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Staline : le chemin du pouvoir

samedi 22 décembre 2018, par Robert Paris

Staline, souriant et songeur, aux funérailles de Lénine

La réaction thermidorienne

1° section

Une réaction politique suivit le prodigieux effort de la révolution et de la guerre civile. [Elle différait essentiellement des phénomènes sociaux qui se développèrent parallèlement dans, les contrées non soviétiques.] C’était une réaction contre la guerre impérialiste et contre ceux qui l’avaient conduite. En Angleterre, elle était dirigée contre Lloyd George et l’isola politiquement jusqu’à la fin de sa vie. Clemenceau, en France, eut un sort semblable.

Les prodigieux changements qu’on constatait dans les sentiments des masses après une guerre impérialiste et une guerre civile étaient bien explicables. En Russie, les ouvriers et les paysans étaient profondément convaincus que c’étaient leurs propres intérêts qui étaient en jeu et que la guerre qui leur était imposée était vraiment la leur. Après la victoire remportée sur les Blancs et sur l’Entente, la satisfaction fut immense, et grande la popularité de ceux qui avaient aidé à l’obtenir.

Mais les trois années de guerre civile laissèrent une empreinte indélébile sur le gouvernement soviétique lui-même en vertu du fait qu’un très grand nombre de nouveaux administrateurs s’étaient habitués à commander et à exiger une soumission absolue à leurs ordres. Les théoriciens qui essaient de prouver que le présent régime totalitaire de l’U.R.S.S. n’est pas dû à des conditions historiques données, mais à la nature même du bolchévisme oublient que la guerre civile ne découla pas de la nature du bolchévisme mais bien des efforts de la bourgeoisie russe et de la bourgeoisie internationale pour renverser le régime soviétique.

Il n’est pas douteux que Staline, comme beaucoup d’autres, ait été modelé par le milieu et les circonstances de la guerre civile, de même que le groupe tout entier qui devait l’aider plus tard à établir sa dictature personnelle - Ordjonikidzé, Vorochilov, Kaganovitch, - et toute une couche d’ouvriers et de paysans hissés à la condition de commandants et d’administrateurs.

De plus, dans les cinq années qui suivirent la Révolution d’Octobre plus de 97% de l’effectif du Parti consistaient en membres qui avaient adhéré après la victoire de la Révolution. Cinq années plus tard encore, et l’immense majorité du million de membres du Parti n’avaient qu’une vague conception de ce que le Parti avait été dans la première période de la Révolution, sans parler de la clandestinité pré-révolutionnaire.

Il suffira de dire qu’alors les trois quarts au moins du Parti se composaient de membres qui l’avaient rejoint seulement après 1923. Le nombre des membres du Parti adhérents d’avant la Révolution - c’est-à-dire les révolutionnaires de la période illégale - était inférieur à un pour cent. En 1923, le Parti avait été envahi par des masses jeunes et inexpérimentées [rapidement modelées et formées] pour jouer le rôle de figurants pétulants sous l’aiguillon des professionnels de l’appareil. Cette extrême réduction du noyau révolutionnaire du Parti était une nécessité préalable pour les victoires de l’appareil sur le « trotskisme ».

En 1923, la situation commença à se stabiliser. La guerre civile, de même que la guerre avec la Pologne, était définitivement close. Les conséquences les plus horribles de la famine avaient été dominées, la Nep avait donné un élan impétueux au réveil de l’économie nationale. Le constant transfert de communistes d’un poste à un autre, d’une sphère d’activité à une autre, devint bientôt l’exception plutôt que la règle, les communistes commencèrent à s’installer dans des situation permanentes, et à diriger d’une manière méthodique les régions ou districts de la vie économique et politique confiés à leur discrétion administrative. La nomination aux emplois fut de plus en plus liée aux problèmes de la vie personnelle, de la vie de famille du fonctionnaire, de sa carrière.

C’est alors que Staline apparut avec une prééminence croissante comme l’organisateur, le répartiteur des tâches, le dispensateur d’emplois, l’éducateur et le maître de la bureaucratie. Il choisit ses hommes d’après leur hostilité ou leur indifférence à l’égard de ses adversaires personnels, et particulièrement à l’égard de celui qu’il considérait comme son adversaire principal, le plus grand obstacle sur la voie de son ascension vers le pouvoir absolu. Staline généralisa et classifia sa propre expérience administrative, avant tout l’expérience des manœuvres conduites avec persévérance dans la coulisse, et la mit à la portée de ceux qui lui étaient le plus étroitement associés. Il leur apprit à organiser leurs appareils politiques locaux sur le modèle de son propre appareil : comment recruter les collaborateurs, comment utiliser leurs défaillances, comment dresser des camarades les uns contre les autres, comment faire tourner la machine.

A mesure que la vie de la bureaucratie croissait en stabilité, elle suscitait un besoin grandissant de confort. Staline prit la tête de ce mouvement spontané, le guidant, l’équipant selon ses propres desseins. Il récompensait ceux dont il était sûr en leur donnant des situations agréables et avantageuses. Il choisit les membres de la Commission de contrôle, développant en eux le besoin de persécuter impitoyablement tous ceux qui s’écarteraient de la ligne politique officielle. En même temps, il les invitait à tourner leurs regards vers le mode de vie exceptionnel, extravagant, de ceux des fonctionnaires qui lui étaient fidèles. Car Staline rapportait chaque situation, chaque circonstance politique, chaque utilisation des individus à lui-même, à sa lutte pour le pouvoir, à son besoin immodéré de dominer autres. Toute autre considération lui était totalement étrangère. Il excitait l’un contre l’autre ses concurrents les plus dangereux, de son talent à utiliser les antagonismes personnels et de groupes, il fit un art, un art inimitable parce qu’il n’avait fait que développer son instinct presque infaillible pour ce genre d’opérations. Dans toute situation nouvelle, ce qu’il voyait d’abord, et avant tout c’était comment il pourrait en profiter personnellement. Chaque fois que l’intérêt du pays soviétique entrait en conflit avec son intérêt personnel, il n’hésitait jamais à le sacrifier. Dans toutes les occasions et, quel qu’en pût être le résultat, il faisait tout ce qui était en son pouvoir pour créer des difficultés à ceux qui, croyait-il, menaçaient sa toute-puissance. Avec la même constance, il s’efforçait de récompenser chaque acte de loyauté personnelle. Secrètement d’abord, puis plus ouvertement, il se dressa en défenseur de l’inégalité, en défenseur de privilèges spéciaux pour les sommets de la bureaucratie.

Dans cette démoralisation délibérée, Staline ne se souciait jamais de perspectives lointaines. Il n’approfondissait pas non plus la signification sociale du processus dans lequel il jouait le rôle principal. Il agissait alors, de même que maintenant, comme l’empirique qu’il fut toujours. Il choisit ceux qui lui sont loyaux et les récompense, il les aide à s’assurer des situations privilégiées, il exige d’eux la répudiation de buts politiques personnels. Il leur enseigne à créer à leur propre usage l’appareil nécessaire pour influencer les masses et les soumettre. Il ne pense pas un seul instant que cette politique va directement à l’encontre de la lutte à laquelle Lénine s’était le plus intéressé durant la dernière année de sa vie - la lutte contre la bureaucratie. Occasionnellement, il parle lui-même de bureaucratie, mais toujours dans les termes les plus abstraits et dénués de réalité. Il ne songe qu’aux petites choses : manque d’attention, formalisme, bureaux mal tenus, etc., mais il est sourd et aveugle à la formation de toute une caste de privilégiés soudés entre eux par un serment d’honneur, comme les voleurs, par leur commun intérêt et par leur éloignement sans cesse croissant du peuple travailleur. Sans s’en douter, Staline organise non seulement une nouvelle machine politique, mais une nouvelle caste.

Il n’envisage les questions que du point de vue du choix des cadres, d’améliorer l’appareil, d’assurer sur lui son contrôle personnel, de son propre pouvoir. Il lui apparaît sans aucun doute, pour autant qu’il se soucie de questions d’ordre général, que son appareil donnera au gouvernement plus de force et de stabilité, et garantira ainsi les nouveaux développements du « socialisme dans le pays ». Dans le domaine des généralisations, il ne s’aventure pas plus loin. Que la cristallisation d’une nouvelle couche dirigeante de fonctionnaires installés dans une situation privilégiée, camouflée aux yeux des masses par l’idée du socialisme - que la formation de cette nouvelle couche dirigeante archi-privilégiée et archi-puissante change la structure sociale de l’Etat et dans une mesure sans cesse plus considérable, la décomposition sociale de la nouvelle société - c’est une considération qu’il se refuse à envisager, et toutes les fois qu’elle lui est suggérée, il l’écarte - avec son bras ou avec son revolver.

Ainsi, Staline, l’empirique, sans rompre formellement avec la tradition révolutionnaire, sans répudier le le bolchévisme, devient le destructeur le plus efficace de l’une et de l’autre, en les trahissant tous les deux.

A l’époque de la discussion dans le Parti, à l’automne de 1923, l’organisation de Moscou était divisée approximativement par moitié, avec une certaine prépondérance de l’opposition au début. Cependant, les deux moitiés n’étaient pas d’égale force dans leur potentiel social. La jeunesse et une portion considérable des militants du rang étaient avec l’opposition, mais du côté de Staline et du Comité central on trouvait avant tout ces politiciens spécialement éduqués et disciplinés qui étaient étroitement liés à l’appareil du secrétaire général. Ma maladie, et ma non-participation à la lutte qui en fut la conséquence, fut, je dois le reconnaître, un facteur de quelque importance, cependant cette importance ne doit pas être exagérée. En fin de compte, ce ne fut qu’un simple épisode. Bien plus important était le fait que les ouvriers étaient fatigués. Ceux qui soutenaient l’opposition n’étaient pas stimulés par l’espoir de grands et profonds changements, tandis que la bureaucratie combattait avec une extraordinaire férocité. Il est vrai qu’il y eut au moins une période de grande confusion dans ce temps, mais nous l’ignorâmes alors ; ce fait ne nous fut révélé que plus tard par Zinoviev. Un jour, à son arrivée à Moscou, il trouva le Comité central et les dirigeants de Moscou dans une panique extrême. Il était devenu évident que Staline ruminait une manœuvre dont le but était de faire la paix avec l’opposition aux dépens de ses alliés, Zinoviev et Kaménev ; c’était bien sa manière.

A cette époque, les réunions du Bureau politique avaient lieu chez moi à cause de ma maladie. Staline me fit ostensiblement des avances, témoignant pour ma santé un intérêt complètement inattendu. Zinoviev, d’après son récit, mit fin à cette situation équivoque particulière, semblait-il, à Moscou, en se tournant vers Pétrograd pour y renforcer son influence. Il forma une équipe illégale d’agitateurs et des troupes de choc qui allaient en automobile d’une usine à une autre pour répandre mensonges et calomnies. Sans rompre avec ses alliés, naturellement, Staline cherchait à s’assurer une voie de retraite vers l’opposition, pour le cas où celle-ci l’emporterait. Zinoviev était plus téméraire parce qu’il était plus aventureux et irresponsable. Staline était prudent ; il ne se rendait pas encore bien compte de l’étendue des changements qui s’étaient produits dans les sommets du Parti, et spécialement dans l’appareil soviétique. Il ne se reposait pas sur sa force personnelle il avançait en tâtonnant, éprouvant chaque résistance, prenant en considération chaque appui. Il laissait Zinoviev et Kaménev se compromettre, tandis qu’il gardait sa pleine liberté de manœuvre.

C’est pendant cette même discussion que la technique de l’appareil dans sa lutte contre l’opposition fut définitivement fixée et mise à l’épreuve dans l’action. Impossible d’admettre qu’en aucun cas l’appareil pût être brisé sous la pression d’en bas, l’appareil devait à tout prix demeurer. Le Parti lui-même pouvait être modifié, refondu ou regroupé. Des membres pouvaient être expulsés ou compromis, d’autres pouvaient avoir peur. Enfin, il était possible de jongler avec les faits et les chiffres. Les hommes de l’appareil allaient d’usine en usine, les, commissions de contrôle, qui avaient été créées dans le but même de combattre cette usurpation du pouvoir de l’appareil, devinrent de simples rouages de la machine. Aux réunions du Parti, des hommes de confiance de ces commissions prenaient le nom de tout orateur suspect de sympathie pour l’opposition, puis se livraient à des recherches minutieuses sur son passé. Toujours, ou presque toujours, il n’était pas trop difficile de trouver quelque faute ou simplement une origine sociale défavorable pour justifier une accusation de violation de la discipline du Parti, ou pour la provoquer. Il était alors possible d’expulser, de transférer, de réduire au silence, même de conclure un marché avec le sympathisant oppositionnel.

Cette partie du travail, Staline la prit sous sa propre direction. A la Commission centrale de contrôle, il avait sa propre clique avec Soltz, Iaroslavsky et Chkiryatov à sa tête. Sa tâche principale était de dresser des listes noires de non-conformistes et d’enquêter sur leur généalogie dans les archives de la police tsariste. Staline possède une archive spéciale pleine de toutes sortes de documents, d’accusations, de rumeurs diffamatoires, contre tous les dirigeants soviétiques sans exception. En 1929, à l’époque de sa rupture publique avec les droitiers du Bureau politique - Boukharine, Rykov et Tomsky - Staline ne réussit à garder Kalinine et Vorochilov qu’en les menaçant de certaines révélations.

En 1925, un périodique humoristique publia une caricature représentant le chef du gouvernement dans une situation très compromettante. La ressemblance était frappante. De plus, dans le texte écrit en un style très suggestif, il y avait une référence à Kalinine par ses initiales, « M. K. ». Je n’en pouvais croire mes yeux.

« Qu’est-ce que cela signifie ? demandai-je à plusieurs de mes amis, parmi lesquels Sérébriakov qui avait connu intimement Staline, en prison et en exil.

 C’est le dernier avertissement de Staline à Kalinine, me dit-il.

 Mais pourquoi ?

 Certainement pas parce qu’il se soucie de sa conduite, dit en riant Sérébriakov. Kalinine doit s’entêter sur quelque chose... »

Kalinine, qui ne connaissait que trop bien le récent passé, avait refusé tout d’abord de considérer Staline comme un chef, il craignait pendant longtemps de lier son sort au sien. « Ce cheval, avait-il coutume de dire à ses intimes, jettera quelque jour notre char dans un fossé. » Mais, graduellement, grognant et résistant, il se tourna d’abord contre moi, puis contre Zinoviev, finalement, mais tout à fait contre son gré, contre Rykov, Boukharine et Tomsky, auxquels le liaient étroitement des conceptions politiques communes. Iénoukidzé fit la même évolution, marcha dans les pas de Kalinine, quoique plus discrètement, et certainement en en souffrant plus vivement. A cause de sa nature même, dont le principal trait était l’adaptabilité, Iénoukidzé ne pouvait pas ne pas se trouver dans le camp de Thermidor. Mais il n’était pas un arriviste et certainement pas une canaille ; il lui était dur de briser les vieilles traditions et plus dur encore de se retourner contre des hommes qu’il était habitué à respecter. Dans les moments critiques, non seulement il ne manifestait pas un enthousiasme agressif, mais au contraire se plaignait, grognait, tentait de résister. Staline ne l’ignorait pas et il lui donna plus d’un avertissement. Je l’appris de la meilleure source. Bien qu’en ces jours la pratique des dénonciations eût déjà empoisonné, non seulement la vie politique, mais même les relations personnelles, des oasis de confiance mutuelle subsistaient çà et là. Iénoukidzé maintenait des relations très amicales avec Sérébriakov, bien que ce dernier fût connu comme un des dirigeants de l’opposition de gauche, bien souvent, il s’épanchait auprès de lui : « Que veut-il de plus ? disait Iénoukidzé, je fais tout ce qu’il demande, mais pour lui ce n’est pas assez. Il veut que j’admette qu’il est génial. »

Staline prit Zinoviev et Kaménev sous sa protection quand je rappelai leur conduite en 1917. « Il est tout à il possible, écrivait-il, que quelques bolchéviks aient tremblé pendant les journées de Juillet. Je sais, par exemple, que plusieurs des bolchéviks alors arrêtés étaient prêts à déserter nos rangs. Mais en tirer condamnation contre certains... membres du Comité central, c’est déformer l’histoire. »

Ce qu’il y a d’intéressant dans cette citation, ce n’est tant la défense sans réserve de Zinoviev et de Kaménev que la référence hors de propos à « plusieurs bolchéviks arrêtés », elle visait Lounatcharsky, qui n’était nullement en cause. Dans les documents saisis après la Révolution, on trouva l’interrogatoire de Lounatcharsky lors de l’enquête policière. Il ne fait certainement pas honneur à son courage politique. Cela n’était pas, en soi, de grande importance pour Staline ; des bolchéviks moins courageux encore étaient dans son entourage immédiat. Ce qui l’exaspérait, c’était qu’en 1923, Lounatcharsky ait publié des Silhouettes des chefs de la Révolution, dans lesquelles il n’y avait pas de silhouette de Staline. L’omission n’était pas délibérée, Lounatcharsky n’avait rien contre Staline ; simplement il ne lui était pas venu à l’idée, pas plus qu’à quiconque à cette époque, de compter Staline parmi les chefs de la Révolution. Mais en 1925 la situation avait changé, et c’était pour Staline une manière de faire comprendre à Lounatcharsky qu’il devait modifier sa politique ou sinon s’attendre à être traîné sur la claie. Un délai lui était accordé ; il comprit très bien à qui était faite l’allusion et il changea radicalement sa position poli­tique ; ses péchés de Juillet 1917 furent immédiatement oubliés.

