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La bataille décisive pour la République des soviets

jeudi 16 août 2018, par Robert Paris

Sviajsk, de Larissa Reissner

La bataille de Sviajsk, un épisode légendaire de la Révolution

Trotsky écrivit en 1922 à propos de ces combats :

« D’une masse vacillante, instable, dispersée, sortit une véritable armée. Kazan fut repris le 10 septembre 1918 ; le lendemain, ce fut Simbirsk. Ce moment est une date mémorable dans l’histoire de l’Armée Rouge. Tout d’un coup le sol s’affermissait sous nos pieds. Ce ne sont déjà plus les premières tentatives désespérées, désormais nous pouvons déjà et nous savons combattre et vaincre. »

– « Le chemin de l’Armée Rouge » (mai 1922), Ecrits militaires 1. Comment la Révolution s’est armée (Paris, éditions de l’Herne, 1967)

Lorsque deux camarades qui ont travaillé ensemble en 1918, et combattu sous Kazan contre les Tchécoslovaques puis dans l’Oural ou à Samara et Tsaritsyne, se retrouvent après des années, cela ne manque jamais : l’un d’eux demande, après les premières questions, « Tu te souviens de Sviajsk ? ». Et ils se donnent une nouvelle poignée de main.

Sviajsk ? C’est aujourd’hui une légende, l’une de ces légendes révolutionnaires que personne n’a encore écrites mais que l’on se raconte déjà d’un bout à l’autre de l’immensité russe. Aucun ancien soldat de l’Armée rouge, aucun d’entre les fondateurs de l’Armée ouvrière et paysanne n’oublie Sviajsk lorsqu’il rentre chez lui une fois démobilisé et qu’il se remémore les trois années de la Guerre civile : Sviajsk, c’est le carrefour où se mit à déferler pour la première fois le flot de l’offensive révolutionnaire dans les quatre directions. A l’est : vers l’Oural. Au sud : vers les rives de la mer Caspienne, le Caucase et les confins de la Perse. Au nord : vers Arkhangelsk et la Pologne. Pas d’un seul coup, bien sûr, pas en même temps. Mais ce n’est qu’après Sviajsk et Kazan que l’Armée rouge a pris corps sous la forme militaire et politique qui, au fil des changements et des perfectionnements, est devenue classique dans la RSFSR [République socialiste fédérative soviétique de Russie].

Le 6 août [1918] de nombreux régiments organisés à la hâte s’enfuirent de Kazan ; les meilleurs de ces soldats, ceux qui avaient la conscience de classe la plus élevée, s’accrochèrent à Sviajsk et décidèrent d’y rester et de combattre. Alors que les hordes de déserteurs fuyant Kazan atteignaient presque Nijni-Novgorod, les Tchécoslovaques étaient déjà arrêtés au barrage érigé à Sviajsk ; et leur général, qui avait essayé de prendre d’assaut le pont de chemin de fer enjambant la Volga, était tué pendant l’attaque nocturne. L’offensive tchécoslovaque était ainsi décapitée dès la première confrontation entre les blancs – qui venaient pourtant de prendre Kazan et avaient donc un moral et un matériel supérieurs – et le noyau de l’Armée rouge qui cherchait à défendre sa tête de pont de l’autre côté de la Volga. Les blancs perdaient avec le général Blagotitch leur chef le plus populaire et le plus capable. Ni les blancs, grisés par leur récente victoire, ni les rouges qui se rassemblaient autour de Sviajsk, n’avaient la moindre idée de l’importance historique qu’allaient prendre leurs premiers accrochages sur la Volga.

Il est très difficile de donner une idée de l’importance militaire de Sviajsk sans disposer des éléments indispensables, sans avoir une carte devant soi, sans le témoignage des camarades qui appartenaient alors à la Cinquième Armée. Il y a beaucoup de choses que j’ai déjà oubliées ; les visages et les noms s’embrument avec le temps. Mais il y a une chose que personne n’oubliera jamais : le sentiment de la responsabilité suprême que nous avions de tenir Sviajsk. C’est ce qui liait entre eux tous ses défenseurs : tant les membres du Comité militaire révolutionnaire que les simples soldats de l’Armée rouge qui avaient désespérément cherché leur régiment disparu quelque part et qui avaient fait brusquement volte-face, vers Kazan, pour combattre jusqu’au bout avec leur vieux fusil, le cœur empli d’une détermination farouche. Tout le monde comprenait ainsi la situation : toute retraite ouvrirait à l’ennemi la voie de la Volga jusqu’à Nijni-Novgorod et donc la route de Moscou.

Reculer encore aurait été le début de la fin : une condamnation à mort pour la République des soviets.

J’ignore dans quelle mesure c’était vrai d’un point de vue stratégique. Peut-être que, même si l’Armée rouge avait été repoussée plus loin, elle aurait pu encore se ressaisir comme à Sviajsk, se ressouder sur l’un de ces innombrables points sur la carte, et que de là elle aurait pu mener son drapeau à la victoire. Mais c’était indubitablement vrai du point de vue du moral. Et, dans la mesure où une retraite au-delà de la Volga aurait conduit à l’époque à un effondrement complet, la possibilité de tenir bon, avec le pont dans notre dos, nous emplissait d’un véritable espoir.

Pour l’éthique révolutionnaire, la situation complexe se définissait en ces simples termes : la retraite, c’est avoir les Tchèques qui entrent à Nijni et Moscou. Mais si l’on tient Sviajsk et le pont, cela veut dire que l’Armée rouge reprendra Kazan.

L’arrivée du train de Trotsky

C’est trois ou quatre jours après la chute de Kazan, je crois, que Trotsky arriva à Sviajsk. Son train s’immobilisa pour de bon dans la petite gare ; la locomotive haleta un peu puis fut détachée ; elle partit prendre de l’eau mais on ne la revit plus. Les wagons restèrent en rang, immobiles comme les chaumières crasseuses et les baraques qu’occupait l’état-major de la Cinquième Armée. Cette immobilité semblait vouloir dire qu’il n’y avait nulle part où aller depuis ici et qu’il n’était pas permis de partir.

Peu à peu, la conviction fantastique que cette petite gare allait devenir le point de départ d’une contre-offensive sur Kazan commença à prendre forme et devenir réalité.

Chaque jour supplémentaire tenu face à un ennemi tellement plus fort élevait le moral de cette pauvre petite gare perdue et la renforçait. De quelques villages reculés à l’arrière arrivèrent d’abord un par un quelques soldats, puis ce furent de petits détachements, et finalement de véritables unités en bien meilleur état.

Je la vois encore, cette gare de Sviajsk, où pas un soldat ne combattit « sous la contrainte ». Tous ceux qui vivaient là et se défendaient étaient unis par les liens les plus étroits de la discipline volontaire, d’une participation volontaire à une lutte qui paraissait si désespérée au début.

Ceux qui dormaient sur le plancher de la gare, dans la paille mêlée de débris de verre, ne craignaient rien, n’espérant presque plus le succès. Personne ne se demandait quand et comment cela finirait. Il n’y avait tout simplement pas de « demain » ; il n’y avait qu’un court instant chaud et enfumé : aujourd’hui. Et l’on vivait de cela comme on vit au temps de la moisson.

Le matin, le midi, le soir, la nuit : on vivait chaque heure jusqu’au bout ; il fallait vivre et profiter de chaque heure jusqu’à la dernière seconde. Il fallait moissonner chaque heure avec soin, comme on fauche à la racine les blés mûrs dans les champs. Chaque heure passée semblait si riche, si différente du reste de la vie. Chaque heure passée semblait un miracle. Et c’en était un.

Les avions venaient larguer leurs bombes sur la gare et les wagons puis repartaient : l’aboiement détestable des mitrailleuses et la voix calme des canons se rapprochaient et s’éloignaient ; un soldat, en capote déchirée, coiffé d’un chapeau de civil, les orteils dépassant de ses bottes trouées – autrement dit, un défenseur de Sviajsk – sortait en souriant sa montre de sa poche et se disait :

« Alors c’est ça : il est minuit trente... ou quatre heures ou 6 heures 20... je suis encore vivant. Sviajsk tient. Le train de Trotsky est encore sur ses rails ; une lampe s’allume à la fenêtre du service politique. Bon. La journée est finie. »

Les médicaments manquaient presque complètement, Dieu sait avec quoi et comment les médecins faisaient les bandages. On n’avait ni honte ni peur de cette misère. Les soldats passaient, pour aller chercher la soupe, devant les mourants et les blessés allongés sur leur civière. La mort ne faisait pas peur. On s’y attendait chaque jour, chaque heure. Etre couché dans une capote humide avec une tache rouge sur la chemise, un visage sans expression, un mutisme qui n’a plus rien d’humain – c’est une chose qui allait de soi.

Fraternité ! Il y a peu de mots qu’on ait autant galvaudés au point qu’ils en sont affligeants ! Mais la fraternité existe parfois, dans des moments de détresse et de danger extrêmes ; elle est alors si généreuse, si sacrée, si unique dans toute une vie. Personne n’a vécu, personne ne connaît rien de la vie s’il n’a pas une nuit été allongé sur le sol, dans des habits déchirés et infestés de poux, et pensé que le monde est beau, qu’il est infiniment beau ! Qu’ici ce qu’il y a d’ancien a été renversé et que la vie se bat à mains nues pour établir irréfutablement sa vérité, pour les cygnes blancs de sa résurrection, pour quelque chose de bien plus grand et de meilleur que ce morceau de ciel étoilé qu’on voit par la fenêtre noire aux carreaux cassés : pour l’avenir de toute l’humanité.

Le contact se fait une fois tous les cent ans et il y a transfusion d’un sang nouveau. Ces paroles magnifiques, ces paroles presque surhumaines de beauté, et l’odeur de la sueur vivante, de la respiration vivante des autres qui dorment à votre côté sur le sol. Pas de cauchemars, pas de sentimentalités, mais demain à l’aube le camarade G., un bolchévik tchèque, préparera une omelette pour toute la « bande » ; et le chef d’état-major mettra une vieille chemise rêche et raide, lavée la veille. Le jour se lèvera et quelqu’un mourra en sachant au dernier instant que la mort n’est qu’une chose parmi d’autres, et que ce n’est pas la chose la plus importante du tout ; il mourra en sachant qu’encore une fois Sviajsk n’est pas tombée et que sur le mur crasseux demeure l’inscription à la craie : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »

Contre le courant

Les journées pluvieuses d’août se suivirent. Nos lignes clairsemées et mal armées ne cédèrent pas, le pont resta entre nos mains et les renforts commencèrent à arriver de l’arrière, de quelque part très loin.

De vraies lignes de téléphone et de télégraphe vinrent s’attacher aux toiles d’araignées d’automne qui flottaient au vent et une sorte d’énorme appareil lourd et branlant commença à fonctionner dans cette gare perdue – Sviajsk, ce point minuscule, à peine discernable sur la carte de la Russie, où la révolution s’était accrochée dans un moment de fuite et de désespoir. Ici se révéla le génie organisateur de Trotsky qui sut reconstituer les filières d’approvisionnement, amener à Sviajsk, par des voies ferrées manifestement sabotées, une artillerie fraîche et quelques régiments, bref tout ce qu’il fallait pour la résistance et l’offensive. Il faut se rappeler qu’on était en 1918, à une époque où la démobilisation battait encore son plein, où le passage dans les rues de Moscou d’un détachement de soldats rouges bien vêtus faisait sensation. C’était remonter le courant, lutter contre la fatigue de quatre années de guerre, contre les eaux impétueuses de la révolution qui emportaient par tout le pays les épaves de l’ancienne discipline tsariste exécrée, et contre la haine farouche de tout ce qui ressemblait à des officiers gueulant des ordres, à la caserne, à la vie militaire d’autrefois.

Malgré tout cela, le ravitaillement apparut devant nos yeux. Des journaux, des bottes et des capotes arrivèrent. Et partout où l’on distribue des bottes pour de bon il y a un état-major vraiment solide ; là, les choses sont stables ; l’armée campe fermement sur ses positions et ne pense pas à fuir. Les bottes, c’est quelque chose de sérieux !

