Accueil > 06- Livre Six : POLITIQUE REVOLUTIONNAIRE > 5- La formation de la conscience de classe > Les idées peuvent-elles devenir des forces matérielles réelles et changer (...)

Les idées peuvent-elles devenir des forces matérielles réelles et changer le monde ?

mercredi 8 février 2017, par Robert Paris

« La théorie se change en force matérielle dès qu’elle saisit les masses. La théorie est capable de saisir les masses, dès qu’elle argumente ad hominem, et elle argumente ad hominem dès qu’elle devient radicale. Être radical, c’est saisir les choses à la racine, mais la racine, pour l’homme, c’est l’homme lui-même. »

« Critique de la philosophie du droit de Hegel », Karl Marx

« Même lorsqu’une société est sur le point de parvenir à la connaissance de la loi naturelle qui préside à son évolution, elle ne peut cependant ni sauter, ni rayer par décret les phases naturelles de son développement. Mais elle peut abréger et atténuer les douleurs de l’enfantement. »

Préface à la première édition allemande du Capital, Karl Marx

Les idées peuvent-elles devenir des forces matérielles réelles et changer le monde ?

Chacun connaît l’expression commune du matérialisme non dialectique selon laquelle seuls les faits matériels comptent et les idées ne sont que de pâles copies de la réalité ou des simples illusions sans intérêt. C’est une idée de l’opinion commune qui affirme que les idées ne sont que des discours sans effet sur la réalité. Ce qui est vrai le restera et ce qui est faux aussi, disent-ils. Aucune idée nouvelle ne peut rien y faire.

Curieusement, l’opinion commune professe aussi une conception qui va à l’inverse de la précédente et selon laquelle seules les idées dominantes pourraient être suivies avec effet et il ne servirait à rien de défendre des idées opposées et minoritaires ou individuelles. Ceux-là sont persuadés que des idées aujourd’hui minoritaires le resteront éternellement et que les sociétés ne changent jamais vraiment.

On trouve encore une troisième conception qui est elle aussi assez commune et selon laquelle chacun ne suivrait que ses idées personnelles, individuelle ou d’un petit groupe, et qui prétend se moquer des idées des autres en affirmant qu’elles ne peuvent avoir aucun effet sur soi et son cercle restreint. Ces derniers ne pensent pas changer l’opinion mais seulement ne pas s’y conformer. Ils ne cherchent pas d’idée qui puisse changer le monde et se contentent de leur petit monde personnel.

Toutes ces idées reçues ne nous indiquent nullement si des idées minoritaires peuvent triompher, peuvent transformer la réalité, peuvent s’opposer à une ancienne réalité et contribuer à en fonder une nouvelle, si les hommes peuvent rapidement et massivement suivre une idée nouvelle dans des circonstances particulières et, dans ce cas, transformer la réalité en agissant consciemment et collectivement pour cela.

Des idées radicalement nouvelles, d’abord très minoritaires, peuvent-elles brutalement transformer les sciences, les techniques, les conceptions idéologiques, les sociétés humaines, les mœurs, les pouvoirs, les systèmes économiques et sociaux ?

Interrogeons l’Histoire, celle des idées comme celle des sociétés, et demandons-nous ce qu’elle nous dit : des idées nouvelles peuvent-elles changer radicalement le monde ? L’ont-elles fait dans le passé ? Est-il arrivé que des idées nouvelles, très minoritaires au départ, gagnent brutalement de larges masses et finissent par l’emporter, transformant la réalité ?

Et surtout est-ce n’importe quelles idées qui ont pu le faire et à n’importe quel moment de l’Histoire ou, au contraire, est-ce des idées qui allaient dans un sens bien particulier qui l’ont réussi, à un moment bien particulier de l’Histoire ? Etait-il fatal que le mouvement nécessaire de l’Histoire rencontre le mouvement des idées ?

On se souvient que, sur ce thème, Karl Marx défendait une position bien particulière. Bien que matérialiste, ayant rompu avec son propre ancien idéalisme d’hégélien de gauche, Marx défendait cependant une conception selon laquelle les idées nouvelles sont indispensables pour bâtir une société nouvelle et jouent un rôle historique réel qui influence le cours de l’Histoire, par leur présence ou par leur absence. C’est ce qui l’a amené à faire de toute son existence une longue construction d’idées et un grand combat d’idées.

Marx affirmait que la révolution était la rencontre du soulèvement des masses et des idées révolutionnaires. Il parlait même à ce propos du véritable « mélange explosif ».

Tout au long de sa vie, Marx et Engels ont étudié de multiples situations où ce mélange a eu lieu comme de celles où il a manqué de se produire, des situations révolutionnaires et contre-révolutionnaires en somme…

Et, à chaque fois, ils ont remarqué à la fois l’importance des idées mais aussi l’impuissance d’idées ne correspondant pas à la situation, par exemple de l’impuissance d’idées révolutionnaires en dehors de situations révolutionnaires, celles où les masses sont mises en mouvement par la crise de l’ancien monde.

Marx estimait qu’il ne suffisait pas de développer des idées sur un monde nouveau et de chercher à les rendre publiques et populaires pour que ces idées soient capables de bâtir une société calquées sur ces idées nouvelles. En somme, il n’était pas utopiste, pas idéaliste (philosophiquement parlant) et ne croyait ni aux prophètes, ni aux moralistes, ni aux bâtisseurs de schémas de société.

Pourtant, il croyait au caractère indispensable d’idées nouvelles pour bâtir une société nouvelle, des conceptions nouvelles, des sciences et des techniques nouvelles, des relations sociales et économiques nouvelles. Il ne pensait pas que ces idées naissaient de manière totalement indépendante du mouvement social lui-même mais, au contraire, que ces idées naissaient en liaison avec le besoin de transformation de la société. Cela ne signifie pas que le mouvement social va ensuite se calquer sur ces idées nouvelles et réaliser exactement ce qu’elles exprimaient. Rien ne fonctionne jamais de cette manière. Le mode de fonctionnement du changement est bien plus désordonné, aléatoire, saccadé, chaotique.

Marx a examiné le mouvement historique des idées en liaison avec le mouvement historique de la société.

Par exemple, il est clair que l’un des points importants pour le monde où nous vivons a été le passage de la féodalité à la bourgeoisie. Il ne s’est pas fait en un jour, en une lutte, en un combat d’idées ni en un combat de rues, ni dans un seul pays. Idées et luttes sociales se sont clairement interpénétrées sans qu’on puisse distinguer qui dirigeait qui en la matière, lequel était cause de l’autre, du fait des multiples interactions en tous sens.

Cependant, il est certain que les idées en faveur de la chute de la féodalité ont coexisté et interagit sur la lutte pour faire chuter la féodalité.

C’étaient des idées nouvelles, d’abord minoritaires et même d’abord quasiment inconcevables.

Aujourd’hui, il nous paraît évident que le rôle d’un individu ne dépend pas entièrement de la place de sa famille dans une hiérarchie préétablie des familles nobles et nous concevons parfaitement que l’on peut réussir dans la vie sociale sans appartenir à l’une d’un petit nombre de familles nobles. C’était autrefois parfaitement inconcevable, non seulement aux yeux des nobles eux-mêmes mais aussi aux yeux de toute la société, bourgeoisie comprise et aussi dans les milieux populaires. De même qu’il était autrefois évident que seuls les garçons aînés avaient des droits sur les héritages et que le mariage des filles ne dépendait nullement de leur choix et entièrement de la dot que leurs parents leur attribuerait. On pourrait difficilement faire la liste des conceptions les plus fondamentales de la féodalité et qui sont complètement disparues au point que certains, ceux qui n’étudient pas l’Histoire, en ont à peine conscience. Il y a l’idée de l’attachement de la noblesse à la terre, de son attachement aussi à la guerre civile permanente, l’attachement à la religion, la conception de l’engagement à l’égard des seigneurs de niveau plus élevé. A l’opposé, il y a l’absence d’existence et de droits des manants, des paysans, des domestiques et autres non nobles.