Les jeunes révolutionnaires de l’ère tsariste n’étaient pas tous des héros de livres de contes. Il y en avait parmi eux qui ne montraient pas un courage suffisant durant les enquêtes policières. Si leur conduite ultérieure permettait d’oublier cette défaillance, le parti ne les expulsait pas définitivement et leur permettait de rentrer ensuite dans, ses rangs. En 1923, Staline, comme secrétaire général, commença à recueillir personnellement tous les cas de cette sorte et à s’en servir occasionnellement comme moyen de chantage à l’égard de vieux révolutionnaires qui avaient plus que réparé leur faute de jeunesse ; en menaçant de révéler leur passé, il les réduisait à une obéissance servile, les poussant pas à pas vers un état de complète démoralisation. Et il se les attachait définitivement en les contraignant aux besognes les plus dégradantes dans ses machinations contre l’opposition. Ceux qui refusaient de s’incliner devant ce chantage étaient brisés politiquement par l’appareil ou acculés au suicide. Ainsi périt un de mes plus proches collaborateurs, mon secrétaire personnel Glazman, homme d’une modestie exceptionnelle et d’une dévotion exemplaire au Parti. Il se suicida dès 1924. Son acte désespéré produisit une telle impression que la Commission centrale de contrôle fut contrainte de le réhabiliter et d’infliger une réprimande (très prudente et très modérée) à son propre organe exécutif.

La pression exercée sur les opposants de gauche et sur ceux qui sympathisaient avec eux augmenta progressivement. Le traitement auquel furent soumis les centaines de communistes qui ajoutèrent leur signature à la « Déclaration des 83 », du 26 mai 1927, ne fut surpassé en brutalité et en cynisme que par celui infligé aux milliers de membres du Parti qui les soutenaient oralement. Ils étaient traînés devant les tribunaux du Parti uniquement parce que, dans des réunions du Parti, ils avaient exprimé des vues qui n’étaient pas en accord avec celles du Comité central ; on les privait ainsi de leur droit le plus élémentaire de membre du Parti. La masse du Parti fut ainsi préparée pour l’expulsion brutale de l’opposition. Cette pression s’exerçait encore au moyen mesures exceptionnelles dirigées contre les membres et les sympathisants de l’opposition. « Nous vous chasserons de vos emplois », s’écria un jour le secrétaire du comité de Moscou et, quand cette menace était insuffisante à réduire l’opposition au silence, le Comité central en appelait ouvertement à la Guépéou. Il fallait être aveugle pour ne pas voir que la lutte contre l’opposition par de telles méthodes, c’était une lutte contre le Parti.

Menjinsky, successeur de Dzerjinsky à la tête de la Guépéou, avait appartenu au mouvement d’opposition au temps de Lénine. Il avait été avec les boycottistes, puis avait sympathisé avec l’anarcho-syndicalisme et avait encore d’autres déviations à son actif. C’était dans sa jeunesse. Mais vers la fin de sa carrière, il était fasciné par l’appareil répressif. Plus rien ne l’intéressait que la Guépéou. Il consacrait toutes ses facultés intellectuelles à ce qui était sa seule tâche : maintenir son appareil en état de parfait fonctionnement. Pour cela, il lui fallait d’abord appuyer fermement le gouvernement. Un jour, durant la guerre civile, Menjinsky m’avait prévenu, à mon étonnement, des intrigues de Staline contre moi, j’y ai fait allusion dans mon Autobiographie. Quand Ie triumvirat s’empara du pouvoir, il fut fidèle au triumvirat. Il transféra sa fidélité à Staline quand le triumvirat s’effondra. Dans l’automne de 1927, quand la Guépéou commença à intervenir dans les différends intérieurs du Parti, plusieurs d’entre nous - Zinoviev, Kaménev, Smilga, moi et je pense encore quelqu’un d’autre - allèrent voir Menjinsky. Nous lui demandâmes de nous montrer les dépositions des témoins dont il avait fait état avec un grand succès contre nous à la récente séance du Comité central. Il ne nia pas que, essentiellement, ces documents étaient faux, mais il refusa nettement de nous les montrer.

« Vous rappelez-vous, Menjinsky, lui demandai-je, que vous m’avez parlé une fois, dans mon train, quand nous étions sur le front du Sud, d’une intrigue de Staline contre moi ? » Il resta embarrassé. Iagoda, qui, à cette époque, était l’agent de Staline par-dessus le chef du la Guépéou, intervint alors. « Mais le camarade Menjisky, dit-il en avançant sa tête de renard, n’est jamais allé au front du Sud. »

(Iagoda avait été pharmacien dans sa jeunesse, dans une époque paisible, il se serait éteint obscurément dans la boutique d’une petite ville.)

Je l’interrompis ; je lui dis que ce n’était pas à lui que je parlais, mais à Menjinsky et je répétai ma question. Alors Menjinsky répondit :

« Oui, j’étais dans votre train sur le front du Sud et je vous ai mis en garde contre telle ou telle machination, mais je crois n’avoir nommé personne. » Le sourire étrange d’un somnambule errait sur son visage pendant qu’il se décidait à répondre.

Nous ne pûmes rien lui arracher. Staline vint lui parler après que nous nous fûmes retirés les mains vides. Kaménev retourna le voir seul, après tout, il n’y avait pas si longtemps qu’il avait à la disposition de l’entier triumvirat contre l’opposition. « Pensez-vous vraiment, lui demanda finalement Kaménev, que Staline seul sera capable de se mesurer avec les tâches de la Révolution d’Octobre ? »

Menjinsky évita la question. « Pourquoi alors lui avez-vous permis d’acquérir une force aussi formidable ? » répondit-il, question pour question. « Maintenant, c’est trop tard. »

Au printemps de 1924, après une des séances plénières du Comité central à laquelle la maladie m’avait empêché d’assister, je dis à I.N. Smirnov : « Staline deviendra le dictateur de l’U.R.S.S. » Smirnov connaissait bien Staline. Ils avaient partagé ensemble le travail révolutionnaire et l’exil pendant des années, et dans de telles conditions les hommes apprennent à se bien connaître.

« Staline ? me demanda-t-il avec stupeur, mais c’est un médiocre, une nullité sans pittoresque. »

« Médiocre, oui, nullité, non, lui répondis-je. La dialectique de l’histoire s’est déjà emparée de lui et elle le portera plus haut encore. Tous ont besoin de lui - les révolutionnaires fatigués, les bureaucrates, les nepmen, les koulaks, les parvenus, les serviles, tous ces vers qui rampent sur le sol labouré de la Révolution. Il sait comment les retrouver sur leur propre terrain, il parle leur langage et sait comment les conduire, il a la réputation méritée d’un vieux révolutionnaire, ce qui le rend pour eux inestimable comme moyen d’aveugler le pays ; il a de la volonté et de l’audace, il n’hésitera jamais à les utiliser et à les dresser contre le Parti ; il déjà commencé à le faire. Maintenant, précisément, il rassemble et organise autour de lui les cafards du Parti, les intrigants rusés. Sans doute, de grands événements en Europe, en Asie, et dans notre pays peuvent intervenir et renverser toutes les spéculations. Mais, si tout continue à se développer automatiquement comme maintenant, alors Staline deviendra, automatiquement aussi, dictateur. »

En 1926, au cours d’une discussion avec Kaménev, celui-ci soutenait avec insistance que Staline était « juste un politicien provincial ». Il y avait quelque chose de vrai dans cette appréciation sarcastique, mais seulement une parcelle. Les attributs tels que la ruse, la déloyauté, l’habileté à exploiter les plus bas instincts de la natures humaine sont développés chez Staline à un degré extraordinaire et, étant donné sa forte personnalité, ils constituent des armes puissantes dans une lutte ; mais naturellement pas dans chaque genre de lutte. La lutte pour libérer les masses exige d’autres qualités. Mais, en choisissant des hommes pour occuper les positions privilégiées, en les soudant les uns aux autres dans l’esprit de la caste, en affaiblissant et asservissant les masses, les attributs mêmes de Staline étaient inestimables et faisaient de lui le chef de la réaction bureaucratique. Néanmoins Staline reste une médiocrité, son esprit n’est pas seulement borné, il est même incapable de raisonnement logique. Chaque phrase de son discours a quelque but pratique immédiat ; mais son discours, pris dans l’ensemble, ne se hausse jamais à une structure logique.

Si Staline pouvait avoir prévu, au début, où sa lutte contre le trotskisme le conduirait, il aurait sans doute hésité à la poursuivre plus avant, en dépit de la perspective de victoire sur tous ses adversaires. Mais il est incapable de prévoir quoi que ce soit. Les prophéties de ses adversaires qu’il deviendrait le chef de la réaction thermidorienne, le fossoyeur du Parti de la Révolution, lui semblaient des imaginations vides de sens. Il croyait que l’appareil du Parti se suffisait à lui-même, étant capable d’accomplir toutes les tâches. Il n’avait pas la moindre compréhension de la fonction historique qu’il occupait. L’absence d’imagination créatrice, l’incapacité de généraliser et de prévoir anéantirent le révolutionnaire en Staline quand il prit seul le gouvernail. Mais ces mêmes traits, s’appuyant sur son autorité d’ancien révolutionnaire, lui permirent de camoufler la montée de la bureaucratie thermidorienne.

Son ambition acquit une trempe asiatique inculte que la technique européenne aggrava. Il faut que la presse l’exalte chaque jour avec extravagance, publie ses portraits, le cite sous le moindre prétexte ; imprime son nom en gros caractères. Aujourd’hui, les télégraphistes eux-mêmes savent qu’ils ne doivent pas accepter un télégramme adressé à Staline dans lequel il n’est pas appelé « le père du peuple », ou « le grand maître » ou « génial ». Le roman, l’opéra, le cinéma, la peinture, la sculpture, même des expositions agricoles, tout doit tourner autour de Staline comme autour de son axe. La littérature et l’art de l’époque stalinienne resteront dans l’histoire comme des exemples du byzantinisme le plus absurde et le plus abject. En 1925, Staline ne pardonnait pas à Lounatcharsky de ne pas l’avoir mentionné dans un livre de portraits révolutionnaires ; mais une douzaine d’années plus tard Alexis Tolstoï, qui porte le nom d’un des plus puissants et des plus indépendants écrivains de Russie, saluait Staline ainsi :

Toi, brillant soleil des nations,
Le soleil de notre temps qui jamais ne décline,
Et plus que le soleil, car le soleil ne connaît pas la sagesse.

Staline et le soleil reviennent encore dans ces vers d’auteurs moins connus :

Nous recevons notre soleil de Staline,
Nous recevons notre vie heureuse de Staline...
Ô maître sage ! génie des génies !
Soleil des ouvriers, Soleil des paysans, Soleil du monde !

L’article sur l’« heureux règne » du tsar Alexandre III écrit pour une ancienne Encyclopédie russe par un courtisan obséquieux, est un modèle de véracité, de modération et de bon goût comparé à l’article sur Staline dans la dernière Encyclopédie soviétique.

Le bloc avec Zinoviev et Kaménev retenait Staline. Ayant passé de longues années à l’école de Lénine, Zinoviev et Kaménev étaient capables d’apprécier la valeur des idées et des programmes. Bien qu’ils se soient laissés aller parfois à de monstrueuses déviations de principes du bolchévisme, ils ne franchissaient jamais certaines limites. Mais quand le triumvirat se scinda, Staline se trouva libéré de toute retenue idéologique Les membres du Bureau politique n’étaient plus gênés par leur manque de passé révolutionnaire ou par leur grande ignorance. Les discussions médiocres et sans intérêt restaient sans portée, particulièrement en ce qui touchait les problèmes de l’Internationale communiste. A cette époque, pas un membre du Bureau politique n’était disposé à admettre qu’aucune des sections étrangères de l’Internationale communiste eût une personnalité indépendante. Tout se réduisait à la question de savoir si elle était « pour » ou « contre » l’opposition.

Pendant les années précédentes, une de mes tâches à l’Internationale communiste avait été de suivre le mouvement ouvrier en France. Après les bouleversements qui eurent lieu à l’intérieur de l’Internationale communiste, commencés vers la fin de 1923 et poursuivis durant toute l’année 1924, les nouveaux dirigeants des diverses sections s’efforcèrent de s’éloigner de plus en plus des anciennes doctrines. Je me souviens d’une réunion où j’apportai le plus récent numéro de l’organe central du Parti communiste français et traduisis plusieurs passages d’un article important traitant du programme politique. Ces extraits révélaient une telle ignorance et un si éclatant opportunisme que, pour un instant, la gêne régna au sein du Bureau politique. Pourtant les staliniens du Bureau ne pouvaient abandonner ceux qui étaient leur serviles appuis au dehors. Le seul membre qui croyait savoir le français, Roudzoutak, me demanda la coupure du journal et voulut en reprendre la traduction, il escamota tous les mots et phrases qu’il ne comprenait pas, en déforma la signification d’autres, complétant le tout par son propre commentaire fantastique. Aussitôt chacun l’approuva ; la gêne avait disparu.

Il ne vaudrait guère la peine aujourd’hui de soumettre à un examen théorique les produits de la littérature contre le trotskisme qui, malgré le manque de papier, inondèrent littéralement l’Union soviétique. Staline lui-même ne pourrait relire tout ce qu’il dit et écrivit entre 1923 et 1929, car c’est en flagrante contradiction avec tout ce qu’il écrivit et dit dans la décade suivante. Il nous suffira d’indiquer, pour notre démonstration, les rares idées nouvelles qui se cristallisèrent graduellement au cours des polémiques entre l’appareil stalinien et l’opposition, et acquirent une signification décisive pour autant qu’elles fournirent un bagage idéologique aux initiateurs de la lutte contre le trotskisme. C’est autour de ces idées que les forces politiques se rallièrent. Il y en avait trois principales, elles se complétaient et se remplaçaient partiellement l’une l’autre selon le moment et les circonstances.

La première concernait l’industrialisation. Le triumvirat commença par combattre le programme que j’avais proposé et, dans l’intérêt de la polémique, le qualifia de « super-industrialisation ». Cette position s’affirma même quand le triumvirat se disloqua et que Staline forma son bloc avec Boukharine et l’aile droite. La tendance générale de l’argumentation officielle contre cette soi-disant super-industrialisation, c’était qu’une industrialisation rapide n’était possible qu’aux dépens de la paysannerie. En conséquence, il fallait avancer lentement, comme une tortue ; la question du rythme de l’industrialisation était sans importance, etc. En fait, la bureaucratie ne voulait pas troubler ces couches de la population qui avaient commencé de s’enrichir, c’est-à-dire la petite bourgeoisie des nepmen. Ce fut la première erreur sérieuse dans la lutte contre le trotskisme. Mais Staline ne voulut jamais reconnaître ses propres erreurs, il fit une complète volte-face et décida allégrement de surpasser tous les projets antérieurs de super-industrialisation - surtout sur le papier et en paroles, hélas !

Dans la seconde étape, au cours de 1924, l’attaque fut déclenchée contre la théorie de la révolution permanente. Le contenu politique de cette lutte se réduisait à l’opinion que nous n’avions pas à nous intéresser à la révolution internationale, mais à ’notre sécurité, afin de développer notre économie. La bureaucratie craignait de plus en plus de mettre en jeu sa situation par le risque des conséquences implicites d’une politique révolutionnaire internationale. La campagne contre la théorie de la révolution permanente, vidée de toute valeur théorique quelconque, servit comme affirmation d’une déviation nationaliste conservatrice du bolchévisme. C’est de cette lutte que surgit la théorie du « socialisme dans un seul pays ». Zinoviev et Kaménev, seulement alors, commencèrent à entrevoir les conséquences de la lutte qu’ils avaient eux-mêmes déclenchée.

La troisième idée de la bureaucratie dans sa campagne contre le trotskisme concernait la lutte contre le « nivellement », contre l’égalité. Le côté théorique de cette lutte restera certainement comme une curiosité. Staline trouva, dans la « Critique du programme de Gotha » de la social-démocratie allemande par Marx, une phrase disant que dans la première période du socialisme l’inégalité devrait être maintenue ou, comme Marx le disait, le droit bourgeois dans le domaine de la distribution. Marx ne voulait évidemment pas justifier ainsi la création d’une nouvelle inégalité, mais proposait une élimination progressive plutôt que soudaine de l’ancienne inégalité dans le domaine des salaires. Cette citation était incorrectement interprétée comme une déclaration des droits et privilèges des bureaucrates et de leurs satellites. L’avenir de l’Union soviétique se trouvait mis par là en contradiction avec l’avenir du prolétariat international, et la bureaucratie se trouvait pourvue d’une justification théorique de ses privilèges et pouvoirs spéciaux sur la masse des travailleurs à l’intérieur de l’Union soviétique.

