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Ce qu’écrivait Léon Trotsky en 1906 sur les perspectives de la révolution russe

mardi 5 juin 2018, par Robert Paris

Le prolétariat au pouvoir et la paysannerie

Si la révolution remporte une victoire décisive, le pouvoir passera à la classe qui joue le rôle dirigeant dans la lutte, en d’autres termes, à la classe ouvrière. Disons tout de suite que cela n’exclut absolument pas l’entrée au gouvernement des représentants révolutionnaires des groupes sociaux non prolétariens. Ceux-ci peuvent et doivent être au gouvernement - une politique saine obligera le prolétariat à appeler au pouvoir les dirigeants influents de la petite bourgeoisie des villes, des intellectuels et de la paysannerie. Tout le problème réside en ceci : qui déterminera le contenu de la politique gouvernementale qui formera dans son sein une majorité homogène ?

C’est une chose quand les représentants des couches démocratiques du peuple entrent dans un gouvernement à majorité ouvrière, c’en est une tout autre quand les représentants du prolétariat participent à un gouvernement démocratique bourgeois caractérisé, dans lequel ils jouent un rôle d’otages plus ou moins honorifiques.

La politique de la bourgeoisie capitaliste libérale, avec toutes ses hésitations, retraites et trahisons, est parfaitement déterminée. La politique du prolétariat est encore mieux déterminée et achevée. Mais celle des intellectuels, eu égard à leur caractère social intermédiaire et à leur élasticité politique, celle de la paysannerie, eu égard à sa diversité sociale, à la position intermédiaire qu’elle occupe, et à son caractère primitif, celle de la petite bourgeoisie des villes, eu égard, encore une fois, à son manque de caractère, à la position intermédiaire qu’elle occupe, et à son absence complète de traditions politiques, la politique de ces trois groupes sociaux est tout à fait indéterminée, informe, riche de possibilités diverses, donc de surprises.

Un gouvernement démocratique révolutionnaire sans représentants du prolétariat est une conception dépourvue de sens. Il suffit que l’on essaie d’imaginer un tel gouvernement pour s’en apercevoir aussitôt. En refusant d’y participer, les sociaux-démocrates rendraient un gouvernement révolutionnaire tout à fait impossible ; aussi bien, une telle attitude de leur part équivaudrait à une trahison. Mais c’est seulement en tant que force dominante et dirigeante que la participation du prolétariat est hautement probable, et admissible en principe. On peut, naturellement, décrire un tel gouvernement comme étant la dictature du prolétariat et de la paysannerie [1] , ou la dictature du prolétariat, de la paysannerie et de l’intelligentsia, ou même un gouvernement de coalition de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie. La question n’en reste pas moins posée : Qui exercera l’hégémonie au sein du gouvernement lui-même, et, par son intermédiaire, dans le pays ? En parlant d’un gouvernement ouvrier, nous répondons par là même que l’hégémonie devra appartenir à la classe ouvrière.

La Convention nationale, organe de la dictature jacobine, n’était pas du tout composée exclusivement de jacobins. Bien plus, les jacobins y étaient en minorité ; mais l’influence des sans-culottes hors de l’enceinte de la Convention, et la nécessité d’adopter une politique résolue pour sauver le pays, firent tomber le pouvoir aux mains des jacobins. Ainsi donc, si la Convention, composée de jacobins, de girondins, et de ce vaste centre hésitant qu’on appelait le marais, représentait formellement la nation, dans son essence c’était une dictature des jacobins.

Lorsque nous parlons d’un gouvernement ouvrier, ce que nous avons en vue, c’est un gouvernement au sein duquel les représentants de la classe ouvrière dominent et dirigent. Le prolétariat ne peut consolider son pouvoir sans élargir les bases de la révolution. C’est seulement une fois que l’avant-garde de la révolution, le prolétariat des villes, sera au gouvernail de l’État que de nombreux secteurs des masses travailleuses, notamment à la campagne, seront entraînés dans la révolution et s’organiseront politiquement. L’agitation et l’organisation révolutionnaires pourront alors bénéficier de l’aide de l’État. Le pouvoir législatif deviendra lui-même un puissant levier pour révolutionner les masses. La nature de nos rapports sociaux historiques, qui fait retomber tout le poids de la révolution bourgeoise sur les épaules du prolétariat, ne placera pas seulement le gouvernement ouvrier devant de formidables difficultés, mais lui assurera aussi le bénéfice d’inestimables avantages, du moins pendant la première période de son existence. Tous les rapports entre le prolétariat et la paysannerie en seront affectés.

Dans les révolutions de 1789-1793 et de 1848, c’est, après la chute de l’absolutisme, aux éléments les plus modérés de la bourgeoisie qu’est échu le pouvoir, et c’est cette dernière classe qui émancipa la paysannerie (de quelle manière, c’est une autre question) avant que la démocratie révolutionnaire ne reçût le pouvoir, ou ne fût même prête à le recevoir. La paysannerie, une fois émancipée, perdit tout intérêt pour les affaires politiques des "gens des villes", autrement dit pour le développement ultérieur de la révolution, et, devenue la pierre angulaire de l’"ordre", elle trahit la révolution en faveur de la réaction, sous la forme du césarisme ou de l’ancien régime absolutiste.

La révolution russe ne peut (et, pour une longue période encore ne pourra) établir aucune sorte d’ordre constitutionnel bourgeois susceptible de résoudre les problèmes les plus élémentaires de la démocratie. Tous les efforts "éclairés" de bureaucrates réformateurs à la White ou à la Stolypine sont réduits à néant par la lutte qu’ils doivent mener pour leur propre existence. C’est pourquoi le destin des intérêts révolutionnaires les plus élémentaires de la paysannerie - même de la paysannerie prise comme un tout, en tant qu’état - dépend du destin de la révolution tout entière, donc du destin du prolétariat.

Le prolétariat au pouvoir sera, aux yeux des paysans, la classe qui les aura émancipés. La domination du prolétariat ne signifiera pas seulement l’égalité démocratique, le droit de se gouverner librement soi-même, le transfert de tout le fardeau des impôts sur les épaules des classes riches, la dissolution de l’armée permanente et l’armement du peuple, l’abolition des impôts du clergé, mais aussi la reconnaissance de toutes les transformations révolutionnaires (expropriations) accomplies par les paysans dans les rapports sociaux à la campagne. Le prolétariat fera de ces transformations le point de départ de nouvelles mesures de l’État dans l’agriculture.

Dans ces conditions, la paysannerie russe, au cours de la première phase, la plus difficile, de la révolution, ne sera en tout cas pas moins intéressée au maintien du régime prolétarien, de la démocratie ouvrière, que ne l’était la paysannerie française à celui du régime militaire de Napoléon Bonaparte, qui garantissait aux nouveaux propriétaires, par la force des baïonnettes, l’inviolabilité de leurs possessions. Et cela signifie que l’organisme représentatif de la nation, convoqué sous la direction d’un prolétariat qui se sera assuré le soutien de la paysannerie, ne sera rien d’autre qu’un vêtement démocratique pour le règne du prolétariat.

Mais n’est-il pas possible que la paysannerie se débarrasse du prolétariat et prenne sa place ? Non, cela est impossible. Toute l’expérience historique parle contre une telle hypothèse. L’expérience historique montre que la paysannerie est absolument incapable d’assumer un rôle politique indépendant [2] .