Une autre idée ancienne a complètement disparu d’une bonne partie de la planète, à l’exception de quelques monarchies liées à une religion royale, comme celle de l’Angleterre, du Japon, du Maroc et de l’Arabie saoudite : celle d’un monarque, père du peuple, émanation et émissaire de dieu, indiscutable et inexpugnable, qui n’a de comptes à rendre qu’à dieu et auquel tout le peuple doit une obéissance totale puisque d’origine divine.

Certaines idées, certains mode de vie, certaines relations sociales ont disparu depuis si longtemps et si fondamentalement que nombre d’auteurs en viennent à douter qu’elles aient vraiment été la réalité du monde. On arrive à concevoir qu’autrefois les hommes ne chassaient pas et étaient seulement cueilleurs ou chasseurs, qu’ils ne fabriquaient pas et ne cultivaient pas et étaient seulement prédateurs. On arrive à concevoir que les hommes ne vivaient pas de manière urbaine ou qu’ils ne connaissaient pas le feu ou la taille de la pierre. On a beaucoup plus de mal à concevoir que les êtres humains ignoraient le rôle du mâle dans la procréation et que la naissance a été longtemps un secret bien conservé de la communauté des femmes. On a aussi du mal à concevoir qu’il y a bel et bien eu un stade général du matriarcat, même si c’est sous des formes multiples suivant les régions et les peuples. Et même si le matriarcat n’est pas le simple symétrique du patriarcat.

Le changement historique du monde a représenté de multiples révolutions, des idées, de la vie économique et des rapports sociaux. Bien des gens estiment que l’affirmation de Marx, selon laquelle « l’Histoire est celle de la lutte des classes », signifierait que l’Histoire n’est pas dépendante de la lutte des idées mais seulement des classes entre elles. C’est certainement faux et les classes sociales dépendent beaucoup de l’image qu’elles ont d’elles-mêmes et de leur rôle social et politique. Cela explique les efforts importants de la classe dominante pour influencer les idées de l’ensemble de la société, y compris des classes exploitées.

Mais le succès, en la matière, des classes dirigeantes ne provient pas seulement de leurs efforts persistants pour diriger, y compris dans le domaine de l’idéologie, mais du fait que les peuples « croient ce qu’ils voient », et donc croient ceux qui dirigent, les bases sur lesquelles ils parviennent durablement à le faire, et les justifications qu’ils en donnent. Les classes qui ne dirigent jamais ont d’autant plus de mal à se poser la question de ce qu’elles penseraient si elles dirigeaient la société que la question ne se pose généralement pas à elles. Ils ont toutes les raisons de penser que les idées de changement radical sont des songes creux, sans avenir, et en particulier celle-ci : c’est généralement vrai, sauf en période révolutionnaire, celle où la domination des classes dirigeantes est au stade d’une crise historique. C’est rare mais cela arrive et c’est bien plus déterminant pour l’Histoire que les phases calmes, ou aux changements minimes et progressifs !!!

Donnons quelques exemples de ce que Marx et Engels écrivaient sur ces questions :

Le Manifeste communiste de Marx et Engels :

« Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l’expression générale des conditions réelles d’une lutte de classes existante, d’un mouvement historique qui s’opère sous nos yeux. L’abolition des rapports de propriété qui ont existé jusqu’ici n’est pas le caractère distinctif du communisme. »

Le point de vue de Karl Marx :

« Lorsque les idées s’emparent des masses, elles deviennent une force matérielle. »

« La théorie est capable de saisir les masses, dès qu’elle argumente ad hominem, et elle argumente ad hominem dès qu’elle devient radicale. »

« Une idée devient une force lorsqu’elle s’empare des masses. »

« Les idées ne sont rien d’autre que les choses matérielles transposées et traduites dans la tête des hommes. »

« Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. »

« Celui qui ne connaît pas l’histoire est condamné à la revivre. »

« Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré du développement de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s’élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuel. »

Dans « L’Idéologie allemande », Karl Marx, Friedrich Engels (1845)

« À toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes ; autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante. »

Dans « Le Manifeste communiste », Marx et Engels (1848)

« Est-il besoin d’une grande perspicacité pour comprendre que les idées, les conceptions et les notions des hommes, en un mot leur conscience, changent avec tout changement survenu dans leurs conditions de vie, leurs relations sociales leur existence sociale ?

Que démontre l’histoire des idées, si ce n’est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle ? Les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante.

Lorsqu’on parle d’idées qui révolutionnent une société tout entière, on énonce seulement ce fait que, dans le sein de la vieille société, les éléments d’une société nouvelle se sont formés et que la dissolution des vieilles idées marche de pair avec la dissolution des anciennes conditions d’existence.

Quand le monde antique était à son déclin, les vieilles religions furent vaincues par la religion chrétienne. Quand, au XVIIIe siècle, les idées chrétiennes cédèrent la place aux idées de progrès, la société féodale livrait sa dernière bataille à la bourgeoisie, alors révolutionnaire. Les idées de liberté de conscience, de liberté religieuse ne firent que proclamer le règne de la libre concurrence dans le domaine du savoir.

"Sans doute, dira-t-on, les idées religieuses, morales philosophiques, politiques, juridiques, etc., se sont modifiées au cours du développement historique. Mais la religion, la morale, la philosophie, la politique, le droit se maintenaient toujours à travers ces transformations.

"Il y a de plus des vérités éternelles, telles que la liberté, la justice, etc., qui sont communes à tous les régimes sociaux. Or, le communisme abolit les vérités éternelles, il abolit la religion et la morale au lieu d’en renouveler la forme, et cela contredit tout le développement historique antérieur."

A quoi se réduit cette accusation ? L’histoire de toute la société jusqu’à nos jours était faite d’antagonismes de classes, antagonismes qui, selon les époques, ont revêtu des formes différentes.

Mais, quelle qu’ait été la forme revêtue par ces antagonismes, l’exploitation d’une partie de la société par l’autre est un fait commun à tous les siècles passés. Donc, rien d’étonnant si la conscience sociale de tous les siècles, en dépit de toute sa variété et de sa diversité, se meut dans certaines formes communes, formes de conscience qui ne se dissoudront complètement qu’avec l’entière disparition de l’antagonisme des classes.

La révolution communiste est la rupture la plus radicale avec le régime traditionnel de propriété ; rien d’étonnant si, dans le cours de son développement, elle rompt de la façon la plus radicale avec les idées traditionnelles.

