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Trotsky et la France

lundi 24 décembre 2018, par Robert Paris

Trotsky à Paris pendant la première guerre mondiale, d’après Alfred Rosmer

Trotsky, militant parisien, d’après Alfred Rosmer

Trotsky arrivant à Cassis

24 juillet 1933, Trotsky débarque à Cassis

Août 1933, Trotsky à Royan

Trotsky à Saint-Palais

Trotsky à Paris - gare du nord

Trotsky, Natalia et les amis qui les accompagnaient arrivèrent à Marseille le 24 Juillet 1933. La police, craignant que des manifestations n’aient lieu au point de débarquement ordinaire dans le grand port, avait arrangé un débarquement en vedette à Cassis. Un fonctionnaire de la sûreté les conduisit ensuite, par la route, à Saint-Palais, près de Royan, lieu choisi pour la résidence en France, la région parisienne étant interdite.

" Édifiée tout au bord de l’océan, écrit Natalia Trotsky, la maisonnette portait bien son nom, " les Embruns ". Nous venions d’y arriver quand un incendie y éclata. Pendant que les pompiers le maîtrisaient, nous restâmes dans une auto, sur la route. Nous demeurâmes à Saint-Palais environ deux mois, notre présence n’étant connue que des autorités administratives et d’un petit nombre d’amis qui se hâtèrent de venir nous voir. La santé de Trotsky était mauvaise ; elle donnait, par moments, des inquiétudes ; nous décidâmes d’aller jusqu’aux Pyrénées, nous arrêtant à Bagnères-de-Bigorre où nous restâmes deux semaines. "

L’accession de Hitler au pouvoir est alors l’événement qui domine la situation internationale. Les gouvernements sont inquiets, d’autant plus que la politique américaine vient encore aggraver et compliquer la situation. Le New Deal de Roosevelt comporte la dévaluation du dollar, d’où suit une bataille des monnaies mettant aux prises partisans et adversaires de la stabilisation de l’étalon-or. Chez les socialistes, une nouvelle tendance se forme autour des partisans de l’économie dirigée, du plan, de la restauration de l’État ; le mot " dirigisme " fait son apparition. L’Autriche, réduite à une tête sans corps, cherche à s’unir à la Hongrie sous un Habsbourg. La Petite Entente, et surtout Benès, s’y opposent : " Plutôt l’Anschluss que les Habsbourg ! " s’écrie-t-il ; rare exemple de myopie politique, car il aura l’Anschluss mais avec Hitler. Une conférence économique internationale, une conférence du désarmement délibèrent une fois de plus sans résultat.

Au milieu de ces graves événements, le parti communiste français persiste dans un révolutionnarisme verbal qui ignore la réalité. Sa presse affirme que le mécontentement et la colère des Allemands dupés ont déjà eu raison de la démagogie hitlérienne. Le " social- fascisme " reste le mot d’ordre, complété maintenant du " radical- fascisme ", tous les partis, sauf le communisme, sont en voie de fascisation ; socialistes de droite ou de gauche ouvrent également la voie au fascisme. Daladier est alors l’agent de l’impérialisme français. Ses excitations verbales ne font que souligner l’état d’impuissance où ce parti est tombé ; il ne compte plus, pour le moment, dans la vie politique ni dans le mouvement ouvrier français. N’ayant pas à le ménager, Daladier pouvait autoriser Trotsky à résider sur le sol français.

Le 23 juillet, une dépêche de Marseille à un journal parisien précise que " c’est comme un passager ordinaire que Trotsky arrivera demain à Marseille ; l’ancien arrêté d’expulsion a été rapporté ; il pourra donc débarquer et circuler librement sur le territoire français ". Mais aussitôt l’Humanité déclenche une campagne d’injures et de menaces dont son rédacteur en chef donne le ton : " De France, écrit-il, Trotsky peut, de ce foyer de la lutte antisoviétique, attaquer l’U.R.S.S, attaquer les partis communistes de France, d’Allemagne et d’Espagne. Point stratégique. Voilà pourquoi vient M. Trotsky. Et voilà pourquoi on l’accueille. Mais lui et le gouvernement se trompent s’ils pensent que ce travail abominable se poursuivra impunément, sous la garde de la police payée avec les fonds secrets votés par les députés socialistes. Malgré les précautions de la police et les faux communiqués, qui trompent sur ses déplacements, M. Trotsky doit, dans son repaire de nouveau garde blanc, entendre la colère des travailleurs révolutionnaires de France, solidaires de leurs frères libérés d’U. R. S. S. "

Comme toujours, les staliniens trouvent des auxiliaires, parfois bénévoles et innocents, le plus souvent stipendiés, qui ont mission d’embrouiller les choses par d’extravagantes informations. C’est ainsi qu’un de ces compères, confondant Royan et Royat, après avoir écrit que " Trotsky s’est réfugié en Auvergne ", ajoute qu’il a fait demander un entretien à Litvinov (alors en France) . " Une espérance ultime l’animait… Ce n’est pas encore pour Trotsky l’heure de la grâce. " Cependant, Il est des journalistes que tant de grossièreté, de bassesse, de misérables manoeuvres dégoûtent ; l’un d’eux le dit : "On accueille Trotsky par des injures, des accusations telles que les plus objectifs et les plus neutres en sont écoeurés. Et ceux qui le traitent de la sorte sont les mêmes qui, naguère, l’encensaient. "

Cette campagne pourrait gâter le plaisir que Trotsky éprouve en se retrouvant en France. Il sait que les communistes français parlent pour Staline, et, par suite, ce qu’ils écrivent n’est pas négligeable : il convient donc de prendre des précautions. Mais il en était déjà, ainsi en Turquie et maintenant la vie en France apporte une compensation appréciable. Des amis raillaient parfois Trotsky pour sa " francophilie " ; c’était vrai que, hors de Russie, la France était devenue le pays de son choix, il en aimait la littérature la langue ; dans sa jeunesse, l’étude du socialisme l’avait porté vert Marx, et la social-démocratie lui était apparue comme le modèle, le parti exemplaire. Mais à mesure qu’il l’avait mieux connue, son admiration pour ses chefs s’était sensiblement atténuée, et l’effondrement de 1914 était venu justifier ses doutes. Son séjour de deux années en France, années décisives de 1914-1916, lui avait permis de connaître le mouvement ouvrier du dedans ; il avait même participé directement à son activité ; il s’était lié avec des militants de tendances diverses ; il restait, certes, foncièrement hostile à certaines théories, à certaines conceptions du mouvement ; il lui arrivait de s’impatienter devant des hésitations, des prudences aussi étrangères à ses idées qu’à son tempérament, mais il trouvait au prolétariat français des traits originaux, une vitalité qu’il aimait, et jamais il ne perdit une occasion d’affirmer sa foi en son avenir, même quand les difficultés de l’édification du parti communiste français lui causaient de pénibles déceptions.

Après plusieurs mois de séjour à Royan, Trotsky fut autorisé à se rapprocher du centre, la Seine et la Seine-et-Oise restant interdites. Barbizon parut commode. On s’installa dans une maison relativement isolée, en bordure de la forêt. Ce que Trotsky apprécie surtout, c’est que cela lui donne la possibilité de sonder toutes les tendances qui s’agitent dans cette période d’extrême confusion. Pour ne pas provoquer un mouvement insolite autour de l’habitation, il se rend assez fréquemment à Paris, chez des amis où les rencontres ont été préparées. En dehors des Français, des visiteurs vienne de Belgique, de Hollande, d’Angleterre, d’Amérique, aussi d’authentiques antifascistes italiens et allemands. Trotsky écoute, s’informe et conseille. Un malaise général règne dans tous les partis ouvriers. Chez les socialistes, ceux qu’on appelle les néo-socialistes, prônant l’économie dirigée, l’organisation de la vie économique selon un plan, rejettent Marx et l’internationalisme prolétarien, demandent un gouvernement fort. Ils sont actifs et attaquent sans relâche la direction du parti, elle-même divisée. Une gauche s’approche par moments des positions trotskystes. C’est, pour Trotsky, une période de grande activité. Ces rencontres nombreuses, les contacts qu’il lui est possible d’établir, lui permettent pour la première fois depuis l’exil de se sentir au coeur du mouvement, bien que sa situation spéciale le contraigne à une grande réserve. Il continue d’écrire sur l’Espagne et l’Allemagne reprenant et développant les idées qu’il a déjà formulées dans ses écrits de Prinkipo dont le déroulement des événements a confirmé la justesse.

Un incident va tout compromettre et même remettre en cause l’autorisation de séjour. Le jeune communiste chargé du courrier - que par précaution on reçoit et expédie de Paris - est victime d’un accident de motocyclette. Les gendarmes interrogent. Le secret est révélé. La nouvelle se répand dans les salles de rédaction : Trotsky est à Barbizon. Les journalistes accourent ; par leur comportement en cette circonstance, ils tombent au niveau des plus détestables pratiques de la yellow press d’Amérique. Ils s’installent et campent, font le siège de la maison, guettant le départ de l’homme traqué et cerné. Cependant Trotsky déjouera leur surveillance et réussira à s’échapper sans être aperçu de ces policiers amateurs... Ce sera dès lors une vie errante à travers la France, car dès qu’une retraite est découverte il faut partir. Le gouvernement, harcelé par les staliniens et par les réactionnaires hurlant de concert, s’impatiente ; mais comme aucun pays ne veut de l’indésirable, il ne peut manifester son mécontentement qu’en accentuant la surveillance policière.

Source Rosmer

Trotsky arrivant à Paris

Courts instants de calme à Barbizon

Manifestants staliniens et fascistes contre Trotsky, l’assiègent ainsi que les journalistes à Barbizon

Campagne de presse contre le séjour de Trootsky

Trotsky exilé en France en est... expulsé

Accueilli par la presse bourgeoise :

Le Matin du 16 avril 1934 titre :

« Que fait, aux portes de Paris, l’homme qui a signé la trahison russe pendant la guerre et dresse, en France, la révolution contre la paix ? »

Lire ici

Le journal Le Matin du 4 mai 1934 :

« Le réprouvé Trotsky n’ira pas en Angleterre. « Notre décision est irrévocable répète aux Communes le ministre britannique de l’intérieur en réponse à de nombreux députés, le gouvernement britannique a refusé l’autorisation de séjour demandée par des socialistes extrémistes pour Léon Trotsky ». »

Lire ici en bas de la une du journal

Le journal Le Devoir du 17 avril 1934 rapporte l’expulsion de France de Trotsky : on verra que le journal bourgeois reprend les protestations de « citoyens », qui ne sont autres que les staliniens, sur la présence de Trotsky en France !

Lire ici

La Croix :

« Parce qu’aujourd’hui il est brouillé avec ses complices d’hier, a-t-il supprimé les raisons pour lesquelles il était indésirable en France ? Pas le moins du monde. Il reste l’homme suspect de l’avant-veille. Ce ne sont pas là titres à une amnistie. »

Source

L’Echo de Paris :

« Le sinistre bourreau de la Russie, avait, depuis quelque temps établi sa résidence ou plutôt son Quartier général aux portes de la capitale. L’homme de Brest-Litovsk, celui qui, en 1917, signa la trahison russe et, prolongea de dix-huit mois au moins les horreurs de la Grande Guerre, le féroce bolcheviste qui s’est donné la tâche de fomenter la révolution mondiale et d’abolir toute civilisation chrétienne, vivait sous les frais ombrages de la forêt de Fontainebleau.! Allez vous faire pendre ailleurs que dans notre forêt , vous en déshonoreriez les arbres ! »

Le Journal des Débats :

« La présence de Trotsky à Barbizon est un scandale supplémentaire que nous devons à M. Chautemps ».

Source

Le Matin :

« Trotsky, aussi étranger que possible à la France, bénéficie de ce privilège scandaleux de résider en Seine-et-Marne… »

Source

Le Journal :

« Chez les fanatiques de l’ancien commissaire du peuple, on envisageait sérieusement l’idée d’une révolution qui aboutirait à la dictature de Trotsky sur la France. »

L’Action Française :

« Nous savons, de science certaine, que ce misérable gredin n’était à Barbizon que pour organiser la fameuse émeute de mai, que s’apprêtait à maîtriser Albert Sarraut ( alors ministre de l’Intérieur). Trotski espérait ainsi rentrer en grâce auprès de Staline en mettant Paris à feu et à sang... Le communisme, voila l’ennemi ! Le plan de Trotski reposait sur un certain nombre de journées échelonnées du 1er au 29 mai, avec l’accord, au moins tacite de Blum et de la SFIO. D’où l’ire du Populaire devant l’expulsion de Trotsky. Il est certain qu’il va manquer aux conjurés, vu son expérience de l’émeute. »

Trotsky en France

Les attentats contre Trotsky

Il nous faut revenir en arrière dans le temps pour parler du séjour que fit Trotsky en France, de 1933 à 1935.