L’histoire du capitalisme est l’histoire de la subordination de la campagne à la ville. Le développement industriel des villes européennes, parvenu à un stade déterminé, a rendu impossible la persistance des rapports féodaux dans l’agriculture. Mais la campagne elle-même n’a jamais produit une classe susceptible d’entreprendre la tâche révolutionnaire d’abolir la féodalité. La même ville, qui subordonnait l’agriculture au capital, a engendré une force révolutionnaire qui a conquis l’hégémonie politique sur la campagne, et a étendu à la campagne la révolution dans l’état et dans les rapports de propriété. Et, l’histoire poursuivant son cours, la campagne est finalement tombée dans l’esclavage économique du capital, et la paysannerie dans l’esclavage politique des partis capitalistes. Ces partis ont ressuscité la féodalité dans le cadre de la politique parlementaire, en faisant de la paysannerie une chasse gardée pour leurs battues électorales. Avec ses impôts et son militarisme, l’État bourgeois moderne jette le paysan dans les griffes de l’usurier, et, avec ses prêtres d’État, ses écoles d’État et la corruption de la vie militaire, fait du paysan la victime d’une politique d’usuriers.

La bourgeoisie russe abandonnera au prolétariat la totalité des positions de la révolution. Elle devra aussi lui abandonner l’hégémonie révolutionnaire sur les paysans. Il ne restera à la paysannerie rien d’autre à faire, dans la situation qui résultera du transfert du pouvoir au prolétariat, que de se rallier au régime de la démocratie ouvrière. Et même si elle ne le fait pas avec un degré de conscience plus élevé que lorsqu’elle se rallie, comme elle en a l’habitude, aux partis bourgeois, cela n’aura que peu d’importance. Mais, alors qu’un parti bourgeois qui dispose des suffrages des paysans s’empresse d’user du pouvoir pour plumer les paysans et fouler aux pieds leurs aspirations et ses propres promesses, quitte, si les choses tournent mal, à céder la place à un autre parti capitaliste, le prolétariat, s’appuyant sur la paysannerie, mobilisera toutes ses forces pour élever le niveau culturel de la campagne et développer la conscience politique de la paysannerie. De ce que nous avons dit plus haut résulte clairement ce que nous pensons d’une "dictature du prolétariat et de la paysannerie". La question n’est pas de savoir si nous considérons qu’une telle forme de coopération politique est admissible en principe, "si nous la souhaitons ou ne la souhaitons pas". Nous pensons simplement qu’elle est irréalisable, au moins dans un sens direct et immédiat.

En fait, une telle coalition présuppose, ou bien que l’un des partis bourgeois existants tienne la paysannerie sous son influence, ou bien que la paysannerie ait créé un puissant parti indépendant ; mais nous nous sommes précisément efforcés de démontrer que ni l’une ni l’autre de ces éventualités n’est réalisable.

Notes

[1] Cf. Lénine, Zwei Taktiken der Sozialdemokratie in der demokratischen Revolution, juillet 1905, Werke, Berlin, 1907, vol. IX, p. 44, ouvrage où Lénine proclame la nécessité d’une "dictature révolutionnaire et démocratique du prolétariat et de la paysannerie".

[2] L’apparition et le développement, à la première Douma, d’abord de l’ "Union paysanne", puis du "Groupe du travail" (Troudoviki) contredisent-ils ces arguments et ceux qui suivent ? En aucune manière. Qu’est-ce que l’Union paysanne ? Une Union qui rassemble, sur la plate-forme d’une révolution démocratique et d’une réforme agraire, quelques éléments de la démocratie radicale à la recherche d’un appui dans les masses, et les éléments les plus conscients de la paysannerie, n’appartenant visiblement pas aux couches inférieures de celui-ci.

A propos du programme agraire de l’Union paysanne ("égalité dans l’usage de la terre"), qui est sa raison d’exister, il faut observer ceci plus largement et plus profondément se développera le mouvement agraire, plus tôt il en arrivera à la confiscation et à la distribution de la terre, et plus vite se développera le processus de désintégration de l’Union paysanne, sous l’effet de mille et une contradictions de classe, locales, quotidiennes et techniques. Ses membres auront leur part d’influence dans les comités paysans, organes de la révolution agraire au village mais il va sans dire que les comités paysans, institutions économico-administratives, ne pourront abolir la dépendance politique du pays à l’égard de la ville, dépendance qui constitue l’un des traits dominants de la société moderne. Le radicalisme et le caractère informel du Groupe du travail n’a fait que refléter le caractère contradictoire des aspirations révolutionnaires de la paysannerie. Pendant la période des illusions constitutionnelles, ce groupe suivait sans espoir les "cadets" (constitutionnels-démocrates). Lorsque la Douma fut dissoute, ils passèrent tout naturellement sous la direction du groupe social-démocrate. L’absence d’indépendance des représentants paysans apparaîtra avec une clarté particulière au moment où il faudra faire preuve d’initiative et de résolution, c’est-à-dire au moment où le pouvoir devra passer aux mains des révolutionnaires.

Le régime prolétarien

Le prolétariat ne peut accéder au pouvoir qu’en s’appuyant sur un soulèvement national et sur l’enthousiasme national. Le prolétariat entrera au gouvernement comme le représentant révolutionnaire de la nation, comme le dirigeant reconnu de la nation dans la lutte contre l’absolutisme et la barbarie féodale. En prenant le pouvoir, cependant, il ouvrira une nouvelle époque, une époque de législation révolutionnaire, de politique positive, et, à cet égard, il ne peut nullement être assuré de conserver le rôle de porte-parole reconnu de la volonté de la nation.

Certes, les premières mesures prises par le prolétariat pour nettoyer les écuries d’Augias de l’ancien régime et expulser leurs habitants rencontreront le soutien actif de la nation tout entière, en dépit de ce que peuvent dire, sur le caractère tenace de certains préjugés dans les masses, les eunuques libéraux.

Ce nettoyage politique sera complété par une réorganisation démocratique de tous les rapports sociaux et étatiques. Le gouvernement ouvrier sera obligé sous l’influence des pressions et des revendications immédiates d’intervenir de façon décisive en tout et partout...

Sa première tâche sera de chasser de l’armée et de l’administration tous ceux qui ont du sang sur les mains, et de licencier ou de disperser les régiments qui se sont le plus souillés de crimes contre le peuple. Cela devra être réglé dans les tout premiers jours de la révolution, bien avant qu’il soit possible d’introduire le système de l’éligibilité et de la responsabilité des fonctionnaires et d’organiser une milice nationale. Mais ce n’est pas tout. La démocratie ouvrière se trouvera immédiatement placée devant la question de la durée de la journée de travail, devant la question agraire, et devant le problème du chômage.

Une chose est claire. Avec chaque jour qui passera, la politique du prolétariat au pouvoir s’approfondira, et son caractère de classe s’affirmera de façon toujours plus résolue. En même temps se rompront les liens du prolétariat avec la nation, la désintégration de la paysannerie en tant que classe revêtira une forme politique, et l’antagonisme entre les divers secteurs qui la composent croîtra à mesure que la politique du gouvernement ouvrier se définira davantage, et cessera davantage d’être une politique démocratique au sens général du terme, pour devenir une politique de classe.

L’absence, chez les paysans comme chez les intellectuels, de traditions bourgeoises et individualistes accumulées, comme de préjugés contre le prolétariat, facilitera, certes, l’accession au pouvoir de ce dernier ; il ne faut cependant pas oublier que cette absence de préjugés n’est pas le fruit de la conscience politique, mais bien de la barbarie politique, du manque de maturité sociale et de caractère, et de l’arriération. Il n’y a là rien qui soit susceptible de fournir, pour une politique prolétarienne cohérente et active, une base à laquelle on puisse se fier.

La paysannerie tout entière soutiendra l’abolition de la féodalité, car c’est elle qui en supporte le fardeau. Dans sa grande majorité, elle appuiera l’instauration d’un impôt progressif sur le revenu. Mais une législation destinée à protéger les prolétaires agricoles ne jouira pas de la sympathie active de la majorité des paysans ; bien plus, elle rencontrera l’opposition active d’une minorité d’entre eux.