L’ordre du Drapeau rouge n’existait pas encore à l’époque de Sviajsk, sinon on en aurait distribué des centaines. Tout le monde, y compris les peureux et les nerveux, et les travailleurs ordinaires, et les simples soldats de l’Armée rouge, tous, sans la moindre exception, ont accompli des actes d’héroïsme incroyables ; tous se sont surpassés, comme les fleuves sortant de leur lit au printemps, tous ont débordé avec joie de leur niveau habituel.

C’était cela l’ambiance. Je me souviens d’avoir reçu alors, par un hasard extraordinaire, quelques lettres de Moscou. On y parlait de l’exultation de la petite bourgeoisie qui se préparait à répéter les jours terribles de la Commune de Paris.

Et pendant ce temps-là le front le plus avancé et le plus exposé de la République tenait à un fil, une ligne de chemin de fer. De là partit la flamme qui provoqua une conflagration héroïque sans précédent, une guerre qui dura trois ans encore, trois ans de faim, de typhus, et d’errance.

Les hommes qui l’accomplirent

A Sviajsk, Trotsky parvint à donner une colonne vertébrale d’acier à l’Armée qui venait de naître. Il s’ancra au sol et refusa de céder le moindre pouce de terrain quoi qu’il advînt. Il fut capable de montrer à cette poignée de défenseurs un sang-froid plus glacé que le leur. Mais à Sviajsk Trotsky n’était pas seul. Il y avait de vieux militants du parti, de futurs membres du Conseil militaire révolutionnaire de la République et de Conseils militaires des différentes armées que les historiens de la Guerre civile appelleront à l’avenir les maréchaux de la Grande Révolution. Rosengoltz et Goussev, Ivan Nikititch Smirnov, Kobozev, Mejlaouk, l’autre Smirnov et bien d’autres camarades dont j’ai oublié le nom. Parmi les marins je me souviens de Raskolnikov et de notre regretté Markine.

En l’espace de quelques jours, Rosengoltz transforma son wagon en bureau du Conseil révolutionnaire de la Guerre ; des cartes apparaissaient, des machines à écrire crépitaient – trouvées on ne sait où. Bref, Rosengoltz s’était mis à bâtir un robuste appareil d’organisation aux lignes d’une rectitude géométrique, aux embranchements précis, de conception très simple et avec une capacité de travail infinie.

Plus tard, partout où le travail piétinait, on envoyait immédiatement Rosengoltz sur place, quels que soient l’armée ou le front, comme on amène dans un sac une abeille-reine à une ruche perturbée : il se mettait sur-le-champ à construire, organiser, former des cellules, faisant vibrer les câbles du télégraphe. Pourtant Rosengoltz, en dépit de son manteau militaire et du gros pistolet suspendu à sa ceinture, n’avait rien de martial, ni dans l’allure ni dans son visage pâle plutôt doux. Ce n’était pas du tout dans ce domaine que résidait sa force, mais plutôt dans sa capacité organique de régénérer, de réorganiser, d’intensifier fiévreusement la circulation ralentie du sang, jusqu’à une vitesse explosive. Aux côtés de Trotsky il était comme une dynamo, régulière, bien huilée, silencieuse, actionnant jour après jour des leviers puissants, tissant une toile organisationnelle indéchirable.

Je ne me souviens pas quel genre de travail I.N. Smirnov accomplissait officiellement dans l’état-major de la Cinquième Armée, s’il était membre du Conseil révolutionnaire de la Guerre ou s’il était en même temps aussi responsable du Département politique. Mais quels que soient les titres ou le cadre de son travail, il incarnait l’éthique de la révolution. Il représentait le critère moral le plus élevé : la conscience communiste de Sviajsk.

Même parmi les soldats sans parti et parmi les communistes qui ne l’avaient pas connu auparavant, sa correction et sa probité absolues furent tout de suite reconnues. Il ne savait sans doute pas combien on le craignait, combien on avait peur de se montrer lâche et faible devant lui, devant cet homme qui ne criait jamais, qui se bornait à être lui-même, tranquille et brave. Personne ne commandait le respect autant qu’Ivan Nikititch. On sentait qu’il serait, dans les pires moments, le plus brave et le plus intrépide.

Avec Trotsky on tomberait au combat après avoir brûlé sa dernière cartouche, on mourrait avec enthousiasme, oubliant ses blessures. Trotsky incarnait le pathos sacré du combat, les mots et les gestes évocateurs des plus belles pages de la Révolution française.

Mais avec le camarade Smirnov (c’est ce qui nous semblait à l’époque et c’est ce que nous nous disions tout bas, allongés par terre, serrés les uns contre les autres durant ces nuits d’automne déjà fraîches), avec Smirnov on se sentirait parfaitement calme au pied du mur, interrogé par les blancs dans la fosse sordide d’une prison. Oui, c’est ainsi qu’on parlait de lui à Sviajsk.

Boris Danilovitch Mikhaïlov arriva un peu plus tard, directement de Moscou, je crois, ou en tout cas du centre. Il arriva vêtu d’un manteau de civil, avec au visage cette expression illuminée et facilement changeante des gens qui viennent de sortir de prison ou qui arrivent d’une grande ville.

En l’espace de quelques heures il fut complètement saisi par l’ivresse sauvage de Sviajsk. Il se changea, partit avec une patrouille de reconnaissance vers Kazan tenue par les blancs, et il revint trois jours plus tard, fatigué, le visage tanné par le vent, le corps infesté de vermine. Mais d’un autre côté il revenait sain et sauf.

C’est un spectacle fascinant de voir la transformation intérieure profonde qui s’opère chez les gens qui arrivent sur le front révolutionnaire : ils prennent feu comme un toit de chaume allumé des quatre côtés, et ensuite en refroidissant ils deviennent un bloc de fonte réfractaire, parfaitement net et uniforme.

Mejlaouk était le plus jeune de tous. Valerian Ivanovitch. C’était particulièrement dur pour lui. Son petit frère et sa femme étaient restés à Kazan et la rumeur disait qu’ils avaient été fusillés. Il s’avéra plus tard que son frère était effectivement mort là-bas et que sa femme avait horriblement souffert. On ne se plaignait pas souvent de son propre sort à Sviajsk. Et Mejlaouk gardait un silence loyal ; il faisait son travail et marchait avec son long manteau de cavalerie dans la boue grasse d’automne, tout son être tendu vers un seul point brûlant : Kazan.

Pendant ce temps les blancs commençaient à se rendre compte que la résistance se renforçait et que Sviajsk devenait quelque chose d’important et de dangereux.

Les escarmouches et les attaques intermittentes s’arrêtèrent ; les blancs entamèrent un siège de Sviajsk en bonne et due forme, avec des forces importantes de tous les côtés. Mais ils avaient déjà laissé passer le moment propice.

Le vieux Slavine, commandant de la Cinquième Armée, n’était peut-être pas quelqu’un de brillant mais ce colonel connaissait son métier à fond et en détail ; il se fixa sur un point crucial de la défense, il conçut un plan déterminé et il le mena à bien avec une obstination toute lettone.

Sviajsk tint bon, les pieds fichés en terre comme un taureau, son large front baissé ; inébranlable, il regardait Kazan, secouant ses cornes tranchantes comme des baïonnettes.

Un matin ensoleillé d’automne arrivèrent à Sviajsk des torpilleurs de la Flotte de la Baltique, minces, agiles et rapides. Leur apparition fit sensation. L’Armée sentait maintenant que le côté du fleuve était protégé. Une série de duels d’artillerie commença sur la Volga, trois ou quatre fois par jour. Notre flottille, couverte par le feu de nos batteries dissimulées le long de la rive, s’aventurait maintenant assez loin à l’avant. Ces incursions finirent par devenir extrêmement audacieuses. Le marin Markine, l’un des fondateurs et des plus grands héros de la flotte rouge, s’aventura ainsi le matin du 9 septembre à bord d’un remorqueur blindé peu maniable jusque sur les jetées de Kazan, il mit en fuite les servants des batteries ennemies à coups de mitrailleuse et il ôta les percuteurs de plusieurs canons.

Une autre fois, tard dans la nuit du 30 août, nos bateaux s’approchèrent tout près de Kazan, bombardèrent la ville, mirent le feu à plusieurs barges chargées de munitions et de nourriture et se retirèrent sans avoir perdu un seul vaisseau. Trotsky et le commandant se trouvaient sur l’un de ces bateaux, le torpilleur « Protchny », qui dut réparer son gouvernail alors qu’il dérivait le long d’une barge ennemie, à portée immédiate des canons de l’artillerie blanche.

Vatsétis, le commandant en chef du front oriental, arriva à un moment où l’offensive contre Kazan était déjà lancée. Nous n’avions pour la plupart d’entre nous, y compris moi-même, pas d’information très précise sur le résultat de la conférence. Une seule chose devint rapidement connue de tous et saluée d’une profonde satisfaction générale : le vieux (c’est ainsi que nous appelions notre commandant entre nous) avait exprimé son désaccord avec Vatsétis qui voulait attaquer Kazan par la rive gauche du fleuve. Le commandant voulait lancer l’assaut depuis la rive droite qui domine la ville, alors que la rive gauche est plate et exposée.

Les blancs avancent

Mais au moment précis où la Cinquième Armée tout entière était prête à l’attaque et où le gros de ses forces commençait finalement à avancer malgré d’incessantes contre-attaques et plusieurs grosses batailles durant des journées entières, trois « sommités » de la Russie blanche se réunirent pour mettre fin à la longue épopée de Sviajsk. Savinkov, Kappel et Fortunatov, à la tête d’une force considérable, lancèrent un raid audacieux contre une gare située près de Sviajsk, dans le but de prendre Sviajsk elle-même et le pont sur la Volga. Le raid fut brillamment mené ; après un long détour, les blancs fondirent soudainement sur la gare de Chikhrana, la mirent en pièces, saisirent les bâtiments de la gare, coupèrent la liaison avec le reste de la ligne de chemin de fer et incendièrent un train de munitions qui était garé là. La petite unité qui défendait Chikhrana fut massacrée jusqu’au dernier homme.

Et ce n’est pas tout : ils pourchassèrent et exterminèrent tout ce qu’il y avait de vivant dans cette petite gare. J’eus l’occasion de voir Chikhrana quelques heures après le raid. L’endroit portait les stigmates de la violence pogromiste complètement irrationnelle caractéristique de toutes les victoires de ces messieurs, qui ne se sentaient jamais les maîtres et futurs habitants du territoire qu’ils avaient accidentellement et temporairement conquis.

Dans une cour gisait une vache assassinée d’une manière atroce (je dis bien assassinée, pas tuée) ; le poulailler était jonché de poulets morts, criblés de façon absurde, trop humaine. Le puits, le petit potager, le château d’eau et les maisons avaient été traités comme s’il s’agissait d’êtres vivants capturés ou plutôt de bolchéviks et de Juifs. Tout avait été éviscéré. Les animaux et les objets inanimés traînaient de tous côtés, décimés, violés, défigurés. Au milieu de cette horrible scène de dévastation, qui avait été une habitation humaine, la mort indescriptible, inexprimable, de quelques cheminots et soldats de l’Armée rouge pris par surprise paraissait tout à fait dans l’ordre des choses.

Seuls les tableaux qu’a faits Goya de la campagne et de la guérilla en Espagne montrent une pareille harmonie d’arbres battus par les vents et ployant sous le poids des pendus, de poussière sur les routes, de sang et de pierre.

Depuis la gare de Chikhrana le détachement de Savinkov s’était dirigé vers Sviajsk, longeant la voie ferrée. Nous envoyâmes notre train blindé « Russie libre » à sa rencontre. Autant que je me souvienne il était équipé de canons de marine à longue portée. Mais son commandant ne fut pas à la hauteur de la tâche. Assailli sur deux côtés (à ce qu’il lui semblait), il abandonna son train et se précipita « au rapport » devant le Conseil révolutionnaire de la Guerre.

En son absence, le « Russie libre » fut taillé en pièces et incendié. Sa carcasse noire fumante resta longtemps couchée sur le côté au bord de la voie, tout près de Sviajsk.

Après la destruction du train blindé, la voie vers la Volga semblait tout à fait libre. Les blancs étaient juste sous Sviajsk, à une verste et demie ou deux du quartier général de la Cinquième Armée. Cela provoqua la panique. Une partie du Département politique, sinon sa totalité, se précipita vers la jetée pour embarquer sur les vapeurs.

