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Les paradoxes de Zénon, la dialectique de Hegel et la physique quantique

jeudi 16 mars 2017, par Robert Paris

Les paradoxes de Zénon soulignaient une contradiction entre position, vitesse et mouvement... La méthode pour montrer ces contradictions reposait sur la division en deux de chaque étape...

Les paradoxes de Zénon, la dialectique de Hegel et la physique quantique

Vous me direz, Zénon, Hegel et Bohr, voilà une liste à la Prévert et il ne manque que le raton laveur ou l’ornithorynque ! Quel rapport pouvez-vous établir entre ces trois éléments dont on ne voit nullement ce qu’ils font ici assemblés ?

Voilà qui semble bien compliqué s’il faut connaître à la fois ces trois questions. Rappelons donc d’abord chacune d’entre elles :

Les paradoxes de Zénon

La dialectique de Hegel et les sciences

Les contradictions dialectiques

La dialectique de la physique quantique

La physique quantique

L’effet Zénon en physique quantique

Commençons par ce qui est le plus évident : Hegel a étudié et même analysé les paradoxes de Zénon et s’en est revendiqué dans sa philosophie dialectique. Les physiciens quantiques se sont eux aussi revendiqués des paradoxes de Zénon, notamment au travers de leur conception quantique du temps qui exclue la continuité et de leur inégalité d’Heisenberg qui exclut l’instant entièrement précis (longueur de temps zéro) et la position exacte dans l’espace, autant qu’il exclut la vitesse entièrement précise ou l’énergie entièrement précise. Plus encore, ils ont mis en évidence ce qu’en physique quantique on appelle l’« effet Zénon ».

Voici un court résumé de cet effet par un physicien spécialiste de l’effet Zénon :

