jeudi 2 avril 2015, par
C’est la question piège qui a été posée aux candidats planchant pour l’agrégation externe et qui travaillaient sur le thème du « phénomène ».
La question est intéressante et on peut effectivement commencer par se demander à quoi on fait référence à chaque fois que l’on parle d’ « apparitions ». S’agit-il des ovnis du col de Vence, des djinns du désert du Sahara, de la « vierge Marie » dans une grotte de Lourdes, d’un château hanté avec ses fantômes ou du monstre du Loch Ness, de l’abominable homme des neiges, le yéti de l’Himalaya ? Est-ce au contraire l’apparence qui nous illusionne sur la réalité, nous faisant prendre des fausses images d’optique pour le monde réel, illusions qui sont générales non seulement à l’optique mais à la vision de la matière, de la réalité matérielle et spirituelle ? Les illusions sont en effet monnaie courante dans le domaine de la science et les exemples ne manquent pas qui montrent que « les apparences sont trompeuses » et que « ce qui apparaît n’est pas nécessairement réel ». On se souvient notamment de la physique quantique qui va à l’encontre des apparences et du bon sens. Ainsi, la matière et la lumière apparaissent être soit corpusculaires soit ondulatoires, alors qu’elles sont les deux à la fois !
Cependant, nous ne souhaitons pas répondre à cette question d’une telle manière. Nous ne voulons pas opposer l’ « apparaître » à l’ « être » ni en faire quelque chose du domaine des seules apparences et non de celui des réalités… Nous ne pouvons pas non plus en faire une simple manifestation, celle « des apparences », quelque chose en somme du domaine du décor ! Nous ne pouvons pas non plus en faire quelque chose de parfaitement subjectif : « ce que l’on veut faire apparaître », « ce qui m’apparaît à moi » ou ce qui apparaît à certains esprits…
Nous avons plutôt envie de souligner que « ce qui apparaît » n’est ni mystique ni illusoire mais bel et bien réel, représente vraiment le fonctionnement du monde, est même le mode d’existence de la réalité et concerne tous les domaines des sciences.
Nous voulons rompre avec la représentation idéaliste de l’"apparaître" et développer le matérialisme dynamique et dialectique de ce qui apparaît.
Si certains êtres humains ont cru avoir vu une apparition, si chacun de nous peut avoir des illusions d’optique ou des hallucinations psychologiques, cela n’est pas l’essentiel des apparitions qui existent dans le monde matériel, dans le monde des pensées conscientes ou inconscientes, dans le monde des hommes, dans le monde des sociétés humaines.
Sans aucune magie, sans aucun mysticisme, sans conception religieuse, on peut tout à fait concevoir que des matières peuvent apparaître et disparaître, de même que des pensées, des images, des conceptions, des sociétés. La création ne concerne pas que les créationnistes ! Elle concerne toutes les structures, vivantes comme matérielle ou intellectuelles, individuelles ou sociales.
Nous avons sûrement moins de mal à l’admettre en ce qui concerne la pensée, même si nous ne nous rendons pas compte que ce n’est pas plus facile à comprendre dans ce domaine que dans les autres. En effet, comment le cerveau humain parviendrait-il à créer si la nature en était incapable ?
En fait, la nature est parfaitement capable de créer de la nouveauté. Elle le démontre à chaque instant et pas lors de miracles extraordinaires qui ne pourraient avoir comme cause que des phénomènes surnaturels.
Des étoiles apparaissent sans cesse dans le ciel, ainsi que leurs cortèges de planètes. Des étoiles disparaissent aussi, certaines donnant naissance à des étoiles à neutrons, à des trous noirs, à des supernovae, etc… D’autres structures célestes apparaissent comme des amas d’étoiles, des superamas de galaxies, des quasars et bien d’autres structures.
Si on descend les échelles hiérarchiques de la matière, on trouve encore ces apparitions et disparitions de structures.
Ainsi, les transitions entre les divers états de la matière sont des apparitions et disparitions.