Les choses se passaient donc comme si la Révolution avait été faite et gagnée expressément pour la bureaucratie, laquelle mena une lutte furieuse et enragée contre le « nivellement », qui menaçait ses privilèges, et contre la révolution permanente qui menaçait son existence même. Il ne faut donc pas s’étonner si dans cette lutte Staline trouva de nombreux appuis. Parmi ses plus chauds partisans, on voyait des anciens libéraux, des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks. Ils se rassemblèrent dans l’Etat et même dans l’appareil du Parti, célébrant le bon sens pratique de Staline.

La lutte contre la super-industrialisation fut menée très prudemment en 1922, ouvertement et avec violence en 1923. La lutte contre la révolution permanente commença publiquement en 1924 et se poursuivit sous des formes différentes et avec des interprétations variées durant toutes les années suivantes. La lutte pour la défense de l’« inégalité » commença vers la fin de 1925 et devint essentiellement la base du programme social de la bureaucratie. La lutte contre la super-­industrialisation était menée directement et ouvertement dans l’intérêt des koulaks ; le développement de l’industrie à « allure de tortue » était nécessaire pour donner aux koulaks un antidote indolore contre le socialisme. Cette philosophie était celle de la droite aussi bien que celle du centre stalinien. La théorie du socialisme dans un seul pays était prônée dans cette période par un bloc de la bureaucratie et de la petite bourgeoisie des campagnes et des villes. La lutte contre l’égalité souda la bureaucratie plus solidement que jamais, non seulement à cette petite bourgeoisie, mais également à l’aristocratie ouvrière. L’inégalité devint la base sociale commune, la raison d’être de ces alliés. Ainsi, des liens économiques et politiques unirent la bureaucratie et la petite bourgeoisie de 1923 à 1928.

C’est alors que le Thermidor russe manifeste sa similitude la plus évidente avec son prototype français. Durant cette période, le koulak fut autorisé à louer les terres du paysan pauvre et à engager celui-ci comme son ouvrier. Staline était prêt à permettre la location de terres pour une période de quarante ans. Peu après la mort de Lénine, il avait essayé clandestinement de transférer les terres nationalisées comme propriété privée aux paysans de sa Géorgie natale sous le couvert de « possession » de « parcelles personnelles » pour « beaucoup d’années ». Ici encore, il montrait combien solides étaient ses vieilles racines agrariennes et son nationalisme géorgien., Sur des instructions secrètes de Staline, le commissaire du peuple de l’agriculture de Géorgie avait préparé un projet pour cette transmission des terres. C’est seulement la protestation de Zinoviev qui avait eu vent de la conspiration, et l’inquiétude soulevée par le projet dans les cercles du Parti qui obligèrent Staline à répudier son propre projet, parce qu’il ne se sentait pas encore assez sûr de lui-même. Naturellement, le bouc émissaire fut l’infortuné commissaire du peuple géorgien.

Mais Staline et son appareil devinrent plus impudents avec le temps, particulièrement après qu’ils se furent débarrassés de l’influence freinante de Zinoviev et de Kaménev. En fait, la bureaucratie alla si loin dans son désir de satisfaire les intérêts et les revendications de ses alliés qu’en 1927 il devint évident pour tous - comme il avait été trop facile de le prévoir - que les revendications des alliés bourgeois étaient, par leur nature même, illimitées. Le koulak voulait la terre, sa possession sans réserve, le koulak voulait avoir le droit de disposer librement de toute sa récolte ; le koulak faisait tous ses efforts pour créer dans les villes sa contre-partie sous la forme du commerce et de l’industrie libres ; le koulak voulait en finir avec les livraisons forcées à prix fixés ; le koulak, conjointement avec le petit industriel, travaillait à la restauration complète du capitalisme. Ainsi s’ouvrit la lutte irréconciliable pour le surplus de la production du travail national. Qui en disposerait dans le plus proche avenir - la nouvelle bourgeoisie ou la bureaucratie soviétique ? - cela devint la question dominante, car qui en disposera aura le pouvoir de l’Etat à sa disposition. C’est cela qui provoqua le conflit entre, d’une part, la petite bourgeoisie, qui avait aidé la bureaucratie à briser la résistance des masses travailleuses et de leur porte-parole, l’opposition de gauche, et, de l’autre, la bureaucratie thermidorienne elle-même qui avait aidé la petite bourgeoisie à dominer les masses paysannes. C’était une lutte directe pour le pouvoir et pour le revenu. Evidemment, la bureaucratie n’avait pas écrasé l’avant-garde prolétarienne, elle ne s’était pas dégagée des exigences de la révolution internationale, et n’avait pas légitimé la philosophie de l’inégalité pour capituler devant la bourgeoisie, devenir son serviteur et, éventuellement, être écartée du râtelier de l’Etat. Elle devint mortellement effrayée en voyant les conséquences de sa politique de six années. Elle se retourna donc brutalement contre le koulak et le nepman. Parallèlement, elle s’engagea dans la politique dite de la troisième période de l’Internationale communiste et déclencha la lutte contre les droitiers. Aux yeux des naïfs, la théorie et la pratique de cette troisième période apparaissaient comme un retour aux principes fondamentaux du bolchévisme. Mais ce n’était rien de tel. C’était simplement un moyen vers une fin, le but étant maintenant la liquidation de l’opposition de droite et de ses satellites. La bouffonnerie stupide de cette fameuse troisième période, en Russie et à l’étranger, est trop récente pour qu’il soit nécessaire de la décrire ici. On pourrait en rire si ses conséquences pour les masses n’avaient pas été aussi tragiques. Ce n’est un secret pour personne que dans sa lutte contre les droitiers Staline accepta l’aumône de l’Opposition de gauche. Il n’apporta aucune idée nouvelle. Son travail intellectuel ne consista en rien d’autre que menaces et répétition de slogans et arguments de l’Opposition de gauche, naturellement avec une déformation démagogique.

Par contre, les écrits de l’Opposition de gauche de 1926-1927 se distinguent par leur exceptionnelle richesse. L’opposition réagit à chaque événement, intérieur et extérieur, à chaque acte du gouvernement, à chaque décision du bureau politique, par des documents, individuels ou collectifs, adressés aux diverses institutions du parti, le plus souvent au Bureau politique. Ces années étaient celles de la Révolution chinoise, du Comité anglo-russe, et de l’extrême confusion dans les problèmes intérieurs. La bureaucratie cherchait toujours son chemin à tâtons, se jetant de droite à gauche et ensuite de gauche à droite. Une grande partie de ce qu’écrivit l’opposition n’était pas destinée aux journaux, mais seulement à l’information des instances dirigeantes du Parti. Mais même ce qui était écrit spécialement pour la Pravda, ou pour la revue théorique mensuelle, le Bolchévik, ne paraissait jamais dans la presse soviétique.

La majorité du Bureau politique était fermement décidée à étrangler l’opposition - au moins, à l’étouffer, à la pousser hors du Parti, à l’expulser, à l’emprisonner. C’était la manière de Staline de répondre aux arguments, mais non celle de tous les membres du Bureau politique. Mais peu à peu Staline entraînait les hésitants ; il réduisait progressivement leurs réserves, leurs « préjugés », faisait de chaque mesure la conséquence inévitable de la mesure précédente. Là, il était dans son élément ; sa maîtrise était indiscutable. Le temps vint où les dissidents du Bureau politique renoncèrent à protester, même mollement, contre les outrages des grossiers « activistes » de Staline.

La partie des écrits de l’Opposition que j’ai réussi à emporter lorsque je fus déporté en Turquie se trouve maintenant à la Harvard Library, où elle est à la disposition de tous ceux qui s’intéressent à l’étude de cette remarquable bataille et veulent se reporter aux sources mêmes. Relisant ces documents au moment où j’étais engagé dans la rédaction de ce livre, c’est-à dire près de quinze ans après, j’ai été contraint, de reconnaître que l’Opposition avait eu raison sur deux points : elle avait à la fois vu juste et parlé hardiment, elle manifesta un courage et une persistance exceptionnels dans l’affirmation de sa ligne politique. Ses arguments n’étaient jamais réfutés. Il n’est pas difficile d’imaginer la fureur qu’ils provoquèrent chez Staline et ses proches collaborateurs. La supériorité politique et intellectuelle des représentants de l’Opposition sur la majorité du Bureau politique apparaît clairement, à chaque ligne des documents. Staline n’avait rien à dire en réponse, et il n’essayait même pas de le faire. Il avait recours à la même méthode qui avait été une part de lui-même depuis sa première jeunesse : ne pas discuter avec un adversaire en lui opposant ses propres vues devant des camarades, mais l’attaquer personnellement et, si possible, l’exterminer physiquement. Son impuissance intellectuelle devant des arguments, devant des critiques, engendrait la colère, et la colère à son tour le poussait aux mesures précipitées pour la liquidation de l’Opposition. Ainsi se passa la période 1926-1927. L’avenir devait montrer qu’elle n’était qu’une répétition de l’exhibition de perfidie et de dégénérescence qui fit frémir le monde douze ans plus tard.

D’un côté de cette grande polémique, il y avait l’opposition de gauche, intellectuellement ardente, infatigable dans ses recherches et explorations, s’efforçant passionnément de trouver la juste solution des problèmes que posaient des situations changeantes à l’intérieur et dans l’Internationale, se maintenant strictement dans les traditions du Parti. De l’autre, la clique bureaucratique poursuivant froidement ses machinations pour se débarrasser de ses critiques, de tous les adversaires, des trouble-fête qui ne voulaient pas lui laisser de repos, qui ne voulaient pas lui donner la possibilité de jouir de la victoire qu’ils avaient remportée. Tandis que les membres de l’opposition étaient occupés à analyser les erreurs fondamentales de la politique officielle en Chine, ou soumettaient à la critique le bloc avec le Conseil général des trade-unions britanniques, Staline mettait en circulation la rumeur que l’Opposition travaillait pour Austen Chamberlain contre l’Union soviétique, qu’elle ne voulait pas défendre l’Union soviétique, que tel ou tel oppositionnel se servait abusivement des automobiles de l’Etat, que Kaménev signa jadis un télégramme à Michel Romanov, que Trotsky écrivit une lettre furieuse contre Lénine. Et toujours les dates, les circonstances, indispensables pour interpréter exactement les faits, restaient dans le vague.

Mais ce n’étaient pas là les seules méthodes de riposte stalinienne. Staline et ses valets s’avilirent jusqu’à pêcher dans les eaux boueuses de l’antisémitisme. Je me souviens particulièrement d’un dessin paru dans la Rabotchaïa Gazeta (Gazette ouvrière) intitulé « Les camarades Trotsky et Zinoviev ». Il y avait beaucoup de caricatures semblables et de mauvais vers, prétendus burlesques, de caractère antisémite dans la presse du Parti, elles provoquaient des ricanements sournois. L’attitude de Staline à l’égard de cet antisémitisme croissant était une neutralité amicale. Mais les choses allèrent si loin qu’il fut forcé d’intervenir par une déclaration disant : « Nous combattons Trotsky, Zinoviev et Kaménev non parce qu’ils sont Juifs, mais parce qu’ils sont oppositionnels », etc. Il était parfaitement clair pour tous ceux capables de penser politiquement que cette déclaration, délibérément équivoque, ne visait que les « excès » de l’antisémitisme, tandis que la presse soviétique tout entière laissait clairement entendre : « N’oubliez pas que les dirigeants de l’opposition sont des Juifs. » Ainsi les antisémites avaient carte blanche.

La plupart des membres du Parti aidèrent à la défaite de l’Opposition contre leur volonté, contre leurs sympathies, contre leurs propres souvenirs. Ils avaient été amenés à voter comme ils le faisaient progressivement, sous la pression de l’appareil, de même que la machine elle-même était entraînée dans la lutte contre l’Opposition du sommet à la base. Staline laissait les rôles de premier plan à Zinoviev, Kaménev, Boukharine, Rykov, parce qu’ils étaient infiniment mieux équipés que lui pour mener une polémique publique contre l’Opposition, mais aussi parce qu’il ne voulait pas brûler tous les ponts derrière lui. Les rudes coups portés à l’Opposition, qui semblaient alors décisifs, suscitaient une sympathie secrète, pourtant profonde, pour les vaincus et une hostilité indéniable envers les vainqueurs, particulièrement envers les deux personnages dirigeants, Zinoviev et Kaménev. Staline en tirait avantage. Il se dissociait publiquement de Kaménev et de Zinoviev, considérés comme les principaux responsables de la campagne impopulaire contre Trotsky. Il s’attribuait le rôle de conciliateur, d’arbitre impartial et modéré dans la lutte fractionnelle.

En 1925, Zinoviev, essayant d’impressionner Rakovsky avec les victoires de sa fraction, parlait de moi en ces termes : « Pauvre politicien ! Il est incapable de trouver la tactique juste. C’est pourquoi, il a été battu. » Une année plus tard, ce critique malheureux de ma tactique cognait à la porte de l’Opposition de gauche. Ni lui ni Kaménev n’avaient compris, aussi tard qu’en 1925, qu’ils étaient devenus les instruments de la réaction bureaucratique - de même qu’ils s’étaient trompés en 1917. En 1926, ils se rendaient compte qu’il n’y avait pas d’autre « tactique » possible pour un révolutionnaire, car, après tout, ils étaient de la vieille garde qui ne pouvait honnêtement concevoir le bolchévisme sans perspective internationaliste et son dynamisme révolutionnaire, c’était la tradition dont les vieux bolchéviks étaient les mainteneurs. C’est pourquoi le Parti tout entier, du temps de Lénine, les considérait comme un capital irremplaçable. L’intérêt particulier et exceptionnel que Lénine portait à la vieille génération des révolutionnaires était dicté par cette considération politique autant que par une solidarité de camarade. Quand Zinoviev se vantait devant Rakovsky de sa « tactique » heureuse contre moi, il se vantait simplement d’avoir mal employé et gaspillé ce capital. De 1923 à 1926, sur l’initiative et, au début, sous la direction de Zinoviev, la lutte contre l’internationalisme marxiste, sous le nom de « trotskisme » fut menée d’après le mot d’ordre de défense de la vieille garde ; l’Opposition était accusée de s’attaquer à son prestige. Une commission spéciale, chargée de veiller sur la situation des vieux lutteurs bolchéviks fut créée. Le glissement dans la direction d’un Thermidor ne s’exprima nulle part d’une manière plus flagrante que dans les compromis politiques de cette même vieille garde. Ce qui suivit, ce fut son extermination physique ; la commission chargée de veiller sur la santé des vieux bolchéviks se trouvait finalement remplacée par un petit détachement de tueurs de la Guépéou que Staline récompensait avec l’ordre du Drapeau rouge.

2° section

Lefebvre, dans son livre Les Thermidoriens, montre que la tâche des thermidoriens consistait à représenter le 9 thermidor comme un épisode secondaire - une triple épuration d’éléments hostiles pour préserver le noyau fondamental des Jacobins et pour suivre leur politique traditionnelle. Dans la première période de Thermidor, l’attaque n’était pas dirigée contre les Jacobins comme un tout, mais seulement contre les terroristes. [Un processus parallèle se trouve répété dans le Thermidor soviétique.] La campagne contre le trotskisme commença par une défense de la vieille garde et de la ligne politique bolchéviste, se poursuivit au nom de l’unité du Parti et atteignit son point culminant avec l’extermination physique des bolchéviks sans distinction. Durant les deux Thermidors, cette destruction des révolutionnaires était menée au nom de la Révolution qui, croyait-on, pour la défense de ses intérêts essentiels. Les Jacobins n’étaient pas frappés comme Jacobins, mais comme terroristes, comme robespierristes, de même, les bolchéviks furent détruits comme trotskistes, zinoviévistes, boukharinistes. Il y a une similitude remarquable entre le terme russe, trotsiskoïé okhvostiyé [1], qui acquit de pleins droits civiques dans les publications soviétiques, et le titre d’un pamphlet que Méhée de la Touche publia sur le 9 thermidor, La queue de Robespierre. Mais la similitude des méthodes thermidoriennes fondamentales est encore plus remarquable. Lefebvre écrit que, le lendemain même du 9 thermidor, parlant au nom des membres du Comité de salut public, Barrère affirmait à la Convention que rien d’important ne s’était passé. Et, trois semaines plus tard, le 2 fructidor (19 août)... Louchet, celui-là même qui avait dirigé l’accusation contre Robespierre, décrivait les progrès de la réaction, demandait l’arrestation de tous les suspects, et déclarait qu’il était nécessaire « de maintenir la Terreur à l’ordre du jour ».

Le prestige des dirigeants, non seulement le prestige personnel de Lénine, assurait l’autorité du Comité central. Le principe d’une direction individuelle était entièrement étranger au Parti. Le Parti désignait les hommes les plus populaires pour la direction, leur donnait sa confiance et son admiration, tandis qu’il gardait toujours la conviction que la direction réelle venait du Comité central pris dans son ensemble. Le triumvirat tira un avantage considérable de ces conditions qui insistaient sur la souveraineté du Comité central à l’égard d’une autorité individuelle quelconque. Staline, manœuvrier, centriste et éclectique par excellence, maître dans l’art d’administrer graduellement les petites doses, abusa cyniquement de cette confiance du Parti dans le Comité central pour son propre avantage.