Dans « L’Idéologie allemande », Marx et Engels :

« Naguère un brave homme s’imaginait que, si les hommes se noyaient, c’est uniquement parce qu’ils étaient possédés par l’idée de la pesanteur. Qu’ils s’ôtent de la tête cette représentation, par exemple, en déclarant que c’était là une représentation religieuse, superstitieuse, et les voilà désormais à l’abri de tout risque de noyade. Sa vie durant il lutta contre cette illusion de la pesanteur dont toutes les statistiques lui montraient, par des preuves nombreuses et répétées, les conséquences pernicieuses. Ce brave homme, c’était le type même des philosophes révolutionnaires allemands modernes. Aucune différence spécifique ne distingue l’idéalisme allemand de l’idéologie de tous les autres peuples. Cette dernière considère, elle aussi, que le monde est dominé par des idées, que les idées et les concepts sont des principes déterminants, que des idées déterminées constituent le mystère du monde matériel accessible aux philosophes. »

Dans « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel », Karl Marx :

« Il est évident que l’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes ; la force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle ; mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle pénètre les masses. La théorie est capable de pénétrer les masses dès qu’elle procède par des démonstrations ad hominem, et elle fait des démonstrations ad hominem dès qu’elle devient radicale. Être radical, c’est prendre les choses par la racine. Or, pour l’homme, la racine, c’est l’homme lui-même. Ce qui prouve jusqu’à l’évidence le radicalisme de la théorie allemande, donc son énergie pratique, c’est qu’elle prend comme point de départ la suppression absolument positive de la religion. La critique de la religion aboutit à cette doctrine, que l’homme est, pour l’homme, l’être suprême. Elle aboutit donc à l’impératif catégorique de renverser toutes les conditions sociales où l’homme est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisable, qu’on ne peut mieux dépeindre qu’en leur appliquant la boutade d’un Français à l’occasion de l’établissement projeté d’une taxe sur les chiens « Pauvres chiens ! on veut vous traiter comme des hommes ! »

Même au point de vue historique, l’émancipation théorique présente pour l’Allemagne une importance spécifiquement pratique. En effet, le passé révolutionnaire de l’Allemagne est théorique, c’est la Réforme. À cette époque, la révolution débuta dans la tête d’un moine ; aujourd’hui, elle débute dans la tête du philosophe. »

Dans "L’Idéologie allemande" :

« Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes. (...)Jusqu’ici, toute conception historique a, ou bien laissé complètement de côté cette base réelle de l’histoire, ou l’a considérée comme une chose accessoire, n’ayant aucun lien avec la marche de l’histoire. De ce fait, l’histoire doit toujours être écrite d’après une norme située en dehors d’elle. La production réelle de la vie apparaît à l’origine de l’histoire, tandis que ce qui est proprement historique apparaît comme séparé de la vie ordinaire, comme extra et supra-terrestre. Les rapports entre les hommes et la nature sont de ce fait exclus de l’histoire, ce qui engendre l’opposition entre la nature et l’histoire. Par conséquent, cette conception n’a pu voir dans l’histoire que les grands événements historiques et politiques, des luttes religieuses et somme toute théoriques, et elle a dû, en particulier, partager pour chaque époque historique l’illusion de cette époque. Mettons qu’une époque s’imagine être déterminée par des motifs purement "politiques" ou "religieux", bien que "politique" et "religion" ne soient que des formes de ses moteurs réels : son historien accepte alors cette opinion. L’"imagination", la "représentation" que ces hommes déterminés se font de leur pratique réelle, se transforme en la seule puissance déterminante et active qui domine et détermine la pratique de ces hommes. Si la forme rudimentaire sous laquelle se présente la division du travail chez les Indiens et chez les Égyptiens suscite chez ces peuples un régime de castes dans leur État et dans leur religion, l’historien croit que le régime des castes est la puissance qui a engendré cette forme sociale rudimentaire. Tandis que les Français et les Anglais s’en tiennent au moins à l’illusion politique, qui est encore la plus proche de la réalité, les Allemands se meuvent dans le domaine de l’"esprit pur" et font de l’illusion religieuse la force motrice de l’histoire. La philosophie de l’histoire de Hegel est la dernière expression conséquente, poussée à sa "plus pure expression", de toute cette façon qu’ont les Allemands d’écrire l’histoire et dans laquelle il ne s’agit pas d’intérêts réels, pas même d’intérêts politiques, mais d’idées pures. (...) Feuerbach s’abuse lorsque (dans la Revue trimestrielle de Wigand), se qualifiant "d’homme communautaire", il se proclame communiste et transforme ce nom en un prédicat de "l’homme", croyant ainsi pouvoir retransformer en une simple catégorie le terme de communiste qui, dans le monde actuel, désigne l’adhérent d’un parti révolutionnaire déterminé. Toute la déduction de Feuerbach, en ce qui concerne les rapports réciproques des hommes, vise uniquement à prouver que les hommes ont besoin les uns des autres et qu’il en a toujours été ainsi. Il veut que la conscience prenne possession de ce fait, il ne veut donc, à l’instar des autres théoriciens, que susciter la conscience juste d’un fait existant, alors que pour le communiste réel ce qui importe, c’est de renverser cet ordre existant. (...) En réalité pour le matérialiste pratique, c’est-à-dire pour le communiste, il s’agit de révolutionner le monde existant, d’attaquer et de transformer pratiquement l’état de choses qu’il a trouvé. (...) Il retombe par conséquent dans l’idéalisme, précisément là où le matérialiste communiste voit la nécessité et la condition à la fois d’une transformation radicale tant de l’industrie que de la structure sociale. (…)Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. Les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l’expression idéale des rapports matériels dominants, elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d’idées, donc l’expression des rapports qui font d’une classe la classe dominante ; autrement dit, ce sont les idées de sa domination. Les individus qui constituent la classe dominante possèdent, entre autres choses, également une conscience, et en conséquence ils pensent ; pour autant qu’ils dominent en tant que classe et déterminent une époque historique dans toute son ampleur, il va de soi que ces individus dominent dans tous les sens et qu’ils ont une position dominante, entre autres, comme êtres pensants aussi, comme producteurs d’idées, qu’ils règlent la production et la distribution des pensées de leur époque ; leurs idées sont donc les idées dominantes de leur époque. Prenons comme exemple un temps et un pays où la puissance royale, l’aristocratie et la bourgeoisie se disputent le pouvoir et où celui-ci est donc partagé ; il apparaît que la pensée dominante y est la doctrine de la division des pouvoirs qui est alors énoncée comme une "loi éternelle". (...) Admettons que, dans la manière de concevoir la marche de l’histoire, on détache les idées de la classe dominante de cette classe dominante elle-même et qu’on en fasse une entité. Mettons qu’on s’en tienne au fait que telles ou telles idées ont dominé à telle époque, sans s’inquiéter des conditions de la production ni des producteurs de ces idées, en faisant donc abstraction des individus et des circonstances mondiales qui sont à la base de ces idées. On pourra alors dire, par exemple, qu’au temps où l’aristocratie régnait, c’était le règne des concepts d’honneur, de fidélité, etc., et qu’au temps où régnait la bourgeoisie, c’était le règne des concepts de liberté, d’égalité, etc. Ces “concepts dominants” auront une forme d’autant plus générale et généralisée que la classe dominante est davantage contrainte à présenter ses intérêts comme étant l’intérêt de tous les membres de la société. En moyenne, la classe dominante elle même se représente que ce sont ses concepts qui règnent et ne les distingue des idées dominantes des époques antérieures qu’en les présentant comme des vérités éternelles. C’est ce que s’imagine la classe dominante elle-même dans son ensemble. Cette conception de l’histoire commune à tous les historiens, tout spécialement depuis le XVIII° siècle, se heurtera nécessairement à ce phénomène que les pensées régnantes seront de plus en plus abstraites, c’est-à-dire qu’elles affectent de plus en plus la forme de l’universalité. En effet, chaque nouvelle classe qui prend la place de celle qui dominait avant elle est obligée, ne fût-ce que pour parvenir à ses fins, de représenter son intérêt comme l’intérêt commun de tous les membres de la société ou, pour exprimer les choses sur le plan des idées : cette classe est obligée de donner à ses pensées la forme de l’universalité, de les représenter comme étant les seules raisonnables, les seules universellement valables. Du simple fait qu’elle affronte une classe, la classe révolutionnaire se présente d’emblée non pas comme classe, mais comme représentant la société tout entière, elle apparaît comme la masse entière de la société en face de la seule classe dominante [42]. Cela lui est possible parce qu’au début son intérêt est vraiment encore intimement lié à l’intérêt commun de toutes les autres classes non-dominantes et parce que, sous la pression de l’état de choses antérieur, cet intérêt n’a pas encore pu se développer comme intérêt particulier d’une classe particulière. De ce fait, la victoire de cette classe est utile aussi à beaucoup d’individus des autres classes qui, elles, ne parviennent pas à la domination ; mais elle l’est uniquement dans la mesure où elle met ces individus en état d’accéder à la classe dominante. Quand la bourgeoisie française renversa la domination de l’aristocratie, elle permit par là à beaucoup de prolétaires de s’élever au-dessus du prolétariat, mais uniquement en ce sens qu’ils devinrent eux-mêmes des bourgeois. Chaque nouvelle classe n’établit donc sa domination que sur une base plus large que la classe qui dominait précédemment, mais, en revanche, l’opposition entre la classe qui domine désormais et celles qui ne dominent pas ne fait ensuite que s’aggraver en profondeur et en acuité. Il en découle ceci : le combat qu’il s’agit de mener contre la nouvelle classe dirigeante a pour but à son tour de nier les conditions sociales antérieures d’une façon plus décisive et plus radicale que n’avaient pu le faire encore toutes les classes précédentes qui avaient brigué la domination.
Toute l’illusion qui consiste à croire que la domination d’une classe déterminée est uniquement la domination de certaines idées, cesse naturellement d’elle-même, dès que la domination de quelque classe que ce soit cesse d’être la forme du régime social, c’est-à-dire qu’il n’est plus nécessaire de représenter un intérêt particulier comme étant l’intérêt général ou de représenter "l’universel" comme dominant.
Une fois les idées dominantes séparées des individus qui exercent la domination, et surtout des rapports qui découlent d’un stade donné du mode de production, on obtient ce résultat que ce sont constamment les idées qui dominent dans l’histoire et il est alors très facile d’abstraire, de ces différentes idées "l’idée", c’est-à-dire l’idée par excellence, etc., pour en faire l’élément qui domine dans l’histoire et de concevoir par ce moyen toutes ces idées et concepts isolés comme des "autodéterminations" du concept qui se développe tout au long de l’histoire. Il est également naturel ensuite de faire dériver tous les rapports humains du concept de l’homme, de l’homme représenté, de l’essence de l’homme, de l’homme en un mot. C’est ce qu’a fait la philosophie spéculative. (...) La conception de l’histoire que nous venons de développer nous donne encore finalement les résultats suivants : . 1. Dans le développement des forces productives, il arrive un stade où naissent des forces productives et des moyens de circulation qui ne peuvent être que néfastes dans le cadre des rapports existants et ne sont plus des forces productives, mais des forces destructrices (le machinisme et l’argent), — et, fait lié au précédent, il naît une classe qui supporte toutes les charges de la société, sans jouir de ses avantages, qui est expulsée de la société et se trouve, de force, dans l’opposition la plus ouverte avec toutes les autres classes, une classe que forme la majorité des membres de la société et d’où surgit la conscience de la nécessité d’une révolution radicale, conscience qui est la conscience communiste et peut se former aussi, bien entendu, dans les autres classes quand on voit la situation de cette classe. 2. Les conditions dans lesquelles on peut utiliser des forces productives déterminées, sont les conditions de la domination d’une classe déterminée de la société ; la puissance sociale de cette classe, découlant de ce qu’elle possède, trouve régulièrement son expression pratique sous forme idéaliste dans le type d’État propre à chaque époque ; c’est pourquoi toute lutte révolutionnaire est dirigée contre une classe qui a dominé jusqu’alors... 3. Dans toutes les révolutions antérieures, le mode d’activité restait inchangé et il s’agissait seulement d’une autre distribution de cette activité, d’une nouvelle répartition du travail entre d’autres personnes ; la révolution communiste par contre est dirigée contre le mode d’activité antérieur, elle supprime le travail, forme moderne de l’activité sous laquelle la domination des, et abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes, parce qu’elle est effectuée par la classe qui n’est plus considérée comme une classe dans la société, qui n’est plus reconnue comme telle et qui est déjà l’expression de la dissolution de toutes les classes, de toutes les nationalités, etc., dans le cadre de la société actuelle... Une transformation massive des hommes s’avère nécessaire pour la création en masse de cette conscience communiste, comme aussi pour mener la chose elle-même à bien ; or, une telle transformation ne peut s’opérer que par un mouvement pratique, par une révolution ; cette révolution n’est donc pas seulement rendue nécessaire parce qu’elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l’est également parce que seule une révolution permettra à la classe qui renverse l’autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles. Depuis un bon bout de temps déjà tous les communistes, aussi bien en France qu’en Angleterre et en Allemagne, sont d’accord sur la nécessité de cette révolution. »

