des banques japonaises, dans les dettes extérieures que la Thaïlande, l’Indonésie, la Russie, la Corée du Sud, le Mexique et le Brésil ne pourront jamais rembourser ; dans les fonds de pensions qui se révèlent subitement insolvables, comme le "Long Term Capital Management" dont la liquidation aura eu des répercussions sur plus d’un milliard de dollars d’actifs ; dans les biens immobiliers de l’Etat encore non liquidés au Japon, en Chine, à Hong Kong, aux Etats-Unis et en Europe ; dans les milliards de dollars en bons du Trésor américain détenus, dans une large mesure, par des étrangers ; dans le service de la dette, celle du gouvernement des Etats-Unis, celle du Tiers-Monde, celle des entreprises, celle des consommateurs à tous les niveaux de la société ; et pour terminer cette liste par ce qui est peut-être le plus important à long terme, dans le capital fixe des usines dont la valeur a fondu suite à l’innovation technologique ou à une surcapacité importante du secteur. Tous ces titres à la richesse doivent être valorisés par une plus-value disponible ou doivent être détruits (et des milliards ont déjà été détruits). Mais la dévalorisation n’est pas une simple procédure comptable, brutale, anarchique et dispendieuse : en s’attaquant au salaire social total, les capitalistes tentent par tous les moyens de reporter sur la classe ouvrière les coûts nécessaires au maintien de ces valeurs menacées. Keynes avait indiqué il y a déjà longtemps que les travailleurs accepteraient plus facilement une érosion de leur revenu par l’inflation et l’impôt que par une retenue effectuée directement sur leur salaire par leur employeur, mais il a fallu attendre les années 60 pour que le système mette pour de bon ses conseils en pratique. Par exemple, quand le gouvernement des Etats-Unis "nationalise" les prêts bancaires douteux au Brésil et au Mexique, comme il l’a fait en 1982, ou encore les dizaines de milliards de dollars de la faillite des caisses d’épargne, comme il l’a fait en 1991, tous les travailleurs sont mis à contribution pour payer ces nouvelles rallonges de la dette nationale, tout comme ils doivent déjà payer les 15% des dépenses gouvernementales qui sont aujourd’hui dédiés de fait au service de la dette. Quand l’équipe de "secours" du FMI demande à l’Indonésie de s’engager dans une vente bradée des biens nationaux, sa seule préoccupation, c’est que celle-ci continue à payer ses dettes, quoiqu’il en coûte aux indonésiens.

Ce que nous avons pu observer depuis juillet, c’est une crise de liquidité classique, du type de celles décrites par Marx dans les Sections IV et V du volume III du Capital (si l’on met de côté, bien évidemment, la question des flux d’or, aujourd’hui dépassée). Une crise de liquidité est une fuite panique vers l’argent liquide ou quasi-liquide. Le directeur de la Banque Fédérale de Réserve des Etats-Unis, Alan Greenspan, a déclaré qu’il n’avait jamais rien vu de semblable à la situation actuelle depuis cinquante ans qu’il étudie l’économie américaine. Il veut dire par là que pour la première fois dans l’histoire de l’après-guerre, la menace principale n’est pas une inflation mais une déflation mondiale. Les récessions de l’après-guerre (et particulièrement celles de 73-75, 80-82 et 89-92, les plus profondes depuis la fin du boom) ont toutes été provoquées par une hausse brutale des taux d’intérêts qui visait à étouffer dans l’þuf toute menace d’inflation galopante. Bien sûr, une explosion inflationniste comme celle qui a menacé le système entre 1978 et 1980 aurait automatiquement été suivie par une explosion déflationniste si elle n’avait été contenue par une politique draconienne de gestion des crédits, laquelle, en définitive, a écrasé le niveau de vie de la classe ouvrière. Chaque "menace inflationniste" cache la "menace déflationniste" plus grave de la dévalorisation. Mais il y a encore six mois, l’attention de la plupart des analystes officiels, toujours en retard d’une bataille, était rivée sur un possible retour de l’inflation ; aujourd’hui, le spectre qui hante ouvertement les banques centrales et les salles du conseil des grandes entreprises, c’est une faillite déflationniste aussi importante que celle de 1929, ou plus importante encore.

Je voudrais attirer l’attention sur un aspect central, quoique que souvent négligé, de la crise, dont nous n’avons eu encore qu’un avant-goût. Il s’agit de la question de la liquidité internationale. Pour ce faire, comme dans notre introduction, nous devrons mettre entre parenthèses certaines questions fondamentales, non parce qu’elles ne seraient pas vraiment fondamentales, mais parce que, à mon avis, elles ne peuvent être abordées ni traitées de manière sérieuse dans le cadre de ce texte. Il s’agit :

1) des limites "profondes" du mode de production capitaliste, ou de la superannuation de la loi de la valeur ;

2) de la question des "modèles fermés" des volumes I et II du Capital (un modèle où les seuls acteurs sont les capitalistes et des travailleurs, toutes choses égales par ailleurs) opposés au "modèle ouvert" du volume III, avec en particulier la question de l’interaction entre le "système fermé" et les couches sociales non-capitalistes - petits producteurs et paysans - (cf. là encore, Rosa Luxembourg) ;

3) du rôle de l’activité autonome de la classe ouvrière dans le développement de la crise ;

4) de la question du travail productif opposé au travail improductif (que j’estime au minimum à 40-50% de la force de travail dans des pays comme ceux de l’OCDE) ;

5) de la façon dont le capital fictif trouve son origine dans la sphère de production elle-même (cela concerne essentiellement le passage des volumes I & II au volume III).

Chaque participant pourrait certainement rajouter encore d’autres points. La question de la liquidité internationale est par ailleurs "à la une" de l’actualité car nous venons juste de franchir une étape supplémentaire dans l’engrenage d’une crise mondiale de liquidité dont nous sommes loin d’avoir vu la fin.

La question de la liquidité internationale a joué un rôle fondamental depuis la fin des années 50, bien qu’elle n’ait jamais été posée ouvertement, si ce n’est dans des cercles de spécialistes et par une poignée de marxistes. De manière intermittente, elle a quand même été portée sur le devant de la scène, pour être ensuite oubliée jusqu’au stade ultérieur de la crise. Je pense cependant qu’il s’agit d’une question centrale, parce que c’est là notamment que l’on peut voir le "capital fictif" surgir jusque dans l’actualité, dictant les modalités d’interventions des différents acteurs.

Se poser aujourd’hui la question de la liquidité internationale, c’est avant tout se poser la question de "l’étalon dollar" sur lequel le monde a reposé depuis l’instauration du système de Bretton Woods en 1944, et de manière plus évidente depuis l’abandon de ce système en 1973 qui fut l’annonce officielle de la plus forte récession depuis 1938. Certes, le système de Bretton Woods était basé sur un étalon "échange-or" dans lequel le dollar était considéré comme "aussi bon que l’or". Mais les Etats-Unis ont fait pression dès 1967 sur les détenteurs de dollars étrangers afin qu’ils ne les convertissent pas en or, comme ils auraient pu le faire en principe et comme certains le firent effectivement. En août 1971, les Etats-Unis décident alors - et ce n’est qu’une des nombreuses mesures unilatérales caractéristiques du nationalisme économique américain - de "fermer le guichet de convertibilité de l’or en dollar", imposant une réévaluation forcée du yen et du mark de 30 %. La réforme de décembre 1971 du système de Bretton Woods, que Nixon tenait pour "le meilleur accord monétaire de l’Histoire", n’a tenu que 14 mois ( jusqu’en mars 1973) et a été immédiatement suivie de la plus profonde récession mondiale depuis la dépression des années 30. (Le réajustement des rapports yen-dollar, actuellement en cours, soulève des inquiétudes semblables.)

En quoi une question en apparence aussi pointue que celle de la liquidité internationale est-elle d’un intérêt central pour les marxistes ? Beaucoup d’autres approches, ricardienne, keynésienne, monétariste ( sans parler de celle des "gold bugs" ou de ces cinglés de populistes qui ont théorisé le "funny money") peuvent s’accorder sur de nombreux points avec ce qui va suivre. Et des auteurs aussi divergents que Robert Triffin, Jacques Rueff, Hyman Minksy, ou Harry Magdoff, pour ne citer que ceux-là, ont déjà abordé certains aspects de ce qui nous intéresse ici. On peut également rappeler les écrits moins connus de Keynes sur les balances sterling, la question de la monnaie indienne, les réparations de guerre allemandes, et sur les aspects les plus marquants du système de Bretton Woods qu’il a contribué à créer. A cette époque personne n’avait encore osé, comme le firent des universitaires américains après-guerre, le relooker en théoricien béat d’un capitalisme débarrassé des crises grâce aux "stabilisateurs organiques" et à la "gestion de la demande". Ce qui nous distingue de ces approches, nous, marxistes, c’est la conviction qu’il y a une contradiction fondamentale dans l’accumulation capitaliste ÷ la limite du mode de production capitaliste étant le capital lui-même. Les procédés technocratiques d’élimination de ce "capital fictif", aussi brillants soient-ils, ne pourront jamais résoudre une telle contradiction, mais seulement la faire remonter à la surface des choses.

Ceci dit, le capital "fictif" a bien une existence réelle, et il tue, comme nous pouvons nous en rendre compte tous les jours. La question qui se pose à nous aujourd’hui, c’est celle de l’interaction entre cette "contradiction fondamentale" sous-jacente d’une part, et les événements en cours et la lutte des classes d’autre part.

Entre 1958 et 1968, alors que la question des rapports de l’or et du dollar était le domaine réservé des seuls spécialistes, la "bulle fictive" - que l’on comptait à l’époque en dizaines de milliards de dollars, et non en milliers de milliards de dollars comme maintenant ÷ a pour la première fois attiré l’attention. Mais combien de militants de 1968 en avaient entendu parler à l’époque, ou pourraient même maintenant en donner une définition significative, sans même expliquer comment cette réalité a pu modeler les événements qui ont suivi ? Ce qui a fait sortir la question de la liquidité internationale du débat académique de spécialistes pour la porter au premier plan, c’est le fait qu’elle se situe au cþur du commerce international, de l’investissement, des flux de capitaux etc. , et finalement au cþur de l’accumulation telle qu’elle apparaît aux capitalistes, qui malheureusement, et jusqu’à la révolution à venir, ont une influence prépondérante sur nos vies. Ce que nous observons aujourd’hui, et qui risque de provoquer une panique générale, s’est en fait produit de nombreuses fois et a déjà presque mené à une telle panique en mars 1968, pendant l’été 1974, et pendant la ruée vers l’or entre 1978 et 1980. Comme Marx l’a écrit dans le chapitre sur le "monnaie mondiale" au début du volume I (je cite de mémoire), "l’argent n’atteint son concept qu’en tant qu’argent mondial". Depuis le XVesiècle au moins, le capital a toujours impliqué un système de prêts internationaux étroitement lié aux banques et à la dette des Etats. Celle-ci est garantie par le pouvoir d’impôt de l’Etat, ce qui constitue une explication de fond à la nature politique, en dernier ressort, du capital.

L’histoire du système bancaire est à ce titre instructive. Au tout début de l’Europe moderne, les foires commerciales internationales - qui duraient plusieurs semaines ÷ se soldaient par l’annulation des crédits et des débits entre tous les commerçants, l’excédent étant payé en or. De la même manière, à une période du XIXesiècle où l’étalon or classique avait une certaine réalité, les pays qui formaient le cþur du capitalisme - principalement dans l’atlantique Nord - définirent des balances de commerce. L’or comme "argent mondial" - de l’argent qui a "atteint son concept" - était un "totem", c’est-à-dire la représentation d’un excédent dans le commerce international dont la présence ou l’absence pouvait décider de l’expansion ou de la contraction de l’économie intérieure d’un pays. On retrouve ce concept de "totem" jusque dans le secteur textile de New York au XXe siècle, appliqué aux balles de vêtements qui transitaient entre les magasins. Tant que toutes les personnes concernées s’accordent sur la valeur de ce "totem" et la forme matérielle particulière qu’il doit revêtir, tout peut servir de "marchandise universelle", d’étalon ou d’équivalent pour toutes les autres marchandises au sein d’un système de commerce. (La question de savoir comment l’or a acquis ce statut dans le capitalisme ne nous intéresse pas ici).

En mettant de côté le débat épineux sur la réalité pratique de l’étalon or au XIXe siècle (cf., là encore, les volumes III, sections IV et V du Capital), le capitalisme du XXe siècle a connu une innovation sous l’hégémonie britannique avant 1914, qui sera ensuite perfectionnée sous l’hégémonie américaine après 1944 : l’"hégémon" du système mondial imposa sa monnaie comme "papier or". L’or cessa, même en théorie, d’être le "totem" qui servait à dresser les comptes des balances commerciales, et devint une "monnaie de réserve" internationale détenue par les banques centrales des pays dotés d’un excédent commercial. Encore plus fort, les pays disposant d’un excédent commercial réinvestissaient ce "totem" sur les marchés de capitaux, marchés d’actions, obligations d’état, etc. de cet "hégémon" - ils y étaient souvent obligés - rendant ainsi possible un élargissement ultérieur du crédit et une accentuation du déficit commercial de celui-ci. Ce que l’Angleterre n’avait réussi à imposer qu’à ses propres colonies et au monde semi-colonial, par exemple en Argentine - la fameuse question des "balances sterling" - , les Etats-Unis l’ont imposé dans le monde entier par la domination du système de Bretton Woods, et encore, par la suite, après la disparition de ce système. Le résultat net permet à l’"hégémon" de financer l’ensemble de son système de crédit, de son investissement (y compris l’investissement à l’étranger) et de son commerce avec le déficit de sa propre balance de paiements. (Au milieu des années 60, les sociétés américaines achetaient l’industrie européenne avec des dollars surévalués en recyclant les déficits des paiements américains). Jacques Rueff, principal conseiller économique de De Gaulle dans ses velléités périodiques de résistance nationaliste à l’hégémonie américaine, décrivait ainsi la position des Etats-Unis dans le système de Bretton Woods (à nouveau, je cite de mémoire) : "J’achète un costume à mon tailleur, et je lui donne un sou. Il me prête ce sou, que j’utilise pour lui acheter un nouveau costume, et ainsi de suite à l’infini". Michael Hudson, décrivant la faillite du système de Bretton Woods entre 1971 et 1973, estimait que le monde était passé d’un "système de papier or à un système de papier papier".

La plupart des économistes - et de trop nombreux marxistes - prennent l’argent pour un simple instrument de représentation de transactions commerciale réelles. Mais les longues sections IV et V du volume III du Capital démontrent bien comment, à travers le système de crédit, une "demande fictive est créée" et mise en circulation qui n’a pas sa contrepartie dans des avoirs réels. A l’époque de Marx, aucune banque centrale n’avait encore introduit l’ingénieux "papier or" que ses partenaires dotés d’un excédent commercial allaient recevoir en remplacement de biens réels. On était encore loin du "papier papier" et de ces milliers de milliards de dollars aujourd’hui détenus par des étrangers et qui représentent au moins cinquante années de déficits de la balance des paiements américaine, bien loin encore des trente ans de déficit de la balance commerciale américaine. Ce "dollar overhang" est aujourd’hui au cþur de la question de la liquidité internationale. Il est l’équivalent moderne, à double tranchant, du "totem" utilisé pour régler les transactions, sauf qu’à la différence de son prédécesseur, l’or, ou même l’humble balle de vêtement du secteur textile new-yorkais, ce totem représente désormais une énorme "patate chaude" fictive qui ne correspond à aucune production réelle ni à aucune marchandise tangible. Ces actifs en dollars, qu’ils soient détenus en actions, en obligations, en bons du trésor américain, ou comme réserves à la Banque du Japon, exigent un taux de rendement, une valorisation, comme tout capital argent. La quantité M d’argent investie dans ces actifs doit, après une certaine période, retourner à leurs détenteurs sous la forme d’une quantité d’argent M’ accrue. La richesse requise pour faire perdurer ce "cercle vertueux" doit être tirée de l’accumulation mondiale au même titre que les autres droits au profit, à l’intérêt ou à la rente foncière. Cette bulle d’air chaud qui plane au dessus du monde économique et menace d’imploser depuis quarante ans, n’a cessé de gonfler en étirant toujours plus sa "zone élastique", à tel point qu’elle a aujourd’hui dépassé les prévisions les plus pessimistes de la phase première de la crise.

Loin de moi l’idée que la crise du système mondial pourrait être résolue par une nouvelle conférence de "Bretton Woods" qui réformerait la finance internationale, bien qu’une telle conférence pourrait certainement en atténuer les effets - comme on l’a vu pendant ces quarante dernières années - avec des mesures de rafistolage ad hoc qui sont en définitive payées par les travailleurs. Mais l’Histoire montre que de telles conférences ne se produisent qu’une fois que les parties en conflit ont réglé leurs contentieux dans une catastrophe économique, dans des guerres commerciales ou militaires etc., la situation qui en découle pouvant alors être formalisée dans des traités internationaux. Et je doute que les Etats-Unis abandonnent, sans y être forcés, les avantages que leur position d’hégémonie leur confère.

En revanche, je pense que si nous voulons comprendre ce qui distingue cette crise de liquidité de celles qui l’ont précédée, nous devons commencer par analyser la liquidité internationale dans ses formes actuelles.

Le "papier" or puis le "papier papier" ayant remplacé l’or comme "totem" pour le règlement des comptes internationaux, une certaine contradiction s’était instaurée entre l’utilisation intérieure de la monnaie d’une nation et son utilisation internationale. De quelque point de vue que l’on se place, ces deux dimensions n’avaient pas été réglées d’avance pour fonctionner en harmonie.

A partir de 1958, et surtout autour de 1968, les détenteurs étrangers de dollars ont vu la valeur de leurs actifs rongée par l’inflation américaine, tandis que la politique de crédit des Etats-Unis devait subordonner de plus en plus la croissance économique intérieure à la menace de voir ces détenteurs étrangers faire chuter massivement le dollar. En 1978-1980, ce risque était palpable. En octobre 1979, la Banque Fédérale américaine dut augmenter d’un seul coup son taux d’escompte de 2% pour le prévenir, provoquant ainsi une contraction du crédit qui a mené à la grave récession des années 1980-82. Au début du siècle, l’économie britannique avait pareillement été assommée par un taux d’intérêt élevé qui servait les intérêts financiers de la City et privait l’industrie des investissements nécessaires. L’argent, en tant qu’"argent mondial", en tant qu’argent "atteignant son concept", n’est pas qu’un simple instrument ; ce "totem" fictif implique une gestion qui, à certains moments, ravage la production réelle. Et cela apparaît au grand jour, encore plus qu’ailleurs, dans les problèmes que l’"hégémon" rencontre dans la gestion de la finance internationale.

Comme je l’ai indiqué plus haut, aucune des analyses ci-dessus n’est spécifiquement marxiste ; on peut en trouver des variantes aussi bien dans certains commentaires bourgeois de qualité que dans les théories marginales du "funny money" (sans parler des théories fascistes). Comme je le disais en introduction, je souhaite, dans cet échange de vues, réduire au minimum la place de ce type de "théologie" dont nous voyons là les limites. Je vais donc exposer brièvement ma position, et j’espère que chacun fera également preuve de la même concision dans sa réponse. Dans le cas contraire, nous nous lancerions dans de grandes dissertations sur la composition organique du capital, la signification de la chute du taux de profit, les problèmes rattachés à la notion de transition introduite par Rosa Luxembourg entre les volumes I et II du Capital d’une part et le volume III d’autre part (la question de la reproduction élargie), le prix et la valeur, l’opposition entre Grossman et Luxembourg, etc. Et nous risquons ainsi de voir nos discussions sombrer rapidement dans l’ennui des équations différentielles et autres discussions des pages du schéma de reproduction de la fin du volume II du Capital. La "critique de l"économie politique", tout comme "l’économie", peut facilement tourner à la "science funeste" (la "merde économique" avec laquelle Marx espérait en finir · en 1857 !) si elle n’est pas étroitement liée à un engagement sensible dans les questions posées par l’époque, et à une stratégie d’intervention. A l’inverse, à trop privilégier ce dernier aspect, le commentaire dégénère en un journalisme impressionniste sans fondement théorique sérieux. J’insiste une fois de plus : je ne souhaite en aucun cas traiter ces questions de manière simplificatrice, je voudrais simplement qu’elles soient discutées sans entraîner une remise à plat des "fondamentaux". Je souhaite que l’on débatte, si possible, des "zones grises" de chevauchement plutôt que de la solidité des fondations.

