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Encore et à nouveau sur la révolution

samedi 15 avril 2017, par Robert Paris

Encore et à nouveau sur la révolution

Qu’est-ce que la révolution par rapport au déterminisme social et historique ? Voici la réponse de Marx :

"Lors même qu’une société est arrivée à découvrir la trace de la loi naturelle qui préside à son mouvement [...] elle ne peut ni dépasser d’un saut ni abolir par décret les phases de son développement naturel ; mais elle peut abréger la période de la gestation et adoucir les maux de son enfantement".

(Karl Marx, Le Capital, I, préface, 1867).

« Une révolution est un phénomène purement naturel qui obéit davantage à des lois physiques qu’aux règles qui déterminent en temps ordinaire l’évolution de la société. Ou plutôt, ces règles prennent dans la révolution un caractère qui les rapproche beaucoup plus des lois de la physique, la force matérielle de la nécessité se manifeste avec plus de violence. »

Friedrich Engels, Extrait d’une lettre à Karl Marx du 13 février 1851

« La révolution n’est pas seulement rendue nécessaire parce qu’elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l’est également parce que seule la révolution permettra à la classe qui renverse l’autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder la société sur dles bases nouvelles. »

Marx et Engels écrivent dans « L’Idéologie allemande »

« Les communistes savent trop bien que toutes les conspirations sont, non seulement inutiles, mais même nuisibles. Ils savent trop bien que les révolutions ne se font pas arbitrairement et par décret, mais qu’elles furent partout et toujours la conséquence nécessaire de circonstances absolument indépendantes de la volonté et de la direction de partis déterminés et de classes entières. Mais ils voient également que le développement du prolétariat se heurte dans presque tous les pays civilisés à une répression brutale, et qu’ainsi les adversaires des communistes travaillent eux-mêmes de toutes leurs forces pour la révolution. Si tout cela pousse finalement le prolétariat opprimé à la révolution, nous, communistes, nous défendrons alors par l’action, aussi fermement que nous le faisons maintenant par la parole, la cause des prolétaires. »

Engels dans « Principes du communisme »

« Considérant que : Que, contre ce pouvoir collectif des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même comme parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis constitués par les classes possédantes ; Que cette constitution du prolétariat en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême : l’abolition des classes ; Que la coalition des forces ouvrières, déjà obtenu par les luttes économiques, doit aussi servir de levier aux mains de cette classe dans sa lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs ;La conférence rappelle aux membres de l’Internationale : Que dans l’état militant de la classe ouvrière, son mouvement économique et son action politique sont indissolublement liés. »

Marx, Résolutions de 1871 de l’Association Internationale des travailleurs

« Quand la Commune de Paris prit la direction de la révolution entre ses propres mains, quand de simples ouvriers osèrent, pour la première fois, empiéter sur le privilège gouvernemental de leurs « supérieurs naturels » et accomplirent, dans des circonstances d’une difficulté sans exemple, leur œuvre modestement, consciencieusement et efficacement, et pour des salaires dont le plus élevé atteignait à peine le cinquième de ce qui, à en croire une haute autorité scientifique (le professeur Huxley) est le minimum requis pour le secrétaire du conseil des écoles de Londres, le vieux monde se tordit de rage à la vue du drapeau rouge, symbole de la république du travail, flottant sur l’Hôtel de ville. »

« La guerre civile en France » de Karl Marx

« La Commune ne fut pas une révolution contre une forme quelconque de pouvoir d’Etat, légitimiste, constitutionnelle, républicaine ou impériale. Elle fut une révolution contre l’Etat comme tel, contre cet avorton monstrueux de la société (…) Elle ne fut pas une révolution ayant pour but de transférer le pouvoir d’Etat d’une fraction des classes dominantes à une autre mais une révolution tendant à détruire cette machine abjecte de la domination de classe. (…) Seule la classe ouvrière pouvait exprimer par le mot « Commune » ces nouvelles aspirations dont elle inaugura la réalisation par la Commune militante. (…) Seuls les prolétaires, enflammés par la nouvelle tâche sociale qu’ils doivent accomplir pour la société tout entière, à savoir la suppression de toutes les classes et de la domination de classe, étaient capables de briser l’instrument de cette domination – l’Etat – ce pouvoir gouvernemental centralisé et organisé qui se prend pour le maître de la société au lieu d’en être le serviteur. (…) Le caractère vraiment social de leur République, c’est le simple fait que les travailleurs gouvernent la Commune de Paris. »

