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Journal d’exil de Léon Trotsky

mercredi 18 mars 2015, par Robert Paris

Léon Trotsky


PRÉFACE
POUR L’ÉDITION FRANÇAISE

par Alfred ROSMER.

Périgny, 12 février 1959.

Quand Trotsky décida, au début de 1935, de tenir un journal, il était en France depuis vingt mois. Social-démocrates allemands et travaillistes britanniques avaient refusé d’accueillir le proscrit, et c’était un ministre français qui, le premier, avait accordé une autorisation de séjour de durée limitée. Si précaire qu’elle fût, elle offrait à l’exilé ce premier avantage de pouvoir s’éloigner de l’asile peu sûr des îles de la mer de Marmara ; il avait débarqué à Cassis le 24 juillet 1933.
Le président du conseil était alors Daladier ; les élections de 1932 avaient ramené les gauches au pouvoir, triomphant de l’hostilité conjuguée des conservateurs et des communistes qui, dociles aux consignes de Staline, suivaient alors une tactique d’infantilisme « gauchiste ». Daladier se trouvait ainsi à l’aise pour agir selon la tradition établie en matière de droit d’asile.

La France que Trotsky avait enfin retrouvée était bien différente de celle qu’il avait connue en 1914-1916 : deux années du pays en guerre. Les correspondances qu’il rédigeait pour un journal libéral de Kiev l’avaient contraint à suivre de près les opérations militaires, la politique et la diplomatie du gouvernement français, tandis que le militant socialiste s’était activement mêlé au mouvement ouvrier : il avait ainsi acquis une rare connaissance des choses et des hommes de France.

En 1933, la guerre était finie depuis quinze ans mais elle était visible partout par ses conséquences sociales, morales et économiques ; victorieuse, la France restait épuisée par la longue et terrible saignée. Les gouvernements qui se succédaient se montraient également impuissants. Premier à se hisser au pouvoir, le Bloc national formé sous le patronage de Clemenceau avait tôt fait faillite, et par deux fois, en 1924 et en 1932, le Bloc des gauches – radicaux et socialistes – l’emportait.

Mais si la bourgeoisie se montrait incapable de réparer les ruines et de remettre l’économie en ordre, elle restait hantée par la peur de la révolution. Elle redoutait les ministres radicaux non pas tant par la politique qu’il leur était permis de faire – ils ne pouvaient se mouvoir que dans d’étroites limites – que parce qu’elle voyait en eux les « fourriers du bolchevisme » : Herriot, c’était Kerensky. Aussi s’efforçait-elle de les paralyser d’abord, puis de les renverser, et avec un tel acharnement que pour y parvenir, tous les moyens lui semblaient bons : contre Herriot, elle joua l’effondrement du franc ; plus tard, contre Daladier, elle déclencha l’émeute.

Ses journaux et ses représentants au Parlement ne cessaient d’évoquer le spectre de la révolution, du bolchevisme, et c’est elle qui sort de la légalité pour empêcher le libre jeu des institutions démocratiques, c’est elle qui refuse d’accepter les libres décisions du suffrage universel. Herriot, en 1926, s’était retiré en se bornant à constater l’existence d’un « mur d’argent » dressé devant lui par les banques. Quand l’histoire dut se répéter, pour abattre Daladier ce fut l’émeute, une émeute que les forces de l’ordre eurent grand-peine à contenir : c’est le Six Février 1934, date importante dans l’histoire de la troisième république, fréquemment mentionnée dans le « Journal ». Trotsky ne peut participer directement aux manifestations qui agitent alors le pays, mais il a la possibilité de suivre jour par jour le déroulement d’événements dont il voit déjà l’issue. Aussi, pour pouvoir donner leur plein sens aux remarques, aux commentaires, aux critiques qu’on trouvera dans le « Journal », même pour en comprendre le ton, est-il indispensable d’avoir présent à l’esprit l’état politique de la France en ces jours troublés. D’autant plus que, Mutatis mutandis, ce Six Février 1934 préfigure exactement, pour l’essentiel, le Treize mai 1958.

Dans les premiers jours de 1934, le prétexte d’une agitation contre le ministre radical alors au pouvoir, et contre le parlementarisme en général, avait été fourni par un scandale financier dans lequel des hommes politiques étaient plus ou moins compromis. De tels scandales éclatent de temps à autre dans tous les pays et sous tous les régimes (en Angleterre, Lloyd George lui-même…) et la guerre et l’après-guerre étaient des temps particulièrement favorables à leur éclosion. Durant tout un mois, des manifestations bruyantes s’étaient déroulées chaque soir dans les alentours du Palais-Bourbon. Jeunesses patriotes profascistes, camelots de l’Action française royaliste, Croix de feu, association nationaliste d’anciens combattants, occupaient rues et boulevards aux cris de : « A bas les voleurs ! » La police, sous les ordres du préfet Chiappe, complice des manifestants, les favorisait. Bien qu’il y eût, parmi ces défenseurs de l’honnêteté, des hommes qui avaient reçu des subsides de l’escroc (l’enquête ultérieure révéla que celui-ci avait distribué deux millions à la « grande » et à la « petite » presse, journaux de gauche et de droite avaient « touché »), ces démonstrations répétées trouvèrent un écho dans cette partie du public qu’il est toujours facile en France d’enrôler sous la bannière de l’antiparlementarisme – un antiparlementarisme loquace mais tout de surface – et furent encouragées par un premier succès : le ministère présidé par le radical Chautemps, dont un des membres se trouva impliqué dans l’affaire, se retira. Un autre radical, Daladier, reprenait le pouvoir.

Pour former le nouveau gouvernement, il procéda avec en telle hâte et une si incroyable maladresse qu’il s’aliéna les socialistes dont le concours lui était pourtant indispensable. Le ministère, à peine formé, semblait peu viable. Cependant Daladier prit une série de mesures imprévues qui chargèrent aussitôt la situation. Pour reprendre les socialistes, il retire Chiappe de la préfecture de police ; alors, ce sont les ministres du centre qui démissionnent. La confusion est complète, et cette incohérence n’est certes pas de nature à renforcer la position du gouvernement ni celle des gauches, en général. Par contre, elle favorise et encourage les hommes qui, de la coulisse, dirigent l’agitation. Et c’est alors qu’ils décident d’en appeler à un assaut général dirigé contre le Palais-Bourbon au jour où le nouveau ministère doit se présenter devant les Chambres : c’est le Six Février 1934.

Excités par les dirigeants des Ligues, les manifestants attaquèrent furieusement en direction du Palais-Bourbon ; seule la résistance des gardes mobiles les empêcha de franchir le pont de la Concorde, mais il y eut, cette fois, dix-neuf morts et de nombreux blessés.
Daladier parut d’abord résolu à tenir tête aux Ligues réactionnaires, responsables directement de l’émeute et de ses victimes. Sa résistance ne dura qu’un matin ; dans l’après-midi du 7 février, il porta sa démission à l’Élysée.

La situation était grave ; par leurs hésitations, leurs faiblesses, leur incohérence, les radicaux avaient perdu tout crédit, ils avaient vainement dilapidé le capital de confiance que les électeurs leur avaient, à deux reprises accordé. Mais les dirigeants des ligues, et leurs inspirateurs, n’étaient pas moins impopulaires ni moins impuissants, et il n’y eut, chez quelques-uns d’entre eux, que des velléités de coup d’État et de renversement du régime. Pour l’instant, ils étaient satisfaits d’avoir chassé le ministre radical, et semblait vouloir s’en contenter. Mais comment en sortir ? Et à qui faire appel ?
La question n’était pas nouvelle pour le président de la république, Albert Lebrun. Cette danse de ministère qui ne durent que quelques mois sont dirigés toujours par les mêmes équipes, et la difficulté d’assurer une certaine stabilité gouvernementale quand ce sont les hommes d’ordre qui se font émeutiers, l’obligent à chercher à une situation exceptionnelle une solution exceptionnelle. Il est amené ainsi à s’orienter vers une sorte d’union nationale qui mettrait fin à ces querelles, désormais pleines de péril comme l’émeute vient de le montrer. Pour cette politique, il tient un homme en réserve : son prédécesseur à l’Élysée, Doumergue. Il n’est rien de plus qu’un politicien habile, mais s’étant retiré discrètement, son septennat achevé, dans un village méridional, il est en mesure de se placer, tel un arbitre, au-dessus des partis et de favoriser la formation d’un rassemblement national. Dès avant le 6 février, le président Lebrun l’avait pressenti : il avait alors refusé de jouer ce rôle, préférait demeurer dans son village, loin de l’agitation.

Au lendemain de l’émeute, Lebrun se fit pressant ; les ouvriers se dressaient contre les Ligues, la crise économique persistait, le nombre grandissant des chômeurs approchait cinq cent mille ; il dit à Doumergue : « Si vous refusez, je démissionne… Nous devons l’un et l’autre faire des sacrifices. » D’autres influences agirent dans le même sens et finalement, Doumergue consentit à quitter son village et à rentrer dans la mêlée politique, mais cette fois avec le prestige exceptionnel de l’homme jugé indispensable. Pour former son gouvernement, il prend avec lui les chefs des deux formations politiques hostiles, Herriot et Tardieu ; Laval devient ministre pour la première fois, le néo-socialisme entre au ministère avec marquet ; un des radicaux qui acceptent de donner leur caution à cette opération, Sarraut, est à l’Intérieur.

La Chambre lui donne une majorité massive : quatre cent deux députés votent la confiance, et il n’y a que cent vingt-cinq opposants. Doumergue ne dédaigne pas pour autant les manœuvres familières aux politiciens ; par un artifice de procédure, Léon Blum se trouve empêché de faire entendre à la tribune la voix de l’opposition ; il est réduit à publier dans le Populaire le discours qu’il n’a pu prononcer ; l’apostrophe par laquelle il voulait saluer le nouveau gouvernement : « Vous êtes le ministère de l’émeute ! » est ainsi privée du ressentiment que lui aurait donné la tribune.

Sa voix reste, d’ailleurs, isolée ; c’est, dans la quasi-unanimité de la presse, un concert de louanges démesurées : « Grands Français ! Grand patriote ! » « Quelle joie d’avoir un tel président ! » « Chef idéal d’un gouvernement sauveur et réparateur ! L’homme dont la nation a besoin ! » Le Figaro voudrait des ministres pris hors du parlement. La Bourse est favorable, les rentes montent, le franc est solide. Tout y est, même le chantage : « Si Doumergue tombe, c’est la guerre civile », s’écrie de Kérillis dans l’Écho de Paris. « Nous verrions reparaître ce Cartel qui vient de s’effondrer dans le sang et la boue, et qui, ivre de colère et de revanche, nous conduirait tout droit à la guerre civile » Parant à la Radio, Doumergue demande la collaboration du pays tout entier : « Il faut l’aider. »

Ce ministère d’union nationale dura neuf moins (9 février-8 novembre 1934). Son prestige initial avait été progressivement déclinant ; malgré les pleins pouvoirs qu’il s’était fait octroyer, on le voyait tout aussi incapable que ses prédécesseurs, aussi impuissant à dominer les problèmes qui, depuis la fin de la guerre, angoissaient les Français ; les acclamations des premiers jours étaient oubliées ; son départ ne fut pas le signal de la guerre civile : c’est dans l’indifférence générale qu’il repartit vers son village.

Le rôle qu’il avait été appelé à jouer était terminé ; il avait été celui de l’arbitre d’une bataille où les combattants ne veulent ou ne peuvent s’engager à fond. Au 6 février des ligues avait répondu une grève générale d’un jour, rassemblant dans la région parisienne une masse ouvrière numériquement considérable, et il en avait été de même dans toute la France. Et les choses en étaient restées là. Mais il ne s’agissait que d’une pause ; les conditions qui avaient favorisé l’appel à l’émeute restaient aussi impérieuses : la flambée réactionnaire qui avait atteint son point culminant au 6 février pouvait paraître éteinte ; il n’en était rien. Si les hommes qui l’avaient préparée se contentaient, provisoirement, d’avoir écarté les radicaux du pouvoir, ils n’oubliaient pas que c’était par l’émeute qu’ils avaient de leur programme d’action. Un colonel des Isnards, conseiller municipal de Paris, membre du clan qui avait dirigé l’émeute, formula publiquement la pensée de ses partenaires : « Il y a des cas où l’émeute est un devoir sacré… Il était utile de descendre dans la rue. »

Ils tiraient la leçon des événements mieux que ne le faisaient les ouvriers, demeuraient agressifs, s’organisaient pour l’action clandestine, créaient de nouvelles ligues dont les membres s’armaient : leurs journaux étaient d’une violence extrême ; par peur du communisme, la bourgeoisie française glissait vers le fascisme et le national-socialisme : Mussolini et Hitler avaient montré comme on mate la classe ouvrière et comment on chasse le spectre de la révolution socialiste : ils étaient pour elle des modèles, même quand l’un revendiquait Nice et la Tunisie, et quand l’autre déchirait le traité de Versailles.

Où va la France ? C’est la question qui s’impose. Trotsky la pose à son tour, mais il indique tout de suite que pour pouvoir y répondre il faut placer les événements du jour dans une juste perspective que l’étude de situations identiques qui se sont développées récemment ailleurs permettra de préciser. Mais d’abord que sont ces régimes nouveaux qu’on voit surgir ici et là, dans divers pays d’Europe ; ils s’édifient sur les décombres des démocraties que la guerre mondiale a affaiblies ou détruites – momentanément ou pour toujours ? Ils sapent délibérément les bases traditionnelles de la démocratie bourgeoise ou parlementaire ; ils triomphent et s’imposent par une grossière démagogie qu’appuie une violence raisonnée méthodiquement appliquée.

La persistance de la crise économique déclenchée par l’effondrement de Wall Street en octobre 1929 dont les répercussions se font sentir à travers le monde contribue à compliquer une situation générale déjà difficile. En France, où ses effets ne se sont manifestés qu’avec un assez long retard mais sont maintenant au plus haut point, elle se double d’une crise financière que les cabinets radicaux tentent vainement de résoudre ; elle rend leur existence précaire en les exposant aux coups d’adversaires sans scrupules.

Les énormes découverts qui grèvent les finances publiques facilitent les attaques des réactionnaires fascisants. Cependant les déficits sont à la fois le fait de la guerre et de leur politique ; ils ont été au pouvoir depuis la fin de la guerre – sauf deux brèves périodes. Le budget de 1935 se soldera par un déficit de six milliards auquel il faut ajouter celui des chemins de fer – quatre milliards, et les échéances financières s’élèvent à dix milliards. La spéculation a beau jeu ; elle s’exerce du dehors mais elle trouve des complicités à l’intérieur, et précisément chez les ultra-nationalistes. Pour dominer cette situation, il faudrait proposer et imposer des mesures exceptionnelles, ne pas tolérer la dictature des banques. Quand Herriot demande des pouvoirs spéciaux, le Parlement les lui refuse – comme il les a refusés lui-même aux autres ministres radicaux qui se sont succédé au pouvoir depuis 1932 – et comme en 1926, il s’est borné à constater l’existence d’un « mur d’argent », il ne fera que dénoncer en paroles les « naufrageurs de la monnaie ».

Mais si la bourgeoisie française devient accueillante aux conceptions fascistes et nazies, si on peut voir ses journaux sacrifier délibérément l’intérêt national à la défense de ses privilèges, les organisations prolétaires n’échappent pas à une double contamination.
Le « plan de travail » imaginé par le socialiste belge Henri de Man pour résoudre la crise, et défendu par lui avec persévérance, trouve un écho dans beaucoup de pays. En France, il favorise la formation, au sein du Parti socialiste, d’une tendance « néo-socialiste » sur les bases de ce planisme ; aux formules socialistes classiques qu’elle juge désuètes, elle en oppose une autre où il n’y a plus rien de socialiste : « Ordre, autorité, nation » ; elle fait siennes les thèses du socialisme belge inspirées, selon ses propres paroles, « de principes autoritaires et corporatistes nettement opposés aux conceptions traditionnelles de la social-démocratie » et qui demandent la substitution à l’État politique actuel d’un « État économique nouveau ». Accentuant sa formule de « l’État fort », de Man aboutissait à cette conclusion : « Ce n’est pas par la révolution qu’on peut arriver au pouvoir ; c’est par le pouvoir qu’on peut arriver à la révolution. »

Ce planisme et ce néolibéralisme, qui correspondent déjà si exactement au soi-disant marxisme-léninisme stalinien, trouvent un puissant renfort dans le brusque « tournant » que prend alors la politique de Staline, un de ces zigzags qui la jettent d’un coup d’un infantilisme gauchiste vers l’extrême-droite. L’arrivée de Hitler au pouvoir, puis le retrait de l’Allemagne de la Société des Nations, d’autres craquements dans l’Europe non viable fabriquée à Versailles, ont bouleversé la situation internationale. Le gouvernement britannique, conservateur, s’efforcera d’apaiser l’inquiétude que ces événements ont fait naître. Eden ira à Berlin, tentera de ramener Hitler sur une position conciliante : en vain. Mais il poursuivra son voyage jusqu’à Moscou, où il trouvera le terrain déjà préparé pour un accord. La Russie a pris, à Genève, la place abandonnée par l’Allemagne ; Litvinov, ministre de rechange des Affaires étrangères, y trône, prononçant des discours antifascistes ; les négociations aboutiront à la conclusion d’un pacte de sécurité mutuelle ; Laval sera à Moscou le 15 mai, et le lendemain les journaux publieront l’étonnant communiqué : « …M. Staline comprend et approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de sa sécurité. » Du jour au lendemain, les chefs communistes de tous les pays feront une nouvelle mais totale conversion. Ainsi, tandis que hantée par le spectre du communisme la bourgeoisie française s’est décomposée, parallèlement, le prolétariat a été démoralisé par Staline.

Sa longue et exceptionnelle expérience du mouvement et de l’action socialistes permet à Trotsky de fixer clairement les traits essentiels de cette situation nouvelle. Dans ces régimes nouveaux qui ne sont plus démocratiques mais pas encore fascistes, il voit une forme de néo-bonapartisme inclinant vers le fascisme et risquant d’y aboutir – ainsi que l’Allemagne vient d’en donner l’exemple. Quant au récent tournant stalinien, il le confirme dans la position qu’il a été amené à prendre à l’égard de l’Internationale communiste : « D’où vient donc ce monolithisme effrayant », écrit-il, « cette unanimité facile qui transforme chaque tournant des chefs en une loi absolue pour un grand parti ? » Au début de l’exil, en 1929, il ne faisait encore que dénoncer « les erreurs de l’Internationale communiste » ; désormais tout espoir de la ramener à ses bases fondamentales doit être abandonné : l’édification d’une nouvelle Internationale devient une tâche actuelle.

Autorisé à se rapprocher de Paris – Seine et Seine-et-Oise restant interdites – Trotsky a quitté Saint-Palais pour venir s’installer dans une villa modestes de Barbizon, en lisière de la forêt. Toutes ces questions prennent alors pour lui un intérêt nouveau et, pour ainsi dire, plus tangible, car il lui est dès lors facile de reprendre contact avec des amis, avec des hommes qu’il a connus en France pendant la guerre, de recevoir des militants qui, de partout, viennent l’interroger, lui demander conseil, examiner avec lui leurs problèmes. C’est pour lui une vie nouvelle, une période de discussions ardentes, passionnées. Ces rencontres, fructueuses, lui sont agréables et, à la fois, l’inquiètent car il ne sent pas, le plus souvent, chez ses interlocuteurs, une pleine compréhension des événements ni surtout l’esprit de décision, la volonté de recourir aux mesures de défense que le présent exige. S’il qualifie durement l’attitude des chefs staliniens et socialistes c’est parce qu’il estime qu’elle contribue à égarer ou paralyser l’action du prolétariat. Il est irrité de voir Léon Blum invoquer la lutte des classes pour refuser de participer à des ministères radicaux qu’il soutient, et écrire, entre autres, que « tant que la puissance capitaliste ne sera pas rompue ou soumise, aucun peuple ne peut être assuré ni de la liberté ni de la paix ». Chez eux, les actes ne suivent jamais les paroles qui les commandent ; ils excitent les ouvriers, les jettent dans l’action mais désarmés devant une bourgeoisie renforcée de ligues armées.

Trotsky est engagé à fond dans ces conversations, discussions, controverses, quand un incident banal va soudain mettre fin à cette activité partielle retrouvée. Il sera l’occasion cherchée du déclenchement d’une campagne minutieusement préparée. Le avril 1934, les journaux annonçaient, sous de grands titres, que la police venait de « découvrir » que Trotsky vivait à Barbizon. Aussitôt des journalistes, nombreux, et flanqués de photographes, vinrent prendre possession des alentours de la villa, y demeurant jour et nuit, tandis que dans leurs feuilles, l’affaire était exploitée avec une extrême violence ; l’Action française, royaliste, était rejointe par des organes soi-disant indépendants, comme le Matin et le Journal. Ils affectaient de se scandaliser, simulant l’indignation : comment le « bolchevik a-t-il pu être autorisé à résider en France » ! Le ministre de l’Intérieur – c’est un radical, Albert Sarraut – décide d’annuler l’autorisation de séjour accordée par Daladier et d’expulser Trotsky – pour la seconde fois. Seul, de tous les journaux, le Populaire a une attitude décente. Il dénonce l’hypocrisie du gouvernement et la comédie de l’indignation jouée par la grande presse ; c’est, écrit-il, beaucoup de bruit pour rien car la police n’a pas eu à découvrir Trotsky à Barbizon puisqu’elle l’y surveillait, et il rappelle opportunément que, même sous le tsarisme, la France accordait le droit d’asile aux révolutionnaires russes. La Ligue des droits de l’homme proteste à son tour ; un meeting est organisé sous la présidence de Langevin, Malraux y prend la parole au nom des intellectuels antifascistes.

Mais les protestations restèrent vaines. Le gouvernement maintint son décret ; c’est que, au fond, il ne s’agissait pas d’une décision accidentelle motivée par un incident particulier ; tout au contraire, elle s’inscrit dans sa ligne politique ; ce ministère d’union n’est au pouvoir que pour servir les intérêts de la réaction nationaliste ; une de ses premières mesures a été la révocation de vingt et un agents des P.T.T. Dans ce domaine international, l’accord avec Staline sera conclu dans un mois, et c’est l’organe du syndicalisme réformiste de Jouhaux, le Peuple, qui indique qu’il faut voir dans l’expulsion de Trotsky une intervention de la diplomatie russe (l’histoire se répètera plus tard en Norvège), ce que confirme l’attitude de l’Humanité. Car elle fait sa partie dans la campagne, nullement gênée par le voisinage de l’Action française royaliste et de journaux qu’elle qualifie ordinairement de valets de l’impérialisme, ni par les attaques courantes de la presse hitlérienne contre Trotsky, par l’Angriff entre autres, qui « montre les efforts du “maudit” pour la formation en Europe d’un front unique des rouges », ainsi que je le cite, en l’approuvant, le Matin : la coalition contre l’exilé est complète.

Mais cette unanimité est embarrassante pour le gouvernement français ; résolu à expulser Trotsky au plus vite du territoire français, il se trouve empêché de le faire car aucun gouvernement ne consent à accueillir le proscrit pour qui la planète est encore une fois sans visa. La Suisse, l’Italie, la Belgique, l’Irlande, pressenties, répondent négativement, imitant les grandes puissances démocratiques, l’Angleterre et l’Allemagne, qui ont refusé le visa, même quand travaillistes et sociaux-démocrates étaient au pouvoir. Il en est réduit à entreprendre des négociations avec le gouvernement turc, revenant au point de départ de l’exil ; elles n’aboutiront pas. Trotsky sera, par force, toléré, situation singulière qui ne prendra fin que lorsque le gouvernement travailliste de Norvège consentira à le recevoir, le 9 juin 1935, plus d’une année après l’affaire de Barbizon.

En 1929, confiné à Prinkipo, Trotsky avait tenu à faire remarquer que « grâce aux efforts de l’appareil stalinien et avec l’appui amical de tous les gouvernements bourgeois, l’auteur de ces lignes est placé dans de telles conditions qu’il ne peut réagir aux événements politiques qu’avec un retard de quelques semaines ». Maintenant il ne s’agira pas de retard mais d’impossibilité. Furieux de ne pouvoir parvenir à ses fins, le ministre français soumit Trotsky à un régime d’une extrême sévérité, une surveillance policière de tous les instants.

Isolé dans une petite ville du Dauphiné, privé quasi complètement de toute visite, de tout contact avec l’extérieur, l’exilé, qui a pourtant une certaine expérience des prisons du Vieux et du Nouveau Monde, connaîtra un régime plus dur que ceux qui lui ont été imposés jusqu’alors, et d’autant plus insupportable qu’il vient après une période de liberté relative, d’activité restreinte mais réelle au sein du mouvement ouvrier français. C’est alors et dans ces conditions qu’il décide de transcrire en des cahiers, au jour le jour, les remarques que lui inspirent ses lectures, notes dans lesquelles la réclusion l’amènera à livrer davantage de lui-même qu’à l’accoutumée, et qui constitueront ce « Journal », document unique, et par là inestimable, dans son œuvre jusqu’ici publiée.

Alferd ROSMER.

Périgny, 12 février 1959.

Journal d’exil

Léon Trotsky

[PREMIER CAHIER]

7 février 1935.

Le journal intime n’est un genre littéraire auquel je sois porté. Je préférerais en ce moment un quotidien. Mais je n’en ai pas… Coupé de la vie politique active, je suis obligé de recourir à ce succédané de journalisme qu’est le journal personnel. Au début de la guerre, retenu en Suisse, j’ai tenu un journal pendant quelques semaines. Puis pendant une courte période en Espagne, en 1916, après mon expulsion de France. Je crois que c’est tout. Et me voilà obligé d’y revenir. Pour longtemps ? Peut-être pour des mois. En tout cas pas pour des années. Les événements ne peuvent que se dénouer dans un sens ou dans l’autre – et fermer le cahier. Si même il n’est pas fermé plus tôt encore par le coup de feu tiré de quelque coin par un agent… de Staline, de Hitler, ou de leurs amis-ennemis français.
Lassalle a écrit un jour qu’il renoncerait volontiers à écrire ce qu’il savait s’il pouvait seulement réaliser, fût-ce partiellement, ce qu’il était capable de faire. C’est un vœu que ne comprend que trop bien tout révolutionnaire. Mais il faut prendre les circonstances telles qu’elles sont. Justement parce qu’il m’a été donné de participer à des grands événements, mon passé me ferme maintenant la possibilité de l’action. Il ne me reste que d’essayer d’interpréter les événements et de tâcher de prévoir leur déroulement à venir. C’est une occupation capable, en tout cas, de donner de plus hautes satisfactions que la lecture passive.