« En mécanique quantique, l’un des concepts les plus difficiles à comprendre et à intégrer pour le débutant, et même pour le physicien confirmé, est le rôle qu’y joue l’observateur, qu’il soit un être humain ou un instrument de mesure piloté par un ordinateur. La raison essentielle est la suivante : il semble bien, dans le cadre de l’interprétation standard de la théorie quantique, qu’il soit impossible de parler de l’existence réelle de certains attributs classiques d’un système quantique sans faire intervenir l’acte de mesure pour l’observer. Ainsi, en soi, un quanta de matière ou d’énergie (et même des atomes et des molécules de matière) n’existe pas comme un objet localisé de façon constante dans l’espace et dans le temps. C’est l’interaction avec un système physique classique macroscopique - un détecteur en physique des particules par exemple - en un endroit et un temps donnés, qui peut l’amener à se manifester comme un objet classique semblable à une boule de billard. C’est ainsi qu’un photon ou un électron peuvent être observés par un détecteur lorsqu’ils se localisent à la surface d’un capteur CCD. Un autre avatar de cette étrangeté quantique se manifeste lorsque l’on considère des systèmes comme un atome couplé à un champ électromagnétique ou une particule élémentaire couplée aux interactions faibles. Le premier peut se désexciter émettant des photons, le second, se désintégrer en d’autres particules, comme des muons et des neutrinos s’il s’agit d’un pion. Le couplage à un champ joue, d’une certaine façon, le rôle d’une mesure et force le système à évoluer. Mais, dans certains cas, comme Alan Turing le découvrit en 1954, l’observation peut bloquer cette évolution. Le paradoxe de Turing, comme il est parfois appelé, a été énoncé sous une forme plus rigoureuse en 1974 par Degasperis, Fonda et Ghirardi puis par Sudarshan et Misra qui l’ont baptisé l’effet Zénon (Quantum Zeno effect en anglais). Le grand physicien théoricien George Sudarshan est à l’origine du nom de l’effet Zénon quantique, dont il fut l’un des premiers à signaler la présence dans le monde quantique. En effet, comme Alan Turing avant lui, George Sudarshan a montré qu’en observant assez fréquemment une particule instable, il était possible de l’empêcher de se désintégrer ! Aujourd’hui, l’effet Zénon est peut-être une clé pour la réalisation des ordinateurs quantiques. Le nom d’effet Zénon est un clin d’œil au philosophe grec Zénon d’Élée qui a vécu dans la Grande Grèce, c’est-à-dire une partie du Sud de l’Italie, il y a presque 2.500 ans. Zénon pensait avoir démontré que le mouvement était une illusion, car impossible. En effet, dans les deux exemples mentionnés précédemment, l’effet Zénon opérerait de la façon suivante : à force de regarder à des intervalles de temps très rapprochés (la condition est essentielle) un atome ou un pion pour détecter leurs émissions de particules, l’observateur les empêcherait de se désexciter et de se désintégrer. L’effet Zénon n’a été observé expérimentalement qu’en 1989, avec des ions refroidis par laser et piégés par des champs magnétiques et électriques, par le prix Nobel de physique David J. Wineland et son équipe. Un groupe de physiciens de l’université de Cornell (États-Unis) vient de l’observer à nouveau avec des atomes ultra-froids de rubidium piégés dans un réseau optique, comme les chercheurs l’expliquent dans un article disponible sur arXiv. À la base, l’expérience a consisté à refroidir sous vide environ un milliard de ces atomes à l’aide de la technique de refroidissement Raman par bandes latérales, donc en utilisant un piège magnéto-optique, puis à utiliser à nouveau des faisceaux laser pour créer des cuvettes de potentiel périodique où ces atomes se répartissent comme ils le feraient dans un réseau cristallin. Comme des ondes électromagnétiques sont utilisées, il est cependant question de réseau optique (optical lattice en anglais). Ces atomes ne restent pas en permanence dans les sites du réseau cristallin artificiel ainsi créé. Ils transitent d’un site à l’autre par effet tunnel. On peut en comprendre intuitivement la raison en se rappelant qu’à cause des inégalités de Heisenberg, des atomes froids doivent être, en quelque sorte, délocalisés dans un tel réseau puisque la température du gaz, et donc les vitesses des atomes, sont basses. En effet, le produit de la dispersion de la vitesse par celui de la position doit être au moins de l’ordre de la constante de Planck pour chaque atome. Une dispersion presque nulle de la vitesse entraîne donc une dispersion élevée de la position. Mais, comme l’ont montré les chercheurs, tout change si l’on tente malgré tout d’observer les positions de ces atomes. Pour cela, il faut d’abord commencer à exciter ces atomes avec des lasers pour induire un effet de fluorescence. Les photons émis par les atomes qui se désexcitent sont ensuite observés avec une sorte de microscope, ce qui revient à tenter de déterminer les positions de ces atomes. L’observateur constate alors que l’effet Zénon entre en jeu et que l’effet tunnel est d’autant plus inhibé que les lasers sont réglés plus finement pour mesurer précisément les positions des atomes. »

Mais revenons à la dialectique de Hegel et tentons de voir où peut bien résider le rapport de cette philosophie avec les paradoxes de Zénon en physique contemporaine…

Commençons par la question du temps.

Zénon démontre par ses paradoxes que la notion d’instant ne permet pas de raisonner sur le mouvement. L’instant purement ponctuel n’est pas un moyen de mesurer ni de considérer le déplacement car l’infinité des instants ponctuels rendrait impossible tout mouvement d’un point à un autre. La notion de durée continue, celle d’intervalle de temps, n’est pas non plus valable. Pris séparément la conception continue et celle discontinue et ponctuelle ne sont pas valables. Partant, il devient nécessaire de renoncer à l’instant ponctuel comme à la durée continue. Il faut alors concevoir la possibilité de construire une apparente continuité avec comme base une discontinuité non ponctuelle. Les deux contraires doivent, dit Zénon, former un seul monde, montrant ainsi qu’il apporte sa contribution à la philosophie de l’unicité du monde de Parménide. Or l’idée que les contraires sont indispensables l’un à l’autre, sans cesse interactifs et interpénétrés, est tout à fait celle de la dialectique de Hegel.

Rien d’étonnant que Hegel, au contraire des scientifiques et philosophes de son époque, admire les raisonnements des paradoxes de Zénon.