Depuis de longs mois, la situation de Trotsky était un sujet d’inquiétude pour ses amis et ses camarades. Non seulement Trotsky était isolé de toutes les luttes ouvrières d’Occident, mais il se trouvait dans un pays où il n’avait aucun ami politique ; la Turquie kemaliste avait été reconnaissante à l’URSS d’avoir renoncé aux visées impérialistes de la Russie tsariste et « démocratique » sur Constantinople, d’avoir au contraire appuyé le jeune Etat turc moderne dans ses efforts pour maintenir son indépendance ; aussi les portraits de Lénine et de Trotsky avaient-ils les honneurs de la salle de séance au Parlement. Mais le gouvernement turc avait en même temps écrasé toute tentative des travailleurs pour s’organiser ; il n’existait en Turquie aucun parti communiste légal et pratiquement aucun parti communiste illégal. C’est un des rares pays où la IVe Internationale n’a jusqu’à maintenant jamais eu le moindre groupe organisé.

Cette situation était très dangereuse pour Trotsky. Pour organiser sa sécurité, il ne pouvait compter que sur quelques camarades étrangers du pays et de sa langue.

Or il ne manquait pas d’ennemis. En 1923, sa maison fut incendiée. L’organe du Parti Communiste Allemand, la « Rote Fahne » révéla un projet des gardes blancs pour l’assassiner, avec à leur tête, le chef réactionnaire Turkul. La haine des gardes blancs était en effet farouche. Ils n’oubliaient pas que Trotsky avait été leur principal ennemi, qu’ils avaient été écrasés par l’Armée Rouge créée par lui.

Sans aucun doute, la « Rote Fahne » utilisait des renseignements du guépéou et sur l’ordre du guépéou. Quelle était le sens de cette mise en garde ? Probablement un alibi, pour que, si Trotsky était assassiné par les gardes blancs, on ne puisse pas soupçonner le guépéou. A moins qu’il ne soit agi de camoufler une tentative d’assassinat par le guépéou lui-même.

L’Opposition Internationale mena campagne pour la défense de Trotsky. En France, les militants de la Ligue s’efforcèrent d’obtenir l’appui du Secours Rouge. Signalons à ce propos la réponse de Barbusse, écrivain stalinien de stricte obédience. Barbusse se dérobe, mais cela ne donne que plus de poids à ce qu’il est obligé d’avouer : « Sans doute on est mal venu à prétendre d’une façon absolue que Trotsky, grand animateur de la Révolution d’Octobre et créateur de l’Armée Rouge est un contre-révolutionnaire. Mais on fait facilement du contre-révolutionarisme en servant trop étroitement sa cause et en ne plaçant pas celle-ci à la place qu’il convient dans l’ensemble de la lutte internationale contemporaine. » (4 mai 1932)

(…)

La tentative d’assassinat montrait que le danger était pressant. Mais aucun Etat d’Occident ne voulait accepter sur son sol le dangereux chef révolutionnaire. Trotsky raconte dans son autobiographie comment la terre était pour lui « la planète sans visa ». Les sociaux-démocrates allemands, par exemple, avaient prétendu donner au bolchevik Trotsky une leçon de démocratie. En Allemagne au moins, n’importe qui pouvait trouver asile. Trotsky fit les démarches nécessaires pour bénéficier de cette généreuse hospitalité. Mais il s’avéra qu’on ne laisserait entrer le vieux leader que s’il pouvait prouver que sa santé exigeait impérieusement des soins médicaux et que c’était pour lui une question de vie ou de mort : la démocratie de Weimar ne lui offrait en définitive qu’un coin de cimetière.

En 1932, Trotsky avait pu sortir un instant de sa prison. Les étudiants socialistes de Copenhague lui avaient demandé de venir leur exposer les causes de la Révolution Russe. Trotsky avait obtenu les visas de transit. Un groupe de militants avaient reçu la mission de lui servir de gardes du corps pendant la traversée de la France, de Marseille à Dunkerque. Ils garderont le souvenir de la fulgurante apparition, de la haute silhouette, de l’éclair du regard surtout. Toute la nuit, Trotsky les interrogea sur la vie des organisations, sur les jeunes, sur les luttes ouvrières.

A Copenhague, il défendit avec flamme la Révolution Russe et la fit mieux comprendre. Dans ces conditions s’évanouissait tout espoir de voir le gouvernement socialiste danois accepter de transformer en autorisation de séjour le visa de passage. Trotsky dut regagner sa résidence forcée de Prinkipo.

Trotsky à Royan

Un an plus tard, sur l’intervention d’Anatole de Monzie, ami personnel de Rakowski, le gouvernement radical d’Herriot lui accorda enfin l’autorisation de séjour en France. C’était un gouvernement démocratique ; il ne fit pas faute de claironner à tous les échos combien la France était libérale pour accorder ainsi le droit d’asile à un tel chef révolutionnaire. Nous verrons bientôt les limites de ce libéralisme.

Trotsky n’était pas autorisé à résider dans la région parisienne. Ses camarades louèrent pour lui une villa à Saint-Palais, près de Royan. Pendant ce temps, les journalistes étaient aiguillés sur Royan : sa résidence devait rester secrète. Il fallait craindre les gardes blancs qui écumaient de rage et aussi le guépéou. Un camarade fut envoyé en éclaireur auprès des gardes blancs de la région. Un autre (J. Baussier) prît contact avec les militants communistes de Royan et de Saint-Palais ; il trouva dans le Parti communiste des dispositions telles que, quelque temps après, il amena auprès de Trotsky le propre secrétaire de la cellule communiste de Saint-Palais et que celui-ci adhéra à la Ligue (trotskyste).

Trotsky vivait dans la villa avec Nathalia, sa compagne et quelques camarades. Plusieurs jeunes lui servaient de secrétaires et de gardes du corps, parmi lesquels Van Heijenoort, son secrétaire à Prinkipo, Clément, jeune bolchevik-léniniste allemand, et Y. Craipeau. Chaque nuit, les militants montaient la garde et effectuaient des rondes ; ils accompagnaient « le vieux » chaque fois qu’il sortait. Trotsky n’acceptait pas sans protester cette vigilance qui le transformait en prisonnier perpétuel. (…)

Trotsky organisait sa vie systématiquement, afin que pas une minute n’en fût perdue. Tout était réglé en vue du rendement maximum. Etait réglementé jusqu’au court répit qu’il s’accordait pour aller donner la pâtée aux chiens ou pour se promener dans le jardin, en bavardant avec un des secrétaires. Trotsky détestait avant tout le désordre, le laisser-aller et la bohême. (…)

Il travaillait du matin au soir, intensément et méthodiquement, fatiguant plusieurs sténo-dactylos et secrétaires. Le soir, tous se réunissaient. Parfois se tenait une « réunion de cellule », fonctionnant comme un groupe de la Ligue. Le plus souvent venaient des visiteurs. Un soir, c’était Malraux, avec qui Trotsky discutait de la stratégie de la bataille du Yang-Tsé-Kiang. Un autre soir, c’étaient les dirigeants de l’Independant Labour Party anglais, vivement intéressés par le cours de marxisme élémentaire que leur donnait Trotsky. Celui-ci expliquait patiemment. D’autres fois, c’étaient les dirigeants du Parti Socialiste Ouvrier allemand (SAP), des partis ouvriers indépendants de Hollande, ou des sections de la Ligue Communiste Internationaliste. Trotsky connaissait la situation du mouvement ouvrier de chaque pays et brusquement, les événements particuliers apparaissaient, à la lueur de l’analyse marxiste, comme éclairés par les autres événements du monde.

Bien entendu, la situation en France et la vie de l’organisation française faisaient très fréquemment l’objet des discussions. Aux réunions du soir, se trouvaient presque tous les jours quelques camarades français, venus discuter avec « le vieux » comme on appelait familièrement Trotsky.

Le prétendu « ultimatisme » de Trotsky

A ce propos, il faut ajouter un mot contre la légende malveillante de la « dictature » de Trotsky. Incontestablement, il était entier dans ses convictions, passionné dans la discussion. Mais rien là de la morgue des « chefs infaillibles ». Avec les jeunes, il discutait sérieusement, avec cordialité et compréhension. Y. Craipeau éprouvait, dès 1933, des doutes sérieux sur le caractère ouvrier de l’Etat soviétique. Trotsky pesait avec soin les arguments, discutait honnêtement et sans polémique, n’hésitait pas à passer au crible de la critique sinon sa thèse générale – sur laquelle il ne varia guère jusqu’à sa mort – du moins certains aspects de sa thèse, comme la question de thermidor et la nécessité d’une révolution politique en URSS. Pour faire le point de ce débat, il écrivit « Thermidor et l’Etat ouvrier russe ». C’est lui qui devait convaincre son jeune interlocuteur (Y. Craipeau, qui le rapporte ici) de rédiger son analyse opposée à la sienne propre…

Trotsky participe à la lutte

Fin 1933, Trotsky avait obtenu l’autorisation de résider dans la région parisienne. Il vint habiter dans une villa de Barbizon. C’est là qu’il se trouvait lors des événements de février 1934. Ces événements, il les avait depuis longtemps prévus. Il avait annoncé leur dramatique importance. Aussi lui était-il impossible de rester en place. Il vint à Paris clandestinement. Il avait rasé sa barbiche pour ne pas être reconnu. Il tint plusieurs réunions avec la commission exécutive de la Ligue pour mettre au point les mots d’ordre à lancer sur le front unique, la milice ouvrière, l’armement du peuple. C’est ainsi que commença à être mis sur pied le « programme d’action » des bolcheviks-léninistes qui devait ensuite, étoffé et élargi, devenir en 1938, le programme transitoire de la IVe Internationale.

Les fascistes hurlent à la mort

Un des premiers actes du gouvernement bonapartiste de Doumergue fut dirigé contre Trotsky. Le 14 avril, une descente de police est opérée dans la villa de Trotsky à Barbizon. Il est remarquable de signaler que cette attaque correspondait à une violente offensive contre Trotsky dans les journaux de Hitler. Le 14 avril même la « Deutsche Wochenschrift » écrivait en énorme manchette : « Trotsky derrière les troubles en France. » Avec un sous-titre : « le vieil incendiaire organise le bouleversement de l’Europe occidentale. Une centrale secrète à Paris – la légende de la retriate de Trotsky. Les consignes de Trotsky pour la guerre civile aux communistes allemands. »

Le journal hitlérien se plaignait amèrement du droit d’asile donné en France à « l’ennemi le plus farouche de l’Allemagne nazie ». Le Deutsche Wochenschrift attaque violemment la Ligue Communiste Internationaliste ; elle précise l’inquiétude naissante des dirigeants réactionnaires français devant les mots d’ordre de Trotsky et conclut « Il faut expulser l’incendiaire ». L’ « Angriff » de Hitler reprend le même thème.

Aussitôt, comme sur un signal, toute la presse réactionnaire et fasciste se met à son tour à aboyer contre « l’incendiaire Trotsky », le « criminel de Brest-Litovsk », sa vie « fastueuse », ses prétendus « domestiques », les mots d’ordre trotskystes d’alliance ouvrière et de milice ouvrière. L’ « Action Française » royaliste a ouvert le feu. « Trotsky à la porte » hurle « l’Ami du Peuple » du milliardaire réactionnaire Coty. « Chassons-le comme un chien » glapit « la Liberté », de l’immonde Camille Aymard, qui devait plus tard devenir le journal de Doriot.

Voici comment « le Jour » du fasciste Léon Bailly justifie sa haine :

« Trotsky, extrémiste de gauche, adversaire des concessions aux koulaks et des négociations avec l’étranger ne s’est jamais écarté de la doctrine bolcheviste à l’état pur et c’est son intransigeance qui amena Staline à le prier d’aller propager à l’étranger sa doctrine de subversion permanente et totale. Pour nous, Français, la preuve est faite que la IVe Internationale n’est que la forme la plus violente de la IIIe, un succédané plus redoutable. »

« Le Journal » déverse des colonnes entières de calomnies et conclut :

« Que ce fauteur permanent d’agitation révolutionnaire et d’intrigues suspectes aille exercer ailleurs que dans notre pays sa dangereuse activité. »

« L’Humanité » et le « Secours Rouge » stalinien ajoutent leur note dans ce concert et, comme la presse fasciste, ils exigent l’expulsion de Trotsky.

« Le Matin » claironne en manchette : « Satisfaction est donnée au pays, Trotsky est chassé. »

Les protestations

D’un peu partout, les comités d’alliance ouvrière élèvent leurs protestations. Le Parti socialiste organise, avec la Ligue, un meeting de protestation dans le département de la Seine. Ecrivains et intellectuels rendent publique leur indignation. Signalons par exemple un manifeste qui dit : « Nous saluons à cette nouvelle étape de son chemin difficile, le vieux compagnon de Lénine, le signataire de la paix de Brest-Litovsk… l’organisateur de l’Armée Rouge qui a permis au prolétariat de conserver le pouvoir malgré le monde capitaliste coalisé contre lui. »

Le manifeste est signé par André Breton, René Char, René Crevel, Paul Eluard, Fernand Marc, Benjamin Péret, Yves Tanguy. D’autres intellectuels ajouteront ensuite leur signature, comme René Le Febre, Romain Rolland, J.R. Bloch, Léon Werth, André Gide, J. Cassou, Bernard Lecache, Jean Giono, Eugène Dabit, Alain, A. Wurmser.