Je n’ai guère de contacts avec la vie, ici, que par les journaux, et un peu par les lettres. Rien d’étonnant donc si mon carnet ressemble, pour la forme, à une revue de la presse périodique. N’empêche que ce n’est pas le monde des journalistes qui m’intéresse en lui-même, mais le travail de forces sociales plus profondes, tel qu’il se reflète dans le miroir déformant de la presse. Cependant il va de soi que je ne me limite pas d’avance à cette forme. L’avantage du journal intime – le seul, hélas – c’est qu’il permet de ne se soumettre à aucune obligation ou règle littéraire.

8 février.

Il est difficile d’imaginer une occupation plus pénible que la lecture de Léon Blum. Cet homme cultivé, et intelligent à sa manière, on dirait qu’il s’est donné pour but dans la vie de ne rien dire d’autre que de plates inanités et de prétentieuses sottises. La clé de l’énigme, c’est qu’il est, politiquement, depuis longtemps périmé. Toute l’époque actuelle dépasse sa taille. Son tout petit talent, valable pour les couloirs, prend un air pitoyable et nul dans l’effrayant tourbillon de nos jours.

Dans le numéro d’aujourd’hui, il consacre un article au 6 février. Bien sûr, *le fascisme n’a pas eu sa journée ! Mais Flandin n’est tout de même pas à la hauteur : *Les émeutiers fascistes se fortifient contre sa faiblesse. Blum pose à Flandin un ultimatum : *Pour ou contre l’émeute fasciste ! Mais Flandin n’est nullement obligé de choisir. Toute sa « force » est dans le fait qu’il est entre *l’émeute fasciste et *la défense ouvrière. La résultante tend d’autant plus vers le fascisme que Blum et Cachin sont plus faibles.

Staline a un jour laissé tomber cet aphorisme : La social-démocratie et le fascisme sont jumeaux ! Les jumeaux, maintenant, ce sont la social-démocratie et le stalinisme, Blum et Cachin. Ils font tout ce qu’il faut pour assurer la victoire du fascisme.
Même manchette triomphante dans *l’Humanité : « Ils n’ont pas eu leur journée ! » ce triomphe du puisant « Front Uni », c’est le faible Flandin qui l’a assuré. La menace de la *Concorde ; c’est-à-dire d’exposer les masses sans armes et sans organisation aux révolvers et aux casse-tête de bandes militarisées, serait un criminel aventuriste, si c’était une menace sérieuse. Mais il n’y a là qu’un bluff arrangé d’avance avec le « faible » Flandin. Victor Adler (où est son parti ?) fut au bon vieux temps un maître inégalé de cette tactique-là. Les invectives d’aujourd’hui contre Flandin dans *Le Popu aussi bien que dans *l’Huma, ne sont que camouflage de l’accord conclu hier avec lui. Ces Messieurs croient tromper l’histoire. Ils ne trompent qu’eux-mêmes. Et *le Temps, pendant ce temps-là, part en guerre contre la conception et le déclin des mœurs…

9 février.

Rakosi est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Il se tient avec une dignité de révolutionnaire après plusieurs années de prison. Ce qui l’a sauvé de la peine de mort, ce ne sont pas en tout cas les protestations de *l’Humanité, restées à peu près sans écho. Bien plus grand a été le rôle joué par le ton de la grande presse française, à commencer par le *Temps. Ce journal était « pour » Rakosi contre le gouvernement hongrois, de même qu’il était contre Zinoviev et pour le tribunal de Staline. Dans les deux cas bien entendu, en vertu de considérations « patriotiques ». Quelles autres considérations pourraient bien inspirer le *Temps ?

Dans l’affaire Zinoviev, il y avait aussi, à vrai dire, des considérations de conservatisme social. Le correspondant du *Temps à Moscou, qui sait visiblement fort bien où prendre ses directives, a souligné à plusieurs reprises que Zinoviev, de même qu’en général tous les hommes d’opposition actuellement poursuivis, sont à gauche du gouvernement, et que par conséquent il n’y a pas de raison de s’alarmer. Il est vrai que Rakosi est aussi à gauche de Horthy, et même considérablement, mais il s’agit en l’occurrence d’un petit service rendu au Kremlin. Désintéressé, faut-il croire ?

Le ministre de l’Intérieur a interdit les contre-manifestations ouvrières prévues pour le 11 février. Du moment où Cachin-Blum exigent du « faible » Flandin la dissolution des ligues fascistes, ils le rendent par là même suffisamment fort contre les organisations ouvrières. C’est typiquement le mécanisme du néo-bonapartisme. Cachin-Blum, naturellement, vont dans leur presse maudire Flandin : c’est également utile et à Flandin et à eux-mêmes. Mais en leur for intérieur ces messieurs se réjouiront de l’interdiction des manifestations ouvrières : tout, Dieu aidant, va rentrer dans l’ordre, et ils pourront continuer leur utile activité dans l’opposition…

Le nombre des chômeurs recevant un secours est monté pendant ce temps à quatre cent quatre-vingt-trois mille. Sur la question des chômeurs, Blum a fait intervenir Frossard au Parlement. Cela signifie, à l’adresse de la bourgeoisie : « Ne vous inquiétez pas. Cette affaire de chômeurs ne vous menace en rien, conservez-nous seulement le Parlement et nos libertés. »

11 février.

Les Mémoires de Röhm, le chef d’état-major des S.A. assassiné dans la suite par Hitler, donnent, dans tout ce qu’ils ont d’incolore, une image assez nette de la suffisance et de la vulgarité de ce milieu. Dans le « socialisme » nazi, les survivances psychologiques du « rapprochement des classes » hérité des tranchées occupent une place très visible. Ce que Martov et les autres menchéviks disaient – sans le moindre fondement – du bolchevisme : « Un socialisme de soldats » s’applique parfaitement aux nazis, tout au moins à leur tout récent passé. Dans la personne de Röhm lui-même, la « fraternité » de caserne se conjugue très organiquement à la pédérastie.

Néanmoins ce condottiere borné, qui faute d’occasions de faire la guerre pour l’Allemagne voulait la faire pour la Bolivie, trouve, en vertu de sa façon naturaliste de voir les faits et les gens, nombre de remarques très justes, et tout à fait inaccessibles aux socialistes de salon.

Flammende Proteste und Massen-Versammlungen sind zur Erzeugung einer Hoshctimmung sicher wertvoll und vielleicht oft sogar unentbehrlich ; wenn aber nicht ein Mann a ist, der hinter diesem Nebelangriff die praktische Vorbereitung zur tat trifft und entschlossen ist zu handeln, bleiben sie wirkunglos. (Memoiren, S. 80 )

Cette pensée, où il y a un noyau de vérité, est pour une part dirigée contre Hitler : lui, il faisait des discours, et moi, Röhm, j’agissais. – Le soldat doit, d’après Röhm, avoir le pas sur le politicien. Mais c’est le politicien qui a eu le dessus sur le soldat.

12 février.

Aujourd’hui *le Popu et *l’Huma s’étranglent d’enthousiasme parce que cent mille « antifascistes » ont défilé *Place de la République. *« Quel admirable peuple ! » écrit Blum. Ces gens sont toujours étonnés quand les masses répondent à leur appel. Et ils ont raison d’être étonnés, car depuis des dizaines d’années ils n’ont fait qu’abuser de la confiance de la masse. Cent mille ! Mais les condottieri du fascisme savent que ce n’est qu’une foule, rassemblée aujourd’hui et qui demain se sera dispersée. *Vaillant-Couturier, ce snob qui a perverti la conception marxiste de la morale en un cynique débraillé, tire la conclusion de la manifestation de la *Place de la Rép[ublique] : *« Sans délai ! Les ligues fascistes doivent être désarmées et dissoutes ! »

Comment ne pas se souvenir, à ce propos, que le général Gröner, alors ministre de l’Intérieur, interdit les S.A., l’armée de Hitler, par un décret du 13 avril 1932. Et Röhm écrit à ce sujet :

Aber nur die Uniformen und abseichen waren verschwunden. Nach wie vor übte die S.A. auf dem Truppenübungsplatz Doeberitz sowie auf anderen reichseigenen Plätzen. Nur trat sie jetzt nicht mehr als S.A. auf, sondern als verein Deutscher Volkssport. (S. 184 )

Il faut ajouter que le général Gröner n’était pas seulement ministre de l’Intérieur, mais aussi ministre de la Reichswehr. En sa première fonction, et selon la conception de l’opportunisme parlementaire ; il « interdisait » les S.A., et en sa seconde fonction il leur fournissait, aux frais de l’État, toutes les commodités nécessaires pour qu’elles continuassent de se développer. Cet épisode politique lourd de signification éclaire à fond la sottise désespérée de cette revendication : désarmer les fascistes.

L’interdiction des ligues paramilitaires, si le gouvernement français jugeait nécessaire de recourir à cette mesure – ce qui n’est pas exclu en principe – signifierait simplement que les fascistes seraient contraints, pour ce qui est de leur armement, de recourir à un certain camouflage de surface, tandis que les ouvriers seraient effectivement privés de la moindre possibilité légale de préparer leur défense. Le mot d’ordre central du « front unique » est comme fait exprès pour aider la réaction bourgeoise à acculer l’avant-garde prolétarienne à la clandestinité.

À propos du congrès proudhonien-anarchiste de 1874, Engels écrivait dédaigneusement à Sorge :

Allgemeine Uneinigkeit über alles Wesentliche verdeckt dadurch, dass man nicht debatiert, sondern nur erzählt und anhört .

Formule remarquablement juste, et qui s’applique on ne peut mieux aux délibérations du Bloc Londres-Amsterdam. Mais aujourd’hui des « unions » de ce genre-là sont encore infiniment moins viables qu’il y a soixante ans !

Le changement de ton du *Temps est au plus haut point remarquable. De l’olympienne condamnation passée de la dictature de droite ou de gauche, il ne reste à peu près rien. Dans les éditoriaux, apologie du mussolinisme comme moyen de salut « à toute extrémité » ? Dans les enquêtes, publicité pour les *Jeunesses Patriotes et autres. *Notre-Dame n’aura pas tiré Flandin d’affaire.

La mutation de Tchoubar de Kharkov à Moscou a passé en quelque sorte inaperçue en son temps, et je n’arrive même pas à me rappeler maintenant quand exactement elle a eu lieu. Mais cette mutation a un sens politique : Tchoubar est le « suppléant » de Molotov en ce sens qu’il doit tôt ou tard l’évincer. Roudzoutak et Mejlaouk, les deux autres suppléants, ne conviennent pas pour cela : le premier s’est encroûté dans la paresse, le second est politiquement trop insignifiant. En tout cas Molotov vit sous la surveillance de ses trois suppléants, et médite sur son heure dernière.

Il n’y a pas de créature plus répugnante que le petit-bourgeois en train d’amasser du bien ; jamais je n’ai eu l’occasion d’observer ce type d’aussi près que maintenant.

13 février.

Les « chefs » du prolétariat continuent de démontrer à l’envi leur lâcheté devant la réaction, leur pourriture, leur aptitude véritablement canine à lécher la main qui leur a donné le fouet. La palme revient bien entendu à Blum. Quelle magnifique tenue a été le 10 celle du peuple de Paris ! Quel calme ! Quelle discipline ! Le gouvernement devrait comprendre *de quel côté était la volonté populaire ! Flandin a été insulté à *Notre-Dame, tandis que nous, nous n’avons pas offensé *Régnier d’un mot. Etc. En bref : « De notre part, rien ne vous menace ; pouvez-vous nous refuser le désarmement des fascistes ? » Mais a-t-on jamais vu la bourgeoisie faire des concessions à ceux de la part de qui rien de la menace ?

Engels est sans aucun doute l’une des plus belles, des plus achevées et des plus nobles natures dans la galerie des grands hommes. Recréer son image serait un travail passionnant, et en même temps un devoir devant l’histoire. À Prinkipo, j’ai travaillé à un livre sur Marx et Engels – mais la documentation préparée a brûlé. Il n’y a guère de chances que l’occasion se présente d’y revenir. Il serait bon de terminer mon livre sur Lénine – pour passer à un travail plus naturel – sur le capitalisme de la période de décomposition.

Le christianisme a créé la figure du Christ pour humaniser l’inaccessible Sabaoth et le rapprocher des mortels. A côté de Marx l’Olympien, Engels est plus « humain », plus proche. Comme ils se complètent l’un l’autre ; ou plutôt comme, délibérément, Engels fait de soi-même le complément de Marx, se prodigue lui-même pour compléter Marx, toute sa vie, y voit sa destination, y trouve sa satisfaction – sans ombre de sacrifice, toujours de son plein gré, toujours heureux de la vie, toujours au-dessus de son milieu et de son époque, avec une curiosité intellectuelle illimitée, avec une authentique flamme de génie et une ardeur de pensée jamais éteinte ! – Sur le plan de la vie quotidienne, Engels gagne extraordinairement à côté de Marx (sans que Marx y perde rien). Je me souviens, après une lecture de la correspondance Marx-Engels dans mon train militaire, avoir dit à Lénine mon enthousiasme pour la figure d’Engels, et justement dans ce sens que, considéré dans ses rapports avec le titan Marx, le fidèle Fred ne perd rien, mais gagne bien au contraire. Lénine approuva cette idée avec vivacité, je dirai même avec délectation. Il aimait chaudement Engels, justement pour ce qu’il y a en lui d’organique et d’universellement humain. Je me souviens que nous examinâmes, non sans émotion, un portrait de jeunesse d’Engels, y recherchant les traits qui devaient prendre un tel développement au cours de sa vie postérieure.

Quand on en a assez de la prose des Blum, des Paul Faure, des Cachin, des Thorez, quand on a avalé son saoul de leurs microbes de mesquinerie et d’impudence, de servilité et d’ignorance, rien de meilleur, pour se rafraîchir les poumons, que de relire la correspondance de Marx et Engels, entre eux et avec des tiers. Sous une forme épigrammatique d’allusions et de notations personnelles, mais toujours profondément pensées et touchant juste, que d’aperçus instructifs, que de fraîcheur d’esprit et d’air des sommets ! Ils ont toujours vécu sur les hauteurs.

14 février.

Les pronostics d’Engels sont toujours optimistes. Il n’est pas rare qu’ils devancent la marche réelle des événements. Peut-on concevoir, cependant, un pronostic historique qui, selon l’expression française, ne brûle pas quelques étapes intermédiaires ?

En fin de compte E. a toujours raison. Ce qu’il dit dans ses lettres à Mme Vichnievetsky de l’évolution de l’Angleterre et des États-Unis ne s’est pleinement confirmé que dans l’époque d’après-guerre, quarante ou cinquante ans plus tard : mais à quel point confirmé ! Qui, parmi les grands hommes de la bourgeoisie, a prévu si peu que ce soit l’actuelle situation des pays anglo-saxons ? Le Lloyd George, Baldwin, Roosevelt, et ne parlons pas des MacDonald, font l’effet aujourd’hui encore (je dirais même aujourd’hui plus encore qu’hier) d’aveugles blancs-becs à côté du vieux, du clairvoyant, du prophétique Engels.
Quelle tête de bois faut-il qu’ils aient, tous ces Keynes, pour prétendre démenties les prévisions du marxisme !

Autant que j’en puis juger par les journaux qu’on m’envoie, les laquais de Staline en France – Thorez et Cie – ont tramé un véritable complot avec les chefs sociaux-démocrates de droite pour mener campagne contre les « trotskystes », en commençant par les organisations de jeunesses. Pendant combien de temps Staline et Boukharine nous ont-ils qualifiés « déviation sociale-démocrate », puis sociale-fasciste ! En dépit de toute la différence de circonstances historiques, le bloc Blum-Cachin et leur lutte en commun contre le « trotskysme » rappellent étonnamment le bloc Kerensky-Tseretelli de 1912 et sa chasse à courre au bolchevisme. leurs points de ressemblance, c’est l’esprit borné du petit-bourgeois « radical », c’est sa terreur devant une situation menaçante, c’est son égarement quand il sent le sol se dérober sous lui, c’est son horreur de ceux qui disent tout haut ses vérités et lui prédisent son sort.

Les différences – et des différences qui ne sont malheureusement pas minces – c’est a) que les organisations ouvrières conservatrices (S.F.I.O., C.G.T.) jouent en France un rôle incomparablement plus grand qu’en 1917 en Russie ; b) que le bolchevisme a été honteusement compromis par la caricature du parti stalinien ; c) que toute l’autorité de l’État soviétique a été mise en œuvre pour désorganiser et démoraliser l’avant-garde prolétarienne. La bataille historique en France n’est pas encore perdue. Mais le fascisme a en la personne de Blum et des laquais de Staline d’inestimables auxiliaires. Thorez a retourné sens dessus dessous tous les raisonnements, les arguments et les méthodes de Thaelmann. Mais même retournée sens dessus dessous, la politique du stalinisme reste essentiellement la même. En Allemagne les deux appareils – social-démocrate et communiste – en menant une lutte de parade foraine, désaxée, ignorant les proportions, charlatanesque, ont détourné l’attention des travailleurs du péril qui montait ; en France aussi les deux appareils se sont mis d’accord sur les illusions par lesquelles il est possible de détourner les travailleurs de la réalité. Le résultat est le même !

L’honnête, l’incorruptible, le national *Temps dénonce *« les logomachies politiques qui ne sont souvent que le nuage artificiel derrière lequel se dissimulent les intérêts particuliers ». Mélanges de quaker et de tartuffe, mais le quaker comme le tartuffe sont modernisés au goût de l’époque Oustric-Stavisky. L’organe du *Comité des Forges stigmatise *les intérêts particuliers ! Le *Comité des Forges met au service de ses intérêts toute la presse française. Pas un seul journal radical n’ose, par exemple, rien publier sur la terreur fascisto-cléricale qui sévit dans les hôpitaux du *Comité des Forges contre les ouvriers révolutionnaires : s’ils sont identifiés comme tels, on les jette dehors à la veille même d’être opérés. Le directeur – radical-socialiste, franc-maçon ou autre – d’un journal démocratique vous répond : « Je ne peux rien publier ; l’an dernier, pour un entrefilet contre quelqu’un du *Comité des F., mon journal a été privé par Havas de vingt mille francs de publicité. » Comment dès lors l’organe officieux de de Wendel ne stigmatiserait-il pas les « intérêts particuliers » au nom du bien-être national !

En 1925 (ou 1924 ?) Krassine, en qualité de représentant politique soviétique en France, mena des pourparlers avec le directeur du *Temps, et en fit rapport à une séance du Politburo pour recevoir les directives nécessaires. Les propositions du *Temps étaient les suivantes : a) la rédaction envoie à Moscou, après un certain délai, un correspondant qui commence par donner des articles critiques, mais de ton modéré ; b) dans les éditoriaux, plus de lutte contre l’U.R.S.S. ; c) après un nouveau délai de quelques mois (six, si j’ai bonne mémoire), le journal commence à adopter une ligne de politique extérieure amicale pour l’U.R.S.S. ; d) les correspondances de Moscou prennent un caractère favorable : e) dans le second éditorial (politique intérieure), la rédaction conserve sa pleine indépendance dans la critique du bolchevisme ; f) le gouvernement soviétique verse au *Temps un million de francs par an. – Krassine avait commencé par un demi-million, était allé jusqu’à sept cent cinquante mille (c’est là-dessus que s’étaient arrêtés les pourparlers), et demandait maintenant au Politburo s’il fallait aller plus loin. La question fut tranchée par la négative, non seulement pour raison d’économie de devises, mais aussi en vertu de considérations diplomatiques : il n’y avait pas alors d’espoir d’un accord avec la France, il était plus raisonnable d’ajourner l’opération.

Quiconque se donnera la peine de parcourir le *Temps de 1933-34 pourra voir que le marché fut pleinement réalisé, simplement avec un retard de neuf ans.

Nul n’importera à crime au gouvernement soviétique le fait de soudoyer la presse bourgeoise, et de s’efforcer ce faisant de ne pas payer plus qu’elle ne vaut. Ce qui est répugnant, c’est que la clique de Staline fait de la presse bourgeoise un instrument de lutte contre son propre parti.

[De la main de Mme Trotsky]

Il est notoire depuis longtemps que les « trotskystes » sont « l’avant-garde de la bourgeoisie contre-révolutionnaire ». C’est démontré non pas tellement par le second de Lettonie que par les autres consuls européens et américains qui m’ont refusé le visa. Toutefois, il n’est pas besoin de sortir du cadre de l’affaire Kirov pour être fixé sur la manière dont se déterminent les sympathies (ou les intérêts, ce qui au reste est à peu près la même chose) de la bourgeoisie.

La calomnie de Staline contre Zinoviev et Kamenev, si manifestement mensongère qu’elle fût, a été reproduite sans réserve par toute la presse française. Ma brève déclaration du fait que je n’avais aucune relation avec le « consul » n’a pas été publiée par un seul journal bourgeois en France. Particulièrement édifiante est l’information du *Temps. Le correspondant de Moscou a, à maintes reprises, tranquillisé les lecteurs de son journal en assurant que tous les groupes sur lesquels s’acharne maintenant Staline sont à sa gauche, et qu’il n’y a par conséquent pas de raison de s’inquiéter. Le même correspondant a trois fois (!) télégraphié que le consul avait accepté de transmettre une lettre à Trotsky, alors qu’en réalité il avait quémandé ladite lettre. Ma sèche rectification des faits n’a pas été publiée par la rédaction du *Temps. Le même correspondant a transformé Evdokimov en « trotskyste », et dans l’un de ses derniers télégrammes il a parlé de la *« troïka » Trotsky-Zinoviev-Kamenev. Et ainsi de suite à l’infini. L’ingénieux journaliste, de même que son journal, savent ce qu’ils font. A tout prendre. *le Temps fait dans ce domaine la même besogne que *l’Humanité, mais plus prudemment, plus intelligemment, plus finement. Lequel des deux est le plus désintéressé, il n’est pas facile d’en juger. Je pense quand même que *l’Humanité revient à meilleur marché.

[De la main de Trotsky]

Le 10 octobre 1888, Engels écrivait à New York :

In Frankreich blamieren sich die Radikalen an der Regierung mehr als zu hoffen war. Gegenüber den Arbeitern verleugnen sie ihr ganzes eigenes altes Programm und treten als reinen Opportunisten auf, holen den Opportunisten die Kastanien aus dem feuer, Waschen ihnen die schmutzige Wäsche. Das wäre ganz vortreffliche, wäre nicht Boulanger und jagten sie nicht diesem die Masse fast zwangsmässig in die Arme. (306 .)

On dirait que ces lignes ont été écrites pour notre temps. En 1934, les radicaux se sont montrés tout aussi incapables de diriger la France qu’en 1888. Tout comme alors, il ne sont bons qu’à tirer les marrons du feu pour la réaction. Tout cela serait très bien s’il y avait un parti révolutionnaire. Mais il n’y en a pas. Ou plutôt pis : il y a sa dégoûtante caricature. Et les radicaux poussent les masses dans la direction du fascisme, comme ils les pourraient il y a un demi-siècle du côté du boulangisme.

C’est dans ces conditions que les staliniens concluent avec les radicaux un bloc « contre le fascisme » et en coiffent les socialistes, qui n’osaient même pas rêver, qui n’osaient même pas rêver d’un tel cadeau. En bons singes à demi dressés, les stalinistes continuent encore de gronder contre les cartels : il ne s’agit pas de maquignonnage parlementaire avec les radicaux, mais de « front populaire » contre le fascisme ! On croirait lire l’organe officieux de Charenton. Le cartel parlementaire avec les radicaux, si criminel qu’il soit du point de vue des intérêts du socialisme, peut ou pouvait avoir une signification politique du point de vue de la stratégie électorale et parlementaire des démocrates-réformistes. Mais quel sens peut avoir un bloc extra-parlementaire avec un parti purement parlementaire, qui par sa structure sociale même est incapable d’une action de masse quelconque hors du parlement : l’état-major bourgeois du parti redoute comme le feu sa propre base dans les masses. Recevoir une fois tous les quatre ans les voix des paysans, des petits commerçants et des petits fonctionnaires – cela, Herriot y consent magnanimement. Mais les lancer dans une lutte ouverte, c’est évoquer des esprits dont il a infiniment plus peur que du fascisme. Ce qu’on appelle le « front populaire », c’est-à-dire le bloc avec les radicaux pour la lutte parlementaire, c’est la plus criminelle trahison contre le peuple que se soient jamais permise les partis ouvriers depuis la guerre – et ils se sont permis bien des choses. Tandis qu’Herriot tient l’étrier à Flandin, et que le ministre radical de l’Intérieur dresse la police à la répression des travailleurs, les staliniens couronnent les radicaux chefs du peuple, tout en promettant d’écraser avec eux le fascisme, qui trouve lui-même sa principale nourriture politique dans l’hypocrisie et le mensonge du radicalisme. N’est-ce pas une maison de fous ?
Si l’inévitable prix de ces crimes – et quel effroyable prix ! – ne devait être payé que par la clique des laquais de Staline, des aventuriers à gages, des cyniques de la bureaucratie, on pourrait se contenter de dire : c’est bien fait ! Mais le malheur, c’est que ce sont les ouvriers qui auront à payer la note !

Ce qui fait particulièrement l’effet d’un cauchemar, c’est que sous couleur de marxisme et de bolchevisme on offre, aux masses opprimées et qui cherchent une issue, les idées mêmes dont la négation acharnée a donné forme aux marxisme et croissance au bolchevisme. En vérité, Vernunft wird Unsinn, Wohltat Plage !
Toute la presse bourgeoise sérieuse soutient, couvre, protège les ligues armées. La bourgeoisie s’est définitivement pénétrée de la conscience de ce qu’elles ont de nécessaire et de salutaire. Les difficultés révolutionnaires est possible, inévitable même. Il n’y a pas assez de police. Faire intervenir la troupe, surtout avec le service d’un an, c’est trop risqué : la troupe peut flancher. Que peut-il y avoir de plus sûr que des détachements fascistes spécialement recrutés et entraînés ? Ceux-là ne flancheront pas et ne laisseront pas flancher l’armée. Faut-il s’étonner que la bourgeoisie se cramponne des deux mains à ses ligues armées ?