Nous y voila donc. Le "système fermé" des volumes I et II se compose exclusivement des capitalistes et des travailleurs salariés. Rappelons que Marx suppose dans son exposé que

1) il y a reproduction simple ;

2) il n’existe aucune population non-capitaliste (petits producteurs, paysans), ni aucun autres modes de production ;

3) toutes les marchandises s’échangent à leur valeur réelle ;

4) il n’y a pas de système bancaire.

Le "système ouvert" du volume III ( abordé à la fin du volume II avec un exposé sur la reproduction élargie) commence à introduire chacune de ces réalités. S’il n’y avait dans le monde que des capitalistes et des travailleurs salariés, s’il n’y avait pas de système de crédit, on pourrait alors observer, au niveau même de la pratique capitaliste quotidienne, une sorte de relation algébrique entre la composition organique du capital et la "chute du taux de profit".

Mais un tel monde n’existe pas et n’a jamais existé, d’où la nécessité de ce débat.

Ce qui distingue une analyse marxiste de la "liquidité internationale" de toutes les autres approches du même "mammouth", c’est l’affirmation que le "totem" fictif - la bulle "d’air chaud" formée par ces milliers de milliards de dollars qui circulent aujourd’hui et constituent le "dollar overhang" détenu par des étrangers - provient du "système fermé" composé des capitalistes et des travailleurs salariés.

La pratique capitaliste, je le répète, ne connais rien des catégories de notre analyse. Elle ne connaît que la "capitalisation" d’actifs qui produisent un "cash-flow" en profit, intérêt ou rente foncière (la "capitalisation" se calcule en rapportant le cash-flow généré par un titre en profit, intérêt et rente foncière, au taux général de profit : par exemple, une obligation produisant 5$ d’intérêt annuel dans un environnement où le taux de profit disponible est de 5% se voit attribuée une "valeur" de 100 dollars). Un taudis ou une usine décrépie "valent" de la même manière une certaine "capitalisation" de leur cash-flow. Pour reprendre le vocabulaire que nous utilisons ici, une telle "capitalisation" est "fictive", parce que la "valeur nette" d’un actif peut très bien n’avoir que peu de rapport avec le coût social réel de sa reproduction. En réalité, le "prix" capitalisé d’un avoir ne coïncide avec la valeur sociale de sa reproduction qu’au terme d’une récession économique. Ces derniers mois (plus précisément depuis la dévaluation de la baht thaïlandaise en juillet 1997), l’observation des soubresauts des valeurs fictives nous a donné un avant-goût d’un tel processus. Posée d’une autre manière, la question des "fictions" que nous avons abordée plus haut se réduit donc à la celle de l’alignement des capitalisations sur la plus-value réellement disponible.

A l’intérieur des "systèmes purs" des volumes I et II - où seuls existent les capitalistes et les travailleurs salariés - la bulle fictive originelle fait son apparition dans les capitalisations de ces avoirs fixes constamment dévalués par l’augmentation d’une productivité du travail aiguisée par la compétition. A cause de la nature anarchique du système, ces actifs ne sont pas régulièrement dévalués afin de rendre compte du gain de productivité qui traduit le coût réel de leur reproduction. Au contraire, ils appellent une valorisation au taux de profit prévalant à ce moment-là, calculé sur la base de la capitalisation d’un cash-flow qui ne tient aucun compte de la valeur réelle impliquée dans la reproduction des bases matérielles.

Cet incrément fictif à la capitalisation se met ensuite à circuler bien au-delà du monde "fermé" des seuls capitalistes et travailleurs salariés, grâce au crédit qui étire la "zone élastique" du processus total de production. C’est par le crédit que les avoirs fixes surévalués, générés dans la sphère de la production elle-même, se mettent à circuler et deviennent impossibles à distinguer d’autres capitalisations du même genre, intérêt, rentes, etc. , et de tous les autres instruments par lesquels est capté le cash-flow total, et donc une part de la plus-value. Le système des prêts internationaux, garanti en dernier ressort par les dettes et le pouvoir d’impôt de l’Etat, permet à la bulle fictive issue de la sphère de la production de circuler au niveau mondial, aussi longtemps qu’elle peut être "valorisée" par une plus-value générée ailleurs dans le système. Ce n’est plus possible aujourd’hui, et nous subissons les conséquences infiniment périlleuses de quarante années de crédit sans limite et de racket sur les salaires visant à maintenir à flot les valeurs fictives. A notre époque comme au temps de Marx, alors que "Monsieur le Capital et Mme la Terre dansaient leur ronde macabre", la valorisation des actions, obligations, contrats, "produits dérivés" et autres produits financiers doit à tout prix continuer, quand bien même toutes les Indonésie, les Thaïlande, Les Corée, Les Mexique et autres Russie devraient être dévastés par cette toute dernière mouture de la domination de la mort sur le vivant.

Beaucoup de points ci-dessus demanderaient une attention particulière, ce que l’espace imparti ici ne permet pas :

1) la situation spécifique de la liquidité au Japon, particulièrement dans le système bancaire ;

2) la signification possible d’un "retour à Keynes" que soulève le centre-gauche actuellement dominant en Europe, à savoir la possibilité d’une reflation ;

3) la question de l’euro et de la liquidité mondiale ;

4) la crise asiatique ;

5) le récent ralentissement en Chine, et l’éventuelle dévaluation de la monnaie chinoise (qui tient encore actuellement grâce à la force du yen) ;

6) la résistance sociale aux mesures d’austérité dans différentes parties du monde ;

7) les perspectives d’un nouveau "Bretton Woods" et le rôle éventuel de la gauche bien-pensante dans son avènement ;

8) la rivalité entre les trois zones principales de commerce, qui s’exprime par la crise monétaire ( par exemple, la récente réévaluation du yen ) ;

9) les retenues effectuées sur les revenus de la classe ouvrière à travers les pressions sur le marché de la propriété foncière (la rente) à un moment où le capital fictif a dépassé l’investissement productif ;

10) la question de la liquidité internationale en dollars, à une époque où nous quittons l’ère de l’inflation pour entrer dans l’ère de la déflation.

Voici donc les questions qui me viennent à l’esprit, mais chacun pourra en poser d’autres. Selon moi, aucune d’elles n’est purement académique. Bien au contraire, elles sont un premier pas indispensable dans le développement de perspectives tactiques et stratégiques pour intervenir dans les années à venir. Néanmoins, je vais conclure en exposant certaines orientations où la perspective résumée plus haut prendra un intérêt pratique pour un mouvement visant à abolir le capitalisme.

Jusqu’à maintenant, c’est l’"économie", ce que Marx a appelé la critique de l’économie politique, qui nous a occupé. Mais ce qui se passe dans l’"économie" est étroitement lié à l’action ou à l’inaction de la classe ouvrière pendant la crise. Je doute que quiconque puisse nier que le fait que la classe ouvrière américaine ait accepté avec une certaine indolence une chute de 20% de son niveau de vie, une augmentation de 10 à 20% de sa semaine de travail et beaucoup d’autres attaques sur le salaire social total depuis 1973, a été un élément essentiel de la "restauration de la profitabilité" du capital, dans le boom de la bourse, et dans l’importante redistribution de la richesse vers le haut depuis maintenant trente ans. Cependant, bien que la classe ouvrière des Etats-Unis représente un cas extrême parmi celles des pays "développés", on doit bien reconnaître qu’aucune classe ouvrière n’a eu beaucoup plus de succès dans sa lutte contre l’austérité. Jusqu’à ce jour, la plupart des actions ont été défensives : à travers celles-ci, les travailleurs ont essayé de maintenir le capital dans les règles en vigueur à l’époque du boom économique de l’après-guerre, au lieu de poser la classe ouvrière en tant que base d’un type d’ordre entièrement différent. Les grèves de décembre 1995 en France, les luttes des deux dernières années en Corée sont, à mon avis, des cas exemplaires de ces luttes défensives. En tant que telles, elles ne peuvent réaliser grand chose sur le long terme, sinon forcer les capitalistes à se regrouper pour une nouvelle attaque. Pour devenir une "classe pour soi", plutôt qu’une "classe en soi" (une classe pour le capital), la classe ouvrière doit montrer la voie d’une autre société, qu’elle doit tout d’abord incarner dans son propre mouvement, ce qui implique la formulation d’un programme de transition pour sortir du capitalisme. Cette transition ne sera pas instantanée, mais pourra, fort heureusement, être brève. Il est bien sûr impossible de prévoir les mille manières contingentes par lesquelles cela va se produire, mais quelles que soient ces contingences, il faut d’ors et déjà se confronter à certains problèmes. Il ne nous incombe évidemment pas de faire tourner le capitalisme mieux que les capitalistes. Notre tâche est d’abolir le capitalisme, ce qui signifie en premier lieu abolir le travail salarié. En entamant ce débat sur la liquidité internationale, j’espère faire porter tous nos efforts sur une appréciation plus précise de la conjoncture, tout en essayant de comprendre plus concrètement, d’un point de vue stratégique, comment la classe ouvrière peut devenir la classe dirigeante. Ce qui suppose, entre autres, un programme.

Il y a trente ans, le programme de la classe ouvrière semblait clair. Il fallait lutter contre la "bureaucratie", dans ses variantes démocrates libérales keynésiennes, social-démocrates, staliniennes ou tiers-mondistes. La classe ouvrière allait s’emparer des moyens de production, imposer la démocratie des soviets, et la "libre-association des producteurs" allait remplacer le marché et l’Etat dans la régulation de la production et de la reproduction. Les avant-gardes (pour l’essentiel, des variantes du trotskisme ou des courants qui en sont issus) et l’ultra-gauche (qui trouve son origine dans des variantes du conseillisme) pouvaient certes s’opposer sur le rôle dévolu au "parti" dans la "prise du pouvoir par les soviets" (sans parler des différences d’interprétation quant au rôle joué par celui-ci dans la décomposition des anciens soviets), mais ils étaient quasiment tous d’accord sur le "but" : la gestion directe des moyens de production et de reproduction par les producteurs, ce qu’on pourrait peut-être résumer par la formule "nationalisation sous contrôle ouvrier". Dans l’atmosphère lyrique de 1968, des puristes de l’orthodoxie pouvaient rajouter, par dessus le marché, l’"abolition du travail salarié" et de la production marchande (qui aurait prétendu être "pour" le travail salarié ?). Mais c’était donner à ces questions un caractère central pour le moins discutable dans la compréhension de ce qu’est le communisme. Pour renverser la bureaucratie, la solution c’était la "démocratie", les soviets plus précisément. Cette "utopie syndicaliste", dans ce qu’elle a eu de pire, n’a guère dépassé le projet d’une classe ouvrière gérant démocratiquement cette même société que les capitalistes géraient bureaucratiquement.

La question de la "liquidité internationale" et les sujets qui s’y rattachent devinrent d’un intérêt croissant après 68 à une époque où les vieilles "forteresses ouvrières" (Détroit, Manchester, Renault-Billancourt, Alsace, Ruhr, Turin-FIAT·, lieux de tant de soulèvements ouvriers pendant les années 60) subissaient les assauts simultanés de la robotisation, de la restructuration en petites unités high-tech, de l’externalisation et de la délocalisation de la production de masse dans les zones à bas salaires du tiers-monde, qui allaient anéantir le noyau historique des moyens de production dont les travailleurs américains et européens étaient supposés s’emparer pour les placer sous le contrôle des soviets. De nos jours, particulièrement dans le monde "développé", il y a tant de travailleurs qui accomplissent un travail improductif dans les sphères du "capital fictif" (les banques, les assurances, la bureaucratie d’Etat et des sociétés privées, la publicité), et une si grosse part de la production qui se situe dans des secteurs de destruction sociale (production d’armement, renforcement de la loi ; construction de bureaux, prisons) qu’un grand nombre "d’emplois" devraient tout simplement être abolis, et non placés sous contrôle ouvrier. Trop de prolétaires ont déjà été expulsés de l’ancien processus de production, ou n’y accéderont jamais. L’attaque contre le salaire global a produit à l’échelle mondiale un mouvement jusqu’au-boutiste de rationalisation que les travailleurs se sont révélés, jusqu’à ce jour, pratiquement impuissants à combattre. Marx dit dans le volume III du Capital que "le mode de production capitaliste ne trouve pas sa limite dans la production, ou alors une limite très élastique". Aujourd’hui moins que jamais, le problème de la luttes des classes ne peut se limiter à la question de la production. C’est bien plutôt en se posant du point du vue du "capital social total" (comme le montre le volume III du Capital), de la reproduction et de la valorisation du capital dans son ensemble, que l’on s’aperçoit de l’extrême vulnérabilité du système et que l’on peut espérer voir renaître une "imagination programmatique" allant au-delà de la "nationalisation sous contrôle ouvrier".

Cette orientation qui caractérise le volume III du Capital mène directement, entre autres, à la question de la liquidité internationale car c’est précisément là que l’argent "atteint son concept" et que le capital est reproduit et valorisé.

Pour conclure, évoquons un cas concret : celui des grèves massives de janvier 1997 en Corée du Sud, et de l’effondrement de l’économie coréenne qui s’ensuivit. Toutes ces luttes avaient pour mot d’ordre : "sauvez nos emplois". Ce cri de guerre qui nous est familier, nous l’avons entendu ces vingt dernières années dans le monde entier, dans les luttes petites ou grandes, et plus récemment dans les grèves défaites des dockers de Liverpool, dans le soulèvement, finalement enlisé, des dockers australiens, dans les milliers de combats (perdus pour la plupart) menés contre les fermetures d’usines, le "dégraissage", l’externalisation, les délocalisations. En octobre 1997, la Chine a annoncé 100 millions de licenciements pour 2002·

Imaginez maintenant que dans un pays comme la Corée ou dans n’importe quel autre pays industriel important, des travailleurs dépassent l’alternative "occupation d’usine" - "grève générale" et s’imposent comme l’unique pouvoir en proclamant : "Au diable tous ces boulots, beaucoup d’entre eux sont inutiles socialement et certains sont carrément nuisibles. Nous répudions les dettes étrangères de la Corée et appelons les travailleurs des autres pays à faire de même. Nous répudions l’étalon dollar international et invitons les travailleurs du monde en entier à se joindre à nous pour l’abolir. Nous le remplacerons par un "Bretton Woods" de la classe ouvrière mondiale qui devra établir un programme global de transition pour sortir aussi rapidement que possible du capitalisme. Le monde a aujourd’hui une capacité productive qui lui permet d’abolir partout le travail salarié, et d’abolir ainsi la loi de la valeur capitaliste comme régulateur de la production et de la reproduction. Cela ne peut s’accomplir qu’à l’échelle mondiale, et non à l’échelle d’un seul pays ou d’un petit groupe de pays. Nous appelons à abolir tous les emplois socialement inutiles ou nuisibles (qui n’existent que pour reproduire le capital) et à libérer cette force de travail afin de l’affecter à un travail socialement utile. Ainsi, l’amélioration ultérieure de la productivité du travail que nous estimons socialement nécessaire pourra-t-elle libérer l’humanité du besoin de la "relation de valeur" dans la régulation des échanges. Nous proposons de reconstruire le monde de fond en comble pour que le but de la vie sociale soit désormais l’activité créatrice et non l’accumulation du capital".

Et pour paraphraser ce que qu’une certaine personne proclamait il y a 150 ans, "laissez leur inscrire sur leur banderole non pas "sauvez nos emplois" mais plutôt "abolissons nos emplois, et le système de travail salarié avec".

Même si ce scénario peut sembler bien utopique, ce sont les "nécessités" d’aujourd’hui qui l’imposent à la classe ouvrière, si elle veut dépasser la position de la "classe en soi" qui demande aux capitalistes de "respecter les vieilles règles", et devenir une "classe pour soi" en se posant comme la nouvelle classe dirigeante d’un nouveau type de société. Si cela devait aujourd’hui se produire dans un pays, ce serait selon toute vraisemblance la "Commune de Paris" de notre temps. Elle serait peut-être défaite de manière sanglante, mais comme la Commune de Paris, elle enverrait une onde de choc à travers l’histoire, et ferait disparaître la croyance idéologique quasi-omniprésente aujourd’hui selon laquelle "il n’y a pas d’alternative au capitalisme démocratique libéral et au marché", tout comme la crise de liquidité a fait disparaître cette année le triomphalisme néo-libéral. Si la classe ouvrière mondiale n’arrive pas à éliminer la bulle d’"air chaud" fictif en circulation, elle devra payer le lourd tribut de sa mise en faillite sous la botte du capital.

traduit de l’anglais par Vincent Guillet et François Lonchampt

Ce texte se trouve sur le site Break Their Haughty Power http://home.earthlink.net/~lrgoldner