Le prolétariat sera contraint de porter la lutte de classe au village, et de détruire de la sorte cette communauté d’intérêts qui existe incontestablement, encore que dans des limites comparativement étroites, chez les paysans. Immédiatement après la prise du pouvoir, le prolétariat devra chercher à prendre appui sur les antagonismes entre paysans pauvres et paysans riches, entre le prolétariat agricole et la bourgeoisie agricole. L’hétérogénéité de la paysannerie créera des difficultés à l’application d’une politique prolétarienne, et en rétrécira la base ; mais le degré insuffisant atteint par la différenciation de classe de la paysannerie créera des obstacles à l’introduction en son sein d’une lutte de classe développée sur laquelle le prolétariat urbain puisse s’appuyer. Le caractère arriéré de la paysannerie sera désormais une source d’obstacles pour la classe ouvrière.

Le refroidissement de la paysannerie, sa passivité politique et, plus encore, l’opposition active de ses couches supérieures ne pourront pas ne pas influencer une partie des intellectuels et de la petite bourgeoisie des villes.

Ainsi, plus la politique du prolétariat au pouvoir se fera précise et résolue, et plus le terrain se rétrécira et deviendra périlleux sous ses pas. Tout cela est extrêmement probable et même inévitable...

Les deux principaux aspects de la politique du prolétariat qui susciteront l’opposition de ses alliés, ce sont le collectivisme et l’internationalisme.

Le caractère arriéré et petit-bourgeois de la paysannerie, l’étroitesse rurale de ses vues, son éloignement des liens de la politique mondiale seront la source de terribles difficultés dans la voie de la politique révolutionnaire du prolétariat au pouvoir.

Imaginer que le rôle des sociaux-démocrates consiste tout d’abord à entrer dans un gouvernement provisoire et à le diriger pendant la période des réformes démocratiques révolutionnaires, en luttant pour leur donner un caractère tout à fait radical, et en s’appuyant, à cette fin, sur le prolétariat organisé, puis, une fois le programme démocratique entièrement réalisé, à quitter l’édifice qu’ils auront construit pour y laisser la place aux partis bourgeois et passer dans l’opposition, ouvrant ainsi une période de parlementarisme, c’est envisager la chose d’une manière susceptible de compromettre l’idée même d’un gouvernement ouvrier. Cela, non pas parce qu’une telle attitude est inadmissible "en principe" - poser la question sous cette forme abstraite n’a pas de sens -, mais parce qu’elle est absolument irréelle, parce que c’est de l’utopisme de la pire espèce : de l’utopisme philistin-révolutionnaire. Voici pourquoi : Durant la période où le pouvoir appartient à la bourgeoisie, la division de notre programme en programme maximum et programme minimum revêt une signification de principe profonde et fondamentale. Ce fait même de la domination de la bourgeoisie élimine de notre programme minimum toutes les revendications qui sont incompatibles avec la propriété privée des moyens de production. Ces revendications forment le contenu d’une révolution socialiste ; elles présupposent la dictature du prolétariat.

Mais la division en programme maximum et programme minimum perd toute signification, tant principielle que pratique, dès que le pouvoir est entre les mains d’un gouvernement révolutionnaire à majorité socialiste. Un gouvernement prolétarien ne peut en aucun cas se fixer à lui-même de telles limitations. Prenons la question de la journée de huit heures. Comme on sait, cette revendication n’est nullement en contradiction avec l’existence de rapports capitalistes ; c’est pourquoi elle constitue l’un des points du programme minimum de la social-démocratie. Mais supposons que cette mesure entre effectivement en vigueur pendant une période révolutionnaire, donc une période où les passions de classe sont exacerbées : il est hors de doute qu’elle provoquerait une résistance organisée et résolue des capitalistes, qui prendrait, par exemple, la forme de lock-out et de fermetures d’usines.

Des centaines de milliers de travailleurs se trouveraient jetés à la rue. Que devrait faire le gouvernement ? Si radical qu’il puisse être, un gouvernement bourgeois ne laisserait jamais les choses en venir là, car, devant la fermeture des usines, il serait impuissant. Il serait contraint à battre en retraite, la journée de huit heures ne serait pas appliquée et l’indignation des travailleurs serait réprimée.

Sous la domination du prolétariat, au contraire, l’entrée en vigueur de la journée de huit heures aurait de tout autres conséquences. Un gouvernement qui, contrairement aux libéraux, ne chercherait pas à jouer le rôle d’un intermédiaire "impartial" de la démocratie bourgeoise ; qui chercherait à s’appuyer, non sur le capital, mais sur le prolétariat, ne verrait pas, dans la fermeture des usines par les capitalistes, une excuse pour allonger la journée de travail. Pour un gouvernement ouvrier, il n’y aurait qu’une issue : exproprier les usines fermées, et organiser la production sur une base socialiste.

On peut naturellement raisonner de la manière suivante supposons que le gouvernement ouvrier, fidèle à son programme, décrète la journée de huit heures ; si la résistance qu’opposera le capital ne peut être surmontée dans le cadre d’un programme démocratique fondé sur la préservation de la propriété privée, les sociaux-démocrates démissionneront, et ils en appelleront au prolétariat. Une telle solution en serait peut-être une pour le groupe dont les membres formeraient le gouvernement ; elle n’en serait pas une pour le prolétariat, ni pour le développement de la révolution. La situation serait la même, après la démission des sociaux. démocrates, qu’au moment où, précédemment, ils auraient été contraints d’assumer le pouvoir. Et prendre la fuite devant l’opposition organisée du capital serait une trahison plus grave que de refuser de prendre le pouvoir à l’étape précédente. Il vaudrait réellement beaucoup mieux pour la classe ouvrière ne pas entrer au gouvernement que d’y entrer pour y démontrer sa propre faiblesse et partir ensuite.

Prenons un autre exemple. Le prolétariat au pouvoir ne pourra que recourir aux mesures les plus énergiques pour résoudre le problème du chômage, car il est évident que les représentants des ouvriers au gouvernement ne pourront répondre aux revendications des chômeurs en arguant du caractère bourgeois de la révolution.

Mais si le gouvernement entreprend de soutenir les chômeurs - et peu importe ici de quelle manière -, cela signifie une modification immédiate et substantielle du rapport des forces économiques en faveur du prolétariat. Les capitalistes qui, pour opprimer les ouvriers, s’appuient toujours sur l’existence d’une armée de réserve de travailleurs, se sentiraient réduits à l’impuissance économique au moment même où le gouvernement révolutionnaire les réduirait à l’impuissance politique.

En entreprenant de soutenir les chômeurs, le gouvernement entreprendra par là même de soutenir les grévistes. S’il manque à ce devoir, il minera immédiatement et irrévocablement sa propre existence.

Il ne restera plus alors aux capitalistes d’autre recours que le lock-out, c’est-à-dire la fermeture des usines. Il est tout à fait clair que les employeurs peuvent résister beaucoup plus longtemps que les ouvriers à l’arrêt de la production ; il n’y a donc, pour un gouvernement ouvrier, qu’une seule réponse possible à un lock-out général : l’expropriation des usines, et l’introduction, au moins dans les plus grandes, de la production étatique ou communale.

Des problèmes analogues se poseront dans l’agriculture, du seul fait de l’expropriation de la terre. Il est absolument impossible de concevoir qu’un gouvernement prolétarien, après avoir exproprié les propriétés où la production se fait sur une grande échelle, les divise en parcelles pour les mettre en vente et les faire exploiter par de petits producteurs. La seule voie, dans ce domaine, c’est l’organisation de la production coopérative, sous le contrôle des communes ou directement par l’État. Mais cette voie est celle qui conduit au socialisme.