Quant à Blum, il demande au gouvernement bourgeois un tout petit service : qu’il se désarme. Rien de plus. Quotidiennement les Paul Faure, les Vaillant-Couturier, les Zyromski répètent cette stupide et ignominieuse des fascistes en leur propre lendemain. Pas un seul de ces héros d’opérette qui comprenne le sérieux de la situation. Ils sont condamnés.

Une heure du matin.

Il y a longtemps que je n’ai pas écrit si tard. J’ai essayé plusieurs fois de me coucher, mais l’indignation me remet chaque fois sur pied.
Dans les temps d’épidémie de choléra, les paysans russes, aveugles d’ignorance, de terreur et de fureur, massacraient les médecins, détruisaient les médicaments, saccageaient les lazaret. Est-ce que la chasse aux « trotskystes », les bannissements, les exclusions, les dénonciations – avec l’appui d’une partie des travailleurs – ne rappellent pas ces conclusions insensées des paysans au désespoir ? Les « chefs » des partis ouvriers agissent en excitateurs ; de petits détachements, en commandos de mise à sac. Et les masses désemparées regardent massacrer les médecins, les seuls qui connaissent la maladie et le traitement.

15 février.

*Le Temps publie un télégramme très sympathisant de son correspondant à Moscou sur les nouvelles facilités consenties aux paysans des kolkhozes, notamment en ce qui concerne le droit de posséder leur propre bétail, gros et petit. Il se prépare visiblement de nouvelles concessions aux tendances petites-bourgeoises du paysan. Sur quelle ligne on parviendra à contenir l’actuel mouvement de retraite, il est pour le moment difficile de le prédire. Mais la retraite elle-même, provoquée par les grossières illusions bureaucratiques de la période précédente, il n’était pas difficile de la prévoir. Dès l’automne de 1929 le Bulletin de l’Opposition russe sonnait l’alarme contre les méthodes aventuristes de la collectivisation. « La surenchère entre rythmes non synchronisés porte en germe les éléments d’une inévitable crise dans le plus proche avenir. » Ce qui a suivi est connu : l’extermination du bétail, la famine de 1933, une innombrable quantité de victimes, une série de crises politiques. Maintenant la retraite bat son plein. Et c’est bien pour cela que Staline est de nouveau contraint d’abattre tout ce qui est et tous ceux qui sont à sa gauche.

La révolution, par sa nature même, est quelquefois contrainte d’embrasser plus qu’elle n’est capable d’étreindre : des mouvements de retraite sont possibles quand il y a du terrain à céder. Mais cette loi générale ne justifie pas la collectivisation en fonction des ressources de production et de technique ; au lieu d’étendre le rayon de la collectivisation, en largeur et en profondeur, en fonction des indications de l’expérience, la bureaucratie épouvantée s’est mise à pousser le moujik épouvanté, à coups de knout, dans le kolkhoze. L’empirisme et l’esprit borné de Staline ne sont jamais apparus sous une lumière plus crue que dans ses commentaires sur la collectivisation totale. En revanche, la retraite se fait maintenant sans commentaires.

*Le Temps du 16 février [coupure collée] :

*Nos parlementaires prononcent volontiers l’oraison funèbre du libéralisme économique. Comment ne sentent-ils pas qu’ils préparent ainsi la leur, et que si la liberté économique mourait le Parlement la suivrait dans la tombe !

Remarquables paroles ! Sans s’en douter, les « idéalistes » du *Temps souscrivent à l’une des thèses les plus importantes du marxisme : la démocratie parlementaire n’est pas autre chose qu’une superstructure sur le régime de la concurrence bourgeoise, elle existe et elle tombe avec lui. Mais cet emprunt forcé au marxisme rend la position politique du *Temps incomparablement plus forte que celles des socialistes et des radicaux-socialistes, qui prétendent conserver la démocratie en lui donnant un « autre » contenu économique. Ces phraseurs ne comprennent pas qu’entre le régime politique et l’économie le rapport est le même qu’entre la peau et les muscles, et non pas qu’entre la boîte de fer-blanc et les conserves.

Conclusion : la démocratie parlementaire est condamnée au même titre que la libre concurrence. La question n’est que de savoir qui sera l’héritier.

17 février.

J’imagine un vieux médecin qui ne manque ni de connaissances ni d’expérience, et qui jour après jour, regarde des empiriques et des charlatans conduire à la mort, sous prétexte de le soigner, un homme qui lui est cher, et qu’il pourrait, lui, vieux médecin, guérir avec certitude par la simple observation des règles élémentaires de la médecine. Voilà à peu près l’état d’esprit dans lequel j’observe actuellement le criminel travail des « chefs » du prolétariat français. Fatuité ? Non pas. Profonde et inébranlable conviction.
Notre vie ici ne diffère que très peu de celle de prisonnier dans une prison : enfermés dans la maison et la cour, on ne vient pas plus souvent nous voir qu’aux heures de visite d’une prison. Depuis quelques mois on a installé, il est vrai, un appareil de *T.S.F., mais cela existe maintenant, paraît-il, aussi dans certaines prisons, au moins en Amérique (pas en France, il est vrai). Nous écoutons presque exclusivement des concerts, qui tiennent maintenant une place assez notable dans notre vis quotidienne. J’écoute la musique, le plus souvent, de façon superficielle, tout en travaillant (quelquefois la musique aide, quelquefois elle gêne pour écrire. – d’une façon générale, on peut dire qu’elle aide à jeter des idées sur le papier, et qu’elle gêne pour les élaborer). N. écoute comme toujours, absorbée en concentrée. En ce moment nous écoutons Rimsky-Korsakov. La *T.S.F. rappelle tout ce que la vie a de large et de varié, et en même temps elle donne à cette variété une expression au plus haut point économique et portative. En somme, un appareil on ne peut mieux fait pour la prison.

18 février.

En 1926, quand Zinoviev et Kamenev, après trois ans et plus de complots avec Staline contre moi, se joignirent à l’opposition, ils me donnèrent une série d’avertissements non superflus.
– Vous croyez que Staline en est à réfléchir aux arguments qu’il pourrait vous opposer ? – Me disait par exemple Kamenev à propos de la critique que je faisais de la politique Staline-Boukharine-Molotov en Chine, en Angleterre et ailleurs. – Vous vous trompez. Il réfléchit aux moyens de vous anéantir.

– ?

– Moralement, et si possible même physiquement. Calomnier, fabriquer une conjuration militaire, e puis quand le terrain sera préparé, arranger un acte terroriste. Staline mène la guerre sur un autre plan que vous. Vos armes sont sans effet contre lui.

Une autre fois le même Kamenev me dit : « Je ne le connais (Staline) que trop bien du temps de la collaboration au sein de la “troïka”. Dès que nous eûmes rompu avec Staline, nous rédigeâmes, Zinoviev et moi, quelque chose comme un testament, où nous faisions savoir d’avance qu’au cas où il nous arriverait “accidentellement” malheur, il conviendrait d’en tenir pour responsable Staline. Ce document est conservé en lieu sûr. Je vous conseille d’en faire autant. »

Zinoviev me dit, non sans embarras : « Vous croyez que Staline n’a pas discuté la question de votre suppression physique ? Il l’a bel et bien examinée et discutée. Il a toujours été arrêté par une seule et même idée : que la jeunesse ferait retomber sur lui personnellement la responsabilité, et répliquerait par des actes terroristes. C’est pourquoi il tenait pour indispensable de disperser les cadres de la jeunesse d’opposition. Mais chose ajournée n’est pas chose abandonnée… Prenez les précautions nécessaires. » Kamenev avait indubitablement raison quand il disait que Staline (de même d’ailleurs que lui-même et Zinoviev dans la période précédente) menait la lutte sur un autre plan et avec d’autres armes. Mais la possibilité même d’une telle lutte était créée par le fait qu’avait fini par ce constituer un milieu de bureaucratie soviétique tout à fait particulier et indépendant. Staline menait la lutte pour la concentration du pouvoir aux mains de la bureaucratie et pour en évincer l’opposition : tandis que nous, nous menions la lutte pour les intérêts de la révolution internationale, nous dressant ainsi contre le conservatisme de la bureaucratie, contre ses aspirations à la tranquillité, à la satisfaction, au confort. Étant donné le déclin prolongé de la révolution mondiale, la victoire de la bureaucratie, et par conséquent de Staline, était déterminée d’avance.

Le résultat que les badauds et les sots attribuent à la force personnelle de Staline, ou tout au moins à son extraordinaire habileté, était profondément enraciné dans la dynamique des forces historiques. Staline n’a été que l’expression à demi inconsciente du chapitre deux de la révolution, son lendemain d’ivresse.
Au temps de notre séjour à Alma-Ata (Asie centrale) j’eus la visite, un jour, d’un certain ingénieur soviétique, venu, à l’en croire, de sa propre initiative et, toujours à l’en croire, sympathisant avec moi. Il s’enquit de nos conditions de vie, en manifesta du chagrin, et comme en passant, très prudemment, demanda : « Ne croyez-vous pas qu’on pourrait faire quelque chose pour une réconciliation ? » Il était clair que cet ingénieur avait été envoyé pour tâter le pouls. Je lui répondis en substance que de réconciliation il ne pourrait être question pour le moment : non pas parce que je ne la voulais pas, mais parce que Staline ne pouvait pas se réconcilier, il était forcé d’aller jusqu’au bout dans la voie où l’avait engagé la bureaucratie. – Et par quoi cela peut-il finir ? – Par du sang, répondis-je : pas d’autre fin possible pour Staline. – Mon visiteur eut un haut-le-corps, il n’attendait manifestement pas pareille réponse, et ne tarda pas à se retirer.
Je crois bien que cette conversation joua un grand rôle dans la décision qui fut prise de m’exiler. Peut-être bien Staline avait-il déjà indiqué antérieurement cette issue, mais il n’avait rencontré de l’opposition au Politburo. Il avait maintenant un argument de poids : T. lui-même avait déclaré que le dénouement du conflit serait sanglant.

L’exil était la seule issue !

Les motifs que Staline invoqua en faveur de l’exil ont été naguère publiés par moi dans le Bulletin de l’Opposition russe. Voir… [la référence est restée en blanc].

Mais comment Staline ne fut-il pas arrêté par le souci du Komintern ? Il n’est pas douteux qu’il sous-estima ce danger. L’idée de force est pour lui indissolublement liée à l’idée d’appareil. Il n’entra en polémique ouverte que lorsque le dernier mot lui fut assuré d’avance. Kamenev disait la vérité : il mène la lutte sur un autre plan. Et c’est la raison pour laquelle il sous-estima le plan de la pure lutte d’idées.

20 février.

Au cours des années 1924-1928, la haine grandissante de Staline et de ses seconds s’exerça contre mon secrétariat. Il leur semblait que mon petit « appareil » était la source de tout mal. Je mis quelque temps à comprendre les causes de cette peur presque superstitieuse que leur inspirait le petit groupe (cinq à six personnes) de mes collaborateurs. Ces hauts dignitaires, auxquels leurs secrétaires composent leurs articles et leurs discours, imaginent sérieusement qu’on peut désarmer un adversaire en le privant de « bureau ». Le sort tragique de mes collaborateurs, je l’ai en son temps rapporté dans la presse : Glazman poussé au suicide, Boutov mort dans une geôle de la Guépéou, Bloumkine fusillé, Sermouks et Poznansky en déportation.

Staline ne prévoyait pas que je pourrais sans « secrétariat » mener un travail systématique de publiciste qui, à son tour, pourrait contribuer à la formation d’un nouvel « appareil ». Même de très intelligents bureaucrates se distinguent, à certains égards, par une incroyable courte vue !

Les années de ma nouvelle émigration, bien remplies de travail de publiciste et de correspondance, ont suscité des milliers de sympathisants conscients et actifs dans les différents pays et parties du monde. La lutte pour la Quatrième Internationale atteint par ricochet la bureaucratie soviétique. D’où – après une interruption prolongée – la nouvelle campagne contre le trotskysme. Staline paierait cher, à l’heure qu’il est, pur rapporter la décision de monter un procès « spectaculaire » ! Mais on ne fait pas revenir le passé, et il ne reste qu’à chercher d’autres moyens… en dehors d’un procès. Il va de soi que Staline les cherche dans l’esprit contre lequel Kamenev et Zinoviev me mettaient en garde. Mais le danger d’être démasqué est excessivement grand : la méfiance des travailleurs d’Occident à l’égard des machinations de Staline n’a pu que s’accentuer depuis l’affaire Kirov. Un acte terroriste (selon la plus grande probabilité, avec la coopération des organisations blanches, au sein desquelles la Guépéou a nombre d’agent à elle, ou avec l’aide des fascistes français, auxquels il n’est pas difficile de trouver accès). Staline y recourra à coup sûr dans deux cas : si la guerre menace, ou si sa propre position empire à l’extrême. Il peut y avoir aussi un troisième cas et un quatrième… J’hésite à dire combien serait dur le coup porté par un tel acte terroriste à la Quatrième Internationale, mais pour la Troisième, il mettrait en tout cas une croix sur elle.

Qui vivra verra. Si ce n’est nous, ce seront d’autres.

Rakovsky est bienveillamment admis aux réunions solennelles et aux raouts avec les ambassadeurs étrangers et les journalistes bourgeois. Un grand révolutionnaire de moins, un petit fonctionnaire de plus !
Zyromski veut s’unir avec Staline. Otto Bauer, écrit-on, se prépare à aller à Moscou. Les deux choses sont parfaitement explicables. Tous les opportunistes apeurés de la Deuxième Internationale doivent graviter maintenant vers la bureaucratie soviétique. Ils n’ont pas réussi à s’adapter à l’État bourgeois, ils veulent essayer de s’adapter à l’État ouvrier. Le fond de leur nature est de s’adapter, de s’incliner devant la force. La révolution, ils ne la feront jamais. Il faut un nouveau recrutement, une nouvelle éducation, une nouvelle trempe, – une nouvelle génération.

6 mars.

Il y a plus de deux semaines que je n’ai mis la main à ce cahier. Mauvaise santé et travail pressant.

Le dernier *Conseil National du parti socialiste français atteste la force de la pression qui s’exerce sur l’état-major parlementaire. Léon Blum a reconnu qu’à Tours, en 1920, il ne comprenait pas tout à fait correctement le problème de la prise du pouvoir, quand l soutenait qu’il fallait d’abord créer les conditions de la socialisation, et ensuite… mais pourquoi ensuite lutter pour le pouvoir si les conditions de la socialisation peuvent être créées sans lui ! Ou alors B. a en vue les conditions économiques, et non as politiques. Mais ces conditions ne sont pas créées, mais détruites au contraire par une lutte pour le pouvoir qui traîne en longueur : le capitalisme ne se développe pas, il se décompose. B. ne comprend pas davantage la situation maintenant. La lutte révolutionnaire pour le pouvoir, il y est contrait selon lui non par la situation générale du capitalisme, mais par la menace venant des fascistes, lesquels apparaissent à ses yeux non comme un danger extérieur suspendu sur la paisible socialisation de la démocratie (c’était aussi la vieille illusion de Jaurès).

Que les chefs de la bourgeoisie soient aveugles devant les lois du déclin du capitalisme, c’est compréhensible : le mourant ne veut pas, ni ne peut, se rendre compte des étapes de sa propre agonie. Mais l’aveuglement de Blum et Cie, je crois bien qu’il démontre mieux que tout que ces messieurs sont, non pas l’avant-garde du prolétariat, mais tout au plus le flanc gauche, et le plus apeuré, de la bourgeoisie.
Après la guerre mondiale, Blum considérait (et il considère en fait encore) que les conditions n’étaient pas mûres pour le socialisme. Quels rêveurs étaient donc Marx et Engels, qui dès la seconde moitié du XIXe siècle attendaient la révolution sociale et s’y préparaient !
Pour Blum, il existe (pour autant qu’il existe quoi que ce soit pour lui dans ce domaine) on ne sait quelle « maturité » économique absolue de la société pour le socialisme, une maturité qui se détermine d’elle-même, par ses seuls symptômes objectifs… J’ai mené la lutte contre cette conception mécaniquement fataliste dès 1905 (Voir « Bilans et Perspectives »). Après cela, il y a eu la Révolution d’Octobre (sans parler de tout le reste), mais ces dilettantes parlementaires n’ont rien appris !

7 mars.

Dans les procès verbaux du Plénum conjoint de juillet-août du Comité Central et du Comité Central Exécutif de 1927 (c’est bien, je crois dans ces procès-verbaux), on peut lire (si l(on a accès à ces procès-verbaux secrets) une déclaration spéciale de Maria Oulianova pour la défense de Staline. L’essentiel de cette déclaration est ceci : 1) Lénine rompit, peu de temps avant sa deuxième attaque, ses relations personnelles avec Staline pour des raisons de caractère purement personnel ; 2) Si Lénine n’avait pas apprécié Staline comme révolutionnaire, il ne se serait pas adressé à lui pour lui demander un service tel qu’on eut l’attendre que d’un vrai révolutionnaire. Il y a dans cette déclaration une demi-op-mission voulue, liée à un épisode très dramatique. Je veux le noter ici.

Parlons d’abord de Maria I. Oulianova, sœur cadette de Lénine, dans l’intimité Maniacha. Vieille fille, réservée, entêtée, elle avait reporté toute la force de son amour non dépensé sur son frère Vladimir. Tant qu’il vécut, elle resta complètement dans l’ombre : personne ne parlait d’elle. Dans les soins dont était entouré Vladimir Ilyitch, elle rivalisait avec N. K. Kroupskaïa. Après sa mort elle parut au jour, plus exactement on la fit paraître. Oulianova, à la rédaction de la Pravda (elle était secrétaire du journal) était étroitement liée avec Boukharine, se trouvait sous son influence et fut entraînée derrière lui dans la lutte contre l’opposition. Le zèle d’Oulianova se nourrissait, outre son esprit borné et son fanatisme, de sa rivalité avec Kroupskaïa, qui longtemps et opiniâtrement se refusa à agir contre sa conscience. C’est dans cette période qu’Oulianova se mit à parler dans des réunions du parti, à écrire ses souvenirs, etc., et il faut dire que personne, parmi les proches de Lénine, n’avait encore manifesté autant d’incompréhension que cette sœur si totalement dévouée. Au début de 1926, Kroupskaïa se décida, quoique pour peu de temps, à se lier à l’opposition (par le groupe Zinoviev-Kamenev). C’est précisément à ce moment que la fraction Staline-Boukharine mit en vedette par tous les moyens, pour faire contrepoids à Kroupskaïa, l’importance et le rôle de Maria Oulianova.

J’ai raconté dans mon autobiographie comment Staline s’efforçait d’isoler Lénine dans la deuxième période de sa maladie (avant la deuxième attaque). Il escomptait que Lénine ne se lèverait plus et tâchait de toutes ses forces à l’empêcher de s’exprimer par écrit. (C’est ainsi qu’il essaya d’empêcher la publication de l’article de Lénine sur l’organisation de la Commission Centrale de Contrôle pour la lutte contre le bureaucratisme, c’est-à-dire avant tout contre la fraction de Staline.) Kroupskaïa était pour Lénine malade la principale source d’information Staline se mit à persécuter Kroupskaïa, et de la manière la plus grossière. Et c’est justement sur ce terrain que le conflit éclata. Au début de mars 1923 (le 5, je crois), Lénine écrivit (dicta) une lettre à Staline rompant avec lui toutes relations personnelles et camarades. Le fond du conflit n’avait donc en aucune manière un caractère personnel : aussi bien n’était-ce pas possible de la par de Lénine…

Maria Oulianova écrivit : « Une pareille demande ne pouvait être adressée qu’à un révolutionnaire… » Que Lénine considérait Staline comme un ferme révolutionnaire, c’est totalement indiscutable. Mais cela seul n’était pas suffisant pour s’adresser à li pour une requête aussi exceptionnelle. Il est évident que Lénine devait considérer que Staline était, parmi les révolutionnaires dirigeants, celui qui ne lui refuserait pas du poison. Il ne faut pas oublier que cette prière fut adressée quelques jours avant la rupture définitive. Lénine connaissait Staline. Ses arrière-pensées et ses plans calculés, son attitude à l’égard de Kroupskaïa, tous ses actes calculés dans l’idée que Lénine ne pourrait plus se lever. C’est dans ces conditions que Lénine demandait à Staline du poison. Il est bien possible que ce geste – outre son but principal – fût une manière de mettre à l’épreuve Staline et de mettre à l’épreuve aussi l’optimisme contraint des médecins. Quoi qu’il en soit, Staline n’exauça pas la prière, mais en fit rapport au Politburo. Tout le monde protesta (les médecins persistaient encore à donner de l’espoir), Staline garda le silence…
En 1926, Kroupskaïa m’a fait part de ce jugement de Lénine sur Staline : « Il n’y a pas chez lui la plus élémentaire honnêteté humaine. » Dans son testament, il a exprimé en substance la même idée, seulement avec plus de ménagement. Ce qui était alors en germe n’a fait depuis que se développer pleinement. Le mensonge, la falsification, le document contrefait, l’amalgame judiciaire, ont pris une extension sans précédent dans l’histoire, et, comme le montre l’affaire Kirov, deviennent une menace directe pour le régime stalinien.

9 mars.

Le roman d’Alexis Tolstoï Pierre Premier est une œuvre remarquable – par la sensation directe qu’il donne du passé reculé de la Russie. Ce n’est certes pas de la « littérature prolétarienne », – A. Tolstoï est tout entier formé par l’ancienne littérature russe, et même mondiale, cela va de soi. Mais il est hors de doute que c’est justement la révolution – selon la loi des contrastes – qui lui a appris (et pas à lui seul) à sentir avec une particulière acuité le vieux passé russe, avec ses mœurs bien à lui, immobile, sauvage, non lavé.

Elle lui a appris quelque chose de plus : trouver, derrière les notions idéologiques, les fantaisies, les superstitions, aussi des simples intérêts vitaux des divers groupes sociaux et de leurs représentants : A Tolstoï découvre avec une grande perspicacité d’artiste les dessous matériels des conflits d’idées de la Russie de Pierre le Grand. Le réalisme de la psychologie individuelle se hausse de ce fait au niveau du réalisme social. C’est une indubitable conquête de la révolution, comme expérience immédiate, et du marxisme comme doctrine.
*Mauriac – un romancier français que je ne connais pas, « membre de l’Académie », ce qui est une mauvaise recommandation – a écrit ou dit récemment : « Nous reconnaîtrons l’U.R.S.S. quand elle aura créé un nouveau roman qui soit à la hauteur de Tolstoï, de Dostoïevsky. » Mauriac, apparemment, voulait opposer cet critère artistique, idéaliste, au critère marxiste, basé sur les rapports de production, matérialiste. En fait, il n’y a pas là de contradiction. Dans la préface de mon livre Littérature et Révolution, j’ai écrit, il y a douze ans de cela :

… Une heureuse solution des problèmes élémentaires [de la nourriture, du vêtement, de l’habitation, voire même la littérature, ne signifierait nullement la victoire complète du nouveau principe historique ; c’est-à-dire du socialisme. Seuls le mouvement en avant de la pensée scientifique et le développement d’un art nouveau marqueraient que la semence de l’histoire n’a pas seulement germé en plante, mais a aussi donné des fleurs]. Dans ce sens, le développement de l’art est le plus haut témoignage de la vitalité et de l’importance de chaque époque.

Le roman d’A. Tolstoï ne peut cependant en aucun cas être présenté comme une « fleur » de la nouvelle époque. J’ai déjà dit pourquoi. Quant aux romans qui sont officiellement attribués à l’« art prolétarien » (en période de complète liquidation des classes !), ils sont encore totalement dépourvus de valeur littéraire. Il n’y a là, à vrai dire, rien d’« alarmant ». Pour ce complet bouleversement des fondements sociaux, des mœurs et des conceptions, aboutisse à une cristallisation artistique sur de nouveaux axes, il faut du temps. Quel temps ? On ne saurait le dire au petit bonheur mais beaucoup de temps. L’art va toujours dans le convoi d’une nouvelle époque. Et le grand art – le roman – est un bagage particulièrement lourd.

Qu’il n’y ait pas encore de grand art nouveau, c’est un fait parfaitement naturel ; je répète qu’il ne doit ni ne peut alarmer. Mais ce qui peut être effrayant, ce sont les répugnantes contrefaçons d’art nouveau, sur commande de la bureaucratie. Les contradictions, la fausseté et l’ignorance du bonapartisme « soviétique », lorsqu’il prétend commander souverainement à l’art, excluent la possibilité d’une création artistique quelle qu’elle soit, dont la première condition est la sincérité. Un vieil ingénieur peut encore, de mauvais gré, fabriquer une turbine – elle ne sera pas de première qualité, précisément parce qu’elle aura été faite de mauvais gré, mais elle fera son office. Mais on ne peut tout de même pas écrire de mauvais gré un poème.

Ce n’est pas par hasard qu’A. Tolstoï est allé à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle chercher la liberté indispensable à l’artiste.

10 [mars].

Attentivement examiné les documents du « plan » économique de la *C.G.T. Quelle pauvreté d’idées, couverte d’une ridicule grandiloquence bureaucratique ! Et quelle avilissante lâcheté devant les maîtres. Ces réformateurs s’adressent non pas aux travailleurs pour les engager à l’action pour réaliser leur plan, mais aux patrons dans le dessein de les convaincre que ce plan est au fond de caractère conservateur.
En fait il n’y a pas là de « plan » du tout, car un plan économique, au sens sérieux du mot, cela suppose non pas des formules algébriques, mais des grandeurs arithmétiques bien définies. De cela, bien sûr, pas question : pour dresser un pareil plan, il faut être le maître, avoir en main tous les éléments de base de l’économie : cela n’est à la portée que du prolétariat victorieux, quand il a créé son État.
Mais même les formules algébriques de Jouhaux et Cie seraient proprement renversantes de vacuité et d’ambiguïté, si l’on ne savait pas d’avance que ces messieurs n’ont qu’un souci : détourner l’attention des travailleurs de la banqueroute du réformisme syndical.

18 mars.

Voilà bientôt un an que nous avons subi l’assaut des pouvoirs à Barbizon. Ce fut le plus comique *quiproquo qu’on puisse imaginer. L’opération était dirigée par *monsieur le procureur de la République de *Melun – un haut personnage du monde de la justice –, accompagné d’un petit fonctionnaire du tribunal, d’un *greffier écrivant à la main, d’un commissaire de la *Sûreté générale, de mouchards, de gendarmes, de policiers au nombre de plusieurs dizaines. L’honnête *Benno, le *molosse, tirait éperdument sur sa chaîne, *Stella lui faisait écho de derrière la maison.