Un autre manifeste paraît, avec la signature de Malraux et d’une dizaine d’écrivains. Un troisième est signé d’une dizaine d’artistes de l’A.E.A.R., filiale communiste, parmi lesquels, notamment, Sylvain Itkine.

Le professeur Langevin accepte la présidence d’honneur d’un meeting de protestation. A meeting, qui groupe 800 personnes, on vient lire une déclaration de Romain Rolland : « Ce sera l’opprobre éternelle de la démocratie française qu’elle ait refusé à Léon Trotsky l’asile qu’il était venu lui demander. C’est la honte de l’Europe que la Turquie lui ait donné une leçon de dignité. »

D’autres manifestations de solidarité ont lieu en province, par exemple à Lille ou à Montpellier avec le Parti Socialiste, la CGT, les Jeunesses Socialistes, la Fédération Unitaire de l’Enseignement et la Ligue, dans un meeting ou parle Vallière. La Fédération Unitaire de l’Enseignement exprime son indignation véhémente. Même le journal de la fraction stalinisante dans la SFIO, l’ « Action Socialiste », doit faire entendre sa protestation.

Trotsky en résidence surveillée

Mais où chasser Trotsky ? Aucun pays ne l’accepte. Dès lors, le gouvernement Doumergue doit se contenter de le mettre en résidence surveillée. Trotsky est relégué dans un village des Alpes, près de Grenoble (Domène) où il est surveillé sans cesse par plusieurs policiers qui ont mission de ne laisser personne pénétrer auprès de lui. Bien entendu, à de rares intervalles, les militants réussissent pourtant à forcer le blocus.

Les provocations fascistes continuent. C’est ainsi par exemple que le 29 décembre 1934, au moment de l’assassinat de Kirov, « le Matin » publie la manchette suivante : « Staline annonce-t-on de Moscou, a demandé l’expulsion de France de Trotsky… Souhaitons que la nouvelle soit exacte ; nous serions d’accord pour une fois avec le chef du communisme. »

« L’Ami du Peuple » précise : « A la porte Trotsky. Son maintien parmi nous constitue un outrage à nos morts… Qu’attend-on pour l’extrader et l’envoyer à Moscou ? Tant pis si le voyage se termine mal pour lui. »

En même temps, dans l’Humanité, Duclos mène une campagne parallèle et monte une provocation où Trotsky est dénoncé comme l’instigateur du meurtre de Kirov.

Duclos y prétend que le journal trotskyste « La Vérité » du 15 décembre faisait « l’apologie de l’assassinat ». or voici la conclusion de l’article paru dans ce journal : « Quant à notre position, il serait vain de répéter qu’elle ne saurait être que celle de la condamnation la plus absolue, la plus nette, la plus rigoureuse de cet attentat, comme de toute méthode terroriste en général, qui ne peut servir qu’un but : défricher la voie au bonapartisme et au fascisme en URSS. » Signé meunier, c’est-à-dire Trotsky.

En même temps que le guépéou entre ainsi en action, les gardes blancs continuent à s’agiter. Or, devant ces dangers accrus, Trotsky étant en résidence surveillée, ses amis sont impuissants à le protéger effectivement. Aussi essaye-t-on d’obtenir un visa pour l’Angleterre (avec l’intervention de l’ILP) et pour d’autres pays. A chaque fois, un refus lui est opposé sous la pression du Kremlin.

C’est la Norvège qui, en 1935, lui accorde enfin l’autorisation de séjour – la Norvège où gouverne le parti socialiste « de gauche », le NAP. les flons-flons démocratiques en Norvège même ne dureront pas longtemps. Sous la pression conjuguée des fascistes de Quisling et du gouvernement de Moscou, les « socialistes de gauche » ne tarderont pas à chasser encore une fois Trotsky, sans cesse traqué pour son attachement irréductible au socialisme révolutionnaire. »

extraits du livre d’Yvan Craipeau, « Le mouvement trotskyste en France »

Trotsky et la France ?

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Leçons du mouvement de 1936 en France, Léon Trotsky

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90ème anniversaire du parti communiste en France mais du parti fondé par Lénine et Trotsky et pas du parti stalinien devenu réformiste bourgeois

Trotsky et André Breton

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Trotsky et Marceau Pivert

Témoignages sur Léon Trotsky, notamment en France

Lisez Trotsky dans le journal L’Humanité !

Autorisé à se rapprocher de Paris – Seine et Seine-et-Oise restant interdites – Trotsky a quitté Saint-Palais pour venir s’installer dans une villa modeste de Barbizon, en lisière de la forêt. Toutes ces questions prennent alors pour lui un intérêt nouveau et, pour ainsi dire, plus tangible, car il lui est dès lors facile de reprendre contact avec des amis, avec des hommes qu’il a connus en France pendant la guerre, de recevoir des militants qui, de partout, viennent l’interroger, lui demander conseil, examiner avec lui leurs problèmes. C’est pour lui une vie nouvelle, une période de discussions ardentes, passionnées. Ces rencontres, fructueuses, lui sont agréables et, à la fois, l’inquiètent car il ne sent pas, le plus souvent, chez ses interlocuteurs, une pleine compréhension des événements ni surtout l’esprit de décision, la volonté de recourir aux mesures de défense que le présent exige. S’il qualifie durement l’attitude des chefs staliniens et socialistes c’est parce qu’il estime qu’elle contribue à égarer ou paralyser l’action du prolétariat. Il est irrité de voir Léon Blum invoquer la lutte de classe pour refuser de participer à des ministères radicaux qu’il soutient, et écrire, entre autres, que " tant que la puissance capitaliste ne sera pas rompue ou soumise, aucun peuple ne peut être assuré ni de la liberté ni de la paix ". Chez eux, les actes ne suivent jamais les paroles qui les commandent ; ils excitent les ouvriers, les jettent dans l’action mais désarmés devant une bourgeoisie renforcée de ligues armées.

Trotsky est engagé à fond dans ces conversations, discussions, controverses, quand un incident banal va soudain mettre fin à cette activité partielle retrouvée. Il sera l’occasion cherchée du déclenchement d’une campagne minutieusement préparée. Le 16 avril 1934, les journaux annonçaient, sous de grands titres, que la police venait de " découvrir " que Trotsky vivait à Barbizon. Aussitôt des journalistes, nombreux, et flanqués de photographes, vinrent prendre possession des alentours de la villa, y demeurant jour et nuit, tandis que dans leurs feuilles, l’affaire était exploitée avec une extrême violence ; l’Action française, royaliste, était rejointe par des organes soi-disant indépendants, comme le Matin et le Journal. Ils affectaient de se scandaliser, simulant l’indignation : comment " le bolchévik a-t-il pu être autorisé à résider en France " ! Le ministre de l’Intérieur – c’est un radical, Albert Sarraut – décide d’annuler l’autorisation de séjour accordée par Daladier et d’expulser Trotsky – pour la seconde fois. Seul, de tous les journaux, le Populaire a une attitude décente. Il dénonce l’hypocrisie du gouvernement et la comédie de l’indignation jouée par la grande presse ; c’est, écrit-il, beaucoup de bruit pour rien car la police n’a pas eu à découvrir Trotsky à Barbizon puisqu’elle l’y surveillait, et il rappelle opportunément que, même sous le tsarisme, la France accordait le droit d’asile aux révolutionnaires russes. La Ligue des droits de l’homme proteste à son tour ; un meeting est organisé sous la présidence de Langevin, Malraux y prend la parole au nom des intellectuels antifascistes.

Mais les protestations restèrent vaines. Le gouvernement maintint son décret ; c’est que, au fond, il ne s’agissait pas d’une décision accidentelle motivée par un incident particulier ; tout au contraire, elle s’inscrit dans sa ligne politique ; ce ministère d’union n’est au pouvoir que pour servir les intérêts de la réaction nationaliste ; une de ses premières mesures a été la révocation de vingt et un agents des P.T.T. Dans le domaine international, l’accord avec Staline sera conclu dans un mois, et c’est l’organe du syndicalisme réformiste de Jouhaux, le Peuple, qui indique qu’il faut voir dans l’expulsion de Trotsky une intervention de la diplomatie russe (l’histoire se répétera plus tard en Norvège), ce que confirme l’attitude de l’Humanité. Car elle fait sa partie dans la campagne, nullement gênée par le voisinage de l’Action française royaliste, et de journaux qu’elle qualifie ordinairement de valets de l’impérialisme, ni par les attaques courantes de la presse hitlérienne contre Trotsky, par l’Angriff entre autres, qui " montre les efforts du " maudit " pour la formation en Europe d’un front unique des rouges ", ainsi que le cite en l’approuvant, le Matin : la coalition contre l’exilé est complète.

Mais cette unanimité est embarrassante pour le gouvernement français ; résolu à expulser Trotsky au plus vite du territoire français, il se trouve empêché de le faire car aucun gouvernement ne consent à accueillir le proscrit pour qui la planète est encore une fois sans visa. La Suisse, l’Italie, la Belgique, l’Irlande, pressenties, répondent négativement, imitant les grandes puissances démocratiques, l’Angleterre et l’Allemagne, qui ont refusé le visa, même quand travaillistes et social-démocrates étaient au pouvoir. Il en est réduit à entreprendre des négociations avec le gouvernement turc, revenant au point de départ de l’exil ; elles n’aboutiront pas. Trotsky sera, par force, toléré, situation singulière qui ne prendra fin que lorsque le gouvernement travailliste de Norvège consentira à le recevoir, le 9 juin 1935, plus d’une année après l’affaire de Barbizon.

En 1929, confiné à Prinkipo, Trotsky avait tenu à faire remarquer que " grâce aux efforts de l’appareil stalinien et avec l’appui amical de tous les gouvernements bourgeois, l’auteur de ces lignes est placé dans de telles conditions qu’il ne peut réagir aux événements politiques qu’avec un retard de quelques semaines ". Maintenant il ne s’agira pas de retard mais d’impossibilité. Furieux de ne pouvoir parvenir à ses fins, le ministre français soumit Trotsky à un régime d’une extrême sévérité, une surveillance policière de tous les instants.

Isolé dans une petite ville du Dauphiné, privé quasi complètement de toute visite, de tout contact avec l’extérieur, l’exilé, qui a pourtant une certaine expérience des prisons du Vieux et du Nouveau Monde, connaîtra un régime plus dur que ceux qui lui ont été imposés jusqu’alors, et d’autant plus insupportable qu’il vient après une période de liberté relative, d’activité restreinte mais réelle au sein du mouvement ouvrier français. C’est alors et dans ces conditions qu’il décide de transcrire en des cahiers, au jour le jour, les remarques que lui inspirent ses lectures, notes dans lesquelles la réclusion l’amènera à livrer davantage de lui-même qu’à l’accoutumée, et qui constitueront ce " Journal ", document unique, et par là inestimable, dans son oeuvre jusqu’ici publiée.

AIfred ROSMER.

source

Alfred Rosmer, « Trotsky à Paris durant la première guerre mondiale » (11 juillet 1950)

C’est au début de la Première Guerre mondiale, et à l’occasion de la guerre, que nous entrâmes en contact avec plusieurs socialistes russes, notamment avec Trotsky. « Nous », c’était la rédaction de la « Vie Ouvrière », revue syndicaliste fondée à Paris en 1909 par Pierre Monatte. Ce rapprochement, qui allait devenir si solide et durable, se produisit fortuitement ; il fut provoqué par la publication d’une lettre d’un socialiste russe à Gustave Hervé. S’il fut tout de suite aisé et se révéla dans les années qui suivirent résistant à toute épreuve, c’est qu’à la cause initiale accidentelle s’en ajoutèrent d’autres, celles-là fondamentales qui, en tout état de cause, l’auraient promptement imposé.

Jusqu’au début de la guerre, il n’y avait eu, entre nous, nul contact ? Syndicalistes révolutionnaires et socialistes des partis de la Deuxième Internationale suivaient deux voies différentes. Même les manifestations communes organisées contre le danger de guerre quand la menace s’en précisait, ne pouvaient faire disparaître les divergences qui les opposaient ; elles les atténuaient à peine. Les syndicalistes révolutionnaires poursuivaient leur activité et la réalisation de leurs objectifs, immédiats ou lointains, par l’action directe de leurs organisations ; ils ignoraient ou dénonçaient les opérations parlementaires du parti socialiste, dont les dirigeants ne leur inspiraient nulle confiance. Sans doute, les socialistes russes échappaient à cette condamnation globale et définitive, on les savait d’une autre type ; on ne pouvait nier qu’ils fussent révolutionnaires, et avec eux les divergences ne pouvaient être que de méthode ; ce n’est pas à eux que nous aurions pu nous reprocher de se servir du socialisme pour faire carrière. Mais, à Paris, ils vivaient à part, entre eux, formant un ilot dans la grande ville. Même parmi les socialistes français, rares étaient ceux qui avaient connu Lénine durant son séjour à Paris et l’école bolcheviste de Longjumeau. Ils avaient leurs journaux, leurs réunions, leurs terribles controverses et il est à peine exagéré de dire que ce que ce qu’on savait surtout d’eux, c’est qu’ils étaient de rudes querelleurs et d’impitoyables polémistes.