Voici quelques propos de Hegel sur ces questions :

« La division, en tant qu’être divisé, n’est pas ponctualité absolue. La notion de continuité n’est pas non plus l’indivisé sans parties. »

Friedrich Hegel, dans « Cours d’histoire de la philosophie »

« Dans le mouvement, l’espace se pose temporellement et le temps spatialement, le mouvement tombe dans l’antinomie de Zénon, qui est insoluble si les lieux sont « isolés » comme des points spatiaux et les moments des temps comme des points temporels, et la solution de l’antinomie, c’est-à-dire le mouvement, n’est à saisir que comme telle… que le corps qui se meut, en même temps est et n’est pas dans le même lieu, c’est-à-dire est en même temps dans un autre lieu, et que, tout aussi bien, le même point temporel, en même temps, est et n’est pas, c’est-à-dire est en même temps un autre point. »

G.W.F. Hegel dans « Philosophie de la nature » (Encyclopédie des sciences philosophiques)

Quant à la prétendue négation du mouvement réel par Zénon, c’est la thèse d’Aristote (citée plus loin) qui l’affirme, mais il s’agit là d’un contre-sens volontaire de sa part. En effet, il comprenait parfaitement que Zénon maniait ce que l’on appelle le raisonnement "par l’absurde". Si vous acceptez telle thèse alors vous êtes contraints d’admettre que le mouvement n’existe pas. Donc votre thèse est fausse. D’autre part, c’est la conception du mouvement qu’il conteste, comme Hegel l’expose dans son « Cours d’histoire de la philosophie » :

« Il faut comprendre les arguments de Zénon non comme objections contre la réalité du mouvement, mais comme contestation du mode de détermination du mouvement (…) Telle est la dialectique de Zénon. Il a saisi les déterminations contenues dans notre idée du temps et de l’espace. Il en a montré les contradictions. »

« Dans la conscience de Zénon, la simple pensée immobile disparaît et devient mouvement pensant ; en luttant contre le mouvement sensible il le donne à sa pensée. Que la dialectique ait en premier lieu attaqué le mouvement s’explique précisément par le fait que la dialectique elle-même est ce mouvement, en d’autres termes que le mouvement est lui-même la dialectique de tout l’existant. En tant qu’elle se meut, la chose est à elle-même sa dialectique ; dans le mouvement elle devient son autre, se dépasse. Aristote a écrit que Zénon a nié le mouvement parce qu’il contient une contradiction interne. Il ne faut pas interpréter cela comme la négation de l’existence du mouvement (...) Que le mouvement existe, que ce phénomène soit - cela ne peut être mis en question ; pour la certitude sensible le mouvement existe (...) Zénon n’a jamais eu l’idée de nier le mouvement dans ce sens-là. Ce qu’il s’agit de saisir, c’est sa vérité ; or, pour Zénon, le mouvement est non-vrai, parce qu’il est contradictoire... Il faut de même comprendre les autres arguments de Zénon, non comme objections contre la réalité du mouvement, comme ils apparaissent à première vue, mais comme mode nécessaire de détermination du mouvement... Telle est donc la dialectique de Zénon. Il a saisi les déterminations contenues dans notre idée du temps et de l’espace ; il les a eues dans sa conscience et il y a montré la contradiction... La dialectique de Zénon a un sens plus objectif que la dialectique moderne. »

Friedrich Hegel dans son "Cours d’histoire de la philosophie"

Le « simple » mouvement mécanique pose des problèmes dialectiques, car sa conception a nécessité, pour Newton, de construire le concept de vitesse instantanée. Or comment concevoir une vitesse qui ne soit pas celle du mouvement entre deux points mais en un seul point ? Comment concevoir, sans dialectique, que l’objet se déplace, c’est-à-dire que, quand il est ici, il est en même temps en train de quitter ce point ?

« De toutes les apories qu’un Zénon relevait dans le concept du mouvement, il n’y a pas lieu de conclure que le mouvement n’existe pas mais bien qu’il est contradiction en acte. » écrit Lucien Sève dans « Nature, science, dialectique : un chantier à rouvrir » - Extrait de « Sciences et dialectiques de la nature » (ouvrage collectif – La Dispute)

Ce que posent les paradoxes de Zénon, c’est une idée qu’il a hérité de Parménide et que nous connaissons sous le nom de dialectique de la nature. Le vide est dans le plein et le plein est dans le vide. Le mouvement est dans l’immobilité et l’immobilité dans le mouvement. L’espace est dans le temps et le temps est dans l’espace, etc... Aucun calcul (sommation infinie, calcul différentiel, ...) ne peut résoudre le fait que le mouvement pose le problème de la contradiction dialectique de la nature. Le corps est à la fois en un lieu et en un autre lieu, en un état et en un autre état.