Webstats4U - Free web site statistics

LE CAPITAL FICTIF POUR LES DÉBUTANTS :
IMPÉRIALISME, « ANTI-IMPÉRIALISME » ,
ET PERTINENCE ACTUELLE DE ROSA LUXEMBOURG

Loren GOLDNER

En février de cette année, la bourse chinoise, que l’on soupçonnait depuis longtemps d’être dans une phase de bulle fugitive plongea, et dans les jours qui suivirent, ce frémissement fut ressenti sur tous les marchés boursiers mondiaux. Au cours des derniers mois, la Chine a atteint la phase « cireur de chaussures » de la spéculation sur le marché populaire (un investisseur américain important prit la célèbre décision de se retirer de la bourse juste avant le crack de 1929 lorsqu’un cireur de chaussures le conseilla sur les actions), et après une correction (pas très bien accueillie), le marché chinois reprit sa course ascendante vers de nouveaux sommets, suivi partout avec soulagement par les investisseurs. Dans une perspective historique à très court terme, nous voyons que le choc mondial déclenché par ce hoquet sur un marché encore relativement réduit (ce que les gens perspicaces appellent « capitalisation totale du marché ») est quelque chose de tout à fait nouveau, impensable il y a seulement quelques années. Le marché chinois est capable d’avoir un tel impact parce que les gens savent que toute pause, pour ne pas dire tendance à la baisse, dans le boom économique du pays (en moyenne plus de 10% de croissance du PNB pendant plusieurs decennies de suite, alors que la Grande Bretagne à son apogée au 19ème siècle semblait très impressionnante à 3 ou 4%) pourrait entraîner la fin de l’euphorie financière mondiale de notre époque. Les initiés et les experts parlent ouvertement et de plus en plus de « quand et pas si » se produira une baisse globale, ou même pour certains, un cataclysme. En élargissant un peu la perspective historique, nous nous souvenons du mythe du poids lourd économique japonais de la fin des années 1980, lorsque le Palais Impérial à Tokyo fut brièvement estimé à une valeur supérieure à tout l’immobilier de Californie. Et nous nous souvenons que ce poids lourd se heurta à un mur en 1990 dans une dégringolade immobilière et boursière qui dura quelques seize années. Il ne semble pas impossible que nous puissions un jour nous remémorer la désintégration du poids lourd chinois actuel de la même manière, mais les conséquences en seront beaucoup plus profondes.
Toutefois, ce sont là des observations presque journalistiques et relativement superficielles de phénomènes découlant de réels problèmes dans le fonctionnement de l’économie actuelle ou, plus précisément, de son non fonctionnement pour une bonne partie de l’humanité.
En fait, ce que nous voyons aujourd’hui n’est que la partie émergée d’un processus en cours depuis la fin des années 1950 (l’expression proverbiale « d’une égratignure à un risque de gangrène ») dans lequel une masse sans cesse croissante de dollars nomades, ne correspondant à aucune richesse réelle dans l’économie mondiale, passent de main en main comme une pomme de terre chaude, car les banques centrales comptent toujours sur « plus idiot » pour les détenir lorsqu’ils finiront par se dégonfler. Les banques centrales d’Asie (Chine, Japon, Corée du Sud et Taiwan) détiennent en ce moment plus de deux billions de ces dollars nomades, et on pense que la Chine en détiendra deux billions à elle seule vers 2008.
Nous pouvons nommer « capital fictif » ces dollars, qui représente avant tout les dettes impossibles à recouvrer de cinq décennies de déficits chroniques de la balance des paiements américaine, un concept qui, une fois décomposé, nous mène droit au cœur de cinquante ans d’histoire capitaliste et éclaire notre propre présent précaire.
Ce qui suit vise à démontrer que loin d’être un concept « économique » vague, le capital fictif nous entraîne directement vers les questions politiques essentielles d’aujourd’hui, et par-dessus tout vers celles que doit affronter la gauche internationale. Pour y voir plus clair, nous devons relier ces dollars nomades et fictifs aux dynamiques géopolitiques contemporaines et à la lutte de classe qui s’y rattache.
Il y a environ 90 ans, V.I. Lénine écrivit un livre L’Impérialisme (1916), qui avait pour but d’expliquer les origines de la Première Guerre Mondiale et la capitulation abjecte des partis socialistes en 1914 (à quelques nobles exceptions près) devant le soutien « social patriote » de leurs propres bourgeoisies lors de cette guerre. Lénine décrivait une économie mondiale de « capital monopole » et de cartels géants se battant pour le contrôle de la planète. Mais la conséquence politique de l’analyse de Lénine (tout à fait distincte de son économie discutable) était multiple : il soutenait que les puissances impérialistes (c’est-à-dire l’Europe et les États-Unis, et plus tard le Japon, nouveau venu) « exportaient les capitaux » (idée empruntée au Britannique Hobson, membre des Fabiens) qui ne pouvaient pas être profitablement investis dans les centres capitalistes, et que les « super profits » de cette exportation de capitaux servaient à acheter une « aristocratie du travail » dans les classes ouvrières occidentales, expliquant ainsi dans chaque pays la compromission de cette « aristocratie » avec sa propre bourgeoisie nationale.
On aurait probablement oublié le petit livre de Lénine si celui-ci n’avait pas dirigé la Révolution Russe un an plus tard et aidé à fonder la Troisième Internationale (Communiste) dans laquelle, après sa mort en 1924, ses thèses furent conservées religieusement comme parole divine et eurent des répercussions pendant des décennies en raison de l’impact international du stalinisme.
Lénine avait déjà eu maille à partir, et en général en sa défaveur, avec un personnage révolutionnaire de son époque, Rosa Luxembourg. Dans son Accumulation du Capital (1913), ouvrage beaucoup plus basé sur la problématique de Marx que le pamphlet de Lénine, Luxembourg soutenait que l’impérialisme exprimait la présence continue de ce que Marx avait appelé « accumulation primitive », un certain accroissement du « pillage » dont le capitalisme avait besoin pour compenser un déséquilibre interne généré de l’intérieur par sa dynamique. L’analyse de Luxembourg impliquait que les marchandises et les machines que le capitalisme exportait vers les paysans et les petits producteurs dans les centres capitalistes et dans le monde colonial en expansion étaient en fait échangées contre un énorme accroissement de richesse non rémunérée (cf. ses descriptions inoubliables du pillage des fermiers américains, des tribus africaines, des paysans égyptiens et chinois), pillage qui s’étendait à la propre classe ouvrière du capitalisme par l’impôt prélevé pour la course aux armements d’avant 1914, entraînant les salaires réels en dessous du niveau nécessaire à la reproduction de cette classe. Loin de constituer une aristocratie, pour Luxembourg, la classe ouvrière à l’intérieur du capitalisme était de plus en plus soumise à une forme complémentaire d’accumulation primitive que le système imposait aux petits producteurs et au monde non capitaliste. Ces aspects complémentaires, vers l’intérieur et vers l’extérieur, de « pillage » anticipaient en réalité le fascisme qui émergea en Allemagne et ailleurs vingt ans plus tard.
J’ai des désaccords peu importants avec Luxembourg (comme on le verra plus loin), mais sa façon de poser le problème nous emmène beaucoup plus loin que celle de Lénine dans notre compréhension du monde actuel.
Ce débat vieux de 90 ans est important parce qu’en dépit des platitudes postmodernes de personnages tels que Hardt et Negri, ou par exemple les protestations du marxisme orthodoxe beaucoup plus rigoureux qui gravite autour de Paolo Guissani en Italie, l’impérialisme est toujours bien présent parmi nous. Alors qu’il pourrait sembler à certains que nous enfonçons des portes ouvertes, la grave amnésie théorique et la régression de la gauche internationale au cours des trente dernières années nous oblige à évoquer rapidement un peu d’histoire récente. L’Irak, bien sûr, parle pour lui-même. Commençons donc par nous intéresser à la présence militaire américaine, officielle et secrète, dans 110 pays ; à leur contre-insurrection qui a largement fait ses preuves en Amérique Latine et dans les Caraïbes dans les années 1980 (du Nicaragua et du Salvador jusqu’à leur tentative ratée de 2002 pour renverser Chavez). Nous pouvons y ajouter les différentes « révolutions » soutenues « ouvertement » ou « secrètement » par les USA en Serbie, en Géorgie et en Ukraine (l’ambassade de Kiev compte 750 employés). Encore une fois, tout ceci est relié à une stratégie géopolitique qui vise à contrôler les régions frontalières de la Russie et de la Chine, une réédition classique du « grand jeu » du 19ème siècle. Dans cette perspective, les USA ont soutenu l’extension de l’OTAN afin qu’il englobe la plupart des anciens états du Pacte de Varsovie, juste aux portes de la Russie. Les USA (pardon, je veux dire l’OTAN) sont intervenus dans les guerres en ex-Yougoslavie et ont militairement humilié la Serbie. Tout à fait dernièrement, les USA nous ont assuré que leur proposition d’installer des systèmes antimissiles en Pologne et en République Tchèque ne menace en rien la Russie, et ils poussent à l’indépendance du Kosovo malgré l’opposition croissante de la Russie.
Les USA, officiellement et non officiellement, sont en même temps « très inquiets » de la présence récente de la Chine en Afrique et ailleurs dans le Tiers Monde, particulièrement là où il y a du pétrole. Une rivalité entre grandes puissances autour des matières premières en Afrique, en Asie et en Amérique Latine ? Cela n’évoque-t-il pas pour nous une autre époque ?
En Asie Orientale, les USA maintiennent 35 000 hommes de troupe en Corée du Sud, des bases importantes (et une alliance étroite) au Japon, des flottes navales prêtes à défendre Taiwan, le tout ayant pour but de contenir ce que la CIA a officiellement identifié comme le principal rival des USA dans l’avenir : la Chine. Lorsque dernièrement, la Chine a montré au monde l’efficacité de ses nouveaux missiles antisatellites, les USA, avec leurs centaines de têtes nucléaires pointées sur elle, ont grondé contre l’hypocrisie des prétentions chinoises à la recherche d’une « émergence pacifique ».
Au Moyen Orient, la domination actuelle des USA sur la production de pétrole, arme essentielle pour obliger les rivaux potentiels à maintenir un profil bas, décide de tout, du soutien sans faille à Israël à l’aide accordée pour fomenter la (très très brève !) « Révolution du Cèdre » anti-syrienne au Liban, et au maintien de liens très étroits avec la Turquie partenaire de l’OTAN comme contrepoids à l’Iran. Les USA ont plus d’armements au Qatar, petit état du Golfe, que dans le reste du monde, hormis en Allemagne.
Jusqu’ici, je me suis limité principalement au niveau géopolitique et militaire. Mais n’oublions pas les 200 et quelques multinationales, pour la plupart américaines, qui constituent toujours la part du lion (et elle a grossi) de la production mondiale.
A ceci, nous pouvons ajouter le poids des USA grâce à des institutions « internationales » comme les Nations Unies, le FMI et la Banque Mondiale, ces deux dernières imposant des programmes « d’ajustement structurel » à 100 pays en voie de développement, engendrant ainsi plus de 60 états défaillants ou au bord de la faillite. Ajoutons-y le « fait » que le ratio entre les revenus en Occident et les revenus dans le monde en voie de développement a fortement augmenté au cours des 30 dernières années, malgré le développement important de pays comme la Chine, le Brésil et plus récemment l’Inde pendant la même période. Ce n’est un secret pour personne que la surenchère militaire décrite ci-dessus est le prolongement au 21ème siècle des canonnières proverbiales de temps plus reculés pour faire respecter les édits du FMI et de la Banque Mondiale. Le Capital, sauf dans le fantasme du « libre marché », n’existe jamais sans un état et sans ce « corps spécial d’hommes en armes » qui recouvrent les dettes pour l’état en cas de nécessité.
Certains sceptiques demandent ce que signifie l’impérialisme quand un pays comme la Chine, avec un revenu moyen annuel par tête de $ 1200, a prêté quelque chose comme un milliard de dollars à « l’Unique Superpuissance » et cela nous rammène immédiatement à Lénine et à Rosa Luxembourg.
L’excellent livre de Michael Hudson Super Impérialisme (1972 ; réédition 2002), anticipe et répond à cette question. Hudson démontre que l’impérialisme américain depuis la Seconde Guerre Mondiale n’imite pas, en réalité, le modèle de Lénine (qui a toujours été défectueux), mais perfectionne la stratégie de « gouvernement de l’empire par la banqueroute ». Les 1-2 milliards de dollars détenus par la Banque de Chine sont de petits morceaux de papier vert échangés contre de vraies marchandises chinoises produites en exploitant les travailleurs chinois, morceaux de papier qui sont ensuite prêtés à nouveau au « consommateur américain » afin qu’il puisse acheter ces marchandises. Cet argent ne sera jamais réellement remboursé, surtout si ceux qui décident de la politique américaine font ce qu’ils veulent et si les Chinois réévaluent au niveau souhaité de 4 renminbi pour 1 dollar, diminuant de moitié la valeur de leurs réserves. Les Japonais, qui ont vu leurs réserves en dollars diminuées en valeur par la dissolution du système de Bretton Woods par Nixon en 1971, peuvent raconter une ou deux histoires aux Chinois (et les Chinois connaissent très bien les enjeux et en ont discuté publiquement).
Mais la simple énumération des manifestations de l’impérialisme aujourd’hui ne rend pas compte de manière adéquate de la dynamique du système, à la fois « géopolitiquement » mais par-dessus tout en termes de la lutte de classe internationale. Car ce que nous vivons actuellement est un passage potentiel du « relais » de l’empire des USA à l’Asie, très semblable au glissement de l’accumulation mondiale centrée en Grande Bretagne vers l’Amérique entre 1914 et 1945 (accumulation qui était l’enjeu véritable des guerres, des dépressions et des bouleversements sociaux de ces années-là).
Nous remarquons encore qu’au moment où le système impérial mondial « s’est lézardé », juste après la Première Guerre Mondiale, a eu lieu entre 1917 et 1921 la plus grande offensive révolutionnaire dans l’histoire de la classe ouvrière mondiale, et nous pouvons dire avec un optimisme restreint que la « fêlure » de l’hégémonie mondiale des USA confrontée à la montée de l’Asie (transition dont la réussite est loin d’être assurée) pourrait bien engendrer une offensive de la classe ouvrière encore plus importante, et il faut espérer que l’issue en sera plus heureuse. Voici ce qui est en jeu aujourd’hui sous les apparences, et au succès d’une telle offensive s’opposent clairement à la fois le pouvoir hégémonique américain et une constellation de forces, de la Chine à l’Amérique Latine en passant par les Talibans sous la bannière de « l’anti-impérialisme ».
Enfin, tout comme l’affaiblissement de la domination mondiale des Britanniques (et en second des Français) au début du 20ème siècle s’est usée et finalement brisée sur le « maillon faible » russe et ses deux révolutions (1905, 1917), aujourd’hui la ligne de faille du « jeu pour la conquête du monde » de notre époque se trouve le long des frontières de la Russie et de la Chine, de la Baltique à la Corée et au Japon, et ce sera au cours de cette confrontation imminente entre l’Asie et les USA que la future révolte de la classe ouvrière émergera et triomphera ou sera écrasée par l’émergence d’un nouveau centre d’accumulation mondiale. Mais pour percevoir les dimensions réelles des enjeux contemporains, il nous faut pénétrer dans les questions d’économie « profonde ». Rien de ce qui précède n’aurait de sens sans être relié à la crise de l’accumulation capitaliste mondiale en cours depuis le début des années 1970.
De nos jours, les sceptiques et les amnésiques volontaires qui se demandent si l’impérialisme a encore un sens aujourd’hui jettent l’Accumulation du Capital de Rosa Luxembourg dans la même poubelle de l’histoire que le livre de Lénine. Quels que soient ses petits défauts (dont on peut discuter un moment), elle avait absolument raison sur la permanence de l’accumulation primitive – qui constitue une grande partie de l’impérialisme et du monde contemporain – dans le capitalisme. L’accumulation primitive est une accumulation qui viole la « loi capitaliste de la valeur », c’est-à-dire le non échange d’équivalents, à commencer par la dépopulation de la campagne anglaise au début de l’histoire moderne (du 16ème au 19ème siècle) au moyen de ce qu’on appellerait aujourd’hui des « réformes économiques ».
Une grande partie de « l’économie » marxiste (un oxymore car la critique marxiste de l’économie politique s’attachait à un « objet d’étude » différent de « l’économie ») des années 1970 et même de certains auteurs d’aujourd’hui se concentre sur les formules mathématiques de la première partie du Volume III du Capital pour décrire correctement la cause profonde la crise capitaliste. Et aussi importants que puissent être ces chapitres sur le taux de profit, ils font le pari osé que les processus concrets de la reproduction sociale auxquels ils se réfèrent sont en fait en train de se reproduire. (Pour faire court, reproduction sociale signifie d’une part remplacer, à défaut de les développer, les machines usées, les matériels et les infrastructures, et d’autre part permettre à la population travailleuse d’aujourd’hui d’élever une nouvelle génération capables de travailler avec les technologies contemporaines.)
Dans sa réfutation Anti-Kritik des critiques de son chef d’œuvre de 1913, Rosa Luxembourg (et là, je suis à 100% d’accord avec elle) soutenait que ce n’était pas un problème de mathématiques mais d’analyse concrète de processus réels. Quand le capital occidental suce la moelle de la force de travail du Tiers Monde dont il n’a pas payé la reproduction dans la division mondiale du travail, que ce soit en Indonésie ou à Los Angeles, c’est de l’accumulation primitive. Quand le capital pille l’environnement naturel et ne paie pas les coûts de ces dégâts, c’est de l’accumulation primitive. Quand le capital use usines, matériels et infrastructures jusqu’à la corde (c’est l’histoire d’une grande partie de l’économie américaine depuis les années 1960), c’est de l’accumulation primitive. Quand le capital donne des salaires qui ne permettent pas la reproduction de la force de travail (des salaires trop bas pour produire une nouvelle génération de travailleurs), c’est aussi de l’accumulation primitive. Lénine n’a jamais parlé de ces choses là (si j’ai bonne mémoire, il a rarement fait allusion à la reproduction sociale), mais Rosa Luxembourg a consacré un livre à ce sujet. Aux critiques qui veulent balayer ces « vieilles » idées d’un revers de main suffisant, je ne peux que répondre que c’est tant pis pour eux.
Le problème est que la gauche internationale contemporaine a hérité des années qui ont précédé et suivi la Première Guerre Mondiale un cadre théorique qui est devenu actuellement un « état d’esprit » très problématique, dans lequel la vision erronée de Lénine, vulgarisée par des décennies de distorsions dues au stalinisme, au maoïsme, au tiers-mondisme et maintenant à « l’alter mondialisme », a presque totalement éclipsé celle de Luxembourg, particulièrement dans sa description de la classe ouvrière du secteur capitaliste avancé (à mon avis toujours la principale force capable de renverser le capitalisme), considérée comme quantité négligeable au sein des forces internationales qui luttent pour un changement positif.
La théorie de l’impérialisme de Lénine et son rejeton bâtard ont exercé leur plus grande influence lors des années 1960 et 1970, lorsque plusieurs luttes de libération nationale (Algérie, Indochine, Angola, Mozambique) et la Révolution Cubaine constituaient une constellation « tricontinentale » qui semblait réaliser la prédiction qui voulait que le « socialisme » soit la seule manière d’avancer dans le monde sous développé. Ce ferment avait été activé en 1955 à partir de la Conférence de Bandung (Indonésie) pour les nations « non alignées » (non alignées dans la Guerre Froide) avec l’aval de protagonistes de l’anticolonialisme naissant tels que Nkruma (Ghana), Sukarno (Indonésie), Nehru (Inde) et Nasser (Égypte). Malheureusement, les régimes bureaucratiques de développement qui triomphèrent dans les pays de la constellation « tricontinentale » n’étaient pas socialistes, et la classe ouvrière occidentale, qui aurait pu les débarrasser du poids de l’impérialisme, n’était pas au rendez-vous. Le monde « tricontinental » tiers-mondiste était sens dessus dessous en 1978-79 lorsque le Cambodge, le Vietnam, la Chine et l’Union Soviétique, qui avaient tous à des époques différentes prétendu être « anti impérialistes », en arrivèrent presque à se faire la guerre. La conséquence immédiate de cette débâcle fut le triomphe du « Consensus de Washington » néo libéral de ces trente dernières années, qui déclara non viable le développement contrôlé par l’état basé sur l’ancien modèle. Pendant la période triomphale du « Consensus de Washington », le monde a assisté à la fois à une attaque généralisée contre la classe ouvrière et à une attaque contre le vieux bloc « anti impérialiste » qui a modifié les deux en profondeur.
Lors de cette période d’après 1977, les anciennes lignes de démarcation entre le monde « avancé » ou « en voie de développement » ont été considérablement brouillées. Pendant les années du « Consensus de Washington », la Chine et plus récemment le Vietnam (à partir d’une base très inférieure) ont connu une croissance dont les taux sont sans précédent dans l’histoire du capitalisme. L’Inde (à partir d’une base tout aussi basse) est en train de suivre le même chemin. De « nouveaux pays industriels » comme la Corée et Taiwan ont fait leur apparition. Des pays « oies sauvages »tels que la Malaisie et la Thaïlande et peut-être aussi maintenant le Bangladesh (le pays du monde où les salaires sont les plus bas, mais qui est devenu une puissance textile) ont été entraînés dans le boom asiatique. Le bloc soviétique s’est écroulé et l’Union Européenne a absorbé la plupart de ses anciennes colonies d’Europe de l’Est. Les migrations internationales de travailleurs africains et latino américains vers l’Occident ont atteint des niveaux sans précédent. Et les producteurs de pétrole du Moyen Orient investissent une plus grande part de leurs revenus dans le développement régional.
Mais, et c’est encore plus important, le fondement de l’économie mondiale s’est déplacé, passant de la connexion Atlantique Nord / Europe d’après 1945 à une connexion Pacifique / USA, consommateurs américains et producteurs asiatiques, surtout chinois. A son tour, le boom chinois, parce que ce pays a un besoin urgent de pétrole et de matières premières, a déclenché un boom en Amérique Latine et dans certains pays d’Afrique.
En même temps, d’abord la classe ouvrière américaine et puis la classe ouvrière européenne, qui de 1965 à 1977 avaient traversé la plus longue période de grèves sauvages de l’histoire, ont été refoulées par un mélange implacable de désindustrialisation, d’externalisations et de chômage induit par les technologies de pointe.