Août 1914

L’effondrement de la Deuxième Internationale au 4 août 1914 fut pour eux ce que fut pour nous l’abdication de la CGT, incarnation du syndicalisme révolutionnaire. Chose qui doit aujourd’hui paraître singulière et peut-être incroyable : leurs partis, si différenciés par les discussions, réagirent semblablement, c’est-à-dire qu’ils se décomposèrent de la même façon ; le groupe bolcheviste de Paris ne résista pas mieux que les autres, mencheviks et socialistes-révolutionnaires ; il y eut des « défensistes » (pour la défense nationale – M et R) dans les trois partis et, comme les Russes ne font rien à demi, la plupart des "défensistes" allèrent s’engager dans l’armée française. En face d’eux, les résistants des trois partis se sentirent sur la même base, unis par des conceptions désormais essentielles, déterminantes sur les origines et sur le sens de la guerre, sur la défense du socialisme et de l’Internationale. Ils disposaient d’une imprimerie ; ils décidèrent de publier un journal qui serait pour tous les socialistes fidèles un point de rassemblement. Leur position était celle des syndicalistes révolutionnaires qui dénonçaient l’ « union sacrée » à laquelle la majorité de la direction de la CGT s’était ralliée, et maintenaient contre elle l’internationalisme prolétarien. Les deux nouveaux groupements ainsi formés devaient se rejoindre ; un délai fut cependant nécessaire. Nous avions connu d’abord Martov, par sa lettre à Gustave Hervé, précisant la position des socialistes russes devant la guerre ; mais avec lui, les relations se bornèrent à un contact personnel, à des conversations particulières. Il fallut donc attendre Trotsky, dont Martov annonçait la venue prochaine.

Trotsky arriva à Paris, seul, dans le courant de novembre 1914. Il prit une chambre à l’hôtel d’Odessa, à l’angle de la rue d’Odessa et du boulevard Edgar-Quinet, dans le voisinage de la gare Montparnasse. La guerre l’avait surpris à Vienne où il était immédiatement devenu un étranger indésirable, ennemi. Victor Adler avait facilité son départ, celui de sa femme et de ses deux garçons. La famille avait fait une première halte à Zurich, puis Trotsky était parti pour Paris en éclaireur parce que c’était là qu’il voulait se fixer. Il alla dès son arrivée à la rédaction du journal que publiaient les « résistants » ; son titre était alors Naché Slovo (Notre Parole), et il était quotidien, car les socialistes russes réalisèrent le miracle de publier à Paris, pendant la guerre, un quotidien socialiste contre la guerre et ils le publièrent « jusqu’au bout », se bornant à changer le titre quand le gouvernement français décidait de l’interdire.

Un des premiers effets de la participation de Trotsky à la vie de ce journal et du groupe fut la mise à l’ordre du jour de la question concernant la liaison à établir avec l’opposition française. Il fut lui-même désigné pour assurer cette liaison, en compagnie de Martov et d’un socialiste polonais, Łapiński ; les trois devaient venir à notre local et participer à nos réunions du mardi soir. J’eus l’occasion de les voir souvent par la suite, mais nos rencontres ultérieures n’ont pas affaibli le souvenir très vif que je garde de la première soirée qui les vit arriver chez nous. C’était un événement, dans ce premier lugubre premier hiver de la guerre, devant l’effondrement des Internationales, les pensées étaient souvent sombres ; nos réunions, limitées à nos seules forces, amputées par la mobilisation, étaient un inappréciable réconfort ; mais celle-là revêtait un caractère exceptionnel : une rencontre amicale entre syndicalistes et socialistes, les uns et les autres très attachés à leurs doctrines respectives ; il fallait la guerre pour qu’une telle chose fût possible.

Les réunions du quai Jemmapes

Raymond Lefebvre, jeune écrivain socialiste que la guerre devait emporter, a évoqué si exactement ces réunions communes que je veux donner ici quelques extraits de son récit :

« Presque au coin de la rue Grange-aux-Belles et du quai Jemmapes, à Paris, s’ouvrait encore en 1914, une petite boutique grise, une Librairie du Travail… Cette boutique ferma le 2 août. Et pourtant, certains soirs d’automne, vers neuf heures, les policiers pouvaient constater qu’une vie furtive y brillait, que des conspirateurs, l’un après l’autre, s’y glissaient. J’y ai plus d’une fois participé. On se bornait à tisonner tristement les restes refroidis de l’Internationale ; à dresser, d’une mémoire amère, la liste immense de ceux qui avaient failli ; à entrevoir, avec une clairvoyance inutile, la longueur d’une lutte d’usure où seule aurait été vaincue la civilisation. »

« Un orgueil sombre nous restait. L’orgueil de la fidélité à la foi, l’orgueil de résister au déferlement de la sottise, sous laquelle, Romain Rolland seul excepté, les fronts les plus puissants s’étaient vautrés. »

« Rosmer, le poète Martinet, Trotsky, Guilbeaux, Merrheim et deux ou trois autres dont j’ignore le nom, nous avons su, en plein Paris, être à la fois parmi les derniers Européens de la belle Europe intelligente que le monde venait de perdre à jamais, et, les premiers hommes d’une Internationale future dont gardions la certitude. Nous formions la chaîne entre deux siècles. Oui, ce sont là des souvenirs d’orgueil. »

Revenons à cette réunion où Trotsky, Martov et Łapiński sont avec nous pour la première fois. Comme il était naturel, la conversation resta d’abord générale, passant d’un sujet à un autre. Parmi nos amis syndicalistes, quelques uns, pas beaucoup, étaient encore hésitants. La réaction sentimentale provoquée chez eux par l’agression de l’Autriche semi-féodale contre la petite Serbie, qu’avait accentuée encore la ruée allemande à travers la Belgique, les troublait, obscurcissant dans leur esprit les causes réelles et profondes de la guerre. Ils devaient s’éloigner de nous plus tard, mais ils étaient présents ce soir-là et l’un d’eux, lorsque la conversation s’engagea plus précisément vers la guerre, à un moment donné s’écria : « Mais enfin, c’est tout de même l’Autriche qui s’est jetée lâchement sur la Serbie ! » Trotsky intervint alors ; le journal libéral de Kiev, le Kievskaja Mysl (La Pensée de Kiev) auquel il avait collaboré, avait fait de lui un correspondant de guerre lors des deux guerres balkaniques ; il se trouvait ainsi particulièrement bien armé pour répondre. Avec le ton amical était celui de la conversation depuis le début, il fit un exposé lumineux d’une situation qui n’était compliquée qu’en apparence ; les peuples balkaniques qui s’étaient battus l’un contre l’autre étaient tous victimes des intrigues et des manœuvres diplomatiques des grandes puissances, pour lesquelles ils n’étaient que des pions sur l’échiquier européen ; ni suffisance ni pédantisme dans l’expression : un camarade exceptionnellement bien informé traitait le sujet que les circonstances lui avaient permis de connaître à fond, dans son ensemble et de ses caractéristiques régionales ; la conclusion s’imposait d’elle-même, sans qu’il fût besoin de la formuler, ne laissant nulle place au doute encore moins à une contradiction sérieuse. Nous eûmes tous l’impression que notre groupe venait faire une recrue remarquable ; notre horizon s’élargissait ; nos réunions allaient prendre une nouvelle vie ; nous en éprouvions un grand contentement.

Martov et Trotsky

Cependant, ces réunions, si heureusement commencées, faillirent connaître une fin rapide. Martov était, dans son parti, une sorte de personnage officiel ; il représentait la fraction mencheviste du Parti socialiste ouvrier russe au Bureau socialiste international - l’organisme permanent de la Deuxième Internationale. Or, son parti avait été comme les autres brisé en trois tronçons par la guerre : une section défensiste – celle qui avait fourni les engagés volontaires ; un centre oscillant et une gauche internationaliste. Précisément parce qu’il appartenait à cette dernière tendance, Martov estimait être tenu à une certaine prudence, à ne rien faire qui pût paraître engager arbitrairement le parti tout entier ; le travail commun avec nous, qui n’appartenions à aucun parti socialiste, risquait de le mettre dans une situation difficile, autoriser des critiques des dirigeants du parti socialiste français qui supportaient mal ses interventions ; il n’était pas pour eux un camarade mais un gêneur. Trotsky était, lui, beaucoup plus libre de ses mouvements ; il avait rompu avec les bolcheviks parce qu’il était hostile à leurs principes d’organisation et avec les mencheviks parce qu’il condamnait leur politique ; il était à la tête d’un groupe qui s’était constitué autour de la conception de la révolution permanente, qu’il a élaborée en partie avec Parvus. Très solidement marxiste, il n’était cependant pas de ces social-démocrates pour qui le syndicalisme révolutionnaire était une hérésie en tous points condamnable, et la grève générale n’était pas non plus pour l’effrayer car il en avait une, fameuse, à son actif : celle de 1905. Dans les discussions eurent lieu au groupe Naché Slovo, il défendit chaudement la liaison établie et la possibilité d’un commun travail. Son point de vue, auquel Martov se rallia sans trop de difficulté, l’emporta.

Dès qu’il se fut débrouillé dans le Paris de guerre - il connaissait déjà la ville y ayant fait à deux reprises de brefs séjours, mais l’état de guerre avait créé des complications nouvelles -, Trotsky se hâta de faire venir sa famille. Il avait trouvé une modeste pension dans le voisinage du parc Montsouris, en haut de la Glacière, à l’entrée de la rue de l’Amiral-Mouchez. Selon une légende tenace mais assez inoffensive – il s’en forgea d’infiniment plus graves -, on le voit toujours à une table du Café de la Rotonde, parmi les joueurs d’échecs. Il y a ici une confusion ; c’est Martov, bohème par goût et par habitude, qui était un habitué du café. Trotsky était, lui, tout le contraire d’un bohème et n’aimait ni l’atmosphère ni les conversations de café : trop de temps perdu.

Rencontre avec un anarchiste belge

La pension de la rue de l’Amiral-Mouchez était un très simple immeuble de deux étages ; les pensionnaires n’étaient guère qu’une douzaine ; l’homme et la femme qui la dirigeaient étaient une rare exception parmi les habituels mercantis ; ils devinrent des amis, surtout des deux petits garçons ; on continua de se fréquenter quand la famille Trotsky eut trouvé un logement. J’y allais une fois par semaine, en général le dimanche. Une de nos soirées fut exceptionnellement mouvementée et je dois en parler avec quelque détail. Trotsky nous avait demandé, à Łapiński et à moi, de venir dîner et il avait insisté pour que nous venions de bonne heure. Nous eûmes tout de suite l’explication. « J’ai invité, nous dit-il, un anarchiste belge que j’ai rencontré il y a quelque temps par hasard ; c’est un homme extrêmement sympathique qui, par impulsion semble-t-il, a réagi violemment aux envahisseurs allemands, a organisé des attaques contre eux dans la région de Liège et s’est échappé juste à temps pour éviter d’être capturé ; ses rapports sont donc très intéressants et instructifs, pour aider à comprendre la résistance belge, dont le caractère violent et spontané était en général une surprise ; ils contribuent également à faire comprendre aux gens comment et pourquoi les anarchistes ont été incités à se comporter comme des patriotes endurcis. Bien sûr, il est inutile de discuter de la guerre avec lui ; cela ne servirait à rien ; il a un caractère brusque et colérique et, par-dessus tout, il n’est actuellement pas en mesure de discuter pacifiquement avec ceux qui le contredisent. "

Le dîner se déroula à la perfection ; le menu était simple, même lors des soirées importantes, et ni vin ni liqueurs ne risquaient de faire mal à la tête. Je connaissais déjà notre dineur, même si je ne l’avais jamais rencontré lors de mes voyages en Belgique. J’avais lu le récit de son activité chez les anarchistes de Liège et ses écrits. C’était une belle figure de l’anarchisme belge, qui n’en manquait pourtant pas, car le passage d’Élisée Reclus à l’Université Nouvelle de Bruxelles avait laissé de profondes traces. De retour dans la chambre de Trotsky, j’ai entamé la conversation en parlant de souvenirs et d’amis communs. Trotsky et Łapiński sont intervenus de temps en temps ; notre conversation s’est déroulée dans une agréable atmosphère de cordialité et nous nous sommes réjouis à l’idée que la soirée se serait terminée aussi facilement qu’elle avait commencé lorsque, tout à coup, notre ami a éclaté. Que s’était-il passé ? Nous ne réussîmes pas élucider ce qui devait rester un mystère. Est-ce que sous nos mots inflammables nos idées sur la guerre se cachaient mal ? En tout cas nous dûmes subir l’assaut de notre compagnon déchaîné : nous étions germanophiles, des pleutres, c’est par lâcheté que nous étions contre la guerre, et la fidélité à l’internationalisme que nous affichions n’était qu’un prétexte commode pour masquer les vraies raisons... Il fallut bien répondre, mais le seul résultat fut que le ton se haussa au point de troubler la paisible maison. Nous étions tous mécontents.