Le procureur me déclara que toute cette armée était venue à cause… d’une motocyclette volée. C’était cousu de fil blanc Rudolf, mon collaborateur allemand, avait apporté le courrier à motocyclette. Son phare s’était éteint en route. C’est l’occasion que les gendarmes avaient saisie, eux qui cherchaient depuis longtemps un prétexte pour fourrer leur nez dans notre mystérieuse villa…

21 mars.

Printemps, le soleil chauffe, il y a déjà dix jours que percent les violettes, les paysans vont et viennent dans les vignes. Hier jusqu’à minuit nous avons écouté, de Bordeaux, la Walkyrie. Service militaire de deux ans. Réarmement de l’Allemagne. Préparation d’une nouvelle « derrière » guerre. Les paysans taillent tranquillement la vigne, fument les sillons entre les rangées de ceps. Tout est en ordre.
Socialistes et communistes écrivent des articles contre les deux ans, et pour faire plus d’effet mettent en œuvre les plus gros caractères. Au fond de leur cœur, les chefs se bercent d’espoir : on s’en tirera de quelque manière. Là aussi, tout est en ordre…

Et tout de même cet ordre s’est sapé lui-même sans espoir. Il s’effondrera dans la puanteur…

*Jules Romains en est apparemment très préoccupé, car il s’offre comme sauveur (« Plan du 9 juillet »). Dans un des derniers livres de son épopée, Romains se met apparemment en scène lui-même, sous le nom de l’écrivain *Strigelius (c’est cela, je crois). Ce S. sait et peut faire tout ce que savent les autres écrivains, et pas mal d’autres choses encore par-dessus le marché. Mais ses capacités ne sont pas seulement d’un écrivain. Il a compris que « l’art » (le génie) est naturel. Il sait aussi dans d’autres branches – en particulier en politique – plus que les autres. D’où le « Plan du 9 juillet » et le livre de J. R. sur les rapports de la France et de l’Allemagne.

Pas de doute que la tête a tourné à cet écrivain de talent. Il comprend beaucoup de choses en politique, mais plutôt visuellement, donc superficiellement. Les profonds ressorts sociaux des phénomènes lui demeurent cachés. Dans le domaine de la psychologie individuelle il est remarquable, encore que sans profondeur. Ce qui lui manque comme écrivain (et d’autant plus comme politique) c’est visiblement le caractère. Il est spectateur, non participant. Et seul le participant peut être profond comme spectateur. Zola était participant. C’est pourquoi, malgré toutes ses vulgarités et ses défaillances, il est beaucoup plus haut que Romains se qualifie lui-même (cette fois sans pseudonyme, sous son propre nom) : *distant. C’est vrai. Mais la *distance chez lui n’est pas seulement optique, elle est aussi morale. Ses lumières morales ne lui permettent de voir les choses que d’une certaine, immuable distance. Aussi semble-t-il excessivement éloigné du petit Bastide, et excessivement proche de l’assassin Quinette. Chez le participant, la « distance » varie en fonction du caractère de sa participation ; chez le spectateur non. Un spectateur comme Romains peut être un remarquable écrivain, il ne peut pas être un grand écrivain.

Je n’ai pas tout écrit sur notre « catastrophe » de l’an passé à Barbizon. L’« histoire » a été suffisamment reproduite dans les colonnes des journaux. Quel flot furieux de stupides inventions et de haine non feinte !

Il était bien, le procureur de la République ! Ces hauts dignitaires, il ne faut jamais les regarder de trop près. Il s’était présenté chez moi, soi-disant, pour une affaire de motocyclette volée (notre motocyclette, que montait Rudolf), mais me demanda d’emblée quel était mon vrai nom. (J’ai un passeport au nom de Sédov – le nom de ma femme – ce qui est parfaitement admis par les lois soviétiques, lais un procureur de *Melun n’est pas obligé de connaître les lois soviétiques.) – Mais vous deviez bien vous installer en Corse ? _ Mais quel rapport cela a-t-il avec une motocyclette volée ? – *Non, non, je parle d’homme à homme. – Ceci, d’ailleurs, était déjà dit comme échappatoire, quand il était apparu que mon passeport portait le visa de la *Sûreté générale. Quant à Rudolf, on le retint trente-six heures, on lui mit des *menottes, on le traita de *sale Boche, on le frappa, ou plutôt on le poussa à coups de poing dans la figure. Quand enfin on le ramena près de moi, je lui avançai une chaise (il était blême), mais le procureur lui cria : *Non, debout ! Rudolf s’assit, n’ayant même pas entendu ce cri. De tous ces visiteurs, seul le *greffier, un vieil homme, donnait une impression sympathique. Quant aux autres…

Au reste, tout cela ne mérite pas une description si détaillée.
En Norvège, le Parti ouvrier est au pouvoir depuis quelques jours. Cela ne changera pas grand-chose dans le cours de l’histoire européenne. Mais dans le cours de ma vie… En tout cas la question d’un visa va se poser. Nous n’avons été en Norvège que de passage, en 1917, en route de New York à Pétersbourg – je n’ai gardé du pays aucun souvenir. Je me rappelle mieux Ibsen : j’ai écrit à son sujet dans ma jeunesse.

23 mars.

Fédine dans son roman La conquête de l’Europe – roman écrit littéralement, sans profondeur, souvent prétentieux – montre une chose : la révolution a appris aux écrivains russes (ou les a forcés) à regarder de près et attentivement les faits dans lesquels s’exprime la dépendance sociale d’un homme à l’autre. Un roman bourgeois normal a deux étages : les sentiments ne sont éprouvés qu’à l’étage noble (Proust !) ; les gens du rez-de-chaussée nettoient les chaussures et vident les pots de chambre. De cela, on parle rarement dans le roman lui-même : c’est supposé allant de soi. Le héros soupire, l’héroïne respire, ils doivent donc s’acquitter d’autres fonctions : il faut bien que quelqu’un essuie derrière eux.
Je me rappelle avoir lu le roman de Louÿs *Amour et Psyché (une élucubration ordinairement fausse et plate, achevée, si je ne me trompe par l’insupportable *Claude Farrère). Louÿs place les serviteurs quelque part dans les entrailles de la terre, en sorte que ses héros amoureux ne les voient jamais. Ordre social idéal pour les désœuvrés amoureux et leurs créateurs.

En fait, l’attention de Fédine est surtout dirigée, elle aussi, vers les gens de l’étage noble (en Hollande), mais il s’efforce, ne fût-ce qu’en passant, d’atteindre la psychologie des rapports du chauffeur et du magnat de finance, du matelot et de l’armateur. Il ne fait pas de découvertes, mais il éclaire tout de même quelques petits coins des rapports humains sur lesquels repose la société contemporaine. L’influence de la Révolution d’Octobre sur la littérature est encore à venir !

La T.S.F. donne la *Symphonie Héroïque, par les *Concerts Pasdeloup. J’envie N. lorsqu’elle écoute la grande musique : par tous les pores de l’âme et du corps. N. n’est pas musicienne, mais elle est quelque chose de plus : toute sa nature est musicale, dans ses souffrances comme dans ses (rares) joies il y a toujours une profonde mélancolie qui ennoblit toutes ses émotions. – Les petits faits quotidiens de la politique ne sont pas sans l’intéresser, mais elle ne les lie pas habituellement en un tableau d’ensemble. Cependant, là où la politique pénètre en profondeur et exige une réaction totale, N. trouve toujours dans sa musique intérieure la note juste. De même dans ses jugements sur les gens, et non pas seulement sous l’angle de la psychologie personnelle, mais aussi sous l’angle révolutionnaire. Le philistinisme, la vulgarité, la lâcheté n’échappent jamais à son regard, bien qu’elle soit extraordinairement indulgente à tous les petits travers humains.

Les gens délicats, même les gens tout à fait « simples » – et aussi les enfants – sentent instinctivement la musicalité et la profondeur de sa nature. Quant à ceux qui sont différents, ou passent condescendants auprès d’elle, sans remarquer les forces cachées en elle, on peut presque toujours dire avec certitude que ce sont des gens superficiels et triviaux.

…Fin de la Symphonie Héroïque (on n’en donnait que des fragments).

25 mars.

C’est seulement après ma note du 23 mars (sur N.) que je me suis aperçu que, dans les pages qui précèdent, j’ai tenu plutôt un carnet politique et littéraire qu’un journal personnel. Et pouvait-il, en fait, en être autrement ? La politique et la littérature constituent en somme le contenu de ma vie personnelle. Il suffit que je prenne la plume pour que mes idées s’agencent d’elles-mêmes en exposé public. On ne se refait pas, surtout à cinquante-cinq ans.

À propos, Lénine (répétant Tourguéniev) demandait un jour à Krjijanovsky : « Savez-vos quel est le plus grand vice ? » Krjijanovsky ne savait pas. – « c’est d’avoir plus de cinquante-cinq ans. » Lénine, quant à lui, ne vécut pas jusqu’à ce « vice ».

À *Blois (Loir-et-Cher), dans la circonscription de *Camille Chautemps, les élections ont donné à *Dorgères, le chef du *Front Paysan, 6 760 voix, au radical 4 848. Il y a ballottage. Chautemps avait eu, en mai 1932, 11 204 voix, et avait été élu au premier tour. Chiffres remarquablement symptomatiques ! Après le 6 février 1934, j’ai dit que commençait une période d’effondrement du radicalisme français, et avec lui de la Troisième République. Les paysans se détournent des bavards et dupeurs démocratiques. Un grand parti fasciste, à l’instar des nazis, n’est pas à attendre en France. Il suffit que les Dorgères sapent en différents endroits la « démocratie », – et l’on trouvera bien à Paris qui charger de la renverser.

Les élections municipales feront sans aucun doute apparaître la décadence du radicalisme. Une partie de ses électeurs ira à droite, une partie à gauche – aux socialistes. Ceux-ci perdront pas mal au profit des communistes : le bilan, pour ceux-ci, sera-t-il actif ou passif, c’est difficile de le prédire, mais en tout cas il est douteux que le changement soit très important. Les radicaux doivent perdre des masses. Les communistes auront sûrement des gains. Gagnera aussi la démagogie réactionnaire paysanne. Mais les chiffres des élections municipales ne reflètent que dans une mesure extrêmement affaiblie les processus plus profonds et plus dynamiques de la désaffection des masses petites-bourgeoises envers la démocratie. Un audacieux coup armé du fascisme peut révéler à quel point ce processus est déjà avancé, – il l’est en tout cas beaucoup plus qu’il ne semble aux encrassés de routine parlementaire.

Les « chefs » des partis et syndicats ouvriers ne voient rien, ne comprennent rien, ne sont capables de rien.

Quelle pitoyable, ignorante, poltronne confrérie !

Le 15 juin 1885, Engels écrivait aux vieux Becker :

Du hast ganz Recht, in Frankreich schleift sich der Radikalismus kolossal rasch ab. Es ist eigentlich nur noch einer zu verschleissen und das ist Clemenceau ; Wenn der drankommt, wird er einen ganzen Haufen Illusionen verlieren, vor allem die, man könne heutzutage eine bürgerliche republik in Frankreich regieren, ohne zu stehlen und stehlen zu lassen .

Et le vertueux *Temps continue d’être bouleversé de surprise à chaque nouveau scandale financier !

Marx et Engels s’attendirent longtemps que Clemenceau ne resterait pas sur le programme du radicalisme – il leur semblait trop critique et trop résolu pour cela – et qu’il deviendrait socialiste. Clemenceau, effectivement, ne s’est pas maintenu sur la position du radicalisme (créé tout spécialement pour des gens comme Herriot), mais il l’a quittée pour aller, non au socialisme, mais à la réaction – une réaction d’autant plus cynisme qu’elle ne se couvre d’aucune illusion, d’aucun mysticisme.

Le principal frein qui a empêché Clemenceau (de même que nombre d’autres intellectuels français) d’avancer au-delà du radicalisme, c’est le rationalisme. Le borné, le mesquin, le plat rationalisme a été impuissant même contre l’Église, mais en revanche il est devenu la solide armure de l’opposition obtuse à la dialectique communiste. J’ai déjà écrit dans le temps sur le rationalisme de Clemenceau, il faudra chercher cela.

Rakovsky était au fond mon dernier lien avec l’ancienne génération révolutionnaire. Après sa capitulation il n’est resté personne. Bien que ma correspondance avec Rak. eût cessé – pour des raisons de censure – à partir de mon exil, néanmoins la figure même de Rakovsky était restée un lien en quelque sorte symbolique avec les vieux compagnons de lutte. Maintenant il ne reste personne. Le besoin d’échanger des idées, de débattre ensemble des questions, ne trouve plus, depuis longtemps, de satisfaction. Il ne reste qu’à dialoguer avec les journaux, c’est-à-dire à travers les journaux avec les faits et les opinions.

Et pourtant, je crois que le travail que je fais en ce moment – malgré tout ce qu’il a d’extrêmement insuffisant et fragmentaire – est le travail le plus important de ma vie, plus important que 1917, plus important que l’époque de la guerre civile, etc.

Pour être clair, je dirai ceci. Si je n’avais pas été là en 1917, à Pétersbourg, la révolution d’Octobre se serait produite –conditionnée par la présence et la direction de Lénine. S’il n’y avait eu à Pétersbourg ni Lénine ni moi, il n’y aurait pas eu non plus de révolution d’Octobre : la direction du parti bolchevik l’aurait empêchée de s’accomplir (cela, pour moi, ne fait pas le moindre doute !). S’il n’y avait pas eu à Pétersbourg Lénine, il n’y a guère de chances que je fusse venu à bout de la résistance des hautes sphères bolchevistes. La lutte contre le « trostkysme » (c’est-à-dire contre la révolution prolétarienne) se serait ouverte dès mai 1917, et l’issue de la révolution aurait été un point d’interrogation. Mais, je le répète, Lénine présent, la révolution d’Octobre aurait de doute façon abouti à la victoire. On peut en dire autant, somme toute, de la guerre civile (bien que dans la première période, surtout au moment de la perte de Simbirsk et de doute, mais ce fut très certainement une disposition passagère, qu’il n’a même sûrement avouée à personne, sauf à moi . Ainsi je ne peux pas dire que mon travail ait été « irremplaçable », même en ce qui concerne la période 1917-1921. Tandis que ce que je fais maintenant est dans le plein mot « irremplaçable ». Il n’y a pas dans cette affirmation la moindre vanité. L’effondrement de deux Internationales a posé un problème qu’aucun des chefs de ces Internationales n’est le moins du monde apte à traiter. Les particularités de mon destin personnel m’ont placé face à ce problème, armé de pied en cap d’une sérieuse expérience. Munir d’une méthode révolutionnaire la nouvelle génération, par-dessus la tête des chefs de la Deuxième et de la Troisième Internationale, c’est une tâche qui n’a pas, hormis moi, d’homme capable de la remplir. Et je suis pleinement d’accord avec Lénine (ou plutôt avec Tourguéniev) que le plus grand vice est d’avoir plus de cinquante-cinq ans. Il me faut encore au moins quelque cinq ans de travail ininterrompu pour assurer la transmission de l’héritage.

26 mars.

*Spaak est devenu ministre en Belgique. Pitoyable sujet ! L’an dernier il est venu me voir à Paris « pour prendre conseil ». Nous avons parlé (à peu près deux heures) de la situation dans le parti belge. J’ai été frappé de ce qu’il peut être superficiel en politique. Ainsi, il n’avait jusqu’alors absolument pas songé au travail dans les syndicats. « Oui, oui, c’est très important ! », et de tirer son carnet et d’y prendre des notes. – Et c’est cela un chef révolutionnaire ? me disais-je. Au cours de la conversation Spaak « était d’accord » (et prenait des notes). Mais il y avait dans son accord une petite note qui éveillait le doute. Non qu’il ne me semblât pas sincère. Au contraire, il était venu avec les meilleures intentions : se renseigner et s’affermir avant la bataille. Mais, visiblement, mes formules l’effrayaient. « Ah, ainsi ? C’est beaucoup plus sérieux que je ne croyais… » La même note se faisait entendre dans toutes ses répliques, bien qu’en paroles il « fût d’accord ». Au total, il m’apparut un honnête « ami du peuple » issu d’un milieu bourgeois éclairé – pas davantage. Mais justement, honnête : la corruption qui régnait autour de Vandervelde-Anseele lui répugnait manifestement… Quelque temps après, je reçus de lui une lettre. Les syndicalistes exigeaient la suppression d’Action, menaçaient d’une scission dans le parti. Le Comité Central du parti se soumettait de bonne grâce à ce chantage. Spaak me demandait conseil : céder ou non ? Je lui répondis que céder serait un harakiri politique. (Déjà au cours de la conversation j’avais reproché à Spaak d’être trop accommodant, en particulier à cause de son attitude au congrès du parti en 1933 (?), où avait été prise la décision relative au « plan » – et Spaak, là aussi, avait été « d’accord »…) *Action fut sauvée : la droite, après la honteuse histoire de la banque coopérative, dut battre temporairement en retraite. Mais l’attitude de Spaak lui-même resta tout le temps oscillante, indécise, fausse… Et maintenant voilà ce héros « révolutionnaire » devenu ministre des transports dans un « ministère national ». Vilain petit bonhomme !

Qu’est-ce qui pour Spaak a été décisif : la peur que les masses aillent plus loin, ou une mesquine ambition personnelle (devenir « ministre ») ? C’est, après tout, à peu près indifférent, car ces deux mobiles se complètent souvent l’un l’autre !

27 mars.

En 1903, on monta à Paris, au bénéfice de l’Iskra, une représentation des « Bas-fonds » de Gorki. On songea à confier un rôle à N., sur mon initiative, je crois bien : il me semblait qu’elle jouerait bien, « sincèrement » son rôle. Mais cela n’aboutit pas, le rôle fut donné à une autre. J’en fus étonné et chagriné. Ce n’est que plus tard que je compris que dans nul domaine N. ne peut « jouer ». Partout et dans toutes les conditions – toute la vie –, dans toutes les circonstances (et nous n’en avons pas peu changé) elle est restée elle-même, sans permettre aux contingences d’influer sur sa vie intérieure…
Aujourd’hui nous sommes allés nous promener – nous sommes montés sur une hauteur. N. s’est trouvée fatiguée, et tout à coup s’est assise, pâle, sur des feuilles sèches (la terre est encore humide). Elle est encore très bonne marcheuse, elle ne se fatigue pas, et sa démarche est encore tout à fait jeune, comme toute son allure. Mais depuis ces derniers mois, le cœur se fait parfois sentir, – elle travaille trop, avec passion (comme pour tout ce qu’elle fait), et aujourd’hui, c’est cela qui s’est fait sentir quand la montée est devenue trop rude. N. s’est assise tout d’un coup, il était visible qu’elle ne pouvait plus aller plus loin, et elle avait un sourire qui demandait pardon. Comme j’ai regretté la jeunesse, sa jeunesse… De l’Opéra de paris, la nuit, nous courions, nous tenant par la main, chez nous, 46 *rue Gassendi, au pas de gymnastique… C’était en 1903… Nous avions quarante-six ans à nous deux. – N. était, ma fois, la plus infatigable. – Une fois, nous nous promenions, tout un groupe, quelque part dans la banlieue de Paris, nous arrivâmes à un pont. Il y avait une rampe de ciment qui descendait en pente raide d’une grande hauteur. Deux petits gamins étaient passés sur cette rampe par-dessus le parapet du pont, et regardaient d’en haut les passants. N., tout à coup, se mit à grimper vers eux sur la rampe raide et glissante. J’étais pétrifié. Il me semblait qu’il était impossible de grimper là-haut. Mais elle allait, sur ses hauts talons, de sa démarche harmonieuse, souriant aux deux gamins. Ceux-ci l’attendaient avec intérêt. Nous nous étions tous arrêtés anxieux. Sans nous regarder, N. alla jusqu’en haut, dit quelques mots aux enfants, puis redescendit de la même façon, sans avoir l’air de faire un effort de trop ni un mouvement mal assuré… C’était le printemps, et le soleil brillait tout aussi clair qu’aujourd’hui, quand N. s’est soudainement assise dans l’herbe…

« Dagegen ist nun einmal kein Kraut gewachsen », écrivait Engels à propos de la vieillesse et de la mort. Sur cet arc de cercle inexorable qui va de la naissance à la tombe, sont disposés tous les événements et toutes les expériences de la vie. C’est cet arc qui constitue la vie. Sans cet arc il n’y aurait pas de vieillesse, mais pas de jeunesse non plus. La vieillesse est « nécessaire » parce qu’en elle est l’expérience et la sagesse. La jeunesse, à tout prendre, si elle est si belle, c’est parce qu’il y a la vieillesse et la mort.

Peut-être toutes ces pensées viennent-elles de ce que la T.S.F. émet la Götterdämmerung de Wagner.

29 mars.

Il faudra que je raconte comment la Guépéou volait des documents dans mes archives. Mais cela ne presse pas…
Aujourd’hui dans *le Petit Dauphinois, il y a une remarquable correspondance de *Bruxelles, à vrai dire une interview légèrement voilée avec *de Man. Le *Petit D. est un journal réactionnaire, mais pour le moment pas encore fasciste. Ses sympathies pour *de Man sont sans limites, du moins les sympathies de son correspondant à Bruxelles. On apprend, en tout cas, que le plan de de Man s’appuie sur deux piliers : le pape de Rome et le roi des Belges. Dans l’Encyclique pontificale Quadragesimo Anno, il est dit que les maîtres de l’argent peuvent à leur gré empêcher les hommes de respirer. C’est de là que, d’accord avec de man, part *Van Zeeland, le premier ministre. Plus exactement : de man veut que van Zeeland prenne pour point de départ cette Encyclique. Le feu roi, comme il apparaît, considérait le « plan » avec sympathie : quant au nouveau roi Léopold, il *« étudiait chaque jour, avec le même intérêt, les travaux d’Henri de Man avant que celui-ci devienne son ministre ». Tout cela a été raconté au correspondant par de Man lui-même.

Pour ce qui est du plan en soi : Premièrement « l’État doit s’affranchir de la tutelle des banques et prendre lui-même en main les leviers de commande ». Deuxièmement : des corporations *à la Mussolini pour la gestion des affaires, le parlementarisme pour la direction des hommes. Il est visible que cela est écrit sous la dictée de de Man : un journaliste n’invente pas pareilles formules !

Gestion des affaires et direction des hommes – c’est un plagiat d’Engels : le dépérissement de l’État, d’après Engels, consistera en la substitution progressive, au gouvernement des hommes, de la gestion des choses. Mais comment on peut simultanément instaurer deux régimes, le corporatif et le parlementaire – cela dépasse l’entendement. De quelle manière de man se propose-t-il de séparer les hommes des choses, c’est-à-dire les propriétaires de la propriété ? Car c’est à cela que se ramène toute la question ? D’expropriation révolutionnaire, de man, bien entendu, n’en veut pas, – et il n’est pas d’Encyclique qui puisse inciter les possédants les plus pieux à offrir les banques et les trusts à la gestion d’impuissantes « corporations »…
Toute cette entreprise – moitié aventure, moitié complot contre le peuple – se terminera par un krach lamentable, d’où de Man et Spaak sortiront conspués. Les banques, sauvées par eux par le moyen de la dévaluation, montreront aux novateurs comme on « affranchit » l’État de leur tutelle !

Dans les pourparlers diplomatiques de Moscou (visite d’Eden et d’autres) se décide, parmi beaucoup d’autres choses, le destin du Komintern. Si l’Angleterre adhère à l’idée du pacte (sans l’Allemagne), le Congrès du Komintern, promis pour la première moitié de cette année, n’aura naturellement pas lieu. Si l’Angleterre et la France s’entendent avec l’Allemagne (sans l’U.R.S.S.), le Congrès sera probablement réuni. Mais ce congrès de banqueroutiers est incapable de rien donner au prolétariat !

*Claude Farrère, dont j’ai parlé l’autre jour, est élu à l’Académie. Quel dégoûtant ramassis de vieux bouffons !

Barthou, qui, en tant que mauvais écrivain était aussi académicien, à une enquête demandant « que désireriez-vous pour vous-même », répondait : « Je n’ai rien à désirer ; dans ma jeunesse, j’ai rêvé d’une carrière de ministre et d’académicien, et dans mon âge mûr, je suis devenu l’un et l’autre ! » Il n’est pas possible de se caractériser soi-même plus sarcastiquement !

30 mars.

[Coupure de journal russe de l’émigration (ancienne orthographe) collée dans le manuscrit]

La tourbe puante des trotskystes, des zinoviévistes [souligné à la main], les anciens princes, comtes, gendarmes, toute cette lie qui agit de concert, essaie de saper les murs de notre État.

C’est, bien entendu, extrait de la Pravda. Ni les cadets, ni les menchéviks, ni les S.R. ne sont mentionnés : seuls agissent « de concert » Les trotskystes et les princes ! Il y a dans cette déclaration quelque chose d’impénétrablement stupide, et dans cette stupidité quelque chose de fatal. Ainsi ne peut dégénérer et s’abêtir qu’une clique historiquement condamnée !

En même temps le caractère provocateur de cette stupidité atteste deux contingences liées entre elles : 1° quelque chose chez eux n’est pas en ordre, est même en grand désordre : le « désordre » est installé quelque part profondément à l’intérieur de la bureaucratie elle-même, plus exactement même à l’intérieur des hautes sphères dirigeantes ; l’amalgame de la tourbe et de la lie est dirigé contre quelque tiers, qui ne ressortit ni aux trotskystes ni aux princes ; selon toute apparence contre les tendances « libérales » au sein de la bureaucratie dirigeante ; 2° il se prépare quelque nouvelle action concrète contre les « trotskystes » comme prélude à un coup porté à quelques ennemis plus proches et intimes du bonapartisme stalinien. On pourrait supposer qu’il se prépare quelque nouveau *coup d’État, dont le but serait la consolidation juridique du pouvoir personnel. Mais en quoi ce *coup d’État pourrait-il consister ? La couronne, peut-être ? Ou le titre de vojd [« chef »] à vie ? Mais cela rappellerait trop le Fürher. Les problèmes de « technique » du bonapartisme doivent, apparemment, soulever des difficultés politiques croissantes. On est en pleine préparation de je ne sais quelle nouvelle étape, par rapport à laquelle le meurtre de Kirov n’a été qu’un sinistre présage.