Et, tandis que globalement ces trente dernières années ressemblent à une période de boom en termes capitalistes, elles témoignent en réalité d’une précarité toujours plus grande pour les travailleurs, les paysans et les populations marginalisées, partout (même la Chine en plein boom a perdu 20 millions d’emplois industriels ces dix dernières années). Dans le sillage tape-à-l’œil des nouvelles « classes créatives », de la Californie à Londres, Varsovie, Shanghaï et Mumbai, on vit apparaître une énorme déplacement vertical de la richesse. Et encore une fois, la clé qui permet de comprendre cette période est le capital fictif.
Voyons comment cela est possible.
Je me suis servi du bon travail de Rosa Luxembourg comme le cadre théorique le plus proche de mon interprétation de Marx surtout en raison de son insistance, dans et hors du système capitaliste pur (voir ci-dessous) sur le problème de reproduction et de non reproduction. Mais comme je l’ai dit plus haut, mon cadre diffère quelque peu du sien, et une clarification s’impose ici. Comme on le verra, son cadre est indissociable du phénomène de l’impérialisme et de « l’anti impérialisme » dans la période postérieure à la Seconde Guerre Mondiale.
Passons en revue ce que je considère comme des bases et qui ne sont pas toujours évidentes. Nous pourrons ainsi aller et venir entre l’histoire contemporaine et la théorie abstraite et voir le présent sous un autre jour. Mais ceci requiert un examen des idées de base de Karl Marx.
Le Volume I et la plus grande partie du Volume II du Capital de Marx constituent une phénoménologie d’un système capitaliste fermé dans lequel il n’y a que des capitalistes et des travailleurs salariés et l’accent est mis surtout sur l’entreprise isolée. Quand, dans la dernière partie du Volume II, Marx passe au « capital social total » et à la reproduction étendue ELARGIE, il va au-delà de ce modèle heuristique.
Il est essentiel pour la clarté du propos de tracer cette délimitation de l’interaction du « système pur » (capitalistes et salariés) avec, d’un côté, , l’énorme population moderne de consommateurs improductifs qui vivent de la valeur excédentaire et ne produisent pas (par exemple le secteur FIRE = finance, insurance, real estate [finance, assurance, immobilier, ndt], les fonctionnaires d’état, les couches managériales, le secteur militaire, le secteur de la police et de la justice et des prisons), et d’autre part, avec la nature et les petits producteurs (que l’on trouve aujourd’hui surtout dans le Tiers Monde). Ce secteur FIRE est aujourd’hui dominé par les mêmes « classes créatives » dont nous parlions plus haut. Aucune de ces populations ne figure dans les Volumes I et II, sauf dans quelques digressions intéressantes et dans les chapitres importants au milieu du Volume II qui traitent de l’assurance, de la comptabilité et autres « faux frais » de production (le dernier s’étant développé de façon incroyable par comparaison avec l’époque de Marx). Le capital est un circuit (dans les Volumes I et II avec la reproduction simple, c’est-à-dire l’hypothèse abstraite d’une « croissance zéro »), et c’est une spirale dans la reproduction étendue, et n’est plus du capital une marchandise, soit dans Département I (ce que Marx appelait la production de machines) ou II (biens de consommation) (un tank, un missile téléguidé, une McRésidence ou une Ferrari n’appartiennent à aucun Département, mais sont ce que consomme la classe capitaliste) qui ne termine pas le circuit, c’est-à-dire n’est pas consommée de façon productive dans Département I (nouveaux moyens de production) ou dans Département II (nouveaux travailleurs. Ces définitions, que l’on a exclues en les ridiculisant des théories dominantes de « l’économie » et qui, étonnamment, attirent très peu l’attention, même celle de certains marxistes auto proclamés, nous permettent de re-conceptualiser l’économie mondiale contemporaine et de faire des distinctions claires entre la richesse réelle et des coûts qui ne sont que les coûts du maintien du statu quo.
Rosa Luxembourg a aussi eu le grand mérite de désigner le capitalisme comme un mode de production transitoire entre la féodalité européenne et le socialisme. Cela peut ressembler à un truisme, mais c’est beaucoup plus. Dans son étude de la montée et de la chute de l’économie politique classique, des Physiocrates à l’école de Ricardo, elle fait remarquer que seul le socialiste (c’est-à-dire Marx) pouvait résoudre le problème de l’origine du profit et de la reproduction élargie. A savoir : on doit considérer que le capitalisme est nécessairement un mode de production incomplet, passager, qui se nourrit en partie des modes de vie précapitalistes qu’il a pillés et continue à piller, et dont la crise n’est visible qu’à celui qui peut voir « au-delà ». Donc, le capitalisme est un système dans lequel aucun point de vue pratique, ni celui d’un capitaliste individuel, ni celui du capital social total ou enfin de la force de travail comme marchandise (la-classe-en-soi) ne peut prétendre à une « universalité concrète », c’est-à-dire être capable d’agir concrètement sur des problèmes réels. Tous les points de vue sur le capital « à l’intérieur » du système, y compris les luttes de « la-classe-en-soi » menées par des groupes isolés de travailleurs, sont des points de vue « négation de la négation », et seul le point de vue qui offre une vision sur l’avant et l’au-delà du capitalisme peut être « positive et auto subsistante » et avoir un programme universel (la classe pour elle-même). Des pirates italiens du 11ème siècle à la main d’œuvre esclave de la République Dominicaine ou au Brésil d’aujourd’hui, le capitalisme n’a jamais mis fin à son « pillage » de la force de travail et des ressources « externes » au système fermé de l’échange d’équivalents (Volumes I et II). Ainsi pour Luxembourg, l’existence toujours d’actualité du pillage capitaliste initial des sources de richesse non capitalistes nous amène à considérer comme possible sa fin barbare (dont le fascisme de l’entre deux guerres était plus qu’un avant-goût) s’il n’est pas renversé de manière positive par une révolution prolétarienne.
Ensuite, et ceci est fondamental, le capitalisme n’apparaît pas aux capitalistes comme une « valeur auto extensive se valorisant » ou une « rapport social de production » (termes de base chez Marx qui n’ont pas de sens pratique ni même d’existence pour les points de vue « négation de la négation » à l’intérieur du système) ; il leur apparaît comme des droits à la richesse, c’est-à-dire au profit, à intérêt et à rentre ? foncière, dont la valeur est déterminée au cours d’un cycle de transactions, non pas selon les points détaillés des chapitres d’ouverture du Volume III, mais comme la capitalisation anticipée d’une trésorerie future . Bien sûr, Marx n’introduit ces droits à la richesse : actions, obligations, baux, qu’après avoir présenté le pur système heuristique et après l’avoir mis en mouvement dans les derniers chapitres du Volume II (reproduction élargie, et après avoir ensuite examiné la détermination du prix et du taux de profit dans les sections d’ouverture du Volume III. Le capital tel que le connaissent les capitalistes, jusqu’à et y compris tous les nouveaux « produits financiers » des 25 dernières années, tels que les produits dérivés et les hedge funds, qui sont des droits de rétention sur la trésorerie ??? totale et représentent finalement la valeur excédentaire totale produite dans le « système pur » ET augmentée du pillage(échange non reproductif) à l’extérieur et parfois à l’intérieur du système. Nous savons très bien qu’au cours des longues périodes d’un cycle capitaliste, ces droits de rétention peuvent différer énormément des déterminations prix / valeur qui régulent au final la trésorerie qu’ils ponctionnent jusqu’à ce qu’ils se dégonflent lors des cracks périodiques.
Mais l’origine de ce profit total / valeur excédentaire totale est un problème empirique qu’il ne faut pas résoudre en ayant recours de façon abstraite aux différentes hypothèses sur « la transformation de la valeur en prix » (un débat important mais trop rejoué par les marxistes universitaires) ou aux défauts possibles du schéma de reproduction du Volume II. Les usines du capital (moyens de production, infrastructures) et la force de travail se reproduisent-elles ou pas ? La « consommation » d’un champ de bataille électronique, d’une nouvelle prison ou d’un yacht étend elargit-elle ou contracte-t-elle la reproduction sociale ? De telles questions nous entraînent immédiatement loin du royaume de la pure théorie (aussi importante soit-elle) vers les opérations historiques concrètes du système.
La relation entre la myriade de droits à la richesse et la valeur excédentaire et le pillage dont ils se nourrissent n’est, bien entendu, pas arbitraire.
Revenons au système pur, uniquement des capitalistes et des travailleurs, pas de banques, pas de « droits à la richesse » qui le déforment. Imaginons ensuite que le monde entier est capitaliste et que tout s’échange à sa valeur. Dans un tel monde, avec une productivité croissante au fil du temps, une masse de capitaux de plus en plus importante est mise en mouvement par une quantité totale plus petite de travail vivant, l’exploitation de ce dernier étant, pour Marx, l’origine de tout profit. A partir de là (avec des hauts et des bas en cours de route), le taux de profit capable de soutenir tous ces droits décline historiquement, à moins qu’il ne soit correctement complété par ce que j’appelle « pillage ».
Mais, comme Luxembourg le fait remarquer dans son Anti-Kritik, le déclin du taux de profit ne pousse pas les capitalistes à « donner à la classe ouvrière les clés de leurs usines ». Son cadre lui a permis de voir comment le capitalisme pouvait finalement détruire la société – par la barbarie, ce sont ses termes, ou par la « destruction mutuelle des classes opposées », comme le Manifeste Communiste le dit en 1847 – en étant contraint à recourir de plus en plus à l’accumulation primitive et à la non reproduction, prophétie que nous voyons se matérialiser sous nos yeux.
Le capital, pour Marx, (et ici nous ouvrons une perspective que Luxembourg n’a pas examinée), au cours de sa recherche du profit par une myriade de capitalistes individuels, finit par se détruire lui-même, devient sa propre limite, ou poussant les forces productives jusqu’au point où le temps de reproduction socialement nécessaire, basé sur la valeur reproductive de la force de travail, ne peut plus fournir le « numéraire », le dénominateur commun, pour le fonctionnement quotidien du système. Pour exister, le capital a besoin du travail vivant, et pour que la valeur de la force de travail soit le numéraire, et en même temps par l’innovation, il rejette le travail vivant hors du procès de production et mine le numéraire. C’est là la contradiction fondamentale du système pur.
Bien entendu, le modèle pur du capitalisme n’a jamais existé et n’existera jamais. Comme nous le savons, les droits à la richesse (profits, intérêts, baux), les banques centrales qui régulent les marchés de ces titres et un état qui les valide, tout ceci préexistait au triomphe total du capitalisme, ce qui signifie la transformation des moyens de production et de la force de travail en marchandises comme source dominante de richesse.
Si on ajoute les droits à la richesse au modèle pur, comme le fait Marx au milieu et dans les passages de conclusion du Volume III du Capital, on obtient une image différente. C’est précisément à cause de ces titres et de la capacité du capitalisme à piller les populations non capitalistes et la nature que nous ne voyons PAS, sur de longs cycles, la chute du taux de profit capitaliste. Ces titres tendent à correspondre à la valeur sous-jacente, ou tombent en dessous, surtout à la fin d’un cycle (à cause de la déflation) et au début du suivant. La crise déflationniste agit comme une forme de « planning rétroactif » qui rééquilibre les droits à la richesse des capitalistes avec le taux de profit sous-jacent généré à l’intérieur du système pur. Ceci était évident au du 19ème siècle, où une crise de ce genre se produisait à peu près tous les dix ans (1808 – 1819 – 1827 – 1837 – 1846 – 1857 – 1866 – 1873, etc.) C’est moins évident depuis 1914, l’état a essayé de façon plus volontariste de préserver les évaluations capitalistes contre la dévalorisation par des techniques que l’on associe généralement avec le « keynésianisme ». Bien sûr, nous sommes en 2007, au milieu de ce qui est sans doute la plus grosse bulle de crédit fictif dans l’histoire du capitalisme. Ce que nous traversons, surtout depuis le début des années 1970, est une énorme opération de crédit pyramidal, contrôlée par les banques centrales du monde, destinée à preserver la valeur papier des titres existants et à un transfert important des salaires de la classe ouvrière et des capitaux non investis dans les usines ou les infrastructures pour aider à soutenir ces titres. Ce dernier phénomène est ce que j’appelle « l’auto cannibalisation » du système quand le mécanisme « d’accumulation primitive » se retourne vers l’intérieur, c’est-à-dire la non reproduction, comme on l’a vu ci-dessus.
Bien sûr, Luxembourg n’a pas vécu assez longtemps pour voir, après 1933, les versions américaine et allemande de production militaire soutenue par l’impôt de la classe ouvrière, et encore moins le système de Bretton Woods d’après 1944 dans lequel les marchés financiers américains et l’état américain acquirent la capacité de pomper la richesse dans tous les coins du monde capitaliste (jusqu’à ces derniers temps, sans la Russie et la Chine) grâce à la domination du dollar (cette dernière étant « le repas gratis » acquis grâce au « maintien [par les USA] de l’empire par la banqueroute »). Et il est très clair que le crédit a pris mille fois plus d’importance depuis l’époque de Luxembourg, ce qui est une façon de prolonger momentanément les cycles de transactions, sans rien changer aux contradictions fondamentales à l’œuvre.
La phase finale implicite de ce processus est, encore une fois, l’auto cannibalisation du système, si et quand les sources du pillage hors du « système fermé » seront épuisées. Nous n’avons pas encore vu cela sous sa forme dramatique dans le cas de l’ère d’hégémonie mondiale américaine. Mais l’histoire nous fournit l’exemple de la période nazie en Allemagne, pendant laquelle Hjalmar Schacht, ministre des finances de Hitler, créa une énorme dette pyramidale pour financer le réarmement de l’Allemagne entre 1933 et 1938, tout en maintenant les salaires réels à 50% de leur niveau de 1929. La différence entre l’Allemagne d’alors et les USA d’aujourd’hui est que l’Allemagne avait été séparée de la plupart de ses sources de pillage après sa défaite de 1918, et dut donc s’emparer militairement de nouvelles sources après 1938.
Quelque chose de semblable pourrait arriver au système centré sur les USA, si et quand les USA perdront leur capacité à pomper la richesse du monde entier par l’accumulation dominée par le dollar, et on peut sans exagération voir la politique étrangère américaine d’aujourd’hui comme une extension mondiale de la dynamique sous-jacente de l’extension allemande sous Hitler, moins, jusqu’à présent, la complète implosion de la société américaine.
Ainsi, je voudrais « corriger » Luxembourg dans la mesure où les relations externes du « système pur » ne concernent pas tant la vente d’un produit surnuméraire sur le modèle de la vente des biens industriels à des fermiers indépendants ou à des paysans (bien que ceci arrive aussi, bien entendu) que la circulation plus importante d’une bulle fictive en augmentation constante (le capital fictif) grâce à des prêts internationaux en échange de tout le pillage qu’il est possible d’imposer à la force de travail des petits producteurs et à la nature. Je soutiens que cette bulle fictive est d’abord générée légalement a l’interieur du système pur et est analysée par Marx dans les chapitres centraux du Volume III. C’est la raison necessaire, générée en interne, pour la quelle le système a besoin de l’accumulation primitive permanente.
Voyons pourquoi il en est ainsi.
Revenons au système fermé auquel nous avons ajouté les droits capitalistes à la richesse, les capitalisations d’une trésorerie anticipée. Bien entendu, ces titres vont de pair avec un marché des capitaux, une banque centrale et un état qui les cautionne, et finalement avec une dette de l’état (encore une fois, ces phénomènes sont présents dans tout le Volume III).
Parce que le capitalisme est un système anarchique (un système « hétéronomique » au sens de Kant), une vision pratique du capital social total qui maintiendrait ces capitalisations (et en priorité les actions) rigoureusement alignées sur la valeur sous-jacente (coût reproductif actuel), des actifs, trésorerie dont elles dépendent, est une chimère. Les augmentations de la productivité du travail, particulièrement celles qui se répercutent rapidement dans le système tout entier, telles que la construction de canaux et de chemins de fer au 19ème siècle, ou bien les innovations dans le transport aérien, maritime et dans les communications de ces dernières décennies, ne sont pas immédiatement enregistrées dans la valeur capitalisée de tous les actifs. Au fil du temps, ces innovations créent plutôt une augmentation fictive « f » de capitalisations surévaluées (droits à trésorerie) qu’il faut épurer périodiquement lors d’un effondrement déflationniste, comme nous l’avons constaté lors de la frénésie point.com des années 1990 et le crack point.com de 2000. Lors de la régulation du marché des crédits, les agissements de la banque centrale visent à préserver au moins quelques uns des titres capitalisés de la dévalorisation (déflation) exigée par la productivité accrue du travail. Les marchés du crédit, la banque centrale et la dette de l’état sont tous destinés à « gérer » la disparité croissante entre le total des titres – la bulle fictive – et leur système de valeur pure aussi longtemps que possible, mais l’idéologie officielle évoquerait rarement – voire jamais – ce problème de façon aussi directe.
Je soutiendrais donc que cette boule d’air chaud « système pur », générée en interne, capital fictif (fictif par rapport à la véritable valeur reproductive des actifs à un moment donné) est, plus que les marchandises réelles, ce qui est « exporté » en échange du pillage. Tant qu’un pillage suffisant compense l’écart fictif, l’accumulation peut continuer. C’est mon (léger) désaccord avec Luxembourg.
La bulle fictive dans le monde contemporain est d’abord l’énorme ($ 3 – 4 billions selon les prudentes estimations actuelles) « surplomb » du dollar, la dette extérieure américaine nette ($ 11 – 12 billions détenus à l’étranger, moins $ 8 billions en actifs US outremer), détenue surtout par des banques centrales. Du point de vue du capitaliste, tout doit être fait pour empêcher sa déflation. Le gouvernement américain s’emploie à la déprécier en « gouvernant l’empire par la banqueroute », et ses créditeurs étrangers s’inquiètent de l’érosion de leurs avoirs. Mais ils reprêtent l’argent au gouvernement américain et aux marchés financiers américains, ce qui permet aux USA eux-mêmes d’augmenter les crédits, la consommation et les importations en provenance des créditeurs de l’Amérique, parce que pour l’instant la chute du dollar signifierait aussi la leur et qu’ils n’ont pas encore trouvé d’alternative.
Si ce qui précède est correct, cela constitue une vision alternative de l’impérialisme par rapport à celle de Lénine (toujours en vigueur aujourd’hui pour nombre de trotskistes, pour commencer). A mon avis, le problème politique pour la gauche n’est pas tant l’impérialisme, que je considère comme acquis, que l’idéologie de « l’anti impérialisme », dans laquelle un sentiment diffus « Porto Alegre / Forum Social Mondial » recrute de nos jours des forces aussi « progressistes » que Hugo Chavez, le Hezbollah, le Hamas, les mollahs iraniens, les Talibans, la « résistance » irakienne, et peut-être demain Kim Jong-Il ; hier elle enrôlait Saddam Hussein. Les événements d’après 1945 et surtout d’après 1973 ont brouillé les lignes sur la vieille carte routière « anti impérialiste ».
Nous voyons l’hégémonie mondiale américaine se désintégrer plus vite que nous ne l’aurions cru possible (cela rappelle presque l’écroulement rapide du bloc soviétique). Que va-t-il émerger de cette désintégration ? La révolution prolétarienne ? Je l’espère. Mais ce qui pourrait aussi émerger, comme les USA ont émergé en 1945 des ruines de l’empire britannique, est un nouveau centre d’accumulation mondiale, et il est fort probable, comme on l’a dit, qu’il sera en Asie.
Supposons, dans un scénario qui reste à imaginer, que la Chine et le Japon (qui, malgré la rhétorique, n’ont jamais été aussi liés économiquement), avec les Tigres (par exemple la Corée et Taiwan) et les « oies sauvages » (la Malaisie, la Thaïlande, etc.) réussissent à constituer un bloc économique, une monnaie asiatique ? Étant donné les réalités géopolitiques, et surtout l’opposition des USA (comme on l’a constaté lors de la crise asiatique de 1997-98, quand ils ont dit non à la création d’un Fond Monétaire Asiatique proposé par le Japon), il est difficile d’imaginer que cela ne provoquerait quelque chose de semblable a une sorte de Seconde Guerre Mondiale. Si cette réorganisation devenait la base d’une nouvelle phase d’expansion capitaliste, comparable à l’expansion partie des USA de 1945 à 1975, serait-elle plus « progressiste » que la phase dominée par les USA ?
Pas du tout.
Alors, la question que l’on doit se poser en chemin est comment situer les différentes forces mondiales en jeu dans le déclin des USA.
Chavez, le héros « anti impérialiste » le plus récent, a effectué dernièrement un tour du monde, y compris dans des états aussi progressistes que le Biélarus, la Russie, l’Iran et la Chine. L’Amérique Latine est actuellement en plein boom grâce aux exportations vers la Chine. Certains pays d’Afrique vont mieux pour la même raison. Pour l’instant, tout ceci nous ramène au « consommateur américain endetté » et l’écroulement de l’empire du dollar arrêterait la musique … momentanément. Mais comme l’a dit, il n’y a pas très longtemps, un ministre japonais, las des réserves en dollars qui s’accumulent à la Banque du Japon : « … donnez-nous 15 ans et nous n’aurons plus besoin des USA ». Alors que le dollar décline de jour en jour sur les marchés boursiers mondiaux, combien de temps encore les Chinois, les Coréens, les Japonais, les sheikhs producteurs de pétrole au Moyen Orient, les Russes, les Vénézuéliens et le cartel des drogues de Medellin – tous détenteurs de grandes quantités de dollars – vont-ils accepter de s’accrocher à un capital en train de se déprécier ? Et si de cette débâcle émerge un nouveau pôle d’accumulation capitaliste, qu’il incluse ou non les « vieilles » puissances impérialistes (Japon et Russie par exemple), sera-t-il « progressiste » ?
Cela, pour moi, c’est LA question du jour à laquelle doivent répondre les théoriciens de « l’anti impérialisme » qui ne se sont pas encore débarrassés du modèle léniniste. Combien de temps encore la gauche internationale peut-elle offrir un « soutien critique » ou un « soutien militaire » aux Talibans avant de se retrouver, comme cela a si souvent été le cas dans le passé, dans le rôle de sage-femme idéologique d’une nouvelle constellation réactionnaire ?