A la fin de 1925, Staline parlait toujours des dirigeants à la troisième personne et dressait le Parti contre eux. Il recevait les applaudissements de la couche médiane de la bureaucratie, qui refusait de s’incliner devant un dirigeant quelconque. Pourtant, en réalité, c’est Staline lui-même qui était devenu dictateur. Il était un dictateur, mais il ne se sentait pas encore un chef, et personne ne le reconnaissait comme tel. Il était un dictateur non par la force de sa personnalité, mais par la puissance de l’appareil politique qui avait anéanti les vieux dirigeants. A une époque aussi éloignée qu’au seizième congrès, en 1930, Staline disait : « Vous demandez pourquoi nous avons expulsé Trotsky et Zinoviev ? Parce que nous ne voulons pas d’aristocrates dans le Parti, parce que nous ne reconnaissons qu’une loi dans le Parti et que tous les membres du Parti sont égaux en droits. » Il répéta ces mêmes paroles au dix-septième congrès, en 1934.

Il se servit de la droite comme d’un bélier contre l’opposition de gauche, car seule la droite avait un programme défini, des intérêts et des principes que le triomphe de l’opposition de gauche aurait mis en danger. Mais, quand il vit que l’exclusion de l’opposition de gauche provoquait de graves inquiétudes et mécontentements dans le Parti, et de l’irritation à l’égard de la droite triomphante, Staline comprit comment Il pourrait utiliser ce mécontentement pour se retourner contre les droitiers. Le conflit des forces de classe dans cette bataille entre droite et gauche le préoccupait moins que son rôle trompeur comme conciliateur ou comme l’élément pacificateur qui prétendait réduire au minimum le nombre inévitable des victimes et préserver le Parti d’un schisme. Dans son rôle de suprême arbitre, il lui avait été possible de rejeter la responsabilité des mesures sévères prises contre certains membres populaires du Parti tantôt sur l’une, tantôt sur l’autre aile du Parti. Mais les classes ne peuvent pas être dupées. En tant que manœuvre, la politique pro-koulak de 1924-1928 était pire que criminelle, elle était absurde. On ne peut pas duper le koulak. Il juge d’après les impôts, les prix, les bénéfices, non d’après du bavardage et des déclamations ; il juge sur les faits, non sur les mots. La manœuvre ne peut jamais remplacer l’action et la réaction des forces de classe, au mieux, son utilité reste limitée, et il n’y a rien qui puisse mieux désintégrer la morale révolutionnaire d’un parti de masses que les manœuvres clandestines sans principes. Rien non plus n’est plus mortel pour le moral et le caractère des révolutionnaires individuels. La ruse militaire ne peut jamais remplacer la grande stratégie.

Dans une conversation avec moi une dizaine d’années après l’insurrection d’Octobre, Smilga me faisait remarquer que durant les cinq premières années du régime soviétique, il y avait une tendance dominante à atténuer les divergences - les lézardes étaient tamponnées, les anciennes blessures pansées, les adversaires se réconciliaient, etc., tandis que pendant les cinq années suivantes, celles qui partent de 1923, la méthode était renversée ; chaque lézarde était élargie, chaque divergence amplifiée et avivée, chaque blessure envenimée. Le Parti bolchéviste, dans son ancienne forme, avec ses anciennes traditions et son ancien effectif, devint de plus en plus opposé à la nouvelle couche dirigeante.

L’essence de Thermidor est dans cette contradiction. Stériles et absurdes sont les travaux de Sisyphe de ceux qui essayent de réduire tous les développements d’une période à quelques prétendus traits fondamentaux du Parti bolchéviste, comme si un parti politique était une entité homogène et un omnipotent facteur historique. Un parti politique n’est qu’un instrument historique temporaire, un des très nombreux instruments de l’histoire et aussi une de ses écoles. Le Parti bolchéviste s’assigna à lui-même le but de la conquête du pouvoir par la classe ouvrière. Dans la mesure où ce parti accomplit cette tâche pour la première fois dans l’histoire et enrichit l’expérience humaine par cette conquête, il a rempli un prodigieux rôle historique. Seuls ceux qu’égare un goût pour la discussion abstraite peuvent exiger d’un parti politique qu’il soumette et élimine les facteurs beaucoup plus pondéreux que sont les masses et les classes qui lui sont hostiles. Les limitations du parti en tant qu’instrument historique s’expriment par le fait qu’à un certain point, à un moment donné, il commence à se désintégrer ; sous la tension de pressions intérieures et extérieures, des lézardes apparaissent, des fissures s’élargissent, des organes commencent à s’atrophier. Ce processus de décomposition se manifesta, très lentement d’abord en 1923, puis s’accéléra rapidement. Le vieux Parti bolchéviste et ses anciens cadres héroïques subirent le sort commun : secoué par des fièvres et des spasmes et des attaques atrocement pénibles, il finit par s’éteindre. Afin d’établir le régime appelé stalinien, ce qui était nécessaire n’était pas un parti bolchéviste, mais l’extermination du Parti bolchéviste.

De nombreux critiques, publicistes, correspondants, historiens, biographes, et quelques sociologues amateurs ont sermonné l’Opposition de gauche de temps à autre, à propos de ses erreurs de tactique, affirmant que sa stratégie ne correspondait pas aux exigences de la lutte pour le pouvoir. Mais cette façon même de poser la question est incorrecte. L’Opposition de gauche ne pouvait pas s’emparer du pouvoir, et ne l’espérait même pas - en tout cas ceux de ses dirigeants les plus réfléchis. Une lutte pour le pouvoir menée par l’Opposition de gauche, par une organisation marxiste révolutionnaire, ne peut se concevoir que dans les conditions d’un soulèvement révolutionnaire. Dans de telles conditions, la stratégie est basée sur l’agression, sur l’appel direct aux masses, sur une attaque de front contre le gouvernement. Nombreux étaient les membres de l’Opposition de gauche qui avaient joué un rôle important dans une bataille de cette nature et savaient de première main comment elle doit être menée. Mais au début des années vingt, il n’y eut pas de soulèvement révolutionnaire en Russie, tout au contraire ; dans de telles circonstances le déclenchement d’une lutte pour le pouvoir était hors de question.

Il faut se rappeler que dans les années de réaction, en 1908-1911, et plus tard, le Parti bolchéviste refusa de déclencher une attaque directe contre la monarchie et se borna au travail préparatoire à une offensive éventuelle en luttant pour le maintien des traditions révolutionnaires et pour la préservation de certains cadres, soumettant les événements à une infatigable analyse, et utilisant toutes les possibilités légales et semi-­légales pour éduquer les travailleurs les plus conscients. Placée dans des conditions identiques, l’Opposition de gauche ne pouvait agir autrement. En fait, les conditions de la réaction soviétique étaient infiniment plus difficiles pour l’opposition que les conditions tsaristes ne l’avaient été pour les bolchéviks. Mais, essentiellement, la tâche restait la même : préserver les traditions révolutionnaires, maintenir le contact entre les éléments avancés à l’intérieur du Parti, analyser le développement de la période thermidorienne, se préparer pour le prochain soulèvement révolutionnaire dans le monde aussi bien qu’en U.R.S.S. Un des dangers menaçant l’Opposition, c’était qu’elle sous-estimât ses forces et abandonnât la poursuite de sa tâche après quelques tentatives prématurées, dans lesquelles la fraction avancée se briserait nécessairement non seulement contre la résistance de la bureaucratie, mais aussi contre l’indifférence des masses. Concluant alors à l’impossibilité d’une action franche avec les masses, même avec leur avant-garde, l’Opposition pourrait être amenée à abandonner la lutte, attendant des temps plus favorables.

La révolution brise et démolit l’appareil du vieil Etat. C’est sa première tâche. Les masses prennent possession de l’arène politique. Elles décident, elles agissent, elles légifèrent à leur façon, qui n’a pas de précédent ; elles jugent, elles ordonnent. L’essence de la révolution c’est que la masse devient son propre organe exécutif. Mais quand les hommes qui l’ont animée quittent la scène, se replient vers leurs districts, se retirent dans leurs foyers, inquiets, désillusionnés, fatigués, l’arène tombe dans l’abandon, et sa désolation ne fait qu’augmenter à mesure que la nouvelle machine bureaucratique l’occupe. Naturellement, les nouveaux dirigeants, peu sûrs d’eux-mêmes et de la masse, sont pleins d’appréhension. C’est pourquoi, aux époques de réaction victorieuse, la machine militaro-policière joue un rôle beaucoup plus grand que sous l’ancien régime. Dans sa courbe, de la Révolution à Thermidor, la nature spécifique du Thermidor russe était déterminée par le rôle que le Parti y jouait. La Révolution française n’avait rien de ce genre à sa disposition. La dictature des Jacobins, en tant qu’elle était personnifiée par le Comité de salut public, ne dura qu’une année. Cette dictature avait un appui réel dans la Convention, qui était bien plus forte que les clubs et les sections révolutionnaires. Ici réside la contradiction classique entre le dynamisme de la révolution et son reflet parlementaire. Les éléments les plus actifs des classes participent à la lutte révolutionnaire qui oppose ouvertement les forces antagonistes. Les autres - les neutres, les passifs, les inconscients - semblent se mettre eux-mêmes hors du jeu. Au moment des élections, la participation s’élargit ; elle englobe une portion considérable de ceux qui ne sont que semi-passifs ou semi-indifférents. En temps de révolution, les représentants parlementaires sont infiniment plus modérés et pondérés que les groupes révolutionnaires qu’ils représentent. Afin de dominer la Convention, les Montagnards lui laissèrent, plutôt qu’aux éléments révolutionnaires du peuple, le gouvernement de la nation.

Malgré le caractère incomparablement plus profond de la Révolution d’Octobre, l’armée du Thermidor soviétique était recrutée essentiellement parmi les restes des anciens partis dirigeants et leurs représentants idéologiques. Les anciens grands propriétaires fonciers, les capitalistes, les avocats, leurs fils - c’est-à-dire ceux d’entre eux qui n’avaient pas fui à l’étranger - étaient incorporés dans la machine de l’Etat, et même une portion non négligeable dans le Parti, mais le plus grand nombre de ceux admis dans les appareils de l’Etat et du Parti étaient d’anciens membres des formations petites-bourgeoises - menchévistes et socialistes-révolutionnaires. Il faut ajouter à ceux-ci une énorme quantité de philistins purs et simples qui s’étaient mis à l’abri durant les époques tumultueuses de la Révolution et de la guerre civile, et qui, convaincus enfin de la stabilité du gouvernement soviétique, se vouaient avec une passion singulière à la noble tâche de s’assurer des emplois agréables et permanents, sinon au centre, au moins dans les provinces. Cette énorme racaille aux couleurs diverses était l’appui naturel du Thermidor.

Ses sentiments allaient du rose pâle à la pure blancheur. Les socialistes-révolutionnaires étaient, naturellement, prêts en tout temps, et de toutes les façons, à défendre les intérêts des paysans contre les menaces de ces bandits d’« industrialistes », tandis que les menchéviks, en gros, pensaient que plus de liberté et plus de terres devraient être données à la bourgeoisie paysanne, dont ils étaient devenus les porte-parole politiques. Les survivants de la grande bourgeoisie et des propriétaires fonciers, qui avaient trouvé leur voie vers des emplois gouvernementaux virent naturellement dans les paysans leur planche de salut. En tant que champions de leurs propres intérêts de classe, ils ne pouvaient s’attendre à des succès quelconques pour le temps présent et comprenaient parfaitement qu’ils avaient à passer par une période de défense de la paysannerie. Aucun de ces groupes ne pouvait ouvertement relever la tête. Ils avaient tous besoin de la coloration protectrice du Parti dirigeant et du bolchévisme traditionnel. La lutte contre la révolution permanente devint pour eux la lutte contre la consécration de l’anéantissement de leurs anciens privilèges. Il est naturel qu’ils aient accepté joyeusement pour être leurs dirigeants ceux des bolchéviks qui s’étaient dressés contre la révolution permanente.

L’économie avait pris un nouvel essor : un certain surplus apparut. Naturellement, il était concentré dans les villes et entièrement à la disposition des couches dirigeantes. Il ramena avec lui des théâtres, des restaurants et des cabarets. Des centaines de milliers d’hommes de diverses professions qui avaient passé les brûlantes années de la guerre civile dans une sorte de coma revivaient maintenant, s’étiraient et commençaient à prendre part à la restauration d’une vie normale. Ils étaient tous du côté des adversaires de la révolution permanente. Tous voulaient la paix, la croissance et le renforcement de la paysannerie, et aussi la prospérité accrue des établissements de plaisir dans les villes ; c’est cette permanence plutôt que celle de la révolution qu’ils recherchaient. Le professeur Oustryalov se demanda si la Nep (nouvelle économie politique) de 1921 était une « tactique » ou une « évolution ». Cette question troubla beaucoup Lénine. Le cours ultérieur des événements montra que la « tactique », grâce à une configuration spéciale des conditions historiques, devint source d’« évolution ». La retraite stratégique du parti révolutionnaire, fut utilisée comme point de départ de sa dégénérescence.

La contre-révolution s’installe quand l’écheveau des conquêtes sociales commence à se dévider ; il semble alors que le dévidage ne cessera plus. Cependant, quelque portion des conquêtes de la révolution est toujours préservée. Ainsi, en dépit de monstrueuses déformations bureaucratiques, la base de classe de l’U.R.S.S. reste prolétarienne. Mais n’oublions pas que ce processus de déroulement n’a pas encore été complété, et que l’avenir de l’Europe et du monde durant les prochaines décades n’a pas encore été décidé. Le Thermidor russe aurait certainement ouvert une nouvelle ère du règne de la bourgeoisie si ce règne n’était devenu caduc dans le monde entier. En tout cas, la lutte contre l’égalité et l’instauration de différenciations sociales très profondes n’ont pu jusqu’ici éliminer la conscience socialiste des masses, ni la nationalisation des moyens de production et de la terre, qui sont les conquêtes socialistes fondamentales de la Révolution. Bien qu’elle ait porté de graves atteintes à ces achèvements, la bureaucratie n’a pu s’aventurer encore à recourir à la restauration de l’appropriation privée des moyens de production. A la fin du dix-huitième siècle, la propriété privée des moyens de production était un facteur progressif de haute signification : elle avait encore l’Europe et le monde à conquérir. Mais aujourd’hui la propriété privée est le plus grand obstacle an développement normal des forces de production. Bien que par la nature de son nouveau mode de vie, de son conservatisme, de ses sympathies politiques, l’énorme majorité de la bureaucratie soit portée vers la petite bourgeoisie, ses racines économiques reposent grandement dans les nouvelles conditions de propriété. La croissance des relations bourgeoises menaçait non seulement la base socialiste de la propriété, mais aussi le fondement social de la bureaucratie ; elle pouvait avoir voulu répudier la perspective socialiste du développement en faveur de la petite bourgeoisie ; mais elle n’étai disposée en aucun cas à répudier ses propres droits et privilèges en faveur de cette même petite bourgeoisie C’est cette contradiction qui conduisit au conflit extrêmement vif qui éclata entre la bureaucratie et le koulaks.

C’est en cela que le Thermidor soviétique diffère radicalement de son prototype français. La dictature jacobine avait été nécessaire pour déraciner la société féodale et défendre le nouvel ordre social contre les attaques de l’ennemi du dehors. Cela fait, la tâche du régime thermidorien consista à créer les conditions nécessaires du développement de cette nouvelle société qui était bourgeoise, c’est-à-dire basée sur la propriété privée et la liberté du commerce dégagée de la plupart de ses entraves antérieures. La restauration d’une liberté du commerce limitée par la Nep en 1921 fut une retraite devant les exigences bourgeoises. Mais en fait ce commerce libre était si restreint qu’il ne pouvait saper les fondations du régime (la nationalisation des moyens de production) et les rênes du gouvernement restaient entre les mains des Jacobins russes qui avaient dirigé la Révolution d’Octobre. Même l’extension ultérieure de cette liberté commerciale en 1925 n’altéra pas la base du régime, bien que la menace devînt alors plus grande. La lutte contre le trotskisme était menée au nom du paysan, derrière lequel se cachaient le nepman vorace et le bureaucrate avide. Aussitôt que le trotskisme eut été vaincu, la location des terres fut légalisée, et sur toute la ligne le glissement du pouvoir de la gauche vers la droite devint manifeste, malgré les revirements occasionnels vers la gauche, car ceux-ci étaient toujours suivis de retours encore plus prononcés à droite. Dans la mesure où la bureaucratie utilisa ses balancements vers la gauche pour acquérir une accélération du mouvement pour chaque saut suivant à droite, le zigzag se développait régulièrement aux dépens des masses travailleuses et dans l’intérêt d’une minorité privilégiée, son caractère thermidorien est indéniable.