31 mars.

Drôle d’histoire !… L’historien soviétique V. I. Nevsky n’est ni pire ni meilleur que beaucoup d’autres historiens soviétiques : désordonné, négligent, dogmatique, mais avec une certaine dose de naïveté qui, tranchant sur le fond général des falsifications « à bon escient », a par moments l’allure de la bonne foi. Nevsky n’appartient à aucune opposition. Il n’en est pas moins soumis à une persécution systématique. Pourquoi ? Voici une des explications. Dans son « Histoire du Parti Ouvrier et Paysan » parue en 1924 (dans la bibliographie), Nevsky note :

« Les ouvrages du genre de la brochure de Konst. [sic] Molotov “A propos de l’histoire du Parti” non seulement n’apportent à vrai dire rien, mas sont véritablement nuisibles, tant les erreurs y sont légion : rien que les trente-neuf pages de cet opuscule, nous avons comté 19 erreurs !… » En 1924 Nevsky ne pouvait pas savoir que l’étoile de Molotov monterait aussi haut, et que mes dix-neuf erreurs » de sa brochure n’empêcheraient pas l’auteur de devenir président du Conseil des commissaires du peuple. C’est Molotov qui a organisé, évidemment, par le canal du Bureau d’Organisation, où il fut un temps (il y a déjà longtemps !) le maître, la curée contre ce pauvre diable de Nevsky… Mais les temps sont changeants : l’étoile de Molotov a pâli, et – qui sait – le jugement de Nevsky sur l’arrogance crasse du président du Conseil des commissaires du peuple pourra encore servir à la plus grande gloire du malencontreux historien. En vérité, drôle d’histoire !

2 avril.

Les négociations d’Eden à Moscou se sont terminées par un communiqué diplomatique assez grandiloquent, où est insérée l’obligation mutuelle de ne pas porter atteinte aux intérêts et au bien-être de l’autre partie. Sur le chemin de Varsovie, Eden a eu le manque de délicatesse de souligner que ce n’est pas là seulement une obligation de la Grande-Bretagne envers l’U.R.S.S., mais aussi une obligation de l’U.R.S.S. envers la Grande-Bretagne. Il s’agit de la Chine et de l’Inde, du Komintern, de la Chine « Soviétique ». Quelles obligations à cet égard assume Moscou ? IL sera possible de contrôler ce que sont les obligations du Kremlin d’près ce qu’il adviendra de la convocation du Congrès du Komintern à Moscou. Un Congrès sans les Chinois, les Indiens et les Anglais est impossible. Mais est-il possible avec les Chinois, les Indiens et les Anglais après les négociations de Moscou ?

À tout prendre, si Staline s’était engagé à liquider en catimini le Komintern, ce serait pour la cause de la révolution socialiste un énorme avantage. Mais un engagement de cette sorte serait en même temps l’infaillible preuve que la démocratie soviétique a rompu une fois pour toutes avec le prolétariat mondial.

Une nouvelle période de mauvaise santé s’est ouverte pour moi hier. Faiblesse, état légèrement fiévreux, extraordinaire bourdonnement d’oreilles. La dernière fois que je me suis trouvé en pareil état, H.M. était chez le préfet local. Celui-ci demandait de mes nouvelles et, apprenant que j’étais malade, il s’écria avec une inquiétude non feinte : « C’est extrêmement désagréable, extrêmement désagréable… S’il vient à mourir ici, voyons, nous ne pourrons pas l’enterrer sous un nom d’emprunt !… » A chacun ses soucis !

Je viens de recevoir une lettre de Paris. Al[exandra] Lvovna Sokolovskaïa, ma première femme, qui vivait à Léningrad avec ses petits-fils, a été déportée en Sibérie. Une carte postale a déjà été reçue d’elle à l’étranger, de Tobolsk, où elle était en route pour une région plus reculée de la Sibérie. De mon fils cadet Sérioja, professeur à l’institut technologique, il n’arrive plus de lettres. Dans la dernière, il écrivait que je ne sais quels bruits alarmants couraient dans son entourage. Apparemment, lui aussi a été déporté de Moscou. – Je ne crois pas qu’A. Lvovna ait eu dans les dernières années une quelconque activité politique : l’âge, et trois enfants sur les bras. Dans la Pravda, il y a quelques semaines, dans un article consacré à la lutte contre les « déchets » et la « tourbe », était aussi mentionné – dans l’habituel style de ces voyous – le nom d’A.L., mais tout juste en passant, et pour lui imputer une influence nuisible – en 1931 ! – sur un groupe d’étudiants, de l’Institut forestier, je crois. La Pravda n’avait pas pu découvrir de crimes plus récents. Mais la seule mention du nom signifiait sans erreur possible qu’il fallait s’attendre à un coup de ce côté-là.

Platon Volkov, le mari de la pauvre Zinouchka, a été de nouveau arrêté en déportation et expédié plus loin. Sèvouchka (mon petit-fils), le petit garçon de Platon et de Zina ; âgé de huit ans, vient dernièrement d’arriver de Vienne à Paris. Il se trouvait avec sa mère à Berlin dans les derniers jours qu’elle a vécus Elle se suicida alors que Sèva se trouvait à l’école : il fut confié pendant quelque temps à mon fils aîné l’Allemagne quand devint évidente l’imminence du régime fasciste. Sèvouchka fut emmené à Vienne, pour éviter un changement superflu de langue. Là de vieux amis à nous le firent entrée à l’école. Après notre passage en France et le commencement des secousses contre-révolutionnaires en Autriche, nous décidâmes de faire passer le petit à Paris, chez mon fils aîné et ma belle-fille. Mais on s’obstinait à ne pas donne de visa à Sèvouchka, bambin de sept ans. De longs mois passèrent en inquiétudes. C’est récemment seulement qu’on a réussi à le faire venir. Durant son séjour à Vienne, Sèvouchka a totalement oublié le russe et le français. Et comme il parlait bien russe, avec l’accent chantant de Moscou, quand il était venu, bambin de cinq ans, pour la première fois chez nous, avec sa maman, à Prinkipo ! Là, au jardin d’enfants, il avait très vite appris le français, et en partie le turc. A Berlin, il était passé à l’Allemand, à vienne il est devenu tout à fait allemand, – et maintenant, à son école parisienne, il revient de nouveau au français. Il sait que sa mère est morte, et de temps en temps, il demande des nouvelles de « Platocha » (son père), qui est devenu pour lui un mythe.

Mon fils cadet, Sérioja, à la différence de l’aîné, et en partie par opposition directe contre lui, avait tourné le dos à la politique dès l’âge de douze ans : il avait tourné le dos à la politique dès l’âge de douze ans : il s’occupait de gymnastique, se passionnait pour le cirque, voulut même devenir artiste de cirque, puis s’intéressa aux disciplines techniques, travailla beaucoup, devint professeur, écrivit récemment, en collaboration avec deux autres ingénieurs, un ouvrage sur les moteurs. S’il est vrai qu’il a été déporté, c’est exclusivement pour des motifs de vengeance personnelle : il ne pouvait pas y avoir de raisons politiques.

Une illustration des conditions d’existence à Moscou : Sérioja s’était marié jeune ; ils vécurent, sa femme et lui, plusieurs années dans une chambre qui leur était restée de notre dernier appartement, après notre déménagement du Kremlin. Il y a un an et demi que Sérioja s’est séparé de sa femme, mais faute de logement libre, ils ont continué d’habiter ensemble jusqu’aux derniers jours… Il est probable que la Guépéou a consommé leur divorce en les déportant chacun de leur côté… Peut-être Lélia aussi a-t-elle été déportée ? Ce n’est pas impossible !

3 avril.

J’ai manifestement sous-estimé le sens pratique immédiat de la déclaration sur la tourbe des « trotskystes » (voir au 30 mars) : la pointe de l’« action » est dirigée cette fois-ci contre des gens qui me sont personnellement proches. Quand hier soir j’ai montré à N. la lettre de mon fils aîné, de Paris, elle dit : « Ils ne vont en aucun cas le déporter, ils vont le torturer pour en tirer quelque chose, et ensuite ils le supprimeront… »

Visiblement la déportation de 1 074 personnes est la prémisse délibérée d’une nouvelle action contre l’opposition . « Les comtes, les gendarmes, les princes » constituent la première moitié de l’amalgame, sa base. Mais le mieux est de donner un extrait plus complet de la Pravda.

[Coupure de journal ruse émigré (orthographe ancienne) collée dans le carnet, reproduisant avec référence la Pravda du 25 mars.]

Contre les menées des ennemis il faut prendre des mesures pleinement réelles. Par suite de l’indolence, de la crédulité, par suite de l’indulgence opportuniste envers les éléments anti-parti et les ennemis, qui agissent sur les instruments des services d’espionnage étrangers [souligné par Trotsky], ils réussissent quelquefois à s’insinuer dans notre appareil.

[Autre coupure :]

La tourbe des zinoviévistes, des trotskystes, des anciens princes, comtes, gendarmes, toute cette lie, agissant de concert [souligné par Trotsky], s’efforce de saper les murs de notre État.

[Autre coupure, biffée à grands traits diagonaux.]

Les mises à nu, ces derniers temps, d’éléments anti-parti, le récent communiqué du commissariat du peuple à l’Intérieur sur l’arrestation, la déportation et le châtiment d’anciens dignitaires tsaristes à Léningrad, montrent qu’il y a encore une racaille politique et criminelle qui s’insinue dans toutes les fentes.

On a jugé récemment à Moscou l’affairiste Chapochnik, qui allait de ville en ville et partout se donnait pour ingénieur. Des nigauds lui donnaient du travail, lui confiaient le bien de l’État, et il a fallu pas mal de temps pour qu’il soit démasqué et emprisonné. Ou encore un autre affairiste et ennemi, Krasovsky, alias Zagorodni, se donnait pour membre suppléant du Comité Central Exécutif. Des benêts le crurent sur parole, il s’introduisit dans une commission électorale et y commit un crime. Dans la région de Saratov un espion [Souligné par Tr.] se servant de faux ridicules, parvint jusqu’à un poste de responsabilité, et ce n’est qu’au bout d’un certain temps qu’il fut pris et fusillé.
(Pravda, 25 mars.)

À qui s’applique la phrase qui parle de « services d’espionnage étrangers » ? Aux princes ou au trotskystes ? La Pravda ajoute qu’ils agissent « de concert ». Le sens de l’amalgame est en tout cas de donner à la Guépéou la possibilité de poursuivre les « trotskystes » et les « Zinoviévistes » comme des agents des officines étrangères. C’est parfaitement évident.

Voici le communiqué initial au sujet des 1 074 :

[Coupure de journal collée, de la même origine.]

Au cours des derniers jours ont été arrêtés à Léningrad et déportés dans les régions orientales de l’U.R.S.S., pour infractions aux règlements d’habitation et à la loi sur le système des passeports, un certain nombre de citoyens de l’ancienne aristocratie, de dignitaires du tsar, de gros capitalistes, propriétaires fonciers, gendarmes, policiers et autres. Parmi eux : anciens princes – 41 ; anciens comtes – 33 ; anciens barons – 76 ; anciens gros fabricants – 35 ; anciens gros propriétaires fonciers – 68 ; anciens gros négociants – 19 ; anciens hauts fonctionnaires tsariens des ministères tsariens – 142 ; anciens généraux et officiers supérieurs de l’armée du tsar et de l’armée blanche – 547 ; anciens hauts fonctionnaires de la gendarmerie, de la police et de l’Okhrana – 113.

[En marge de la coupure, devant une accolade : « 1 074 »]

Ici il n’est pas encore question des trotskystes, l’accusation d’activités au profit d’États étrangers n’est pas encore portée que contre les anciens « princes et gendarmes ». C’est seulement cinq jours après que la Pravda nous fait savoir que les Trotskystes et les zinoviévistes agissaient avec eux « de concert » ! tel est le grossier mécanisme de l’amalgame.

Avec quelle intuition et quelle pénétration N. imaginait Sérioja en prison : il doit doublement souffrir, car ses intérêts sont absolument en dehors de la politique, et on peut vraiment dire [selon un dicton russe] qu’il a mal aux cheveux de la bombe des autres. N. S’est même souvenue de Barytchkine : « C’est sur lui qu’il va se venger maintenant ! » Barytchkine est un ancien ouvrier de Mytichtché (non loin de Moscou) tombé au dernier degré de la dépravation et de la bassesse dans la Guépéou. C’est, à ce qu’il me semble, en 1924 qu’il fut pris dans une affaire de dilapidation et que Yagoda « le sauva » et en fit ainsi son esclave. Ce Barytchkine, à un certain moment, m’accompagnait souvent à la chasse ou à la pêche, et me frappait par un mélange d’esprit révolutionnaire, de clownerie et de servilité. Plus il allait, plus il me devenait antipathique, et je me défis de lui. Il se plaignait d’un ton pleurard à N.I. Mouralov : « L.D. ne m’emmène plus à la chasse… » C’est après cela que, comme je l’ai dit, il fut pris dans une affaire de dilapidation, et, en coupable pardonné, manifesta dès lors une haine ostentatoire de l’opposition, afin de justifier la confiance de ses chefs.

Quand on m’expulsa de Moscou, il entra d’un air arrogant dans l’appartement, sans même se découvrir ; – « Pourquoi gardez-vous votre chapeau ? » Lui dis-je. Il sortit sans un mot, de l’air d’un chien battu. A la gare, quand les « guépéoury » me portaient à bras, Liova criait : regardez, travailleurs, comment on traite Trotsky ! » – Barytchkine bondit sur lui et lui mit la main sur la bouche. Sérioja frappa violemment Barytchkine au visage. Celui-ci sauta de côté en grognant, mais ne fit pas d’histoire… Voilà le motif pour lequel N. a dit : « Il va maintenant faire payer cela à Sérioja… »

4 avril.

Toutes les « misères » courantes de la vie personnelle sont passées au second plan derrière notre anxiété pour Sérioja, A.L. et les enfants. Hier j’ai dit à N. : « Maintenant notre vie, jusqu’au moment où nous avons reçu la dernière lettre de Liova, paraît presque belle, sans soucis… » N. se tient avec beaucoup de courage, pour moi, mais elle éprouve tout cela incomparablement plus profondément que moi.
Dans la politique de répression de Staline, le mobile de vengeance personnelle a toujours été un facteur d’importance. Kamenev me racontait qu’eux trois – Staline, Kamenev, Dzerjinski – à Zoubalovo, en 1923 (ou 1924 ?) passèrent une journée en conversations « intimes » devant un verre de vin (liés qu’il étaient par la lutte qu’ils avaient ouverte contre moi). Après la boisson, sur le balcon, ils se mirent à parler sentiment : les goûts et les penchants personnels, quelque chose comme cela. Staline déclara : « La meilleure des voluptés, c’est de viser son ennemi, de se préparer, de se venger comme il faut, et puis d’aller dormir. »

Son besoin de vengeance contre moi n’est absolument pas satisfait : il a porté des coups, en quelque sorte, physiques, mais moralement il n’est arrivé à rien : ni renonciation au travail, ni « repentir », ni isolement ; au contraire, un nouvel élan historique est pris, qu’il n’est plus possible d’arrêter. Voilà une source d’extraordinaires appréhensions pour Staline : ce sauvage a peur des idées, connaissant leur force explosive et sachant sa g-faiblesse devant elles. Il est assez intelligent, en même temps, pour comprendre qu’en ce moment, je ne changerais pas ma place pour la sienne : d’où cette psychologie d’homme piqué à vif. Mais si la b-vengeance n’a pas réussi sur un plan plus haut, et ne peut manifestement plus réussir, il reste à chercher des compensations en frappant de mesures policières les personnes qui me sont proches. Il va de soi que Staline n’hésiterait pas une minute devant l’organisation d’un attentat contre moi, mais il a peur des conséquences politiques : l’accusation tomberait inévitablement sur lui. Frapper mes proches en Russie, cela ne peut pas lui donner la « satisfaction » indispensable, et en même temps cela présente de sérieux inconvénients politiques. Déclarer que Sérioja travaillait « sur les indications de services d’espionnage étrangers » ? C’est trop grotesque, cela révèle par trop crûment le mobile de vengeance personnelle, c’est trop fortement compromettre Staline personnellement.

[Coupure collée extraite d’un journal français]

*L’U.R.S.S. se serait engagée à mettre fin à la propagande communiste en Grande-Bretagne et dans les dominions.

Londres, 3 avril. – Au cours de ses récents entretiens avec M. Eden, M. Litvinoff, commissaire soviétique aux affaires étrangères, aurait informé le lord du Sceau privé de la décision du gouvernement de Moscou, de mettre un terme à la propagande communiste en Grande-Bretagne et dans les dominions.

Il semble que les fonds, destinés à cette propagande, aient été progressivement supprimés au cours de ces derniers mois.

Cela ressemble beaucoup à la vérité. Litvinov – il faut lui rendre cette justice – considérait depuis longtemps déjà le Komintern comme une institution non rentable et nuisible. Au fond de son cœur, Staline était d’accord avec lui. Le détail relatif à la réduction progressive des subsides de mois en mois est très significatif : le Kremlin a fixé pour chaque parti une période déterminée « de liquidation ». Bien entendu, les sections du Komintern ne disparaitront pas, même après cette période, mais elles se contracteront fortement et accommoderont leur train de vie à un nouveau budget. Il faut, simultanément, s’attendre à des regroupements de personnes, à des départs, à des désertions et à des dénonciations. Un nombre considérable de « chefs », journalistes, propagandistes, du Komintern représente un pur type de *fromagiste, de parasite : pas de traitement, pas de fidélité.
Le virage à droite en politique extérieure et intérieure amène Staline à porter des coups de toutes ses forces à gauche : c’est une assurance contre l’opposition. Mais une assurance absolument précaire. La transformation de tout système de vie sociale en U.R.S.S. doit inévitablement provoquer une nouvelle et violente convulsion politique.
Difficile en ce moment de travailler à mon livre sur Lénine : les idées ne veulent absolument pas se concentrer sur 1893 ! Le temps a brusquement changé ces derniers jours. Bien que les jardins soient en fleur, la neige tombe aujourd’hui depuis le matin, elle a tout couvert d’un manteau blanc, puis elle a fondu, maintenant elle tombe de nouveau, mais fond encore aussitôt. Le ciel est gris, des brouillards glissent de la montagne dans la vallée, dans la maison il fait froid et humide. N. vaque à son ménage avec un lourd poids sur le cœur…
La vie n’est pas une chose facile… On ne peut pas la vivre sans tomber dans la prostration ou le cynisme, si l’on n’a pas au-dessus de soi une grande idée, qui vous soulève au-dessus de la misère personnelle, au-dessus de la faiblesse et de toutes les félonies et imbécillités…
J’ai lu hier le roman de *Victor Margueritte, « Le compagnon ». Écrivain tout à fait faible : dans sa prose banale on ne sent en rien la grande école du roman français. La tendance radicale est superficielle et sentimentale. Ce radicalisme – à base de féminisme – n’avait peut-être pas mauvaise allure à l’époque de Louis-Philippe. Aujourd’hui il paraît on ne peut plus éventé. Quant à l’érotisme du roman, il a un relent de procès-verbal de police.

5 avril.

Tout de même, le roman de Mar[gueritte] jette une lumière sur les rapports personnels et familiaux dans certains milieux, et non des pires, de la bourgeoisie française. Le « héros » du roman est un socialiste. L’auteur reproche à son héros son attitude « bourgeoise » envers la femme, il serait plus juste de dire son attitude de maître envers une esclave. La polémique ouverte dans le *Populaire, sur le point de savoir s’il faut ou non donner le droit de vote aux femmes, montre effectivement que même dans les rangs des socialistes règne cette ignoble attitude esclavagiste à l’égard de la femme, qui imprègne la législation de Mar[gueritte] ne vont pas, en fait, au-delà du droit de la femme à avoir son propre carnet de chèques. S’il y a, dans notre inculture russe, beaucoup de barbarie, et même de zoologie, il y a aussi dans les vieilles cultures bourgeoises d’effrayantes couches de petitesse d’esprit pétrifiée, de cruauté cristallisée, de cynisme repoli… Quels formidables bouleversements, quelles transformations, que d’efforts il faudra encore pour que l’homme moyen, en tant qu’individu, s’élève à un plus haut niveau !

Toujours le même temps : une sale pluie froide tombe du ciel. Les jardins sont en fleur. La récolte de fruits souffrira beaucoup cette année.

Nous ne recevons rien par la poste ici. Le gros courrier est apporté par occasions de Paris (à peu près deux fois par mois) ; les lettres tout à fait pressées vont par une adresse intermédiaire et arrivent avec quelque retard. En ce moment, nous attendons des nouvelles de Sérioja – N. Surtout attend, sa vie intérieur se passe dans cette attente. Mais recevoir des renseignements sûrs n’est pas chose simple. La correspondance avec Sérioja, même en des temps plus favorables, était une loterie. Je ne lui écrivais pas du tout, pour ne donner aux pouvoirs aucun motif de s’en prendre à lui. Seule N. écrivait, et en parlant uniquement d’affaires personnelles. Sérioja répondait de la même façon. Il y avait même des périodes pendant lesquelles les lettres cessaient complètement de venir. Puis brusquement, une carte postale arrivait à passer, et la correspondance recommençait pour un certain temps. Après les derniers événements (le meurtre de Kirov et la suite), la censure de la correspondance avec l’étranger a dû devenir encore plus féroce. Si Sérioja est en prison, on ne lui permet évidemment pas d’écrire à l’étranger. S’il est déjà en déportation, alors la situation est un peu plus favorable, cependant tout dépend des conditions concrètes. Durant les quelques derniers mois de leur déportation, les Rakovsky étaient totalement isolés du monde extérieur : pas une seule lettre, même de leurs proches parents, ne leur parvenait. Sur l’arrestation de Sérioja, quelqu’un de nos proches pourrait écrire. Mais qui ? Il n’est apparemment resté personne… Et s’il est resté quelqu’un de ceux qui sont amicalement disposés, il ne connaît pas notre adresse.

La pluie a cessé. Nous nous sommes promenés avec N. de seize à dix-sept heures. Un temps calme et relativement doux, un ciel couvert, sur les montagnes un rideau de brouillard, des odeurs de fumier et d’engrais dans l’air. « Mars avait l’air d’avril est devenu mars » – Ce sont les mots de N. ; moi, je passe, je ne sais comment, à côté de telles observations si N. n’attire pas mon attention. Sa voix m’a frappé au cœur. Elle a une voix de poitrine, légèrement rauque. Dans la souffrance sa voix s’en va plus profond encore, et on connais cette voix de tendresse et de souffrance ! N. a reparlé (après une longue interruption) de Sérioja. « Qu’est ce qu’ils peuvent exiger de lui ? Qu’il se repente ? Mais il n’a pas de quoi se repentir. Qu’il “renie” son père ?… Dans quel sens ? Mais justement parce qu’il n’a pas de quoi se repentir, il n’a pas non plus d’issue. Jusqu’à quand vont-ils le détenir ?
N. s’est souvenue qu’après une séance du Politburo (c’était en 1926) il y avait en visite chez nous plusieurs de nos amis d’alors qui attendaient les résultats. Je rentrai avec Piatakov (comme membre du Comité Central, Piatakov avait le droit d’assister aux séances du Politburo). Piatakov, très ému, raconta la marche des « événements ». J’avais dit à la séance que Staline avait décidément posé sa candidature au rôle de fossoyeur du parti et de la révolution… Staline, en signe de protestation, avait quitté la réunion. Quat à moi, sur la proposition de Rykov et Roudzoutak désemparés, on m’avait décerné un « blâme ». Racontant cela, Piatakov se tourna vers moi et dit avec force : « Il ne vous pardonnera jamais cela, ni à vous, ni à vos enfants et à vos petits-enfants. » A l’époque – rappelle N. – ces mots sur les enfants et petits-enfants semblaient lointains, plutôt une manière de parler ; mais voici que les choses en sont venues à mes enfants et même à mes petits-enfants : ils ont été arrachés à A.L., que va-t-il advenir d’eux ? Et l’aîné, Liovouchka, a déjà quinze ans… p. 101
Nous avons parlé de Sérioja. A Prinkipo, on avait discuté la question de son passage à l’étranger. Mais où et comment ? Liova a la politique dans le sang, et cela justifiait son émigration. Mais Sérioja est attaché à la technique, à son Institut. A Prinkipo, il n’aurait fait que languir. Et puis il était difficile de pénètre l’avenir : quand viendrait le revirement ? Dans que sens ? Et si quelque chose m’arrivait à l’étranger ?… Il était effrayant s’arracher Sérioja à « ses racines ». On avait fait venir Zinouchka à l’oranger, pour qu’île se soignât – et cela devait se terminer tragiquement.