A la transition, il y a sans cesse une quantité d’apparitions et de disparitions de structures. Voir par exemple ce qui se passe pour les états de la vapeur d’eau, de l’eau liquide et de la glace : ici
Bien sûr, l’illusion et le bon sens nous disent que la matière autour de nous reste toujours identique à elle-même et qu’elle ne change pas si on n’agit pas de l’extérieur sur elle, par exemple en la chauffant ou en l’agitant ou encore en la cassant. Mais c’est une vision de l’extérieur, vu de loin. A l’intérieur, la matière change sans cesse, non seulement s’agite sans cesse mais voit ses structures changer radicalement et sans arrêt, avec des apparitions et des disparitions de structures. Cela se produit au niveau des molécules et des grands groupes de molécules. Les molécules ont plusieurs structures possibles et sautent sans cesse d’une à une autre.
Quant au niveau hiérarchique encore inférieur de la matière, celui des atomes et des particules, c’est encore plus vrai. Les particules subissent sans cesse, au sein du vide quantique, des apparitions et des disparitions qui expliquent qu’il soit impossible de suivre une particule en continu comme un mouvement d’un objet, toujours identique à lui-même, sans rupture, c’est-à-dire sans apparitions et disparitions.
C’est le vide quantique qui explique ces apparitions et disparitions de particules dites réelles et possédant une masse au repos comme l’électron ou le proton.
Mais, si l’électron ou le proton semblent rester toujours identiques à eux-mêmes et ne pas subir de modifications, la réalité est tout autre. Ces particules sautent sans cesse d’un état à un autre ou plutôt d’un ensemble d’états singuliers à un autre. Et elles sautent aussi sans cesse d’une position à une autre, sans continuité entre les deux. En effet, c’est la propriété de masse inerte qui saute, via le boson de Higgs, d’une particule virtuelle du vide à une autre et, à chaque fois qu’une particule « virtuelle » reçoit un boson de Higgs, elle devient « réelle » !
Par contre, dans le vide quantique, les apparitions et les disparitions sont tellement permanentes qu’aucune particule virtuelle n’a de longue durée de vie.
Or ces particules virtuelles sont le fondement même du monde dit réel des particules, lequel fonde le monde dit macroscopique, des molécules aux objets usuels.
Contrairement à l’image de surnaturel qui y est attachée, les apparitions et disparitions sont donc le fondement de tout le monde matériel…
En ce qui concerne la vie, personne ne conteste son caractère d’apparition. Mais le débat est toujours aussi actif en ce qui concerne le caractère surnaturel ou pas de celle-ci.
En fait, cela est fondé sur une erreur fondamentale : il n’y a pas eu une apparition de la vie mais des milliards…
Il y a eu les apparitions du code génétique, des macromolécules du vivant, des protéines, des acides aminés, de l’ARN, de l’ADN, des virus, des noyaux cellulaires, etc…
Les macromolécules, l’ATP, l’ARN, la membrane, la cellule, les protéines, le code génétique, l’ADN, le noyau cellulaire, les êtres pluricellulaires, etc… sont nés chacun à son tour, brutalement, au cours de sauts qualitatifs sans précédent, sans étape intermédiaire, et, du coup, n’ont pas laissé de trace. Pire même, si l’on peut dire, ces structures et les boucles de rétroaction chimiques dites métabolisme, sont nées en plusieurs fois. Il n’y a pas « une » naissance de la vie mais de multiples naissances. Il n’y a même pas une naissance de la molécule de la mémoire génétique mais des milliers si ce n’est des dizaines de milliers. Car il y a eu et il y a encore de multiples sortes d’ARN. Probablement, le processus qui a initié cette molécule n’existe plus. L’ARN est devenu, par plusieurs sauts, un ARN autocatalytique (un enzyme du type ribozyme), un ARN messager, et tout un tas d’autres sortes de brins plus ou moins longs, synthétisant de multiples sortes de protéines. L’ARN est donc né de nombreuses fois. Il n’y a pas besoin de concevoir « une création » ni même « des créations » pour un processus dans lequel la création est le mode d’existence même.
Les changements brutaux ont marqué toutes les évolutions du vivant, qui en fait sont des révolutions, des apparitions de nouveauté.