Le régiment, qui combattait presque sur les rives de la Volga mais plus en amont, hésita puis s’enfuit avec ses commandants et commissaires. Ses détachements affolés se retrouvèrent vers le matin à bord des navires d’état-major dirigeant la flotte de guerre de la Volga.

A Sviajsk il ne restait que l’état-major de la Cinquième Armée avec ses officiers, et le train de Trotsky.

Comment Sviajsk fut sauvée

Léon Davidovitch [Trotsky] mobilisa tout le personnel du train, les garçons de bureau, les télégraphistes, les infirmiers et la garde commandée par le chef d’état-major de la flotte, le camarade Lepetenko (qui d’ailleurs était l’un des soldats les plus courageux et dévoués de la révolution et dont la biographie pourrait bien offrir à ce livre son plus beau chapitre) – quiconque en un mot pouvait tenir un fusil.

Les bureaux se vidèrent, il n’y eut plus d’arrière. Tout fut jeté à la rencontre des blancs qui avaient avancé presque jusqu’à la gare. De Chikhrana aux premières maisons de Sviajsk toute la voie était labourée par les obus, couverte de cadavres de chevaux, d’armes abandonnées et de cartouches vides. Plus on s’approchait de Sviajsk, plus c’était le chaos. Les blancs dépassèrent l’énorme squelette calciné du train blindé qui fumait encore, dégageant une odeur de métal fondu, et là leur avancée fut stoppée. Les blancs qui avaient poussé jusqu’aux abords de Sviajsk reculèrent comme le ressac pour se jeter à nouveau contre les réserves de Sviajsk, mobilisées en hâte. Les deux camps s’affrontèrent alors pendant plusieurs heures, et il y eut de nombreux morts.

Les blancs se croyaient en présence de troupes fraîches, bien organisées, que même leur service de renseignement n’avait pas remarquées. Leurs soldats, épuisés par un raid de 48 heures, eurent tendance à surestimer la force de l’ennemi ; ils étaient loin de soupçonner que face à eux il n’y avait qu’une poignée de combattants rassemblés à la hâte, et que derrière ceux-ci il n’y avait que Trotsky et Slavine, assis après une nuit blanche devant une carte dans une salle enfumée du quartier général déserté, au centre de Sviajsk où il n’y avait plus âme qui vive et où les balles sifflaient dans les rues.

Cette nuit-là, comme les précédentes, le train de Léon Davidovitch était resté là comme toujours, sans sa locomotive. On ne dérangea pas un seul des détachements de la Cinquième Armée qui avançaient vers Kazan ou qui s’apprêtaient à la prendre d’assaut, on n’en préleva pas un seul du front pour couvrir Sviajsk qui était pratiquement sans défense. L’armée et la flotte ne furent informées de l’attaque nocturne qu’une fois que tout était fini et que les blancs étaient déjà en train de se retirer, convaincus d’avoir affaire à toute une division.

Le lendemain, 27 déserteurs qui avaient fui sur les bateaux au moment le plus critique furent jugés et fusillés. Il y avait parmi eux plusieurs communistes. On a beaucoup parlé plus tard de l’exécution de ces 27 déserteurs, notamment à l’arrière, bien sûr, où l’on ne savait pas à quel point la route de Moscou ne tenait qu’à un fil, et avec elle toute notre offensive contre Kazan entreprise avec nos derniers moyens et nos dernières forces.

Pour commencer, on disait partout dans l’armée que les communistes s’étaient montrés lâches, que la loi n’était pas faite pour eux, qu’ils pouvaient déserter impunément alors qu’on fusillait les simples soldats comme des chiens.

Sans l’extraordinaire courage de Trotsky, du commandant de l’armée et des membres du Conseil révolutionnaire de la Guerre, la réputation des communistes travaillant dans l’armée aurait été ruinée pour longtemps.

Quand une armée subit toutes les privations possibles pendant six semaines, quand elle se bat pratiquement à mains nues, sans même des bandages, aucun beau discours ne peut faire croire que la lâcheté n’est pas de la lâcheté et que la culpabilité peut avoir des « circonstances atténuantes ».

On dit que parmi ceux qui furent fusillés il y avait beaucoup de bons communistes, certains même dont la faute était rachetée par les services qu’ils avaient déjà rendus à la révolution, par des années de prison et d’exil. C’est parfaitement vrai. Personne ne prétend qu’ils périrent au nom des préceptes du vieux code militaire qui dit qu’il faut « faire un exemple » quand au milieu des roulements de tambour on fait « œil pour œil, dent pour dent ». Bien sûr que Sviajsk était une tragédie.

Mais tous ceux qui ont vécu la vie de l’Armée rouge, qui sont nés et sont devenus forts avec elle dans les batailles de Kazan, témoigneront que l’esprit d’airain de cette armée n’aurait jamais pu se forger, que la fusion entre le parti et la masse des soldats, entre la base et le sommet du commandement, rien de tout cela n’aurait pu se faire si, à la veille de l’assaut sur Kazan où des centaines de soldats allaient perdre la vie, le parti n’avait pas montré clairement aux yeux de tous qu’il était prêt à offrir à la Révolution ce grand sacrifice sanglant ; et que pour le parti aussi les lois sévères de la discipline entre camarades s’appliquent, que le parti a le courage d’appliquer sans faiblir les lois de la République soviétique à ses propres militants aussi.

Il y eut 27 fusillés, et cela combla la brèche que les blancs avaient réussi à ouvrir dans la cohésion et la confiance en elle-même de la Cinquième Armée. Cette salve, qui punissait des communistes, des commandants et de simples soldats pour leur lâcheté et leur comportement déshonorant sur le champ de bataille, força la partie la moins consciente de la masse des soldats, les plus enclins à déserter (car il y en avait bien sûr), à se ressaisir et à se ranger avec ceux qui allaient consciemment et sans la moindre contrainte au combat.

C’est à ce moment précis que se décida le sort de Kazan, et non seulement cela mais le sort de toute l’intervention blanche. L’Armée rouge reprit confiance, elle se régénéra et se renforça pendant les longues semaines de défense et d’attaque.

C’est dans une situation de danger constant et de grandes épreuves morales qu’elle élabora ses lois, sa discipline, ses nouveaux statuts héroïques. Pour la première fois s’évanouit la panique face à la technique plus moderne de l’ennemi. On apprit comment avancer sous les tirs d’artillerie ; et, sans qu’on le recherche, par simple instinct de conservation, on inventa de nouvelles méthodes militaires, ces méthodes de combat spécifiques, les méthodes de la Guerre civile, que l’on étudie déjà dans les écoles supérieures de guerre. C’est très important qu’il y ait eu un homme justement comme Trotsky à Sviajsk à ce moment-là.

Le rôle de Trotsky

Quel que soit son titre ou son nom, il est clair que l’organisateur de l’Armée rouge, le futur Président du Conseil militaire révolutionnaire de la République, se devait d’avoir été à Sviajsk et d’avoir vécu toute l’expérience pratique de ces semaines de combat ; il dut mobiliser toutes les ressources de sa volonté et de son génie organisationnel pour défendre Sviajsk, pour défendre l’organisme de l’armée écrasé sous le feu des blancs.

De plus, il y a dans la guerre révolutionnaire encore une autre force, un autre facteur sans lequel on ne peut remporter la victoire : c’est le puissant romantisme de la Révolution, grâce auquel on peut, tout frais revenu des barricades, se mouler dans les formes rigoureuses de l’appareil militaire, sans perdre le pas rapide et léger qu’on a acquis dans les manifestations politiques, ni l’esprit indépendant et la souplesse qu’on a pu acquérir au cours des longues années de travail du parti dans la clandestinité.

Pour l’emporter en 1918 il fallait prendre tout le feu de la révolution, toute sa chaleur incandescente et l’atteler au modèle séculaire, vulgaire, repoussant, de l’armée.

Jusqu’à présent l’histoire a toujours résolu ce problème avec des effets théâtraux imposants mais éculés. Elle faisait monter sur scène un personnage en « tricorne et uniforme de campagne gris », et celui-ci, ou quelque autre général sur un cheval blanc, créait des républiques, des drapeaux, des slogans avec le sang et la moelle révolutionnaires.

La Révolution russe a suivi sa propre voie, en matière d’édification militaire comme en tant d’autres. L’insurrection et la guerre se sont fondues l’une dans l’autre, l’Armée et le Parti se sont développés ensemble, inextricablement entremêlés. L’unité de leurs objectifs mutuels était consignée sur les drapeaux des régiments avec toutes les formules les plus tranchantes de la lutte des classes. A Sviajsk tout cela était encore flou, c’était seulement dans l’air, cherchant son expression.

Il fallait que l’Armée ouvrière et paysanne trouvât son expression d’une façon ou d’une autre ; elle devait prendre sa forme extérieure, produire ses formules à elle, mais comment ? Personne ne le savait encore très bien. On ne disposait bien sûr à l’époque d’aucun précepte, d’aucun programme systématique indiquant comment cet organisme titanesque devait grandir et se développer.

Il y avait seulement un pressentiment créateur dans le parti et dans les masses : une prémonition de cette organisation révolutionnaire militaire qu’on n’avait jamais vue auparavant et dont chaque jour de combat soufflait une nouvelle caractéristique.

Ce fut là le grand mérite de Trotsky : il attrapait au vol le moindre geste des masses qui portât déjà en lui-même la marque de cette formule organisationnelle singulière tant recherchée.

Il triait et mettait en place toutes les menues formules pratiques grâce auxquelles Sviajsk assiégée simplifiait, hâtait ou organisait son travail de combat. Et cela pas seulement dans un sens technique étroit. Non. Toute nouvelle collaboration réussie entre un spécialiste et un commissaire, entre celui qui commande et celui qui exécute l’ordre et en porte la responsabilité, toute nouvelle collaboration était immédiatement transformée en ordre, circulaire ou règlement, une fois qu’elle avait subi le test de l’expérience et qu’elle avait été clairement formulée. De cette manière l’expérience révolutionnaire ne fut pas perdue, oubliée ou déformée.

La norme obligatoire pour tous n’était pas la médiocrité mais au contraire ce qu’il y avait de mieux, les idées de génie venues des masses elles-mêmes dans les moments de lutte les plus enflammés et les plus créatifs. Dans les petites choses comme dans les grandes, que ce fût des questions complexes comme la division du travail entre les membres du Conseil révolutionnaire de la Guerre ou un geste rapide, vif, amical échangé lorsque se saluaient un commandant rouge et un soldat, chacun occupé et pressé d’aller quelque part, tout cela, il fallait le tirer de la vie, l’assimiler et le rendre aux masses sous forme de norme universelle. Et quand les choses n’avançaient pas, que cela coinçait ou allait mal, il fallait comprendre pourquoi cela n’allait pas, il fallait aider, tirer comme la sage-femme tire le nouveau-né lors d’un accouchement difficile.

On peut s’exprimer avec la plus grande clarté, donner à une nouvelle armée une forme plastique impeccable et rationnelle, et malgré tout stériliser son esprit, le laisser s’évaporer sans pouvoir le garder vivant dans le dédale des formules juridiques. Pour éviter ce piège il faut être un grand révolutionnaire. Il faut posséder l’intuition d’un créateur et avoir en soi un puissant émetteur radio sans lequel on ne peut aller au contact des masses.

En dernière analyse, c’est précisément cet instinct révolutionnaire qui est le tribunal suprême ; c’est lui qui purifie sa nouvelle justice créatrice de toutes les tendances arriérées et contre-révolutionnaires cachées. Il attaque violemment la justice formelle trompeuse au nom de la justice prolétarienne supérieure, qui ne permet pas que ses lois souples s’ossifient et perdent tout rapport avec la vie, qu’elles soient un poids superflu, mesquin, irritant sur les épaules des soldats de l’Armée rouge.

Trotsky avait justement ce sens intuitif.

Jamais il ne permettait au soldat, au chef militaire, au commandant qu’il y avait en lui de supplanter le révolutionnaire. Et quand de sa voix métallique surhumaine il confrontait un déserteur, il était terrifiant, un grand rebelle qui pouvait écraser et tuer quiconque pour sa lâcheté, sa trahison, non pas d’un point de vue militaire mais du point de vue de la cause révolutionnaire mondiale.

Trotsky n’aurait pas pu faire preuve de lâcheté. Le mépris de cette armée extraordinaire l’aurait écrasé ; elle n’aurait pu pardonner à un faible d’avoir versé le sang de 27 de ses frères lors de sa première victoire.