Dans "La Sainte famille", Marx et Engels :

« La Révolution française fut une expérience qui faisait encore totalement partie du XVIIIe siècle. » écrit Bauer.

Qu’une expérience du XVIIIe siècle, telle que la Révolution française, soit encore absolument une expérience du XVIIIe siècle et non pas par exemple du XIXe, voilà une vérité chronologique qui semble appartenir « encore absolument » à ces vérités qui « se comprennent toutes seules d’emblée ». Mais, dans la terminologie de la Critique, qui a de fortes préventions contre la vérité « lumineuse », une vérité de ce genre s’appelle un « examen » ; elle a donc sa place, tout naturellement, dans un « nouvel examen de la Révolution ».

« Les idées que la Révolution française avait fait germer n’ont pas mené au-delà de l’état de choses qu’elle voulait supprimer par la violence. » écrit Bauer.

Des idées ne peuvent jamais mener au-delà d’un ancien état du monde, elles ne peuvent jamais que mener au-delà des idées de l’ancien état de choses. Généralement parlant, des idées ne peuvent rien mener à bonne fin. Pour mener à bonne fin les idées, il faut les hommes, qui mettent en jeu une force pratique [1]. Dans son sens littéral, la proposition critique est donc une fois de plus une vérité qui se comprend toute seule, donc c’est encore un « examen ».

Sans se laisser troubler par cet examen, la Révolution française a fait germer des idées qui mènent au-delà des idées de tout l’ancien état du monde. Le mouvement révolutionnaire, qui commença en 1789 au Cercle social [2], qui, au milieu de sa carrière, eut pour représentants principaux Leclerc et Roux et finit par succomber provisoirement avec la conspiration de Babeuf, avait fait germer l’idée communiste que l’ami de Babeuf, Buonarroti, réintroduisit en France après la révolution de 1830. Cette idée, développée avec conséquence, c’est l’idée du nouvel état du monde."


Bruxelles, le 28 décembre [1846].

Mon cher M. Annenkov,

Vous auriez reçu depuis longtemps ma réponse à votre lettre du Ier novembre, si mon libraire n’avait pas tardé jusqu’à la semaine passée à m’envoyer le livre de M. Proudhon : Philosophie de la misère. Je l’ai parcouru en deux jours, pour pouvoir vous communiquer tout de suite mon opinion. Comme j’ai lu le livre très rapidement, je ne peux pas entrer dans les détails, je ne peux vous parler que de l’impression générale qu’il a produit sur moi. Si vous le demandez, je pourrai entrer en détail dans une seconde lettre.

Je vous avouerai franchement que je trouve le livre en général mauvais, très mauvais. Vous-même plaisantez dans votre lettre « sur le coin de la philosophie allemande » dont M. Proudhon fait parade dans cette œuvre informe et présomptueuse, mais vous supposez que le développement économique n’a pas été infecté par le poison philosophique. Aussi suis-je très éloigné d’imputer les fautes du développement économique à la philosophie de M. Proudhon. M. Proudhon ne vous donne pas une fausse critique de l’économie politique parce qu’il est possesseur d’une philosophie ridicule, mais il vous donne une philosophie ridicule parce qu’il n’a pas compris l’état social actuel dans son engrènement, pour user d’un mot que M. Proudhon emprunte à Fourier, comme beaucoup d’autres choses.