Brouillon de Karl Marx sur la Commune

« La social-démocratie allemande est-elle réellement infectée de la maladie parlementaire et croit-elle que, grâce au suffrage universel, le Saint-Esprit se déverse sur ses élus, transformant les séances des fractions parlementaire en conciles infaillibles et les résolutions des fractions en dogmes inviolables ? (…) A en croire ces Messieurs, le parti social-démocrate ne doit pas être un parti exclusivement ouvrier mais un parti universel, ouvert à « tous les hommes remplis d’un véritable amour pour l’humanité ». Il le démontrera avant tout en abandonnant les vulgaires passions prolétariennes et en se plaçant sous la direction de bourgeois instruits et philanthropes « pour répandre le bon goût » et « apprendre le bon ton ». (…) Bref, la classe ouvrière par elle-même, est incapable de s’affranchir. Elle doit donc passer sous la direction de bourgeois « instruits et cultivés » qui seuls « ont l’occasion et le temps » de se familiariser avec les intérêts des ouvriers. (…) Le programme ne sera pas abandonné mais seulement ajourné – pour un temps indéterminé. (…) Ce sont les représentants de la petite-bourgeoisie qui s’annoncent ainsi, de crainte que le prolétariat, entraîné par la situation révolutionnaire, « n’aille trop loin. »

Lettre circulaire de Karl Marx (1879)

« Une révolution détermine dans le corps social un travail instantané de réorganisation semblable aux combinaisons tumultueuses des éléments d’un corps dissous qui tendent à se recomposer en une forme nouvelle. Ce travail ne peut commencer tant qu’un souffle de vie anime encore la vieille agrégation. Ainsi, les idées reconstitutives de la société ne prendront jamais corps aussi longtemps qu’un cataclysme, frappant de mort la vieille société décrépite, n’aura pas mis en liberté les éléments captifs dont la fermentation spontanée et rapide doit organiser le monde nouveau. Toutes les puissances de la pensée, toutes les tensions de l’intelligence ne sauraient anticiper ce phénomène créateur qui n’éclate qu’à un moment donné. On peut préparer le berceau, mais non mettre au jour l’être attendu. Jusqu’à l’instant de la mort et de la renaissance, les doctrines, bases de la société future, restent à l’état de vagues aspirations, d’aperçus lointains et vaporeux. C’est comme une silhouette indécise et flottante à l’horizon dont les efforts de la vie humaine ne peuvent arrêter ni saisir le contour. Il vient aussi une heure, dans les temps de la rénovation, où la discussion épuisée ne saurait plus avancer d’un pas vers l’avenir. En vain elle se fatigue à lever une barrière infranchissable à la pensée, une barrière que la main seule de la révolution pourra briser. C’est le mystère de l’existence future dont le voile impénétrable aux survivants tombe de lui-même devant la mort. Qu’on démolisse la vieille société : on trouvera la nouvelle sous les décombres ; le dernier coup de pioche l’amènera un jour triomphante. »

Auguste Blanqui

« C’est avant tout sous la pression des circonstances objectives apparues après octobre que la grève allait se transformer en insurrection. »

Lénine, Les enseignements de l’insurrection de Moscou en 1905

« La loi fondamentale de la révolution (...), la voici : pour que la révolution ait lieu, il ne suffit pas que les masses exploitées et opprimées prennent conscience de l’impossibilité de vivre comme autrefois et réclament des changements. Pour que la révolution ait lieu, il faut que les exploiteurs ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois. C’est seulement lorsque ceux d’en bas ne veulent plus et que ceux d’en haut ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher. Cette vérité s’exprime autrement en ces termes : la révolution est impossible sans une crise nationale (affectant exploités et exploiteurs). »
Lénine, "La maladie infantile du communisme", 1920