La crise du dollar et Nous

Loren Goldner

Aussi incroyable que cela puisse paraître, même depuis la fin des années 50, l’économie mondiale a été ballottée autour de la patate chaude d’une masse toujours croissante de " dollars nomades " ( dollars détenus hors des USA) dont la conversion aujourd’hui en richesses tangibles plongerait le monde entier dans un crash déflationniste.. Même présentement, peu de gens sont conscients de la dimension dont cette question " technique " de l’économie ( et en fait une question profondément sociale) a réellement rythmé 45 années de l’histoire du monde, émergeant visiblement dans les années clés comme 1968 (crise de la convertibilité du dollar), 1973 ( fin du système de Bretton Woods) , 1979 (inflation globale galopante, or à 850$ l’once), 1990( déflation japonaise) ou 1997-1998 ( crise asiatique, faillite russe, crise des " hedge funds "). Nous sommes aujourd’hui à un autre tournant crucial et peut-être ( pour les prochaines années) au point culminant longtemps reporté de toute l’histoire, quand la masse de dollars nomades, ayant atteint des proportions gargantuesques ( de 30 milliards de dollars en 1958 à 11millle milliards de dollars aujourd’hui) seront dévalués d’une manière ou d’une autre.

Avec la victoire électorale derrière elle, l’administration Bush des USA peut maintenant s’occuper de la crise de l’économie mondiale qui s’avance à grands pas depuis qu’il est arrivé au pouvoir, dans le sillage du crash du marché boursier du printemps 2000. Bush et ses coéquipiers doivent faire fissa autant que possible pour faire face au pire, selon leurs propres termes ( termes déformés par leurs propres illusions qu’ils contrôlent les événements), avant qu’ils se trouvent affronter de nouvelles élections ou autres challenges politiques ( même si Kerry avait gagné, son gouvernement éventuel aurait peut être effronté une crise encore pire plombée par les incertitudes internationales sur diverses orientations politiques). Dans les dernières semaines, la crise du dollar qui est seulement la face visible immédiate d’une profonde crise économique et sociale grandissante depuis des décades s’est déplacée, une fois de plus, des discussions techniques d’une coterie marginale de spécialistes vers l’estrade centrale des médiatisations. Des économistes pro-capitalistes éminents comme Steve Roach et Paul Krugman déclarent maintenant qu’une crise majeure est presque inévitable, plus une question de " quand " que de " si ". Il est particulièrement révélateur de noter que dans les huit ou neuf mois de presque permanents de considérations débiles autour des élections, cette réalité et les questions qu’elle soulevait ne furent JAMAIS évoquées dans ces débats. Même depuis les années 60, quand le statut international problématique du dollar devint une question politique courante ( avec des hauts et des bas), aucun politicien américain éminent ne l’a jamais sérieusement approchée. C’est pourtant bien un probleme politique aussi essentiel que la Sécurité Sociale et Medicare (1)

Malheureusement la même chose peut être dite, sauf quelques exceptions honorables, , pour la gauche radicale aux USA.

Une crise capitaliste comme celle qui se déroule actuellement ressemble à une partie de poker où la table de jeu doit etre balayee pour que les cartes et les jetons puissent être redistributes, afin que le jeu puisse continuer. Ceci peut arriver sous la forme d’une " faillite bien organisée " mais plus vraisemblablement cela surviendra , comme cela s’est toujours produit dans le passé d’une manière totalement chaotique, avec une explosion économique, des affrontements de classe et la guerre.( seulement cette dernière éventualité peut créer le moment et les éléments pour atteindre les changements nécessaires). La crise, selon toute vraisemblance , ne viendra pas sous forme " pure " style 1929 d’une chute brutale d’un crash boursier et d’une envolée soudaine du chômage ( bien qu’une combinaison de des deux puisse être une éventualité). Ce qui d’une manière ou d’une autre doit se produire, d’un point de vue capitaliste, c’est une sérieuse dévaluation des 11mille milliards de dollars environ détenus par par des étrangers et l’ajustement simultané des principales monnaies pour qu’elles correspondent aux réalités de la présente économie mondiale.. Le dollar doit être détrôné de son statut de monnaie de réserve globale ( environ 63% de toutes les reserves des banques centrales est couramment décompté en dollars contre 69% il y a un an) ou réduit à n’être qu’une monnaie parmi d’autres aux côtés de l’euro ou le yen ou peut-être un " panier " des principales monnaies. Les USA doivent cesser de fonctionner avec un déficit annuel de la balance des paiements de 600 milliards de dollars, drainant 80% de l’épargne internationale pour le financer. Ils doivent réduire la dette personnelle, d’entreprise, municipale, des Etats et fédérale qui s’élève approximativement ( sous-estimé) à 33.000 milliards de dollars ( trois fois le douteux montant du PIB) qui maintient l’économie hors de l’eau depuis des décades. Cela entraînera, entre autres, l’éclatement de l’énorme bulle des prêts hypothécaires et la faillite conséquente d’un nombre difficile à évaluer de millions de familles et individus. Les USA doivent trouver une solution pour établir un équilibre entre les importations et les exportations, qui étant donné la dégringolade des industries US au cours des 35 dernières années devra par dessus tout faire face à une forte réduction des importations et en conséquence une austérité drastique pour l’ensemble de la population américaine.

Le problème fondamental de toute crise majeure dans l’histoire du capitalisme a été ( comme nous venons rapidement de l’esquisser) que de détruire ou réduire la bulle des prétentions spéculatives ou fictives de richesse( actions, obligations, titres de propriétés) et de les ramener de sorte qu’elles correspondent en gros au taux " réel " de profit disponible dans la production( très schématiquement) et dans les " prélèvements libres " disponibles ailleurs ( par exemple le pillage du travail paysan et de la nature). Malheureusement, en regardant ce processus tel qu’il peut se dérouler actuellement, on peut voir qu’il est grandement compliqué par des décades au cours desquelles l’économie US a été modelée dans une économie de rente bien au delà de ce qui avait été réalisé par son prédécesseur, l’Empire Britannique de 1815 à 1945. . Retracer comment cela s’est produit ne peut être développé significativement ici (2), mais ce qui différencie l’empire américain de l’empire britannique depuis la seconde guerre mondiale fut la capacité de l’Amérique de forcer le reste du monde de soutenir leurs propres dettes comme une partie importante des réserves des banques centrales ( alors que l’empire britannique qui pouvait faire cela avec son empire colonial, subissait globalement les contraintes de sérieux rivaux et du standard or). Particulièrement après 1973, les Etats-Unis réussirent à placer le reste du monde sur la base du dollar standard basé sur Rien d’autre que la crédibilité financière du gouvernement américain. En même temps, les USA étaient massivement dé-industrialisés alors que les prophètes experts du statu quo encourageaient la prolifération de l’économie de " FIRE ( Finance, Insurance, Real Estate - finance, assurance, propriété foncière) comme l’avènement de l’économie post-industrielle qui remplacerait l’économie de la " cheminée d’usine " et des emplois perdus dans les restructurations, fermetures d’usines et autres dégraissages. ( Ils n’avaient pas prévu les délocalisations des emplois comme ceux des services dans des lieux comme la Chine ou l’Inde). Parce que l’économie domestique américaine dépendait moins du commerce international que la plupart des autres principaux pays capitalistes bien peu d’attention fut consacrée hors de la même marginale coterie de spécialistes, au fait que déjà dans les années 60 les Etats-Unis dépendaient des largesses des étrangers volontaires pour recycler les déficits de la balance des paiements américains en achetant du papier ou du gouvernement US ( par exemple les bons du trésor) ou du marché des capitaux ( actions, obligations) pour permettre à cette " économie de services " de fonctionner. Les gouvernements étrangers et les capitalistes privés devaient tolérer cette situation parce que l’alternative - l’effondrement de l’énorme marché américain pour leurs exportations - les aurait fait tout autant plonger dans les abysses. ( Pendant la guerre froide la pression militaire sur l’Europe et le Japon rendaient les étrangers plus malléables). Avec la fin de la guerre froide, rien ne fut changé dans ces arrangements économiques et les choses ne firent qu’empirer, comme une petite tumeur se transforme en éléphantiasis. Comme le secrétaire d’Etat au Trésor américain John CoNnally le déclarait à l’Europe et au Japon en 1971, " c’est notre monnaie, mais c’est votre problème ". Sans le recyclage des dollars par les étrangers avec ( jusqu’ici) peu d’autre alternative pour les USA, les piliers moteurs de l’économie domestique américaine, le financement de la consommation d’automobiles et de logements s’effondrerait en une nuit.

Bien pire, le boom économique apparent (et très relatif en comparaison de la population mondiale) de pays comme la Chine ou l’Amérique Latine ( menée actuellement par le Brésil) dépendent directement de la circulation globale de la " bulle dollar ". Sans des exportations massives vers les USA rendus possibles par la détention par la Chine ( et par le Japon) de milliards de dollars de réserves, le boom chinois s’effondrerait tout comme l’expansion présente de l’Amérique Latine rendue possible par les exportations de matières premières vers la Chine pour produire des biens de consommation pour les USA. Alors qu’il est indéniable que le gonflement de la masse de " dollars nomades " a conduit à des développements économiques en Asie ( la Banque Mondiale et le FMI nous claironnent le fait que le pourcentage de la population mondiale vivant avec un dollar par jour ou moins est tombé sous les 20%) il est nécessaire de situer ce qu’est la " demande " assurant ce développement avec la pyramide de la dette globale en dollars.

Mais , c’est assez de ces discussions économiques " techniques " qui rendent vitreux les yeux de la plupart des gens. La véritable question intéressante derrière tout cela est sa signification pour la gauche radicale anti-capitaliste. Le simple fait à ce sujet est que ni nous, ni la vaste majorité des travailleurs américains ne sont prêts à faire face aux profondeurs de la catastrophe qui se déploie devant nous. Le niveau d’austérité que les capitalistes demanderont sont inconnus depuis les années 1930 ( et en 1930,,les Etats-Unis étaient en train de devenir la puissance hégémonique incontestée du monde du crédit et de la production industrielle, pas le plus grand débiteur et le has-been industriel qu’il est présentement)

Aussi obscur que la dynamique économique que nous venons d’évoquer, à la fois dans la principale arène politique et dans la gauche radicale, elles est encore rendue plus obscure par la détermination évidente du capitalisme d’éviter une " crise purement économique " tout comme Hitler choisit de faire la guerre en 1938 quand son ministre des finances Schacht lui dit que la dette pyramidale et la production de guerre étaient au bord d’une faillite totale. La stratégie US post 1979 sur les périmètres de la Russie et de la Chine comme on peut le voir avec l’Afghanistan, la Yougoslavie, l’Irak et plus récemment en Ukraine (3) et demain plus probablement l’Iran et la Corée du Nord, vise à prévenir tout challenge sérieux ( économique et militaire) d’une unification de la masse eurasienne . L’Europe, la Russie, la Chine et l’Inde doivent toutes être gardées à part conflictuellement et sur la défensive, et par suite incapables de se poser en concurrents éventuels dans la faillite évidente qui s’annonce du système de domination américain. Cette offensive américaine ( il y a autant d’armements aujourd’hui dans l’Etat du Golfe, le Quatar qu’en Allemagne) pour ne pas mentionner les crises qui montent (Soudan, Venezuela , Colombie) et les " éternelles "( par exemple la Palestine) ne manquera jamais de feux à allumer si et quand la " guerre contre le terrorisme " perdra son élan mobilisateur. Les capitalistes américains comprennent que leur déclin requière non seulement de contenir tous les rivaux potentiels mais aussi les travailleurs américains eux-mêmes, hors du jeu d’une manière permanente. Tout est fait pour faire croire que les conséquences de décades de déclin américain apparaissent comme l’œuvre des terroristes., ou de la Chine ou ( comme dans l’incroyable pilonnage contre la France lors de la course pour la guerre en Irak) même de l’Europe.

Aussi lointaine que puisse paraître aujourd’hui la perspective d’un pouvoir d’une gauche radicale anti-capitaliste, nous devons commencer à populariser une compréhension des forces réelles qui sont sous-jacentes derrière le présent l’ordre du jour. Il est impératif de trancher dans le vif contre l’idéologie qui alimente l’isolationnisme actuel et pourrait bientôt nourrir un vaste retour (protectionnisTe ?) constituant une nouvel écran aux problèmes réels avec une autre réponse de masse à la crise.. Ce n’est pas seulement un personnage comme Warren Buffett qui dit depuis des années que la vaste armée très bien payée " d’ingénieurs financiers " ; de PDGs des medias, de juristes, de bureaucrates HMO et une myriade d’autres peuplant l’économie " FIRE " donne collectivement des " coups bas à la société " . Il ne manque pas de déconnections entre les travailleurs ordinaires, le spectacle de la politique du business habituel et des médias assurant sa promotion ; notre problème est plutôt de resituer les tendances populistes ( de droite comme de gauche) articulées autour de Buffett, Nader, Buchanan ou Tom Frank loin des " élites " largement méprisées vers une réelle analyse marxiste de la dynamique d’un système global de relations sociales.

Notes

1. Qui peut sérieusement imaginer qu’il puisse exister un influent politicien déclarant " nous devons abolit le standard dollar et accepter une dévaluation importante de ntre monnaie, avec en vue les réalités d’un nouvel ordre économique, reconnaître notre situation de déclin dans le monde en tant que la plus grande nation endettée, accepter une chute totale de nos standards de vie en plus de la chute de 20(%)déjà acquise depuis 1973, réduire les services sociaux à un squelette et faire que les exportations donne un surplus face aux importations pour commencer à repayer notre énorme dette " ?
2. Le chef d’œuvre à ce sujet est de Michael Hudson , Super-Impérialism ( 1972, réimpression en 2002)
3. Comme Emmanuel Todd l’a souligné dans son excellent " Après l’Empire " ( traduction en anglais Colombia UP 2002) le but de la politique étrangère US depuis 1991 a été de réduire l’influence russe à ses limites du 17éme siècle. Une " révolution démocratique " financée par les USA en Ukraine, suivant les répétition générales en Serbie et en Géorgie, apparaît comme un grand pas dans cette direction comme Putin n’en est que trop conscient.

Ce texte se trouve sur le site Break Their Haughty Power http://home.earthlink.net/~lrgoldner

Une pause dans la crise ou l’amorce d’un nouveau boom économique ?

par Loren Goldner

Le 30 octobre, le département américain du commerce a annoncé que l’économie US avait connu un taux annuel de croissance du PIB (1) de 7,2% au cours du troisième trimestre 2003. Le 25 novembre on a corrigé ce chiffre vers le haut à 8,2 %. Du fait que ces statistiques sont constamment révisées, on peut se demander ce que cela signifie vraiment ( la “ productivité miracle ” de la seconde moitié des années 90 a presque disparu lors des révisions rétrospectives à la baisse après le crash de mars 2000).

Quelle que soit la situation, il est clair que l’administration Bush (2) pousse pour tout stopper dans la stratégie en vue de sa réélection pour 2004. On n’a pas besoin de croire dans un “ cycle commercial politique ” pour reconnaître que le gouvernement américain dispose de suffisamment d’outils pour regonfler l’économie jusqu’à l’année électorale. Le plus connu dans l’histoire de ce type de stratagème fut la reflation (3) initiée par Nixon en 1971-1972, reflation basée sur le contrôle des prix et des salaires, sur la réforme du “système de Bretton Woods (4) ( signifiant une surcharge de 32% sur les importations étrangères et une augmentation importante ( pour cette période) des dépenses de l’Etat fédéral et du déficit public), ceci pour assurer sa réélection en 1972. Après quoi, l’inflation s’envola, le système de Bretton Woods s’écroula et les USA et le monde plongèrent de 1973 à 1975 dans la récession économique la plus profonde depuis les années 1930.

Naturellement, Nixon se préoccupait des tendances à long terme qui pouvaient s’annoncer bien au delà de sa stratégie électorale, mais le but de ce “cycle commercial politique ” était de reporter la crise pour après les élections entraînant le maximum de souplesse pour “faire quelque chose” après avoir consolidé le pouvoir politique . Ce qui ne peut être contesté , c’est qu’il y eut trois années (2000-2003 de dégringolade des cours de bourse aux USA et sur le marché boursier mondial dans lequel des milliers de milliards de dollars s’évaporèrent et une “récession douce” qui, de nouveau basée sur ces statistiques douteuses qui sont constamment manipulées à des fins politiques.

Le taux de chômage officiel de 6% (5) dans la période 2001-2003 n’inclut pas les 1% de la population américaine en prison, pas plus que tous ceux qui ont entièrement abandonné le marché du travail ou ceux qui travaillent à temps partiel ( aussi peu que quelques heures par semaine) et qui voudraient bien travailler à temps complet. Si l’on inclut ces fractions de la population exclue des statistiques, le taux de chômage réel peut être estimé à environ 11%. En réalité, 2.700.000 emplois ont disparu dans l’économie américaine depuis l’an 2000 et il n’y a eu depuis que très peu de modification dans les chiffres de l’emploi.

Il est tout aussi clair que depuis janvier 2001, Greenspan (6) et la Banque Fédérale de Réserve craignent la possibilité d’une crash déflationniste de grande ampleur suite à la fin du boom high-trech ( dans lequel il fut découvert par exemple que 98% des câbles en fibre optique posés au cours des années précédentes ne seraient jamais été utilisés) . Le taux de la Banque Fédérale ( celui auquel cette Banque prête aux établissements bancaires) tomba de 6% à 1% en juin 2003 et tout le monde emboîta le pas. A cela s’ajoutérent les réductions d’impôt de Bush pour les riches ( environ 200 milliards par an) et l’augmentation rapide du déficit fédéral (estimé à 375 milliards de dollars (7) pour 2003) depuis le budget en équilibre obtenu ( avec quelques astuces comptables) dans les dernières années du précédent président, Clinton ( Il est quelque peu comique de voir les Démocrates attaquer maintenant les Républicains pour ce déficit budgétaire énorme).

Finalement le déclin du dollar après 2002 ( 40% contre l’euro, IO% contre le yen) (8) vise à rendre les produits américains moins chers outre mer ce qui n’a pas encore réduit les 500 milliards de déficit de la balance américaine des paiements, mais , a accru le coût des produits importés, ce qui devrait à brève échéance entraîner une inflation aux USA En même temps les USA doivent emprunter quotidiennement 1,5 milliard de dollars pour couvrir ce déficit et couramment prendre 40% de l’épargne mondiale (9).