Voyages en France

Avant que sa famille vint le rejoindre, Trotsky avait déjà organisé deux grands voyages en France. Son journal ne lui demandait pas d’aller au front et de suivre les armées ; les correspondants de guerre accrédités ne voyaient d’ailleurs pas grand-chose ; ils étaient réduits à délayer plus ou moins adroitement les communiqués officiels, et la guerre des tranchées marquait un temps d’arrêt dans les opérations spectaculaires. Ce qui était intéressant, alors, c’était de parcourir le pays, d’interroger les gens, de converser avec eux pour déceler les sentiments vrais que les mensonges conventionnels dissimulaient sous un héroïsme de parade. Trotsky avait d’abord visité Marseille, et la côte, poussant jusqu’à la frontière italienne, et projetant ensuite d’aller vers le Nord ; il me demanda de l’accompagner, pensant que je pourrais l’aider dans les conversations avec les soldats anglais que nous allions rencontrer. Un de nos amis était alors à Boulogne ; c’est là que nous décidâmes d’aller tout d’abord. Mobilisé au premier jour, il s’était trouvé depuis complètement isolé ; il était avide de nouvelles, voulait savoir ce qui se passait à l’arrière, dans les états-majors socialiste et syndicaliste, et en fin de compte, il apprit plus de nous que nous de lui ; les mineurs de son escouade, sortis indemnes des premiers combats, n’aspiraient déjà qu’à la paix. Des Anglais, nous ne tirâmes pas grand-chose. Au cours de notre promenade à travers la ville, nous avions rencontré une compagnie de volontaires – l’Angleterre ne s’était pas encore résignée à la conscription. De place en place, un homme – un compère – les interpellait, en criant : « Are you downhearted » ( Es-tu découragé ?) et, bien entendu, tous répondaient : « No ! » Après la « soupe », nous en vîmes quelques-uns jouant dans la rue avec un ballon. Ils avaient l’air aussi peu soldats que possible et je ne pus m’empêcher de dire à mon compagnon : « Dommage qu’ils vont connaître à leur tour le militarisme et l’abrutissement de la vie de caserne. » « - Mais non, répliqua-t-il, c’est bien qu’ils y passent maintenant. » Nous en vîmes d’autres personnes au café où nous étions allés finir la soirée avec notre ami ; ils appartenaient à l’Intendance et, pour eux, la guerre n’était pas trop dure ; ils avaient déjà absorbé pas mal de bières ; ils ne disaient que des banalités.

Le lendemain, nous pûmes jusqu’à Calais, alors point extrême de la zone accessible aux civils. Il y avait eu du brouillard tout le jour et, quand nous y arrivâmes, il faisait complètement nuit ; nous eûmes grand-peine à nous loger dans un hôtel. Nous nous étions rapprochés du front, mais il n’y avait d’aucune façon rien à y voir ; beaucoup d’habitants étaient partis vers l’intérieur ; la ville était morte. Nous allâmes aux bureaux du journal local dans l’espoir d’y trouver quelqu’un dont on pourrait tirer quelque information authentique sur l’état d’esprit dans région proche du front. Nous n’y rencontrâmes qu’un pauvre type, symbole de la misère des petits journaux de province, encore aggravée par les conditions faites par la guerre à la presse : censure et bourrage de crânes obligatoires. Nos questions l’étonnèrent ; l’idée qu’il pût nous dire quelque chose d’intéressant, à nous qui venions de Paris, provoquait chez lui une stupeur qu’il ne cherchait pas à dissimuler : "Vous en savez plus que nous, se bornait-il à répéter. Mais quant à la menace, à la possibilité d’une avancée allemande, il se crut obligé de faire le fanfaron : « Les "Boches" ne nous font pas peur, nous ne craignons ni leurs canons ni leurs avions. »

Mensonges de guerre

Dans le train qui nous ramenait à Paris, nous eûmes pour un temps devant nous un jeune soldat belge ; il s’affairait dans des notes, devant des croquis et des cartes, levait la tête et nous regardait ; il était visible qu’il était impatient de commencer une conversation. A nos premiers mots, il répondit en nous contant son histoire. Il appartenait à l’artillerie ; sa batterie ayant été mise à mal par les Allemands, il était envoyé à l’arrière, au repos jusqu’à nouvel ordre. Prenant un de ses croquis, il nous a dit : « Voici où était notre pièce lorsque nous fûmes attaqués. Un premier obus tomba assez loin derrière elle ; un second resta en avant, mais le troisième a atteignit en plein son but : nous avions été trahis ! » Cette substitution soudait du mensonge conventionnel commode à l’évident et simple réalité nous fit croire un instant que nous avions affaire à un humoriste. Mais pas du tout ; notre bon Belge était bien sérieux, car pour nous édifier sur la "trahison", il nous énuméra plusieurs exploits du même genre qu’il avait entendus raconter par des camarades envoyés comme lui à l’arrière. La guerre fait éclore spontanément le mensonge, étant elle-même un grand mensonge : elle ne peut se présenter pour ce qu’elle est.

Les opposants mobilisés

Au début de 1915, des changements se produisirent dans nos deux groupes. Une révision des exemptés et des auxiliaires permit d’envoyer aux armées les oppositionnels les plus connus. Monatte fut bientôt mobilisé. Mon tour vint deux mois plus tard. Chez nos amis russes, il eut rupture entre Martov et le groupe Naché Slovo. La guerre, en se prolongeant beaucoup plus que les experts ne l’avaient prévu et que l’on ne l’avait fait croire aux soldats, provoquait d’importantes transformations dans l’état d’esprit des mobilisés, aussi bien que dans celui des hommes et des femmes à l’arrière ; le mécontentement devint très vif ; le besoin d’agir, de faire quelque chose, éliminait progressivement la passivité confiante d’union sacrée du début. Martov se sentit dépassé, non pas tant peut-être en ce qui le concernait personnellement, mais pour les yeux du centre et, en fait, la majorité de son parti ; des controverses assez vives le mirent aux prises avec Trotsky, en particulier, et en suite de quoi, il décida d’aller se fixer en Suisse. Un nouveau venu prit sa place dans la délégation de Naché Slovo : c’était Dridzo-Lozovskij. A l’encontre de ses camarades, il avait été mêlé d’assez près au mouvement syndical français ayant été secrétaire d’un type de syndicat très particulier, celui des casquettiers, dont tous les membres étaient juifs. Nos réunions avaient lieu maintenant assez souvent chez lui ; sa femme était dentiste et son cabinet était bien assez grand pour que nous y soyons à l’aise.

La vie parisienne de Trotsky était désormais bien réglée. Le matin, il lisait les journaux. Journaliste, aimant, comme il l’a raconté dans son autobiographie, sentir l’odeur de l’encre d’imprimerie, des épreuves encore humides, il s’était facilement orienté parmi la presse parisienne, si différente cependant de celle à laquelle il était accoutumé à Vienne. Les journaux français étaient à l’époque d’une indigence extrême ; la censure ne leur laissait guère que la liberté de broder sur les communiqués officiels ; presque tous étaient, forme et fond, fabriqués sur le même modèle. Pour cette raison, Trotsky avait trouvé intéressante la presse de l’Action française, des néo-royalistes maurrassiens ; à côté des bouffonneries pas toujours inoffensives de Léon Daudet, la hargne pédantesque de Maurras s’étalait en colonnes massives, tandis que Louis Dimier découpait chaque matin l’Allemagne en morceaux – les tronçons du serpent - avant de quitter la maison et d’en révéler les secrets ; elle gardait une incontestable originalité, due pour une part à la campagne acharnée qu’elle menait alors contre Clemenceau, ce qui lui valait un régime de faveur des censeurs. Il vit bien vite cependant ce qu’il y avait réellement derrière cette originalité de façade. « Mais ces interminables articles de Maurras disent toujours la même chose", a-t-il déclaré, "et la fameuse verve de Daudet n’est sans doute amusante qu’en temps de paix. »

Vers onze heures, il quittait la maison pour se rendre à l’imprimerie de Naché Slovo, où les rédacteurs se retrouvaient pour la discussion et la préparation du journal. Par leurs liaisons avec leurs camarades émigrés en Suisse, en Angleterre, en Scandinavie, en Amérique, ils pouvaient rassembler, en ces temps de disette une information exceptionnelle qui leur permettait de mieux comprendre et d’interpréter plus exactement les événements de chaque jour ; les commentaires s’accompagnaient de discussions et d’études importantes que le censeur traitait avec un certain respect, estimant sans doute que ce journal, confiné à un petit cercle d’émigrés, était sans danger pour le moral des Français. L’après-midi et le soir, Trotsky écrivait ou participait à des débats qu’organisaient différents groupes russes ; il excellait à animer ces réunions. Mais il trouvait toujours le temps de s’occuper des travaux scolaires des deux garçons qui, ayant eu à peine le temps de se mettre au français, fréquentaient une école russe du boulevard Blanqui.

Destin d’une brochure

Au cours de mes visites, il m’initia à la vie des partis russes, aux vives controverses qui les agitaient. Il les avait alimentées pour sa part par la publication d’une importante brochure écrite à Zurich lors de son bref séjour et parue là-bas en allemand sous le titre "Der Krieg und die Internationale" (La guerre et l’Internationale). Cette brochure eut un destin singulier ; au début de 1915, le gouvernement allemand en ordonna la saisie ; le tribunal qui eut à en juger prononça contre l’auteur une déclaration de culpabilité pour le crime de lèse-majesté. Il sera ensuite réimprimé trois ans plus tard en anglais, à New York, sous un nouveau titre : "The Bolsheviki and World Peace" (Les bolcheviks et la paix mondiale) ; un éditeur entreprenant en avait fait un livre – la matière pour le réaliser ne manquait pas - pour laquelle Lincoln Steffens avait rédigé une introduction. Jugeant assez correctement la position de Trotsky par rapport à la guerre, il écrivit : "Ni pro-allemand ni pro-allié, pas même pro russe et nullement patriote, il est le défenseur d’une classe, le prolétariat, la classe ouvrière de tous les pays, et vise à atteindre le but ultime, une société sans classe." Mais la chose la plus surprenante est que le livre intéressa profondément un autre homme, personnage bien plus important que Lincoln Steffens dans la société américaine de l’époque : le président Woodrow Wilson, dont l’ambition a toujours été d’arbitrer le conflit ; mais la paix qu’il entendait réaliser se heurtait à la mauvaise volonté des hommes d’État de l’Entente ; par conséquent, même s’il ne pouvait certainement pas approuver tout le contenu du livre, il rejoignait sur divers points le programme de paix présenté par son auteur. Il a commenté le livre, l’a recommandé, en a fait un succès. Trotsky ne connut cette aventure intéressante que dix ans plus tard, lorsqu’il fut informé par le même éditeur, Charles Boni, lors de sa visite à Prinkipo.

Mes visites à la maison d’hôtes de la rue de l’Amiral-Mouchez ont pris fin en mai lorsque j’ai été mobilisé et envoyé en province. Au début du mois d’août, j’ai pu profiter d’une règlementation qui m’a permis de rentrer à Paris, où j’étais arrivé juste à temps pour assister à la dernière réunion, dans laquelle devait être discutée et précisée l’attitude de nos délégués à la conférence internationale qui devait bientôt se réunir à Suisse. J’ai appris de Merrheim ce qui s’était passé pendant mon absence à la direction de la CGT et Trotsky m’a expliqué en détail les travaux préparatoires de la conférence. Un député socialiste italien, Morgari, était venu à Paris, au nom de son parti, pour sonder les dirigeants du parti socialiste (français) et obtenir d’eux une participation à la conférence ; dans le même temps, il devait soulever la question d’une conférence internationale au sein du Bureau de la Deuxième Internationale qui, selon son parti, était déjà trop tardive pour convoquer les représentants de ses propres sections. Il n’avait eu aucun succès parmi les dirigeants du parti français, ni parmi ceux de la Deuxième Internationale. Vandervelde l’avait mis brusquement à la porte, se vantant même d’empêcher toute tentative de regroupement socialiste international.