« Pour réussir, l’insurrection doit s’appuyer non pas sur un complot, non pas sur un parti, mais sur la classe d’avant-garde. Voilà un premier point. L’insurrection doit s’appuyer sur l’élan révolutionnaire du peuple. Voilà le second point. L’insurrection doit surgir à un tournant de l’histoire de la révolution ascendante où l’activité de l’avant garde du peuple est la plus forte, où les hésitations sont les plus fortes (dans les rangs de l’ennemi et dans ceux des amis de la révolution faibles, indécis, pleins de contradictions ; voilà le troisième point. Telles sont les trois conditions qui font que, dans la façon de poser la question de l’insurrection, le marxisme se distingue du blanquisme. »

Lénine, "Le marxisme et l’insurrection", septembre 1917

« Dans une société prise de révolution, les classes sont en lutte. Il est pourtant tout à fait évident que les transformations qui se produisent entre le début et la fin d’une révolution, dans les bases économiques de la société et dans le substratum social des classes, ne suffisent pas du tout à expliquer la marche de la révolution même, laquelle, en un bref laps de temps, jette à bas des institutions séculaires, en crée de nouvelles et les renverse encore. La dynamique des événements révolutionnaires est directement déterminée par de rapides, intensives et passionnées conversions psychologiques des classes constituées avant la révolution.
C’est qu’en effet une société ne modifie pas ses institutions au fur et à mesure du besoin, comme un artisan renouvelle son outillage. Au contraire : pratiquement, la société considère les institutions qui la surplombent comme une chose à jamais établie. Durant des dizaines d’années, la critique d’opposition ne sert que de soupape au mécontentement des masses et elle est la condition de la stabilité du régime social : telle est, par exemple, en principe, la valeur acquise par la critique social-démocrate. Il faut des circonstances absolument exceptionnelles, indépendantes de la volonté des individus ou des partis, pour libérer les mécontents des gênes de l’esprit conservateur et amener les masses à l’insurrection.
Les rapides changements d’opinion et d’humeur des masses, en temps de révolution, proviennent, par conséquent, non de la souplesse et de la mobilité du psychique humain, mais bien de son profond conservatisme. Les idées et les rapports sociaux restant chroniquement en retard sur les nouvelles circonstances objectives, jusqu’au moment où celles-ci s’abattent en cataclysme, il en résulte, en temps de révolution, des soubresauts d’idées et de passions que des cerveaux de policiers se représentent tout simplement comme l’œuvre de " démagogues ".
Les masses se mettent en révolution non point avec un plan tout fait de transformation sociale, mais dans l’âpre sentiment de ne pouvoir tolérer plus longtemps l’ancien régime. C’est seulement le milieu dirigeant de leur classe qui possède un programme politique, lequel a pourtant besoin d’être vérifié par les événements et approuvé par les masses. Le processus politique essentiel d’une révolution est précisément en ceci que la classe prend conscience des problèmes posés par la crise sociale, et que les masses s’orientent activement d’après la méthode des approximations successives. Les diverses étapes du processus révolutionnaire, consolidées par la substitution à tels partis d’autres toujours plus extrémistes, traduisent la poussée constamment renforcée des masses vers la gauche, aussi longtemps que cet élan ne se brise pas contre des obstacles objectifs. Alors commence la réaction : désenchantement dans certains milieux de la classe révolutionnaire, multiplication des indifférents, et, par suite, consolidation des forces contre-révolutionnaires. Tel est du moins le schéma des anciennes révolutions.