Tout cela démontre sans ambiguïté qu’il serait impossible aux sociaux-démocrates d’entrer dans un gouvernement révolutionnaire en s’engageant à la fois, à l’égard des ouvriers, à ne pas abandonner le programme minimum, et, à l’égard des bourgeois, à ne pas le dépasser. Car un tel engagement bilatéral ne pourrait absolument pas être tenu. Du seul fait que les représentants du prolétariat entrent au gouvernement, non à titre d’otages impuissants, mais comme la force dirigeante, s’évanouit la frontière entre programme minimum et programme maximum ; c’est-à-dire que le collectivisme est mis à l’ordre du jour. Jusqu’où ira le prolétariat dans cette voie ? Cela dépend du rapport des forces, mais nullement des intentions primitives du parti prolétarien.

C’est pourquoi l’on ne peut parler de je ne sais quelle forme spéciale de la dictature du prolétariat dans la révolution bourgeoise, d’une dictature "démocratique" du prolétariat - ou du prolétariat et de la paysannerie. La classe ouvrière ne pourrait préserver le caractère démocratique de sa dictature qu’en renonçant à dépasser les limites du programme démocratique. Toute illusion à cet égard serait fatale. Elle compromettrait dès le début la social-démocratie.

Une fois que le prolétariat aura pris le pouvoir, il se battra pour ce pouvoir jusqu’au bout. Et s’il est vrai que, dans cette lutte pour maintenir et consolider son pouvoir, il aura recours, surtout à la campagne, à l’arme de l’agitation et l’organisation, il utilisera comme autre moyen une politique collectiviste. Le collectivisme ne sera pas seulement la seule voie par laquelle le parti au pouvoir, dans la position qui sera la sienne, pourra avancer, mais aussi le moyen de défendre cette position avec l’appui du prolétariat.

Notre presse "progressiste" a poussé un cri unanime d’indignation lorsque fut formulée pour la première fois, dans la presse socialiste, l’idée de la révolution ininterrompue - une idée qui rattachait la liquidation de l’absolutisme et de la féodalité à une révolution socialiste, au travers des conflits sociaux croissants, de soulèvements dans de nouvelles couches des masses, d’attaques incessantes menées par le prolétariat contre les privilèges politiques et économiques des classes dirigeantes. "Oh, s’écrièrent-ils, nous avons souffert bien des choses, mais cela, nous ne le tolérerons pas. La révolution ne peut être "légalisée". C’est seulement dans des circonstances exceptionnelles qu’on peut recourir à des mesures exceptionnelles. L’objectif du mouvement d’émancipation n’est pas de rendre la révolution permanente, mais de conduire aussi vite que possible à une situation légale", etc.

Les représentants les plus radicaux de cette même démocratie ne se risquent pas, pour leur part, à prendre position contre la révolution, du point de vue de "succès" constitutionnels déjà acquis. Même pour eux, ce crétinisme parlementaire qui précède l’apparition même du parlementarisme ne constitue pas une arme suffisante dans la lutte contre la révolution prolétarienne. C’est une autre voie qu’ils choisissent. Ils prennent position en se fondant, non sur la loi, mais sur ce qu’ils prennent pour les faits - sur les "possibilités" historiques, sur le "réalisme" politique, et, en dernier ressort... sur le "marxisme". Et pourquoi pas ? Le pieux bourgeois de Venise, Antonio, l’a dit fort justement : "Le diable peut citer l’Écriture pour ses besoins. [1] " Ces démocrates radicaux ne regardent pas seulement comme fantastique l’idée même d’un gouvernement ouvrier en Russie, ils nient également qu’une révolution socialiste soit possible en Europe dans la toute prochaine période historique : "Les prémisses de la révolution, disent-ils, ne sont pas encore visibles." Est-ce vrai ? Certes, il n’est pas question de fixer un délai pour la révolution socialiste ; mais il est nécessaire de faire ressortir ses perspectives historiques véritables.

Notes

[1] Shakespeare, Le Marchand de Venise, acte I, scène III.

(...)

Un gouvernement ouvrier en russie et le socialisme

Nous avons montré ci-dessus que les prémisses objectives d’une révolution socialiste ont déjà été réalisées par le développement économique des pays capitalistes avancés. Mais que pouvons-nous dire, sous ce rapport, en ce qui concerne la Russie ?

Pouvons-nous nous attendre à ce que le passage du pouvoir aux mains du prolétariat russe soit le début de la transformation de notre économie nationale en une économie socialiste ? Nous avons répondu à cette question il y a un an, dans un article qui a été soumis, dans les organes des deux fractions de notre parti, aux feux croisés d’une sévère critique. Voici ce que nous y disions :

"Les ouvriers parisiens n’exigeaient pas de miracles de la Commune, nous dit Marx, [1]. Nous non plus ne devons pas, aujourd’hui, espérer de miracles immédiats de la dictature du prolétariat. Le pouvoir de l’État n’est pas tout-puissant. Il serait absurde de croire qu’il suffise au prolétariat, pour substituer le socialisme au capitalisme, de prendre le pouvoir et de passer ensuite quelques décrets. Un système économique n’est pas le produit des mesures prises par le gouvernement. Tout ce que le prolétariat peut faire, c’est d’utiliser avec toute l’énergie possible le pouvoir de l’État pour faciliter et raccourcir le chemin qui conduit l’évolution économique au collectivisme.
Le prolétariat commencera par les réformes qui figurent dans ce qu’on appelle le programme minimum ; et la logique même de sa position l’obligera à passer directement de là à des mesures collectivistes.
L’introduction de la journée de huit heures et d’un impôt sur le revenu rapidement progressif sera comparativement facile, encore que, même ici, le centre de gravité ne résidera pas dans la passation des " actes ", mais dans l’organisation de leur mise en pratique. Mais la principale difficulté - et c’est là que se situe le passage au collectivisme - résidera dans l’organisation, par l’État, de la production dans les usines qui auront été fermées par leurs propriétaires en guise de réponse à la passation de ces actes. Passer une loi pour l’abolition du droit d’héritage et mettre cette loi en application seront, comparativement, une tâche facile. Les legs sous forme de capital-argent n’embarrasseront pas le prolétariat, ni ne pèseront sur son économie. Mais, pour remplir la fonction d’héritier de la terre ou du capital industriel, l’État ouvrier doit être prêt à entreprendre l’organisation de la production sociale.
On peut dire la même chose, mais à un degré supérieur, de l’expropriation - avec ou sans indemnité. L’expropriation avec indemnité serait politiquement avantageuse, mais financièrement difficile, cependant que l’expropriation sans indemnité serait financièrement avantageuse mais politiquement difficile. Mais c’est dans l’organisation de la production que se rencontreront les plus grandes difficultés. Nous le répétons : un gouvernement du prolétariat n’est pas un gouvernement capable d’accomplir des miracles.
La socialisation de la production commencera dans les branches d’industrie où elle présente le moins de difficultés. Dans la première période, la production socialisée sera confinée dans un certain nombre d’oasis, reliées aux entreprises privées par les lois de la circulation des marchandises. Plus s’étendra le domaine de la production sociale et plus évidents deviendront ses avantages, plus solide se sentira le nouveau régime politique et plus hardies deviendront les mesures économiques ultérieures du prolétariat. Il pourra s’appuyer et s’appuiera, pour prendre ces mesures, non seulement sur les forces productives nationales, mais aussi sur la technique du monde entier, exactement comme, dans sa politique révolutionnaire, il ne s’appuiera pas seulement sur son expérience des rapports de classes dans son pays mais bien sur toute l’expérience historique du prolétariat international."