Zimmerwald

En ce qui concerne la participation de la France à la conférence, il était clair que nous devions nous contenter de groupes d’opposition, que nous allions essayer de rendre aussi représentatifs possible. Des conférences du parti socialiste et de la CGT avaient eu lieu ; nul ne pouvait plus prétendre ignorer l’existence d’oppositions à la guerre ; la plus importante parmi les syndicats était celle de la Fédération des Métaux et, globalement, ils représentaient déjà, après le vote à la conférence, un tiers des membres confédéraux, mais en réalité beaucoup plus. Dans le parti socialiste, l’une des fédérations départementales les plus solides, celle de la Haute-Vienne, avait tenu à se distinguer publiquement de l’attitude de L’Humanité et de la direction du parti. À travers Morgari, des contacts ont été établis entre le groupe russe Nache Slovo, l’opposition syndicale et les socialistes de la Haute-Vienne. Plusieurs réunions conjointes ont eu lieu ; mais elles sont restées sans résultats positifs. Les délégués des minorités étaient satisfaits de leur attitude d’opposition modérée et inoffensive à la guerre, position qu’ils avaient eux-mêmes adoptée ; ils craignaient avant tout de faire un geste qui leur aurait permis d’être accusés de mettre en danger l’unité du parti ; les arguments pressants des socialistes russes, qui auraient dû être décisifs pour eux, ne les ont pas rapprochés d’une attitude conséquente ; tout au long de la guerre et même plus tard, ils ne sont jamais allés plus loin que Kautsky. Nous n’avons donc rien reçu de ce côté-là et, parce que nous devions garder le secret sur cette initiative, nous avons décidé de nous contenter, pour la représentation française, de deux délégués dignes de confiance : Merrheim, secrétaire de la Fédération des Métaux, et Bourderon, un vieux militant du parti socialiste qui était aussi le secrétaire d’une fédération syndicale, celle des tonneliers.

Cette dernière réunion, à laquelle j’ai heureusement pu participer, n’a malheureusement pas été très nombreuse. Il y avait Merrheim et Bourderon et, pour la partie russe, Trotsky et Lozovskij. La résolution autour de laquelle la minorité syndicaliste s’était réunie lors de la conférence nationale du 15 août était extrêmement ferme dans son opposition à la guerre, dans sa dénonciation de l’union sacrée, dans sa revendication des principes du syndicalisme révolutionnaire ; mais restait vague sur les mesures spécifiques à prendre. Trotsky, ainsi que Lozovskyij, qui a toujours été très modéré, ont insisté pour que celle-ci soit complétée par un programme d’action suffisamment précis. Mais Merrheim et Bourderon ont invariablement répondu qu’ils se considéraient comme liés par leur propre résolution et qu’ils n’avaient pas le droit de la changer. En réalité, étant très prudents, ils avaient l’intention de se réserver une totale liberté de mouvement. Quelques jours plus tard, Merrheim, Bourderon et Trotsky sont partis pour la Suisse.

Le secret avait été bien gardé. De courts échos ont paru dans les journaux lorsque la conférence était déjà terminée. Trotsky m’a prévenu de son retour, me donnant rendez-vous à l’imprimerie Nache Slovo. Sa famille s’était récemment installée à Sèvres, dans la petite maison qu’un ami, le peintre René Parece, obligé de s’absenter quelques mois, avait mise à sa disposition. Il a fallu un long après-midi et une partie de la soirée pour terminer le compte rendu de la conférence. Trotsky en avait suivi de près tous les développements et incidents ; il connaissait personnellement la vingtaine d’hommes qui s’étaient rassemblés dans l’auberge alpine de Zimmerwald ; et c’est lui qui était chargé de rédiger le texte sur lequel un accord unanime pouvait être conclu. Il était capable d’en réaliser la meilleure et la plus complète des relations. Je dois me limiter ici à souligner les deux points saillants des débats, qui ont été extrêmement animés à certains moments. Lénine voulait que les délégués présents s’engagent à voter, dès leur retour, contre des crédits de guerre, et harcelait sans relâche Ledebour, qui refusait de prendre un engagement définitif, et faisait pression sur les Italiens qui, n’ayant pas encore renoncé à l’espoir de reconquérir Bernstein et Kautsky, et de reprendre leurs relations avec eux, mais la grosse machine de la Deuxième Internationale ne voulait absolument pas entendre parler d’une nouvelle Internationale.
« Premier pas »

Bien que irrité de ne pouvoir faire triompher son propre point de vue, Lénine approuva le manifeste adopté à la fin de la conférence et, avec lui, ceux qui avaient soutenu ses positions et constitué l’aile gauche de la conférence. Il a intitulé "Un premier pas" l’article dans lequel il a analysé les débats et les raisons de son attitude. La conférence de Zimmerwald, telle qu’elle s’est déroulée, est l’un des événements importants de la Première Guerre mondiale, et peut-être le plus décisif, ce "premier pas" imposait inévitablement les autres. Cela a marqué le réveil du mouvement ouvrier et socialiste ; les oppositions dispersées, qui jusque-là s’étaient plus ou moins ignorées, pouvaient s’unir ; elles savaient désormais qu’ils n’étaient pas seuls, qu’ils avaient des compagnons en France et dans tous les pays ; il y avait maintenant la certitude que l’internationalisme prolétarien, trahi et piétiné, n’avait pas été détruit dans la conscience des travailleurs : il était vivant et il allait triompher. Ainsi, la conscience renaît et, avec elle, le besoin d’agir. De nouveaux groupes formés ou rencontrés - socialistes, syndicalistes, anarchistes - préfigurent la composition de la nouvelle Internationale qui devait sortir de la guerre. En France, où les travailleurs étaient particulièrement exploités, des grèves ont éclaté ; profitant des circonstances, les patrons avaient imposé des "salaires de guerre" ; les ouvriers des entreprises de haute couture sont entrés dans la bataille en premier, sous le slogan : "À bas le salaire de la guerre !" Les patrons ont dû reculer. Puis, plus important encore, l’agitation a atteint les usines de munitions. Les procédés spéciaux de fabrication, en particulier les grenades, impliquaient l’emploi de main-d’œuvre qualifiée et non qualifiée, et les propriétaires avaient recours à une main-d’œuvre féminine durement exploitée ; le travail était rémunéré à la pièce et la main d’œuvre encouragée à augmenter la production mais, dès qu’un certain salaire était atteint, les patrons réduisaient le taux de base de la rémunération, de sorte que les travailleurs s’épuisaient physiquement tous les jours pour pouvoir percevoir toujours le maigre salaire habituel. Dans une usine de la banlieue parisienne, se déclencha une grève ; soutenue par les syndicats et par un mouvement de solidarité auquel ont participé les groupes opposés à la guerre, les travailleurs ont gagné face à la résistance et aux menaces du gouvernement et des employeurs. Les premières sections syndicales des travailleurs sont apparues.

À Paris, à la suite de réunions à la Bourse du travail au cours desquelles Merrheim et Bourderon ont exposé les travaux et les conclusions de la Conférence de Zimmerwald, le Comité pour la reprise des relations internationales a été créé ; l’opposition disposait désormais d’un centre d’information et d’action ; le comité a publié des pamphlets et des tracts et, bien que ses ressources matérielles soient faibles, son existence même a inquiété les dirigeants socialistes et syndicaux, qui se sont empressées de le désavouer et de le dénoncer. Un mouvement similaire s’est développé dans tous les pays ; le bulletin édité par la Commission socialiste internationale créée par la Conférence de Zimmerwald a rapidement pu publier une liste de vingt-cinq organisations qui ont approuvé le manifeste et, par conséquent, la commission a décidé de convoquer une nouvelle conférence qui pouvait déjà se tenir fin avril.

Kiental

Tout était plus clair maintenant, mais cette fois, notre participation directe à la réunion internationale s’est avérée impossible. Le gouvernement avait été accusé de faiblesse et avait été critiqué par tous les bellicistes qui avaient été pris dans une embuscade à l’arrière ; c’est pourquoi il a refusé d’accorder des passeports à tous ceux qui auraient pu nous représenter. Le groupe Nache Slovo, ne pouvant envoyer l’un des siens non plus, a proposé de préparer pour la conférence une déclaration commune et un manifeste qui seraient publiés dans le bulletin précédant la conférence et d’assurer ainsi notre participation. Trotsky a été chargé de rédiger ces textes et, lorsqu’ils étaient prêts, il m’a demandé d’aller en discuter avec lui. Cette déclaration préliminaire posait clairement les questions ; les événements des cinq derniers mois ont pleinement confirmé les vues exprimées à Zimmerwald ; il fallait maintenant avancer plus résolument sur la route tracée ; le problème de la défense nationale devait être résolu de manière catégorique, sans se soucier des situations militaire ou diplomatique existantes ; l’accent a été mis sur l’intensification de la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière contre le capitalisme, dans la mesure où seul le concept de paix formulé à Zimmerwald pouvait devenir réalité. Nos textes sont parus dans le numéro 3 du bulletin de la commission, le 29 février 1916, pour discussion. Tout en approuvant le projet rédigé par Trotsky dans tout ce qui était essentiel, je lui ai demandé quelques changements : la suppression du passage concernant les "centristes" (dont le chef en France était Jean Longuet). Zimmerwald eut entre autres pour conséquence de les encourager à s’organiser, car ils voulaient à tout prix se différencier tout en maintenant sur leurs positions prudentes le plus grand nombre de socialistes disposés à les respecter. Trotsky les a attaqués, a dénoncé leur attitude ambiguë et craintive ; la chose ne m’a pas du tout choquée, bien au contraire, j’aurais préféré y ajouter ma propre attaque ; nous les connaissions bien et nous ne nous en faisions pas. Mais nous avons toujours interdit, de manière tout aussi sévère, toute ingérence dans les problèmes et les actions des syndicats, car nous pensions qu’il était naturel, en revanche, de ne pas intervenir dans leurs dissensions internes. Trotsky n’était pas très heureux d’amputer son texte de cette manière, mais dans notre travail commun, il s’est toujours montré très compréhensif, défendant, comme il savait le faire, une formulation de ses propres idées, tout en restant prêt aux arrangements nécessaires. Les textes pourraient ainsi figurer sous la double signature : Nache Slovo - La Vie Ouvrière.

Trois Français étaient cependant présents à cette deuxième conférence, également tenue en Suisse, à Kiental, du 24 au 30 avril 1916 ; trois députés : Alexandre Blanc, Raffin-Dugens et Pierre Brizon, qui ont fait le voyage dans le plus grand secret ; ils n’avaient aucun contact avec le Comité pour la reprise des relations internationales et ne cherchaient pas à en avoir ; ils voulaient mener leur opposition à leur manière, ils craignaient de se lier à des éléments plus résolus et conséquents. Ils étaient tous trois enseignants ; Brizon, professeur dans une école primaire, était le plus capable et il était leur porte-parole à la conférence. C’était un homme impulsif, cassant et capricieux ; cela pouvait parfois être absolument insupportable - ce qui s’est passé dès les premières séances de la conférence, au cours desquelles il a révélé ses aspects désagréables et a causé des accidents embarrassants. Mais avec lui, la chose s’est mieux terminée qu’elle ne l’avait commencé : il s’est vu confier la rédaction du manifeste et, une fois rentré en France, il a fait plus que prévu, votant à la première occasion contre des crédits de guerre, suivi uniquement des deux autres pèlerins de Kiental, défiant les bruits, les insultes et les menaces de presque toute la Chambre. À partir de ce moment, il utilisait souvent la tribune parlementaire pour lire les articles de journaux interdits par la censure et pouvant ainsi figurer au Journal officiel, dans les comptes rendus des débats parlementaires. Le Comité pour la reprise des relations internationales a immédiatement réimprimé sous forme de tracts, qui ont nourri et élargi sa propagande.

Premier affrontement avec Merrheim

L’opposition à la guerre est devenue plus forte, plus consciente, plus agressive, tandis que la situation des gouvernements des pays belligérants s’est aggravée : en ce début de 1916, il semblait n’y avoir aucun moyen d’en sortir ; l’épuisement était général ; les privations sont devenues plus sévères et on était encore moins disposé à les accepter dans la mesure où il n’y avait plus aucune illusion quant à l’issue de la guerre. En essayant d’obtenir un effet décisif, l’Allemagne avait lancé une terrible offensive contre Verdun ; sa force était épuisée, mais aussi celles de la France. Comme d’habitude, les fous de patriotisme ont parlé de trahison, ils ont fabriqué des romances par épisodes et des contes mélodramatiques pour attirer l’attention des populations et les tromper. Chaque matin, ils ont demandé au gouvernement d’attaquer les défaitistes. J’étais alors à Paris et j’ai repris mes visites à Trotsky et à sa famille dans la maison des Gobelins, où la famille était allée s’installer quand il a dû quitter la maison de Sèvres. Un soir, j’ai trouvé Trotsky triste et inquiet. Il avait assisté régulièrement aux réunions du Comité de la reprise des relations internationales ; ses interventions étaient remarquées, en particulier parce qu’elles exprimaient les sentiments de l’immense majorité des membres, aussi désireux que Trotsky fasse preuve de la plus grande audace dans la réalisation des actions prévues. À cette fin, lors de la dernière réunion du comité, il avait insisté sur la nécessité de créer un organe spécial et de publier au moins un bulletin établissant un lien entre Paris et le reste du pays. Merrheim n’aimait pas cette proposition, qu’il avait immédiatement combattue et, entraîné par l’irritation, avait reproché à Trotsky de "manquer de tact". Trotsky n’avait pas immédiatement répondu à cette accusation surprenante ; il n’avait pas voulu aggraver un accident dans lequel il était certain que Merrheim n’avait pas fait bonne impression. Qu’est-ce que cette déclaration pouvait bien signifier ? Seul Trotsky, en tant qu’"étranger", devait être plus réservé que les autres membres du comité et devait s’abstenir de prendre des initiatives, se contentant d’approuver. Mais, précisément parce qu’il était "un étranger", Trotsky était plus exposé que d’autres et les événements le prouveraient bientôt.