C’est seulement par l’étude des processus politiques dans les masses que l’on peut comprendre le rôle des partis et des leaders que nous ne sommes pas le moins du monde enclin à ignorer. Ils constituent un élément non autonome, mais très important du processus. Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur. Les difficultés que l’on rencontre dans l’étude des modifications de la conscience des masses en temps de révolution sont absolument évidentes. Les classes opprimées font de l’histoire dans les usines, dans les casernes, dans les campagnes, et, en ville, dans la rue. Mais elles n’ont guère l’habitude de noter par écrit ce qu’elles font. Les périodes où les passions sociales atteignent leur plus haute tension ne laissent en générai que peu de place à la contemplation et aux descriptions. Toutes les Muses, même la Muse plébéienne du journalisme, bien qu’elle ait les flancs solides, ont du mal à vivre en temps de révolution. Et pourtant la situation de l’historien n’est nullement désespérée. Les notes prises sont incomplètes, disparates, fortuites. Mais, à la lumière des événements, ces fragments permettent souvent de deviner la direction et le rythme du processus sous-jacent. Bien ou mal, c’est en appréciant les modifications de la conscience des masses qu’un parti révolutionnaire base sa tactique. La voie historique du bolchevisme témoigne que cette estimation, du moins en gros, était réalisable. Pourquoi donc ce qui est accessible à un politique révolutionnaire, dans les remous de la lutte, ne serait-il pas accessible à un historien rétrospectivement ?
Cependant, les processus qui se produisent dans la conscience des masses ne sont ni autonomes, ni indépendants. N’en déplaise aux idéalistes et aux éclectiques, la conscience est néanmoins déterminée par les conditions générales d’existence. Dans les circonstances historiques de formation de la Russie, avec son économie, ses classes, son pouvoir d’État, dans l’influence exercée sur elle par les puissances étrangères, devaient être incluses les prémisses de la Révolution de Février et de sa remplaçante - celle d’octobre. En la mesure où il semble particulièrement énigmatique qu’un pays arriéré ait le premier porté au pouvoir le prolétariat, il faut préalablement chercher le mot de l’énigme dans le caractère original dudit pays, c’est-à-dire dans ce qui le différencie des autres pays.
Les particularités historiques de la Russie et leur poids spécifique sont caractérisés dans les premiers chapitres de ce livre qui contiennent un exposé succinct du développement de la société russe et de ses forces internes. Nous voudrions espérer que l’inévitable schématisme de ces chapitres ne rebutera pas le lecteur. Dans la suite de l’oeuvre, il retrouvera les mêmes forces sociales en pleine action. Cet ouvrage n’est nullement basé sur des souvenirs personnels. Cette circonstance que l’auteur a participé aux événements ne le dispensait point du devoir d’établir sa narration sur des documents rigoureusement contrôlés. L’auteur parle de soi dans la mesure où il y est forcé par la marche des événements, à la " troisième personne ". Et ce n’est pas là une simple forme littéraire : le ton subjectif, inévitable dans une autobiographie ou des mémoires, serait inadmissible dans une étude historique.
Cependant, du fait que l’auteur a participé à la lutte, il lui est naturellement plus facile de comprendre non seulement la psychologie des acteurs, individus et collectivités, mais aussi la corrélation interne des événements. Cet avantage peut donner des résultats positifs, à une condition toutefois : celle de ne point s’en rapporter aux témoignages de sa mémoire dans les petites comme dans les grandes choses, dans l’exposé des faits comme à l’égard des mobiles et des états d’opinion. L’auteur estime qu’autant qu’il dépendait de lui, il a tenu compte de cette condition.
Reste une question - celle de la position politique de l’auteur qui, en sa qualité d’historien, s’en tient au point de vue qui était le sien comme acteur dans les événements. Le lecteur n’est, bien entendu, pas obligé de partager les vues politiques de l’auteur, que ce dernier n’a aucun motif de dissimuler. Mais le lecteur est en droit d’exiger qu’un ouvrage d’histoire constitue non pas l’apologie d’une position politique, mais une représentation intimement fondée du processus réel de la révolution. Un ouvrage d’histoire ne répond pleinement à sa destination que si les événements se développent, de page en page, dans tout le naturel de leur nécessité.