L’estimation minimale de 2.000 milliards de dollars de dette ( 10 mille milliards détenus par les étrangers compensés par les 8 mille milliards investis par les USA à l’étranger) signifie que le total de la dette étrangère américaine est déjà de 20% du PIB, un niveau typiquement équivalent à celui d’un pays du Tiers-Monde .Déjà, 1% du PIB est consacré au paiement des intérêts dus au titre de la dette extérieure. La vague présente d’euphorie du marché qui tend à faire croire que la dégringolade années 200-2003 est révolue est basée sur ces indices (parmi d’autres) sur le papier d’une expansion qui n’a pas encore modifié aucune des tendances fondamentales d’une crise dans les années écoulées mais est plutôt basée surtout sur l’expansion des liquidités que nous venons de mentionner. Malgré tout le battage de la fin des années 90 sur la Nouvelle Economie et la "révolution" high-tech, il semble que la santé de l’économie américaine dépende encore de la bonne volonté et de la capacité des américains à acheter des maisons et des voitures à crédit, exactement comme il y a 40 ans. Les trois-quarts des profits des entreprises aux USA généralement "paraissent bons" mais comme les commentateurs de "l’école autrichienne" comme Richebacher (10) l’ont souligné, ces résultats sont généralement acquis par le succès des licenciements et des réductions d’activité dans les firmes américaines. La stratégie de base d’ouvrir le crédit a réussi à amener la dette des "consommateurs" américains au plus haut de tous les temps, à commencer par des mécanismes ingénieux de refinancement des emprunts hypothécaires, mettant des centaines de milliards de dollars de pouvoir d’achat aux mains de la classe moyenne, basé sur le développement d’une bulle de l’immobilier dans tout le pays (mais actuellement en train de plafonner). Cette bulle, comme la bulle du dollar, suivra le destin de la bulle high-tech plus tôt. L’espoir de Greenspan et de Bush était que l’accroissement des dépenses de consommation maintiendrait l’économie en vie jusqu’à ce que les dépenses des firmes en capital fixe redémarrent, le schéma classique des précédents redémarrages après les récessions depuis la seconde guerre mondiale. Pourtant , avec les firmes US tournant à 75% de leur capacité et luttant encore pour sortir de leur endettement des années du boom, ces dépenses en capital fixe ne se sont pas encore vraiment manifestées. Un des meilleurs indices du manque de confiance des capitalistes dans la récente reprise se voit dans l’augmentation rapide du prix de quelques denrées de base (11) un autre parallèle avec la reflation des années 1971-1973) , augmentation emmenée par l’or, qui a augmenté de 20% en 2003.

Il est maintenant important de se tourner vers les dimensions internationales de la "reprise" américaine qui sont encore perçues comme primordiales ici même aux USA. Il y a quinze ans, le principal déséquilibre de l’économie internationale apparaissait entre les USA et le Japon. Les marchandises japonaises conquéraient les marché intérieur américain et les dollars US s’accumulaient à la Banque du Japon. Aujourd’hui, tout se focalise de plus en plus sur le déséquilibre de la balance commerciale entre les USA et la Chine alors que l’activité de ce pays remodèle la division internationale du travail. Le moteur de base de la prospérité a été pendant des années des exportations de l’Asie vers les USA en échange de réserves de dollars. On estime que la Chine, le Japon , Taïwan et la Corée du Sud possèdent à eux seuls 1.000 milliards de dollars ; la plus grande partie des cet argent est recyclé vers le marché des capitaux américains ( par exemple la dette du gouvernement) ce qui rend possible un accroissement encore plus important du crédit et par suite de la consommation intérieure aux USA. Comme l’Europe dans les années 50 et 60, les puissances industrielles asiatiques permettent aux USA de financer leurs déficits avec leur propre endettement extérieur (IOU). Des tendances similaires, mais pas à la même échelle sont toujours visibles aujourd’hui avec l’Europe et les détenteurs de dollars de l’OPEC. (12)

Cette centralité du dollar dans l’économie mondiale est la principale énigme qui doit être élucidée en vue de tracer la voie d’une compréhension des futures possibilités d’accumulation. Le dollar a été en crise depuis 1998 quand le système de Bretton Woods commença à s’effondrer et il a survécu à cet effondrement (1971-1973) et trois décades d’un pur et simple "dollar standard" ( en contraste avec les précédent "gold exchange" (13) standard de 1944-1971) Pendant cette période, l’industrie américaine fut amenuisée, externalisée et vidée de son contenu. Avec l’émergence de la Chine, même les usines de la maquiladora à la frontière Mexique - USA (14) sont délocalisées à Shenzhen (15)
Les pays étrangers ont compensé les déficits américains pendant 45 ans, le prix de leur accession au marché intérieur américain. Les contre-tendances à une chute brutale du dollar incluent les investissements directs étrangers aux USA ( en partie pour contourner le choc en retour protectionniste prôné par quelques secteurs de l’industrie américaine tout comme par quelques organisations syndicales) et par la rapatriation des profits des investissement encore considérables des USA à l’étranger. Mais aucun commentaire pour qualifier l’étendue du déclin économique depuis les années 50 ne peut dissimuler le caractère de plus en plus fictif de l’économie américaine dans se globalité et que les étrangers jugent comme "trop grande pour échouer". Un indice montre cette tendance vers une économie de plus en plus fictive mieux que tout autre : celui de "q Tobin" (16) , le concept bourgeois s’exprimant dans le taux de la valeur totale en capital fixe par rapport à son coût de remplacement.

Une étude montre que ce taux a fluctué autour de 1 pour tout le 20èmè siècle jusqu’à 1995 avec des déviations évidentes en dessous ( la période de crise et de déflation des années 30) et au dessus ( la période inflationniste des années su boom des années 60 et 70). De 1995 à 2002, l’indice q de Tobin pour le capital fixe américain est monté jusqu’au niveau vertigineux de 2,11. Le crédit rendant cela possible était largement développé par l’apport des étrangers. Une telle augmentation coexiste avec une augmentation similaire du dollar au cours des mêmes années, à la suite des années de faible dollar des années 85-95. Les investissements étrangers dans des actifs en dollars après 1995 furent un “ cercle vertueux ” dans lequel des profits considérables ( par exemple l’engouement pour le marché des actions) étaient alimentés par une croissance constante du dollar. Débutant en l’an 2000, le “ cercle vertueux ” se mua en cercle vicieux, avec l’effondrement du marché boursier se conjuguant avec la chute du dollar de sorte que les investisseurs étrangers perdaient par les deux bouts. En 2002, les investissements directs aux USA étaient devenus négatifs et le chef de la Banque Centrale Européenne, Wim Duisenberg se demandait ouvertement si le déclin "inévitable" du dollar serait une retraite progressive ou une panique brutale.

Mais, on ne comprend plus rien alors au seul problème de l’économie et il est essentiel de regarder la "politique" dans la critique de l’économie politique pour tenter de voir jusqu’à quand les USA réussiront à faire payer au reste du monde leur déclin et leur crise. Le succès ou l’échec en cela déterminera la durée de la reprise américaine présente " dans une croissance avec perte d’emplois". Le problème fondamental pour le capitalisme américain est globalement dans la circulation de la masse de capital fictif ( dans l’immédiat représenté par les deux mille milliards de dette extérieure) qui s’est développé pendant plus de 45 années d’ hégémonie du dollar ainsi subventionnée, rendant possible cette valorisation du capital en extrayant un montant adéquat de plus value (nous ne considérons même pas ici les mille milliards inconnus rattachés au marché global des dérivatifs(17) et à celui des hedge funds) (18) . C’est la clé de la politique étrangère américaine dont le but est de briser toutes les barrières subsistant à une telle extraction de la plus value. Elle s’est accomplie à travers les politiques néo-libérales du FMI et de la Banque Mondiale, saignant à mort des milliards de gens dans 80 pays du Tiers-Monde. Cela s’est poursuivi par l’ouverture de l’ex bloc soviétique et par un pillage extraordinaire de ses vastes ressources naturelles ( dans le cas de la Russie seule), la plus grande chute démographique dans l’histoire moderne en temps de paix. Cela s’est poursuivi par l’ouverture de la Chine dont l’économie après 20 années d’une croissance annuelle de 8 à 10% est maintenant en danger de surchauffe" par son absorption de tant de surplus en dollars. Cela s’est poursuivi par l’ALENA ( 19 ), la zone de libre échange avec le Canada et le Mexique et actuellement a l’intention de s’étendre à toute l’Amérique Latine.

La politique américaine maintenant frappe à la porte de ce qui reste des blocs commerciaux, l’Europe et les puissances industrielles asiatiques qui opposent des obstacles à l’espèce de pillage néo-libéral des actifs par un "gouvernement du monde des affaires" qui aux USA a produit le meltdown (20) de la période postérieure à l’an 2000. Les USA ont pris un avantage important suite à la crise asiatique de 1997-1998, contraignant la Corée du Sud et d’autres pays à s’ouvrir pour des "réformes" ( les études courantes estiment que 3,3 millions d’emplois dans le secteur des services émigreront des USA vers l’Inde d’ici 2015, faisant de ce pays, concurremment à la Chine une nouvelle source de pillage). Les USA ont établi de fortes bases en Eurasie avec des troupes installées de la Géorgie à l’ Uzbekistan ( et la Pologne et la Roumanie concédant des bases américaines) et une politique visant à conserver les déficits commerciaux avec l’Europe, la Russie , l’Inde , la Chine et le Japon qui doivent rester soumis aux besoins de la "seule superpuissance restante" du monde. A moins que et jusqu’à ce que l’ Union Européenne puisse développer une puissance politique et militaire correspondant à sa dimension économique, le plus grand obstacle à cette stratégie américaine de contraindre le reste du monde à les subventionner, son déclin est l’Asie et finalement la Chine. (21)

Même depuis la crise de 1997-98, les puissances asiatiques ont tenté de bâtir un bloc commercial similaire à celui de l’ Union Européenne et de l’ALENA qui impliquerait finalement une union douanière, une monnaie asiatique et quelque chose ressemblant à un Fonds Monétaire Asiatique indépendant du FMI (Les Japonais ont fait des propositions à ce sujet, seulement pour être rembarrés par les USA). IL est évident à chacun que les enjeux ultimes dans cette stratégie sont de briser la dépendance de l’accès au marché américain et de la résultante accumulation de dollars en échange de marchandises. En conséquence ( comme le fit le secrétaire américain du Trésor Robert Rubin lors du meltdown asiatique) les USA ont ridiculisé de telles tentatives, tout juste comme ils ont pu constamment ( à travers la Grande Bretagne, l’OTAN, et plus récemment dans les guerre d’Afghanistan et d’Irak) agir pour entraver l’unification européenne.

Cette brève analyse n’a , jusqu’à présent rien dit de l’autre obstacle potentiel à la gestion de la crise capitaliste américaine ; la classe ouvrière américaine. C’est en partie parce que , depuis 1973, le capital américain a poussé vers la diminution du standard de vie pour 8O% de la population américaine, sans rencontrer beaucoup de résistance. Un reflet de ce succès est la chute du taux de la grève tombé presque à zéro. Mais ils est possible justement que cette attaque sur la classe ouvrière ait atteint le point d’où il ne peut aller plus loin Les énormes pertes supportées par les fonds mutuels ( fonds de retraite ou autres) des travailleurs ordinaires lors de l’effondrement des marchés boursiers, la disparition accélérée des retraite pour des millions de personnes, le coût exponentiel des soins de santé privés, les scandales financiers des firmes dans les années récentes ( Enron , Worldcom, Tyco, etc..), l’écoeurement croissant devant les indemnités payées à leurs hauts dirigeants par les entreprises mises au pillage ( ou les 139 millions de dollars payés à Richard Grasso, ancien dirigeant du NewYork Stock Exchange) ont quelque peu érodé la base populiste de droite soutenant la politique néo-libérale d’austérité des 30 dernières années.. Les grèves des supermarchés et des transports de Los Angeles ont vu un mouvement de large sympathie populaire et un soutien que l’on n’avait pas vu depuis longtemps . Pour ramener la salaire minimum aux USA (6 ?50$ de l’heure) à son pouvoir d’achat d’ il y a trente ans signifierait le porter à 18$ ; même une offensive modérée de la classe ouvrière pour regagner le terrain perdu dans ces trois décades pourrait marquer la fin de l’empire du dollar.

NOTES
1. PIB, Produit Intérieur Brut, GDP ( Gross Domestic Product ) en anglais est une sorte de fourre-tout eù entrent un tas d éléments dont certains n’ont rien à voir avec la production de marchandises et qui peuvent être manipulés à loisir. Bien que cela serve toujours de référence pour l’activité économique les variations per exemple de l’indice de la production industrielle donnent une bien meilleure indication de cette activité.
2. Il s’agit évidemment ici de Bush junior, l’actuel président des USA
3. Le terme “ reflation ” désigne un accroissement de l’activité économique engendrée essentiellement pas l’injection de monnaie et de crédits
4. Les accords de Bretton Woods en 1944 tentaient d’organiser un système monétaire international en réglementant les relations de change entre les monnaies nationales. Le Fonds Monétaire International (FMI) créée en cette occasion devait, par un mécanisme compliqué intervenir pour empêcher des fluctuations trop importantes des principales monnaies mondiales qui devaient restées définies en relation à l’or ou au dollar basé aussi sur l’or ( et seule monnaie convertible en or). Le déséquilibre des échanges internationaux et l’accumulation de dollars hors USA, entraîna la chute de ce système et l’abandon par Nixon en 1971 de la convertibilité or du dollar ce qui rompait en même temps la relation du dollar avec les autres devises et entraîna une dévaluation du dollar. Ce furent dès lors et jusqu’à aujourd’hui uniquement les marchés qui réglèrent les cours respectifs des monnaies (ce qui se définit par flottement, mais n’est pas exclusif de manipulations monétaires pour tenter de freiner les mouvements trop brutaux préjudiciables aux équilibres financiers)
5. C’est un fait bien connu que le taux de chômage aux USA est peu fiable car, effectué comme ailleurs par sondages, il élimine systématiquement le travailleur à temps partiel, même n’ayant travaillé qu’une heures dans la semaine. De plus, dans la période récente, outre les précisions apportées dans ce texte, la guerre d’Irak, mobilisant non seulement l’armée de métier mais également les réservistes de la Garde Nationale ( plus de 200 .000 hommes encore sous les drapeaux et dont l’activité économique doit être assumée par des embauches d’où la réduction présente du nombre de chômeurs
6. Greenspan est le directeur actuel de la Feceral Reserve Bank, la Banque Centrale des Etats-Unis.
7. Nous n’avons pas donné l’équivalent euro des sommes en dollars ; en gros, il y a encore peu on pouvait considérer que un dollar valait un euro , ce qui reste pratique pour de tels calculs, même à considérer la baisse présente du dollar.
8. L’euro, d’abord unité de compte puis unité monétaire commune à différents pays de l’Union Européenne. Lancée le 1 janvier 1999, elle était alors pratiquement en parité avec le dollar ( 1 euro pour 1 dollar) mais ce taux a décliné peu à peu pour atteindre celui de 0 ; 80 euro pour un dollar et remonter ensuite jusqu’à avoisiner aujourd’hui celui de 1,20 euro pour 1 dollar
9. cela fait approximativement 45 milliards de dollars par mois. La mesure de la crise aux USA peut être donnée par les derniers chiffres d’entré de ce type de capitaux aujourd’hui. Les achats de titres américains divers avaient atteint 76 milliards en moyenne dans les six premiers mois de 2003 et 50 milliards en août. En septembre ils n’ont atteint que 4,2 milliards de dollars, un incroyable retournement de tendance qui coïncide avec la dépréciation du dollar sur les marchés financiers.
10. L’école autrichienne dont il est question ici représente une fraction des théories néo-libérales dont l’intention était de fournir des recommandations sur les politiques économiques à suivre pour enrayer le chômage et l’inflation des années 1970. Ces théories ont inspiré et inspirent encore les politiques économiques de la plupart des pays occidentaux depuis les années 1980. On peut juger, à la mesure de la crise actuelle, les résultats de telles orientations.
11. Tout récemment, les cours des matières premières essentielles ont atteint des niveaux records ( par exemple pour des produits aussi divers que le nickel (20%), l’huile de palme (48%), le coton (15%), le soja (35%) et le reste à l’avenant ). Comme d’habitude, les commentateurs cherchent d’autres raisons que celles venant des problèmes posés par l’évolution du capitalisme mondial par exemple comme l’écrit Le Monde (13/11/2003) ce serait que “ la Chine fait flamber les prix des matières premières ”
12. OPEC - Organisation of Petroleum Exporting Countries - Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole - est une sorte de cartel des principaux producteurs mondiaux , la plupart des pays arabes, ceux d’Amérique Latine, d’Afrique et l’Indonésie, dont le but est de tenter une régulation des prix par un certain contingentement de la production.
13. “ dollar standard ”, “ gold exchange standard ”, voir note (4) sur les accords de Bretton Woods. Ces temres définissaient les références pour la fixation du cours des monnaies nationales.
14. Maquiladora fut le nom donné à la zone frontalière entre le Mexique et les USA, où nombre d’industries américaines furent délocalisées dans les décennies écoulées pour garantir des taux sans précédents d’exploitation des travailleurs mexicains émigrants de tout le Mexique et de toute l’Amérique Centrale. Non seulement ces travailleurs ne bénéficiaient d’aucune protection sociale mais à ces conditions de travail maintenues par une semi-dictature et la corruption s’ajoutaient les conditions d’une vie dans des bidonvilles insalubres. Pourtant, ces dernières années, des luttes avaient rendu moins rentable pour le capital US l’exploitation de cette masse de main d’œuvre proche des marchés US ce qui a entraîné l’exode des industries vers des pays plus “ accueillants ” dont la Chine.
15. Shenzhen fut en Chine la première “ Zone Economique Spéciale ” destinée à permettre aux firmes occidentales d’exploiter l’inépuisable main-d’œuvre chinoise à des conditions garanties sans équivalent dans le monde capitaliste. Juxtaposée à Hong Kong, la ville est devenue une mégapole industrielle de plusieurs millions d’habitants dont le développement s’étend dans toute cette partie côtière de la Chine, drainant les esclaves salariés de toutes les campagnes du sud de la Chine.
16. du nom de James Tobin, économiste néo-libéral américain qui cherche des solutions pour réduire la pauvreté par la croissance et le plein emploi et ce faisant à forgé une thèse de l’investissement productif concentrée sur les actifs productifs. L’indice q exprime le coût de remplacement du capital investi. Tobin est devenu célèbre par sa proposition de financer mondialement les investissements en question par la taxation des transactions de change dite “ Taxe Tobin ”, destinée soi-disant à décourager les spéculations et à renflouer les économies des pays pauvres, célébrée par les mondialistes de tout poil enthousiasmés par cette nouvelle mouture de réformisme keynésien.
17. “ dérivatifs ” ou “ produits dérivés ” est un marché boursier qui spécule non sur les titres mais sur des éléments de ces titres : les taux d’intérêts, les risques de change ou toute autre forme de risque concernant ces valeurs mobilières. C’est une sorte de marché libre parallèle peu réglementé où circulent des capitaux énormes.
18. “ Hedge Funds ” c’est une autre forme de spéculation financière basée sur une sorte d’arbitrage entre capitaux engagés notamment dans les opérations sur les monnaies (on peut avoir une idée de l’ensemble des capitaux engagés dans toutes ces opérations boursières lorsqu’on constate que les seules opérations sur ces monnaies à l’échelle du monde atteignent plus de 50 fois la valeur du commerce des biens et des services dans une période donnée.
19. ALENA (Accord de Libre Echange Nord Américain) ( NAFTA - Noth American Free Trade Agreement) conclu entre les USA , le Canada et le Mexique pour la libre circulation des marchandises ( par des habitants) dont les USA ont tiré le plus grand profit et qui a, par exemple, ruiné l’agriculture mexicaine. Les USA exercent actuellement de fortes pressions sur les pays d’Amérique Latine pour étendre ce “ Marché Commun ” aux continents américains, une sorte de réponse à la montée de l’Union Européenne.
20. “ meltdown ” nous avons laissé ce mot anglais qui exprime la désintégration ( notamment du cœur d’un réacteur atomique où l’arrêt du système de refroidissement entraîne la fusion des éléments de ce cœur).
21. Ce problème semble prendre une grande dimension avec le développement récent d’un rapide développement des échanges entre la Chine et l’Inde dont les économies complémentaires pourraient effectivement être les éléments centraux de ce pôle asiatique redouté par les USA.