Pourquoi M. Proudhon parle-t-il de dieu, de la raison universelle, de la raison impersonnelle de l’humanité, qui ne se trompe jamais, qui a été de tout temps égale à elle-même, dont il faut avoir seulement la conscience juste pour se trouver dans le vrai ? Pourquoi fait-il du faible hégélianisme, pour se poser comme esprit fort ?

Lui-même, il vous donne la clé de l’énigme. M. Proudhon voit dans l’histoire une certaine série de développements sociaux ; il trouve le progrès réalisé dans l’histoire ; il trouve enfin que les hommes, pris comme individus, ne savaient pas ce qu’ils faisaient, qu’ils se trompaient sur leur propre mouvement, c’est-à-dire que leur développement social paraît à première vue chose distincte, séparée, indépendante de leur développement individuel. Il ne sait pas expliquer ces faits, et l’hypothèse de la raison universelle, qui se manifeste, est toute trouvée. Rien de plus facile, que d’inventer des causes mystiques, c’est-à-dire des phrases, où le sens commun fait défaut.

Mais M. Proudhon, en avouant qu’il ne comprend rien au développement historique de l’humanité — et il l’avoue lorsqu’il se sert des mots sonores de raison universelle, dieu, etc. — n’avoue-t-il pas implicitement et nécessairement qu’il est incapable de comprendre des développements économiques ?

Qu’est-ce que la société, quelle que soit sa forme ? Le produit de l’action réciproque des hommes. Les hommes sont-ils libres de choisir telle ou telle forme sociale ? Pas du tout. Posez un certain état de développement des facultés productives des hommes et vous aurez telle forme de commerce et de consommation. Posez certains degrés de développement de la production, du commerce, de la consommation, et vous aurez telle forme de constitution sociale, telle organisation de la famille, des ordres ou des classes, en un mot telle société civile. Posez telle société civile et vous aurez tel état politique, qui n’est que l’expression officielle de la société civile. Voilà ce que M. Proudhon ne comprendra jamais, car il croit faire grande chose, quand il en appelle de l’État à la société civile, c’est-à-dire du résumé officiel de la société à la société officielle.

Il n’est pas nécessaire d’ajouter que les hommes ne sont pas les libres arbitres de leurs forces productives — qui sont la base de toute leur histoire — car toute force productive est une force acquise, le produit d’une activité antérieure. Ainsi les forces productives sont le résultat de l’énergie pratique des hommes, mais cette énergie elle-même est circonscrite par les conditions dans lesquelles les hommes se trouvent placés, par les forces productives déjà acquises, par la forme sociale qui existe avant eux, qu’ils ne créent pas, qui est le produit de la génération antérieure. Par ce simple fait que toute génération postérieure trouve des forces productives acquises par la génération antérieure, qui lui servent comme matière première pour de nouvelles productions, il se forme une connexité dans l’histoire des hommes, il se forme une histoire de l’humanité, qui est d’autant plus l’histoire de l’humanité que les forces productives des hommes et, en conséquence, leurs rapports sociaux, ont grandi. Conséquence nécessaire : l’histoire sociale des nommes n’est jamais que l’histoire de leur développement individuel, qu’ils en aient la conscience ou qu’ils ne l’aient pas. Leurs rapports matériels forment la base de tous leurs rapports. Ces rapports matériels ne sont que les formes nécessaires dans lesquelles leur activité matérielle et individuelle se réalise.

M. Proudhon confond les idées et les choses. Les hommes ne renoncent jamais à ce qu’ils ont gagné, mais cela ne revient pas à dire qu’ils ne renoncent jamais à la forme sociale dans laquelle ils ont acquis certaines forces productives. Tout au contraire. Pour ne pas être privés du résultat obtenu, pour ne pas perdre les fruits de la civilisation, les hommes sont forcés, du moment où le mode de leur commerce ne correspond plus aux forces productives acquises, de changer toutes leurs formes sociales traditionnelles. (Je prends le mot commerce ici dans le sens le plus général comme nous disons en allemand : Verkehr.) Par exemple : le privilège, l’institution des jurandes et des corporations, le régime réglementaire du moyen âge, étaient des relations sociales, qui seules correspondaient aux forces productives acquises et à l’état social préexistant, duquel ces institutions étaient sorties. Sous la protection du régime corporatif et réglementaire, les capitaux s’étaient accumulés, un commerce maritime s’était développé, des colonies avaient été fondées — et les hommes auraient perdu les fruits mêmes, s’ils avaient voulu conserver les formes sous la protection desquelles ces fruits avaient mûri. Aussi y eut-il deux coups de tonnerre, la révolution de 1640 et celle de 1688. Toutes les anciennes formes économiques, les relations sociales qui leur correspondaient, l’état politique qui était l’expression officielle de l’ancienne société civile furent brisés en Angleterre. Ainsi les formes économiques sous lesquelles les hommes produisent, consomment, échangent, sont transitoires et historiques. Avec de nouvelles facultés productives acquises, les hommes changent leur mode de production ; et avec le mode de production, ils changent tous les rapports économiques, qui n’ont été que les relations nécessaires de ce mode de production déterminé.

C’est ce que M. Proudhon n’a pas compris, encore moins démontré. M. Proudhon, incapable de suivre le mouvement réel de l’histoire, vous donne une fantasmagorie, qui a la présomption d’être une fantasmagorie dialectique. Il ne sent pas le besoin de vous parler des XVIIe, XVIIIe, XIXe siècles, car son histoire se passe dans le milieu nébuleux de l’imagination et s’élève hautement au-dessus des temps et des lieux. En un mot, c’est vieillerie hégélienne, ce n’est pas une histoire ; ce n’est pas une histoire profane — histoire des hommes —, c’est une histoire sacrée — histoire des idées. Dans sa manière de voir, l’homme n’est que l’instrument, dont l’idée ou la raison éternelle fait usage, pour se développer. Les évolutions dont parle M. Proudhon sont censées être les évolutions telles qu’elles se passent dans le sein mystique de l’idée absolue. Si vous déchirez le rideau de ce langage mystique, ceci revient à dire que M. Proudhon vous donne l’ordre dans lequel les catégories économiques se rangent dans l’intérieur de sa tête. Il ne me faudrait pas beaucoup d’efforts pour vous donner la preuve que cet arrangement est l’arrangement d’une tête très désordonnée.

M. Proudhon a ouvert son livre par une dissertation sur la valeur, qui est son dada. Pour cette fois, je n’entrerai pas dans l’examen de cette dissertation.

La série des évolutions économiques de la raison éternelle commence avec la division du travail. Pour M. Proudhon la division du travail est chose toute simple. Mais le régime des caftes n’était-il pas une certaine division du travail ? Et le régime des corporations n’était-il pas une autre division du travail ? Et la division du travail du régime manufacturier, qui commence au milieu du XVIIe siècle et finit dans la dernière partie du XVIIIe siècle en Angleterre, n’est-elle pas aussi totalement distincte de la division du travail de la grande industrie, de l’industrie moderne ?

M. Proudhon se trouve si peu dans le vrai qu’il néglige ce que font même les économistes profanes. Pour vous parler de la division du travail, il n’a pas besoin de vous parler du marché du monde. Eh bien ! La division du travail, dans les XIVe et XVe siècles, où il n’y avait pas encore de colonies, où l’Amérique n’existait pas encore pour l’Europe, où l’Asie orientale n’existait que par l’intermédiaire de Constantinople, ne devait-elle pas se distinguer de fond en comble de la division du travail du XVIIe siècle qui avait des colonies déjà développées ?

Ce n’est pas tout. Toute l’organisation intérieure des peuples, toutes leurs relations internationales, sont-elles autre chose que l’expression d’une certaine division du travail ? et ne doivent-elles pas changer avec le changement de la division du travail ?