Sembat et Renaudel dénoncent, le gouvernement "agit"

Lors du Conseil national du parti socialiste réuni le 7 août, la majorité avait dénoncé l’opposition en des termes nouveaux. Le ministre Sembat avait déclaré : "Je pense que la majorité a le devoir de réagir contre la propagande que la minorité organise avec une activité inlassable. Nous ne devons pas laisser se perpétuer ce type de corruption de l’esprit public en général et de l’esprit socialiste en particulier". Des soldats m’écrivent : "On nous envoie des écrits qui nous démoralisent", et, disent-ils, "ce n’est pas le moment". Les journaux réactionnaires, c’est-à-dire la presse entière de Paris et de la province, ont immédiatement repris ces mots, en ajoutant la conclusion qu’ils impliquent et que les deux "socialistes" n’ont pas osé formuler ouvertement dans une conférence de leur parti : le gouvernement doit faire taire les corrupteurs de l’esprit public. C’était un appel à la répression et à sa préparation. Trotsky devait être la première victime.

Effrayée par le nombre de leurs propres pertes humaines, la France avait décidé de faire appel à la Russie et à sa "réserve inépuisable" afin de pouvoir envoyer des contingents de soldats russes se battre sur le front français. L’opération devait s’avérer désastreuse et, peu après les premiers atterrissages, un grave accident s’était produit. Des soldats russes cantonnés à Marseille se sont mutinés ; leur colonel, n’ayant pas réussi à les calmer avec son éloquence, en avait frappé un, qui avait réagi et l’avait tué. Selon les premiers rapports, l’explication de cette affaire tragique paraissait simple : les soldats russes étaient soumis à une discipline sévère, il leur était absolument interdit de se promener dans la ville, un régime, d’autant plus intolérable dans la mesure où ils pouvaient voir d’autres soldats de toutes les couleurs - anglais, hindou, noir - circulant librement en dehors des heures de service. L’irritation, ajoutée à la distance qui le séparait de son propre pays, suffisait amplement à expliquer la bagarre. Cependant, il y avait des signes inquiétants : l’enquête avait révélé, selon les journaux, que le meurtrier avait des numéros du Nache Slovo. À ce stade, l’entreprise a pris un autre tournant. Les journalistes russes qui s’en sont occupés ont notamment déclaré qu’un agent provocateur y jouait un rôle actif. Puis nous nous sommes souvenus de plusieurs écrits. En 1915, Gustave Hervé, bien que toujours membre de la commission administrative du parti socialiste, avait demandé au ministre Malvy de faire sortir de France tous les réfugiés russes coupables d’internationalisme révolutionnaire. D’autre part, le professeur Durkheim, président de la commission nommée par le gouvernement pour s’occuper des réfugiés russes, avait informé leur représentant de la fermeture prochaine du Nache Slovo et de l’expulsion de ses rédacteurs. Le moment était venu d’appliquer ces dispositions : le 15 septembre 1916, le gouvernement interdit le Nache Slovo ; et le 16 septembre, il envoya à Trotsky une ordonnance d’expulsion.

La veille du jour de l’expulsion, je suis allé rue Oudry. À ma grande surprise, Trotsky m’a salué avec un sourire : "Je ne pars plus," dit-il. Des députés socialistes minoritaires sont intervenus auprès de Briand, alors président du Conseil, et ils lui ont rappelé qu’avant cela, aucun gouvernement français n’avait consenti à livrer au tsar un révolutionnaire russe réfugié en France. Briand a donc rejeté ce projet. Une prolongation a été accordée afin d’avoir le temps de trouver un pays disposé à accueillir Trotsky. Après m’avoir donné ces explications, Trotsky a ajouté que ses amis de Nache Slovo, qui avaient organisé une soirée d’adieu, avaient décidé de ne pas l’annuler. Aucune illusion n’était permise sur le résultat de l’entreprise ; l’affaire n’avait été que reportée. Puis Natalia nous rejoignit et nous partîmes en direction de la cantine russe de la rue Broca, où devait se dérouler le banquet : un menu russe dans lequel seul du thé était versé en abondance. Bien que nous n’ayons aucune raison de nous réjouir, la bonne humeur a duré du début à la fin et a duré si tard dans la nuit que je devais partir avant la fin du festin ; les révolutionnaires russes présents cette nuit-là avaient tous traversé de rudes épreuves et la menace la plus lourde semblait désormais déjouée.

S’il était vrai que nous avions eu des illusions, elles furent bientôt dissipées. À partir de ce moment, Trotsky fut soumis à une surveillance policière rigoureuse. Les policiers se sont installés dans un magasin vacant au bout de la rue Oudry, où aucun mouvement de Trotsky ne pouvait leur échapper. Cependant, un jour, Trotsky réussit à se moquer d’eux. Il avait été convoqué à la préfecture de police pour midi et, l’ombre étant insupportable, il avait quitté la maison avant l’aube, bien décidé à errer dans la ville toute la matinée. À midi exactement, alors qu’il s’approchait du bureau du commissariat, il eut le temps de voir le visage agité du policier, inquiet de l’avoir manqué. Peu de temps après cet entracte, vint l’ordre, cette fois définitf, d’expulsion immédiate. Ce jour-là, quand je suis arrivé rue d’Oudry, je n’ai trouvé que Natalia et les deux petits enfants qui se préparaient à partir pour l’Espagne ; deux autres policiers, cette fois de rang supérieur, s’étaient présentés depuis le matin.

Adieu à Jules Guesde

Lorsque Trotsky expliqua que l’ordre d’expulsion était définitif, il prépara une lettre adressée à Jules Guesde. Pour les socialistes russes, Sembat était un incompétent, un amateur qui aimait jouer au socialisme. Mais Jules Guesde avait été un pionnier, il avait connu Marx ; jusqu’à la guerre, il avait maintenu à leurs yeux un tel prestige qu’ils étaient plus ou moins tous des "guesdistes". C’est donc à lui que Trotsky voulait "exprimer quelques pensées qui ne vous serviront probablement à rien à vous, mais pourront du moins servir contre vous". Puis, après avoir décrit en détail "l’affaire de Marseille", qui a servi de prétexte à la répression, il a écrit :

« Au début de la guerre, lorsque les promesses généreuses étaient distribuées à pleines mains, votre plus proche compagnon, Sembat, avait fait entrevoir aux journalistes russes l’influence la plus bienfaisante des démocraties alliées sur le régime intérieur de la Russie. C’était d’ailleurs l’argument suprême par lequel les socialistes gouvernementaux de France et de Belgique essayaient, avec persévérance mais sans succès, de réconcilier les révolutionnaires russes avec le Tsar.

Vingt-six mois d’une collaboration militaire constante, de la communion des généralissimes, des diplomates, des parlementaires, des visites de Viviani et de Thomas à Tsarskoe-Selo, en un mot vingt-six mois d’ "influence" ininterrompue des démocraties occidentales sur le tsarisme, ont fortifié dans notre pays la réaction la plus arrogante, adoucie seulement par le chaos administratif, et ont en même temps extrêmement rapproché le régime intérieur de l’Angleterre et de la France de celui de la Russie. Les promesses généreuses de M. Sembat valent, comme on le voit, moins cher que son charbon. Le sort malheureux du droit d’asile n’apparaît ainsi que comme un symptôme éclatant de la domination soldatesque et policière aussi bien en deçà qu’au-delà de la Manche.

Le pendeur de Dublin, Lloyd George, impérialiste acharné, aux manières de clergyman ivre, et M. Aristide Briand, dont je vous laisse, Jules Guesde, le soin de chercher la caractéristique dans vos articles d’antan - ces deux figures expriment le mieux l’esprit de la guerre actuelle, son droit, sa morale avec ses appétits aussi bien de classe que personnels. Et quel digne partenaire pour MM. Lloyd George et Briand que M. Sturmer, cet Allemand vrai Russe, qui a fait sa carrière en s’accrochant aux soutanes des métropolites et aux jupes des bigotes de la cour. Quel trio incomparable ! Décidément l’histoire ne pouvait pas trouver pour Guesde-ministre de meilleurs collègues et chefs.

Est-il possible pour un socialiste honnête de ne pas lutter contre vous ! Vous avez transformé le parti socialiste en un chœur docile accompagnant les coryphées du brigandage capitaliste, à l’époque où la société bourgeoise - dont vous, Jules Guesde, vous étiez un ennemi mortel - a dévoilé jusqu’au fond sa véritable nature. Des événements, préparés par toute une période de pillage mondial, dont nous avons maintes fois prédit les conséquences, de tout le sang versé, de toutes les souffrances, de tous les malheurs, de tous les crimes, de toute la rapacité et la félonie des gouvernants, vous, Jules Guesde, vous ne tirez pour le prolétariat français que ce seul et unique enseignement : à savoir que Guillaume II et François Joseph sont deux criminels qui, contrairement à Nicolas II et à M. Poincaré, ne respectent pas les règles du droit international ! (…)

Le socialisme de Babeuf, de Saint-Simon, de Fourier, de Blanqui, de la Commune, de Jaurès et de Jules Guesde - oui, de Jules Guesde aussi ! - trouva enfin son Albert Thomas, pour délibérer avec Romanoff sur les plus sûrs moyens de s’emparer de Constantinople ; son Marcel Sembat pour promener son je m’en fichisme de dilettante au-dessus des cadavres et des ruines de la civilisation française ; et son Jules Guesde pour suivre, lui aussi, le char du triomphateur Briand.

Et vous avez cru, vous avez espéré que le prolétariat français qui, dans cette guerre sans idée et sans issue, est saigné à blanc par le crime des classes dirigeantes, supportera silencieusement jusqu’au bout ce pacte honteux passé entre le socialisme officiel et ses pires ennemis. Vous vous êtes trompé. Une opposition surgit. En dépit de l’état de siège et des fureurs du nationalisme qui, sous des formes diverses : royaliste, radical ou socialiste, conserve sa substance capitaliste toujours la même, l’opposition révolutionnaire avance pas à pas et gagne chaque jour du terrain.

"Notre Parole", journal que vous avez étranglé, vivait et respirait dans l’atmosphère du socialisme français qui se réveillait. Arraché du sol russe par la volonté de la contre-révolution, triomphante grâce au concours de la Bourse française - que vous, Jules Guesde, servez actuellement - le groupe de "Notre Parole" était heureux de refléter, même aussi incomplètement que nous le permettait votre censure, la voix de la section française de la nouvelle Internationale, surgissant au milieu des horreurs de la guerre fratricide.

En notre qualité d’"étrangers indésirables" qui avons lié notre destin à celui de l’opposition française, nous sommes fiers d’avoir essuyé les premiers coups du Gouvernement français, de votre gouvernement, Jules Guesde.

Avec l’opposition française, avec Monatte, Merrheim, Saumoneau, Rosmer, Bourderon, Loriot, Guilbeaux et tant d’autres, nous avons partagé l’honneur d’être accusés de germanophilie. L’hebdomadaire de votre ami Plekhanov, votre copartageant dans votre gloire aussi bien que dans votre chute, qui paraît à Paris, nous dénonçait chaque semaine à la police de M. Malvy comme agents de l’Etat-major allemand. Autrefois vous avez connu le prix de pareilles accusations, car vous avez eu vous-même le grand honneur de leur servir de cible. Maintenant, vous accordez votre approbation à M. Malvy, résumant pour les gouvernements de la défense nationale les rapports de ses mouchards. Or, mon casier politique contient une condamnation à l’emprisonnement toute récente, prononcée contre moi par contumace, pendant la guerre, par un tribunal allemand pour une brochure sur "La guerre et l’internationalisme".

Mais même au dehors de ce fait brutal, de nature à s’imposer au cerveau policier de M. Malvy, je crois avoir le droit d’affirmer que nous autres, internationalistes révolutionnaires, sommes des ennemis beaucoup plus dangereux pour la réaction allemande que tous les gouvernements de l’Entente.

En effet, leur hostilité contre l’Allemagne n’est qu’une simple rivalité de concurrents tandis que notre haine révolutionnaire contre sa classe dirigeante est irréductible.