Est-il pour cela indispensable qu’intervienne ce que l’on appelle " l’impartialité " de l’historien ? Personne n’a encore clairement expliqué en quoi cela doit consister. On a souvent cité certain aphorisme de Clemenceau, disant que la révolution doit être prise " en bloc " ; ce n’est tout au plus qu’une spirituelle dérobade : comment se déclarerait-on partisan d’un tout qui porte essentiellement en lui la division ? Le mot de Clemenceau lui a été dicté, partiellement, par une certaine honte pour des ancêtres trop résolus, partiellement aussi par le malaise du descendant devant leurs ombres.
Un des historiens réactionnaires, et, par conséquent, bien cotés, de la France contemporaine, M. Louis Madelin, qui a tellement calomnié, en homme de salon, la grande Révolution - c’est-à-dire la naissance de la nation française -, affirme qu’un historien doit monter sur le rempart de la cité menacée et, de là, considérer les assiégeants comme les assiégés. C’est seulement ainsi, selon lui, que l’on parviendrait à " la justice qui réconcilie ". Cependant, les ouvrages de M. Madelin prouvent que, s’il grimpe sur le rempart qui sépare les deux camps, c’est seulement en qualité d’éclaireur de la réaction. Par bonheur, il s’agit ici de camps d’autrefois : en temps de révolution, il est extrêmement dangereux de se tenir sur les remparts. D’ailleurs, au moment du péril, les pontifes d’une " justice qui réconcilie " restent d’ordinaire enfermés chez eux, attendant de voir de quel côté se décidera la victoire.
Le lecteur sérieux et doué de sens critique n’a pas besoin d’une impartialité fallacieuse qui lui tendrait la coupe de l’esprit conciliateur, saturée d’une bonne dose de poison, d’un dépôt de haine réactionnaire, mais il lui faut la bonne foi scientifique qui, pour exprimer ses sympathies, ses antipathies, franches et non masquées, cherche à s’appuyer sur une honnête étude des faits, sur la démonstration des rapports réels entre les faits, sur la manifestation de ce qu’il y a de rationnel dans le déroulement des faits. Là seulement est possible l’objectivité historique, et elle est alors tout à fait suffisante, car elle est vérifiée et certifiée autrement que par les bonnes intentions de l’historien - dont celui-ci donne, d’ailleurs, la garantie - mais par la révélation de la loi intime du processus historique.
Les sources de cet ouvrage consistent en nombreuses publications périodiques, journaux et revues, mémoires, procès-verbaux et autres documents, quelques-uns manuscrits, mais pour la plupart publiés par l’institut d’Histoire de la Révolution, à Moscou et à Léningrad. Nous avons jugé inutile de donner dans le texte des références, qui auraient, tout au plus, gêné le lecteur. Parmi les livres d’histoire qui ont le caractère d’études d’ensemble, nous avons notamment utilisé les deux tomes d’Essais sur l’Histoire de la Révolution d’octobre (Moscou-Léningrad, 1927). Ces essais rédigés par divers auteurs ne sont pas tous de même valeur, mais contiennent, en tout cas, une abondante documentation sur les faits.
Les dates données dans cet ouvrage sont toutes celles de l’ancien style, c’est-à-dire qu’elles retardent de treize jours sur le calendrier universel, actuellement adopté par les soviets. L’auteur était forcé de suivre le calendrier qui était en usage à l’époque de la Révolution. Il ne serait pas difficile, vraiment, de transposer les dates en style moderne. Mais cette opération, qui éliminerait certaines difficultés, en créerait d’autres plus graves. Le renversement de la monarchie s’est inscrit dans l’Histoire sous le nom de Révolution de Février. Cependant, d’après le calendrier occidental, l’événement eut lieu en mars. Certaine manifestation armée contre la politique impérialiste du Gouvernement provisoire a été marquée dans l’histoire comme " journées d’Avril ", alors que, d’après le calendrier occidental, elle eut lieu en mai. Ne nous arrêtant pas à d’autres événements et dates intermédiaires, notons encore que la Révolution d’Octobre s’est produite, pour l’Europe, en novembre. Comme on voit, le calendrier même a pris la couleur des événements et l’historien ne peut se débarrasser des éphémérides révolutionnaires par de simples opérations d’arithmétique. Veuille le lecteur se rappeler qu’avant de supprimer le calendrier byzantin, la Révolution dut abolir les institutions qui tenaient à le conserver »