M. Proudhon a si peu compris la question de la division du travail qu’il ne vous parle pas même de la séparation de la ville et de la campagne, qui, par exemple en Allemagne, s’est effectuée du IXe au XIIe siècle. Ainsi pour M. Proudhon cette séparation doit être loi éternelle, parce qu’il ne connaît ni son origine, ni son développement. Il vous en parlera, dans tout son livre, comme si cette création d’un certain mode de production durerait jusqu’à la fin des jours. Tout ce que M. Proudhon vous dit de la division du travail n’est qu’un résumé, et de plus, un résumé très superficiel, très incomplet de ce qu’avaient dit avant lui Adam Smith et mille autres.

La deuxième évolution sont les machines. La connexité entre la division du travail et les machines est toute mystique chez M. Proudhon. Chacun des modes de la division du travail avait des instruments de production spécifiques. Par exemple, du milieu du XVIIe jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, les hommes ne faisaient pas tout avec la main. Ils possédaient des instruments, et des instruments très compliqués, comme les métiers, les navires, les leviers, etc., etc.

Ainsi, rien de plus ridicule que de faire découler les machines comme conséquence de la division du travail en général.

Je vous dirai encore en passant que M. Proudhon, comme il n’a pas compris l’origine historique des machines, a encore moins compris leur développement. Jusqu’à l’an 1825 — époque de la première crise universelle — vous pouvez dire que les besoins de la consommation en général allaient plus vite que la production, et que le développement des machines était la conséquence forcée des besoins du marché. Depuis 1825, l’invention et l’application des machines ne sont que le résultat de la guerre entre les maîtres et les ouvriers. Encore ceci n’est-il pas vrai que pour l’Angleterre. Quant aux nations européennes, elles ont été forcées d’appliquer les machines à cause de la concurrence que les Anglais leur faisaient, tant sur leur propre marché que sur le marché du monde. Enfin, quant à l’Amérique du Nord, l’introduction des machines était amenée et par la concurrence avec les autres peuples et par la rareté des mains, c’est-à-dire par la disproportion entre la population et les besoins industriels de l’Amérique du Nord. De ces faits, vous pouvez conclure quelle sagacité M. Proudhon développe, en conjurant le fantôme de la concurrence comme troisième évolution, comme antithèse des machines !

Enfin, en général, c’est une vraie absurdité, que de faire des machines une catégorie économique à côté de la division du travail, de la concurrence, du crédit, etc.

La machine n’est pas plus une catégorie économique que le bœuf qui traîne la charrue. L’application actuelle des machines est une des relations de notre régime économique actuel, mais le mode d’exploiter les machines est tout à fait distinct des machines elles-mêmes. La poudre reste la même, que vous vous en serviez pour blesser un homme, ou pour panser les plaies du blessé.

M. Proudhon se surpasse lui-même, lorsqu’il fait grandir dans l’intérieur de sa tête la concurrence, le monopole, l’impôt ou la police, la balance du commerce, le crédit, la propriété dans l’ordre que je cite. Presque toutes les institutions du crédit étaient développées en Angleterre au commencement du XVIIIe siècle avant l’invention des machines. Le crédit public n’était qu’une nouvelle manière d’augmenter l’impôt et de suffire aux nouveaux besoins créés par l’avènement de la classe bourgeoise au gouvernement. Enfin la propriété forme la dernière catégorie dans le système de M. Proudhon. Dans le monde réel, au contraire, la division du travail et toutes les autres catégories de M. Proudhon sont des relations sociales, dont l’ensemble forme ce qu’on appelle actuellement : la propriété. La propriété bourgeoise, en dehors de ces relations, n’est rien qu’une illusion métaphysique ou juridique. La propriété d’une autre époque, la propriété féodale se développe dans une série de relations sociales entièrement différentes. M. Proudhon, en établissant la propriété comme une relation indépendante, commet plus qu’une faute de méthode : il prouve clairement qu’il n’a pas saisi le lien qui rattache toutes les formes de la production bourgeoise, qu’il n’a pas compris le caractère historique et transitoire des formes de la production dans une époque déterminée. M. Proudhon, qui ne voit pas dans nos institutions sociales de produits historiques, qui ne comprend ni leur origine, ni leur développement, ne peut en faire qu’une critique dogmatique.

Aussi M. Proudhon est-il forcé de recourir à une fiction, pour vous en expliquer le développement. Il s’imagine que la division du travail, le crédit, les machines, etc., que tout a été inventé au service de son idée fixe, de l’idée de l’égalité. Son explication est d’une naïveté sublime. On a inventé ces choses pour l’égalité, mais malheureusement elles se sont tournées contre l’égalité. C’est là tout son raisonnement. C’est-à-dire, il fait une supposition gratuite, et parce que le développement réel et sa fiction se contredisent à chaque pas, il en conclut qu’il y a contradiction. Il vous dissimule qu’il y a seulement contradiction entre ses idées fixes et le mouvement réel.

Ainsi M. Proudhon, principalement par défaut de connaissances historiques, n’a pas vu que les hommes, en développant leurs facultés productives, c’est-à-dire en vivant, développent certains rapports entre eux, et que le mode de ces rapports change nécessairement avec la modification et l’accroissement de ces facultés productives. Il n’a pas vu que les catégories économiques ne sont que des abstractions de ces rapports réels, qu’elles ne sont que des vérités que pour autant que ces rapports subsistent. Ainsi il tombe dans l’erreur des économistes bourgeois, qui voient dans ces catégories économiques des lois éternelles et non des lois historiques, qui ne sont des lois que pour un certain développement historique, pour un développement déterminé des forces productives. Ainsi, au lieu de considérer les catégories économico-politiques comme des abstractions faites des relations sociales réelles, transitoires, historiques, M. Proudhon, par une inversion mystique, ne voit dans les rapports réels que des incarnations de ces abstractions. Ces abstractions elles-mêmes sont des formules qui ont sommeillé dans le sein de dieu le père depuis le commencement du monde.

Mais ici ce bon M. Proudhon tombe dans de grandes convulsions intellectuelles. Si toutes ces catégories économiques sont des émanations du cœur de dieu, si elles sont la vie cachée et éternelle des hommes, comment se fait-il, premièrement qu’il y ait développement et deuxièmement, que M. Proudhon ne soit pas conservateur ? Il vous explique ces contradictions évidentes par tout un système de l’antagonisme.

Pour éclaircir ce système de l’antagonisme, prenons un exemple.

Le monopole est bon, car c’est une catégorie économique, donc une émanation de dieu. La concurrence est bonne, car c’est aussi une catégorie économique. Mais ce qui n’est pas bon, c’est la réalité du monopole et la réalité de la concurrence. Ce qui est encore pire, c’est que le monopole et la concurrence se dévorent mutuellement. Que doit-on y faire ? Parce que ces deux pensées éternelles de dieu se contredisent, il lui paraît évident qu’il y a dans le sein de dieu également une synthèse entre ces deux pensées, dans laquelle les maux du monopole sont équilibrés par la concurrence et vice versa. La lutte entre les deux idées aura pour effet de n’en faire ressortir que le beau côté. Il faut arracher à dieu cette pensée secrète, ensuite l’appliquer, et tout sera pour le mieux ; il faut révéler la formule synthétique cachée dans la nuit de la raison impersonnelle de l’humanité. M. Proudhon n’hésite pas un seul moment de se faire révélateur.

Mais jetez un moment votre regard sur la vie réelle. Dans la vie économique actuelle vous trouvez non seulement la concurrence et le monopole, mais aussi leur synthèse qui n’est pas une formule mais un mouvement. Le monopole produit la concurrence, la concurrence produit le monopole. Pourtant cette équation, loin de lever les difficultés de la situation actuelle comme se l’imaginent les économistes bourgeois, a pour résultat une situation plus difficile et plus embrouillée. Ainsi en changeant la base, sur laquelle se fondent les rapports économiques actuels, en anéantissant le mode actuel de production, vous anéantissez non seulement la concurrence, le monopole et leur antagonisme, mais aussi leur unité, leur synthèse, le mouvement, qui est l’équilibration réelle de la concurrence et du monopole.