Jean-Jacques Rousseau nous enseigna que la démocratie politique était incompatible avec une trop grande inégalité. Les Jacobins, représentants de la masse petite-bourgeoise, étaient imprégnés de cet enseignement. La législation de la dictature jacobine, spécialement les lois du maximum, reposait sur cette conception. La législation soviétique également, qui bannissait l’inégalité même de l’armée. Sous Staline, tout cela a changé, et, aujourd’hui, l’inégalité n’est pas seulement sociale, mais économique. Elle a été favorisée par la bureaucratie, avec cynisme et effronterie, au nom de la doctrine révolutionnaire du bolchévisme. Dans sa campagne contre les critiques trotskistes du régime de l’inégalité, dans son agitation en faveur des taux différents de salaires, la bureaucratie invoqua les ombres de Marx et de Lénine, et chercha une justification de ses privilèges sous le couvert du paysan « moyen » travaillant dur et de l’ouvrier qualifié. Elle prétendit que l’Opposition de gauche essayait de priver le travail qualifié du salaire supérieur auquel il avait pleinement droit. C’était la même sorte de camouflage démagogique que celle pratiquée par le capitaliste et le propriétaire foncier versant des larmes de crocodile au nom du mécanicien qualifié, du petit commerçant entreprenant et du fermier toujours martyr. C’était une manœuvre habile de la part de Staline et elle trouva naturellement un appui immédiat chez les fonctionnaires privilégiés, qui, pour la première fois, virent en lui leur chef élu. Avec un cynisme sans bornes, l’égalité fut dénoncée comme un préjugé petit-bourgeois ; l’opposition était stigmatisée comme ennemi principal du marxisme et grand pécheur contre les évangiles de Lénine. Vautrés dans des autos, techniquement propriété du prolétariat, dans leur voyage aux villes d’eaux, elles aussi propriété du prolétariat, les bureaucrates riaient follement en s’écriant : « Pourquoi nous sommes-nous battus ? » Cette phrase ironique fut très populaire à l’époque. La bureaucratie avait respecté Lénine, mais elle avait toujours trouvé sa main puritaine plutôt irritante. Une épigramme courante en 1926-1927 caractérisait son attitude à l’égard de l’Opposition unifiée : « On tolère Kaménev, mais on ne le respecte pas. On respecte Trotsky, mais on ne le tolère pas. On ne tolère ni ne respecte Zinoviev. » La bureaucratie cherchait un chef qui fût le premier parmi des égaux. La fermeté de caractère de Staline et son esprit borné lui inspiraient confiance. « Nous ne craignons pas Staline, disait lénoukidzé à Sérébriakov. Aussitôt qu’il voudra prend de grands airs, nous l’éliminerons. » Mais, en fin compte, c’est Staline qui les « élimina ».

Le Thermidor français, déclenché par des Jacobins de gauche, se retourna finalement en réaction contre tous les Jacobins. « Terroristes », « Montagnards », « Jacobins » devinrent des termes d’injure. Dans les provinces, les arbres de la liberté étaient abattus et la cocarde tricolore foulée aux pieds. De telles pratiques étaient inconcevables dans la République soviétique. Le parti totalitaire renfermait en lui tous les éléments indispensables de la réaction, qu’il mobilisait sous la bannière officielle de la Révolution d’Octobre. Le Parti ne tolérait aucune compétition, pas même dans la lutte contre ses ennemis. La lutte contre les trotskistes ne se transforma pas en lutte contre les bolchéviks parce que le Parti avait absorbé cette lutte dans sa totalité, lui avait fixé certaines limites et la menait au nom du bolchévisme.

Aux yeux des naïfs, la théorie et la pratique de la troisième période semblent réfuter la théorie de la période thermidorienne de la Révolution russe. En fait, elles ne font que la confirmer. La substance de Thermidor était, est et ne pouvait manquer d’être sociale en son caractère. Elle représentait la cristallisation d’une nouvelle couche privilégiée, la création d’un nouveau substratum pour la classe économiquement dominante. Deux prétendants ambitionnaient ce rôle : la petite bourgeoisie et la bureaucratie elle-même. Elles devaient lutter coude à coude dans la bataille pour briser la résistance de l’avant-garde prolétarienne. Quand cette tâche eut été accomplie, une lutte sauvage se déchaîna entre elles. La bureaucratie prit peur de son isolement, de son divorce d’avec le prolétariat. Seule elle était incapable d’écraser le koulak et pas davantage la petite bourgeoisie, qui avait crû et continuait de croître sur la base de la Nep, il lui fallait l’aide du prolétariat. De là ses efforts concertés pour présenter sa lutte contre la petite bourgeoisie pour les excédents et pour le pouvoir comme la lutte du prolétariat contre des tentatives de restauration capitaliste.

L’analogie avec le Thermidor français s’arrête ici. La nouvelle base sociale de l’Union soviétique devint dominante. Maintenir la nationalisation des moyens de production et de la terre, c’est une loi de vie ou de mort pour la bureaucratie, car c’est la source sociale de sa position dominante. Ce fut la raison de sa lutte contre le koulak. La bureaucratie ne pouvait la mener, et la mener jusqu’au bout, qu’avec l’appui du prolétariat. Qu’elle ait réussi à obtenir cet appui, rien ne le prouve mieux que l’avalanche de capitulations de représentants de la nouvelle opposition. La lutte contre le koulak, la lutte contre l’aile droite - c’étaient les mots d’ordre officiels de cette période - apparurent aux ouvriers et à beaucoup d’oppositionnels de gauche comme une renaissance de la dictature du prolétariat et de la révolution socialiste. Nous les avertîmes à l’époque : il ne s’agit pas seulement de ce qui est fait, mais aussi de qui le fait. Dans les conditions de la démocratie soviétique, c’est-à-dire du gouvernement des travailleurs, la lutte contre les koulaks n’aurait pu assumer une forme semblable à celle qu’elle prit alors : convulsive, paniquarde et bestiale, et elle aurait dû conduire à une élévation générale du niveau économique et culturel des masses sur la base de l’industrialisation. Mais la lutte de la bureaucratie contre le koulak n’était qu’un combat mené sur le dos des travailleurs ; et puisque aucun des combattants n’avait confiance dans les masses, puisque tous deux les craignaient, la lutte revêtit un caractère désordonné et meurtrier. Grâce à l’appui du prolétariat, elle se termina par une victoire pour la bureaucratie mais une victoire qui ne pouvait accroître le poids spécifique du prolétariat dans la vie politique du pays.

Pour comprendre le Thermidor russe, il est indispensable de se faire une idée exacte du rôle du Parti en tant que facteur politique. Il n’y avait rien qui ressemblât, même de loin, au Parti bolchéviste dans la Révolution française. Pendant la période thermidorienne, il y avait en France divers groupes sociaux sous diverses étiquettes politiques qui se dressèrent l’un contre l’autre au nom d’intérêts sociaux déterminés. Les Thermidoriens s’attaquèrent aux Jacobins en les qualifiant de terroristes. La jeunesse dorée soutint les thermidoriens sur la droite, les menaçant en même temps. En Russie, ces divers processus, conflits et unions étaient recouverts du nom du parti unique.

Extérieurement, ce même parti unique célébrait les étapes de son existence au commencement du gouvernement soviétique et vingt ans plus tard, recourant aux mêmes méthodes au nom des mêmes buts : la préservation de sa pureté politique et de son unité. En fait, le, rôle du Parti et le rôle des épurations avaient été radicalement modifiés. Dans les premiers temps du pouvoir soviétique, le vieux parti révolutionnaire se débarrassait de ses arrivistes ; parallèlement, les comités étaient composés d’ouvriers révolutionnaires. Les aventuriers, ou arrivistes, ou les simples canailles qui tentaient d’obtenir des postes gouvernementaux étaient jetés par-dessus bord. Mais les épurations des récentes années furent, au contraire, entièrement dirigées contre les vieux révolutionnaires. Les organisateurs de ces épurations étaient les pires bureaucrates et les fonctionnaires les plus médiocres du Parti. Les victimes des épurations étaient les hommes les plus loyaux, les plus dévoués aux traditions révolutionnaires, et, avant tout, la génération des aînés révolutionnaires, les éléments vraiment prolétariens. La signification sociale des épurations a changé essentiellement, mais ce changement est masqué par le fait que les épurations ont été opérées par le même Parti. En France, nous voyons, dans des circonstances correspondantes, le mouvement tardif des districts petits-bourgeois et ouvriers contre les sommets de la petite et de la moyenne bourgeoisie, représentés par les thermidoriens, et aidés par les bandes de la jeunesse dorée.

Aujourd’hui, ces bandes mêmes de la jeunesse dorée sont dans le Parti et dans la Jeunesse communiste. Elles constituent les détachements de combat, recrutés parmi les fils de la bourgeoisie, jeunes privilégiés résolus à défendre leur position privilégiée et celle de leur famille. Il suffira de souligner le fait que, à la tête de la Jeunesse communiste, pendant de nombreuses années, se trouvait Kossarev, connu de tous comme moralement dégénéré, et qui abusait de sa haute situation pour réaliser ses visées personnelles ; tout son appareil se composait d’hommes du même type. Telle était la jeunesse dorée du Thermidor russe. Son incorporation directe dans le Parti masquait sa fonction sociale comme détachement de combat des privilégiés contre les ouvriers et les opprimés. La jeunesse dorée soviétique criait : « A bas le trotskisme ! Vive le Comité central léniniste ! » exactement comme la jeunesse dorée du Thermidor français criait : « A bas les Jacobins ! Vive la Convention ! »

Les Jacobins se maintinrent surtout grâce à la pression de la rue sur la Convention. Les Thermidoriens, c’est-à-dire les Jacobins déserteurs, tentèrent d’employer la même méthode, mais pour des fins opposées. Ils commencèrent à organiser des fils bien habillés de la bourgeoisie, d’anciens sans-culottes. Ces membres de la jeunesse dorée, ou simplement les « jeunes », comme les appelait avec indulgence la presse conservatrice, devinrent un facteur si important de la politique nationale que, à mesure que les Jacobins étaient expulsés de leurs postes administratifs, ces « jeunes » prenaient leur place. Un processus identique se poursuit encore actuellement dans l’Union soviétique. En fait, il s’est considérablement développé sous Staline.

La bourgeoisie thermidorienne se caractérisait par une haine profonde des Montagnards, car ses propres dirigeants avaient été pris parmi les hommes qui avaient été à la tête des sans-culottes. La bourgeoisie, et avec elle les thermidoriens, redoutaient avant tout un nouveau soulèvement populaire. C’était précisément pendant cette période que se formait pleinement, dans la bourgeoisie française, la conscience de classe ; elle détestait les Jacobins et les demi-Jacobins d’une haine enragée - comme des traîtres à ses intérêts les plus sacrés, comme des déserteurs passés à l’ennemi, comme des renégats. La source de la haine de la bureaucratie soviétique pour les trotskistes a le même caractère social. Ici, nous voyons des membres de la même couche, du même groupe dirigeant, de la même bureaucratie privilégiée, qui renoncent à leurs postes pour lier leur destin à celui des sans-culottes, des déshérités, des prolétaires, des paysans pauvres. Toutefois, la différence réside en ce fait que la bourgeoisie française était déjà constituée avant la grande révolution, elle brisa sa coquille politique au sein de l’Assemblée constituante ; mais elle avait à passer par la période de la Convention et de la dictature jacobine afin de pouvoir cohabiter avec ses ennemis, tandis que, durant la période thermidorienne, elle restaura sa tradition historique. La caste dirigeante soviétique, elle, se composait entièrement de bureaucrates thermidoriens, recrutés non seulement dans les rangs bolchévistes, mais aussi dans les partis petits-bourgeois et bourgeois, et ces derniers avaient de vieux comptes à régler avec les « fanatiques » du bolchévisme.

Thermidor reposait sur un fondement social. C’était une question de pain, de viande, de logement et, si possible, de luxe. L’égalité jacobine bourgeoise, qui revêtit la forme de la réglementation du maximum, restreignait le développement de l’économie bourgeoise et l’extension du bien-être bourgeois. Sur ce point, les thermidoriens savaient parfaitement bien ce qu’ils voulaient ; dans la Déclaration des droits, ils exclurent le paragraphe essentiel, « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » A ceux qui demandèrent le rétablissement de cet important paragraphe jacobin, les thermidoriens répondirent qu’il était équivoque et par suite dangereux ; naturellement les hommes étaient égaux en droits, mais non dans leurs aptitudes et dans leurs biens. Thermidor était une protestation directe contre le caractère spartiate et contre l’effort vers l’égalité.

On trouve la même motivation sociale dans le Thermidor soviétique. La question primordiale était d’en finir avec les limitations spartiates de la première période de la Révolution. Mais il s’agissait aussi de consacrer les privilèges croissants de la bureaucratie. Il ne s’agissait nullement d’instaurer un régime économique libéral ; les concessions dans cette direction étaient temporaires et durèrent bien moins longtemps qu’on ne l’avait prévu. Un régime libéral sur la base de là propriété privée signifie la concentration de la richesse entre les mains de la bourgeoisie, spécialement de ses sommets. Les privilèges de la bureaucratie ont une origine différente. La bureaucratie s’attribue cette part du revenu national qu’elle peut s’assurer soit par l’exercice de sa force ou de son autorité, soit par une intervention directe dans les rapports économiques. En ce qui concerne le surplus de la production nationale, la bureaucratie et la petite bourgeoisie, d’alliées qu’elles étaient, devinrent très vite ennemies. Le contrôle du surplus ouvrit, pour la bureaucratie, la route du pouvoir.

Notes

[1] Le nom collectif péjoratif okhvostiyé (suppôts) vient du mot khvost (queue). (N..d.T.)

Le chemin du pouvoir

Dans l’intervalle entre sa première et sa deuxième crise, Lénine ne put travailler qu’en donnant la moitié de son énergie d’autrefois. Constamment, son système artériel subissait des secousses, peu graves en apparence, mais menaçantes. A l’une des séances du Bureau politique, comme il se levait pour envoyer à quelqu’un un billet, il chancela légèrement. Je m’en aperçus seulement parce qu’il eut aussitôt le visage tout défait. C’était encore l’un des nombreux avertissements que lui envoyaient les centres vitaux.

Lénine ne se faisait pas d’illusions. Sa préoccupation dominante était alors l’avenir du Parti : comment marcherait le travail sans lui et après lui ? A cette époque se formait déjà dans sa tête le document qui, dans la suite, est devenu connu comme son Testament.

Dans la même période, quelques semaines avant la deuxième crise, j’eus avec lui une grande conversation. En raison de l’importance politique de l’entretien, j’en fis part aussitôt à plusieurs de mes amis ; c’est une des raisons pour lesquelles j’ai gardé des propos de Lénine un souvenir très précis.

Lénine m’avait demandé d’aller le voir dans sa chambre au Kremlin. Il avait constaté, à son retour au travail, une croissance monstrueuse du bureaucratisme dans notre appareil soviétique ; il était urgent de l’enrayer. Il suggérait la création d’une commission spéciale du Comité central et me demandait d’y participer activement. Je répondis : « Vladimir Ilitch, je suis convaincu que, dans la lutte contre le bureaucratisme de l’appareil soviétique, nous ne devons pas perdre de vue le phénomène général qui domine la situation : une sélection spéciale de fonctionnaires et de spécialistes, de membres du Parti et d’hommes hors parti, au Centre et dans les provinces, même dans les bureaux locaux du Parti, est faite sur la base de la loyauté envers certaines personnalités dominantes du Parti et certains groupes à l’intérieur du Comité central lui-même. Chaque fois que vous attaquez un petit secrétaire, vous tombez sur un dirigeant important du Parti... Je ne pourrais donc pas, dans les circonstances présentes, travailler avec la commission dont vous parlez. »

Lénine se montra préoccupé pour un moment et - je cite ses paroles littéralement - me dit : « En d’autres termes, je vous propose une campagne contre le bureaucratisme de l’appareil soviétique et vous me proposez de l’étendre en y ajoutant le bureaucratisme du Bureau d’organisation du Parti ? »

Je me mis à rire, tellement la remarque était pour moi inattendue : « Mettons qu’il en soit ainsi. »

« Eh bien ! alors, reprit Lénine, je vous propose un bloc.

 Il est toujours agréable de faire un bloc avec un brave homme, dis-je. »

Nous convînmes que Lénine se chargerait de la proposition tendant à créer cette commission du Comité central qui devrait engager la bataille contre le bureaucratisme « en général », et dans le Bureau d’organisation en particulier. Nous nous séparâmes là-dessus. Deux semaines passèrent. La santé de Lénine empira. C’est alors que ses secrétaires m’apportèrent ses notes et sa lettre sur la question nationale. Puis, pendant des mois, il fut paralysé par l’artériosclérose, et rien ne pouvait être fait concernant notre bloc contre le bureaucratisme du Parti. Il est évident que le plan de Lénine était dirigé avant tout contre Staline, bien que son nom ne fût pas mentionné ; cela correspondait à la démarche de la pensée et des préoccupations que Lénine formula explicitement dans son Testament. Si, à cette époque, Staline tenait dans ses mains la commission centrale de contrôle, le Bureau d’organisation et le secrétariat du Parti, Zinoviev avait la majorité au Bureau politique et au Comité central, ce qui contribuait à lui assurer la première place dans le triumvirat. La lutte entre lui et Staline, dissimulée mais cependant fort vive, avait pour objet la conquête de la majorité au congrès du Parti. Zinoviev contrôlait complètement l’organisation de Pétrograd, et son partenaire Kaménev celle de Moscou. Les deux centres les plus importants du Parti n’avaient donc besoin que de l’appui de quelques autres pour obtenir la majorité au congrès. Cette majorité était nécessaire pour l’élection d’un Comité central et la ratification de résolutions favorables à Zinoviev. Mais celui-ci échoua à obtenir une majorité ; la plupart des organisations du Parti en dehors de Pétrograd et de Moscou restèrent sous la solide emprise du secrétaire général.