La domination politique du prolétariat est incompatible avec son esclavage économique. Sous quelque drapeau politique que le prolétariat ait accédé au pouvoir, il sera obligé de prendre le chemin d’une politique socialiste. Il serait du plus grand utopisme de penser que le prolétariat, après avoir accédé à la domination politique par suite du mécanisme interne d’une révolution bourgeoise, puisse, même s’il le désirait, borner sa mission à créer les conditions démocratiques et républicaines de la domination sociale de la bourgeoisie. Même, si elle n’est que temporaire, la domination politique du prolétariat affaiblira à un degré extrême la résistance du capital, qui a constamment besoin du soutien de l’État, et fera prendre un essor gigantesque à la lutte économique du prolétariat. Les ouvriers ne pourront pas ne pas réclamer l’appui du gouvernement révolutionnaire pour les grévistes, et un gouvernement s’appuyant sur les ouvriers ne pourra pas le refuser. Mais cela aura pour conséquence d’annuler les effets de l’existence de l’armée de réserve du travail, d’engendrer la domination des ouvriers, non seulement sur le terrain politique, mais aussi sur le terrain économique, et de réduire à l’état de fiction la propriété privée des moyens de production. Ces conséquences sociales et économiques inévitables de la dictature du prolétariat se manifesteront très vite, bien avant que la démocratisation du système politique soit terminée. La barrière entre le programme minimum et le programme maximum tombe dès que le prolétariat accède au pouvoir.

Le premier problème que le régime prolétarien devra aborder en arrivant au pouvoir, c’est la question agraire, à laquelle est lié le sort des larges masses de la population russe. Dans la solution de cette question, comme dans celle de toutes les autres, le prolétariat prendra pour guide l’objectif fondamental de sa politique économique : disposer d’un domaine aussi vaste que possible pour organiser une économie socialiste. Cependant cette politique agricole, dans sa forme comme dans le rythme de sa mise en œuvre, devra être déterminée en fonction des ressources matérielles dont le prolétariat disposera, ainsi que du souci de ne pas jeter des alliés possibles dans les rangs de la contre-révolution.

La question agraire, c’est-à-dire la question du sort de l’agriculture telle qu’elle se pose en termes de rapports sociaux, ne se réduit pas, bien entendu, à la question de la terre, c’est-à-dire des formes de la propriété de la terre. Il n’y a pourtant aucun doute que la solution apportée au problème de la terre, même si elle ne décide pas de l’évolution de l’agriculture, décidera au moins de la politique agraire du prolétariat : autrement dit, ce que fera de la terre le régime prolétarien doit être étroitement lié à son attitude générale à l’égard du cours et des besoins du développement de l’agriculture. C’est pour cette raison que la question de la terre occupe la première place.

Une solution du problème de la terre à laquelle les socialistes révolutionnaires ont donné une popularité qui est loin d’être sans reproche, c’est la socialisation de toute la terre ; un terme qui, une fois débarrassé de son maquillage européen, ne signifie rien d’autre que l’ "égalité dans l’emploi de la terre" - ou le "partage noir" [2] . Le programme de la redistribution égale de la terre suppose donc l’expropriation de toute la terre, non seulement de la terre qui appartient à des propriétaires privés en général ou à des paysans propriétaires, mais aussi de la terre communale. Si nous considérons que cette expropriation devrait être l’un des premiers actes du nouveau régime, cependant que les rapports de l’économie marchande et capitaliste seraient encore complètement dominants, il nous faudra alors constater que les paysans seraient (ou plutôt, estimeraient qu’ils sont) les premières "victimes" de l’expropriation. Si nous considérons que, pendant plusieurs décennies, le paysan a payé l’argent du rachat [3] , qui aurait dû faire de la terre qui lui était assignée en partage sa propriété privée ; si nous considérons que certains des paysans les plus aisés, en faisant incontestablement des sacrifices considérables, sacrifices consentis par une génération qui est encore en vie, ont acquis de vastes étendues de terrain, nous pourrons facilement imaginer quelle résistance formidable provoquerait la tentative de transformer en propriété étatique les terres communales et celles qui appartiennent à de petits propriétaires. S’il agissait de la sorte, le nouveau régime commencerait par soulever dans la paysannerie une formidable opposition contre lui.

Et pourquoi les terres communales et celles des petits propriétaires devraient-elles être transformées en propriété d’État ? Afin de les rendre disponibles, de façon ou d’autre, pour leur exploitation économique "égale" par tous les agriculteurs, y compris les actuels paysans sans terre et travailleurs agricoles. Ainsi donc, du point de vue économique, le nouveau régime ne gagnerait rien à l’expropriation des petites propriétés et des terres communales, car, après la redistribution, les terres étatiques ou publiques seraient cultivées comme des terres privées. Du point de vue politique, le nouveau régime commettrait une erreur grossière, car il dresserait aussitôt la masse de la paysannerie contre le prolétariat des villes, tête de la politique révolutionnaire.

De plus, une distribution égale des terres suppose que l’emploi de main-d’œuvre salariée soit interdit par la loi. Or, l’abolition du travail salarié peut et doit être une conséquence des réformes économiques, mais non pas arrêtée d’avance par des interdits juridiques. Car il ne suffit pas d’interdire aux propriétaires terriens capitalistes l’emploi de main-d’œuvre salariée il faut d’abord assurer aux cultivateurs sans terre la possibilité de vivre, et de vivre une existence rationnelle du point de vue économique et social. Sous l’égide de l’égalité dans l’usage de la terre, interdire l’emploi de la main-d’œuvre salariée signifierait, d’une part, contraindre les cultivateurs sans terre à s’installer sur de minimes parcelles, de l’autre, obliger le gouvernement à leur fournir les outils et les fonds nécessaires à leur production, socialement irrationnelle.

Il est bien entendu que le prolétariat, lorsqu’il interviendra dans l’organisation de l’agriculture, ne commencera pas par attacher à leurs morceaux de terrain éparpillés des cultivateurs éparpillés, mais par faire exploiter les grandes propriétés par l’État ou les communes. C’est seulement lorsque la socialisation de la production aura été bien mise en selle que le processus de la socialisation pourra avancer davantage, vers l’interdiction du travail salarié. Le petit fermage capitaliste deviendra alors impossible ; mais il n’en sera pas de même des petites exploitations vivant en économie plus ou moins fermée, dont l’expropriation forcée n’entre absolument pas dans les plans du prolétariat socialiste.

En tout cas, le prolétariat ne peut sous aucune forme entreprendre l’application d’un programme de distribution égale qui, d’une part, comporte une expropriation sans objet, purement formelle, des petites propriétés, de l’autre nécessite l’émiettement tout à fait réel des grandes propriétés. Cette politique qui n’est, au point de vue économique, que du gaspillage, ne pourrait avoir comme fondement qu’une arrière-pensée utopique et réactionnaire ; par-dessus tout, elle affaiblirait politiquement le parti révolutionnaire.

Jusqu’à quel point la politique socialiste de la classe ouvrière peut-elle être appliquée dans les conditions économiques de la Russie ? Il y a une chose que l’on peut dire avec certitude : elle se heurtera à des obstacles politiques bien avant de buter sur l’arriération technique du pays. Sans le soutien étatique direct du prolétariat européen, la classe ouvrière russe ne pourra rester au pouvoir et transformer sa domination temporaire en dictature socialiste durable. A ce sujet, aucun doute n’est permis. Mais il n’y a non plus aucun doute qu’une révolution socialiste à l’Ouest nous rendra directement capables de transformer la domination temporaire de la classe ouvrière en une dictature socialiste.