N. souffre à la pensée de la peine que doit endurer Sérioja en prison (s’il est en prison), – ne doit-il pas penser que nous l’avons oublié, que nous l’avons livré à son destin. S’il est en camp de concentration, que peut-il espérer ? Il ne peut pas se conduire mieux qu’il ne se conduisait comme jeune professeur dans son Institut…

« Peut-être l’avaient-ils p. 102

Nous avons parlé de Sérioja. A Prinkipo, on avait discuté la question de son passage à l’étranger. Mais où et comment ? Liova a la politique dans le sang, et cela justifiait son émigration. Mais Sérioja est attaché à la technique, à son Institut. A Prinkipo, il n’aurait fait que languir. Et puis il était difficile de pénètre l’avenir : quand viendrait le revirement ? Dans que sens ? Et si quelque chose m’arrivait à l’étranger ?… Il était effrayant s’arracher Sérioja à « ses racines ». On avait fait venir Zinouchka à l’oranger, pour qu’île se soignât – et cela devait se terminer tragiquement.
N. souffre à la pensée de la peine que doit endurer Sérioja en prison (s’il est en prison), – ne doit-il pas penser que nous l’avons oublié, que nous l’avons livré à son destin. S’il est en camp de concentration, que peut-il espérer ? Il ne peut pas se conduire mieux qu’il ne se conduisait comme jeune professeur dans son Institut…
« Peut-être l’avaient-ils simplement oublié dans les dernières, et se sont-ils souvenus maintenant, tout d’un coup, qu’ils détenaient ce gage, et ont-ils décidé de s’en servir pour fabriquer une nouvelle grosse affaire… » C’est encore une pensée de Natacha. Elle m’a demandé si je croyais que Staline soit au courant. J’ai répondu que des « affaires » comme cela ne lui échappent jamais, – aussi bien les affaires de ce genre-là sont-elles proprement sa spécialité.
Ces deux derniers jours, N. avait plus pensé à A.L. qu’à Sérioja. Peut-être, après tout, rien n’es-il arrivé à Sérioja, tandis que A.L., à soixante ans, a été expédié quelque part dans l’Extrême-Nord.
La nature humaine, sa profondeur, sa force, sont déterminées par ses réserves morales. Les hommes se révèlent à fond quand ils sont jetés hors des conditions naturelles de leur vie, car c’est justement alors qu’il leur faut recourir à ces réserves. N. et moi sommes liés depuis déjà près de trente-trois ans (un tiers de siècle !), et je suis toujours frappé, dans les heures tragiques, des réserves de sa nature… Est-ce parce que mes forces sont sur le déclin, ou pour quelque autre raison, je voudrais fixer, au moins partiellement, le portrait de N. sur le papier.
Je viens de terminer le roman de *Léon Frapié, « La Maternelle », édition populaire à deux francs. Je ne connais pas du tout cet auteur. En tout cas il montre avec beaucoup de courage l’arrière-cour, le plus sombre coin de l’arrière-cour de la civilisation française, de Paris. Les cruautés et les bassesses de la vie frappent plus lourdement que quiconque les enfants, les tout petits. Frapié s’est donné pour tâche de regarder la civilisation actuelle avec les yeux épouvantés des enfants affamés, maltraités, tarés de vices héréditaires. Le récit n’est pas soutenu au sens artistique, il a des défaillances et des trous, les raisonnements de l’héroïne sont par instants naïfs et même maniérés, – mais l’impression nécessaire est obtenue par l’auteur. L’issue, il ne la connaît pas et ne semble pas la chercher. Le livre respire le désespoir. Mais ce désespoir est immensément supérieur au prêche vaniteux et bon marché de Victor Margueritte.

Voici la *manchette de *l’Humanité du 4 avril :

[Coupure de journal collée]

« Le gouvernement doit interdire la mobilisation rouge du 7 avril. » (Ami du Peuple, 1er avril.)

Le lendemain, le ministre RADICAL Régnier obéit.

« Notre protestation a été entendue. » (Ami du Peuple, 3 avril.)

Conclusion : LE GOUVERNEMENT EST AUX ORDRES DES FASCISTES !

[Écrit à la main, puis biffé : *ALORS ?]

*Mais ce n’est pas leur derrière « conclusion » : ils en ont encore une autre : « Exigeons plus que jamais la dissolution et le désarmement des Ligues fascistes… » par le gouvernement qui est aux ordres des fascistes ! Ces gens-là, personne ne les sauvera !

7 avril.

[En marge du manuscrit, trois coupures
de journaux français ; première coupure](13)

*M. HENRI DORGÈRES SE DÉFEND D’AVOIR, DANS SES PROPOS TENUS EN PUBLIC, OFFENSÉ LE CODE. IL RESTE D’AILLEURS TRÈS CONFIANT DANS L’ISSUE DES POURSUITES ENGAGÉES CONTRE LUI.

Rouen, 11 avril. – M. Henri Dorgères, président du comité de défense paysanne du Nord-Ouest, est arrivé à Rouen ce matin, et a comparu devant M. Leroy, juge d’instruction.

Celui-ci a procédé, en présence de M. Dorgères, à la levée des scellés et a commencé le dépouillement des dossiers saisis. M. Dorgères a été interrogé sur les faits. Il a répondu qu’il était prêt à répéter les paroles prononcées par lui dans les réunions publiques, car elle n’avaient rien qui puisse motiver son inculpation.

– J’ai demandé notamment aux paysans, a dit M. Dorgères : « Nous pourrions être appelés à vous demander de faire la grève de l’impôt. Seriez-vous prêts à répondre oui ? »

L’interrogatoire a été suspendu à midi pour reprendre à 14 heures, mais à ce moment M. Dorgères a mandaté son secrétaire, M. Lefebvre, pour assister à l’ouverture des scellés, lui-même devant se rendre à Paris, où il prendra part, ce soir, à une conférence au Faubourg.

M. Dorgères, que nous avons rencontré au moment où il quittait le Palais de justice, accompagné de M. Suplice, président du comité de défense paysanne de la Seine-Inférieure, et de M. Lefebvre, secrétaire général du même comité, nous a déclaré :

– Je suis très tranquille sur l’issue de l’instruction car on ne peut trouver dans les dossiers saisis ou dans les paroles que j’ai prononcées dans les réunions publiques, rien qui puisse motiver des poursuites.

[Deuxième coupure]

*UNE CONFÉRENCE DE M. HENRI DORGÈRES
SUR LA PAYSANNERIE FRANÇAISE.

Paris, 5 avril. – Au théâtre des Ambassadeurs, M. Henri Dorgères donnait, cet après-midi, une conférence sur la paysannerie française.

On connaît la campagne que mène M. Dorgères dans les milieux paysans, campagne illustrée par sa candidature à la récente élection législative de Blois. « Le paysan sauvera la France », tel est le thème qu’a développé le conférencier en s’attachant à démontrer que les paysans représentent la partie de la nation qui est restée saine, « celle qui n’a pas connu dans la période d’après-guerre les plaisirs faciles, les dancings et les huit heures », et pour laquelle rien n’a été fait, assure-t-il, par les gouvernements successifs.

[Troisième coupure]

*LE PROGRAMME AGRICOLE DU FRONT PAYSAN.

Tours, 6 avril. – A l’issue d’une réunion organisée cet après-midi, à Tours, par le Front Paysan, sous la présidence de M. Dorgères, un ordre du jour a été voté, disant notamment :

« Six mille agriculteurs, réunis à Tours, devant l’aggravation persistante de la crise, proclament leur volonté de poursuivre une politique basée sur le programme suivant :

« 1° Défense et extension de la propriété individuelle et spécialement de la petite propriété paysanne ;

« 2° Lutte contre l’excès de mesures étatistes et des charges fiscales ;

« 3° Lutte contre les trusts ;

« 4° Organisation professionnelle solidement charpentée ;

« 5° Revalorisation des produits agricoles.

« a) D’avoir une politique économique qui permette à tous les travailleurs, y compris ceux de la terre, de vivre de leur labeur.

« b) De consulter la représentation agricole, chaque fois que les intérêts de la profession seront en jeu et spécialement lors des négociations des traités de commerce, et protestent contre les récentes lois dites d’assainissement des marchés. »

La presse bourgeoise fait de la publicité à Dorgères. Le chemin sur lequel il s’engage est le lus sûr chemin de la préparation d’une dictature fasciste. Les Dorgères minent l’impuissant parlementarisme des messieurs *Chautemps en province, et quelqu’un – peut-être *de la Roque lui-même, qui n’est pas plus mal que *Badinguet – portera ensuite le coup de grâce à la république parlementaire.
Le localisme correspond à la diversité des conditions agraires en France. Les programmes fascistes et préfascistes provinciaux seront divers et contradictoires comme sont contradictoires les intérêts des différentes catégories (vignerons, maraîchers, céréaliers, etc.) et des différentes couches sociales de la paysannerie. Mais ce tous ces programmes auront de commun, ce sera leur haine de la banque, du fisc, du trust et des législateurs.
Les idiots et les poltrons du Komintern opposent à ce profond mouvement le programme des « revendications partielles », mal recopiées de vieux cahiers d’écolier.

9 avril.

[Coupure collée de journal français]

« Dantzig, 8 avril. – Voici les résultats officiels provisoires des élections :

La diminution des suffrages communistes s’explique avant tout par le fait que c’est contre le P.C. qu’a été dirigée essentiellement la terreur nazie et que notre Parti a été réduit pratiquement à l’illégalité.

Les nationaux-socialistes ont obtenu 139 043 suffrages, contre 109 729 le 28 mai 1933.

Les sociaux-démocrates : 38 015 contre 37 882.

Les communistes : 8 990, contre 14 566.

Le centre catholique : 31 525, contre 13 336.

Les nationaux allemands : 9 691 contre 13 596.

Les polonais : 8 310 contre 6 743.

Les anciens combattants oppositionnels : 382.

Sur 250 498 électeurs électeurs inscrits, dont 13 000 venus de l’étranger, on compte 234 956 suffrages valables, soit une proportion d’environ 95 %, contre 92 % en 1933.

La liste nationale-socialiste a donc réuni moins de 60 % des suffrages et n’a pas atteint son objectif des deux tiers qui lui seraient nécessaires pour modifier la Constitution dantzikoise.

Les élections à Dantzig ont complété la leçon du plébiscite de la Sarre. Les nazis ont recueilli « seulement » 80 % : ici il n’était pas question d’annexion à l’Allemagne. La terreur nazie a été plus forte à Dantzig qu’en Sarre : cela prouve que la terreur seule ne tranche pas. Les sociaux-démocrates ont à eu près conservé leurs voix de 1933 (38 000), de même que les catholiques (31 000). Les communistes sont tombés de 14 566 à 8 990 ! En Sarre il était impossible de faire le départ des voix de ces partis. C’est en cela qu’est importante la leçon de Dantzig ! Les communistes ont perdu plus d’un tiers, les sociaux-démocrates sont restés à leur ancien niveau. Quand la révolution approche, c’est le parti extrême qui gagne le plus. Après l’écrasement d’une révolution, c’est le parti extrême qui perd le plus. Dans les conditions données, les élections de Dantzig confirment la paralysie du Komintern.

[Deux petites coupures de presse collées côte à côte et datées :
« *L’Huma, 9/IV »]

L’AVANCE COMMUNISTE

Communistes S.F.I.O.
1928…… 3 501 8 3095 EN TROIS MOIS, LA C.G.T.U.
A RECRUTÉ 10 000 ADHÉRENTS NOUVEAUX
1932…… 4 647 6 895
1934…… 5 218 5 571
1935…… 6 240 5 462
…dans le canton de Carvin.

Très importantes données !

[Autre petite coupure, également datée :
« L’Huma, 9/IV »]

* Le candidat de Flandin battu par un agrarien [souligné à la main] dans l’Yonne.

Dans le canton de Vézelay (Yonne) le candidat agraire, Mary-Gallot, a été élu dimanche conseiller d’arrondissement par 890 voix contre 648 au candidat de l’Alliance démocratique, Costac, patronné par Flandin.

Le président du Conseil est conseiller général de ce même canton, et le résultat d’avant-hier ne lui est donc pas précisément favorable.

Selon *l’Huma, Gallot représente le front commun !

[A la page suivante, deux coupures de journal collées.
Première coupure, datée à la main : « *L’Huma, 9/IV »]

* Avant Stresa – karl radek procède à l’analyse critique du projet de « pacte européen ».

Moscou, 8 avril. – La presse soviétique consacre de larges commentaires à la préparation de la conférence de Stresa. Parmi les articles publiés ce matin, il convient de mentionner celui dans lequel Karl Radek procède à l’analyse critique du projet de pacte dit « européen » qui d’après M. Laval devrait se substituer aux pactes régionaux.

Après avoir rappelé que toute décision prise à Stresa concernant l’U.R.S.S. n’aura de valeur que dans la mesure où l’U.R.S.S. sera conviée à l’approuver, Radek présente les observations suivantes :

1° En cas d’agression en Europe, il serait puéril et dangereux d’attendre et de s’en remettre au jugement de la Société des Nations, comme semble le préconiser le projet en question. « Il faut agir », écrit Radek.

[Souligné par Trotsky, qui note en marge :]

Précisément !

2° Le pacte aérien prévoit à l’Occupation une sanction automatique et immédiate. Or, poursuit Radek, le danger de l’aviation ennemie, si nettement prévu à l’Ouest de l’Europe, serait-il moindre à l’Est, et la rapidité du coup qui pourrait être porté à l’U.R.S.S. serait-elle moins grande ?

QUELQUES CONTRADICTIONS.

3° Comment peut-on espérer que toutes les nations réunies dans la S.D.N. acceptent, en cas de conflit, de concourir au rétablissement de la sécurité sur un point menacé de l’Europe.

4° Croit-on que l’Allemagne et la Pologne, qui, pour refuser ou éluder le pacte oriental, ont fait valoir qu’elles ne désiraient pas risquer d’être entraînées dans le règlement d’un conflit étranger à leurs intérêts et qu’elles ne voulaient pas du passage de troupes étrangères sur leur territoire national, changeaient de point de vue le jour où un pacte universel remplacerait le pacte oriental ?

POUR LE PACTE DE L’EST

Le seul résultat des interminables palabres nécessaires pour mettre au point un pacte européen, ajoute Radek, sera de donner le temps aux pays ennemis de l’ordre en Europe de compléter leur préparation militaire et de préparer une agression.

[Souligné par Trotsky, qui note en marge :]

Remarquable !

L’orateur [souligné par Tr.] conclut ainsi :

« L’U.R.S.S. poursuivra la réalisation de pactes régionaux groupant autour d’elle tous ceux que la politique de l’autruche exaspère et qui se terrent au… [coupé ici].

[Deuxième coupure, sans référence ni date]

*Londres, 9 avril. – Quel tableau les satiristes du XXIe siècle pourront brosser de notre époque, s’est écrié M. Baldwin, lord président du Conseil, dans le discours qu’il a prononcé, hier soir, à Llandrindod (Pays de Galles).

Les grandes puissances leur apparaîtront comme des malades des suites de la guerre, des malades dont la convalescence aura été sans cesse interrompue et coupée de rechutes. Personne n’a voulu se soumettre à la grande opération : le désarmement. Par contre, un remède a été pire que le mal : le nationalisme économique.

Certains ont même essayé une médication radicale appelée dictature. Alors traverser l’Europe, cela aura été comme si l’on marchait dans les cours d’une maison de fous.

Dans l’universel bouleversement l’Angleterre apparaît au lord président du Conseil comme le seul pays et servant de son peuple : nous avons évité la révolution, le sang, la tyrannie et les persécutions. Notre sens de l’humour nous a permis d’écarter loin de nous certaines espèces de visionnaires qui sévissent ailleurs.

[Les trois premiers alinéas encadrés en marge]

Les têtes de bois conservateurs de Grande-Bretagne dans… la maison de fous de l’Europe !
J’ai lu il y a plusieurs jours un numéro de *La Vérité : *« Où va la France ? » Ce journal, comme disent les Français, *se réclament de Trotsky. Il y a beaucoup de vrai dans leur analyse, mais beaucoup d’inachevé. Je ne sais pas qui a écrit pour eux cette série. En tout cas un homme instruit en marxisme !
Liova a fait suivre une carte postale de A. Lvovna, envoyée déjà en déportation. La même écriture nette, légèrement enfantine, et la même absence de plaintes.

[Carte-lettre manuscrite collée, avec en marge l’indication, de la main de Tr. : « Carte postale écrite par A.L. à notre fils Liova »]

30/III/35

Cher Liova, votre lettre du 3/III m’a été transmise ici, et le l’ai reçue seulement ces jours-ci. Comme je suis contente pour Sèvouchka ! J’espère qu’il est déjà avec vous, et qu’enfin son existence va aller sur une voie normale. Pauvre gosse, il va lui falloir maintenant s’adapter à une nouvelle langue. On m’a aussi fait suivre sa photo. Il a visiblement beaucoup grandi. J’espère que vous avez reçu ma lettre de Tobolsk, où je me trouvais temporairement. Maintenant je me trouve à mon lieu de résidence permanente – S. Demiansk, rayon Ouvatski, région d’Omsk, maison Pourtova. Vous a-t-on retourné l’argent que je n’ai pas eu le temps de recevoir ? Je reçois des lettres des petits, mais je ne me fais pas une idée claire de leur vie. Ma sœur doit probablement, sans moi, avoir avec eux de difficultés, bien qu’elle cherche à me rassurer. La santé est supportable. Il n’y a pas de médecin ici, aussi est-il indispensable de se bien porter. J’attends encore des nouvelles de Sèvouchka.

Portez-vous bien. Je vous embrasse. Votre,

Alex

[Adresse au dos :]
France Paris
[une ligne effacée]
Porte restante, rue du Louvre.

9 avril.

La presse blanche, autrefois, a ouvert un débat extrêmement ardent sur la question de savoir qui avait pris la décision de livrer à l’exécution la famille du tsar. Les libéraux semblaient incliner à croire que le Comité Exécutif de l’Oural, coupé de Moscou, avait agi de sa propre initiative. Ce n’est pas vrai. L’arrêt fut pris à Moscou. L’affaire se déroula dans une période extrêmement critique de la guerre civile, alors que je passais presque tout mon temps sur le front, et mes souvenirs sur l’affaire de la famille impériale ont un caractère fragmentaire. Je raconterai ici ce dont je me souviens.
Lors d’un de mes brefs passages à Moscou – je crois que c’était quelques semaines avant l’exécution des Romanov –, je fis remarquer en passant au Politburo qu’étant donné la mauvaise situation dans l’Oural il conviendrait d’accélérer le procès du tsar. Je proposai un débat judiciaire public, qui devait étaler le tableau de tout le règne (politique paysanne, ouvrière, nationale, culturelle, les deux guerres, etc.). La radio [rajouté au-dessus de la ligne :] (?) devait transmettre dans tout le pays le déroulement du procès ; aux chefs- lieux de « volost » [canton], des comptes rendus du procès devaient être lus et commentés chaque jour. Lénine exprima l’opinion que ce serait très bien si c’était réalisable. Mais… le temps pouvait manquer… Il n’y eut pas de débat, car je n’insistai pas sur ma proposition, absorbé que j’étais par d’autres affaires. Et puis nous n’étions à cette séance, autant que je me souvienne, que trois ou quatre : Lénine, moi, Sverdlov… Kamenev, me semble-t-il, n’y était pas Lénine, à cette époque, était d’humeur assez sombre, mais croyait fermement qu’on arriverait à mettre debout une armée…
Ma visite suivante à Moscou survint alors qu’Ekatérinbourg était déjà tombé. Causant avec Sverdlov, je lui demandai en passant : – Oui, et où est le tsar ? – Fini, me répondit-il : on l’a fusillé. – Et la famille, où est-elle ? – Fusillée avec lui. – Tous ? demandai-je, apparemment avec une nuance d’étonnement. – Tous, répondit Sverdlov, et alors ? – Il attendait ma réaction, je ne répondis rien. – Et qui a décidé ? demandai-je. – C’est nous, ici, qui avons décidé. Ilyitch considérait qu’on ne pouvait pas leur laisser un drapeau vivant, surtout dans les difficiles actuelle… Je ne posai pas davantage de questions, et fis une croix sur l’affaire. De fait, la décision était non seulement expédiente, mais indispensable. La férocité de cette justice sommaire montrait à tous que nous mènerions la lutte impitoyablement, sans nous arrêter devant rien. L’exécution de la famille impériale était nécessaire non seulement pour effrayer, frapper de stupeur, priver d’espoir l’ennemi, mais aussi pour secouer les nôtres, leur montrer qu’il n’y avait pas de retraite possible, que ce qui les attendait, c’était la victoire totale ou la perte totale. Dans les milieux intellectuels du parti, il est vraisemblable qu’il y eut des doutes et des hochements de tête. Mais les masses des travailleurs et des soldats n’eurent pas une minute de doute : elles n’auraient compris et admis aucune autre décision. C’est cela que Lénine sentait bien : la faculté de penser et de sentir pour la masse et avec la masse lui était propre au plus haut point, surtout dans les grands tournants politiques…
J’ai lu dans les Poslednié Novosti, étant déjà à l’étranger, la description de la fusillade, de l’incinération des corps, etc. Ce qu’il y a dans tout cela de vrai ou d’inventé, je n’en ai pas la moindre idée, car je ne me suis jamais préoccupé de savoir comment l’exécution avait été accomplie, et j’avoue que c’est une préoccupation que je ne comprends pas.
Les partis socialiste et communiste français continuent leur fatale besogne : ils poussent leur opposition jusqu’à la limite pleinement suffisante pour l’exaspération de la bourgeoisie, pour la mobilisation des forces de la réaction, pour l’armement complémentaire des détachements fascistes ; mais parfaitement insuffisante pour le ralliement révolutionnaire du prolétariat. C’est provoquer comme à plaisir l’ennemi de classe, sans rien donner à sa propre classe. C’est un sûr chemin, et le plus court, vers la ruine.

10 avril.

Aujourd’hui, tout en me promenant dans la montagne avec N. (une journée presque estivale) je repensais à ma conversation avec Lénine au sujet du jugement du tsar. Peut-être y avait-il chez Lénine, outre les considérations de temps (« Nous n’aurons pas le temps » de mener un grand procès jusqu’à la fin, des événements décisifs peuvent survenir plus tôt sur le front), d’autres considérations, concernant la famille impériale. Au terme d’une procédure judiciaire, l’exécution de la famille aurait été, évidemment impossible. La famille impériale fut victime de ce principe qui est l’axe de la monarchie : l’hérédité dynastique.
Aucune nouvelle de Sérioja, et peut-être n’y en aura-t-il pas avant longtemps. La longue attente a émoussé l’anxiété des premiers jours.
Quand je me préparais la première fois à partir pour le front, Lénine était de sombre humeur : « Le Russe est trop bonne pâte », « Le Russe est une nouille, une lavette… », « C’est une bouillie que nous avons, et non une dictature… ». Je lui disais : « Mettons à la base de nos unités de solides noyaux révolutionnaires, qui appuieront de l’intérieur une discipline de fer ; créons des détachements de barrage absolument sûrs, qui de l’extérieur agiront de concert avec le noyau révolutionnaire intérieur des unités, sans hésiter à fusiller les fuyards ; assurons un commandement compétent, en coiffant le « spets » [spécialiste] d’un commissaire à revolver ; instituons des conseils de guerre révolutionnaires et une décoration pour le courage individuel au combat. » – Lénine répondait à peu près : « Tout cela est juste, absolument juste, – mais nous avons trop peu de temps ; si on mène les choses trop rudement (ce qui est absolument indispensable), notre propre parti mettra des bâtons dans les roues : ils pleurnicheront, ils sonneront à tous les téléphones, ils s’accrocheront à nos basques, ils mettront des bâtons dans les roues. Bien sûr, la révolution endurcit, mais nous avons trop peu de temps… » – Quand Lénine fut convaincu, par nos conversations, que j’avais foi au succès, il donna entièrement son appui à ma tournée, prit l’affaire en main, en fit sa préoccupation, m’appelant dix fois par jour au téléphone, pour me demander comment allaient les préparatifs, si je ne ferais pas bien de charger un avion dans le train, etc.
Kazan tomba. La S.-R. Kaplan blessa Lénine. Kazan fut repris. Nous rentrâmes également à Simbirsk. Je refis un tour à Moscou. Lénine se trouvait en convalescence à Gorki. Sverdlov me dit : « Ilyitch vous prie de venir le voir. Voulez-vous que nous allions ensemble ? » Nous partîmes. A la façon dont m’accueillirent Maria Ilyinitchna et Nad. Konstantinova, je compris avec quelle impatience et quelle ardeur on m’attendait. Lénine était d’une magnifique humeur, il avait physiquement bonne mine. Il me sembla qu’il me regardait avec d’autres yeux. Il savait s’éprendre des gens quand ils se montraient à lui sous un certain aspect. Dans l’attention excitée avec laquelle il m’écoutait, il avait de cet air d’homme « épris ». Il écoutait avidement ce que je lui rapportais du front, et soupirait avec satisfaction, presque avec béatitude. « La partie est gagnée – dit-il, passant tout à coup à un ton grave et ferme –, du moment qu’on a su mettre l’ordre dans l’armée, cela signifie qu’on saura le mettre partout. Et la révolution, avec l’ordre, sera invincible. »
Quand, avec Sverdlov, nous remontâmes en auto, Lénine était au balcon avec N.K., juste au-dessus du perron, – et de nouveau je sentis sur moi le même regard, vaguement retenu, enveloppant, d’Ilyitch. On aurait dit qu’il voulait encore dire quelque chose, mais que les mots ne venaient pas. Soudain quelqu’un de la garde apporta des pots de fleurs et les mit dans la voiture. Le visage de Lénine s’assombrit d’une inquiétude.
– Cela ne va pas vous gêner ? demanda-t-il. Je n’avais pas fait attention aux fleurs et ne compris pas la cause de cette inquiétude. ] Ce n’est qu’en approchant de Moscou – la Moscou affamée, boueuse, des mois d’automne de 1918 – que je me suis senti très mal à l’aise : était-ce bien le moment d’arriver avec des fleurs ? Et je compris aussitôt l’inquiétude de Lénine : c’est justement ce malaise qu’il avait prévu. Il savait prévoir.
Lors de l’entrevue qui suivit, je lui dis : « L’autre jour, vous m’avez demandé quelque chose à propos des fleurs, et je ne me suis rendu compte, dans la fièvre de notre rencontre, de l’incommodité à laquelle vous pensiez. Ce n’est qu’en arrivant en ville que j’ai prix conscience… – L’allure d’un trafiquant de marché noir ? » répliqua vivement Ilyitch avec un délicat sourire. Et de nouveau je saisi ce regard particulièrement amical, qui semblait refléter sa satisfaction d’avoir été compris… Comme ils sont bien restés, nets, ineffaçables dans ma mémoire, tous les traits les plus menus de la rencontre à Gorki !
Il nous arrivait d’avoir, Lénine et moi, de rudes heurts, car dans les cas où j’étais en désaccord avec lui sur une question grave, je menais la lutte jusqu’au bout. Ces cas-là, naturellement, se sont gravés dans toutes les mémoires, et les épigones en ont beaucoup parlé et écrit dans la suite. Mais cent fois plus nombreux sont les cas où nous nous comprenions l’un l’autre à demi-mot, et où notre solidarité assurait le passage de la question au Politburo sans débat. Cette solidarité, Lénine la prisait beaucoup.

11 avril.

