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Eh, les femmes, et les hommes féministes, qu’est-ce qu’on fête le 8 mars ?

lundi 7 mars 2016, par Robert Paris

La femme et le socialisme

August Bebel

Introduction

Les dernières dizaines d’années de l’évolution humaine ont vu se produire, dans toutes les couches sociales, un mouvement, une agitation des esprits se manifestant chaque jour avec plus d’intensité. Il a surgi une foule de questions sur la solution desquelles on a discuté dans les deux sens. Celle que l’on appelle la question des femmes est à coup sûr une des plus importantes.

Quelle place doit prendre la femme dans notre organisme social afin de devenir dans la société humaine un membre complet, ayant les droits de tous, pouvant donner l’entière mesure de son activité, ayant la faculté de développer pleinement et dans toutes les directions ses forces et ses aptitudes ? C’est là une question qui se confond avec celle de savoir quelle forme, quelle organisation essentielle devra recevoir la société humaine pour substituer à l’oppression, à l’exploitation, au besoin et à la misère sous leurs milliers de formes, une humanité libre, une société en pleine santé tant au point de vue physique qu’au point de vue social. Ce que l’on nomme la question des femmes ne constitue donc qu’un côté de la question sociale générale. Celle-ci agite en ce moment toutes les têtes et tous les esprits ; mais la première ne peut trouver sa solution définitive qu’avec la seconde.

Les femmes, les plus directement intéressées dans celle question, formant - tout au moins en Europe - plus de la moitié de la société humaine, une étude spéciale de ce sujet se justifie d’elle-même. Elle mérite bien un peu de « sueur de noblesse. »

Naturellement, dans la question des femmes comme dans la question sociale, il y a des partis essentiellement distincts qui envisagent et jugent la question du haut de leur situation politique et sociale actuelle, et partent de là pour proposer les moyens de la résoudre. Les uns prétendent, comme pour la question sociale, qui agite principalement les masses ouvrières, qu’il n’y a pas de question des femmes, dès lors que la situation à prendre par la femme dans le présent comme dans l’avenir lui est désignée à l’avance par su vocation naturelle qui lui ordonne d’être épouse et mère et la confine dans le cercle étroit du ménage. Quant à tout ce qui se passe en dehors des quatre piquets qui lui sont assignés pour limite, à tout ce qui n’est pas en rapport immédiat et visible avec ses devoirs domestiques, cela ne la regarde pas.

Ceux qui partagent cette opinion sont, on le voit, prompts à la riposte, et croient en finir ainsi. Que des millions de femmes ne soient pas en état de suivre, soit comme ménagères soit comme mères de famille, la « vocation naturelle » qu’on revendique pour leur compte - et cela pour des raisons que nous développerons plus tard en détail - ; que des millions d’autres aient en grande partie manqué cette vocation parce que le mariage est devenu pour elles un joug, un esclavage ; qu’il leur faille traîner leur vie dans la misère et le besoin ; rien de tout cela n’inquiète ces sages. En présence de faits aussi désagréables, ils se bouchent les yeux et les oreilles avec autant d’énergie que devant la misère du prolétaire et se consolent eux et les autres en disant qu’il en a « éternellement » été ainsi et qu’il devra en rester « éternellement » de même. Ils ne veulent pas entendre parler, pour la femme, du droit de prendre sa part des conquêtes de la civilisation, de s’en servir pour soulager et améliorer sa position, et de dévelop­per autant que l’homme, d’employer aussi bien que lui au mieux de ses intérêts ses aptitudes intellectuelles et physiques. Et s’ils entendent dire que la femme veut être matériellement indépendante afin de pouvoir l’être de « corps » et « d’esprit » et de ne plus dépendre du « bon vouloir » de l’autre sexe et des « grâces » qu’il veut bien lui faire, alors leur patience est à bout. Leur colère s’allume ; il en résulte un torrent de plaintes vigoureuses et d’imprécations contre « la folie du siècle » et contre les « pernicieuses tendances émancipatrices. »

Ces gens-là sont les Philistins des deux sexes qui n’osent pas s’arracher au cercle étroit des préjugés. Ils sont de l’espèce des chouettes qui se trouvent partout où règne la nuit et qui poussent des cris d’effroi quand un rayon de lumière tombe dans leur commode obscurité.