Quelques jours avant l’occupation de Kazan par nos troupes, Léon Davidovitch avait dû quitter Sviajsk ; il avait été rappelé à Moscou à la nouvelle de la tentative d’assassinat contre Lénine. Mais ni le raid de Savinkov contre Sviajsk, organisé avec un remarquable savoir-faire par les socialistes-révolutionnaires, ni, presque au même moment, la tentative d’assassinat de ce même parti contre Lénine, ne pouvaient plus arrêter l’Armée rouge. La vague finale de l’offensive engloutit Kazan.

Les troupes embarquèrent tard dans la nuit du 9 septembre et au petit matin, vers 5 heures et demie, les lourds transporteurs de troupes à plusieurs ponts, escortés par des torpilleurs, approchèrent des quais de Kazan. C’était étrange de naviguer dans la pénombre à la lueur de la lune, de passer devant le moulin au toit vert, à moitié détruit, derrière lequel on avait repéré une batterie blanche ; puis devant le « Dauphin » à moitié calciné, pillé, échoué sur le rivage désert ; et devant tous les méandres, langues de terre, anses et bancs de sable familiers où du matin au soir la mort avait rôdé pendant de si longues semaines, où s’étaient élevées les volutes de fumée, où avaient jailli les gerbes dorées des tirs d’artillerie.

Nous naviguions tous feux éteints, dans un silence absolu, sur la Volga qui coulait, noire, froide et lisse. Derrière nous, une légère écume vibre sur le morne sillage, lavé par des vagues, oubliant tout, coulant avec indifférence vers la mer Caspienne. Et pourtant l’endroit où glissait maintenant silencieusement l’énorme bateau était hier encore un maelström déchiré et labouré par l’explosion incessante des obus. Ici, un oiseau nocturne a effleuré il y a un instant de son aile l’eau d’où montait une légère volute de brume dans l’air froid, alors qu’hier encore jaillissaient tant de fontaines blanches d’écume ; hier les ordres tonnaient sans arrêt ; les torpilleurs effilés traçaient leur chemin dans la fumée, les flammes et une pluie d’éclats d’acier, la coque tremblant sous l’impatience comprimée des moteurs et le recul des batteries doubles de canon qui tiraient un coup à la minute, émettant un son semblable à un hoquet d’acier.

On tirait, on se dispersait sous une grêle d’obus cliquetants, on épongeait le sang sur les ponts… Et maintenant tout est silence ; la Volga coule comme elle coulait il y a mille ans, comme elle coulera encore pendant des siècles.

Nous atteignîmes les quais sans tirer un seul coup de feu. Les premières lueurs de l’aube éclairaient le ciel. Dans la pénombre grise et rose commençaient à émerger de noirs fantômes bossus et calcinés. Grues, poutres de bâtiments incendiés, poteaux télégraphiques renversés, tout cela semblait avoir enduré une tristesse sans borne, perdu toute sensibilité, comme un arbre aux branches difformes et dénudées. Un royaume de la mort lavé par les roses glacées de l’aube nordique.

Et les canons abandonnés, la gueule vers le haut, ressemblaient dans la pénombre à des figures abattues, pétrifiées dans leur désespoir muet, la tête relevée par des mains froides et humides de rosée.

Brouillard. On commence à trembler de froid et de tension nerveuse ; l’air est imbibé de l’odeur de cambouis et de cordages enduits de résine. Le col bleu de l’artilleur tourne avec le mouvement du corps, regardant avec surprise la rive déserte et silencieuse reposant dans un silence de mort.

C’est cela la victoire.


Trotsky

XVI – Chef de guerre [1]

Tout en construisant l’Armée rouge, Trotsky l’a dirigée dans la guerre civile et contre l’intervention étrangère qui ont commandé sa naissance. Il ne l’a pas dirigée, comme les chefs de guerre de son époque, d’une capitale – le gouvernement s’est installé a Moscou, au Kremlin, au moment où il a pris ses fonctions –, ni dans le quartier général fortifié de Serpoukhov. Comme pendant les guerres de la France révolutionnaire, le chef, ici, était au front, et, du fait de l’étendue de la zone d’opérations et du nombre des fronts, sur celui d’entre eux où la situation était la plus difficile et où il estimait donc sa présence nécessaire.

Pendant les deux années et demie que dura la guerre civile, Trotsky vécut, travailla, dirigea l’Armée rouge à partir de son train de commandement, ce « train du président du conseil révolutionnaire de la Guerre » qu’il appelle « le train » dans son autobiographie. On l’avait organisé sur son ordre, à la hâte, à Moscou dans la nuit du 7 au 8 août 1918, et il en était parti au petit matin, restant en circulation ou en stationnement au front jusqu’à la fin de la guerre civile [2]. Alfred Rosmer, qui y vécut quelques semaines, indique, après avoir parlé du wagon de Trotsky :

« Le wagon suivant était celui des secrétaires, puis venaient successivement l’imprimerie, la bibliothèque, la salle de jeux, le restaurant, un wagon de vivres et de vêtements de réserve, un service d’ambulance, enfin un wagon spécialement aménagé pour les autos [3]. »

Cet « appareil volant de gouvernement [4] », comme écrit Trotsky, comportait en outre, selon lui, une station télégraphique, une station radio que surmontait à l’arrêt une antenne immense, un groupe électrogène, un wagon de bains-douches, un dépôt de matériel, un ou deux wagons de mitrailleuses – les seuls à être blindés, avec les locomotives [5]. Toujours selon Trotsky, le wagon-garage était assez vaste pour contenir, outre une citerne d’essence, plusieurs camionnettes et voitures légères. Le train était très lourd, et il fallait deux locomotives pour le tracter ; plus tard, il fut coupé en deux convois. Quand il stationnait, l’une des deux locomotives servait à des liaisons rapides. L’autre, en permanence sous pression, était toujours prête pour un départ d’urgence [6].

Sur le cadre même de la vie et du travail de Trotsky dans le train, Rosmer raconte :

« Le wagon du commissaire du peuple était celui du ministre tsariste des Chemins de fer. Trotsky l’avait adapté à son usage ; le salon avait été transformé en bureau-bibliothèque ; l’autre partie comprenait la salle de bains, flanquée de chaque côté d’un étroit cabinet, juste la place d’un divan. [...] La table de travail occupait la quasi-totalité d’un des côtés sur la paroi duquel une grande carte de Russie était accrochée ; au long des deux parois faisant angle, des rayons chargés de livres, encyclopédies, ouvrages techniques, d’autres sur les sujets les plus variés attestaient la curiosité universelle du nouvel occupant ; il y avait même un coin français où je trouvai la traduction française des études marxistes d’Antonio Labriola ; cependant je ne fus pas peu surpris d’y voir le Mallarmé de Vers et Prose, à couverture bleue, de la Librairie académique Perrin [7]. »

Les documents qui pourraient servir de base à une histoire du train sont encore aujourd’hui enfouis dans les archives militaires soviétiques. Une note indique qu’il effectua au total pendant la guerre civile trente-six trajets, couvrant 97 629 verstes, soit environ 105 000 kilomètres [8]. Rex Winsbury estime qu’on peut doubler ce chiffre [9]. Son centre de liaison permanent était le quartier général du commissariat et du conseil, à Serpoukhov dans un premier temps, à Moscou ensuite, sous l’autorité du commissaire du peuple-adjoint, le jeune médecin militaire E.M. Skliansky, qui s’était révélé un organisateur de premier ordre et fut le plus précieux et, personnellement le plus proche des collaborateurs de Trotsky, avec le chef de cabinet du conseil de la Guerre, G.V. Boutov. Dans ses déplacements et par conséquent dans le train, Trotsky était entouré d’un groupe de secrétaires de confiance : N.I. Sermouks, qui était également commandant du train, M.S. Glazman, qui lui sauva la vie dans une embuscade des blancs, I.M. Poznansky, qui l’accompagnait depuis 1917 et organisa les premières unités de cavalerie rouge, et le benjamin, N.V. Netchaiev. Les voyages étaient évidemment, en principe, des voyages d’inspection. Mais les conditions concrètes de la guerre civile exigèrent beaucoup plus de la cinquantaine d’hommes qui l’habitaient. Trotsky écrit :

« Le travail du train se rapportait étroitement à l’organisation de l’armée, à son éducation, à sa direction et à son ravitaillement. Nous reformions l’armée sous le feu. [...] Il en fut ainsi sur tous les fronts. Avec des détachements de partisans, avec des réfugiés qui avaient échappé aux blancs, avec des paysans mobilisés, dans des districts voisins, avec des troupes ouvrières envoyées par les centres industriels, avec des groupes de communistes et de syndiqués, on créa sur place, au front, des compagnies, des bataillons, des régiments, parfois des divisions entières, Après des défaites et des retraites, une masse friable, prise de panique, était transformée en deux ou trois semaines en troupe combative [10]. »

Le train avait toujours en réserve quelques militants communistes qu’il renouvelait à chaque voyage, un peu de matériel militaire, des vêtements et des bottes, la possibilité de se laver et de manger, des journaux et des brochures de propagande. Quand les réserves s’épuisaient, on appelait Skliansky ou, en cas d’extrême urgence, on organisait une conférence pour trouver sur place ce qui manquait.

A une époque où l’information était difficile et rare, où le matériel radio et téléphonique manquait cruellement, le train était en outre, selon l’expression de Trotsky, « le messager d’autres mondes ». Disposant des moyens radio qui lui permettaient de capter non seulement Moscou, mais une douzaine d’émetteurs européens dont Lyon-La Doua et la Tour Eiffel, il était informé au jour le jour des événements mondiaux : son quotidien, V Pouti (En route) reproduisait et commentait les dépêches des quatre parties du monde, On communiquait d’un wagon à l’autre par téléphone ou signaux optiques.

Administration militaire et politique, centre d’animation, le train était aussi un instrument de combat. Son matériel automobile lui permettait d’importantes incursions au-delà de la ligne de chemin de fer proprement dite, puisqu’il pouvait transporter à des kilomètres des détachements armés de fusils et de mitrailleuses, Les éventuels combattants du train variaient de 150 à 200 hommes, tous vêtus de cuir noir avec un bonnet conique et un insigne métallique au bras [11], Bien groupé autour d’un détachement de choc d’une trentaine d’hommes, le personnel du train était rompu au maniement des armes, et parfaitement entraîné aux opérations de « descente » : l’apparition en un point menacé de cette unité qu’on appelait « la centurie aux vestes de cuir » provoquait généralement sur le moral des troupes un choc bénéfique galvanisant.

En dernière analyse, le train de Trotsky était le symbole de la détermination à se battre jusqu’à la victoire qui se manifestait tous les jours à travers V Pouti. Quand il demanda à Trotsky, le 22 août 1918, de se rendre sur le front de Samara où une trahison venait de se produire, Lénine lui assura que « son apparition sur le front » ferait « de l’effet sur les soldats et sur l’armée entière [12] », Il en fut ainsi bien des fois. L’ancien combattant de l’Armée rouge, devenu diplomate, Alexandre Barmine, se souvient, en Occident, de la campagne contre la Pologne et de l’offensive des troupes polonaises du général Haller :

« Une nouvelle attaque de Haller lui permit de s’emparer de Rechitsa et de traverser le fleuve. Gomel allait tomber au pouvoir de l’ennemi quand arriva Trotsky. Déjà les convois d’évacuation, ces lamentables convois d’attelages trimbalant des coffres, des papiers, des restes de stocks, se traînaient le long des routes de Novozybkov, déjà les présidents de l’exécutif et de la Tchéka filaient en automobile – et il ne restait plus à la gare que le train blindé, ce train des batailles perdues, [...] quand tout changea. [...] Trotsky visita les premières lignes. Il nous harangua. Il fit passer sur nous ce souffle d’énergie qu’il apportait partout dans les moments tragiques. La situation, catastrophique l’avant-veille, était rétablie par miracle. Ce n’était en réalité que le miracle tout à fait naturel de l’organisation et de la volonté [13]. »

La première intervention de l’Armée rouge commandée par Trotsky – avant même la formation du train – fut l’opération de police menée à partir du 6 juillet 1918 dans la capitale contre ce qu’il est convenu d’appeler « le soulèvement des s.r. de gauche » [a]. Adversaires déterminés de la paix de Brest-Litovsk, ces derniers s’étaient fixé pour objectif de provoquer la reprise de la guerre contre l’Allemagne et comptaient sur le terrorisme pour parvenir à leurs fins. Ils utilisèrent dans ce but les positions qu’ils détenaient à l’intérieur de la Tchéka – la Commission spéciale pour la lutte contre la contre-révolution – et particulièrement les moyens en matériel dont disposait l’un d’entre eux, V.A. Aleksandrovitch, qui en était le vice-président.