Cependant Zinoviev insistait pour prendre la place de Lénine au douzième congrès et assumer ainsi ouvertment le rôle de successeur de Lénine en faisant le rapport politique dès la séance d’ouverture. Durant les préparatifs du congrès, la question la plus épineuse était de savoir qui prononcerait ce discours clé ; depuis la fondation du parti, il avait toujours été la prérogative de Lénine. Quand elle vint devant le Bureau politique, Staline fut le premier à dire : « Le rapport politique devra être fait naturellement par le camarade Trotsky. »

Je ne pouvais accepter, car à mes yeux cela aurait semblé signifier que je songeais à remplacer Lénine au moment où il se débattait contre la maladie. Je répondis à peu près ceci : « Il s’agit d’un intérim, nous espérons que Lénine sera bientôt rétabli. Dans l’intervalle, le rapport doit être fait par le secrétaire général, cela découle de sa fonction et éliminera tout prétexte, à de vaines spéculations. D’ailleurs, entre vous et moi, il y a de sérieuses divergences, notamment dans les questions économiques, et je suis dans la minorité. - Mais supposons qu’il n’y ait pas de divergences ? » demanda Staline, laissant ainsi entendre qu’il était prêt à faire des concessions, c’est-à-dire à conclure un compromis pourri.

Kalinine intervint dans ce dialogue : « Quelles divergences ? me demanda-t-il. Vos propositions sont toujours adoptées par le Bureau politique. » Je continuais à insister pour que Staline fit le rapport. « En aucun cas, répliqua-t-il avec une modestie démonstrative. Le Parti ne comprendrait pas. Le rapport doit être fait par Ie membre le plus populaire du Comité central. »

La question fut finalement tranchée au Comité central, où Zinoviev eut la majorité. Il devenait alors clair pour les membres du Parti que Zinoviev prenait la place de Lénine à la tête du Parti. Mais le secrétaire général se hâta de manœuvrer contre son co-triumvir, Zinoviev ne fut pas accueilli par les applaudissements habituels ; un silence pesant régna pendant qu’il prononçait son discours. Le verdict des délégués était clair : dans son nouveau rôle, Zinoviev était considéré comme un usurpateur.

Le douzième congrès du Parti, qui dura une semaine, du 17 au 25 avril 1923, éleva Staline d’une position subalterne à la première place dans le triumvirat. La majorité de Zinoviev au Comité central et au Bureau politique fut renversée ; Staline gagnait le contrôle de l’un et de l’autre. Mais son achèvement le plus important touchait la Commission centrale de contrôle et le réseau des commissions de contrôle provinciales. Au onzième congrès, Staline était devenu le maître secret de la Commission centrale de contrôle ; la majorité de ses membres étaient ses hommes. Mais les commissions provinciales ou locales, beaucoup d’entre elles élues avant qu’il devînt secrétaire général, échappaient à son emprise. Staline aborda le problème selon sa manière habituelle. Sous un prétexte quelconque, des affaires soumises à la juridiction de commissions hostiles étaient simplement transférées à la commission centrale quand elles touchaient aux intérêts du secrétariat ; de plus, partout où cela pouvait être fait sans retenir l’attention, les commissions étaient simplement abolies par décision de la commission centrale.

Ayant été battu au douzième congrès, Zinoviev tenta de rétablir sa position politique par un marchandage. Il hésita entre deux plans : 1° réduire le secrétariat à son ancien statut de dépendance à l’égard du Bureau politique, en le privant de tous les pouvoirs qu’il s’était lui-même attribués, et 2° y introduire un collège spécial de trois membres qui constituerait sa plus haute autorité, ces trois devant être Staline, Trotsky et soit Kaménev, soit Boukharine ou Zinoviev. Quelque combinaison de ce genre, pensait-il, était indispensable pour contrecarrer l’influence excessive de Staline.

Il inaugura ces tractations à Kislovodsk, en septembre 1923. Vorochilov, alors à Rostov, reçut une invitation télégraphique. De même l’ami de Staline, Ordjonikidzé. Les autres dirigeants présents étaient Zinoviev, Boukharine, Lachévitch et Evdokimov. Zinoviev, qui écrivit un résumé de cette conférence, relatait que « le camarade Staline répondit par un télégramme d’un ton grossier mais amical... Il vint quelque temps plus tard et nous eûmes plusieurs conversations. On décida finalement que nous ne toucherions pas au secrétariat, mais qu’afin de coordonner le travail d’organisation avec les activités politiques, nous enverrions trois membres du Bureau politique au Bureau d’organisation. Cette suggestion peu pratique fut faite par le camarade Staline et nous l’acceptâmes... Les trois membres du Bureau politique étaient Trotsky, Boukharine et moi. J’assistai aux séances du Bureau d’organisation une ou deux fois, je pense ; Boukharine et Trotsky ne vinrent pas une seule fois. Il ne sortit rien de cet essai. »

Durant cette période, la situation révolutionnaire en Allemagne était entrée dans une phase aiguë. Cependant les triumvirs étaient trop préoccupés par leur lutte contre Trotsky et par leurs propres rivalités pour accorder à ce problème capital - il dominait alors tous les autres - l’attention qu’il méritait. Au Comité exécutif élargi de l’Internationale communiste, que Zinoviev réunit à Moscou du 12 au 24 juin pour arrêter les grandes lignes de l’action et fixer le rôle que chaque section de l’Internationale communiste devrait y jouer, les discussions et les conclusions furent si confuses que les participants eux-mêmes étaient embarrassés pour indiquer les décisions prises, et les interprétations qu’ils en donnaient étaient parfois nettement divergentes. Elles ne faisaient, au reste, que refléter celles qui existaient parmi les triumvirs, comme on l’apprit plus tard quand fut rendue publique la lettre suivante que Staline écrivit à la date du 7 août 1923 :

Devons-nous, nous communistes, chercher (dans phase actuelle) à nous emparer du pouvoir sans les social-démocrates ; sommes-nous assez mûrs pour cela ? Selon moi, tout est là. En prenant le pouvoir, nous avions, en Russie des réserves comme : a) le pain, b) la terre au paysans, c) le soutien de l’immense majorité de la classe ouvrière, d) la sympathie des paysans. Les communistes allemands n’ont en ce moment rien de semblable. Certes, ils ont dans leur voisinage la nation soviétique, ce que nous n’avions pas, mais que pouvons-nous leur offrir à l’heure actuelle ? Si, aujourd’hui, en Allemagne, le pouvoir pour ainsi dire tombait et que les communistes s’en saisissent, ils échoueraient avec fracas. Cela dans le « meilleur » des cas. Et dans le pire, on les mettrait en pièces et on les rejetterait en arrière. Le tout n’est pas que Brandler veut « éduquer les masses » - le tout est que la bourgeoisie, plus les social-démorates de droite, transformeraient à coup sûr le cours - la démonstration - en bataille générale (en ce moment toutes les chances sont de leur côté) et les écraseraient. Certes, les fascistes ne dorment pas, mais nous avons intérêt à ce qu’ils attaquent les premiers : cela groupera toute la classe ouvrière autour des communistes (l’Allemagne n’est pas la Bulgarie). D’ailleurs, d’après tous les renseignements, les fascistes sont faibles en Allemagne. Selon moi, on doit retenir les Allemands et non pas les stimuler.

Ce document lamentable, où une crasse ignorance s’étale à chaque ligne, marque les débuts de Staline dans la participation aux travaux de l’Internationale communiste, il n’avait assisté à aucun de ses congrès, et on peut comprendre pourquoi la direction du Parti communiste russe l’en tenait à l’écart.

Qu’un mouvement révolutionnaire engagé dans de telles conditions se soit terminé par une débâcle, on ne peut s’en étonner. Les triumvirs qui en portaient la pleine responsabilité n’eurent cependant d’autre souci que de trouver un bouc émissaire et de détourner sur lui Ieurs critiques, ils dénoncèrent l’homme qui était alors à la tête du Parti communiste allemand, Brandler, comme « droitier » et le firent condamner par toutes les sections de l’Internationale communiste où le « monolithisme » commençait à s’implanter.

La déroute allemande eut une répercussion immédiate au sein du Parti communiste de l’Union soviétique. Les bolchéviks sincères étaient troublés, beaucoup d’entre eux insistaient pour avoir autre chose qu’un compte-rendu de pure forme au sujet de l’attitude des dirigeants du Parti en cette circonstance. Ils voulaient que les problèmes posés soient discutés dans un débat public. Leur première demande était donc la restauration du droit de former des fractions à l’intérieur du Parti, droit aboli par le dixième congrès en 1921. Le mécontentement manifesté à l’intérieur du Parti à l’égard du triumvirat avait couvé depuis le douzième congrès ; il n’était pas limité aux triumvirs, il était dirigé contre le Comité central dans son ensemble. Quarante-six bolchéviks éminents, parmi lesquels Piatakov, Sapronov, Sérébriakov, Préobrajensky, Ossinsky, Drobnis, Alsky, V.M. Smirnov, publièrent une déclaration dans laquelle ils disaient notamment :

Le régime qui a été établi dans le Parti est absolument intolérable. Il annihile toute initiative à l’intérieur du Parti. Il remplace le Parti par l’appareil.... qui fonctionne assez bien quand tout va bien, mais qui, inévitablement flanche dans les périodes de crises et qui menace de faire complète banqueroute lorsqu’il se trouvera en présence des graves développements qui sont devant nous. La présente situation est due au fait que le régime d’une dictature fractionnelle, qui se développa après le dixième congrès, a survécu à son utilité.

Les quarante-six se déclaraient non satisfaits des gestes vides de la réunion plénière de septembre « élargissant la démocratie » dans le Parti. Des meetings de protestation étaient organisés, et l’agitation publique contre le régime bureaucratique ne se manifestait pas seulement à l’intérieur des institutions soviétiques, mais même dans les organisations du Parti. Dans un effort pour décomposer ce mouvement croissant de protestation, qui menaçait de se développer en une opposition unie de la gauche, Zinoviev, au nom du triumvirat, publia un article dans le numéro du 7 novembre de la Pravda - sixième anniversaire de la Révolution bolchéviste - qui autorisait la discussion, en affirmant d’ailleurs qu’une « démocratie ouvrière » existait dans le Parti. En même temps, des débats entre les dirigeants aboutirent finalement à une résolution que le Comité central fit sienne le 5 décembre 1923, dans laquelle la bureaucratie, les privilèges spéciaux, etc.. étaient condamnés, et la restauration du droit de critique solennellement promise, ainsi que des élections sincères dans tous les domaines. Trotsky, malade depuis le commencement de novembre, et par suite incapable de participer à la discussion générale, joignit sa signature à celle des autres membres du Comité central.

La lutte intérieure s’était déroulée dans un tel secret que le Parti dans son ensemble l’ignorait complètement et tous ses membres, sauf une poignée d’initiés, regardaient Trotsky comme un défenseur du présent régime. Aussi, après avoir signé la résolution du 5 décembre, décida-t-il de publier une déclaration précisant sa propre position, dans laquelle il expliquait franchement ses craintes touchant le danger bureaucratique la possibilité d’une dégénérescence du mouvement bolchéviste, appelait la jeunesse à dédaigner l’obéissance passive, l’arrivisme et la servilité.

Cette lettre provoqua une tempête d’indignation parmi les dirigeants. Le plus furieux de tous était Zinoviev qui, comme Boukharine, devait le révéler quatre années plus tard, insista pour que Trotsky fût arrêté et accusé de trahison. De plus, bien que la discussion ait été officiellement autorisée, la Commission centrale de contrôle siégea sans arrêt. La treizième conférence du Parti, réunie du 16 au 19 janvier 1924, pour préparer le treizième congrès qui devait avoir lieu en mai, adopta, sur la base d’un rapport de Staline, une résolution qui condamnait la discussion pour la démocratie à l’intérieur du Parti et le rôle de Trotsky dans les termes suivants :

« L’opposition dirigée par Trotsky met en avant le mot d’ordre : "l’appareil du Parti doit être brisé", et elle tente de transférer le centre de gravité de la lutte contre la bureaucratie dans l’appareil de l’Etat en la lutte contre la "bureaucratie" de l’appareil du Parti. Une telle critique dépourvue de tout fondement et la tentative directe de discréditer l’appareil du Parti ne peuvent, objectivement parlant, conduire à rien d’autre qu’à soustraire l’appareil de l’Etat à l’influence du Parti. »

Finalement, le Bureau politique ordonna à Trotsky, encore malade, d’aller faire une cure au Caucase. C’est pendant ce voyage qu’il reçut un télégramme de Staline disant que Lénine, dont la santé s’était récemment améliorée, était mort soudainement.

Politiquement, Staline et moi avons été longtemps dans des camps opposés et irréconciliables. Mais dans certains cercles, c’est devenu la règle de parler de ma « haine » de Staline et d’assumer a priori que tout ce que j’écris, non seulement sur le dictateur de Moscou mais sur l’Union soviétique, est inspiré par ce sentiment. Pendant les dix années de mon présent exil, les agents littéraires du Kremlin se sont systématiquement déchargés de la nécessité de répondre pertinemment à ce que j’écris sur l’U.R.S.S. par une allusion trop commode à ma « haine » de Staline. Freud désapprouvait hautement cette variété de psychanalyse de pacotille. La haine, est, après tout, une sorte de lien personnel. Or, Staline et moi nous avons été séparés par des événements qui ont anéanti et réduit en cendres tout ce qu’il pouvait y avoir de personnel entre nous, sans laisser aucun résidu d’aucune sorte. Il y a un élément d’envie dans la haine. Mais pour moi, en esprit et en sentiment, l’ascension sans précédent de Staline représente la chute la plus profonde. Staline est mon ennemi. Mais Hitler aussi est mon ennemi, et de même Mussolini, et de même beaucoup d’autres. Aujourd’hui, je porte aussi peu de haine à Staline qu’à Hitler, à Franco ou au mikado. Avant tout, je m’efforce de les comprendre, de façon à être mieux équipé pour les combattre. D’une manière générale, dans les questions d’importance historique, la haine personnelle est un sentiment médiocre et méprisable. Il n’est pas seulement dégradant, il rend aveugle. Eh bien ! à la lumière des événements qui se sont récemment déroulés dans le monde, aussi bien que dans l’Union soviétique, beaucoup de mes adversaires eux-mêmes se sont convaincus que je n’étais pas si aveugle : celles de mes prédictions qui semblaient les moins plausibles se sont montrées correctes.

Ces lignes d’introduction pro domo sua sont d’autant plus nécessaires que je vais aborder maintenant un thème particulièrement pénible. Je me suis efforcé de dégager les caractéristiques générales de Staline sur la base d’une observation attentive et d’une minutieuse étude de sa biographie. Je ne nie pas que le portrait qui en résulte soit sombre et même sinistre. Mais je défie quiconque d’essayer de lui en substituer un autre, de trouver une figure plus humaine derrière ces faits qui ont choqué l’imagination des hommes durant les dernières années - les épurations massives, les accusations sans analogue, les procès fantastiques, l’extermination d’une entière génération de révolutionnaires, et finalement les récentes machinations dans le domaine international.

Maintenant, je vais présenter des faits plutôt exceptionnels, ainsi que des pensées et suspicions qui s’y rattachent, sur ce sujet-ci : comment un révolutionnaire provincial est devenu le dictateur d’un grand pays. Ces pensées et suspicions ne me sont pas venues d’un coup. Elles ont mûri lentement, et toutes les fois qu’elles me venaient à l’esprit dans le passé, je les rejetais comme le produit d’une méfiance excessive. Mais les « procès de Moscou » - qui révélèrent un diabolique essaim d’intrigues, de faux, de falsifications, d’empoisonnements et de meurtres, issu du dictateur du Kremlin - ont projeté une lueur sinistre sur les années antérieures. Je commençais alors à me demander avec une insistance croissante : « Quel fut le rôle réel de Staline au temps de la maladie de Lénine ? Le "disciple" ne fit-il rien pour "hâter" la mort de son "maître" ? »

Je me rends compte mieux que quiconque de la monstruosité d’un tel soupçon. Mais qu’y faire, quand il découle de circonstances, de faits, et du caractère de Staline lui-même ? En 1922, l’appréhension de Lénine l’avait conduit à donner cet avertissement : « Ce cuisinier ne nous préparera que des plats épicés. » Ils se trouvèrent être non seulement épicés, mais empoisonnés, et pas seulement au sens figuré mais littéralement. En 1937, je notai par écrit, pour la première fois, des faits, qui, en leur temps (1923-1924), ne furent connus que de sept ou huit personnes, et alors seulement partiellement. De ce nombre, en dehors de moi-même, seuls Staline et Molotov sont encore parmi les vivants. Mais ces deux derniers - en accordant que Molotov fût parmi les initiés, ce dont je ne suis pas certain - n’ont aucune raison de confesser ce que je vais exposer maintenant. Je dois ajouter que chaque fait mentionné par moi, chaque référence et citation, peuvent être confirmés, soit par des publications soviétiques officielles, soit par des documents conservés dans mes archives. J’eus l’occasion de fournir des explications orales et écrites devant la commission d’enquête sur les « procès de Moscou » présidée par John Dewey, et pas une seule des centaines de ces références et citations que j’ai présentées n’a jamais été contestée.