Maintenant je vais vous donner un exemple de la dialectique de M. Proudhon.

La liberté et l’esclavage forment un antagonisme. Je n’ai pas besoin de parler ni des bons ni des mauvais côtés de la liberté. Quant à l’esclavage, je n’ai pas besoin de parler de ses mauvais côtés. La seule chose qu’il faut expliquer, c’est le beau côté de l’esclavage. Il ne s’agit pas de l’esclavage indirect, de l’esclavage du prolétaire ; il s’agit de l’esclavage direct, de l’esclavage des Noirs dans le Surinam, dans le Brésil, dans les contrées méridionales de l’Amérique du Nord.

L’esclavage direct est le pivot de notre industrialisme actuel aussi bien que les machines, le crédit, etc. Sans esclavage vous n’avez pas de coton, sans coton vous n’avez pas d’industrie moderne. C’est l’esclavage qui a donné de la valeur aux colonies, ce sont les colonies qui ont créé le commerce du monde, c’est le commerce du monde qui est la condition nécessaire de la grande industrie mécanique. Aussi avant la traite des nègres, les colonies ne donnaient à l’ancien monde que très peu de produits et ne changeaient pas visiblement la face du monde. Ainsi l’esclavage est une catégorie économique de la plus haute importance. Sans l’esclavage, l’Amérique du Nord, le peuple le plus progressif, se transformerait en un pays patriarcal. Rayez seulement l’Amérique du Nord de la carte des peuples et vous aurez l’anarchie, la décadence complète du commerce et de la civilisation moderne. Mais faire disparaître l’esclavage, ce serait rayer l’Amérique de la carte des peuples. Aussi l’esclavage, parce qu’il est une catégorie économique, se trouve depuis le commencement du monde chez tous les peuples. Les peuples modernes n’ont su que déguiser l’esclavage chez eux-mêmes et l’importer ouvertement au nouveau monde. Comment s’y prendra ce bon M. Proudhon, après ces réflexions sur l’esclavage ? Il cherchera la synthèse de la liberté et de l’esclavage, le vrai juste milieu, autrement dit l’équilibre de l’esclavage et de la liberté.

M. Proudhon a très bien compris que les hommes font le drap, la toile, les étoffes de soie, et le grand mérite d’avoir compris si peu de chose ! Ce que M. Proudhon n’a pas compris, c’est que les hommes, selon leurs facultés, produisent aussi les relations sociales, dans lesquelles ils produisent le drap et la toile. Encore moins M. Proudhon a-t-il compris que les hommes, qui produisent les relations sociales conformément à leur productivité matérielle, produisent aussi les idées, les catégories, c’est-à-dire les expressions abstraites idéelles de ces mêmes relations sociales. Ainsi les catégories sont aussi peu éternelles que les relations qu’elles expriment. Elles sont des produits historiques et transitoires. Pour M. Proudhon, tout au contraire, la cause primitive, ce sont les abstractions, les catégories. Selon lui, ce sont elles et non pas les hommes qui produisent l’histoire. L’abstraction, la catégorie prise comme telle, c’est-à-dire séparée des hommes et de leur action matérielle, est naturellement immortelle, inaltérable, impassible, elle n’est qu’un être de la raison pure, ce qui veut dire seulement que l’abstraction prise comme telle est abstraite — tautologie admirable !

Aussi les relations économiques, vues sous la forme des catégories, sont pour M. Proudhon des formules éternelles, qui n’ont ni origine ni progrès.

Parlons d’une autre manière : M. Proudhon n’affirme pas directement que la vie bourgeoise est pour lui une vérité éternelle ; il le dit indirectement, en divinisant les catégories qui expriment les rapports bourgeois sous la forme de la pensée. Il prend les produits de la société bourgeoise pour des êtres spontanés, doués d’une vie propre, éternels, dès qu’ils se présentent à lui sous la forme de catégories, de pensée. Ainsi il ne s’élève pas au-dessus de l’horizon bourgeois. Parce qu’il opère sur les pensées bourgeoises en les supposant éternellement vraies ; il cherche la synthèse de ces pensées, leur équilibre, et ne voit pas que leur mode actuel de s’équilibrer est le seul mode possible.

Réellement, il fait ce que font tous les bons bourgeois. Tous, ils vous disent que la concurrence, le monopole, etc., en principe, c’est-à-dire pris comme pensées abstraites, sont les seuls fondements de la vie, mais qu’ils laissent beaucoup à désirer dans la pratique. Tous ils veulent la concurrence sans les conséquences funestes de celle-ci. Tous veulent l’impossible, c’est-à-dire les conditions de la vie bourgeoise sans les conséquences nécessaires de ces conditions. Tous, ils ne comprennent pas que la forme bourgeoise de la production est une forme historique et transitoire, tout aussi bien que l’était la forme féodale. Cette erreur vient de ce que pour eux l’homme-bourgeois est la seule base possible de toute société, de ce qu’ils ne se figurent pas un état de société dans lequel l’homme aurait cessé d’être bourgeois.

M. Proudhon est donc nécessairement doctrinaire. Le mouvement historique, qui bouleverse le monde actuel, se résout pour lui dans le problème de découvrir le juste équilibre, la synthèse de deux pensées bourgeoises. Ainsi, à force de subtilité, le garçon adroit découvre la pensée cachée de dieu, l’unité des deux pensées isolées ; qui ne sont deux pensées isolées, que parce que M. Proudhon les a isolées de la vie pratique, de la production actuelle, qui est la combinaison des réalités qu’elles expriment. A la place du grand mouvement historique, qui naît du conflit entre les forces productives des hommes, déjà acquises, et leurs rapports sociaux, qui ne correspondent plus à ces forces productives ; à la place des guerres terribles, qui se préparent entre les différentes classes d’une nation, entre les différentes nations ; à la place de l’action pratique et violente des masses, qui seule pourra résoudre ces collisions ; à la place de ce mouvement vaste, prolongé et compliqué, M. Proudhon met le mouvement cacadauphin1 de sa tête. Ainsi ce sont les savants, les hommes capables de surprendre à dieu sa pensée intime, qui font l’histoire. Le menu peuple n’a qu’à appliquer leurs révélations. — Vous comprenez maintenant pourquoi M. Proudhon est ennemi déclaré de tout mouvement politique. La solution des problèmes actuels ne consiste pas pour lui dans l’action publique, mais dans les rotations dialectiques de sa tête. Parce que, pour lui, les catégories sont les forces motrices, il ne faut pas changer la vie pratique, pour changer les catégories. Tout au contraire. Il faut changer les catégories, et le changement de la société réelle en sera la conséquence.

Dans son désir de concilier les contradictions, M. Proudhon ne se demande pas, si la base même de ces contradictions ne doit pas être renversée. Il ressemble en tout au doctrinaire politique, qui veut le roi, la chambre des députés et la chambre des pairs comme parties intégrantes de la vie sociale, comme catégories éternelles. Seulement, il cherche une nouvelle formule pour équilibrer ces pouvoirs dont l’équilibre consiste précisément dans le mouvement actuel, où l’un de ces pouvoirs est tantôt le vainqueur, tantôt l’esclave de l’autre. C’est ainsi qu’au XVIIIe siècle une foule de têtes médiocres s’évertuaient à trouver la vraie formule, pour équilibrer les ordres sociaux, la noblesse, le roi, les parlements, etc., et le lendemain, il n’y avait plus ni roi, ni parlement, ni noblesse. Le juste équilibre entre ces antagonismes était le bouleversement de toutes les relations sociales, qui servaient de base à ces existences féodales et à l’antagonisme de ces existences féodales.