Léon Trotsky, préface à « l’histoire de la révolution russe » - février

La révolution n’est pas qu’une question sociale, politique et historique. Elle est scientifique et philosophique. Nous appelons « révolution » tout état transitoire dans lequel l’ordre établi peut basculer qualitativement et brutalement. Mais, surtout, nous appellerons révolution une situation qui mène à l’émergence brutale d’une structure, qualitativement nouvelle, issue de l’agitation et des contradictions à l’échelon hiérarchique inférieur, encore appelée auto-organisation. Du coup, ce processus concerne aussi bien les différents domaines des sciences. La politique est particulièrement concernée par la question de l’auto-organisation des prolétaires. Rappelons l’expression qu’en donnait Karl Marx : « Le socialisme sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. » Pour se préparer à devenir un nouveau pouvoir, les exploités ont besoin de retrouver le sens de l’organisation collective et la confiance dans leurs propres forces.

La notion de révolution comporte des ruptures et ces discontinuités qui opèrent à plusieurs niveaux, temporel, structurel et fonctionnel. Premièrement, l’échelle de temps change brutalement. Dans la notion de révolution, l’événement fondateur du nouvel ordre est à une toute autre échelle, notamment de temps, bien plus courte que le fonctionnement précédent. L’histoire, comme le rappelait le paléontologue Stephen Jay Gould (adversaire déclaré du progressisme et du gradualisme en sciences de l’évolution) décrivant la transformation des espèces vivantes est, comme la guerre, une succession de longues périodes d’ennui et de courtes périodes d’effroi. Par exemple, la supernova est l’implosion de l’étoile sur elle-même en un temps extrêmement court relativement aux étapes relativement tranquilles (si on peut dire !) de l’évolution précédente de l’étoile. Deuxièmement, il y a rupture de causalité apparente. La révolution est toujours une apparition inattendue. La nouveauté surgit brutalement et étonne. Le moment et les conséquences en sont imprédictibles. Dans toute révolution, il semble que les événements n’ont pas suivi un cours logique, obéissant à une causalité car la succession de faits est non linéaire. Une nouvelle structure est bâtie, elle-même provisoire. Au niveau du fonctionnement, il y a aussi une discontinuité de la nouvelle structure et de son fonctionnement par rapport à l’ancienne. Ces trois discontinuités caractérisent toutes les véritables révolutions, y compris celles qui concernent l’histoire sociale des hommes. Les conditions de la révolution obéissent également aux mêmes règles. La révolution suppose que le fonctionnement de l’ordre reposait sur des contradictions internes. Cela signifie que l’ordre n’était pas figé ni éternel. On se souvient des trois conditions d’une révolution telles que les posait le révolutionnaire Lénine. On les retrouve en sciences dans les transitions : le système entre dans un domaine chaotique, la situation est critique, l’énergie du choc issu d’un niveau inférieur d’organisation est suffisante pour faire sauter l’état stationnaire précédent.

Léon Trotsky, Histoire de la Révoltution russe :

L’histoire d’une révolution, comme toute histoire, doit, avant tout, relater ce qui s’est passé et dire comment. Mais cela ne suffit pas. D’après le récit même, il faut qu’on voie nettement pourquoi les choses se sont passées ainsi et non autrement. Les événements ne sauraient être considérés comme un enchaînement d’aventures, ni insérés, les uns après les autres, sur le fil d’une morale préconçue, ils doivent se conformer à leur propre loi rationnelle. C’est dans la découverte de cette loi intime que l’auteur voit sa tâche.