Les chocs révolutionnaires du vivant (qualitatifs, brutaux, rapides, discontinus, par opposition à évolutionnistes, quantitatifs, lents, réguliers, continus) ont pu avoir des causes climatiques, chimiques, volcaniques, regroupement ou séparation de continents, causes ou, inversement, effets de l’apparition de nouvelles espèces, causes ou effets des disparitions massives, elles-mêmes ensuite causes d’apparitions ou de développement d’espèces. La constitution d’un seul continent est un tel choc, l’apparition de l’atmosphère oxygénée ou la protection par l’ozone contre les ultraviolets destructeurs de vie en est une autres.
Qu’il s’agisse de l’apparition d’un nouvel organe, d’un nouveau fonctionnement collectif des organes, d’une nouvelle structure du corps, d’un nouveau mode de déplacement ou d’un nouveau mode de reproduction, on parle toujours d’évolution des espèces alors que le terme serait plutôt de révolution des espèces. La science ne nie plus l’existence des sauts qualitatifs spontanés causés par les lois de la nature et n’a plus besoin des miracles pour les qualifier.
Le vivant comme la matière dite inerte sont donc sujets en permanence à des apparitions de nouveautés : de la nouveauté des procaryotes à celle de la sexualité, de la nouveauté des bactéries à celle des espèces ou des embranchements.
Dans le domaine de la vie et des sociétés humaines, l’apparition est un phénomène tout aussi courant que dans le domaine du vivant ou de l’inerte.
La nouveauté de la conscience animale puis humaine n’est que l’une des multiples apparitions au sein de la dynamique du monde matériel. On parle de l’émergence de l’homme comme de l’émergence de la civilisation.
Les idées nouvelles, les conceptions, les théories, les arts, les pensées de toutes sortes émergent.
Des civilisations diverses sont apparues qui ne sont pas issues les unes des autres, mais créées de manière aussi brutale et inattendue que les nouvelles espèces vivantes ou les nouvelles formes d’organisation de la matière.
Apparition de nouveautés : émergence des villes, des techniques, des modes de production, des classes, des relations sociales complètement nouveaux.
Aucune de ces apparitions n’a de caractère mystique, mystérieux, contre-nature, supra-naturel, mais parfaitement rationnel, si on accepte la rationalité de la dialectique des contraires et des bonds dans l’Histoire qu’elle produit.
Pour préciser ce que nous entendons par « apparition », il convient de préciser qu’il s’agit de l’ensemble des propriétés suivantes :
1- un changement radical et qualitatif
2- une rupture avec la logique précédente
3- la discontinuité et la non-linéarité de l’apparition
4- une nouveauté importante de la nouvelle structure n’obéissant pas aux mêmes lois que la précédente
5- le caractère émergent de la nouveauté qui provient de l’effet collectif auto-organisateur de multiples interactions
6- le caractère inattendu et imprédictible de cette nouveauté malgré le déterminisme matérialiste de tout ce qui a produit cette apparition
7- la nouvelle structure n’est pas une simple association, ni addition, ni décomposition de structures précédentes
8- cette apparition change le cours de l’histoire…
L’apparition de la classe ouvrière
L’apparition de la civilisation des chasseurs-cueilleurs
L’apparition de la matière vivante à partir de la matière inerte
L’apparition de nouveauté au sein du vivant
L’apparition des mousses, des plantes et des arbres
L’apparition du langage humain
L’apparition de l’espace-temps
L’apparition d’espèces nouvelles
Non-linéarité et discontinuité de l’apparition
L’apparition de nouveaux états de la matière
L’apparition des classes sociales, de la propriété privée et de l’Etat
L’apparition de l’idée nouvelle en sciences
« Ce qui apparaît », au sens du phénomène
L’apparition de structures nouvelles
L’apparition de niveaux hiérarchiques au sein de la matière
Rosa Luxemburg, dans « Introduction à l’économie politique » :
« Nous avons commencé notre étude sur la loi des salaires par l’achat et la vente de la marchandise “ force de travail ”. Pour cela, il faut déjà un prolétaire salarié sans moyen de production et un capitaliste qui en possède suffisamment pour fonder une entreprise moderne. D’où sont-ils venus, pour apparaître sur le marché du travail ? »