Le 6 juillet, deux jeunes tchékistes membres du Parti s.r. de gauche et pièces maîtresses de la conspiration, A. Andreiev et Ia. G. Blumkine, se présentaient à l’ambassade d’Allemagne munis de documents officiels attestant de leur qualité et de leur mission. Admis dans le bureau de l’ambassadeur, le comte von Mirbach, ils l’abattirent et prirent la fuite. Dans la foulée, un détachement de tchékistes commandés par un s.r. de gauche, Popov, procéda par surprise à plusieurs arrestations, dont celles des dirigeants de la Tchéka, Dzerjinsky et Latsis, du président du soviet de Moscou, Smidovitch, et du commissaire du peuple aux Postes, Podbielsky. Il s’empara aussi des locaux centraux de la Tchéka et du bâtiment central des Postes [14].

L’organisme spécialement chargé de la répression, dont une partie était au cœur de la conspiration, étant ainsi paralysé, la riposte ne pouvait venir que de l’Armée rouge, ou plus exactement de la seule unité régulière dont elle disposait alors à Moscou, les chasseurs lettons que dirigeait l’ancien colonel Vatsetis, assisté d’un révolutionnaire énergique, le commissaire politique Peterson. Ils agirent de concert avec un détachement de volontaires internationaux recrutés parmi les anciens prisonniers de guerre et dirigés par le Hongrois Béla Kun. Les combats furent brefs. La troupe de Béla Kun reprit le bâtiment des postes, tandis que les chasseurs lettons mettaient en déroute les rebelles qui venaient d’ouvrir le feu sur le Kremlin. Au soir du 7 juillet, le « soulèvement » était écrasé, et les soldats rouges avaient fait quelques centaines de prisonniers. Les premiers résultats de l’enquête révélèrent la médiocrité de l’entreprise, le manque d’enthousiasme des insurgés et la responsabilité des dirigeants des s.r. dans l’insurrection. Ceux d’entre eux, comme le vice-président de la Tchéka, qui avaient utilisé les fonds et les hommes de cette institution gouvernementale pour assassiner un diplomate allemand et se soulever les armes à la main furent passés par les armes.

L’épisode ne vaudrait pas en lui-même d’être mentionné dans la biographie de Trotsky si ce dernier ne lui avait pas donné, sur un point précis, une suite étonnante, en tout point digne de sa personnalité. Quelques heures ou quelques jours en effet après le soulèvement manqué, il se rendit personnellement à la prison pour interroger les meurtriers de l’ambassadeur. L’interrogatoire du jeune Blumkine – qui n’avait pas dix-neuf ans – tourna à la discussion politique, se prolongea, puis se renouvela. Au bout du compte, Trotsky réussit à convaincre cet adversaire jeune et valeureux que les bolcheviks avaient eu raison de signer la paix de Brest, que la politique des s.r. de gauche était catastrophique pour la révolution [15]. Le jeune détenu, sous l’influence du commissaire du peuple, devint communiste. Il fut condamné à mort et son exécution officiellement annoncée pour satisfaire aux exigences allemandes.

Dans l’intervalle, Trotsky avait obtenu sa grâce. Libéré, il s’engagea dans l’Armée rouge, adhéra au Parti communiste, devint rapidement l’un des meilleurs agents soviétiques de renseignement et un spécialiste apprécié des questions militaires. Il fut le principal collaborateur de Trotsky dans l’édition de Comment la Révolution fut armée [16]. Le lien à la fois personnel et politique qu’il avait noué avec Trotsky dans sa prison en 1918 ne devait être détruit que par le peloton d’exécution commandé pour lui par Staline.

C’est sur la Volga, à Sviajsk, que le train de Trotsky s’arrêta, quelques jours après la chute de Kazan, de l’autre côté du fleuve, et c’est donc là qu’il fit ses premières armes de chef. Kazan, position clé, était tombée le 6 août 1918 aux mains de l’unité qui constituait alors le fer de lance de la contre-révolution, la Légion tchécoslovaque. Formée par les chefs de l’armée tsariste avec des prisonniers de guerre de l’armée austro-hongroise, armée et conseillée par l’Entente, non désarmée par les bolcheviks, adroitement manipulée par les antibolcheviks, elle s’était soulevée en Sibérie contre le pouvoir des soviets et alliée au nouveau chef militaire des blancs en Sibérie, l’amiral Koltchak.

Son offensive vers l’ouest avait balayé tous les obstacles. Les « Tchèques », comme on disait, avaient pris Kazan le 8 juin, créant une situation exceptionnellement dangereuse, aggravée par la désorganisation des unités rouges, les paniques répétées dans leurs rangs, le soulèvement des s.r. de gauche en juillet 1918. Le gouvernement avait décidé d’envoyer Trotsky sur place dès qu’on avait été informé que la Légion tchécoslovaque menaçait Kazan.

C’étaient des jours de panique : les responsables bolcheviques d’Ekaterinburg, avec l’accord du bureau politique [b], mettaient à mort sans jugement le tsar et sa famille pour éviter leur évasion. Trotsky était absent. Nous savons qu’il ne put dissimuler sa surprise devant l’exécution de l’enfant, mais ne s’exprima pas là-dessus. Nous savons aussi qu’il aurait souhaité éviter cette éventualité pour sauvegarder la possibilité d’un grand procès public du tsar, qui eût été celui de l’Ancien Régime et des partisans de la guerre impérialiste, mais ces considérations étaient alors de peu de poids. Le gouvernement soviétique avait proclamé « la patrie en danger ». Alors que le train roulait vers Kazan – c’est dans le train que Trotsky apprit la chute de la ville –, il rédigeait déjà une proclamation menaçante – « pas de quartier pour les ennemis du peuple » –, annonçait l’institution d’un tribunal militaire révolutionnaire et la loi martiale, l’ouverture de camps de concentration pour les suspects, les contre-révolutionnaires, les spéculateurs [17].

Le train s’arrêta à Sviajsk, sur la rive occidentale de la Volga. L’enjeu de la bataille était très clair. Si les Tchécoslovaques, qu’étaient venus renforcer des unités de Russes blancs, franchissaient le fleuve, la route de Nijni-Novgorod et de Moscou leur était ouverte, et rien ni personne ne pourrait alors les arrêter. Il fallait tenir autour de Sviajsk qui était la position la plus avancée des rouges. Mais la tâche était extraordinairement difficile. Il n’y avait pratiquement plus de front, la situation était tragiquement simple à résumer : désertions massives, prostration des chefs, débandades, trahison partout. Il fallait endiguer la ruée des fuyards, les haranguer, les regrouper, les ramener sur la ligne de feu et obtenir qu’ils y restent. La centurie du train, les hommes aux vestes de cuir et la cinquantaine de jeunes communistes venus de Moscou, dans le train, escortaient Trotsky, le protégeaient de leur mieux jusque sous le feu des artilleurs ennemis toujours bien renseignés, parfois au milieu de la foule hostile des fuyards. Il fallut à plusieurs reprises défendre directement le train, contre des attaques aériennes, mais aussi contre un raid de cavalerie des blancs du colonel Kappel, qui avaient coupé toutes les communications et furent tout près de l’enlever par surprise.

La première communication de Trotsky à l’état-major montre les difficultés rencontrées et les solutions envisagées. Il y réclamait l’accélération du rythme de l’envoi de renforts, un bon orchestre, des revolvers – indispensables, insistait-il, pour maintenir la discipline au front – et, encore et encore, des « communistes sachant obéir et prêts à endurer des privations et à donner leur vie ». Le 15 août, il envoya un rapport. L’armée de Sviajsk était ravitaillée et les soldats nourris. On avait organisé – grâce à un ingénieur anarchiste – une escadrille qui avait commencé à bombarder Kazan de... bâtons de dynamite. On avait mis sur pied un corps d’inspecteurs mobiles du front, des patrouilles montées de dix hommes, capables d’enrayer une débandade et de faire la chasse aux pillards et aux tueurs de l’ombre. Mais il restait un énorme problème : les rumeurs selon lesquelles les communistes échappaient à la règle commune et étaient traités bien moins sévèrement que les autres dans la reprise en main.

Un événement tragique et non souhaité allait couper court aux rumeurs. Au moment du raid des blancs de Kappel contre le train défendu seulement par ses hommes et les officiers d’état-major, le 2e régiment de Pétrograd fut envoyé en renfort. Au cours du transfert, quelques dizaines d’hommes, pris de panique, commandant et commissaire politique en tête, s’emparèrent à la pointe de leurs baïonnettes du vapeur, toujours sous pression à quai pour une évacuation en catastrophe, et obligèrent l’équipage à appareiller. Une canonnière, improvisée sous le commandement de Markine, les obligea à revenir à l’appontement où les passagers déserteurs furent aussitôt désarmés.

Trotsky constitua immédiatement un tribunal militaire sous la présidence de Rosengoltz. Ce dernier condamna à mort vingt-sept accusés, passés par les armes le 29 août. Parmi eux se trouvaient le commandant du régiment, un officier de métier et le commissaire politique, un vieux communiste du nom de Panteleiev [18]. Trotsky n’avait pas fini d’entendre parler de « l’affaire Panteleiev », mais il n’y eut plus désormais de rumeur sur le traitement de faveur des communistes, ni non plus de nouvelles débandades.

La façon dont il prenait des risques en s’exposant personnellement ou au moins en refusant de se protéger réellement, provoquait aussi bien des critiques, très différentes. Il pensait, quant à lui, qu’exigeant tout des hommes sous ses ordres, il ne pouvait faire moins que de courir les mêmes risques qu’eux. Et il fit preuve sur ce plan, de beaucoup de courage et d’obstination. Quand le conseil militaire révolutionnaire de l’armée, se disant gêné par l’insécurité dans laquelle le commissaire du peuple se trouvait, à bord du train en stationnement, décida qu’il travaillerait désormais sur le vapeur sous pression qui stationnait à quai, il fit mine de s’incliner ; le soir même pourtant, il s’embarquait, de nuit, sur un torpilleur, commandé par Raskolnikov, qui partait pour un raid surprise contre l’artillerie côtière ennemie sous Kazan. L’opération réussit et son prestige grandit encore [19].

Larissa Reissner, jeune communiste d’une grande beauté et d’un immense talent littéraire, combattante et agent de renseignements, compagne de Raskolnikov, commissaire politique sur la flottille de la Volga, a vécu ce mois de Sviajsk et en a rapporté un reportage d’une exceptionnelle qualité. Elle écrit :

« Avec Trotsky, c’était la mort au combat après qu’on eut tiré la dernière balle, c’était mourir dans l’enthousiasme, oublieux des blessures. Avec Trotsky, c’était le pathétique sacré de la lutte, mots et gestes rappelant les meilleures pages de la Grande Révolution française [20]. »

Trotsky n’oubliait pas la politique, devant Kazan : journaux, proclamations, tracts lancés par avion, tentaient de convaincre la population ouvrière de la ville, de la protéger des bombardements, d’obtenir son aide directe ou indirecte. Les agitateurs, parcourant les campagnes, haranguaient les paysans, racontaient les atrocités auxquelles se livraient les détachements des blancs. Finalement les conditions furent créées d’une contre-attaque victorieuse. C’est le 10 septembre 1918 que l’Armée rouge entra enfin dans Kazan. Trotsky lança un des ordres du jour dont il avait le secret :

« Le 10 septembre s’inscrira en lettres rouges dans l’histoire de la révolution socialiste. Kazan a été arrachée aux griffes des gardes blancs et des Tchécoslovaques par des unités de la 5e armée. C’est un tournant [21] . »

Après avoir rappelé les difficultés rencontrées et les heures noires de la panique et des débandades, les peines sévères infligées aux déserteurs, le prix dont il avait fallu payer le rétablissement, il concluait :

« Je veux le proclamer ici devant le pays et le prolétariat international : toute la 5e armée a fait son devoir avec honneur. Au nom des commissaires du peuple, je vous dis : Merci, camarades [22] ! »

Il n’oubliait pas, avant de partir. de tendre la main aux soldats de la Légion tchécoslovaque, promettant la liberté et l’égalité des droits en Union soviétique à tous ceux qui déposeraient les armes [23].