Il semble à Baldwin que l’Europe est une maison de fous ; seule l’Angleterre a gardé la raison ; elle a toujours un roi, des Communes, des lords. L’Angleterre évité la révolution, la tyrannie, les persécutions. (Voir son discours de Llandrindod.)
En fait, Baldwin ne comprend tout simplement rien à ce qui se passe sous ses yeux. Entre Baldwin et Lénine, comme types intellectuels, il y a une distance bien plus grande qu’entre un druide celte et Baldwin… L’Angleterre n’est que la dernière section de la maison de fous Europe, et il est très possible qu’elle devienne la section des fous particulièrement agités.
Avant le dernier gouvernement travailliste, juste au moment des élections, nous reçûmes à Prinkipo la visite des Webb, Sidney et Béatrice. Ces « socialistes » admettaient volontiers pour la Russie le socialisme dans un seul pays, à la Staline. Aux États-Unis, ils attendaient, non sans joie mauvaise, une furieuse guerre civile. Mais pour l’Angleterre (et la Scandinavie), ils réservaient le privilège d’un socialisme d’évolution pacifique. Pour faire la part des faits désagréables (révolution d’Octobre, explosions de la lutte des classes fascisme) et en même temps sauvegarder leurs préjugés et penchants fabiens, les Webb avaient créé, à la mesure de leur empirisme anglo-saxon, une théorie des « types » de développement social, et, pour l’Angleterre, ils avaient maquignonné avec l’histoire un type paisible. S. Webb se préparait justement à ce moment-là à recevoir de son roi le titre de Lord Passfield, afin de pouvoir recevoir reconstruire paisiblement la société en qualité de ministre de Sa Majesté . Certes les Webb comme des revenants de l’autre monde, bien que ce soient des gens fort cultivés. Il est vrai qu’ils se vantaient de ne pas appartenir à une Église.

14 avril.

A Stresa, trois transfuges du socialisme, Mussolini, Laval et MacDonald, représentent les intérêts « nationaux » de leurs pays. Le plus nul et le moins doué est MacDonald. Il y a en lui quelque chose qui a tout du laquais, même dans son attitude quand il parle à Mussolini (voir le cliché du journal). Comme il est caractéristique de cet homme que dans son premier cabinet il se soit hâté de faire une place à Mosley, cet aristocratique freluquet qui venait tout juste, la veille, d’adhérer au Labour Party pour se frayer un chemin plus rapide vers une carrière. Maintenant ce Mosley s’efforce à transformer la vieille raisonnable Angleterre en une simple section de la maison de fous européenne. Et si ce n’est pas lui, quelqu’un d’autre y réussira, il suffit que le fascisme l’emporte en France ? L’arrivée possible des travaillistes au pouvoir donnera, en attendant, un puissant coup d’épaule au développement du fascisme britannique, et d’une façon générale ouvrira dans l’histoire de l’Angleterre un chapitre orageux, en dépit des conceptions historico-philosophiques des Baldwin et des Webb.
En septembre 1930, deux ou trois mois après celle des Webb, je reçus à Prinkipo la visite de Cynthia Mosley, femme de l’aventurier et fille du trop connu lord Curzon. À cette époque son mari attaquait encore MacDonald « par la gauche ». Après des hésitations, je consentis à l’entrevue, qui eut d’ailleurs un caractère on ne peut plus banal. « Lady » vint avec une dame de compagnie, eut des mots méprisants sur MacDondald, parla de ses sympathies pour la Russie soviétique. La lettre ci-jointe est d’ailleurs un suffisant spécimen de son état d’esprit d’alors. Quelque trois ans plus tard, cette jeune femme mourut subitement. J’ignore si entre temps elle était passée dans le camp du fascisme.

[Lettre dactylographiée, en anglais, collée en marge]

M. TOKATLIYAN OTELI
Beyoglu Istiklal Caddesi
Hotel M. TOKATLIAN
Pera, rue Istiklal.

Istanbul, September 4.
[ajouté à l’encre :] 1930

Dear Comrade Trotsky,

I would like above all things to see you for a few moments. There is no good reason why you should see me as 1) I belong to the Labour Party in England who were so ridiculous and refused to allow you in, but also I belong to the I.L.P. and we did try our very best to make them change their minds, and 2) I am daughter of Lord Curzon who was Minister for Foreign affairs in london when you were in Russia !
On the other hand I am an ardent Socialist. I am a member of the House of Commons ? Il think less than nothing of the présent governement. I have just finished reading your Life which inspired me as no other book has done for ages. I am a great men seem so very few end far between it would be a great privilege to meet one of the enduring figures of our age and I do hope with all my heart you will grant me that privilege. I need hardly say I came as a private person, not a journalist or anything but myself. – I am on my way to Russia. I leave for Batoum-Tiflis-Rostov-Kharkov and Moscow by boat Monday. I have come to Ptinkipo this afternoon especially to try ans see you, but if it were not convenient I could come out again any day till Monday. I do hope however you could allow me few moments this afternoon.

Yours fraternally
CYNTHIA MOSLEY .

27 avril.

De nouveau, une longue interruption : je me suis occupé des affaires de la « IVe Internationale », en particulier des documents-programme de la section sud-africaine. Partout se sont créés des foyers de pensée révolutionnaires marxiste. Nos groupes étudient, critiquent, apprennent, pensent – là est leur énorme prééminence sur les socialistes aussi bien que sur les communistes… Cette prééminence se fera sentir dans les grands événements.
Hier nous sommes allés, N. et moi, nous promener sous une fine pluie. Voici le groupe que nous avons dépassé : une jeune femme, un bébé d’un an sur les bras, devant elle une fillette de deux ou trois ans, la femme elle-même à l’extrême limite de la grossesse, tenant à la main une corde à laquelle était attachée une chèvre, avec la chèvre un tout petit chevreau. Et de la sorte tous cinq – ou plutôt tous six – cheminaient lentement le long de la route. La chèvre ne cessait de tendre vers le bas-côté, pour se régaler de la verdure des buissons ; la femme tirait sur la corde : la fillette pendant ce temps s’attardait en arrière ou trottinait devant, le chevreau gambadait dans les buissons… Au retour nous avons rencontré le même groupe familial – il continuait à cheminer lentement vers le village. Le visage encore frais de la femme respirait l’humilité et la patience. Probablement une Espagnole ou une Italienne, peut-être aussi une Polonaise – il y a ici pas mal de familles ouvrières étrangères.
Toujours aucune nouvelle du sort de Sérioja.
*Le Temps, dans un télégramme de Moscou, note que cette année les mots d’ordre du Premier Mai parlent seulement de la lutte contre les trotskystes, et ne font pas la moindre mention de l’opposition de droite. Cette fois le virage à droite ira plus loin que jamais, beaucoup plus à droite que ne le prévoit Staline.
Sur le dernier numéro édité par moi (le n° 43) du Bulletin de l’Opposition russe, j’ai vu non sans étonnement l’indication : septième année. Cela signifie : septième année de ma troisième émigration. La première a duré deux ans et demi (1902-1905), la deuxième dix ans (1907-1917), la troisième… combien durera la troisième ?
Au temps de la première et de la deuxième émigration et jusqu’au début de la guerre, je voyageais librement à travers l’Europe et je faisais sans empêchements des conférences sur la proximité de la révolution sociale. Il n’y a qu’en Prusse qu’il fallait des mesures de précaution ; dans le reste de l’Allemagne régnait une police bon enfant. Quant aux autres pays d’Europe, y compris les Balkans, n’en parlons même pas. Je voyageais avec je ne sais quel douteux passeport bulgare, qu’on ne me demanda, je crois bien qu’une seule et unique fois : à la frontière prussienne. Ah, c’étaient des temps bienheureux ! A Paris, dans des meetings publics, les diverses fractions de l’émigration russe s’affrontaient jusqu’à minuit et au-delà de minuit sur la question de la terreur et du soulèvement armé… Deux agents restaient aux abords (110 *Avenue de Choisy, il me semble), ne mettaient jamais les pieds dans la salle et ne demandaient jamais rien à ceux qui sortaient. Seul le patron du *café, après minuit, éteignait quelquefois l’électricité, pour calmer les passions déchaînées ; – c’était le seul contrôle que connût l’activité subversive de l’émigration.
Combien plus fort et plus sûr de lui se sentait, en ce temps-là, le régime capitaliste !

29 avril.

Avant-hier, *Édouard Herriot a dit à Lyon :

[Coupure collée de journal français,
les deux premières phrases soulignées à la main :]

*Notre révolution, nous l’avons faite ; nous avons même attendu plus d’un demi-siècle pour en recueillir les bienfaits. Nous possédons aujourd’hui les cadres nécessaires pour toutes les réformes possibles, pour toutes les évolutions, pour tous les progrès.

C’est pourquoi Herriot refuse de lier partie avec ceux qui reconnaissent « l’action révolutionnaire ».

[Autre coupure du même journal]

*Nous ne saurions donc nous accorder ni avec ceux qui se réclament de l’action révolutionnaire, ni avec ceux qui nient la nécessité d’organiser, selon ses besoins, la défense nationale.

Par la bouche d’Herriot, c’est une grande époque historique qui parle – l’époque de la démocratie conservatrice, l’époque de la « prospérité » du Français moyen. Comme toujours, c’est une époque révolue qui se formule le plus nettement avant sa ruine.
« Notre révolution, nous l’avons faite », dit la bourgeoisie (d’hier) par la bouche d’Herriot. « Mais la nôtre n’est pas faite », répond le prolétariat. Et c’est justement pour cela que la bourgeoisie d’aujourd’hui ne veut pas tolérer « *les cadres nécessaires pour toutes les réformes » créés par l’évolution. *Herriot, c’est hier. Justement le dernier numéro du *Temps (28 avr.) publie un éditorial d’un jésuitisme peu ordinaire au sujet des ligues fascistes. La jeunesse « s’emballe ». « *Il faut l’aimer, puisqu’elle est l’avenir. » La grande bourgeoisie a déjà pris sa décision.
D’après les derniers télégrammes, le Congrès du Komintern se réunirait quand même à Moscou en mai. Évidemment. Staline n’a plus pu décommander ou ajourner le Congrès : cela ferait trop scandale. Il est possible aussi que l’absence de résultats de la visite d’Eden et les difficultés surgies dans les négociations avec la France aient inspiré l’idée d’« effrayer un peu » les partenaires avec le Congrès. Hélas, ce congrès ne fera peur à personne !

[Coupure de journal français collée]

*LE PAPE BENIT PAR T.S.F LES FIDELES DE LOURDES

Lourdes, 28 avril. – La messe pontificale a pris fin aujourd’hui vers 16 heures 20.

Un peu après les haut-parleurs ont annoncé qu’ils allaient faire entendre la Cité du Vatican et que Sa Sainteté Pie XI allait donner sa bénédiction…

L’année dernière avec N., nous avons été à Lourdes. Quelle grossièreté, quelle impudence, quelle vilenie ! Un bazar aux miracles, un comptoir commercial de grâces divines. C’est naturellement là la calcul psychologique des prêtres : ne pas effrayer les petites gens par les grandioses dimensions de l’entreprise commerciale : les petites gens craignent une vitrine trop magnifique. En même temps ce sont les plus fidèles et les plus avantageux acheteurs. Mais le meilleur de tout, c’est cette bénédiction du pape, transmise à Lourdes… par la radio. Pauvres miracles évangéliques à côté du téléphone sans fil !… Et que peut-il y avoir de plus absurde et de plus repoussant que cette combinaison de l’orgueilleuse technique avec la sorcellerie du super-druide de Rome ! En vérité la pensée humaine est embourbée dans ses propres excréments.

2 mai.

Les radicaux ont rompu le bloc électoral dans tout le pays. Maintenant les socialistes – y compris la clique municipale locale du *Dr Martin –, leurs alliés d’hier, sont accusés par eux de tendances « destructrices » et « anti-nationales ». En vain Martin va jurer de son patriotisme et de son amour de l’ordre. Cela ne lui servira de rien ! Au lieu de rompre avec les radicaux et de passer à l’action comme accusateurs du radicalisme, les « socialistes » se sont trouvés eux-mêmes exclus du cartel et accusés de trahison nationale. Les radicaux ont puisé le « courage » nécessaire dans les profondeurs de leur couardise : ils agissent sous le knout du grand capital (qui demain les livrera à la merci du fascisme). Les socialistes ne pourraient manifester un semblant d’initiative que sous le knout des communistes. Mais les staliniens eux-mêmes ont besoin du knout. Au reste, le knout ne leur sera plus d’aucun secours. Ce qu’il faudra bientôt ici, c’est un balai, pour balayer les restes de ce qui avait la prétention de devenir un parti révolutionnaire !

4 mai.

L’accord franco-soviétique est signé. Tous les commentaires de la presse française, sans considérations de tendances, se rencontrent sur un point : l’importance de l’accord réside en ce qu’il lie l’U.R.S.S. et ne lui permet pas de jouer avec l’Allemagne ; mais nos vrais « amis » sont toujours l’Italie et l’Angleterre, plus la Petite Entente et la Pologne. L’U.R.S.S. est considérée plutôt comme un otage que comme un allié. *Le Temps brosse un séduisant tableau de la parade militaire du 1er mai à Moscou, mais ajoute très significativement : la force réelle d’une armée se juge non d’après des parades, mais d’après la puissance industrielle, les coefficients de transport, de ravitaillement et ainsi de suite.
Potemkine a échangé des télégrammes avec Herriot « ami de mon pays ». Au début de la guerre civile, Potemkine échoua au front, sans doute du fait d’une des innombrables mobilisations. Le front sur était alors assigné à Staline, qui nomma Potemkine chef de la section d’une des armées (ou des divisions ?). Au cours d’une tournée je visitai cette section politique. Potemkine, que je voyais pour la première fois, me fit un discours d’accueil extraordinairement obséquieux et cauteleux. Les militants bolcheviks, les commissaires, étaient visiblement gênés. J’écartai presque Potemkine de la table, et, sans répondre à sa harangue, je me mis à parler de la situation du front… Au bout d’un certain temps, le Politburo, Staline présent, prit en examen l’effectif des militants du front sud… Vint le tour de Potemkine. « Un type insupportable – dis-je – visiblement pas du tout des nôtres. » – Staline prit sa défense : il avait, à l’entendre, ramené je ne sais quelle division du front sud « à la foi orthodoxe » (c’est-à-dire à la discipline). Zinoviev, qui avait quelque peu connu Potemkine à Piter [Pétersbourg], se joignit à moi : « Potemkine, dit-il, ressemble au professeur Reisner, mais encore pire. » C’est là, me semble-t-il, que j’appris pour la première fois que Potemkine était aussi un ancien professeur. – Et en quoi, au fait, est-il mauvais ? demanda Lénine. – Un courtisan, répondis-je. Lénine, apparemment, comprit que je faisais allusion à la servilité de Potemkine envers Staline. Mais c’est une idée qui ne m’était même pas venue. Je pensais simplement à l’inconvenant discours d’accueil que Potemkine m’avait adressé. Je ne me rappelle plus si j’ai dissipé le malentendu…
Le 1er mai s’est déroulé en France sous le signe de l’humiliation et de la faiblesse. Le ministre de l’Intérieur avait interdit les manifestations, même les rodomontades et les menaces de *l’Humanité, il n’y a pas eu de manifestations. Le 1er mai n’est que la continuation et l’illustration de tout le déroulement de la lutte. Si en mars et en avril les organisations dirigeantes ne font que retenir, freiner, désorienter, démoraliser, il n’y a évidemment pas de miracle qui puisse susciter à une date déterminée du calendrier, le 1er mai, une explosion de résolution offensive. Léon Blum et Marcel Cachin continuent comme auparavant de frayer le route au fascisme.
La vie continue de couler dans un climat mitigé de prison : entre quatre murs, sans compagnie. Une fois par jour la promenade le long du sentier, entre des cours et des jardins d’un côté, le flanc de la montagne de l’autre. Le sentier descend par ses deux bouts vers le village, en sorte que la promenade est courte, une trentaine de minutes ; pour tirer jusqu’à l’heure, il faut faire deux fois l’aller et retour. Cela aussi rappelle la promenade de la prison… Nous pouvons, certes, monter dans la montagne, – et il nous arrive parfois de le faire, – mais c’est fatigant, et le cœur s’en ressent. N., une ou deux fois par semaine, va à Grenoble faire des achats ; moi, je ne sors presque jamais autrement qu’à pied… Mais tout cela ce ne sont que petites choses à côté de la conscience qu’on a que chaque jour rapproche l’avènement de la réaction fasciste.
Demain élections municipales, qui prendront une importante signification de symptôme. Les radicaux se sont scindés. La minorité de gauche est pour le cartel. La majorité de droite pour le bloc national. Cette scission est une étape lourde de sens de la décomposition du radicalisme ; Mais cette étape peut prendre la forme paradoxale d’une augmentation des voix dans les villes : toute la réaction bourgeoise et petite-bourgeoisie va voter pour les radicaux. Pourtant les radicaux n’échapperont pas à leur destin.

5 mai.

Aujourd’hui élections. La mobilisation de toutes les forces de l’ordre se fait sous le mot d’ordre de l’« anti-collectivisme ». Cependant les deux partis ouvriers n’ont pas osé déployer le drapeau socialiste, pour ne pas effrayer les « classes moyennes ». Ainsi, de leur programme socialiste, ces malencontreux partis ne tirent que des désavantages.
La *T.S.F. donne *Madame Butterfly. C’est dimanche, nous sommes seuls à la maison : les propriétaires sont partis, soit en visite, soit accomplir leur devoir civique, donner leur suffrage… Dans la rue sont passés des groupes de cyclistes, celui de tête fredonnait l’Internationale : apparemment un piquet électoral ouvrier. Les deux partis ouvriers et les deux organisations syndicales sont politiquement vidés, et cependant ils possèdent encore une énorme force d’inertie historique. Ce qu’ont d’organique les processus sociaux, y compris les processus politiques, se manifeste de façon particulièrement tangible aux époques critiques, quand les vieilles organisations « révolutionnaires » se révèlent trop alourdies pour accomplir à temps le virage indispensable. Quelles ineptes « théories » que celles de Max Eastman et autres sur les révolutionnaires-« ingénieurs » qui construisent prétendument selon leurs propres épures de nouvelles formes sociales avec les matériaux qu’ils ont sous la main. Et ce mécanicien américain tente de se faire passer pour une théorie en avance par rapport au matérialisme dialectique ! Les processus sociaux sont beaucoup plus proches des processus organiques (au sens large) que des processus mécaniques. Un révolutionnaire, qui prend appui sur la théorie scientifique du devenir social, est beaucoup plus proche, par sa manière de penser et de travailler, du médecin, et en particulier du chirurgien, que de l’ingénieur (encore que l’Américain Eastman ait, sur la construction des ponts, des notions véritablement certaines !). Comme le médecin, le révolutionnaire marxiste est amené à s’appuyer sur le rythme autonome des processus vitaux… Dans les conditions actuelles en France, le marxiste fait figure de « sectaire », l’inertie historique, y compris l’inertie des organisations ouvrières, est contre lui… La justesse de la prognose marxiste doit se révéler, mais elle peut se révéler de deux façons : par un virage des masses qui les mette à temps sur la voie d’une politique marxiste, ou par l’écrasement du prolétariat (telle est l’alternative de l’époque actuelle).
En 1926 nous étions, N. et moi, à cette saison, à Berlin. La démocratie weimarienne était encore en pleine fleur. La politique du parti communiste allemand avait depuis longtemps déjà déraillé du marxisme (pour autant qu’elle eût, aussi bien, jamais été sur les rails), mais le parti lui-même représentait encore une force imposante. Nous assistâmes incognito à une démonstration sur l’Alexanderplatz. Une énorme masse de monde, une multitude de drapeaux, des discours pleins d’assurance. Le sentiment qu’on avait été celui-ci : il sera difficile de manœuvrer ce lourd colosse.
D’autant plus accablante fut l’impression que me produisait le Politburo le premier jeudi après mon retour à Moscou. Molotov dirigeait alors le Komintern. Ce n’est pas un sot, il a du caractère, mais il est borné, obtus, sans imagination. Il ne connaît pas l’Europe, il ne lit pas les langues étrangères. Sentant sa faiblesse, il ne met que plus d’entêtement à faire valoir son « indépendance ». Les autres ne faisaient que le soutenir. Je me souviens que Roudzoutak, réfutant mes arguments, prétendait corriger ma traduction de *l’Humanité, selon lui « tendancieuse » : il me prit le journal des mains, et il suivait les lignes du doigt, s’y perdait, s’embrouillait et se faisait de l’arrogance un bouclier. Les autres, de nouveau, le « soutenaient ». Un accord de solidarité avait été institué entre eux en loi tangible (par une décision secrète spéciale de 1924 les membres du Politburo s’engageaient à ne jamais entrer en polémique ouverte l’un contre l’autre et à se soutenir invariablement l’un l’autre dans toute polémique avec moi). J’étais devant ces gens comme devant un mur sans fenêtre. Mais là n’est pas, certes, le principal. Derrière l’arrogance, la stupidité, l’entêtement, la hargne des individus, on pouvait toucher du doigt les caractéristiques sociologiques d’une caste privilégiée, extrêmement sensible, extrêmement subtile, extrêmement entreprenante en tout ce qui touchait ses propres intérêts. C’est de cette caste que le parti communiste allemand dépendait entièrement. C’est là ce qui faisait le tragique historique de la situation. Le dénouement vint en 1933, quand l’énorme parti communiste d’Allemagne, miné intérieurement par le mensonge et le faux-semblant, tomba en poussière à l’arrivée du fascisme. Cela, les Molotov et les Roudzoutak ne l’avaient pas prévu. Et cependant, il avait été possible de le prévoir.
Ce qui comptait n’était pas l’esprit borné des individus, ni la myopie personnelle de Molotov, et toute l’évolution ultérieure des événements le prouve. La bureaucratie est restée fidèle à elle-même. Ses traits fondamentaux n’ont fait que s’accuser encore davantage. En France le Komintern mène une politique non moins désastreuse qu’en Allemagne. Et cependant l’inertie historique est encore agissante. Ces jeunes gens à bicyclette fredonnant l’Internationale, ils sont à peu près sûrement sous le drapeau du Komintern, qui ne peut rien leur apporter que des défaites et des humiliations.
Sans l’intervention consciente des « sectaires », maintenant relégués de côté, c’est-à-dire de la minorité marxiste, il est absolument impossible de déboucher sur la grand-route. Mais il s’agit d’une intervention dans un processus organique. Il faut en connaître les lois, comme un médecin doit connaître « la puissance curative de la nature ».
J’ai été patraque après deux semaines de travail intensif, et j’ai lu quelques romans. *Clarisse et sa fille de *Marcel Prévost ; Un roman vertueux à sa manière, mais c’est la vertu d’une vieille cocotte. Prévost psychanalyste ! Il parle à plusieurs reprises de lui-même comme d’un « psychologue ». A titre d’autorité en matière de connaissance du cœur, il cite aussi Paul Bourget. Je me souviens avec quel mépris mérité, quel dégoût même, Octave Mirbeau jugeait Bourget. Et franchement, quelle littérature superficielle, fausse et pourrie !

Un récit russe : la Colchide de Paoustovski. L’auteur est visiblement un marin de la vieille école qui a pris part à la guerre civile. Un homme doué, supérieur en technique aux prétendus-« écrivains prolétariens ». Il peint bien la nature. On reconnaît le regard aigu du marin. Dans l’évocation de la vie soviétique (en Transcaucasie) il ressemble parfois à un bon gymnaste, les coudes au corps. Mais il y a d’émouvants tableaux de travail, de sacrifices, d’enthousiasme. Ce qu’il a le mieux réussi, si étrange que cela soit, c’est le portrait d’un matelot anglais, resté en panne au Caucase et qui se laisse emporter dans le travail de tous.

Troisième roman que j’ai lu – La grande chaîne de montage, de Yakov Ilyine. Là, on a un pur spécimen de ce qu’on appelle « littérature prolétarienne » – et non le pire spécimen. L’auteur conte le « roman » d’une fabrique de tracteur – sa construction et sa mise en marche. Une quantité de questions à leur sujet. C’est écrit de façon relativement vivante, quoique ce soit tout de même une œuvre d’apprenti. Dans cet ouvrage « prolétarien », le prolétariat se trouve quelque part au fond, au second plan, – le devant de la scène appartient aux organisateurs, aux administrateurs, aux techniciens, aux chefs d’équipe – et aux machines-outils. Le fossé entre la couche supérieure et la masse traverse toute cette épopée d’une chaîne d’assemblage américaine sur la Volga.

L’auteur est extraordinairement dévotieux à l’égard de la ligne générale, son attitude envers les chefs est imprégnée de vénération officielle. Quand à définir le degré et a sincérité de ces sentiments, c’est malaisé puisqu’ils sont obligatoires et imposés à tous ; de même que la haine de l’opposition. Les trotskystes tiennent dans le roman une certaine place, quoique malgré tout secondaire : l’auteur leur attribue laborieusement de vues empruntées aux éditoriaux-réquisitoires de la Pravda. Et quand même, en dépit de ce caractère strictement bien intentionné, le roman rend par places le son d’une satire du régime stalinien. La grandiose usine est mise en marche inachevée ; il y a des machines-outils, mais les ouvriers n’ont pas où se loger, le travail n’est pas organisé, il y a pénurie d’eau, partout c’est l’anarchie. Il faut suspendre la marche de l’usine ? Mais que dira Staline ? Voyons, on a fait la promesse au Congrès, et ainsi de suite. Un répugnant byzantinisme, au lieu de considérations fonctionnelles. Résultat : un monstrueux gaspillage de forces humaines, et de mauvais tracteurs. L’auteur imagine un discours de Staline à la réunion des responsables administratifs : « Réduire les rythmes de production ? Impossible. Et l’Occident ? » (En avril 1927, Staline soutenait que la question des rythmes de production n’a aucun rapport avec la question de l’édification du socialisme dans l’environnement capitaliste : le rythme est notre « affaire intérieure ».) Donc : réduire les rythmes assignés d’en haut est « impossible ». Mais pourquoi le coefficient fixé est-il vingt-cinq et non pas quarante ou soixante-quinze ? Le coefficient imparti ne sera de toute façon pas atteint, et si l’on s’en approche, ce sera au prix d’une qualité inférieure et de l’usure des vies ouvrières et de l’équipement. Tout cela transparaît chez Ilyine, malgré la dévotion officielle de l’auteur.

Certains détails choquent. Ordjonikidzé (dans le roman) dit tu à un ouvrier, et celui-ci répond vous. C’est de la sorte qu’est mené tout le dialogue, et cela semble à l’auteur tout à fait dans l’ordre des choses.