Le trait le plus incontestable de la Révolution, c’est l’intervention directe des masses dans les événements historiques. D’ordinaire, l’État, monarchique ou démocratique, domine la nation ; l’histoire est faite par des spécialistes du métier : monarques, ministres, bureaucrates, parlementaires, journalistes. Mais, aux tournants décisifs, quand un vieux régime devient intolérable pour les masses, celles-ci brisent les palissades qui les séparent de l’arène politique, renversent leurs représentants traditionnels, et, en intervenant ainsi, créent une position de départ pour un nouveau régime. Qu’il en soit bien ou mal, aux moralistes d’en juger. Quant à nous, nous prenons les faits tels qu’ils se présentent, dans leur développement objectif. L’histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d’une irruption violente des masses dans le domaine oit se règlent leurs propres destinées.

Dans une société prise de révolution, les classes sont en lutte. Il est pourtant tout à fait évident que les transformations qui se produisent entre le début et la fin d’une révolution, dans les bases économiques de la société et dans le substratum social des classes, ne suffisent pas du tout à expliquer la marche de la révolution même, laquelle, en un bref laps de temps, jette à bas des institutions séculaires, en crée de nouvelles et les renverse encore. La dynamique des événements révolutionnaires est directement déterminée par de rapides, intensives et passionnées conversions psychologiques des classes constituées avant la révolution.

C’est qu’en effet une société ne modifie pas ses institutions au fur et à mesure du besoin, comme un artisan renouvelle son outillage. Au contraire : pratiquement, la société considère les institutions qui la surplombent comme une chose à jamais établie. Durant des dizaines d’années, la critique d’opposition ne sert que de soupape au mécontentement des masses et elle est la condition de la stabilité du régime social : telle est, par exemple, en principe, la valeur acquise par la critique social-démocrate. Il faut des circonstances absolument exceptionnelles, indépendantes de la volonté des individus ou des partis, pour libérer les mécontents des gênes de l’esprit conservateur et amener les masses à l’insurrection.

Les rapides changements d’opinion et d’humeur des masses, en temps de révolution, proviennent, par conséquent, non de la souplesse et de la mobilité du psychique humain, mais bien de son profond conservatisme. Les idées et les rapports sociaux restant chroniquement en retard sur les nouvelles circonstances objectives, jusqu’au moment où celles-ci s’abattent en cataclysme, il en résulte, en temps de révolution, des soubresauts d’idées et de passions que des cerveaux de policiers se représentent tout simplement comme l’œuvre de " démagogues ".

Les masses se mettent en révolution non point avec un plan tout fait de transformation sociale, mais dans l’âpre sentiment de ne pouvoir tolérer plus longtemps l’ancien régime. C’est seulement le milieu dirigeant de leur classe qui possède un programme politique, lequel a pourtant besoin d’être vérifié par les événements et approuvé par les masses. Le processus politique essentiel d’une révolution est précisément en ceci que la classe prend conscience des problèmes posés par la crise sociale, et que les masses s’orientent activement d’après la méthode des approximations successives. Les diverses étapes du processus révolutionnaire, consolidées par la substitution à tels partis d’autres toujours plus extrémistes, traduisent la poussée constamment renforcée des masses vers la gauche, aussi longtemps que cet élan ne se brise pas contre des obstacles objectifs. Alors commence la réaction : désenchantement dans certains milieux de la classe révolutionnaire, multiplication des indifférents, et, par suite, consolidation des forces contre-révolutionnaires. Tel est du moins le schéma des anciennes révolutions.

C’est seulement par l’étude des processus politiques dans les masses que l’on peut comprendre le rôle des partis et des leaders que nous ne sommes pas le moins du monde enclin à ignorer. Ils constituent un élément non autonome, mais très important du processus. Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur.