La bataille de Kazan avait été pour Trotsky et le commandement de l’Armée rouge une épreuve décisive. Ils savaient désormais qu’ils pourraient combattre et vaincre et savaient comment combattre et vaincre. La victoire était plus convaincante que tous les argument, même les mieux fondés. Trotsky aussi en sortit renforcé. Dans l’enfer de Kazan s’étaient noués des liens puissants entre lui et plusieurs de ses collaborateurs : Ivan Nikititch Smirnov, que Larissa Reissner appelle « la conscience communiste de Sviajsk », « incarnation de l’éthique de la révolution », Arkadi Pavlovitch Rosengoltz, organisateur hors de pair et « reine d’abeille dans sa ruche [24] », et le commissaire letton Karl Ivanovitch Grünstein, étaient désormais des siens.

La chute de Kazan survenait au terme d’une dure période de crise ouverte par l’offensive de la Légion tchécoslovaque et le soulèvement des s.r. de gauche : le passage de ces derniers à l’action terroriste, l’assassinat de deux orateurs populaires – Volodarsky le 20 juin et Ouritsky le 30 août 1918 – l’attentat de F. Kaplan contre Lénine, en avaient marqué les jalons les plus douloureux.

La victoire de Kazan n’en revêtait que plus d’éclat. Le repli des blancs, la reconquête par l’Armée rouge de la région de la Volga, coupaient les s.r. de leur base paysanne, réduisaient ainsi le support populaire du mouvement pour la Constituante. S.r. et mencheviks étaient désormais débordés sur leur droite par les monarchistes et les réactionnaires. L’adversaire du pouvoir soviétique était désormais la contre-révolution ouverte des généraux blancs avec leur programme de réaction pure et simple, leur désir de représailles et la soif de pillage de leurs troupes ; Koltchak à l’est, Denikine au sud, incarnent un adversaire sans masque démocratique : la situation se clarifie. Le plus important est surtout que la victoire de Kazan soit la démonstration de la justesse de la politique militaire de Trotsky : elle donne un vigoureux élan à la construction de l’Armée rouge selon ses principes et les méthodes qu’il préconise.

A la fin septembre 1918, revenu à Moscou, il réorganisa le Conseil suprême de la Guerre en Conseil de guerre révolutionnaire de la République, dont il assurait la présidence. Cet organisme, souverain, après le gouvernement et le c.c. pour toutes les questions militaires, était formé d’hommes proches de lui et jouissant de toute sa confiance. E.M. Skliansky continuait à assurer le travail quotidien. Quatre des dirigeants et inspirateurs de l’armée de Kazan y prenaient place : Vatsetis, nommé commandant en chef, I.N. Smirnov et A.P. Rosengoltz ainsi que l’ancien commissaire politique de la flottille de la Volga, F.F. Raskolnikov. N.I. Mouralov, l’un de ses proches collaborateurs à Moscou depuis le mois de mars, K.I. Iouréniev, un ancien de l’Organisation inter-rayons, complétaient ce groupe soudé.

La deuxième grande étape fut celle du front sud, à partir de Kozlov, où le train stationna pendant plusieurs semaines. Ce front était décisif : là se trouvaient les principales forces, les plus directement menaçantes, en tout cas, des blancs, et la centralisation se heurtait à de vives résistances de la part des militants du parti, anciens partisans et « guérilleros », en particulier à la tête de la 10e armée commandée par K.E. Vorochilov. C’est là que se produisit le premier conflit ouvert entre Trotsky et Staline, un conflit qu’il est facile de suivre aujourd’hui à travers les documents d’archives accessibles en Occident.

Staline n’est pas alors connu, ni à l’étranger, ni même du grand public en Russie soviétique. Ce militant d’origine géorgienne a derrière lui un passé qui n’est pas fait pour le rapprocher de Trotsky à qui il n’a sans doute jamais pardonné ses attaques passées contre les boieviki « expropriateurs », dont il fut. Il ne parle ni n’écrit correctement le russe, mais c’est un organisateur extrêmement capable, que Lénine a remarqué et qui bénéficie de son soutien. Commissaire du peuple aux Nationalités, il l’est également à l’Inspection ouvrière et paysanne. Non élu au comité central lors de la conférence de Prague en 1912, il y a tout de même été coopté, un peu plus tard, sur proposition de Lénine et a été réélu depuis. C’est lui qui, lors du VIe congrès, au lendemain des journées de juillet, a présenté le rapport prévu pour Trotsky, arrêté depuis sa désignation comme rapporteur. Avec le début de la guerre civile, il se voit confier des missions sur les différents fronts et c’est à l’une de ces occasions que se manifeste son inimitié à l’égard de Trotsky, personnage infiniment plus important que lui à cette époque.

Staline, envoyé en mission sur les problèmes de ravitaillement, était arrivé dans le sud le 22 septembre. Probablement désireux de jouer un rôle dans les affaires militaires, le Géorgien s’était installé à Tsaritsyne auprès de Vorochilov, un vieux bolchevik, ancien cheminot. A peu près au même moment, Trotsky procédait à la réorganisation : le 11 septembre, il constituait officiellement le front sud et, le 17, formait un comité de guerre avec Staline, le commandant en chef désigné, Sytine, et Vorochilov. Le conflit éclata presque immédiatement sur la question du siège du comité que Staline et Vorochilov insistaient pour figer à Tsaritsyne, alors que Sytine, avec le soutien de Trotsky, avait prévu de l’installer à Kozlov. Le 3 octobre, Staline se plaignit à Moscou des méthodes de Trotsky et du traitement qu’il était censé infliger aux vieux-bolcheviks qui dirigeaient la 10e armée. La réplique de Trotsky fut cinglante :

« J’insiste catégoriquement pour le rappel de Staline : les choses vont mal sur le front de Tsaritsyne, malgré une surabondance de forces militaires. Vorochilov est apte à commander un régiment, mais pas une armée de 50 000 hommes [25]. »

Trotsky exigeait que « les gens de la 10e armée » se subordonnent sans réserve au commandant du front sud et menaçait même de traduire Vorochilov devant un conseil de guerre. Lénine, visiblement ennuyé de ce conflit, ne pouvait, dans l’immédiat, que reconnaître le bien-fondé des arguments de Trotsky. Le 5 octobre, Staline fut rappelé à Moscou. Il fut nommé, peu après, au Conseil de guerre révolutionnaire de la République, peut-être à titre de consolation. Le 8, il était remplacé à Tsaritsyne, dans le comité de guerre, par le vieux bolchevik A.G. Chliapnikov. Au cours d’un bref séjour à Tsaritsyne, Trotsky avait fait comprendre à Vorochilov qu’il n’accepterait aucune tergiversation, et celui-ci s’était incliné. Une rencontre dans le train avec Staline et une réconciliation de forme avaient apaisé les inquiétudes de Lénine [26].

En réalité, c’était le début d’un conflit désormais cristallisé autour de l’opposition à Trotsky du « groupe de Tsaritsyne » – conflit que ne devait pas apaiser, quelques semaines plus tard, le transfert de Vorochilov et de ses collaborateurs à un important commandement en Ukraine : des désaccords identiques se développèrent aussitôt, Vorochilov ayant la prétention de conserver pour son armée armes, munitions et fournitures prises à l’ennemi. La campagne allait se poursuivre en coulisse, à travers rumeurs et insinuations qui finirent même par voir publiquement le jour dans la Pravda. C’est en effet le 25 décembre 1918 qu’un article signé d’un collaborateur de Vorochilov, A.Z. Kamensky, au milieu des critiques traditionnelles sur l’emploi des spécialistes militaires (qu’il appelait « contre-révolutionnaires tsaristes »), lança des attaques particulièrement graves contre Trotsky, mentionnant le cas de deux militants, commissaires et communistes, I.K. Bedaiev et P.A. Zapoutsky, qui avaient, selon lui, échappé de peu à une exécution sommaire et faisant, à ce propos, allusion au sort de Panteleiev [27]. Ce n’était que le début d’une campagne acharnée...

L’effondrement des Centraux, à la fin de 1918, apporta évidemment un considérable soulagement aux bolcheviks en desserrant l’étreinte immédiate de leurs armées à l’ouest et dans le sud. Il était clair cependant qu’il ne s’agissait que d’un répit et que le danger se précisait d’une intervention de l’Entente victorieuse sur le territoire même de l’union soviétique.

L’histoire de ces mois de la fin 1918 et du début de 1919 est celle d’efforts considérables pour exploiter ce répit, à la fois pour poursuivre la construction de l’armée et pour essayer de prendre de vitesse l’intervention alliée, inévitable mais pas immédiate. Or les armées soviétiques étaient clouées sur leur propre sol par les forces de Koltchak et de Denikine et Krasnov. En Ukraine, où Trotsky souhaitait faire porter l’effort principal, il n’y avait pas d’Armée rouge, mais, résultat de l’occupation allemande, des unités de partisans et de Gardes rouges inaptes à la guerre de mouvement. De son côté, Lénine redoutait par-dessus tout une éventuelle jonction sur la Volga des deux principales armées blanches et adjurait Trotsky de ne pas se laisser entraîner à l’est par la conquête de l’Ukraine.

La correspondance entre les deux hommes est chargée de tension. Trotsky, impressionné par l’hostilité des paysans ukrainiens à la réquisition des grains, multiplie les mises en garde contre la brutalité de la politique rurale des bolcheviks. Pour l’instant, la révolution déferle en Ukraine, et les bolcheviks, qui ont repris Kharkov, ne semblent pas loin de s’assurer la maîtrise de l’Ukraine tandis que l’intervention française, déjà prudente et limitée, reflue, arrêtée par les mutineries des marins. Pourtant Denikine se fait menaçant. En janvier 1919, il est question d’aller à une conférence pour la paix en Russie, dans l’île de Prinkipo, que prétend organiser le président des Etats-Unis, Wilson. Lénine propose à Trotsky de prendre la tête de la délégation soviétique. Ce dernier refuse sans phrases : il ne fera la connaissance de Prinkipo que dix ans plus tard, et dans des conditions tout autres. D’ailleurs la conférence est annulée, car les généraux blancs, forts du soutien français, refusent la médiation de Wilson.

En Ukraine maintenant, le conflit se développe avec l’ancien « groupe de Tsaritsyne », malgré les objurgations de Lénine pour que Trotsky fasse son possible afin de trouver les bases d’ « un travail en commun avec Staline ». Le 11 janvier 1919, Trotsky répond sans détour à ses propositions de compromis :

« Un compromis est naturellement nécessaire, mais pas un compromis pourri. Le nœud de la question, c’est que tous les gens de Tsaritsyne sont maintenant rassemblés à Kharkov. [...] Je considère que le patronage par Staline de la tendance de Tsaritsyne est un ulcère dangereux, pire que n’importe quelle perfidie ou trahison de spécialistes militaires. [...] Vorochilov + les guérillas ukrainiennes + le bas niveau culturel de la population + la démagogie – nous ne pouvons en aucun cas le tolérer [28]. »

Avec la fin de l’hiver, le centre de gravité des opérations militaires est transféré sur le front de l’est. L’amiral Koltchak lance sa grande offensive le 7 mars. La situation des forces de l’Armée rouge se détériore très rapidement, ce qui explique l’absence au IXe congrès de Trotsky et des délégués des cellules de l’armée qui soutiennent sa politique : ils sont tous au front. C’est la première offensive blanche ; il y en aura deux autres, celle de Denikine sur Moscou à l’été et, à l’automne, celle du général Ioudénitch contre Petrograd à partir des Pays baltes.

Trotsky passa les mois de mars et d’avril sur le front de l’est, après la chute d’Oufa le 13 mars et l’avance des troupes de Koltchak vers Simbirsk. Une fois de plus, Moscou était menacée. Il fallut une fois de plus colmater les brèches, renforcer commandement et effectifs, redonner un moral aux combattants, créer de nouveaux régiments. Ce n’étaient plus pourtant les conditions de Kazan : l’Armée rouge qui comptait déjà, à l’entrée de l’automne, un demi-million d’hommes organisés, devait en quelques mois tripler ses effectifs. Elle montrait en outre qu’elle était désormais capable de manœuvrer : le commandant du front, Sergéi Kamenev, ancien colonel d’état-major du temps du tsar, réussissait, à la fin d’avril, un mouvement tournant pour venir frapper le flanc sud des troupes de Koltchak, imprudemment étirées, qui allaient dès lors reculer en désordre.