Parce que M. Proudhon pose d’un côté les idées éternelles, les catégories de la raison pure, de l’autre côté les hommes et leur vie pratique, qui est selon lui l’application de ces catégories, vous trouvez chez lui dès le commencement dualisme entre la vie et les idées, entre l’âme et le corps — dualisme qui se répète sous beaucoup de formes. Vous voyez maintenant que cet antagonisme n’est que l’incapacité de M. Proudhon de comprendre l’origine et l’histoire profanes des catégories, qu’il divinise.

Ma lettre est déjà trop longue pour parler encore du procès ridicule que M. Proudhon fait au communisme. Pour le moment vous m’accorderez qu’un homme qui n’a pas compris l’état actuel de la société, doit encore moins comprendre le mouvement qui tend à le renverser, et les expressions littéraires de ce mouvement révolutionnaire.

Le seul point sur lequel je suis parfaitement d’accord avec M. Proudhon est son dégoût pour la sensiblerie socialiste. Avant lui, j’ai provoqué beaucoup d’inimitiés par le persiflage du socialisme moutonnier, sentimental, utopique. Mais M. Proudhon ne se fait-il pas des illusions étranges, en opposant sa sentimentalité de petit-bourgeois, je veux dire ses déclamations sur le ménage, l’amour conjugal et toutes ces banalités, à la sentimentalité socialiste, qui est, par exemple chez Fourier, beaucoup plus profonde que les platitudes présomptueuses de notre bon Proudhon ? Lui-même, il sent si bien la nullité de ses raisons, son incapacité complète de parler de ces choses-là, qu’il se jette à corps perdu dans les fureurs, les exclamations, les iras hominis probi, qu’il écume, qu’il jure, qu’il dénonce, qu’il crie à l’infamie, à la peste, qu’il se frappe la poitrine et se glorifie devant dieu et les hommes d’être pur des infamies socialistes ! Il ne raille pas en critique les sentimentalités socialistes ou ce qu’il prend pour telles. Il excommunie en saint, en pape les pauvres pécheurs, et chante les gloires de la petite bourgeoisie et des misérables illusions amoureuses, patriarcales du foyer domestique. Et ce n’est rien d’accidentel. M. Proudhon est de la tête aux pieds philosophe, économiste de la petite bourgeoisie. Le petit-bourgeois, dans une société avancée et par nécessité de son état, se fait d’une part socialiste, d’autre part économiste, c’est-à-dire il est ébloui par la magnificence de la haute bourgeoisie et sympathise aux douleurs du peuple. Il est en même temps bourgeois et peuple. Il se vante dans son for intérieur de sa conscience d’être impartial, d’avoir trouvé le juste équilibre, qui a la prétention de se distinguer du juste milieu. Un tel petit-bourgeois divinise la contradiction, car la contradiction est le fond de son être. Il n’est que la contradiction sociale, mise en action. Il doit justifier par la théorie ce qu’il est en pratique, et M. Proudhon a le mérite d’être l’interprète scientifique de la petite-bourgeoisie française, ce qui est un mérite réel, parce que la petite-bourgeoisie sera partie intégrante de toutes les révolutions sociales qui se préparent.

J’aurais voulu pouvoir vous envoyer avec cette lettre mon livre sur l’économie politique, mais jusqu’à présent il m’a été impossible de faire imprimer cet ouvrage et les critiques des philosophes et socialistes allemands, dont je vous ai parlé à Bruxelles. Vous ne croirez jamais quelles difficultés une telle publication rencontre en Allemagne, d’une part de la police, d’autre part des libraires, qui sont eux-mêmes les représentants intéressés de toutes les tendances que j’attaque. Et quant à notre propre parti, il est non seulement pauvre, mais une grande fraction du parti communiste allemand m’en veut parce que je m’oppose à ses utopies et à ses déclamations.

Tout à vous

Charles Marx.

P. S. — Vous me demanderez pourquoi je vous écris en mauvais français, au lieu de vous écrire en bon allemand ? C’est parce que j’ai affaire à un auteur français.

Vous m’obligeriez beaucoup en ne retardant pas trop longtemps votre réponse, afin que je sache si vous m’avez compris sous cette enveloppe d’un français barbare.

Note

1 Le terme « cacadauphin » aurait été utilisé à l’époque de la Révolution française par des opposants de la monarchie pour indiquer la couleur moutarde devenue à la mode dans l’habillement après que reine Marie-Antoinette l’avait utilisé pour les langes du dauphin. (Marx-Engels, Correspondance , Gilbert Badia/Jean Mortier, Editions sociales, 1971, tome I (nov 1835-déc 1848), p. 456.

« La production des idées, des représentations et de la conscience est d’abord directement et intimement mêlée à l’activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l’émanation directe de leur comportement matériel. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu’elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc. de tout un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leur représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissants, tels qu’ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et des rapports qui y correspondent, y compris les formes les plus larges que ceux-ci peuvent prendre. La conscience ne peut jamais être autre chose que l’être conscient et l’être des hommes est leur processus de vie réel. Et si, dans toute l’idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscure, ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique.
A l’encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c’est de la terre au ciel que l’on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s’imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu’ils sont dans les paroles, la pensée, l’imagination et la représentation d’autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os ; non, on part des hommes dans leur activité réelle, c’est à partir de leur processus de vie réel que l’on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l’on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l’idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d’autonomie. Elles n’ont pas d’histoire, elles n’ont pas de développement ; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Dans la première façon de considérer les choses, on part de la conscience comme étant l’individu vivant, dans la seconde façon, qui correspond à la vie réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l’on considère la conscience uniquement comme leur conscience.
Cette façon de considérer les choses n’est pas dépourvue de présuppositions. Elle part des prémisses réelles et ne les abandonne pas un seul instant. Ces prémisses, ce sont les hommes, non pas isolés et figés, de quelque manière imaginaire, mais saisis dans leur processus de développement réel dans des conditions déterminées, développement visible empiriquement. Dès que l’on représente ce processus d’activité vitale, l’histoire cesse d’être une collection de faits sans vie, comme chez les empiristes, qui sont eux-mêmes encore abstraits, ou l’action imaginaire de sujets imaginaires, comme chez les idéalistes.
C’est là où cesse la spéculation, c’est dans la vie réelle que commence donc la science réelle, positive, l’analyse de l’activité pratique, du processus, de développement pratique des hommes. Les phrases creuses sur la conscience cessent, un savoir réel doit les remplacer. Avec l’étude de la réalité la philosophie cesse d’avoir un milieu où elle existe de façon autonome. À sa place, on pourra tout au plus mettre une synthèse des résultats les plus généraux qu’il est possible d’abstraire de l’étude du développement historique des hommes. Ces abstractions, prises en soi, détachées de l’histoire réelle, n’ont absolument aucune valeur. Elles peuvent tout au plus servir à classer plus aisément la matière historique, à indiquer la succession de ses stratifications particulières. Mais elles ne donnent en aucune façon, comme la philosophie, une recette, un schéma selon lequel on peut accommoder les époques historiques. La difficulté commence seulement, au contraire, lorsqu’on se met à étudier et à classer cette matière, qu’il s’agisse d’une époque révolue ou du temps présent, et à l’analyser réellement. L’élimination de ces difficultés dépend de prémisses qu’il nous est impossible de développer ici, car elles résultent de l’étude du processus de vie réel et de l’action des individus de chaque époque. Nous allons prendre ici quelques-unes de ces abstractions dont nous nous servirons vis-à-vis de l’idéologie et les expliquer par des exemples historiques. »

Karl Marx, « L’Idéologie allemande »

Messages

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.