Les difficultés que l’on rencontre dans l’étude des modifications de la conscience des masses en temps de révolution sont absolument évidentes. Les classes opprimées font de l’histoire dans les usines, dans les casernes, dans les campagnes, et, en ville, dans la rue. Mais elles n’ont guère l’habitude de noter par écrit ce qu’elles font. Les périodes où les passions sociales atteignent leur plus haute tension ne laissent en générai que peu de place à la contemplation et aux descriptions. Toutes les Muses, même la Muse plébéienne du journalisme, bien qu’elle ait les flancs solides, ont du mal à vivre en temps de révolution. Et pourtant la situation de l’historien n’est nullement désespérée. Les notes prises sont incomplètes, disparates, fortuites. Mais, à la lumière des événements, ces fragments permettent souvent de deviner la direction et le rythme du processus sous-jacent. Bien ou mal, c’est en appréciant les modifications de la conscience des masses qu’un parti révolutionnaire base sa tactique. La voie historique du bolchevisme témoigne que cette estimation, du moins en gros, était réalisable. Pourquoi donc ce qui est accessible à un politique révolutionnaire, dans les remous de la lutte, ne serait-il pas accessible à un historien rétrospectivement ?

Cependant, les processus qui se produisent dans la conscience des masses ne sont ni autonomes, ni indépendants. N’en déplaise aux idéalistes et aux éclectiques, la conscience est néanmoins déterminée par les conditions générales d’existence. Dans les circonstances historiques de formation de la Russie, avec son économie, ses classes, son pouvoir d’État, dans l’influence exercée sur elle par les puissances étrangères, devaient être incluses les prémisses de la Révolution de Février et de sa remplaçante - celle d’octobre. En la mesure où il semble particulièrement énigmatique qu’un pays arriéré ait le premier porté au pouvoir le prolétariat, il faut préalablement chercher le mot de l’énigme dans le caractère original dudit pays, c’est-à-dire dans ce qui le différencie des autres pays.

Les particularités historiques de la Russie et leur poids spécifique sont caractérisés dans les premiers chapitres de ce livre qui contiennent un exposé succinct du développement de la société russe et de ses forces internes. Nous voudrions espérer que l’inévitable schématisme de ces chapitres ne rebutera pas le lecteur. Dans la suite de l’oeuvre, il retrouvera les mêmes forces sociales en pleine action.

Cet ouvrage n’est nullement basé sur des souvenirs personnels. Cette circonstance que l’auteur a participé aux événements ne le dispensait point du devoir d’établir sa narration sur des documents rigoureusement contrôlés. L’auteur parle de soi dans la mesure où il y est forcé par la marche des événements, à la " troisième personne ". Et ce n’est pas là une simple forme littéraire : le ton subjectif, inévitable dans une autobiographie ou des mémoires, serait inadmissible dans une étude historique.

Cependant, du fait que l’auteur a participé à la lutte, il lui est naturellement plus facile de comprendre non seulement la psychologie des acteurs, individus et collectivités, mais aussi la corrélation interne des événements. Cet avantage peut donner des résultats positifs, à une condition toutefois : celle de ne point s’en rapporter aux témoignages de sa mémoire dans les petites comme dans les grandes choses, dans l’exposé des faits comme à l’égard des mobiles et des états d’opinion. L’auteur estime qu’autant qu’il dépendait de lui, il a tenu compte de cette condition.

Reste une question - celle de la position politique de l’auteur qui, en sa qualité d’historien, s’en tient au point de vue qui était le sien comme acteur dans les événements. Le lecteur n’est, bien entendu, pas obligé de partager les vues politiques de l’auteur, que ce dernier n’a aucun motif de dissimuler. Mais le lecteur est en droit d’exiger qu’un ouvrage d’histoire constitue non pas l’apologie d’une position politique, mais une représentation intimement fondée du processus réel de la révolution. Un ouvrage d’histoire ne répond pleinement à sa destination que si les événements se développent, de page en page, dans tout le naturel de leur nécessité.

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