L’iconographie, riche en quantité (pour ne rien dire de sa qualité), constituée durant les dernières années, montre invariablement Lénine en compagnie de Staline. Ils sont assis côte à côte, prennent conseil l’un du l’autre, se regardent amicalement. Cet encombrant motif répété en peinture, en sculpture, sur l’écran, est dicté par le désir de faire oublier le fait que la dernière période de la vie de Lénine fut dominée par un violent conflit entre Staline et lui, conflit qui s’acheva par une rupture totale. Comme toujours, il n’y avait absolument rien de personnel dans l’hostilité de Lénine à l’égard de Staline. Il est certain qu’il appréciait hautement certains traits de Staline, sa fermeté de caractère, son opiniâtreté, même sa dureté et sa ruse, attributs indispensables dans les batailles, et par suite utiles au quartier général du Parti. Mais, avec le temps, Staline profita de plus en plus des occasions que son poste offrait pour recruter des hommes dévoués à lui personnellement, et pour se venger de ses adversaires. Ayant reçu en 1919 la direction du commissariat de l’Inspection ouvrière et paysanne, Staline la transforma progressivement en un instrument de favoritisme et d’intrigues. Il fit du secrétariat général du Parti une source inépuisable de faveurs et de prébendes. Il avait mésusé de la même façon, pour des fins personnelles, de sa position de membre du Bureau d’organisation et du Bureau politique. Un motif personnel pouvait être discerné dans toutes ses actions. Peu à peu Lénine devint convaincu que certains traits de Staline, multipliés par l’appareil du Parti, étaient directement nuisibles. C’est ainsi que mûrit sa décision d’écarter Staline de l’appareil et de le replacer dans la situation de simple membre du Comité central du Parti. Les lettres de Lénine de cette époque sont ce qu’il y a de plus inaccessible dans l’Union soviétique d’aujourd’hui. Heureusement, des copies dactylographiées et des photocopies d’un certain nombre d’entre elles sont dans mes archives, j’en ai déjà publié quelques-unes.

La santé de Lénine s’aggrava soudainement vers la fin 1921. La première attaque le frappa en mai de l’année suivante. Pendant deux mois, il fut incapable de se mouvoir, de parler ou d’écrire. Il entra lentement en convalescence au commencement de juillet. Quand il put retourner au Kremlin, en octobre, et reprendre son travail, il fut littéralement effrayé par le développement de la bureaucratie, de l’arbitraire et des intrigues dans les institutions du Parti et du gouvernement. En décembre, il ouvrit le feu contre Staline à propos des persécutions exercées à l’égard des nationalités, spécialement contre la politique qu’il imposait en Géorgie, où l’autorité du secrétaire général était ouvertement défiée Il attaqua Staline sur la question du monopole du commerce extérieur, et préparait pour le prochain congrès du Parti un discours que ses secrétaires, citant ses propres mots, désignaient comme « une bombe contre Staline ». Le 23 janvier, au grand effroi du secrétaire général, il soumit un projet de création d’une commission ouvrière de contrôle qui devrait mettre un terme à la toute-puissance de la bureaucratie. « Parlons franchement, écrivait Lénine le 2 mars, le commissariat de l’Inspection ouvrière et paysanne ne jouit pas aujourd’hui de la plus légère autorité... Il n’y a pas de pire institution, chez nous, que notre commissariat de l’Inspection. » Or, Staline était à la tête de cette Inspection. Il comprit ce que signifiait un tel langage.

Au milieu de décembre 1922, la santé de Lénine empira de nouveau. Il dut s’abstenir d’assister aux conférences, restant cependant en contact avec le Comité central au moyen de notes et de messages téléphonés. Staline agit immédiatement pour tirer profit de la situation en cachant à Lénine une grande partie des informations centralisées au secrétariat du Parti. Il s’efforçait de l’isoler, d’écarter ceux qui lui étaient le plus proches, tandis que Kroupskaïa faisait tout ce qu’elle pouvait pour défendre le malade contre ces manœuvres hostiles. Mais Lénine était capable de reconstituer une vue d’ensemble de la situation sur la base d’indications fortuites à peine perceptibles. « Protégez-le contre tout souci », insistaient les médecins. C’était plus facile à dire qu’à faire. Immobilisé dans son lit, isolé du monde extérieur, Lénine était en proie à l’inquiétude et à l’indignation. La cause principale en était Staline, dont la conduite devint plus impudente à mesure que les bulletins de santé des médecins devinrent moins favorables. En ces jours, Staline était sombre, la pipe serrée entre les dents, une lueur sinistre dans ses yeux jaunes, grognant au lieu de répondre. Son destin était en jeu. Il était résolu à surmonter tous les obstacles. Ce fut alors que la rupture finale eut lieu entre Lénine et lui.

L’ancien diplomate Dmitriévsky, toujours très amical à l’égard de Staline, rapporte ce qu’on disait dans l’entourage du secrétaire général au sujet de ce dramatique épisode : « Comme Kroupskaïa, dont les constants tourments l’agaçaient, lui téléphonait une fois encore pour obtenir de lui quelque information, Staline... lui répondit dans un langage outrageant. Kroupskaïa, toute en larmes, alla immédiatement se plaindre à Lénine. Celui-ci, dont les nerfs étaient déjà tendus au plus haut point par les intrigues, ne put se contenir plus longtemps. Kroupskaïa envoya aussitôt la lettre de rupture à Staline... "Mais vous connaissez Vladimir Ilitch, dit triomphalement Kroupskaïa à Kaménev, il ne serait jamais allé jusqu’à rompre des relations personnelles, s’il n’avait pensé nécessaire d’écraser Staline politiquement." »

Kroupskaïa dit réellement ce qui est ici rapporté, mais pas du tout sur un ton de triomphe ; au contraire, cette femme toujours sincère et sensible était pleine d’appréhension craintive et de souci. Il n’est pas vrai qu’elle se « plaignit » de Staline ; elle était toujours disposée, dans la mesure où elle le pouvait, à jouer le rôle de tampon. Mais, en réponse aux questions pressantes de Lénine, elle ne pouvait lui en dire plus que ce que le secrétariat voulait bien lui communiquer, et Staline dissimulait les informations les plus importantes. La lettre de rupture, ou plutôt la note de quelques lignes dictée le 6 mars à une sténographe de confiance, annonçait sèchement la rupture de toute « relation personnelle et de camarade avec Staline ». Cette note, le dernier texte de Lénine, est en même temps la conclusion définitive de ses relations avec Staline. L’attaque la plus sévère de toutes surgit alors et avec elle la perte de la parole.

Une année plus tard, quand Lénine était déjà embaumé dans son mausolée, la responsabilité de la rupture, comme il apparaît nettement du récit de Dmîtriévsky, était ouvertement attribuée à Kroupskaïa. Staline l’accusait d’ « intrigues » contre lui. Iaroslavsky, qui faisait habituellement les commissions douteuses de Staline, dit en juillet 1926, à une séance du Comité central : « Ils tombèrent si bas qu’ils osèrent tourmenter Lénine malade avec leurs jérémiades, se plaignant d’avoir été blessés par Staline. Quelle honte d’avoir mêlé des affaires personnelles à des questions politiques de la plus haute importance ! » - « Ils », c’était Kroupskaïa. On se vengeait ainsi contre elle des affronts que Staline avait dû subir de la part de Lénine. De son côté, Kroupskaïa me parla à diverses reprises de la profonde méfiance de Lénine à l’égard de Staline durant les derniers mois de sa vie. « Volodya me disait : "Il" (Kroupskaïa ne le désignait pas par son nom, mais inclinait la tête dans la direction de l’appartement de Staline) est dépourvu de l’honnêteté la plus élémentaire, de la plus simple honnêteté humaine... »

Le « Testament » de Lénine - c’est-à-dire ses ultimes conseils sur l’aménagement de la direction du Parti fut écrit en deux fois durant sa seconde maladie : le 25 décembre 1922 et le 4 janvier 1923. « Staline, devenu secrétaire général, déclare, le Testament, a concentré dans ses mains un pouvoir immense et je ne suis pas convaincu qu’il puisse toujours en user avec suffisamment de prudence. » Dix jours plus tard, cette formule réservée sembla insuffisante à Lénine, et il ajouta un post-scriptum : « Je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste et de nommer sa place un homme qui, sous tous les rapports, se distingue du camarade Staline par une supériorité, c’est-à-dire qu’il soit plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentionné envers les camarades, moins capricieux, etc. » Lénine s’efforçait d’exprimer son appréciation de Staline en termes aussi peu offensants que possible, mais il insistait sur la nécessité de l’éloigner du seul poste qui pouvait lui donner son exceptionnel pouvoir,

Après ce qui s’était passé durant les mois précédents, le « Testament » ne pouvait être une surprise pour Staline. Il le ressentit néanmoins comme un coup cruel. Quand il lut le texte pour la première fois - Kroupskaïa le lui avait transmis pour le congrès du Parti qui allait se réunir - en présence de son secrétaire, Mekhlis, plus tard chef politique de l’Armée rouge, et du dirigeant soviétique Syrtsov, qui a depuis disparu de la scène, il éclata en exclamations grossières et vulgaires qui donnaient la mesure de ses vrais sentiments à l’égard de son « maître ». Bajanov, un autre ex-secrétaire de Staline, a décrit la séance du Comité central à laquelle Kaménev lut le « Testament » : « Une génie terrible paralysa tous ceux qui étaient présents. Staline, assis sur les marches de la tribune, se sentait petit et misérable. Je l’examinai attentivement ; malgré son sang-froid et son affectation de calme, il était évident qu’il sentait que son destin était en jeu... » Radek, assis près de moi à cette séance mémorable, se pencha vers moi et dit : « Maintenant, ils n’oseront plus rien contre vous. » Il songeait à deux passages du Testament : l’un qui me caractérisait comme « l’homme le plus capable du présent Comité central », et l’autre qui demandait l’éloignement de Staline de son poste de secrétaire à cause de sa grossièreté, de sa déloyauté et de sa tendance à abuser du pouvoir. Je répondis à Radek : « Au contraire, ils voudront maintenant aller jusqu’au bout et aussi rapidement que possible. » En fait, non seulement le Testament ne réussit pas à mettre fin à la lutte intérieure - ce qu’avait voulu Lénine, - mais il l’intensifia au suprême degré. Staline ne pouvait plus douter que le retour de Lénine à l’activité signifierait la mort politique du secrétaire général. Et inversement, seule la mort de Lénine pouvait laisser la voie libre pour Staline.

Durant la seconde maladie de Lénine, vers la fin de février, 1923, à une réunion du Bureau politique à laquelle assistaient Zinoviev, Kaménev et l’auteur de ces lignes, Staline nous informa, après le départ du secrétaire, que Lénine l’avait fait soudainement appeler et lui avait demandé du poison. Lénine avait perdu une fois encore l’usage de la parole, il considérait son état désespéré, prévoyait proche une nouvelle attaque n’avait pas confiance en ses médecins, dont il avait remarqué les contradictions. Son esprit était parfaitement clair, mais ses souffrances étaient intolérables. J’étais en mesure de suivre le développement de la maladie de Lénine jour par jour grâce au D’ Guétier, notre commun médecin, qui était aussi un ami de notre famille.

« Est-ce possible que ce soit la fin, Fiodor Alexandrovitch ? demandions-nous, anxieusement.

 Absolument impossible de le dire. Il peut encore s’en sauver, il a une puissante constitution.

 Et ses facultés mentales ?

 Essentiellement, elles resteront intactes. Chaque note n’aura peut-être pas sa pureté antérieure, mais le virtuose restera un virtuose. »

Nous continuions à espérer et, tout d’un coup, je me trouvais inopinément en présence de la révélation que Lénine, incarnation même de la volonté de vivre, cherchait du poison pour lui-même. Par quelles luttes intérieures avait-il dû passer !

Je me souviens à quel point l’expression du visage de Staline me sembla extraordinaire, énigmatique, peu en accord avec les circonstances. La requête qu’il nous transmettait était tragique ; pourtant un sourire malsain errait sur son visage comme sur un masque. Nous n’ignorions pas la contradiction qu’il pouvait y avoir entre ses traits et ses paroles. Mais, cette fois, c’était absolument insupportable, le côté odieux en était accru par le fait que Staline s’abstenait de formuler son opinion comme s’il attendait de savoir ce que les autres diraient : voulait-il voir d’abord quelle serait notre réaction, sans s’engager lui-même ? ou avait-il quelques pensées cachées, à lui ? ... Je vois devant moi Kaménev, pâle et silencieux, il aimait sincèrement Lénine, et Zinoviev, égaré comme toujours dans les moments difficiles. Savaient-ils quelque chose avant la séance ? Ou Staline lançait-il sa sinistre information comme une surprise sur ses alliés du triumvirat aussi bien que sur moi ?

« Naturellement, nous ne pouvons pas même songer à accueillir cette requête ! m’exclamai-je. Guétier n’a pas perdu l’espoir. Lénine peut encore se rétablir.

 Je lui ai dit tout cela, répondit Staline, non sans une marque d’ennui, mais il ne voulait rien entendre. Le Vieux souffre. Il doit avoir le poison à portée de la main... Il ne l’utiliserait que lorsqu’il serait convaincu que son état est désespéré.

 En tout cas, c’est absolument hors de question, insistai-je, et je crois que, cette fois, Zinoviev m’appuya. Il pourrait succomber à une crise passagère et prendre la décision irrévocable.

 Le Vieux souffre », répéta Staline, le regard vague, au delà de nous et, comme précédemment, ne disant rien dans un sens ou dans l’autre. Sa pensée suivait visiblement une ligne parallèle à la conversation, mais pas entièrement en accord avec elle.

Il est possible, sans doute, que des événements ultérieurs aient influencé certains détails de mes souvenirs, bien que, en général, je sais pouvoir me fier à ma mémoire. Cependant, cette scène, est de celles qui ont laissé en moi une empreinte indélébile. A mon retour chez moi, je la décrivis en détail à ma femme. Et toujours, depuis, chaque fois que je la revois en pensée, je ne puis m’empêcher de me dire : la conduite de Staline, toute son attitude étaient déconcertantes et sinistres. Que voulait cet homme ? Et pourquoi gardait-il toujours cet insidieux sourire sur son visage ? ... On ne décida rien, puisqu’il s’agissait d’une conversation privée hors séance, mais nous nous séparâmes dans l’accord implicite que nous ne pouvions pas même retenir l’idée d’envoyer du poison à Lénine.

Ici, naturellement, une question se pose : comment et pourquoi Lénine, qui à ce moment se méfiait extrêmement de Staline, s’adressa-t-il à lui pour une telle requête, qui en soi présupposait le plus haut degré de confiance personnelle ? Un mois auparavant, Lénine avait écrit l’impitoyable post-scriptum à son Testament. Et c’est quelques jours après qu’il rompit toute relation personnelle avec lui. Staline n’avait pu manquer de se poser à lui-même la question : pourquoi est-ce justement à moi que Lénine s’adresse ? La réponse est simple : Lénine voyait en Staline le seul homme capable de lui apporter du poison parce qu’il avait un intérêt direct à le faire. Avec son instinct infaillible, le malade devinait ce qui se passait au Kremlin et hors de ses murs, et il connaissait les sentiments réels de Staline à son égard. Lénine n’avait pas même besoin de faire le tour de ses camarades les plus proches pour se convaincre que pas un, sauf Staline, voudrait lui consentir cette « faveur ». En même temps, il est possible qu’il ait voulu éprouver Staline : savoir à quel point ce « cuisinier de plats épicés » serait avide de profiter de cette occasion ? En ces jours, Lénine ne songeait pas seulement à sa mort mais au destin du Parti ; son nerf révolutionnaire était incontestablement le dernier à se rendre.

Quand il était encore un très jeune homme, en prison, Koba excitait hypocritement des Caucasiens fougueux contre ses adversaires : cela finissait habituellement par un pugilat, et une fois même par un meurtre. Avec le temps, il perfectionna sa technique. L’appareil tout-puissant du Parti, combiné avec la machine totalitaire de l’Etat, lui ouvrit des possibilités que même tel de ses prédécesseurs comme César Borgia n’aurait pu imaginer. Le bureau dans lequel les juges d’instruction du Guépéou procèdent à leurs interrogatoires inquisitoriaux est relié par un microphone au bureau de Staline.

L’invisible Joseph Djougachvili, la pipe entre ses dents, suit avidement le dialogue préparé par lui-même, se frotte les mains et rit silencieusement. Plus de dix ans avant les désormais célèbres « procès de Moscou », il avait confessé à Kaménev et à Dzerjinsky, dans une brève conversation, un soir d’été, en vacances, que sa plus grande joie dans la vie était de choisir un ennemi, de tout préparer minutieusement, d’assouvir une vengeance implacable, et ensuite d’aller se coucher. Il devait se venger plus tard de toute une génération de bolchéviks ! Il est inutile de revenir ici sur les complots policiers et judiciaires de Moscou ; le jugement qu’on a porté sur eux en leur temps fut à la fois autorisé et définitif [1]. Mais afin de comprendre le vrai Staline et sa conduite durant les jours de la maladie et de la mort de Lénine, il est nécessaire d’éclairer certains épisodes du dernier de ces grands procès, monté en mars 1938.