La concurrence impérialiste peut aussi rapprocher les frères ennemis ; si les projets d’écrasement complet de l’Allemagne se réalisaient, l’Angleterre et la France chercheraient dans une dizaine d’années à se rapprocher de l’empire des Hohenzollern pour se défendre contre la puissance excessive de la Russie. Un futur Poincaré échangerait des télégrammes de félicitations avec Guillaume ou son héritier : Lloyd George maudirait, en son langage de clergyman et de boxeur, la Russie, ce rempart de barbarie et de militarisme ; Albert Thomas, en sa qualité d’ambassadeur de la France près du Kaiser, recevrait du muguet de la main des dames de la cour de Potsdam, comme cela lui est arrivé il y a quelque temps avec de grandes duchesses à Tsarskoe Selo. On sortirait de nouveau les banalités de tous les discours et de tous les articles d’aujourd’hui et M. Renaudel n’aurait qu’à changer, dans ses articles, les noms propres, ce qui est tout à fait à sa portée.
Quant à nous, nous resterions les mêmes ennemis jurés de l’Allemagne dirigeante que nous sommes maintenant, car nous haïssons la réaction allemande de la même haine révolutionnaire que nous avons vouée au tsarisme ou à la ploutocratie française et si vous osez, vous et vos commis aux journaux, applaudir Liebknecht, Luxembourg, Mehring, Zetkin, comme ennemis intrépides des Hohenzollern, vous ne pouvez pas ignorer qu’ils sont nos coreligionnaires, nos frères d’armes ; nous sommes alliés à eux contre vous et vos maîtres par l’unité indissoluble de la lutte révolutionnaire.

Vous vous consolez peut-être en pensant que nous sommes peu nombreux ? Cependant, nous sommes bien plus nombreux que ne le croient les policiers de tous rangs. Ils ne s’aperçoivent pas, dans leur myopie professionnelle, de cet esprit de révolte qui se lève de tous les foyers de souffrance, se répand à travers la France et toute l’Europe, dans les faubourgs ouvriers et les campagnes, les ateliers et les tranchées.

Vous avez enfermé Louise Saumoneau dans une de vos prisons, mais avez-vous diminué pour cela le désespoir des femmes de ce pays ? Vous pouvez arrêter des centaines de Zimmerwaldiens après avoir chargé votre presse de les couvrir une fois de plus de calomnies policières, mais pouvez-vous rendre aux femmes leurs maris, aux mères leurs fils, aux enfants leurs pères, aux infirmes leur force et leur santé, au peuple trompé et saigné à blanc la confiance en ceux qui l’ont trompé ?

Descendez, Jules Guesde, de votre automobile militaire, sortez de la cage où l’État capitaliste vous a enfermé, et regardez un peu autour de vous. Peut-être le destin aura une dernière fois pitié de votre triste vieillesse et pourrez-vous percevoir le bruit sourd des événements qui s’approchent. Nous les attendons, nous les appelons, nous les préparons. Le sort de la France serait trop affreux si le calvaire de ses masses ouvrières ne conduisait pas à une grande revanche, notre revanche, où il n’y aura pas place pour vous, Jules Guesde, ni pour les vôtres.
Expulsé par vous, je quitte la France avec une foi profonde dans notre triomphe. Par-dessus votre tête, j’envoie un salut fraternel au prolétariat français qui s’éveille aux grandes destinées. Sans vous et contre vous, vive la France socialiste !

Témoignage

De l’influence exercée par Trotsky en France, en dehors des cercles russes, au cours des deux premières années de la Première Guerre mondiale, je ne saurais mieux témoigner que par la reproduction d’extraits d’un appel signé - quand, accusé par Kerensky et ses ministres socialistes d’être un agent du Kaiser, Lénine a dû se cacher en Finlande, tandis que Trotsky était arrêté et emprisonné – appel lancé par des militants et des organisations appartenant aux milieux anarchistes et syndicaux, notamment : Hubert et Barthe, du syndicat des travaux publics ; Péricat, du Comité de défense syndicaliste ; Decouzon, du syndicat des produits chimiques ; Millerat, secrétaire du syndicat du vêtement ; Beauvais, pour le syndicat de la céramique ; Vauloup, pour le syndicat des installateurs électriciens ; Barion, pour la jeunesse socialiste du XIIIe arrondissement ; le comité des jeunesses syndicalistes de la Seine ; Gontier, du syndicat des maçons ; Barday, pour le groupe d’action des chauffeurs d’autobus ; Thuillier et Broutchoux, militants syndicaux :

« Nous n’avons pas attendu le triomphe de la révolution russe pour déclarer à Lénine et Trotsky et aux autres camarades maximalistes [bolcheviks] notre sympathie, pour protester contre les calomnies dont toute la presse les a couverts, et en particulier L’Humanité par la voix de Renaudel et La Bataille (Syndicaliste) pour celle de Cornelissen. Ces hommes sont certainement de grands criminels ; ne récitez pas de farce socialiste ; ils ont écrit en socialistes, ils ont parlé en socialistes, ils agissent en socialistes. Leur extrême sincérité fait ressortir le socialisme de l’eau de rose, de l’hypocrisie et du mensonge aux yeux des masses socialistes ou de tendance socialistes, de France et d’ailleurs. Les masques tombent. (...)

Le prolétariat révolutionnaire français ne se laissera pas tromper par la calomnie. Nous savons qui ils sont et combien d’hommes sont outrés par ces mensonges. Beaucoup d’entre eux, comme Trotsky, vivaient parmi nous. Nous pouvions admirer leur courage, leur sacrifice, leur altruisme.

Le crime de ces hommes est qu’ils sont restés fidèles à leurs idées, à leurs convictions, à ce programme d’action internationaliste et socialiste que d’autres ont applaudi avec eux à Zimmerwald et à Kiental et c’est pour cela qu’ils se déchaînent contre eux.

Ils ne pensaient pas que le changement de personnel gouvernemental en mars 1917 [en Russie] était suffisant pour abandonner ces idées et ce programme. Ils voulaient que la révolution russe en soit la réalisation : la paix imposée par les travailleurs, l’émancipation de la classe ouvrière.

Décrivant quatre ans après le début de l’opposition à la guerre en France, Amédée Dunois écrivait (dans le Bulletin communiste du 3 mars 1921) :

"Nous connaissions Trotsky. Il venait d’arriver à Paris (...). Nous avons suffoqué : Trotsky nous a apporté l’air excitant de la mer ouverte ; il nous a informés que partout les manifestations rassemblaient des masses, que la trahison ne concernait que les grands États et que le socialisme était resté en vie, qu’il s’agissait avant tout de rétablir une Internationale. »

Si dans ces lignes il y a une certaine exagération en ce qui concerne les discours attribués à Trotsky concernant les opposants à la guerre des temps anciens, qui n’ont nulle part gagné des masses, il n’y en a aucune dans l’évocation de la nouvelle énergie apportée à nous par Trotsky, à notre groupe en particulier et au mouvement ouvrier français en général. Son ascendant parmi les révolutionnaires a continué à augmenter à mesure que nous apprenions à le connaître par ses écrits et par son action, et aussi dans la mesure où nous apprenions son rôle dans le socialisme russe et dans la révolution de 1905, ainsi que son audacieuse des toundras glacées de l’Arctique où le tsarisme avait voulu l’enfermer, toutes choses dont il ne parlait d’ailleurs que lorsque nous le lui demandions.

Vidéos sur Léon Trotsky

Trotsky s’exprime en français en 1932 sur la politique révolutionnaire

Trotsky défendant, en français, la révolution russe contre la bourgeoisie et la bureaucratie

Trotsky et la révolution - 1

Trotsky et la révolution - 2

Vie de Trotsky, expulsé de France mais, avant de gagner le Mexique, en résidence surveillée faute de pays d’accueil, du 10 juillet 1934 à 1935 à Domène, près de Grenoble

Encore sur Domène

Trotsky contre le stalinisme, en anglais

Trotsky in English

Archives russes sur Léon Trotsky

En anglais, les informations télévisées sur le séjour de Trotsky à Barbizon et sur l’expulsion de Trotsky de France

Témoignages sur Léon Trotsky, le plus grand et le plus calomnié des révolutionnaires

Trotsky à Paris

Portfolio

Messages

  • « Il y a deux ans, l’Humanité répétait chaque jour : « Le fasciste Daladier a fait appeler le social‑fasciste Trotsky en France, pour organiser, avec son aide, l’intervention militaire contre l’U.R.S.S. ». Il s’est trouvé des gens assez nombreux, honnêtes, mais naïfs et ignorant, qui crurent à cette absurdité, comme au printemps de 1917, des millions de paysans de soldats et même d’ouvriers russes crurent Kerensky quand il affirmait que Lénine et Trotsky étaient des « agents du kaiser Guillaume ». On ne peut accuser des gens trompés de ne pas voir clair ‑ il faut leur apporter la lumière. Mais on peut et on doit accuser les coquins éclairés qui répandent sciemment le mensonge et la calomnie pour tromper les travailleurs. De tels coquins conscients, ce sont les chefs du parti soi‑disant communiste ( ?!) : Cachin, Thorez, Vaillant‑Couturier, Duclos et consorts. Aujourd’hui ces messieurs ont constitué, comme on sait, avec le « fasciste » Daladier un « Front Populaire » antifasciste. »

    Léon Trotsky, Lettre ouverte aux ouvriers français

  • Alfred ROSMER :

    « Le 16 avril 1934, les journaux annonçaient, sous de grands titres, que la police venait de « découvrir » que Trotsky vivait à Barbizon. Aussitôt des journalistes, nombreux, et flanqués de photographes, vinrent prendre possession des alentours de la villa, y demeurant jour et nuit, tandis que dans leurs feuilles, l’affaire était exploitée avec une extrême violence ; l’Action française, royaliste, était rejointe par des organes soi-disant indépendants, comme le Matin et le Journal. Ils affectaient de se scandaliser, simulant l’indignation : comment « le bolchévik a-t-il pu être autorisé à résider en France » ! Le ministre de l’Intérieur –c’est un radical, Albert Sarraut –décide d’annuler l’autorisation de séjour accordée par Daladier et d’expulser Trotsky –pour la seconde fois. Seul, de tous les journaux, le Populaire a une attitude décente. Il dénonce
    10l’hypocrisie du gouvernement et la comédie de l’indignation jouée par la grande presse ; c’est, écrit-il, beaucoup de bruit pour rien car la police n’a pas eu à découvrir Trotsky à Barbizon puisqu’elle l’y surveillait, et il rappelle opportunément que, même sous le tsarisme, la France accordaitle droit d’asile aux révolutionnaires russes. La Ligue des droits de l’homme proteste à son tour ; un meeting est organisé sous la présidence de Langevin, Malraux y prend la parole au nom des intellectuels antifascistes.Mais les protestations restèrent vaines. Le gouvernement maintint son décret ; c’est que, au fond, il ne s’agissait pas d’une décision accidentelle motivée par un incident particulier ; tout au contraire, elle s’inscrit dans sa ligne politique ; ce ministère d’union n’est au pouvoir que pour servir les intérêts de la réaction nationaliste ; une de ses premières mesures a été la révocation de vingt et un agents des P.T.T. Dans le domaine international, l’accord avec Staline sera conclu dans un mois, et c’est l’organe du syndicalisme réformiste de Jouhaux, le Peuple, qui indique qu’il faut voir dans l’expulsion de Trotsky une intervention de la diplomatie russe (l’histoire se répétera plus tard en Norvège), ce que confirme l’attitude de l’Humanité. Car elle fait sa partie dans la campagne, nullement gênée par le voisinage de l’Action française royaliste, et de journaux qu’elle qualifie ordinairement de valets de l’impérialisme, ni par les attaques courantes de la presse hitlérienne contre Trotsky, par l’Angriff entre autres, qui « montre les efforts du « maudit » pour la formation en Europe d’un front unique des rouges », ainsi que le cite en l’approuvant, le Matin : la coalition contre l’exilé est complète.Mais cette unanimité est embarrassante pour le gouvernement français ; résolu à expulser Trotsky au plus vite du territoire français, il se trouve empêché de le faire car aucun gouvernement ne consent à accueillir le proscrit pour qui la planète est encore une fois sans visa. La Suisse, l’Italie, la Belgique, l’Irlande, pressenties, répondent négativement, imitant les grandes puissances démocratiques, l’Angleterre et l’Allemagne, qui ont refusé le visa, même quand travaillistes et social-démocrates étaient au pouvoir. Il en est réduit à entreprendre des négociations avec le gouvernement turc, revenant au point de départ de l’exil ; elles n’aboutiront pas. Trotsky sera, par force, toléré, situation singulière qui ne prendra fin que lorsque le gouvernement travailliste de Norvège consentira à le recevoir, le 9 juin 1935, plus d’une année après l’affaire de Barbizon. »

    source

  • Lire aussi :

    Trotsky, « Paris et Zimmerwald »

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