Karl Marx dans « Les révolutions de 1848 et le prolétariat » :
« Les ouvriers sont le produit de l’époque actuelle en même temps que la machine elle-même. Aux signes qui mettent en émoi la bourgeoisie, l’aristocratie et les malheureux prophètes de la réaction, nous reconnaissons notre vieil ami, notre Robin Hood à nous, notre vieille taupe qui sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement : la Révolution. »
Karl Marx dans « Critique de l’Economie politique » :
« La marchandise ayant acquis, dans le procès de la détermination du prix, la forme qui la rend apte à la circulation, et l’or son caractère de monnaie, la circulation va à la fois faire apparaître et résoudre les contradictions qu’impliquait le procès d’échange des marchandises. L’échange réel des marchandises, c’est-à-dire l’échange social de substance, procède par une métamorphose où se déploie la double nature de la marchandise comme valeur d’usage et comme valeur d’échange, mais où, en même temps, sa propre métamorphose se cristallise dans des formes déterminées de la monnaie. Exposer cette métamorphose, c’est exposer la circulation. Comme nous l’avons vu, pour être une valeur d’échange développée, la marchandise suppose nécessairement un monde de marchandises et une division du travail effectivement développée ; de même, la circulation suppose des actes d’échange universels et le cours ininterrompu de leur renouvellement. Elle suppose, en second lieu, que les marchandises entrent dans le procès d’échange en tant que marchandises de prix déterminé ou encore qu’à l’intérieur de ce procès elles apparaissent les unes aux autres sous une double forme d’existence, réelles en tant que valeurs d’usage, idéales - dans le prix - en tant que valeurs d’échange… Comme moyen de circulation, l’or et l’argent ont sur les autres marchandises cet avantage qu’à leur densité élevée, leur conférant un poids relativement grand pour le petit espace qu’ils occupent, correspond une densité économique leur permettant de contenir sous un petit volume une quantité relativement élevée de temps de travail, c’est-à-dire une grande valeur d’échange. Cela assure la facilité du transport, du transfert de main en main et d’un pays à l’autre, ainsi que l’aptitude à apparaître et à disparaître avec une égale rapidité - bref, la mobilité matérielle, le sine qua non [la condition indispensable] de la marchandise qui doit servir de perpetuum mobile dans le procès de circulation. »
Karl Marx, dans « Le Capital », tome III :
« La mystification du système capitaliste – la chosification des rapports sociaux, et la fusion directe des conditions matérielles de la production avec leur forme sociale historiquement déterminée – se trouve achevée dans cette trinité économique que représente le capital-profit (ou encore mieux capital-intérêt), la terre-rente foncière, le travail-salaire et où se manifeste la corrélation des éléments de la valeur et de la richesse en général avec ses sources : c’est le monde ensorcelé, renversé, tourné sens dessus dessous, où Monsieur le Capital et Madame la terre jouent leur jeu de fantômes, à la fois caractères sociaux et simples choses. L’économie classique a le grand mérite d’avoir détruit toute cette mascarade, cette hypocrisie et cette ossification des divers éléments sociaux de la richesse, cette personnification des choses et cette matérialisation des rapports de production, cette religion à l’usage du quotidien, en ramenant l’intérêt à une partie de profit, et la rente à l’excédent sur le profit moyen, si bien qu’ils se confondent tous deux dans la plus-value ; ou encore, en représentant le processus de circulation comme une simple métamorphose des formes, et enfin en réduisant, dans le processus immédiat de la production, la valeur et la plus-value des marchandises au travail. Mais malgré cela, même les meilleurs porte-parole de l’économie classique restent plus ou moins prisonniers de ce monde des apparences qu’ils ont démoli par leur critique, et tombent tous plus ou moins dans des inconséquences, demi vérités et contradictions flagrantes : du point de vue bourgeois, il ne pouvait guère en être autrement. »