(Ce texte se trouve sur le site Break Their Haughty Power http://home.earthlink.net/~lrgoldner)

3ème texte

Ecrit par "La Riposte" :

Capitaux fictifs

Les crises financières et le resserrement du crédit ne sont pas la cause des crises économiques, mais leur effet. Cependant, dialectiquement, la cause devient effet et l’effet devient cause. Il est vrai que le cycle capitaliste croissance-récession a des causes plus profondes. Tant que les capitalistes font des profits par l’extraction de plus-value, il y a de la « confiance » et le crédit est relativement facile à obtenir. Mais lorsque la phase ascendante du cycle atteint ses limites et que tout annonce une récession, la « confiance » s’évapore.

Dans Le Capital, Marx explique qu’il y a deux sortes de crises financières, sous le capitalisme. Il y a les paniques financières qui sont une réflexion directe de la crise de l’économie réelle, et qui aggravent cette crise. Mais il y a aussi des crises financières apparemment provoquées par des facteurs accidentels et qui, en retour, ont des répercussions sur l’économie. On ne peut pas encore dire précisément quels seront les effets de la crise du crédit sur « l’économie réelle ». Mais il est clair que l’économie américaine – et avec elle le reste du monde – s’oriente vers la récession.

Les crises financières ne provoquent pas les récessions, qui sont la conséquence de l’anarchie de la production capitaliste. Mais elles peuvent exacerber des crises en injectant d’énormes quantités de capital fictif dans le système, pendant la phase de croissance. C’est ce qui s’était produit dans la période précédant la crise de 1929 – et c’est ce qui se produit aujourd’hui à une échelle encore plus vaste.

Le renchérissement du crédit n’affecte pas seulement les consommateurs et les propriétaires de logement. Cela ronge également le taux de profit des capitalistes. A un certain stade, cela peut peser sur l’investissement, en particulier si ce phénomène se combine avec un renchérissement des matières premières, comme le pétrole.

La Fed a énormément contribué aux bulles spéculatives et à l’endettement massif de l’économie américaine. En maintenant ses taux directeurs trop bas, trop longtemps, elle a encouragé le boom du crédit – et préparé la crise actuelle. Sur la majeure partie de la période de 2002 à 2006, les taux réels étaient négatifs. Les gens étaient punis de ne pas s’endetter. Aujourd’hui, l’ex-président de la Fed, Alan Greenspan, dit que « les hommes n’ont jamais su comment faire face aux bulles spéculatives. » Il reconnaît qu’il a été pris au dépourvu par la folie des subprimes. C’est vrai de la plupart des économistes et de la bourgeoisie en général.

Les énormes quantités de capitaux fictifs qui ont été injectées dans l’économie, au cours de la dernière période, sont comme un poison que les capitalistes doivent éliminer. Mais ce faisant, ils risquent fort de percer la bulle et de tout faire s’écrouler. Les créditeurs demandent que la dette soit payée, et ne sont plus aussi disposés à prêter. Ils demandent des taux d’intérêts plus importants. Cela diminue le taux de profit et la demande. L’effet devient cause, entraînant l’ensemble du cycle économique dans une incontrôlable spirale descendante.

Au somment du cycle économique, une crise boursière peut servir à éliminer de grandes quantités de capitaux fictifs qui ont été injectés dans le système pendant le boom. Les économistes bourgeois appellent cela une « correction ». Cela fait penser aux « saignées » qui, au Moyen-Age, étaient supposées avoir des effets bénéfiques sur le corps du malade. Mais comme chacun sait, le fait d’enlever trop de sang d’un seul coup peut avoir des conséquences désastreuses.

Voilà ce qui effraye les capitalistes. C’est pour cela que la Fed, et désormais la Banque d’Angleterre (à contre-cœur), injectent davantage d’inflation dans l’économie. Ce faisant, ils peuvent repousser le problème quelques temps, mais seulement au prix de préparer une crise plus brutale et plus profonde.

L’inflation des marché était déjà sidérante avant la crise des sub-primes. La capitalisation de tous les actifs américains est passé de 5 300 milliards de dollars en 1994 à 17 700 milliards fin 1999, puis à 35 000 milliards fin 2006. Ce n’était pas le résultat d’une expansion de l’activité productive, mais d’un accroissement massif du capital fictif.

La conséquence d’une série de baisses des taux d’intérêts, c’est que le pays vit bien au-dessus de ses moyens. Les Etats-Unis, qui étaient les plus gros créditeurs au monde, sont devenus les plus gros débiteurs, avec une dette extérieure totale de 3000 milliards de dollars. Le taux d’épargne est descendu en-dessous de zéro pour la première fois depuis la Grande Dépression des années 30. Les Etats-Unis ont, d’année en année, accumulé des déficits publics de 6,5%. Quant à la Fed, elle observait avec complaisance l’endettement massif les ménages, sans réagir. En conséquence, l’Asie, et en particulier la Chine, ont accumulé d’immenses réserves monétaires au dépens des Etats-Unis.

La crise récente a révélé à quel point les grandes banques américaines sont engagées dans des opérations spéculatives – et notamment dans l’achat et la vente de dettes. Au cours du dernier boom économique, les banques et autres compagnies financières ont prêté beaucoup d’argent à des gens sans solvabilité réelle. Tant que les intérêts étaient bas (et même négatifs, pour un temps), cela semblait pouvoir tenir. Dans ces conditions, de nombreux travailleurs se sont laissés tenter par l’achat d’une maison. De plus, les banques vendaient ces dettes à d’autres banques, qui en étaient avides.

La « finance structurée » est le terme qu’ils utilisent pour désigner une distribution du capital prétendument plus efficace, en permettant à des acteurs du marché d’assumer un rôle jusqu’alors considéré comme le domaine exclusif des banques. Dans la pratique, il s’agit d’une énorme escroquerie. Des dettes fragiles et autres passifs sont ainsi magiquement transformés en actifs (prétendument sécurisés). C’est l’équivalent financier de l’alchimie, qui cherchait à transformer le plomb en or.

Cela signifie que les bourgeois achetaient et vendaient de la dette. D’énormes fortunes ont été accumulées par le biais de cette vaste escroquerie. C’était parfait tant que cela pouvait durer. Mais toutes les bonnes choses ont une fin. La panique qui s’est emparée du marché du crédit américain a été provoquée, en mai 2007, par les révélations de Bear Stearns sur d’énormes pertes dans deux de ses fonds spéculatifs. L’un des deux fonds s’est effondré ; l’autre a été renfloué par la banque.

Les économistes bourgeois prétendent que la crise des subprimes fut la cause de tout. Mais comme l’expliquait Hegel, il y a longtemps, la nécessité s’exprime à travers l’accident. Si cela n’avait pas été les subprimes, c’eut été autre chose. Les subprimes était le maillon faible de la chaîne. Comme le reconnaît Greenspan, « ce serait tout de même arrivé d’une façon ou d’une autre. »

Parasitisme

Dans sa jeunesse, la bourgeoisie développait les forces productives (via sa course au profit et sa soif insatiable de plus-value, qui est le travail impayé de la classe ouvrière). Mais dans la période du déclin sénile de la bourgeoisie, elle ne joue absolument plus aucun rôle progressiste. Marx expliquait que l’idéal de la bourgeoisie était de faire de l’argent à partir de l’argent, sans être obligée de s’atteler à la tâche pénible de produire. La bourgeoisie est atteinte d’un virus pour lequel il n’y a pas de remède.

Par le passé, le capitalisme jouait un rôle relativement progressiste en développant les forces productives – et en créant ainsi les bases matérielles d’une société nouvelle : le socialisme. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. A l’exception de la Chine (et de quelques autres économies asiatiques), la bourgeoisie n’a pas développé les forces productives. C’est le symptôme d’un capitalisme arrivé en phase terminale de sa maladie.

Aujourd’hui, les capitalistes ne sont plus très loin de réaliser leur vieux rêve : faire de l’argent avec de l’argent. En Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et dans de nombreux autres pays, il y a eu un énorme déclin de l’industrie et une croissance équivalente des secteurs parasitaires que sont la finance et les services. Les soit-disant « fonds d’investissement » sont impliqués dans une orgie spéculative d’OPA et de fusions qui ne débouchent sur aucune activité productive – mais au contraire sur des fermetures, des licenciements et la destruction de l’industrie sur l’autel du profit.

Les sommes dépensées dans les « leveraged buy-outs » (LBO : des fonds qui spéculent sur les dettes) sont énormes. Pour 32,6 milliards de dollars en cash et le transfert de 15,9 milliards en dettes, Bell Canada Entreprise, propriétaire de la plus grande compagnie de téléphone canadienne, a accepté d’être rachetée par un fonds de pension de l’Ontario et deux fonds d’investissement américains. S’il est finalisé, ce rachat ne serait pas seulement le plus important de l’histoire du Canada, mais le plus grand LBO jamais connu. Il fait pâlir l’information selon laquelle un fonds d’investissement pourrait acheter Virgin Media, en Grande-Bretagne, pour « seulement » 11 milliards de dollars.

L’ensemble du système bancaire est désormais plongé dans toutes sortes d’affaires de fraudes et d’arnaques. Il en a toujours été ainsi. Dans un boom, lorsque la production bat son plein et qu’il y a beaucoup d’argent à faire, on assiste à une course frénétique au crédit. Dans cette phase du cycle économique, un excès de crédit joue une rôle positif en « graissant » le système, en apportant les liquidités nécessaires.

Comme l’expliquait Marx, il y a toujours alors un élément de spéculation. Quand tout le monde gagne de l’argent, personne ne cherche à savoir trop précisément d’où vient l’argent – ni même si c’est de l’argent réel. Dès 1834, l’économiste britannique Gilbart écrivait : « Tout ce qui facilite le commerce facilite la spéculation. Commerce et spéculation sont parfois si étroitement liés qu’il est impossible de dire précisément où termine le commerce et où commence la spéculation. »

A l’époque de Marx, on estimait probable que « les neuf-dixièmes de tous les dépôts du Royaume Uni n’ont aucune existence au-delà de leur inscription sur les livrets de banquier qui en sont précisément redevables. » (The Currency Theory Reviewed, pp. 62-63)

Dans ce joyeux carnaval des fortunes, tout le monde est trop intoxiqué par la possibilité de s’enrichir pour s’attarder sur les « détails ». « Mange, bois, sois heureux – car demain nous mourrons » : tel est le credo de la bourgeoisie en période de croissance. Cependant, lorsque la croissance s’essouffle, tous les procédés frauduleux remontent à la surface. De nouvelles faillites bancaires sont inévitables.

La seule différence avec le passé est l’échelle encore plus massive de la spéculation. Dans la période récente, d’énormes quantités de capital fictif ont été injectées dans le système par le biais de la croissance boursière, de la bulle immobilière et de l’extension du crédit à des niveaux inédits. Là aussi, ce n’est qu’une expression du déclin sénile du système capitaliste.

La faillite des économistes bourgeois

Sous le capitalisme, les crises sont inévitables. Ceux qui acceptent le capitalisme doivent également accepter ses lois, à savoir les cycles croissance-récession. Par l’intervention de l’Etat, l’endettement et autres politiques de « relance », les réformistes et les Keynésiens cherchent à bricoler le système pour « adoucir le cycle ». Ce faisant, ils peuvent parvenir à retarder une récession pendant un temps – mais au prix d’en accroître l’ampleur lorsque, finalement, la crise éclate.

Les économistes bourgeois sont incapables de comprendre les crises, qui sont une conséquence inéluctable du capitalisme. Ils observent avec perplexité ce qui se passe. Toutes leurs prédictions se sont révélées fausses. Ce n’est pas nouveau. En 1929, quelques jours après le crash boursier, la Société Economique de Harvard écrivait à ses adhérents : « Une sévère dépression ne fait pas partie des hypothèses crédibles ». En mars 2001, un sondage indiquait que 95% des économistes écartaient la perspective d’une récession – et ce alors qu’une récession avait déjà commencé.

En général, les économistes bourgeois pensent qu’une récession peut-être évitée grâce à l’action des banques centrales et des gouvernements. La plupart excluent la possibilité d’un crash du type de 1929 et d’une « Grande Dépression ». Ils rappellent qu’au cours des vingt dernières années, il n’y a eu que deux récessions relativement légères, et en tirent la conclusion qu’ils ont trouvé la recette magique permettant d’éviter de graves récessions. C’est une perspective complètement erronée. En fait, chaque cycle économique a ses particularités, qui sont déterminées par des facteurs spécifiques du développement du capitalisme à un moment donné. La « légèreté » des deux dernières récessions ne signifie pas que le capitalisme est entré dans une nouvelle ère.

La crise de la banque Northen Rock, en Grande-Bretagne, a précisément montré que tous les instruments pour résoudre une crise et éviter une panique sont inopérants. Au « moment de vérité », les gens se sont précipités pour vider leurs comptes, comme un troupeau d’animaux sauvages qui aperçoit un lion. De nombreux commentateurs ont raillé avec mépris la conduite « irrationnelle » des clients de la Northen Rock. Mais ils oublient que l’irrationalité est au cœur de l’économie de marché.

Le gouvernement et la Banque d’Angleterre étaient impuissants à empêcher une crise bancaire majeure et à calmer les nerfs des clients de la Northen Rock. Ils ne sont parvenus à éviter un effondrement complet qu’en s’engageant à soutenir les banquiers par des fonds illimités – aux frais des contribuables. Cela a temporairement interrompu la chute, mais prépare les éléments d’une crise encore plus grave à l’avenir.

Les économistes bourgeois expliquent toujours les crises (et l’économie en général) en termes subjectifs. De même que tous les consommateurs sont supposés avoir une connaissance universelle des marchandises, de même les crises seraient provoquées soit par les décisions erronées des gouvernements et des banques centrales – soit par la nature humaine, à en croire Alan Greespan, ex-président de la Réserve Fédérale :

« La nature humaine passe de l’euphorie à la peur », nous informe Greenspan. « C’est ce sentiment de peur que les économistes modernes oublient de prendre en compte lorsqu’ils font des prévisions. La vieille habitude des cycles croissance-récession n’a pas disparu, au cours des dernières années. Elle était seulement en veille. »

Aujourd’hui, les bourgeois cherchent à se consoler au moyen des prédictions optimistes. Cela fait penser aux incantations d’un Chaman primitif qui s’efforce d’attirer la pluie en chantant. Ils se basent sur l’hypothèse que les booms et les crises sont provoquées par des facteurs psychologiques (la « confiance » des consommateurs et des investisseurs). Mais en réalité, le cycle croissance-récession est déterminé par des facteurs objectifs qui échappent au contrôle des gouvernements et des banques centrales.

La « confiance » des investisseurs repose sur des considérations matérielles parfaitement tangibles. Tant que l’économie américaine avançait, même si ses fondamentaux étaient fragiles, les capitalistes des autres pays étaient prêts à y investir. Ils ne prêtaient pas trop d’attention au niveau colossal des déficits américains, dont un déficit courant de quelque 800 milliards de dollars par an. Les Etats-Unis doivent lever plus de 70 milliards de dollars par mois pour couvrir ce déficit.

La plupart des économistes n’anticipent pas une récession américaine. Cependant, les faits pointent précisément dans cette direction. Lors du dernier trimestre de 2007, l’économie américaine a crû de 3,9% en rythme annuel. Mais tout indique qu’elle pourrait caler en 2008, et le chômage se développer. La plupart des observateurs s’accordent à dire que la croissance américaine ne dépassera pas les 2% en 2008. Mais ils ne tiennent pas compte des effets de la panique liée aux subprimes. Greenspan, l’OCDE et d’autres estiment, de leur côté, qu’il y a une chance sur deux pour que l’économie américaine plonge dans une récession, en 2008.

Au lieu d’augmenter les taux d’intérêt pour combattre l’inflation, la Fed a donné aux marchés financiers ce qu’ils voulaient : une baisse des taux. Cette décision, qui est irresponsable d’un point de vue capitaliste, est dictée par la crainte des effets politiques et sociaux d’une récession. Ils ont estimé que les risques d’une récession étaient tels que cela commandait un baisse du prix de l’argent.

Pour faire plaisir à Wall Street, la banque centrale sous-estime les dangers inflationnistes, et ce alors que de nombreux signaux sont au rouge. L’inflation augmente – d’une façon qui ne reflètent pas correctement les statistiques gouvernementales. En 2000, lorsque Bush a commencé son premier mandat, l’or était à 273 dollars l’once, le pétrole à 22 dollars le baril et l’euro s’échangeait contre 0,87 dollars. Aujourd’hui [en janvier 2008], l’or est à plus de 700 dollars, le pétrole à plus de 80 dollars et l’euro s’échange contre 1,5 dollars. Certains économistes prédisent un baril à 125 dollars pour le printemps 2008. Les récentes baisses des taux d’intérêt ne peuvent que jeter de l’huile sur le feu.

Les chiffres de l’inflation ne reflètent sans doute pas suffisamment les pressions inflationnistes, en particulier si on tient compte de la chute du dollars et de l’augmentation record des prix du pétrole. Par sa politique, la Fed a confirmé l’idée des marchés financiers : les attentes des investisseurs déterminent les décisions des dirigeants de la Fed. Si Wall Street demande un baisse des taux, la Fed s’exécute.

Ces 15 dernières années, l’inflation était relativement stable. C’était dû au développement du marché mondial, et en particulier à l’entrée, sur le marché, de millions de travailleurs mal payés, qui exerçaient une pression à la baisse sur les prix et les salaires. A cet égard, les capitalistes et leurs économistes sont devenus un peu blasés. En conséquence, les banques centrales ont adopté des politiques monétaires très laxistes, préparant des problèmes, à l’avenir, sous la forme d’une énorme bulle de crédit.

Tout cela finira par se payer. Il y aura une crise de surproduction globale aggravée par une contraction brutale du crédit et un effondrement des marchés boursiers et immobiliers. Tous les facteurs qui ont stimulé le marché se combineront pour le déprimer.

Conséquences pour l’économie mondiale

David Walker, contrôleur général des Etats-Unis, a fait un parallèle entre la crise que traversent les Etats-Unis et la fin de l’Empire romain. Il expliquait qu’il y a des « similitudes frappantes » entre la situation actuelle des Etats-Unis et les facteurs qui ont contribué à la chute de Rome, dont « le déclin des valeurs morales, l’excès de confiance et d’agressivité militaire dans la politique étrangère, et l’irresponsabilité fiscale du gouvernement central. » Cela en dit long sut la psychologie actuelle des stratèges du Capital.

Un récession américaine aura nécessairement des répercussions sérieuses sur le reste du monde.

Les économistes bourgeois s’efforcent d’expliquer que les économies d’Europe et du Japon – qui se sont reprises au quatrième trimestre de 2007 – permettront d’éviter une récession mondiale. Cependant, de nombreux économistes prédisent que cette croissance ne se maintiendra pas. Mais même si l’Europe et le Japon parvenaient à plus ou moins croître, cela ne suffirait pas à compenser une récession sur le marché américain. La chute du dollars frappera les exportations d’Europe et du Japon. En outre, l’Europe se dirige tout droit, elle aussi, vers une crise du marché immobilier – qui aura les mêmes conséquences. Certaines banques européennes ont été affectées par la crise américaine des subprimes.

C’est l’autre face de la mondialisation. L’idée selon laquelle une récession américaine pourrait ne pas affecter le reste du monde est parfaitement absurde, et contredit d’ailleurs tout ce que les économistes disaient il y a peu au sujet de la mondialisation. Une crise dans n’importe quel secteur important de l’économie mondiale affectera les autres secteurs. On l’a très bien vu lors de la crise de 1997, qui a commencé en Asie et s’est rapidement étendue à la Turquie, à la Pologne, à la Hongrie, à la Russie, au le Brésil et à l’Argentine. La même chose peut se reproduire n’importe quand.

Face au spectre d’une récession américaine, les économistes placent leurs espoirs dans les « économies émergentes ». Quelle ironie ! Il y a dix ans, l’idée que toute l’économie mondiale puisse dépendre à ce point des « économies émergente » aurait terrifié les Américains et les Européens. C’est là une expression claire de l’impasse du capitalisme et du désespoir sans cesse croissant de la bourgeoisie, à l’échelle mondiale.