En 1904, Kautsky, discutant les perspectives du développement social et évaluant les chances d’une prochaine révolution en Russie, écrivait : "En Russie, la révolution ne pourrait aboutir immédiatement à un régime socialiste. Les conditions économiques du pays sont loin d’être mûres pour cela." Mais la révolution russe donnerait certainement un puissant élan au mouvement prolétarien dans le reste de l’Europe, et les luttes qui en résulteraient pourraient bien amener le prolétariat à accéder au pouvoir en Allemagne. " Un tel résultat, poursuivait Kautsky, devrait avoir une influence sur toute l’Europe. Il devrait conduire à la domination politique du prolétariat en Europe occidentale, et donner au prolétariat d’Europe orientale la possibilité de contracter les étapes de son développement et, en copiant l’exemple de l’Allemagne, d’instaurer artificiellement des institutions socialistes. La société dans sa totalité ne peut sauter artificiellement aucune des étapes de son développement, mais certaines de ses parties constituantes peuvent accélérer leur développement retardataire en imitant les pays avancés et, ainsi, parvenir même en tête du développement, parce qu’elles n’ont pas à supporter le fardeau de traditions que les pays plus anciens traînent avec eux... "Cela peut arriver", dit Kautsky, "mais, comme nous l’avons déjà dit, nous laissons ici le domaine de l’inévitable qui peut être étudié pour entrer dans celui du possible et il se peut donc aussi que les choses se passent autrement." [4] ; Ces lignes furent écrites par le théoricien social-démocrate allemand à un moment où il se demandait encore si une révolution éclaterait d’abord en Russie ou à l’Ouest. Depuis, le prolétariat russe a révélé une puissance colossale, dépassant les espoirs les plus optimistes des sociaux-démocrates russes. Le cours de la révolution russe a été déterminé, au moins dans ses traits fondamentaux. Ce qui, il y a deux ou trois ans, semblait du domaine du possible, s’est rapproché du probable et, tout l’indique, est tout près de devenir inévitable.

Notes

[1] La Guerre civile en France, éditions Sociales, 1952, p. 53.

[2] Tchornyi Peredel, partage spontané des terres par les paysans.

[3] Après leur affranchissement de 1861, les paysans avaient dû payer des sommes élevées pour le rachat de leurs terres.

[4] K. Kautsky, Revoljucionnyja perspektivy (Perspectives révolutionnaires), Kiev, 1906.

La révolution et l’europe

En juin 1905 nous écrivions :

"Plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis 1848, plus d’un demi-siècle de conquêtes incessantes du capitalisme dans le monde entier ; plus d’un demi-siècle d’accommodation mutuelle " organique " des forces de la réaction bourgeoise et des forces de la réaction " féodale " ; plus d’un demi-siècle pendant lequel la bourgeoisie a manifesté sa soif forcenée d’une domination pour laquelle elle n’hésite pas à se battre avec férocité.
Tel un mécanicien fantastique qui, cherchant le mouvement perpétuel, rencontre obstacle après obstacle, et entasse machine sur machine pour les surmonter, la bourgeoisie a modifié et reconstruit son appareil d’État tout en évitant un conflit " extra-légal " avec les forces qui lui sont hostiles. Mais, de même que notre mécanicien autodidacte finit un jour par se heurter à l’ultime et à l’insurmontable obstacle de la loi de la conservation de l’énergie, de même la bourgeoisie doit finalement se heurter à cet ultime obstacle, pour elle insurmontable : les antagonismes de classe, réglés inévitablement par un conflit.
En liant tous les pays entre eux par son mode de production et son commerce, le capitalisme a fait du monde entier un seul organisme économique et politique. De même que le système moderne du crédit rattache des milliers d’entreprises par de multiples liens et donne au capital une mobilité incroyable, qui permet d’éviter beaucoup de petites faillites, mais est en même temps la cause de l’ampleur sans précédent des crises économiques générales, de même, les efforts économiques et politiques du capitalisme, son marché mondial, son système de dettes d’État monstrueuses, et les groupements politiques de nations qui rassemblent toutes les forces de la réaction dans une sorte de trust mondial n’ont pas seulement résisté à toutes les crises politiques individuelles, mais également préparé les bases d’une crise sociale d’une extension inouïe. En refoulant tous les symptômes maladifs sous la surface, en éludant toutes les difficultés, en remettant à plus tard la solution de tous les problèmes majeurs de la politique intérieure et internationale, en estompant toutes les contradictions, la bourgeoisie est parvenue à différer le dénouement ; mais, par-là même, elle a préparé une liquidation radicale de son rôle à l’échelle mondiale. Elle s’est empressée de s’accrocher à toutes les forces réactionnaires, sans se préoccuper de leur origine. Le pape et le sultan ne sont pas les moindres de ses amis. La seule raison qui l’a empêchée d’établir des liens d’" amitié " avec l’empereur de Chine, c’est qu’il ne représente aucune force. Il était beaucoup plus avantageux pour elle de piller son territoire que de le conserver à son service, en le payant de ses deniers, dans les fonctions de gendarme. Nous voyons donc que la bourgeoisie a fait largement dépendre la stabilité de son système d’Etats de celle des remparts pré-capitalistes instables de la réaction.
Cela donne immédiatement aux événements qui se déroulent actuellement un caractère international, et ouvre un large horizon. L’émancipation politique de la Russie sous la direction de la classe ouvrière élèvera cette classe à des sommets historiques inconnus jusqu’à ce jour et en fera l’initiatrice de la liquidation du capitalisme mondial, dont l’histoire a réalisé toutes les prémisses objectives [1]."

Si le prolétariat russe, ayant temporairement accédé au pouvoir, ne porte pas, de sa propre initiative, la révolution en territoire européen, il y sera contraint par les forces de la réaction féodale-bourgeoise européenne. Il serait naturellement vain, à l’heure actuelle, de déterminer les méthodes qu’emploiera la révolution russe pour se lancer à l’assaut de la vieille Europe capitaliste. Ces méthodes pourraient bien apparaître tout à fait à l’improviste. Prenons la Pologne comme exemple du maillon qui relie l’Est révolutionnaire et l’Ouest révolutionnaire, étant entendu qu’il s’agit là d’une illustration de notre point de vue plutôt que d’une prédiction véritable.

Le triomphe de la révolution en Russie signifiera la victoire inévitable de la révolution en Pologne. Il n’est pas difficile d’imaginer que l’existence d’un régime révolutionnaire dans les dix provinces de la Pologne sous occupation russe doive aboutir à une révolte de la Galicie et de la Posnanie. Les gouvernements des Hohenzollern et des Habsbourg y répondront en envoyant des forces militaires à la frontière polonaise pour, ensuite, la franchir et écraser leur ennemi dans son véritable centre : Varsovie. Il est clair que la révolution russe ne pourra pas laisser son avant-garde occidentale aux mains de la soldatesque austro-prussienne. Une guerre contre les gouvernements de Guillaume II et de François-Joseph deviendrait, dans ces conditions, un acte d’auto-défense de la part du gouvernement révolutionnaire russe. Quelle attitude adopterait alors le prolétariat d’Autriche et d’Allemagne ? Il est évident qu’il ne pourrait rester passif pendant que les armées de ces deux pays mèneraient une croisade contre-révolutionnaire. Une guerre entre l’Allemagne féodale-bourgeoise et la Russie révolutionnaire conduirait inévitablement à une révolution prolétarienne en Allemagne. A ceux à qui cette affirmation pourrait paraître trop catégorique, nous répondrons en leur demandant de chercher quel événement historique aurait plus de chance de contraindre les ouvriers allemands et les réactionnaires allemands à une épreuve de force ouverte.