D’autres ne peuvent, sans doute, fermer leurs yeux et leurs oreilles à des faits qui parlent haut ; ils accordent que c’est à peine si à aucune époque antérieure les femmes, prises dans leur totalité, se sont trouvées dans une situation aussi fâcheuse qu’aujourd’hui par rapport à l’état général du développement de la civilisation ; ils reconnaissent qu’en raison de ce fait il est nécessaire de rechercher les moyens d’améliorer leur sort, en tant qu’elles restent livrées à elles mêmes pour gagner leur vie. La question leur parait résolue pour les femmes qui se sont réfugiées dans le port du mariage.

En conséquence, ils demandent que toutes les branches de travail auxquelles les forces et tes facultés de la femme sont propres, lui soient ouvertes, de telle sorte qu’elle puisse entrer en concurrence avec l’homme. Ceux d’entre eux qui vont plus loin demandent que cette concurrence ne s’étende pas seulement au champ des occupations ordinaires et des fonctions infimes, mais encore au domaine des carrières élevées, à celui des arts et des sciences. Ils réclament l’admission des femmes aux cours de toutes les écoles de hautes études et notamment des Universités qui, jusqu’ici, leur ont été fermés. Ce qu’ils visent surtout ainsi, ce sont les diverses branches de l’enseignement, les fonctions médicales et les emplois de l’État (la poste, les télégraphes, les chemins de fer) pour lesquels ils considèrent la femme comme particulièrement douée ; ils vous renvoient aux résultats pratiques déjà obtenus, surtout aux États-Unis, par l’emploi des femmes. Une petite minorité de ceux qui pensent de la sorte réclame également les droits politiques pour la femme qui pourrait aussi bien que l’homme être un citoyen de l’État, le maintien exclusif du pouvoir législatif entre les mains des hommes ayant montré que ceux-ci n’ont utilisé ce privilège qu’à leur profit et ont maintenu la femme en tutelle à tous les points de vue.

Ce qu’il y a lieu de noter dans toutes les études que nous venons de faire sommairement connaître, c’est qu’elles ne sortent pas du cadre de la société actuelle. On ne soulève pas la question de savoir si le but que l’on se propose une fois atteint, la situation de la femme en sera suffisamment et fondamentalement améliorée. On ne se rend pas compte qu’en réalité ce but est atteint en ce qui concerne la libre admis­sion des femmes à toutes les fonctions industrielles, mais que, dans les conditions sociales acquises, cela signifie aussi que la concurrence des forces laborieuses se déchaîne avec plus de férocité, ce qui a pour suite nécessaire la diminution du revenu individuel des deux sexes, qu’il s’agisse aussi bien de salaire que d’appointements.

Ce défaut de clarté, cette insuffisance dans la définition des buts à atteindre proviennent de ce que jusqu’ici la « question des femmes » a été presque exclusi­vement prise en mains par des femmes des classes dirigeantes, qui n’avaient en vue que le cercle étroit des femmes dans lequel elles vivaient et qui ne faisaient essentiellement valoir leurs revendications qu’en faveur de celles-ci. Mais que quelques centaines ou quelques milliers de femmes, issues des classes inférieures, forcent les portes du haut enseignement, de la carrière médicale ou du fonction­narisme, y trouvent des situations passables ou assurant du moins leur existence matérielle, cela ne change absolument rien à la situation générale des femmes. Ni l’oppression que les hommes font peser sur elles, ni l’état de dépendance dans lequel elles se trouvent en immense majorité, ni l’esclavage sexuel qui résulte des conditions actuelles du mariage ou de la prostitution, ne seraient en rien modifiés. Donc le dénouement de la question n’est encore pas là. Ce n’est pas non plus en vue d’une demi-solution, faite de pièces et de morceaux, que la majorité du monde féminin s’enthousiasmera ; les petits desseins n’enflamment personne et n’entraînent pas les masses. Mais tout au moins, une pareille solution mettra en émoi les membres des classes influentes de la société masculine qui, dans l’intrusion des femmes en des places mieux rétribuées et considérées, ne verront qu’une concurrence on ne peut plus désagréable pour eux et leurs fils. Ceux-là s’opposeront à la solution indiquée par tous les moyens et - l’expérience nous l’a déjà appris - par d’aucuns qui ne sont pas toujours les plus convenables ni les plus honnêtes. Ces mêmes hommes des classes dirigeantes ne trouvent aucune objection à ce que les femmes encombrent ce qu’on appelle les petits métiers ; ils le trouvent même dans l’ordre et le favorisent parce que cela diminue le prix de la main d’œuvre. Mais il ne faut pas que la femme demande à envahir leurs hautes situations sociales ou administratives ; leur manière de voir change alors du tout au tout.