Zénon a conscience que la dynamique n’obéit pas à la même logique que la statique. Un mouvement n’est pas une succession d’états immobiles. Le mouvement n’est pas le film, constitué par des images figées superposées et successives.

La contradiction dialectique de l’unité et de la diversité, de la matière et du mouvement, de l’être et du néant, de la matière et du vide est sans cesse contenue dans tous les paradoxes de Zénon…

Et quelle relation de la physique quantique avec la dialectique de Hegel ?

Eh bien, les contradictions dialectiques entre concepts, paramètres et propriétés opposées sont légion au sein de cette physique.

Les bosons et les fermions sont des concepts opposés mais complètement imbriqués, par exemple. La statistique des fermions leur impose de rester à distance alors que celle des bosons leur impose de rester groupés. Et ce n’est qu’un exemple de ces contradictions.

Voici comment l’expose Cohen-Tannoudji dans « Matière-espace-temps » (chapitre Penser concrètement l’élémentarité) :

« Selon la conception atomiste classique, les atomes, ou particules, existent en un petit nombre de types différents ; mais les particules d’un même type sont partout rigoureusement identiques : rien, en principe, ne permet de distinguer un proton sur terre d’un proton dans une galaxie à un milliard d’années-lumière. Une telle identité, tout le monde est prêt à l’admettre. Mais l’indiscernabilité quantique est beaucoup plus subtile. Classiquement, dans la théorie cinétique des gaz par exemple, on peut (même si c’est seulement par la pensée) numéroter, étiqueter chaque molécule et suivre sa trajectoire. Ce n’est pas le cas quantiquement : si on considère la collision élastique de deux particules identiques, il est impossible de décider à laquelle des particules initiales correspond chacune des particules finales, tout simplement parce qu’il est impossible de suivre la trajectoire de chacune des particules (nous avons vu d’ailleurs qu’il n’y a pas de trajectoire quantique). En théorie quantique, même par la pensée, les particules identiques ne sont pas étiquetables. Mathématiquement, cette propriété s’exprime dans une propriété de symétrie des amplitudes d’état des états à plusieurs particules, par permutation des particules identiques : les amplitudes d’état sont invariantes, à un signe près, par permutation de particules identiques. Si le signe est plus, l’amplitude d’état est symétrique par permutation, les particules identiques sont appelées bosons (on dit aussi qu’elles obéissent à la « statistique » de Bose-Einstein) ; si le signe est moins l’amplitude d’état est antisymétrique par permutation, les particules identiques sont appelées fermions (on dit aussi qu’elles obéissent à la « statistique » de Fermi-Dirac). La différenciation matière/interaction réside dans le fait que les particules de matière sont des fermions et que les particules d’interaction sont des bosons. L’antisymétrie de permutation de fermions qui annule l’amplitude d’état lorsque deux fermions sont dans lee même état quantique est à l’origine du principe d’exclusion de Pauli : deux fermions ne peuvent coexister dans le même état, au même lieu, au même instant. Ce caractère impénétrable des fermions, particules de matière, garantit l’existence macroscopique de la matière : en fait, on a pu montrer qu’en l’absence du principe d’exclusion de Pauli, les noyaux et les atomes se ratatineraient pour atteindre des tailles si petites que la gravitation deviendrait importante et que la matière imploserait. La symétrie par permutation de bosons traduit par contre le caractère superposable des forces d’interaction. De plus, on peut montrer que pour un état à plusieurs bosons, plus nombreux sont les bosons dans le même état et plus grand est le module de l’amplitude d’état et donc plus grande la probabilité de l’état. »

Les bosons et les fermions obéissent à des logiques apparemment diamétralement opposées et pourtant… Pourtant, les fermions ne peuvent communiquer entre eux que via des photons émis et absorbés. Pourtant, les bosons, eux, ont besoin des fermions pour être émis. Et deux fermions peuvent se choquer pour donner fermion et antifermions. Deux fermions qui se choquent peuvent donner deux bosons. Des fermions corrélés deviennent un boson. Etc, etc… Bosons et fermions sont inséparables et interdépendants tout en ne cessant jamais d’être contradictoires… Dialectique, on vous dit !!!

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