Lorsque notre ministère d’octobre [2] décréta à l’improviste la loi martiale en Pologne, une rumeur tout à fait plausible se répandit selon laquelle cette mesure était prise sur des instructions venues directement de Berlin. A la veille de la dispersion de la Douma [3], les journaux gouvernementaux publièrent, en les présentant comme des menaces, des informations concernant des négociations en cours, entre les gouvernements de Berlin et de Vienne, sur l’éventualité d’une intervention armée de leur part dans les affaires intérieures de la Russie, afin d’y réduire la sédition. Aucune sorte de démenti ministériel ne put affaiblir le choc que produisirent ces informations. Il était clair que, dans les palais de trois pays voisins, on préparait une sanglante revanche contre-révolutionnaire. Comment les choses pourraient-elles être autrement ? Les monarchies semi-féodales des pays voisins pourraient-elles rester passives tandis que les flammes de la révolution lèchent les frontières de leurs royaumes ?

Bien qu’elle soit loin d’avoir encore remporté la victoire, la révolution russe a déjà eu ses effets sur la Galicie à travers la Pologne. "Qui aurait pu prévoir, il y a un an - s’est écrié Daszynsky à la conférence de Lvov du parti social-démocrate, en mai de cette année -, ce qui se passe en ce moment en Galicie ? Ce grand mouvement paysan a rempli d’étonnement l’Autriche tout entière. Zbaraz élit un social-démocrate au poste de vice-prévôt du conseil régional. Des paysans publient un journal socialiste révolutionnaire destiné aux paysans, intitulé Le Drapeau rouge, de grands meetings de paysans, forts de 30 000 personnes, se tiennent, des processions traversent les villages galiciens, autrefois si calmes et apathiques, brandissant des drapeaux rouges et chantant des chants révolutionnaires... Qu’arrivera-t-il lorsque, venant de Russie, l’annonce de la nationalisation du sol atteindra ces paysans misérables ? " Il y a plus de deux ans, au cours d’une discussion avec le socialiste polonais Louznia, Kautsky indiqua que la Russie ne doit plus être considérée comme un boulet attaché au pied de la Pologne, ni la Pologne comme une tête de pont orientale de l’Europe révolutionnaire enfoncée comme un coin dans les steppes de la barbarie moscovite. Si la révolution russe se développe et remporte la victoire, la question polonaise, selon Kautsky, "retrouvera son acuité, mais non dans le sens où le pense Louznia. Elle dirigera sa pointe, non contre la Russie, mais contre l’Autriche et l’Allemagne, et, si la Pologne sert la cause de la révolution, son devoir sera, non de défendre la révolution contre la Russie, mais de l’étendre en Autriche et en Allemagne." Cette prophétie est bien plus près de se réaliser que Kautsky lui-même ne pouvait le penser.

Mais une Pologne révolutionnaire n’est pas du tout le seul point de départ possible pour une révolution en Europe. Nous avons indiqué plus haut que la bourgeoisie s’est systématiquement abstenue pendant des décennies entières de résoudre bien des questions complexes et graves, tant en politique intérieure qu’en politique étrangère. Les gouvernements bourgeois ont mis d’énormes masses d’hommes sous les armes, mais ils ne se décident pas à trancher de l’épée les nœuds enchevêtrés de la politique internationale. Seul un gouvernement qui a l’appui de la nation dont les intérêts vitaux sont en jeu, ou encore un gouvernement qui sent le sol se dérober sous ses pas et est inspiré par le courage du désespoir, peut lancer au combat des centaines et des milliers d’hommes. Dans les conditions modernes de la culture politique, de la science militaire, du suffrage universel et du service militaire obligatoire, seule une profonde confiance ou un aventurisme insensé peut lancer deux nations dans un conflit. Dans la guerre franco-prussienne de 1870, il y avait, d’un côté, Bismarck, qui combattait pour la prussianisation de l’Allemagne, ce qui, après tout, signifiait l’unité nationale, nécessité élémentaire ressentie par tous les Allemands ; il y avait, de l’autre, le gouvernement de Napoléon III, insolent, impuissant, méprisé par le peuple, prêt à se lancer dans n’importe quelle aventure susceptible de lui assurer douze mois d’existence de plus. La même division des rôles a abouti à la guerre russo-japonaise. Il y avait, d’un côté, le gouvernement du Mikado, auquel ne s’oppose pas encore un puissant prolétariat révolutionnaire, qui luttait pour la domination du capital japonais sur l’Extrême-Orient, de l’autre un gouvernement autocratique qui avait fait son temps et s’efforçait de racheter les défaites subies à l’intérieur par des victoires à l’extérieur.

Dans les vieux pays capitalistes, il n’y a pas de pareilles revendications "nationales", c’est-à-dire de revendications de la société bourgeoise dans sa totalité, dont la bourgeoisie dirigeante puisse se faire le champion. Les gouvernements de la France, de l’Angleterre, de l’Allemagne et de l’Autriche sont incapables de conduire des guerres nationales. Les intérêts vitaux des masses populaires, les intérêts des nationalités opprimées ou la politique intérieure barbare d’un pays voisin ne sont plus susceptibles d’amener un seul gouvernement bourgeois à faire une guerre qui pourrait avoir un caractère libérateur, donc national. D’un autre côté, les intérêts des pillards capitalistes, qui conduisent si souvent tel ou tel gouvernement à entrechoquer ses éperons et aiguiser son sabre à la face du monde, ne peuvent susciter aucune réponse dans les masses populaires. C’est pourquoi la bourgeoisie ne peut ou ne veut, ni proclamer, ni conduire de guerres nationales. Et ce à quoi aboutissent les guerres antinationales modernes, c’est ce que l’on a vu lors de deux expériences récentes : en Afrique du Sud et en Extrême-Orient.

La sévère défaite parlementaire subie par les conservateurs impérialistes en Angleterre n’est pas, en dernière analyse, due aux leçons de la guerre contre les Boers ; une conséquence beaucoup plus importante et plus menaçante (pour la bourgeoisie) de la politique impérialiste, c’est l’autodétermination politique du prolétariat britannique qui, maintenant qu’elle a commencé, avancera avec des bottes de sept lieues. Quant aux conséquences de la guerre russo-japonaise pour le gouvernement de Pétersbourg, elles sont suffisamment connues pour qu’il ne soit pas nécessaire de les rappeler. Mais, indépendamment même de ces deux dernières expériences, du moment où le prolétariat européen a commencé à se dresser sur ses jambes, les gouvernements européens ont toujours redouté de le mettre devant le dilemme de la guerre ou de la révolution. C’est précisément parce qu’ils craignent la révolte du prolétariat que les partis bourgeois sont obligés, au moment même où ils votent des sommes monstrueuses pour les dépenses militaires, de faire des déclarations solennelles en faveur de la paix, de rêver de tribunaux internationaux d’arbitrage et même de l’organisation d’États unis d’Europe. Ces pitoyables déclarations ne peuvent, naturellement, abolir ni les antagonismes entre États, ni les conflits armés.

La paix armée qui s’est instaurée en Europe après la guerre franco-prussienne était fondée sur un équilibre européen des puissances qui ne supposait pas seulement l’inviolabilité de la Turquie, le partage de la Pologne et la sauvegarde de l’Autriche, ce manteau d’Arlequin ethnographique, mais aussi le maintien du despotisme russe, armé jusqu’aux dents, dans ses fonctions de gendarme de la réaction européenne. Mais la guerre russo-japonaise porta un coup sévère à ce système, maintenu artificiellement, dans lequel l’autocratie occupait une position de premier plan. La Russie disparut pour un temps du prétendu concert des puissances. L’équilibre des puissances était détruit. D’autre part, les victoires japonaises excitaient les instincts conquérants de la bourgeoisie capitaliste. La possibilité d’une guerre sur le territoire européen s’est considérablement accrue. Des conflits mûrissent partout, et si, jusqu’à présent, ils ont pu être réglés par des moyens diplomatiques, il n’y a, cependant, aucune garantie que ces moyens puissent réussir longtemps. Mais une guerre européenne signifie inévitablement une révolution européenne [4].