Cette importante victoire en rase campagne allait être pourtant le point de départ – peut-être seulement l’occasion – de la plus grave crise politique de l’histoire de l’Armée rouge. Il s’agissait au départ d’un désaccord entre techniciens militaires sur la stratégie immédiate. S.S. Kamenev pensait en effet qu’il était souhaitable d’exploiter immédiatement la victoire sur Koltchak, qu’il fallait, selon lui, détruire et poursuivre ; une opération qu’il pensait possible, même si l’on envoyait sur le front sud en péril les renforts nécessaires. Le commandant en chef Vatsetis était opposé à ce plan : il n’excluait pas, en effet, l’hypothèse de l’existence en Sibérie de réserves de Koltchak, donc de possibilité pour les blancs de tendre un piège à leurs poursuivants. Il interdit donc à S.S. Kamenev de poursuivre au-delà de l’Oural l’ennemi en retraite. Trotsky le soutint. Quand S.S. Kamenev fit savoir qu’il allait passer outre, Trotsky le releva de son commandement du front est et, après un congé de quelques semaines, l’envoya commander le front ukrainien [29].

C’est cette mutation qui mit le feu aux poudres. Les commissaires qui collaboraient avec Kamenev, M.M. Lachévitch, S.I. Goussev, K.K. Iouréniev, protestèrent violemment, invoquant les désaccords qui les séparaient de son successeur, le général Samoilo. Smilga, ancien du front de l’est, maintenant à Moscou – où il avait mission de recruter des communistes pour l’armée – les soutint sans réserve, intervint auprès de Lénine, qui reçut personnellement Kamenev et conclut qu’il fallait rapporter la décision, éviter de briser le groupe de commandement de l’est et par conséquent rappeler S.S. Kamenev [30].

Trotsky n’a guère apprécié l’initiative des commissaires politiques en question et déploré ouvertement le jeu de ce qu’il appelait « les liens affectifs du front » [31]. Il a pourtant accepté le retour de Kamenev. Bientôt, ce dernier remporte ses premiers succès, en juillet, contre les koltchakiens. Trotsky, à ce moment, s’est déjà porté sur le front sud pour faire face à l’offensive de Denikine.

Il semble bien qu’on n’ait pas tout de suite compris à Moscou le danger que constituait l’armée Denikine. Déjà Trotsky s’était inquiété à plusieurs reprises, avait réclamé des renforts du fait de l’extrême faiblesse des forces armées rouges en Ukraine et du soulèvement des Cosaques à l’arrière. Il peinait pour modifier le commandement en Ukraine, écarter les Antonov-Ovseenko, Boubnov, Podvoisky, qui, selon lui, capitulaient devant l’ « état d’esprit partisan », quand ils ne le nourrissaient pas. Mais les débuts de l’offensive Denikine furent marqués par des succès retentissants : Kharkov tomba le 25 juin, Kiev le 30.

Revenu à Moscou pour une séance du comité central au début de juillet 1919, Trotsky se trouva donc en présence d’une coalition qui le visait probablement à travers la personne de Vatsetis qu’il avait soutenu : il ne douta pas qu’elle ait été inspirée en coulisse par Staline et le groupe de ses amis de Tsaritsyne. La tâche des conspirateurs était facile : ils avaient l’appui de Lénine, convaincu par les victoires remportées sur Koltchak. La décision du comité central fut nette. S.S. Kamenev devint commandant en chef, Vatsetis recevant une nomination qui avait l’aspect d’une retraite honorable [32]. Trotsky avait joué le compromis en acceptant que Vatsetis soit remplacé et en préconisant la nomination du général Bontch-Brouévitch : la décision finale était pour lui une défaite. C’était peut-être une autre défaite, plus grave encore, que la réorganisation du Conseil de guerre révolutionnaire de la République. Il était ramené de quinze à six membres. Les proches de Trotsky – ceux qui l’avaient soutenu dans ce dernier conflit –, I.N. Smirnov, Rosengoltz, Raskolnikov, étaient écartés ; en revanche, Smilga, comme Goussev, champions de la lutte contre Vatsetis, y demeuraient.

Ces mesures étaient certainement difficiles à accepter pour Trotsky. Faut-il, pour autant, croire les récits qui nous le présentent quittant le comité central en fureur et claquant la porte à sa sortie ? Selon lui, en tout cas, il s’inclina, mais ne put éviter le heurt sur la question du nouveau plan stratégique élaboré par S.S. Kamenev pour le front sud. Partant de considérations purement militaires, le nouveau commandant en chef proposait en effet d’attaquer le long de la vallée du Don, dans le pays des Cosaques, pour aller frapper Denikine au cœur de sa puissance. Trotsky, au contraire, jugeait dangereux ce plan qui risquait de souder les forces contre-révolutionnaires des Cosaques et des blancs et engageait en tout cas les troupes rouges sur un territoire où la population rurale leur était en majorité hostile. Le plan qu’il avait approuvé visait, au contraire, à organiser la contre-offensive sur le bassin industriel du Donetz, cherchant à couper en deux le territoire de Denikine et à s’appuyer sur la population ouvrière de la région en question. Selon son témoignage, Trotsky, isolé au bureau politique sur cette question, remit alors sa démission. Nous ne possédons pas le texte de sa déclaration, seulement celui de la réponse du comité central le 5 juillet 1919 signée de Lénine comme de Staline et qui refusait cette démission, ajoutant cette précision qui dut lui paraître satisfaisante :

« Le bureau d’organisation et le bureau politique du comité central laissent au camarade Trotsky l’entière possibilité d’obtenir, par tous les moyens, ce qu’il estime être une correction de la ligne générale dans la question militaire et, s’il le désire, s’efforceront de hâter la convocation du congrès du parti [33]. »

Trotsky conclut le récit de cet épisode dans Staline : « Je retirai ma démission et partis immédiatement pour le front sud [34]. »

Trois jours plus tard cependant, un télégramme officiel lui annonçait l’arrestation de Vatsetis, impliqué dans un « complot » par les aveux de conspirateurs, des militaires professionnels [35]. L’affaire fit long feu. Libéré après quelques jours, Vatsetis fut affecté à l’Académie militaire. « Accident » ou tentative manquée de l’éliminer par la provocation ?

Les mois suivants ont été très difficiles pour Trotsky, sans doute infiniment plus qu’il ne le suggère dans Ma Vie et dans Staline.Les désaccords qu’il a eus et qu’il garde avec Lénine expliquent une tension qui pèse lourd dans la prise de décisions pourtant nécessaires. Le commandant du front ukrainien s’est prononcé à son tour contre le plan S.S. Kamenev et a été relevé de ses fonctions. Smilga et Lachévitch, les hommes de S.S. Kamenev, ont été envoyés en Ukraine, où Trotsky s’est longuement et vainement battu pour obtenir renforts et matériel. Or, comme il l’a prévu, le plan de S.S. Kamenev se révèle désastreux. Les armées rouges ne progressent pas dans le Don, où la population rurale se bat contre eux avec l’énergie du désespoir. En revanche, les cavaliers blancs de Mamontov ont percé les lignes rouges et commettent à l’arrière de sérieux ravages et de terribles massacres. Denikine progresse dans une région dégarnie par le commandement, s’empare d’Odessa le 23 août, de Kiev le 31, et son offensive se développe victorieusement et dangereusement avec la prise de Koursk, Voronej, Orel, au cours des semaines qui suivent.

L’historiographie, plus encore que l’Histoire, exige que soient indiquées ici, au moins sommairement, l’attitude et les relations de Trotsky, chef de guerre, avec les formations armées anarchistes d’Ukraine et notamment les fameux partisans de Makhno. De ce point de vue, les archives apportent un certain nombre d’éléments indiscutables sur l’appréciation portée par Trotsky sur ces formations armées et la politique à suivre à leur égard. Dans un rapport au comité central daté du 1er mai 1919, il aborde pour la première fois cette question en signalant l’importance des effectifs des bandes de l’anarchiste Makhno en même temps que leur inefficacité militaire, la présence aussi, dans leurs rangs, côte à côte, d’ « éléments héroïques » et d’authentiques « canailles ». Pour ces troupes qui combattent aux côtés de l’Armée rouge, il préconise « la purge des éléments ouvertement criminels de leurs unités, l’établissement d’une discipline ferme, l’abolition de l’usage de l’élection des commandants, la lutte contre la démagogie de ses chefs [...], insolents avec les autorités supérieures militaires et soviétiques et inefficaces avec leurs subordonnés ». Il est, de toute évidence, en conflit, sur cette politique, avec Antonov-Ovseenko qu’il accuse d’ « opportunisme » à l’égard des makhnovistes.

Le conflit est devenu ouvert en mai. Bien que Lénine ait insisté pour l’emploi, avec Makhno, de « méthodes de persuasion », celles-ci n’ont pas porté leurs fruits. Makhno, bien que formellement intégré dans l’Armée rouge, tient les commissaires à l’écart et conserve son état-major. Les bolcheviks lui reprochent de ne pas tenir ses troupes, qui se livrent à des violences contre les Juifs. On lui coupe, en représailles, les envois d’armes et munitions et, du coup, il conserve pour lui les stocks de charbon et de grain saisis chez l’ennemi. Le 31 mai 1919, il convoque un congrès de délégués de sa zone : Trotsky l’interdit. Makhno se démet alors de ses fonctions de commandant de brigade de l’Armée rouge ; des détachements, commandés par Vorochilov, marchent sur son quartier général et s’en emparent le 7 juin. Plusieurs de ses collaborateurs, faits prisonniers, sont condamnés à mort et exécutés. Mais Makhno réussit à s’échapper et reprend son activité indépendante.

A la mi-octobre 1920, un nouvel accord est conclu entre l’Armée rouge et Makhno, qui intègre à nouveau ses rangs, contre Wrangel cette fois. Wrangel battu, le conflit renaît. Sous le commandement de Frounzé, l’Armée rouge donne l’assaut aux dernières positions de Makhno à partir de novembre 1920. Il s’échappe et émigre.

Les écrits contemporains de Trotsky permettent de se faire une idée très claire de sa conception du mouvement makhnoviste qu’il semble avoir considéré en premier lieu, par son indiscipline et le caractère criminel de nombre de ses éléments, comme un danger pour la cohésion et l’intégrité de l’Armée rouge elle-même, dans une région où la tradition de guérilla était très vigoureuse. Sans accuser personnellement Makhno d’être antisémite ou criminel, refusant l’argument selon lequel Makhno aurait été un agent des blancs, voire des étrangers, Trotsky reproche essentiellement aux unités makhnovistes d’être « des bandes » autour d’un « chef » et de mélanger, au nom des idées anarchistes, une grande brutalité et une réelle incapacité à s’organiser et à se discipliner.

On comprend, dans ces conditions, que Trotsky même s’il n’a pas éprouvé la « rancœur » et l’ « humiliation » que lui attribue généralement Adam B. Ulam [36], ait été loin d’approuver les compromis passés à plusieurs reprises avec Makhno et notamment au lendemain de la visite de Kamenev, en avril 1919.

Ce n’est, finalement, qu’en octobre 1919, que le plan de S.S. Kamenev pour le front sud fut abandonné et que les solutions, préconisées pendant des mois par Trotsky, de renforcement du front du centre, furent mises en application ; on peut imaginer son amertume devant ses avertissements si longtemps inutiles. En septembre 1919 pourtant, la situation avait de nouveau revêtu un tour dramatique : l’armée de Denikine, venue du sud, menaçait Toula, ultime étape avant Moscou et centre unique de l’industrie de guerre, cependant que les forces de Ioudénitch, armées et soutenues par les Britanniques, atteignaient les faubourgs de Petrograd.

