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Trois ans après la révolution prolétarienne de Paris en juin 1848, indépendante socialement, politiquement et militairement, Proudhon s’adressait encore à la bourgeoisie !!!

mardi 13 juin 2017, par Robert Paris

À LA BOURGEOISIE.

À vous, Bourgeois, l’hommage de ces nouveaux essais. Vous fûtes de tout temps les plus intrépides, les plus habiles des révolutionnaires.

C’est vous qui, vers le cinquième siècle de l’ère chrétienne, par vos fédérations municipales, étendîtes les premiers le linceul sur l’Empire romain dans les Gaules. Sans les Barbares qui vinrent changer brusquement la face des choses, la République, constituée par vous, eût gouverné le moyen âge. La monarchie dans notre pays est franque, souvenez-vous-en ; elle n’est pas gauloise.

C’est vous qui, plus tard, opposant la commune au castel, le roi aux grands vassaux, vainquîtes la féodalité.

C’est vous, enfin, qui depuis quatre-vingts ans avez proclamé l’une après l’autre toutes les idées révolutionnaires, liberté des cultes, liberté de la presse, liberté d’association, liberté du commerce et de l’industrie ; qui, par vos constitutions savantes, avez eu raison de l’autel et du trône ; qui avez établi sur des bases indestructibles l’égalité devant la loi, le contrôle législatif, la publicité des comptes de l’État, la subordination du Gouvernement au Pays, la souveraineté de l’Opinion.

C’est vous-mêmes, vous seuls, oui, vous, qui avez posé les principes, jeté les fondements de la Révolution au dix-neuvième siècle.

Rien de ce qui a été tenté sans vous, contre vous, n’a eu vie ;

Rien de ce que vous avez entrepris n’a manqué ;

Rien de ce que vous aurez préparé ne faillira.

Devant la Bourgeoisie le despotisme a courbé la tête : le Soldat heureux, et l’Oint légitime, et le Roi Citoyen, dès qu’ils eurent le malheur de vous déplaire, ont défilé devant vous comme des fantômes. Bourgeois de France, l’initiative du mouvement dans l’Humanité vous appartient. Le prolétaire, novice, vous nomme ses maîtres et ses modèles. Se pourrait-il qu’après avoir fait tant de révolutions, vous fussiez devenus irrémissiblement, sans raison, sans intérêt, sans honneur, contre-révolutionnaires ?

Je connais vos griefs : ils ne datent pas seulement de février.

Un jour, le 31 mai 1793, vous fûtes surpris, supplantés par le peuple sans-culotte. Quatorze mois, la plus terrible époque que vous traversâtes jamais, le gouvernail fut entre les mains de tribuns populaires. Que surent-ils faire de ces quatorze mois de dictature pour leurs pauvres clients ? Hélas ! rien. Présomptueux, comme toujours, et bavards, leur effort se réduisit à continuer, tant bien que mal, votre besogne. En 1793, comme en 1848, les élus du peuple, — qui la plupart n’étaient pas du peuple, — n’eurent de souci que pour la propriété ; ils ne songèrent point au travail. Hors la résistance à l’étranger, la puissance gouvernementale fut consacrée tout entière à la garantie de vos intérêts. Vous n’en fûtes pas moins blessés de cette atteinte à votre vieille prérogative. Parce que le peuple n’avait su, dans son inexpérience, faire marcher la révolution par vous inaugurée, dès le lendemain de thermidor vous parûtes renier cette révolution. Ce fut pour notre pays une halte dans le progrès, et le commencement de nos expiations. Le prolétaire crut se venger en imposant à votre orgueil, par ses suffrages, l’autocratie d’un héros. Vous aviez semé la résistance, vous recueillîtes le despotisme. La Liberté fut remplacée par la Gloire, la plus funeste, la plus sotte des divinités. Pendant quinze ans la tribune fut muette, la bourgeoisie humiliée, la Révolution enchaînée. Enfin, grâce à vous, la Charte de 1814, arrachée, non octroyée, quoi qu’on ait dit, la relança de nouveau sur le monde ; quinze ans ne s’étaient pas écoulés que l’ancien régime trouvait aux journées de juillet son Waterloo.

En 1848, le peuple, appuyé comme en 93 sur vos patriotiques baïonnettes, chasse des Tuileries un vieux fourbe, et proclame la République. En cela, il ne fit que se rendre l’interprète de vos sentiments, tirer la conséquence légitime de votre longue opposition. Mais le peuple n’avait point encore été initié à la vie politique : pour la seconde fois le gouvernement de la révolution lui échappa. Et comme en 93, cette outrecuidance fut pour vous un nouveau sujet de colère.