Une place spéciale au banc des accusés était occupée par Henri Iagoda, il avait travaillé à la Tchéka et au Guépéou pendant seize ans en qualité d’abord de chef-adjoint, puis de chef, toujours en étroit contact avec le secrétaire général, qui eut en lui le plus sûr de ses aides dans la lutte contre l’opposition. Le système de confession de crimes jamais commis, c’est le travail de Iagoda, même si la conception ne lui en revient pas. En 1933, Staline le récompensa en le décorant de l’ordre de Lénine et, en 1935, il l’élevait au rang de commissaire général à la défense de l’Etat, c’est-à-dire maréchal de la police politique, deux jours seulement après que le brillant Toukhatchevsky avait été promu au rang de maréchal de l’Armée rouge. En la personne de Iagoda, une médiocrité avait été récompensée, connue de tous comme telle et méprisée par tous ; les vieux révolutionnaires ont dû alors échanger des regards d’indignation. Même au sein du docile Bureau politique, une tentative fut faite de s’y opposer. Mais Staline était lié à Iagoda par quelques secrets, et, semblait-il, pour toujours, Pourtant ce lien mystérieux avait été mystérieusement brisé. Durant la grande épuration, Staline décida du liquider en même temps son complice : il en savait trop. En avril 1937, Iagoda fut arrêté. Comme toujours Staline s’assurait ainsi plusieurs profits supplémentaires : par la promesse d’un pardon, Iagoda assuma au procès la responsabilité personnelle de crimes que la rumeur publique avait attribués à Staline. Naturellement, la promesse ne fut pas tenue : Iagoda fut exécuté pour donner la meilleure preuve de l’incompatibilité foncière entre Staline et la morale. Mais des circonstances au plus haut degré révélatrices furent rendue publiques à ce procès. D’après le témoignage de son secrétaire et confident, Boulanov, Iagoda avait un armoire spéciale pour des poisons, de laquelle, quand c’était nécessaire, il extrayait des fioles précieuses et les confiait à ses agents avec des instructions appropriées. Le chef du Guépéou, qui était justement pharmacien par profession, témoignait d’un intérêt exceptionnel pour les poisons, il avait à sa disposition plusieurs toxicologistes pour lesquels il avait organisé un laboratoire spécial, disposant de moyens exceptionnels illimités et sans contrôle. Il est naturellement hors de question que Iagoda ait pu fonder une telle entreprise pour ses seuls besoins personnels. Loin de là ; dans ce cas comme dans les autres, Il exerçait ses fonctions officielles. En temps qu’empoisonneur, il était simplement instrumentum regni, de même que Locuste, la vieille empoisonneuse à la cour de Néron avec cette différence qu’il surpassait de beaucoup son ignorant prédécesseur en matière de technique.

Aux côtés de Iagoda, sur le banc des accusés, il y avait quatre médecins du Kremlin, accusés du meurtre de Maxime Gorki et de deux ministres soviétiques. « Je confesse que... j’ai ordonné des drogues contre-indiquées pour une maladie donnée... Ainsi, j’étais resonsable de la mort prématurée de Maxime Gorki et de Koulbychev. » Durant les jours du procès, dont le fond consistait en mensonges, les accusations comme les confessions d’avoir empoisonné l’écrivain âgé et malade, tout cela me sembla fantastique. Des informations ultérieures et une analyse plus attentive des circonstances m’obligèrent à modifier ce jugement. Tout n’était pas mensonge dans ces procès. Il y avait bien des empoisonnés et des empoisonneurs, et tous les empoisonneurs n’étaient pas sur le banc des accusés. Le principal conduisait le procès par téléphone.

Gorki n’était ni un conspirateur ni un politicien ; c’était un vieil homme tendre, un défenseur des faibles, un protestataire sentimental. Tel avait été son rôle dans les premiers jours de la Révolution d’Octobre. Pendant la famine du premier et du second plan quinquennal, le mécontentement était extrême et les répressions passèrent toute limite. Les courtisans protestaient. Même la femme de Staline, Allilouïéva, protesta. Dans une telle atmosphère, Gorki constituait un sérieux danger. Il correspondait avec des écrivains européens, des étrangers le visitaient, les victimes venaient vers lui, il façonnait l’opinion publique. Mais ce qui dominait tout, c’était qu’il lui aurait été impossible de consentir à l’extermination, que préparait Staline, des vieux bolchéviks, qu’il avait intimement connus pendant de nombreuses années. Une protestation publique de Gorki contre les « complots » policiers aurait immédiatement rompu le « charme » de la justice de Staline aux yeux du monde entier.

Le réduire alors au silence, on n’y pouvait songer, l’arrêter, l’exiler, pour ne rien dire de l’exécuter, c’était encore moins concevable. La pensée de hâter sa fin par l’intermédiaire de Iagoda, « sans verser du sang », dut apparaître au dictateur du Kremlin comme la seule issue possible dans les circonstances présentes. L’esprit de Staline est ainsi constitué que de telles décisions lui sont imposées par la force de simples réflexes. Ayant accepté la tâche, Iagoda se tourna vers ses « propres » médecins. Il ne risquait rien. Un refus, selon les mots mêmes du Dr. Lévine, « signifiait la ruine pour moi et ma famille. En outre, complètement impossible d’échapper à Iagoda. C’est un homme qui ne recule devant rien, il vous trouverait même si vous vous cachiez sous terre ».

Mais pourquoi les médecins autorisés et respectés du Kremlin ne se plaignaient-ils pas aux membres du gouvernement qu’ils connaissaient tous très bien puisqu’ils étaient leurs propres clients ? Sur la liste du seul Dr. Lévine figuraient vingt-quatre officiels de haut rang, comprenant des membres du Bureau politique et du Conseil des commissaires du peuple. La réponse est que le Dr. Lévine savait parfaitement - comme tout familier du Kremlin - de qui Iagoda était l’agent. Le Dr. Lévine se soumettait à Iagoda parce qu’il était impuissant devant Staline :

Quant au mécontentement de Gorki, à ses efforts pour aller à l’étranger, au refus de Staline de lui accorder un passeport - on le savait et on en discutait à voix basse. Immédiatement après la mort du grand écrivain, on se demanda si Staline n’avait pas quelque peu aidé les forces destructrices de la nature. Une des raisons du procès de Iagoda était de dégager nettement Staline de cette suspicion. De là, les déclarations répétées de Iagoda, des médecins et des autres accusés que Gorki était « un ami intime de Staline », « un ami sûr », « un staliniste », qu’il approuvait pleinement la politique du « chef », parlait « avec un enthousiasme exceptionnel » du rôle de Staline. Si seulement la moitié de ceci eût été vrai, Iagoda n’aurait pas pris sur lui d’assassiner Gorki et encore moins aurait-il osé charger d’une telle opération un médecin du Kremlin qui aurait pu se débarrasser de lui simplement en téléphonant à Staline.

C’est là un simple « détail » pris dans un seul procès. Il y eut beaucoup de procès et de multiples « détails ». Tous portent l’empreinte ineffaçable de Staline. L’œuvre est fondamentalement la sienne. Allant et venant dans son bureau, il étudie minutieusement divers plans au moyen desquels il pourra réduire quiconque lui déplaît au plus bas degré de l’humiliation, aux dénonciations mensongères de ses amis les plus chers, à la plus horrible trahison de soi-même. Pour celui qui résiste en dépit de tout, il y a toujours une petite fiole. C’est seulement Iagoda qui a disparu ; son armoire aux poisons reste.

Au procès de 1938, Staline accusa Boukharine, comme en passant, d’avoir préparé en 1918 un attentat contre la vie de Lénine. Le naïf et ardent Boukharine vénérait Lénine, l’aimait de l’amour d’un enfant pour sa mère et, quand il polémiquait avec lui, gardait toujours l’attitude déférente d’un disciple. Boukharine, « malléable comme cire », pour reprendre l’expression de Lénine, n’avait pas et ne pouvait avoir eu d’ambitieuses visées personnelles. Si, avant l’ère stalinienne, quelqu’un avait prédit qu’un jour viendrait où Boukharine serait accusé d’un attentat contre la vie de Lénine, chacun de nous, et Lénine plus que quiconque, aurait éclaté de rire et aurait conseillé d’envoyer un tel prophète dans un asile d’aliénés. Pourquoi alors Staline a-t-il recours à une accusation aussi évidemment absurde ? La supposition la plus vraisemblable est que c’était là sa réponse aux soupçons de Boukharine, imprudemment exprimés, en référence à Staline lui-même. D’une manière générale, toutes les accusations sont taillées sur ce modèle. Les éléments essentiels des complots policiers de Staline ne sont pas les produits de la pure fantaisie ; ils sont empruntés à la réalité - le plus souvent à des actes ou à des desseins du « cuisinier » lui-même. Le même « réflexe stalinien » de défensive-offensive, révélé si clairement dans le cas de la mort de Gorki, se montre également dans toute sa force dans le cas de la mort de Lénine. Dans le premier cas, Iagoda paya de sa vie ; dans le second - Boukharine.

J’imagine que les choses se passèrent à peu près de la sorte. Lénine demanda du poison à la fin de février 1923. Au début de mars, il était encore paralysé. Le diagnostic médical était à ce moment prudemment défavorable. Se sentant plus sûr de lui-même, Staline commença à agir comme si Lénine était déjà mort. Mais le malade le trompa ; son organisme puissant, soutenu par sa volonté inflexible, l’emporta. Vers l’hiver, l’état de Lénine commença à s’améliorer lentement, lui permit de se mouvoir plus librement, d’écouter des lectures et de lire lui-même, l’usage de la parole revenait. Les observations des médecins devinrent progressivement plus encourageantes. Le rétablissement de Lénine n’aurait pu, naturellement, empêcher la réaction bureaucratique de supplanter la Révolution, Kroupskaïa avait de bonnes raisons pour dire, en 1926, « si Volodya était vivant, il serait maintenant en prison ».

Pour Staline, il n’était pas question du cours général la Révolution, mais plutôt de son propre destin : ou il pourrait manœuvrer tout de suite, ce jour même, pour devenir le maître de l’appareil politique, et par là du Parti et du pays, ou bien il serait relégué à un rôle de troisième plan pour le reste de sa vie. Staline voulait le pouvoir, tout le pouvoir, quoi qu’il arrive. Il le tenait déjà d’une main ferme ; le but était proche, mais le danger émanant de Lénine était plus proche encore. En ces jours, Staline dut prendre la résolution qu’il était impératif d’agir sans délai. Il avait partout des complices dont le destin était entièrement lié au sien. A côté de lui , il y avait le pharmacien Iagoda. Si Staline envoya le poison à Lénine après que les médecins aient laissé entendre à demi-mot qu’il n’y avait plus d’espoir, ou s’il eut recours à des moyens plus directs, je l’ignore. Mais suis fermement convaincu que Staline n’aurait pu attendre passivement quand son destin était en jeu et que la décision dépendait d’un petit, d’un très petit mouvement de sa main.

Quelques jours après la mi-janvier 1924, je partis pour Soukhoum, au Caucase, pour essayer de me débarrasser d’une mystérieuse et tenace infection, dont la nature resta un mystère pour mes médecins. La nouvelle de la mort de Lénine m’atteignit en cours de route. Selon une version très répandue, j’ai perdu le pouvoir parce que je n’étais pas présent aux funérailles de Lénine. Cette explication peut à peine être retenue sérieusement. Mais le fait de mon absence à ces cérémonies provoqua chez beaucoup de mes amis de graves pressentiments. Dans la lettre de mon fils aîné - il allait vers ses dix-huit ans - il y avait une note de juvénile désespoir : j’aurais dû venir à tout prix ! Telles étaient bien mes intentions. Le télégramme chiffré annonçant la mort de Lénine nous trouva, ma femme et moi, en gare de Tiflis.

J’envoyai immédiatement une note chiffrée au Kremlin : « J’estime nécessaire de rentrer à Moscou. Quand auront lieu les funérailles ? » La réponse de Moscou me parvint une heure plus tard : « Les funérailles auront lieu samedi ; vous ne pourriez revenir à temps. Le Bureau politique estime qu’à cause de l’état de votre santé vous devez poursuivre votre voyage à Soukhoum. - Staline. » Je ne crus pas devoir demander l’ajournement des funérailles pour ma seule convenance. Ce n’est qu’à Soukhoum, enveloppé de couvertures sous la véranda d’un sanatorium, que j’appris que les funérailles avaient été reportées au dimanche. Les circonstances en liaison avec l’arrangement des funérailles et le changement ultérieur de leur date sont si compliquées qu’elle ne peuvent être clarifiées en quelques lignes. Staline manœuvra, non seulement me trompant, mais, ainsi qu’il apparaît, trompant aussi ses alliés du triumvirat. A la différence de Zinoviev, qui considérait chaque question du point de vue de son efficacité immédiate pour l’agitation, Staline était guidé dans ses manœuvres risquées par des considérations plus tangibles. Il put avoir redouté que je rapprocherais la mort de Lénine de la conversation de l’an passé sur le poison, interrogerais les docteurs pour savoir s’il pouvait être question d’un empoisonnement, et demanderais une autopsie spéciale. Il était par conséquent plus sûr, à tous les points de vue, de me tenir éloigné jusqu’après l’embaumement du corps, les viscères brûlés, un examen post mortem n’étant alors plus possible.

Quand je questionnai plus tard les médecins, à Moscou, sur la cause immédiate de la mort de Lénine, qui les prit par surprise, ils ne savaient que dire à ce sujet. Je ne voulus pas tourmenter Kroupskaïa, qui m’avait écrit une lettre très chaleureuse à Soukhoum, avec des questions sur ce sujet. Je ne renouai des relations personnelles avec Zinoviev et Kaménev que deux ans plus tard, après qu’ils eurent rompu avec Staline. Ils évitaient ostensiblement toute discussion concernant les circonstances de la mort de Lénine, répondant par monosyllabes et évitant mon regard. Savaient-ils quelque chose ou n’avaient-ils que des soupçons ? En tout cas, ils avaient été si intimement liés à Staline durant les trois précédentes années qu’ils ne pouvaient s’empêcher d’être inquiets, craignant que l’ombre du soupçon ne tombât également sur eux.

Devant le cercueil de Lénine, Staline lut, écrit sur une feuille de papier, son serment de fidélité aux commandements de son maître, rédigé dans le style des homélies qu’il avait étudiées au séminaire théologique de Tiflis. Ce serment fut, à l’époque, à peine remarqué ; aujourd’hui, il est dans tous les manuels scolaires, ayant remplacé les Dix Commandements.

Les noms de Néron et de César Borgia ont été mentionnés plus d’une fois à l’occasion des « procès de Moscou » et des récents événements sur la scène internationale. Puisque ces anciens fantômes ont été évoqués, il convient, me semble-t-il, de parler désormais d’un super-Néron et d’un super-Borgia, si modestes et presque naïfs nous apparaissent aujourd’hui les crimes de ces époques en comparaison avec les exploits de notre temps. Il est cependant possible de discerner une signification historique plus profonde dans ces analogies purement personnelles. Les coutumes de l’Empire romain à son déclin s’établirent durant la transition de l’esclavage au féodalisme, du paganisme à la chrétienté. L’époque de la Renaissance marqua la transition de la société féodale à la société bourgeoise, du catholicisme au protestantisme et au libéralisme. Dans les deux cas, l’ancienne morale s’était dissipée avant que la nouvelle se soit formée.

Nous vivons de nouveau durant la transition d’un système à un autre, dans une époque d’exceptionnelle crise sociale, qui, comme toujours, s’accompagne d’une crise dans le domaine de la morale. L’ancienne a été ébranlée jusque dans ses fondements. La nouvelle commence à peine à émerger. Quand le toit s’est effondré, que les portes et les fenêtres sont sorties de leurs gonds, la maison est triste et la vie y est dure. Aujourd’hui, des rafales balayent l’entière planète. Tous les principes traditionnels de moralité sont de plus en plus avilis et non seulement ceux que bafouent les pratiques staliniennes.

Mais une explication historique n’est pas une justification. Néron, lui aussi, fut un produit de son temps. Néanmoins, après qu’il eut disparu, ses statues furent brisées et son nom partout effacé. La vengeance de l’histoire est plus terrible que celle du secrétaire général le plus puissant. J’ose penser que c’est consolant.

Notes

[1] The Case of Leon Trotsky : Report of Hearings on the Charges Made Against Him in the Moscow Trials, by the Preliminary Commission of Inquiry, John Dewey, Chairman, and others. Harper and Brothers, New York and London, 1937, 617 pp.
Not Guilty : Report of the Commission of Inquiry Into the Charges made against Leon Trotsky in the Moscow Trials, by John Dewey Chairman and others. Harper and Brothers, New York and London, 1938, 422 pp.

Léon Trotsky

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