Pendant la guerre russo-japonaise, le parti socialiste de France a déclaré que si le gouvernement français intervenait en faveur de l’autocratie, il appellerait le prolétariat à prendre les mesures les plus résolues, jusqu’à la révolte incluse. En mars 1906, lorsque le conflit franco-allemand sur le Maroc arriva à son point culminant, le bureau socialiste international résolut, dans l’éventualité d’une menace de guerre, de "déterminer les méthodes d’action les plus avantageuses pour tous les partis socialistes de l’Internationale et pour toute la classe ouvrière organisée, afin d’empêcher la guerre ou d’y mettre fin". Ce n’était naturellement qu’une résolution. Il faut une guerre pour mettre à l’épreuve sa signification réelle, mais la bourgeoisie a toute raison d’éviter une telle épreuve. Cependant, malheureusement pour la bourgeoisie, la logique des rapports internationaux est plus forte que la logique de la diplomatie.

La banqueroute de l’État russe, qu’elle résulte de la continuation de la gestion des affaires par la bureaucratie ou qu’elle soit déclarée par un gouvernement révolutionnaire qui refusera de payer pour les péchés de l’ancien régime, aura en France de terribles conséquences. Les radicaux, qui ont maintenant les destinées politiques de la France entre leurs mains, ont assumé, en prenant le pouvoir, toutes les fonctions de protection des intérêts du capital. C’est pourquoi il y a toute raison d’admettre que la crise financière résultant de la banqueroute russe se répercuterait directement en France, et y prendrait la forme d’une crise politique aiguë, qui ne pourrait prendre fin qu’avec le passage du pouvoir aux mains du prolétariat. D’une façon ou de l’autre, que ce soit par l’intermédiaire d’une révolution en Pologne, des conséquences d’une guerre européenne ou des effets de la banqueroute de l’État russe, la révolution franchira la frontière et pénétrera dans les territoires de la vieille Europe capitaliste.

Mais, même sans la pression d’événements extérieurs comme une guerre ou une banqueroute, la révolution peut se produire dans un avenir prochain, sous l’effet de l’extrême aggravation de la lutte des classes, dans l’un des pays d’Europe. Nous n’essaierons pas de former ici des hypothèses pour déterminer lequel de ces pays sera le premier à prendre le chemin de la révolution ; une chose est certaine, c’est que, dans la dernière période et dans tous les pays européens, les contradictions entre les classes ont atteint un haut degré d’intensité.

La croissance colossale, dans le cadre d’une constitution semi-absolutiste, de la social-démocratie allemande conduira, avec une nécessité inéluctable, le prolétariat à une lutte ouverte avec la monarchie féodalo-bourgeoise. La question de la grève générale, en tant que moyen de résistance à un coup d’État politique, est devenue, l’année dernière, une question centrale dans la vie politique du prolétariat allemand. En France, le passage du pouvoir aux radicaux laisse au prolétariat les mains entièrement libres, ces mains qui, depuis longtemps, étaient liées par la coopération avec des partis bourgeois dans la lutte contre le nationalisme et le cléricalisme. Le prolétariat socialiste, riche des immortelles traditions de quatre révolutions, et la bourgeoisie conservatrice, qui se dissimule sous le masque du radicalisme, sont face à face. En Angleterre où, pendant un siècle, les deux partis bourgeois ont joué régulièrement le jeu de bascule du parlementarisme, le prolétariat, sous l’influence de toute une série de facteurs, vient tout juste de prendre le chemin de la séparation politique. Tandis qu’en Allemagne ce processus a pris quatre décennies, la classe ouvrière anglaise, qui possède de puissants syndicats et est riche d’expériences dans le domaine des luttes économiques, peut, en quelques bonds, rejoindre l’armée du socialisme continental.

La révolution russe exerce une influence énorme sur le prolétariat européen. Non contente de détruire l’absolutisme pétersbourgeois, force principale de la réaction européenne, elle créera, dans la conscience et dans l’humeur du prolétariat européen, les prémisses nécessaires de la révolution.

La fonction du parti socialiste était et est de révolutionner la conscience de la classe ouvrière, de même que le développement du capitalisme a révolutionné les rapports sociaux. Mais le travail d’agitation et d’organisation dans les rangs du prolétariat a son inertie interne. Les partis socialistes européens, spécialement le plus grand d’entre eux, la social-démocratie allemande, ont développé leur conservatisme dans la proportion même où les grandes masses ont embrassé le socialisme, et cela d’autant plus que ces masses sont devenues plus organisées et disciplinées. Par suite, la social-démocratie, organisation qui embrasse l’expérience politique du prolétariat, peut, à un certain moment, devenir un obstacle direct au développement du conflit ouvert entre les ouvriers et la réaction bourgeoise [5] . En d’autres termes, le conservatisme du socialisme propagandiste dans les partis prolétariens peut, à un moment donné, freiner le prolétariat dans la lutte directe pour le pouvoir. Mais la formidable influence exercée par la révolution russe montre que cette influence détruira la routine et le conservatisme de parti et mettra à l’ordre du jour la question d’une épreuve de force ouverte entre le prolétariat et la réaction capitaliste. La lutte pour le suffrage universel est devenue acharnée en Autriche, en Saxe et en Prusse, sous l’influence directe des grèves d’octobre en Russie. La révolution à l’Est contaminera le prolétariat occidental de son idéalisme révolutionnaire, et éveillera le désir de "parler russe" à l’ennemi. Si le prolétariat russe se trouve lui-même au pouvoir, fût-ce seulement par suite d’un concours momentané de circonstances dans notre révolution bourgeoise, il rencontrera l’hostilité organisée de la réaction mondiale et trouvera, d’autre part, le prolétariat mondial prêt à lui donner son appui organisé.

Laissée à ses propres ressources, la classe ouvrière russe sera inévitablement écrasée par la contre-révolution dès que la paysannerie se détournera d’elle. Elle n’aura pas d’autre possibilité que de lier le sort de son pouvoir politique et par conséquent, le sort de toute la révolution russe, à celui de la révolution socialiste en Europe. Elle jettera dans la balance de la lutte des classes du monde capitaliste tout entier l’énorme poids politique et étatique que lui aura donné un concours momentané de circonstances dans la révolution bourgeoise russe. Tenant le pouvoir d’État entre leurs mains, les ouvriers russes, la contre-révolution dans leur dos et la réaction européenne devant eux, lanceront à leurs camarades du monde entier le vieux cri de ralliement, qui sera cette fois un appel à la lutte finale :

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

Notes

[1] Voir ma préface à la traduction russe de l’Adresse au jury, de F. Lassalle, éditée par Molot. Il s’agit du procès intenté contre Lassalle et Weyer pour " incitation à s’armer contre l’autorité royale ", jugé par les assises de Cologne le 3 mai 1849. (Voir F. Mehring, Geschichte der deutschen Sozial-Demokratie, vol. Il, p. 489-491. N.d.T.)

[2] Le ministère du comte Witte, désigné comme Premier ministre par le tsar le jour de la publication du manifeste du 17 octobre 1905.

[3] La dissolution de la première Douma, le 21 juillet 1906, marqua le début de la dictature de Stolypine.

[4] Cette phrase est soulignée dans l’édition de 1919.

[5] Cette phrase est soulignée dans l’édition de 1919.

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