Quel mal avait-il fait, cependant, ce peuple inoffensif, pendant son interrègne de trois mois, qu’à peine réintégrés au pouvoir, vous vous montrâtes si ardents réactionnaires ? Le Gouvernement provisoire n’avait songé qu’à consoler votre amour-propre, calmer vos inquiétudes. Sa première pensée fut de vous rappeler au conseil de famille ; son unique désir, de vous rendre la tutelle du prolétariat. Le peuple laissa faire, applaudit. Est-ce donc par représailles de cette bonhomie traditionnelle, ou pour cause d’usurpation de titre, que, rétablis dans votre prépondérance politique, vous avez traité ces révolutionnaires naïfs comme une troupe de maraudeurs et de vauriens ? que vous avez fusillé, transporté, envoyé aux pontons, de pauvres ouvriers poussés à la révolte par la peur de la famine, et dont l’hécatombe servait de marchepied à trois ou quatre intrigues dans la Commission exécutive et dans l’Assemblée ? Bourgeois, vous fûtes cruels et ingrats : aussi la répression qui suivit les journées de juin a crié vengeance. Vous vous êtes faits complices de la réaction : vous subissez la honte.

Maintenant ont reparu les intrigants politiques, les corrompus de tous les régimes, objets de votre éternelle haine. Les cagots vous ont coiffés de leur éteignoir ; les amis de l’étranger vous ont fait commanditer leur politique antinationale ; les valets de toutes les tyrannies que vous avez vaincues vous associent chaque jour à leurs vengeances liberticides. En trois ans, vos prétendus sauveurs vous ont couverts de plus d’ignominie qu’un demi siècle d’avortements n’avait laissé de misère au prolétariat. Et ces hommes à qui votre aveugle passion a laissé prendre un pouvoir sans limites, ils vous insultent et vous bernent ; ils vous déclarent ennemis de tout ordre, incapables de discipline, infectés de philosophisme, de libéralisme, de socialisme ; ils vous traitent de révolutionnaires !

Acceptez, Bourgeois, ce nom comme le titre de votre gloire et le gage de votre réconciliation avec le prolétariat. Réconciliation, je vous le dis, c’est révolution. L’ennemi s’est établi dans votre domaine : que ses insultes vous servent de cri de ralliement. Vous, les aînés de la Révolution, qui avez vu naître et mourir tant de despotismes, depuis les Césars jusqu’aux cadets des Bourbons, vous ne pouvez faillir à votre destinée. Le cœur me dit que vous ferez encore quelque chose. Le peuple vous attend, comme en 89, 93, 1830, 1848. La Révolution vous tend les bras : sauvez le peuple, sauvez-vous vous-mêmes, comme faisaient vos pères, par la Révolution.

Pauvre Révolution ! tout le monde lui jette la pierre. Ceux qui ne la calomnient pas s’en méfient, et travaillent de leur mieux à lui donner le change. L’un vous parle de proroger les pouvoirs du président ; l’autre vous entretient de la fusion des deux branches, et de la nécessité d’en finir au plus vite par ce dilemme, monarchie ou démocratie. Celui-ci plaide pour la Constitution de 1848 ; celui-là se prononce pour la Législation directe… On dirait une conjuration d’empiriques contre l’idée de février.

Si cette politique pouvait servir à quelque chose, si elle était douée de la moindre vertu de conservation et de paix, je me tairais. Je n’aurais garde, Bourgeois, de troubler votre quiétude. Mais, qu’on l’affirme ou qu’on la nie, la Révolution fond sur vous avec une rapidité de mille lieues par seconde. Il ne s’agit pas de la discuter : il faut vous préparer à la recevoir ; il faut avant tout la connaître.

Dans les loisirs d’une longue prison, tandis que le Pouvoir, brisant ma plume de journaliste, me tient séquestré de la polémique quotidienne, mon âme révolutionnaire s’est remise à voyager dans le pays des Idées.

J’ai rapporté de mes pérégrinations d’au delà les préjugés de notre vieux monde, quelques graines, dont la culture ne peut manquer de réussir en nos terrains préparés. Permettez-moi de vous en offrir aujourd’hui un échantillon. À vous, Bourgeois, les honneurs de cette semence, dont le premier fruit sera de vous remettre en mémoire la seule chose dont il importe en ce temps de vous occuper, et qu’on oublie de partout, la Révolution. Et puissent après moi de plus hardis explorateurs, encouragés par mon exemple, achever enfin la découverte si longtemps rêvée, de la République démocratique et sociale !

Salut et fraternité,

P.-J. PROUDHON.

Conciergerie, 10 juillet 1851.

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