Une fois de plus, à l’heure du plus grand danger, Trotsky recouvrait d’un coup sa stature et son génie. Il était au bureau politique à Moscou le 15 octobre quand Lénine proposa d’abandonner Petrograd pour concentrer les forces autour de Moscou menacée, le même jour, par la chute d’Orel : il envisageait même la possibilité de l’abandon de Moscou et d’un repli général dans l’Oural. C’était l’heure de Trotsky. Il protesta vigoureusement : il ne pouvait être question d’abandonner Petrograd dont il proposait de prendre personnellement la défense en main. Lénine ne pouvait que céder. Le 16, dans le train qui l’emmenait à Petrograd, Trotsky rédigea un projet de plan de bataille de rues au cas où les défenses extérieures de Petrograd céderaient à l’assaut des blancs :

« S’ils entrent dans cette cité géante, les gardes blancs découvriront qu’ils sont tombés dans un labyrinthe de pierre où chaque bâtiment sera pour eux une énigme, une menace ou un danger mortel. D’où attendre le coup de feu ? De la fenêtre ? De la mansarde ? Du rez-de-chaussée ? De l’angle ? De partout ! Nous avons des mitrailleuses, des fusils, des revolvers ; des grenades. [...] Nous pouvons couvrir certaines rues d’un enchevêtrement de barrages de barbelés en en laissant d’autres ouvertes et en en faisant des trappes [37]… »

A son arrivée, il se précipita au soviet de la ville et, à travers lui, en appela aux ouvriers de la capitale de la révolution :

« Dans ces journées sombres et froides, de faim et d’angoisse, ces tristes jours d’automne, Petrograd nous montre encore l’image majestueuse de l’élan, de la confiance, de l’enthousiasme et de l’héroïsme. Cette ville qui a tant souffert, qui a brûlé d’une flamme intérieure si vive et qui a bravé tant de dangers, cette ville qui ne s’est jamais ménagée, qui s’est tellement dépouillée de tout, cette magnifique Petrograd-la-rouge demeure ce qu’elle a été, la torche de la révolution, le roc d’acier sur lequel nous construirons le temple de l’avenir [38]… »

Il décrit, dans Ma Vie, Petrograd galvanisée par le danger :

« Dès que la base sentit que Pétrograd ne serait pas livré et qu’au besoin il serait défendu par des combats de rue, l’état d’esprit changea. [...] Des détachements d’hommes et de femmes, munis d’outils de sape, partirent des usines et des fabriques. [...] Toute la partie sud de la ville fut transformée en forteresse. [...] Un nouvel état d’esprit, partant des quartiers ouvriers, gagna les casernes, les milieux de l’arrière et l’armée en campagne [39]. »

Trotsky était au premier rang, prenant, comme à Kazan, d’énormes risques, par exemple, ralliant à cheval un régiment qui s’enfuyait, après s’être jeté dans la foule des fuyards sans garde ni protection, réussissant finalement à le ramener à l’attaque et marchant en tête ; Le 23, les troupes blanches du général Ioudénitch furent arrêtées sur la ligne de Poulkovo et commencèrent une retraite précipitée. Au même moment, à l’est, les hommes de Koltchak se rendirent par milliers ; leur chef en personne tomba aux mains des soldats rouges. Au sud, le sol se dérobait sous les pieds de l’armée de Denikine, rejetée par la population des régions conquises.

La guerre n’est pas terminée pour autant. Dès le 22 janvier 1920, Trotsky donne au bureau politique les informations qu’il vient de recevoir : la Pologne de Pilsudski se prépare à attaquer l’Union soviétique. Dans les mois suivants, il presse en vain le bureau politique de renoncer à la diplomatie secrète et aux concessions, de faire connaître publiquement les enjeux de la négociation avec la Pologne. Il n’est pas écouté. Le 24 avril, les troupes polonaises attaquent, Kiev tombe le 6 mai. Au sud, Wrangel, qui a remplacé Denikine, repart à l’assaut le 6 juin.

La première guerre nationale qu’ait à affronter l’Armée rouge éclipse la guerre civile. Pliant d’abord, elle contre-attaque en juin, reprend Kiev le 12, Minsk le 11, Wilno le 14. Arrêtée le 14 juillet aux portes de Varsovie, repoussée le 17 juillet après les trois jours de la « bataille de la Vistule », elle doit finalement renoncer aux rêves de conquête révolutionnaire qui ont bercé quelques-uns de ses chefs. La paix est signée provisoirement le 12 octobre. Deux mois plus tard, les derniers débris de l’armée Wrangel évacuent la Crimée où elles ont trouvé quelque temps un refuge précaire.

Rien, dans cette année, ni dans l’action politique, ni dans l’action militaire, ne porte la griffe de Trotsky. On peut seulement souligner le soin qu’il apporta à éviter toute manifestation de chauvinisme antipolonais, voire tout simplement toute tentative de faire prévaloir un état d’esprit d’union nationale face à un ennemi « étranger ». En revanche, sur deux points essentiels, il ne put faire prévaloir son point de vue.

A la mi-juin, il s’était sérieusement opposé à Lénine en se prononçant pour l’acceptation des propositions britanniques de médiation et pour une négociation sur la base des positions occupées alors par l’Armée rouge, qui comprenaient l’ensemble des territoires biélorussiens et ukrainiens. Convaincu qu’un succès militaire était possible face à la Pologne, Lénine préconisait alors l’offensive sur Varsovie, croyant à la possibilité d’un soulèvement ouvrier à l’approche de l’Armée rouge.

Trotsky, s’il demeurait convaincu que la révolution était à l’ordre du jour en Pologne, ne pensait pas cependant qu’elle pût se produire au début de la guerre ; il était convaincu, en outre, que l’entrée sur le territoire polonais d’une armée russe, même sous le drapeau rouge, serait ressentie comme une invasion à la façon tsariste et provoquerait un sursaut national en Pologne. Mis en minorité, il s’inclina, attendant sans joie que l’Histoire lui donne raison – ce qu’elle fit très vite. L’homme dont on fait parfois un maniaque de la révolution ne croyait pas aux « missionnaires bottés », ni à l’exportation de la révolution à la pointe des baïonnettes.

Il n’eut pas plus de bonheur avec le déroulement des opérations. Il apparut très rapidement, au cours de l’offensive contre Varsovie, qu’un grand vide se développait entre la 5e armée de Toukhatchevsky, qui avançait sur Varsovie, et la 1ère armée d’Egorov – où se trouvait Staline –, qui s’engageait vers le sud-ouest pour s’emparer de Lvov. L’existence de cet intervalle fut selon Trotsky l’une des conditions militaires qui facilitèrent la contre-attaque de l’armée polonaise et lui permirent d’arrêter l’armée de Toukhatchevsky, puis de l’obliger à la retraite. Trotsky – dont la version sur ce point est confirmée par les récits de la période stalinienne justifiant le comportement de la 1ère armée – écrit :

« Quand le danger menaçant l’armée de Toukhatchevsky devint évident et que le commandant en chef ordonna au front du sud-ouest de se déplacer franchement [...] afin de s’attaquer au flanc des troupes polonaises près de Varsovie, le commandant du front sud-ouest, encouragé par Staline, continua à se diriger vers l’ouest : n’était-il pas plus important de s’emparer de Lvov même que d’aider d’ « autres » à prendre Varsovie ? Pendant trois ou quatre jours, notre état-major général ne put obtenir que son ordre fût exécuté. C’est seulement après des demandes réitérées appuyées de menaces que le commandant du sud-ouest modifia la direction de ses troupes, mais alors le délai de plusieurs jours avait déjà joué son funeste rôle [40]. »

L’affaire rebondit, toujours selon Trotsky, dans les débats secrets sur la guerre de Pologne au Xe congrès, où Staline accusa Smilga d’avoir « trompé le comité central ». Trotsky protesta immédiatement contre ce qu’il appela « une insinuation effrayante ». Il ajouta que Lénine, « bouleversé » par ces conflits, se refusa à « blâmer personnellement quiconque ».

Dans l’intervalle, d’ailleurs, les dissensions s’étaient développées : en octobre, Toukhatchevsky avait pris position pour la reprise de la guerre contre la Pologne, et Lénine avait hésité. Trotsky s’était prononcé pour la paix et, reprenant la position de Lénine à l’époque de Brest-Litovsk, avait déclaré que s’il était battu au comité central, il ferait appel au parti. Sa détermination, la force de ses arguments aussi, avaient convaincu Lénine, qui avait entraîné le reste de la direction. Lénine devait reconnaître ultérieurement qu’il avait commis une erreur énorme au moment de l’offensive contre Varsovie et condamner l’idée, assez répandue à ce moment-là, selon laquelle il était possible d’exporter la révolution à la pointe des baïonnettes.

La campagne de Pologne était de fait l’ultime expérience militaire de Trotsky. La liquidation de l’armée du baron Wrangel, inscrite dans les faits après la fin des opérations avec la Pologne, devait être acquise le plus vite possible : il s’agissait de détruire ce qu’il appelait la « place d’armes » de l’impérialisme. Il s’employa donc à convaincre les soldats rouges d’en finir avant le début de l’hiver. Le 27 octobre 1920, à bord du train qui l’emportait vers le front de Crimée, il écrivait : « La famille d’amis de notre train part pour une nouvelle campagne. Qu’elle soit la dernière [41]… » Le 10 novembre 1920, la Crimée tout entière était aux mains de l’Armée rouge.

La guerre civile était finie. Le pire allait commencer.

Notes

[a] Rappelons que les s.r. ou socialistes-révolutionnaires étaient le parti né du courant populiste et dont l’appui était la masse paysanne. Les « s.r. de gauche » s’étaient séparés du gros du parti parce qu’ils avaient soutenu l’insurrection d’Octobre, puis participé au gouvernement. Ils étaient hostiles à une paix séparée et partisans d’une « guerre révolutionnaire » et avaient cherché à s’allier aux « communistes de gauche » partisans de Boukharine.

[b] Dans un texte du 14 novembre 1938 (A.H., T 4469), Trotsky indique qu’il se trouvait sur un point éloigné du front, ne fut pas consulté et n’apprit l’exécution qu’avec plus d’une semaine de retard. Il la justifie. Adam B. Ulam, The Bolsheviks, pp. 426-428, conteste l’interprétation de Trotsky sans argument sérieux.

Références

[1] La bibliographie de ce chapitre est la même que celle du chapitre XV. On peut y ajouter une mise au point, malheureusement dépourvue de notes et d’indications de sources, sur le train : Rex Winsbury, « Trotsky’s War Train », History To-Day,n° 25, 1975, pp. 523-531.

[2] M.V., III,p. 112.

[3] Rosmer, Moscou sous Lénine, p. 157.

[4] M.V., III, p. 112.

[5] Ibidem, pp. 118-120.

[6] Ibidem, p. 112.

[7] Rosmer, op. cit., pp. 657-658.

[8] KaK, II, p. 651, n. 84.

[9] Winsbury, op. cit., p. 524.

[10] M. V., III, p. 114.

[11] Winsbury. op. cit.,p. 526.

[12] T.P., 1, p. 103.

[13] A. Barmine, Vingt ans au service de l’U.R.S.S., Paris, 1939, pp. 111-112.

[14] L. Schapiro, Les Bolcheviks et l’Opposition,Paris, 1957, pp. 113-114.

[15] KaK, I, pp. XXVII.

[16] Ibidem, p. 310.

[17] T.P., I, pp. 69-70.

[18] Ibidem, pp. 155-156 ; M.V., III. pp. 97-98.

[19] M.V., III, pp. 101-104.

[20] Larissa Reissner, « Sviajsk », traduction française dans Cahiers Léon Trotsky n° 12, 1982, p.56.

[21] KaK. I, p. 329.

[22] Ibidem.

[23] Ibidem, p. 344.

[24] L. Reissner, op. cit.,p. 56.

[25] T.P., I, p. 135.

[26] Ibidem, I, pp. 85-87, n. 1.

[27] Pravda, 25 décembre 1918. Voir la réponse de Trotsky dans T.P., I, pp. 204-209.

[28] T.P., I, pp. 249-250.

[29] Ibidem, pp. 565-567.

[30] Ibidem, pp. 578-581.

[31] Cité dans Staline, pp. 462-463.

[32] Ibidem,p. 463.

[33] T.P., pp. 594-597.

[34] Ibidem, I, p. 390.

[35] Ibidem,p. 392.

[36] Ulam, op. cit., p. 445.

[37] KaK, II. p. 540.

[38] Ibidem, II, p. 565.

[39] M.V., III, p. 132.

[40] Ibidem,pp. 171-172.

[41] KaK, III, p. 301.

Pierre Broué

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