La Riposte Janvier 2008 (extraits)

Messages

  • Karl Marx à Bernstein :

    Pour en revenir à l’impôt sur la Bourse, nous n’avons pas besoin de nier l’« immoralité » de la Bourse et l’escroquerie qu’elle représente ; nous pouvons même la dépeindre de façon fort suggestive comme le couronnement de l’accaparement capitaliste, le lieu où la propriété se ramène directement au vol, mais il faut conclure ensuite qu’il n’est pas du tout dans l’intérêt du prolétariat de briser cette belle fleur de l’économie actuelle, mais bien plutôt de la laisser s’épanouir en toute liberté, afin que même le plus bête comprenne à quoi aboutit l’économie actuelle. Laissons donc l’indignation morale à ceux qui sont assez cupides pour aller à la Bourse, sans être eux-mêmes des Boursiers, et qui, comme il se doit, se font plumer. Et si ensuite la Bourse et les « affaires sérieuses » se mettent à se disputer et si le Junker, qui essaie lui aussi de se lancer dans le petit jeu des papiers en Bourse et qui nécessairement y perd sa chemise, est le troisième larron dans ce combat que se livrent mutuellement les trois fractions principales de la classe des exploiteurs, alors nous serons le quatrième, celui qui rit le dernier.

  • Engels à Conrad Schmidt :

    ’homme du marché mondial ne voit les fluctuations de l’industrie et du marché mondial que sous la forme du reflet inversé du marché de l’argent et des effets et alors l’effet devient la cause dans son esprit. Cela je l’ai déjà vu à Manchester dans les années 40 : pour la marche de l’industrie, avec ses maxima et minima périodiques, les cours de la bourse de Londres étaient absolument inutilisables parce que ces messieurs voulaient tout expliquer par les crises du marché de l’argent, qui n’étaient pourtant elles-mêmes que des symptômes. Il s’agissait alors de démontrer que la naissance des crises industrielles n’avait rien à voir avec une surproduction temporaire et qui incitait à la falsification. Aujourd’hui cet élément disparaît — pour nous au moins une fois pour toutes — et en outre c’est un fait que le marché de l’argent peut avoir aussi ses propres crises et qu’à cette occasion des troubles directement dans l’industrie ne jouent qu’un rôle subordonné ou ne jouent même aucun rôle ; dans ce domaine il reste encore beaucoup de choses, en particulier aussi pour l’histoire des vingt dernières années, à constater et à examiner.

    Où il y a division du travail à l’échelle sociale, il y a aussi indépendance des travaux partiels les uns par rapport aux autres. La production est le facteur décisif en dernière instance. Mais en même temps que le commerce des produits devient indépendant de la production proprement dite, il obéit à son propre mouvement, que domine certes en gros le processus de production mais qui, dans le détail, et à l’intérieur de cette dépendance générale, n’en obéit pas moins à ses propres lois qui ont leur origine dans la nature de ce facteur nouveau. Il possède ses propres phases et réagit de son côté sur le processus de production. La découverte de l’Amérique était due à la soif d’or qui avait déjà poussé auparavant les Portugais vers l’Afrique (cf. Soetbeer : La Production des métaux précieux), parce que l’industrie européenne si puissamment développée au XIVe et XVe siècles et le commerce correspondant exigeaient de nouveaux moyens d’échange que l’Allemagne — le grand pays de l’argent de 1450 à 1550 — ne pouvait livrer. La conquête de l’Inde par les Portugais, Hollandais, Anglais de 1500 à 1800 avait pour but les importations en provenance de l’Inde, personne ne pensait à des exportations vers ce pays. Et pourtant quelle action colossale en retour ont eue sur l’industrie ces découvertes et ces conquêtes nées des seuls intérêts commerciaux — ce sont les besoins en vue de l’exportation en direction de ces pays qui ont créé et développé la grande industrie.

    Il en est de même du marché des valeurs. Et même temps que le commerce des valeurs se détache du commerce des marchandises, le commerce de l’argent — sous certaines conditions posées par la production et le commerce des marchandises et à l’intérieur de ces limites — a sa propre nature, connaît des phases particulières. S’il s’y ajoute encore qu’au cours de cette évolution nouvelle le commerce de l’argent s’élargit en commerce des effets, que ces effets ne sont pas seulement des effets tirés sur l’Etat mais aussi des actions de sociétés industrielles et de transport, qu’en somme le commerce de l’argent acquiert un pouvoir direct sur une partie de la production (laquelle en gros le domine), on comprend que l’action en retour du commerce de l’argent sur la production devient encore plus forte et plus compliquée. Ceux qui font commerce de l’argent sont les propriétaires des chemins de fer, des mines, des usines sidérurgiques, etc… Les moyens de production acquièrent un double visage : leur exploitation doit se conformer tantôt aux intérêts de la production directe, mais tantôt aussi aux besoins des actionnaires dans la mesure où ils font commerce de l’argent. Voici l’exemple le plus frappant : l’exploitation des chemins de fer de l’Amérique du Nord dépend totalement des opérations boursières que font à tel moment Jay Gould, Vanderbildt, etc. lesquelles opérations sont parfaitement étrangères aux chemins de fer en particulier et à ce qui leur est utile en tant que moyen de communication. Ici même, en Angleterre, nous avons vu durant des dizaines d’années différentes sociétés de chemin de fer lutter entre elles pour la possession de régions où elles touchaient l’une à l’autre ; au cours de ces luttes des sommes énormes étaient dépensées, non dans l’intérêt de la production et du rapport mais uniquement à cause d’une rivalité qui, la plupart du temps, n’avait d’autre but que de permettre des opérations boursières à ceux qui possédaient les actions et faisaient commerce de l’argent.

    Dans ces quelques indications sur ma conception des rapports de la production avec le commerce des marchandises et de celles-ci avec le commerce de l’argent, j’ai au fond déjà répondu du même coup à vos questions concernant le matérialisme historique en général.

    C’est du point de vue de la division du travail que la chose se conçoit le plus facilement. La société crée certaines fonctions communes dont elle ne peut se dispenser. Les gens qui y sont nommés constituent une nouvelle branche de la division du travail au sein de la société. Ils acquièrent ainsi des intérêts particuliers également envers leurs mandataires, ils se rendent indépendants à leur égard, et… voilà l’Etat. Désormais, il en est de même que dans le commerce des marchandises et, plus tard, dans le commerce de l’argent : la nouvelle force indépendante doit bien suivre dans l’ensemble le mouvement de la production, mais, en vertu de l’indépendance relative qui lui est inhérente, c’est-à-dire qui lui été conférée et qui continue à se développer progressivement, elle réagit aussi à son tour sur les conditions et la marche de la production. Il y a action réciproque de deux forces inégales, du mouvement économique d’un côté, et de l’autre de la nouvelle puissance politique qui aspire à la plus grande indépendance possible et qui, une fois constituée, est douée, elle aussi, d’un mouvement propre ; le mouvement économique se fraie bien son chemin en général, mais il est obligé, lui aussi, de subir le contre-coup du mouvement politique qu’il a constitué lui-même et qui est doué d’une indépendance relative, du mouvement d’une part du pouvoir d’Etat, d’autre part, de l’opposition qui se forme en même temps que lui. De même que sur le marché de l’argent, le mouvement du marché industriel se reflète en gros et sous les réserves indiquées plus haut, et naturellement à l’envers, de même, dans la lutte entre le gouvernement et l’opposition se reflète la lutte des classes qui existaient et se combattaient déjà auparavant, mais également à l’envers, non plus directement mais indirectement, non pas comme une lutte de classes, mais comme la lutte pour des principes politiques, et tellement à l’envers qu’il a fallu des millénaires pour que nous découvrions le mystère.

    La répercussion du pouvoir de l’Etat sur le développement économique peut être de trois sortes. Elle peut agir dans la même direction, alors tout marche plus vite, elle peut agir en sens inverse du développement économique, et de nos jours, elle fait fiasco chez chaque grand peuple au bout d’un temps déterminé, ou encore, elle peut fermer au développement économique certaines voies et lui en prescrire d’autres — ce cas se ramenant finalement à l’un des deux précédents. Mais il est clair que dans les deuxième et troisième cas, le pouvoir politique peut causer un grand dommage au développement économique et produire un gaspillage massif de force et de matière.

    A cela s’ajoute encore le cas de la conquête et de la destruction brutale de ressources économiques où, dans certaines circonstances, tout un développement économique local et national a pu jadis disparaître. Aujourd’hui, ce cas a le plus souvent des effets contraires, du moins chez les grands peuples : du point de vue économique, politique et moral, le vaincu gagne à la longue parfois plus que le vainqueur.

    Il en va de même du droit : dès que la nouvelle division du travail devient nécessaire et crée les juristes professionnels, s’ouvre à son tour un domaine nouveau, indépendant qui, tout en étant dépendant d’une façon générale de la production et du commerce n’en possède pas moins lui aussi une capacité particulière de réaction contre ces domaines. Dans un Etat moderne, il faut non seulement que le droit corresponde à la situation économique générale et soit son expression, mais qu’il soit aussi une expression systématique qui ne se frappe pas elle-même au visage, du fait de ses contradictions internes. Et le prix de la réussite, c’est que la fidélité du reflet des rapports économiques s’évanouit de plus en plus. Et cela d’autant plus qu’il arrive plus rarement qu’un code soit l’expression brutale, intransigeante, authentique de la domination d’une classe : la chose elle-même ne serait-elle pas déjà contre la « notion du droit » ? La notion du droit pure, conséquente, de la bourgeoisie révolutionnaire de 1792 à 1796 est déjà faussée, comme nous le savons, en de nombreux endroits dans le code Napoléon, et dans la mesure où elle y est incarnée, elle est obligée de subir journellement toutes sortes d’atténuations par suite de la puissance croissante du prolétariat. Ce qui n’empêche pas le code Napoléon d’être le code qui sert de base à toutes les codifications nouvelles dans toutes les parties du monde. C’est ainsi que le cours du « développement du droit » ne consiste en grande partie qu’à essayer tout d’abord d’éliminer les contradictions résultant de la traduction directe de rapports économiques en principes juridiques et d’établir un système juridique harmonieux, pour constater ensuite que l’influence et la pression du développement économique ultérieur ne cessent de faire éclater ce système et l’impliquent dans de nouvelles contradictions (je ne parle ici avant tout que du droit civil).

    Le reflet de rapports économiques sous forme de principes juridiques a nécessairement aussi pour résultat de mettre les choses la tête en bas : il se produit sans que ceux qui agissent en aient conscience ; le juriste s’imagine qu’il opère par propositions a priori, alors que ce ne sont pourtant que des reflets économiques — et c’est pourquoi tout est mis la tête en bas. Et le fait que ce renversement, qui tant qu’on ne le reconnaît pas, constitue ce que nous appelons un point de vue idéologique, réagit à son tour sur la base économique et peut la modifier, dans certaines limites, me paraît être l’évidence même. La base du droit successoral, en supposant l’égalité du stade de développement de la famille, est une base économique. Néanmoins, il sera difficile de démontrer qu’en Angleterre, par exemple, la liberté absolue de tester, et en France sa grande limitation, n’ont dans toutes leurs particularités que des causes économiques. Mais, pour une part très importante, toutes deux réagissent sur l’économie par le fait qu’elles influencent la répartition de la fortune.

    En ce qui concerne les régions idéologiques qui planent plus haut encore dans les airs, la religion, la philosophie, etc., elles sont composées d’un reliquat — remontant à la préhistoire et que la période historique a trouvé avant elle et recueilli — de… ce que nous appellerions aujourd’hui stupidité. A la base de ces diverses représentations fausses de la nature, de la constitution de l’homme lui-même, des esprits, des puissances magiques, etc…, il n’y a le plus souvent qu’un élément économique négatif ; le faible développement économique de la période préhistorique a comme complément, mais aussi çà et là pour condition et même pour cause, les représentations fausses de la nature. Et bien que le besoin économique ait été le ressort principal du progrès dans la connaissance de la nature et qu’il le soit devenu de plus en plus, ce n’en serait pas moins du pédantisme de vouloir chercher des causes économiques à toute cette stupidité primitive. L’histoire des sciences est l’histoire de l’élimination progressive de cette stupidité, ou bien encore de son remplacement par une stupidité nouvelle, mais de moins en moins absurde. Les gens qui s’en chargent font partie à leur tour de sphères particulières de la division du travail et ils s’imaginent qu’ils travaillent sur un terrain indépendant. Et, dans la mesure où ils constituent un groupe indépendant au sein de la division sociale du travail, leurs productions, y compris leurs erreurs, réagissent sur tout le développement social, même sur le développement économique. Mais avec tout cela ils n’en sont pas moins eux-mêmes à leur tour sous l’influence dominante du développement économique. C’est dans la philosophie, par exemple, qu’on peut le plus facilement le prouver pour la période bourgeoise. Hobbes fut le premier matérialiste moderne (dans le sens du XVIIIe siècle), mais un partisan de l’absolutisme à l’époque où la monarchie absolue florissait dans toute l’Europe et engageait en Angleterre la lutte avec le peuple. Locke a été, en religion comme en politique, le fils du compromis de classe de 1688. Les déistes anglais et leurs successeurs plus conséquents, les matérialistes français, furent les philosophes authentiques de la bourgeoisie ; les Français furent même ceux de la révolution bourgeoise. Dans la philosophie allemande qui va de Kant à Hegel on voit passer le philistin allemand, de façon tantôt positive, tantôt négative. Mais, en tant que domaine déterminé de la division du travail, la philosophie de chaque époque suppose une documentation intellectuelle déterminée qui lui a été transmise par celles qui l’ont précédé et dont elle part. Et c’est pourquoi il arrive que des pays économiquement retardataires peuvent pourtant tenir le premier violon en philosophie : la France au XVIIIe siècle par rapport à l’Angleterre sur la philosophie de laquelle s’appuyaient les Français, et plus tard l’Allemagne par rapport à l’une et à l’autre. Mais, en France comme en Allemagne, la philosophie, tout comme l’épanouissement littéraire général de cette époque, fut, elle aussi, le résultat d’un essor économique. La suprématie finale du développement économique également dans ces domaines est pour moi chose assurée, mais elle se produit au sein de conditions prescrites par le domaine intéressé lui-même ; en philosophie, par exemple, par l’effet d’influences économiques (qui n’agissent le plus souvent à leur tour que sous leur déguisement politique, etc.), sur la matière philosophique existante transmise par les prédécesseurs. L’économie ne crée ici rien directement d’elle-même, mais elle détermine la sorte de modification et de développement de la matière intellectuelle existante, et encore elle fait cela le plus souvent indirectement par le fait que ce sont les reflets politiques, juridiques et moraux qui exercent la plus grande action directe sur la philosophie.

  • Pour en revenir à l’impôt sur la Bourse, nous n’avons pas besoin de nier l’« immoralité » de la Bourse et l’escroquerie qu’elle représente ; nous pouvons même la dépeindre de façon fort suggestive comme le couronnement de l’accaparement capitaliste, le lieu où la propriété se ramène directement au vol, mais il faut conclure ensuite qu’il n’est pas du tout dans l’intérêt du prolétariat de briser cette belle fleur de l’économie actuelle, mais bien plutôt de la laisser s’épanouir en toute liberté, afin que même le plus bête comprenne à quoi aboutit l’économie actuelle.

    courrier de Karl Marx

  • Bien sûr, le capital fictif et la spéculation ne datent pas d’hier. Voici la description qu’en faisait Balzac dans "La maison Nucingen" :

    "Plus d’un loyal banquier a persuadé, sous l’approbation d’un loyal Gouvernement, aux plus fins boursiers de prendre des fonds qui devaient, dans un temps donné, se trouver dépréciés. Vous avez vu mieux que cela ! N’a-t-on pas émis, toujours avec l’aveu, avec l’appui des Gouvernements, des valeurs pour payer les intérêts de certains fonds, afin d’en maintenir le cours et pouvoir s’en défaire ? (...) L’affaire peut paraître singulière mais c’est de la haute finance. (...) Vous tuez un homme, on vous guillotine. Mais avec une conviction gouvernementale quelconque, vous tuez cent hommes, on respecte le crise politique. Vous prenez cinq cent mille francs dans mon secrétaire, vous allez au bagne. Mais avec le piment d’un gain à faire habilement mis dans la gueule de mille boursiers, vous les forcez à prendre les rentes de je ne sais quelle république ou monarchie en faillite, (...) voilà les vrais principes de l’âge d’or que nous vivons !"

  • Qui porte la responsabilité de la crise financière et économique qui maintient le monde entier en haleine depuis 2008 ? Sont-ce les « banquiers cupides » ou les « États accro à l’endettement » ? D’après Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, théoriciens allemands du groupe « Krisis », aucune de ces réponses n’est satisfaisante. La cause de la crise est en effet selon eux bien plus profonde. Ils analysent l’énorme gonflement des marchés financiers au cours des trois dernières décennies comme une conséquence de la crise structurelle fondamentale du mode de production capitaliste, dont l’origine remonte aux années 1970. La troisième révolution industrielle qui se met en place alors entraîne une éviction accélérée de la force de travail hors de la production, sapant ainsi les bases de la valorisation du capital au sein de « l’économie réelle ». La crise structurelle de la valorisation du capital n’a pu jusqu’ici être ajournée qu’en ayant massivement recours, par le biais du crédit et de la spéculation, à la capture anticipée de valeur future. Aujourd’hui, l’accumulation de « capital fictif » trouve ses limites, car les anciennes créances accumulées ne peuvent plus être « honorées ».

    Le concept de « capital fictif » – telle est la thèse des deux auteurs – est fondamental pour comprendre le procès de crise actuel. Après un bref rappel historique de Norbert Trenkle sur l’évolution de l’économie dans la seconde moitié du vingtième siècle, Ernst Lohoff expose, dans la deuxième partie de l’ouvrage les bases théoriques pour la compréhension de cette sorte de capital (qu’il propose de nommer « marchandises d’ordre 2 ») et de son rôle dans le procès d’accumulation capitaliste. La troisième partie analyse l’évolution de la fonction du capital fictif dans le développement du mode de production capitaliste. S’il ne jouait qu’un rôle secondaire lors de la révolution industrielle, il prend une importance accrue à l’époque du fordisme, comme initiateur et point de départ de l’accumulation. Mais tandis que cette anticipation pouvait encore être honorée par une production de valeur réelle, cela n’est plus le cas aujourd’hui, à l’âge de la troisième révolution industrielle. Le capital fictif s’est transformé à son tour lui-même en moteur de l’accumulation, ce qui ne peut fonctionner qu’à travers une mainmise toujours plus importante sur l’avenir.

    Après la crise de 2008, l’effondrement catastrophique du système capitaliste mondial n’a pu être empêché que par une intervention massive des États et des banques centrales, comme jamais l’histoire n’en avait connue. Si l’on doit à présent subir les conséquences de cette crise, sous la forme de l’endettement public et des « politiques d’austérité » imposées à la société, ce n’est pas parce que nous aurions vécu « au-dessus de nos moyens » et qu’il conviendrait de se « serrer la ceinture ». Bien au contraire, affirment Lohoff et Trenkle, la société vit largement au-dessous des possibilités créées par les nouveaux potentiels de productivité ; seulement, ces potentialités se transforment toujours davantage en forces toujours plus destructives au sein du système capitaliste. La société, telle est la thèse conclusive du livre, est désormais trop riche pour le capitalisme.

    L’analyse originale de la crise développée ici se fonde sur une lecture de la théorie marxienne qui s’oppose en de nombreux points au marxisme traditionnel et à l’actuelle « renaissance de Marx ». Ici, Marx n’est pas le théoricien de la lutte des classes, mais celui qui développa la critique radicale d’une société fondée sur la production de marchandises et qui se heurte à ses propres contradictions internes. Les auteurs renouent avec cette pensée, la développent, et l’étayent de façon détaillée et documentée. Il en résulte une analyse de la crise qui s’oppose à tout ce qui s’échange actuellement sur le marché des idées.

    https://www.post-editions.fr/LA-GRANDE-DEVALORISATION.html

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.