Même l’État, tel qu’il est aujourd’hui, après les expériences déjà faites, ne serait que très peu porté à donner plus d’extension à l’emploi des femmes, au moins pour ce qui est des hautes places, quand bien même leurs facultés les désigneraient absolu­ment pour les remplir.

L’État et les classes dirigeantes ont jeté bas toutes les entraves mises à la concurrence dans l’industrie et dans la classe des travailleurs, mais en ce qui concerne les fonctions plus élevées, ils s’étudient plutôt à renforcer les barrières. Cela produit sur le spectateur désintéressé une impression singulière que de voir avec quelle énergie savants, hauts fonctionnaires, médecins et juristes se défendent quand des « gêneurs » essaient de secouer les grilles qui les séparent d’eux. Mais, de tous les gêneurs ce sont les femmes qui, dans ces milieux, sont les plus abhorrés. Ces gens-là aiment à se considérer comme spécialement investis de « la grâce de Dieu », l’étendue de l’esprit qu’ils croient avoir ne se rencontrant, à leur sens, que d’une façon tout à fait exceptionnelle, de telle sorte que le commun des mortels et la femme en particulier ne sont pas en mesure de se l’approprier.

Il est clair que si cet ouvrage n’avait d’autre but que de démontrer la nécessité de l’égalisation des droits de la femme et de l’homme sur le terrain de la société actuelle, il vaudrait mieux abandonner la besogne. Ce ne serait qu’un travail décousu qui n’indiquerait pas la voie qui doit mener à une véritable solution. La solution pleine et entière de la question des femmes - et nous entendons par là que la femme doit non seulement être, de par la loi, l’égale de l’homme, mais qu’elle doit encore en être indépendante, dans la plénitude de sa liberté économique, et marcher de pair avec lui, autant que possible, dans son éducation intellectuelle, - cette solution est aussi possible dans les conditions sociales et politiques actuelles que celle de la question ouvrière.

Ici le suis tenu à une explication.

Mes coreligionnaires politiques, les socialistes, seront d’accord avec moi sur le principe que je viens d’indiquer ; mais je ne puis pas en dire autant pour les voies et moyens auxquels je songe pour sa réalisation. Mes lecteurs, et en particulier mes adversaires, voudront donc bien considérer les développements qui vont suivre comme l’expression de mes opinions personnelles et ne diriger éventuellement que contre moi seul leur attaques. J’ajouterai à cela le vœu qu’ils soient honnêtes dans leurs attaques, qu’ils ne dénaturent pas mes paroles et qu’ils s’abstiennent de me calomnier. La plupart des lecteurs trouveront cela naturel, mais je sais, par une expérience déjà longue de bien des années, ce qu’il en est de l’honnêteté de beaucoup de messieurs mes contradicteurs. Je doute même fort que, malgré l’invitation que je viens de formuler, certains d’entre eux la suivent. Que ceux-là fassent donc ce que leur nature les oblige à faire. Je tirerai de mes déductions toutes les conséquences, même les extrêmes, qu’exigent les résultats que l’examen des faits m’a permis d’obtenir [1].

Notes

[1] Cette introduction figure en tête de l’édition de Zurich, 1883, dont je me suis servi pour ma traduction. (Note du traducteur).

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