Mais le côté le plus sinistre de cette chaîne de montage, c’est l’absence de droits politiques et l’impersonnalité des travailleurs, en particulier de la jeunesse prolétarienne, à laquelle on apprend seulement à se soumettre. Un jeune ingénieur, qui se regimbe contre l’exagération des tâches imposées, s’entend reprocher par le comité du parti son récent « trotskysme » et menacer d’exclusion. Les jeunes membres du parti discutent le point de savoir pourquoi personne de la jeune génération n’a rien accompli d’éminent dans aucun domaine. Les interlocuteurs se consolent de considérations assez confuses. N’est-ce pas parce que nous sommes bâillonnés ? laisse échapper l’un d’eux. On crie haro sur lui : nous n’avons pas besoin de liberté de discussion, nous avons les instructions du parti et « les indications de Staline ». Les instructions du parti – sans discussion –, ce sont tut justement les « indications de Staline », lequel, à son tour, se borne à faire empiriquement la somme de l’expérience de la bureaucratie ; Le dogme de l’infaillibilité bureaucratique bâillonne la jeunesse, imprègne ses mœurs de servilité, de Byzantisme, de fausse « sagesse ». Dissimulés quelque part travaillent aussi, dans doute, des gens adultes. Mais ceux qui donnent la teinte officielle à la jeune génération, portent une indélébile empreinte d’immaturité.

[FIN DU PREMIER CAHIER]

Journal d’exil

[DEUXIÈME CAHIER]

8 mai 1935.

On mande de Moscou par Paris « On vous a certainement écrit à propos de leur petit désagrément. » Il s’agit évidemment de Sérioja (et de sa compagne). Mais on ne nous a rien écrit, ou plus probablement la lettre s’est perdue en route, comme la plupart des lettres, même parfaitement innocentes. Que signifie ce « petit » désagrément ? « Petit » à quelle échelle ? De Sérioja lui-même, pas de nouvelles…
La vieillesse est la chose la plus inattendue de toutes celles qui arrivent à l’homme.
Le gouvernement ouvrier a, paraît-il, fermement promis le visa. Il va évidemment falloir en profiter. La prolongation de notre séjour en France sera liée à des difficultés de plus en plus grandes, et cela dans les deux variantes : en cas de progrès ininterrompu de la réaction aussi bien qu’en cas d’heureux développement du mouvement révolutionnaire.
N’ayant pas la possibilité de m’expulser vers un autre pays, le gouvernement, qui m’a théoriquement « expulsé » de France, n’ose pas m’expédier dans une colonie, car cela ferait trop de bruit et donnerait motif à une constante agitation. Mais avec l’aggravation de la tension intérieure, ces considérations de second ordre passeront à l’arrière-plan – et nous pouvons. N. et moi, nous retrouver un jour dans une colonie. Et bien sûr, pas dans les conditions relativement favorables de l’Afrique, mais quelque part très loin… Cela signifierait un isolement politique infiniment plus complet qu’à Prinkipo. Dans ces conditions, il est plus raisonnable de quitter la France à temps.
Les élections municipales témoignent, il est vrai, d’une certaine « stabilité » de la situation politique. C’est un fait que toute la presse souligne sur tous les tons, quoique avec des commentaires différents. Cependant ce serait la plus grande sottise que de croire à cette « stabilité ». La majorité vote comme « la dernière fois », parce qu’il faut bien voter d’une manière ou de l’autre. Aucune des classes sociales n’a encore pris son orientation définitive. Mais celle-ci est imposée par toutes les conditions objectives, et les états-majors y sont déjà préparés, tout au moins dans la bourgeoisie ? Une « rupture de progressivité » de ce processus peut intervenir très rapidement, et en tout cas se produira très brutalement.
La Norvège, bien sûr, n’est pas la France : langue inconnue, petit pays, à l’écart de la grand-route, retard dans le courrier, etc. Mais tout cela vaut beaucoup mieux que Madagascar (la langue, il sera possible d’en venir à bout rapidement – assez pour comprendre les journaux). L’étude expérimentale du parti ouvrier norvégien présente un grand intérêt, d’une part, en elle-même et, d’autre part, à la veille de l’arrivée u pouvoir du Labour Party en Grande-Bretagne.
Certes, en cas de victoire du fascisme en France, le « rempart » scandinave de la démocratie ne tiendra pas longtemps. Mais aussi bien, dans la situation actuelle, il ne peut s’agir en tout cas que d’un « répit ».
Dans la dernière lettre que N. avait reçue de lui, Sérioja, comme en passant, écrivait : « La situation générale apparaît extrêmement difficile, considérablement plus difficile qu’on ne peut se le représenter… » Il pouvait sembler tout d’abord que ces mots avaient un caractère purement personnel. Mais il est parfaitement clair maintenant qu’il s’agissait de la situation politique, telle qu’elle est devenue pour Sérioja après le meurtre de Kirov et la nouvelle vague de répression qui s’est ensuivie (la lettre était écrite en décembre 1934). Il n’est pas difficile, en effet, d’imaginer ce qu’il est amené à endurer – non seulement dans les réunions et à la lecture de la presse, mais même dans les rencontres personnelles, les conversations et (sans aucun doute !) les innombrables provocations de petits arrivistes et gredins. S’il y avait chez Sérioja un intérêt politique actif, un esprit de fraction, toutes ces pénibles épreuves se justifieraient. Mais ce ressort intérieur lui manque totalement. Ce qui arrive lui est d’autant plus pénible…
Je m’occupe de nouveau à ce journal, parce que je ne peux m’occuper à rien d’autre ; le flux et le reflux de ma capacité de travail a pris une très grande amplitude…
Je m’occupe de nouveau à ce journal, parce que je ne peux m’occuper à rien d’autre ; le flux et le reflux de ma capacité de travail a pris une très grande amplitude…
L’été dernier, quand nous étions errants après notre expulsion de Barbizon, nous fûmes amenés, N. et moi, à nous séparer : elle restait à Paris, tandis qu’avec deux jeunes camarades je passais d’hôtel en hôtel. Sur nos talons suivait un agent de la *Sûreté générale. Nous nous arrêtâmes à *Chamonix. La police soupçonna apparemment je ne sais quelles intentions de ma part relativement à la Suisse ou à l’Italie, et me livra aux journalistes : M., chez le coiffeur, de bonne heure le matin, lut dans le journal local une notice sensationnelle sur notre présence dans les lieux ; N. Venait juste de me rejoindre de Paris. Avant que l’entrefilet eût le temps de produire l’effet nécessaire, nous réussîmes à nous cacher. Nous avions une petite Ford assez vieillotte, – sa description et son numéro parurent dans la presse. Il fallu se débarrasser de cette voiture et en acheter une autre, également une Ford, mais d’un modèle plus ancien. C’est seulement après cela que la *Sûreté s’avisa de me faire savoir qu’il ne m’était pas recommandé de m’arrêter dans les départements frontaliers. Nous décidâmes de louer une villa dans une localité non frontalière. Mais il fallut consacrer aux recherches deux ou trois semaines : pas à moins de trois cents kilomètres de Paris, pas à plus de trente kilomètres d’un chef-lieu de département, pas dans une région industrielle, etc. – telles étaient les conditions posées par la police. Pendant la durée des recherches, il fut décidé de prendre pension quelque part. Mais il se révéla que ce n’était pas si simple : nous ne pouvions pas nous inscrire sous notre identité réelle, et quand à le faire sous une fausse identité – à cela la police ne consentait pas. Les citoyens français, il est vrai, n’ont pas à présenter de pièces d’identité ; mais dans une pension de famille, avec table d’hôte, il nous était difficile de nous donner pour Français. Et c’est ainsi que pour une opération aussi modeste que l’installation pour deux semaines dans une modeste pension de famille de banlieue, sous la surveillance d’un agent de la *Sûreté, nous dûmes recourir à une combinaison fort compliquée. Nous décidâmes de nous donner pour citoyens français d’origine étrangère. A cette fin nous adoptâmes pour neveu un jeune camarade français portant un nom hollandais. Mais comment être exempts de table d’hôte ? Je proposai de porter le deuil, ce qui nous donnait un prétexte pour prendre nos repas dans notre chambre. Le « neveu » prendrait les siens à la table commune et suivrait les allées et venues de la maison.
Ce plan rencontra d’abord l’opposition de N. : porter le deuil et simuler – elle ressentait cela comme quelque chose d’offensant envers nous-mêmes. Mais les avantages de ce plan étaient trop évidents : il lui fallut se soumettre. Notre emménagement se passa on ne peut mieux. Même trois étudiants sud-américains habitants de la pension, peu enclins à la discipline, faisaient silence et s’inclinaient respectueusement devant des personnes en deuil. Je fus seulement quelque peu étonné par les gravures accrochées dans le couloir : « Le Cavalier royal », « les Adieux de Marie-Antoinette à ses enfants », et autres du même genre. La chose s’expliqua bientôt. Après le dîner, notre « neveu » remonta chez nous très alarmé : nous étions tombés sur une pension de famille royaliste ! *L’Action Française était le seul journal admis sous ce toit. De récents incidents sanglants dans la ville (une manifestation antifasciste) avaient porté à l’incandescence les passions politiques dans la pension Le centre de la « conspiration » royaliste était la patronne, décorée de la médaille d’infirmière de la guerre de 1914-1918 : elle entretenait d’étroites relations personnelles dans les milieux royalistes et fascistes de la ville.
Le lendemain, selon l’usage, l’agent de la *Sûreté, *G…, défenseur de la république par fonction, vint prendre pension. C’est justement alors que depuis quelques semaines *Léon Daudet menait dans l’Action Française une campagne furibonde contre la Sûreté, qu’il traitait en bande de filous, de traîtres et d’assassins (*Daudet accusait en particulier la *Sûreté d’avoir assassiné son fils Philippe). Notre agent de la *Sûreté, un homme de quelque quarante-cinq ans, se révéla homme du monde au plus haut degré : il avait été partout, il connaissait tout, et pouvait avec une égale facilité soutenir une conversation sur les marques d’automobiles et les vins, sur les armements comparés des diverses puissances, sur les derniers procès d’assises ou sur les plus récentes productions littéraires. Quant aux questions politiques, il s’efforçait de garder une neutralité pleine de tact. Mais le patron de la pension (ou plutôt le mari de la patronne), voyageur de commerce, ne manquait jamais de solliciter son accord à ses propres vues royalistes. – Tout de même, *l’Action Française est le meilleur journal français ! – *G… cherchait une réponse conciliante : Charles Maurras mérite effectivement le respect, on ne peut pas nier cela, mais Daudet est d’une inadmissible grossièreté. – Le patron insistait poliment : Certes, il arrive à Daudet d’être un peu grossier, mais il en a le droit : car enfin ces misérables ont assassiné son fils ! Il faut dire que *G. avait participé de très près à l’« affaire » du jeune Philippe Daudet, en sorte que l’accusation l’atteignait personnellement. mais là non plus *G. Ne perdait pas sa dignité : « Sur ce point, je ne suis pas d’accord, – répondait-il au patron qui ne se doutait de rien ; – chacun de nous reste sur sa conviction. » Notre « neveu », après chaque *repas, nous rapportait ces scènes dignes de Molière, – et une demi-heure de rires joyeux, quoique étouffés (car nous étions en deuil !), nous dédommageaient au moins partiellement de l’incommodité de notre existence… Le dimanche nous sortions avec N. pour aller « à la messe » – en réalité en promenade : cela renforçait notre autorité dans la maison.
Juste au moment de notre séjour à la pension, *l’Illustration publia une grande photographie de nous deux. Moi, il n’était pas facile de me reconnaître, j’avais rasé ma barbe et ma moustache et changé ma coiffure, mais N. était très ressemblante… Je me souviens qu’à propos de cette photographie il fut même quelque peu question d’elle à table. *G. fut le premier à donner l’alarme : « Il faut partir sans tarder ! » Lui, visiblement, en avait de toute façon assez de cette modeste pension. Mais nous tînmes bon, et restâmes sous ce toit royaliste jusqu’à la location de la villa.
Là nous n’eûmes pas de chance. Le préfet du département nous avait autorisés (par l’intermédiaire du camarade français M., qui menait les pourparlers avec lui) à nous installer où nous installer où nous voudrions, à trente kilomètres de la ville. Mais quand M. lui communiqua l’adresse de la villa déjà louée, le préfet se récria : « Vous avez choisi l’endroit le plus malencontreux, c’est un nid clérical, le maire est mon ennemi personnel. » Effectivement, dans notre maison de campagne (une modeste demeure villageoise) des crucifix et des gravures pieuses étaient accrochées dans toutes les chambres. Le préfet insistait pour nous faire changer de logement. Mais nous avions passé un contrat avec le propriétaire les déplacements et changements d’habitation nous avaient déjà ruinés. Nous refusâmes de quitter la maison. À peu près trois semaines plus tard, dans un hebdomadaire local de chantage, parut e-un entrefilet : T., sa femme et ses secrétaires se sont installés à tel endroit. L’adresse n’était pas donne, mais l’endroit approximatif était indiqué, à quelqueS kilomètres carrés près, avec une parfaite exactitude. Il était hors de doute qu’il s’agissait d’une manœuvre du préfet, et que le coup qui allait suivre serait la révélation de l’adresse exacte. Il fallait en hâte quitter la demeure…
C’est une avilissante impression que produisent les festivités en Angleterre : Une criarde exposition de servilisme et de sottise. La grande bourgeoise sait du moins ce qu’elle fait : dans les luttes qui s’annoncent, ce bric-à-brac moyenâgeux fera très bien son office comme première barricade contre le prolétariat.

9 mai.

Juste ces jours-ci doit paraître un numéro du journal allemand Unser Wort avec un article de moi critiquant très rudement le parti ouvrier norvégien et sa politique au pouvoir. (Il s’agit en particulier du vote de la liste civile du roi.) Il n’y aura rien d’inattendu si cet article incite le gouvernement norvégien à me refuser au dernier moment le visa. Ce sera très contrariant, mais… dans l’ordre des choses.

10 mai.

Le Bureau de la Deuxième Internationale a publié une résolution relative au danger de guerre : la source du danger est Hitler, le salut est dans la Société des Nations, le moyen le plus sûr est le désarmement ; les gouvernements « démocratiques », qui coopèrent avec l’U.R.S.S., sont solennellement félicités. Il suffirait de changer à peine la phraséologie pour que ce document pût être signé aussi bien par le Présidium de la troisième Internationale. En fait, cette résolution est infiniment au-dessous du manifeste du Congrès de Bâle (1912) à la veille de la guerre (1).
Non, notre époque ne trouve pas place dans ces cervelles étroites conservatrices, poltronnes. Rien ne sauvera les actuels écumeurs du mouvement ouvrier. Rien ne sauvera les actuels écumeurs du mouvement ouvrier. Ils seront écrasés. Du sang des guerres et des insurrections lèvera une nouvelle génération digne de l’époque et de ses tâches.

13 mai.

Pilsudski est mort. Je ne l’ai jamais rencontré en personne. Mais déjà du temps de mon premier exil en Sibérie (1900-1902) j’entendais parler de lui en termes chaleureux par les déportés polonais. Pilsudski était alors un des jeunes chefs du P.P.S. (Parti socialiste polonais), par conséquent, au sens large du mot, un « camarade ». Camarade, Mussolini l’était aussi, ainsi que MacDonald et Laval… Quelle galerie de traîtres !
Reçu pas mal de renseignements confidentiels sur la dernière session du Bureau de la Deuxième Internationale (voir 10 mai). Ces gens sont inimitables. La lettre mérite d’être conservée

[Une flèche renvoie à la lettre, collée en marge, dactylographiée en français, signée à la main, avec des passages soulignés au crayon (Tr.) et marqués de traits en marge. L’orthographe de l’original est ici respectée]

Bruxelles, le 9 mai 1935.

* Camarade L. D.,

Voici quelques détails sur la réunion du B.E. de l’I.O.S.

1° Ci-joint vous trouverez la résolution tel qu’elle est sortie de la Commission. J’y ai apporté les changements selon le texte paru dans les journaux.

2° Van der Velde n’est plus membre du B.E. Les statuts ne lui permettent pas d’être ministre et en même temps membre du bureau. Mais il assiste à chaque réunion du secrétariat. Il a même proposé de se réunir dans son cabinet ministériel. Adler s’y est opposé.

3° Il assistait également à la première réunion du Bureau Exécutif. Les procès-verbaux ne peuvent en faire mention.

4° Breitscheid est venu rendre visite à ses amis mais n’a pas assisté à la réunion.

5° La presse ne cite pas les noms des délégués autrichiens. Ce furent Bauer et Polak. De même pour celui de la Tchécoslovaquie ; c’était Léo de Winter.

6° Pas un mot sur la IIIe Internationale.

7° Toute la session fut prise par l’élaboration de la résolution définitive [ajouté à la main :] dont celle de Blum était à l’origine.

8° On s’et occupé pendant cinq minutes à constituer une commission qui fonctionnerait… pendant la guerre. C’est Dan qui a fait cette proposition. Après la réunion Blum est allé lui demander (en se moquant de lui) si c’était lui qui était l’auteur véritable de la proposition. Dan a répondu que c’était là une proposition des socialistes polonais.

9° Pendant deux jours on a discuté cette résolution. [Biffé à l’encre :] Le plus actif [Rectifié à la main :] Celui qui ergotait le plus était le délégué anglais. Notre camarade a eu l’impression qu’il sentait (William Gillis : les autres se sont tus) toute la responsabilité qu’il prenait pour le Labour Party. Les autres avaient plutôt l’air d’agir en leur nom propre.

10° Le délégué italien aussi était plus ou moins en opposition. Il aurait voulu absolument qu’on parle dans la résolution du plan impérialiste du fascisme italien en Afrique. C’est à la suite de son intervention que l’amendement souligné par moi dans le texte a été ajouté. Ceci sans doute pour qu’il puisse s’expliquer devant sa section. Les autres ne voulurent absolument pas que le nom de l’Abissinie figure dans le texte. [Cette phrase cochée au d-crayon en marge, par Tr.]

Notre camarade n’ayant pas pu assister à toutes les séances n’a pu avoir de meilleurs renseignements.

Salutations communistes.

G. Ver.

Particulièrement bonne, la « commission » pour le cas de guerre : quelle héroïque tentative de s’élever au-dessus de sa propre nature ! Ces messieurs veulent, cette fois, ne pas être pris au dépourvu par la guerre. Et ils créent… une commission secrète. Mais où et comment contracter une assurance pour cette commission, pour que ses membres ne se retrouvent pas dans des tranchées opposées – non seulement physiquement, mais aussi politiquement ? Cette question-là, les sages n’y ont pas de réponse…

14 mai.

Pilsudski fut appelé comme témoin au procès d’Alexandre Oulianov, le frère aîné de Lénine. Le frère cadet de Pilsudski était mêlé au même procès (l’attentat contre Alexandre III du 1er mars 1897) comme accusé…
Dans les dernières dizaines d’années l’histoire a travaillé vite. Et cependant comme elles paraissaient interminables, certaines périodes de réaction, surtout celle de 1907 à 1912… À Prague, ces jours-ci, on célébrait le quatre-vingtième anniversaire de Lazarev, le vieux populiste… A Moscou vit encore Vera Figner et plus d’un autre ancien. Les gens qui ont fait les premiers pas du travail révolutionnaire des masses dans la Russie des tsars ne sont pas encore tous sortis de scène. Et cependant nous voici devant les problèmes de la dégénérescence bureaucratique de l’État des travailleurs… Oui, l’histoire qui nous est contemporaine travaille en troisième vitesse. Le malheur est que les microbes qui détruisent les organismes travaillent encore plus vite. S’ils m’abattent avant que la révolution mondiale ait fait un nouveau grand pas en avant, – et il y a toutes les apparences, – je passerai néanmoins au non-être avec l’indestructible certitude de la victoire pour la cause que j’ai servie toute ma vie.

15 mai.

La *Sûreté met une visible coquetterie à montrer comme elle est renseignée sur mes conditions de vie. Un de mes amis, qui est le constant intermédiaire entre moi et les pouvoirs, m’a envoyé l’extrait suivant d’un dialogue entre lui et le secrétariat général de la *Sûreté :

[Une flèche renvoie à une lettre manuscrite
en français, collée en marge]

*Extrait d’un dialogue :
C. – Ne pensez-vous pas que le désir de se déplacer de T. ne provienne pas de ses difficultés avec son logeur ?

H. – Difficultés ? Croyez-vous qu’il y ait des difficultés ?

C. – Certainement ; oh le bonhomme ne doit pas être commode voyez-vous ; il n’y a pas qu’avec nous que cela ne va pas ! (Sourires…)

H. – Difficultés me semble un bien gros mot, j’ai peut-être eu en effet l’impression de petits malentendus mais jamais je n’ai entendu parler de difficultés !… je pense que vos « informateurs » ont bien grossi les choses pour avoir le mérite d’un beau « rapport ».

C. Détrompez-vous c’est un ami qui, par hasard, m’a appris la chose et pas du tout en mal, car il ne veut rien de mauvais à T. et était, au contraire, très embêté de la situation créé…

H. – Je pense que vous avez été trompé.

C. – Je ne pense pas du tout ; nous préférerions du reste qu’il n’en soit rien car nous serions assez embêtés si son logeur l’obligeait à partir, nous n’avons aucun intérêt à ce que cette histoire recommence !
. . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . .
H. – Je dois vous dire que j’ai fait une petite enquête sur le voyage, que vous m’avez signalé, de son fils dans l’Est. L’intéressé m’a démontré qu’il n’avait pas du tout voyagé ! Vos agents ont dû le confondre avec un quelconque ami de T.

C. – Je ne le crois pas ; nos informations sont excellentes.

H. – La police croit toujours ses informations excellentes mais elle reçoit trop souvent des informations intéressées pour avoir le droit de les déclarer excellentes. Ce jeune homme prépare trois certificats à la Sorbonne, etc., etc., etc.

C. – Je le sais bien et puis si ce n’est pas lui qui a fait le voyage, cela revient peut-être au même. (Gestes et sourire.)

H. – Je ne comprends pas !

C. – Nous avons nos renseignements sur son activité politique ; depuis quelques mois évidemment, il travaille et reste tranquille, cela va mieux – c’est exact…
. . . . . . . . . . . . . .

Puis discussion sans intérêt sur la police, ses informations avec une affirmation que la police russe a la tâche facile parce que dans ce pays le monde a la manie de la délation et de l’auto-accusation… etc. (lieux communs).

Puis, confirme dans l’issue des élections nationales devant le péril allemand.

Les Allemands ces gens inassimilables que nous connaissons bien. Tous ces réfugiés nous restons des ennemis pour eux ; au premier appel ils iront reprendre le fusil.

Comme vous le voyez les relations sont cordiales. Mais en ce qui concerne T. tout est de la dépendance du ministre qui règle lui-même « cette question ». (Je crois que cela est vrai.)

16 mai.

Nos journées ne sont pas gaies. N. ne va pas bien – elle a 38° – elle a apparemment pris froid, mais cela peut être lié à la malaria. Chaque fois que N. est souffrante, j’éprouve à nouveau quelle place elle occupe dans ma vie. Elle supporte toutes les souffrantes, physiques aussi bien que morales, en silence, doucement, en les gardant pur elle. En ce moment elle s’inquiète davantage de ma mauvaise santé que de la sienne propre. « Que tu te rétablisses seulement – m’a-t-elle dit aujourd’hui, au lit – il ne me faut rien de plus. » Elle prononce rarement des paroles comme celles-là. Et elle les a dites si simplement, uniment doucement, et en même temps d’une telle profondeur, que j’en ai été bouleversé dans l’âme…
Mon état n’est pas réjouissant. Les accès du mal deviennent plus fréquents, les symptômes plus aigus, la résistance de l’organisme décroît manifestement. Certes, la courbe peut encore accuser une montée temporaire. Mais j’ai le sentiment que la liquidation approche. Voici déjà quelque deux semaines que je n’écris presque pas : trop difficile. Je lis les journaux, des romans français, le livre de Wittels sur Freud (mauvais livre d’un élève envieux), etc. Aujourd’hui, j’ai écrit un peu sur les rapports mutuels entre le déterminisme des processus cérébraux et l’« autonomie » de la pensée soumise aux lois de la logique. Mes intérêts philosophiques grandissent depuis quelques années, mais hélas, mes connaissances sont par trop insuffisantes, et il reste trop peu de temps pour un grand et sérieux travail… Il faut que je porte son thé à N…

17 mai.

Hier les journaux ont publié le communiqué officiel relatif aux négociations de Laval à Moscou. En voici le passage le plus essentiel, le seul essentiel :

[Coupure de journal français collée ; la deuxième et la troisième phrases mises entre guillemets et soulignées à la main]

*Ils ont été pleinement d’accord pour reconnaître dans l’état actuel de la situation internationale des obligations qui s’imposent aux États sincèrement attachés à la cause de la paix et qui ont clairement manifesté cette volonté de paix par leur participation à toute recherche de garanties mutuelles, dans l’intérêt même du maintien de la paix. « Le devoir, tout d’abord, leur incombe de ne laisser affaiblir en rien les moyens de leur défense nationale. A cet égard, M. Staline comprend et approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de sa sécurité. »

J’ai beau connaître le cynisme politique de Staline, son mépris des principes, son pragmatisme à courte vue, je n’en croyais tout de même pas mes yeux en lisant ces lignes. Le rusé Laval a su par et où prendre le bureaucrate vaniteux et borné ; Staline s’est sans aucun doute senti flatté par la prière que lui a adressée le ministre français, d’émettre son jugement sur l’armement de la France : il ne s’est même pas gêné de séparer sur ce point son nom de ceux de Molotov et Litvinov. Le commissaire du peuple aux affaires étrangères était certainement enchanté de ce franc et irréparable coup de pied au Komintern. Molotov état peut-être un peu gêné, mais qu’importe Molotov ? Derrière lui se tient déjà la « relève » en la personne de Tchoubar. Quant à Boukharine et Radek, journalistes officiels, ils expliqueront tout comme il convient pour « le peuple »…
Cependant le communiqué du 15 mai ne passera pas impuni. La question est trop aigüe, et trop impudique la trahison. Car c’est une trahison !… Après la capitulation du parti communiste allemand devant Hitler, j’écrivais : C’est le 4 août (1914) de la troisième Internationale. Quelques amis objectaient alors : le 4 août était une trahison, et ici il n’y a eu « que » capitulation. Mais c’est bien là le point : la capitulation sans combat mettait à nu une pourriture intérieure d’où découlait inévitablement l’effondrement qui devait suivre. Le *communiqué du 15 mai est, lui, dans le plein sens du mot, l’acte notarié de la trahison.
Le parti communiste français reçoit un coup mortel. Ses pitoyables « chefs » répugnaient à adopter ouvertement la plate-forme du social-patriotisme ; ils comptaient amener les masses à la capitulation progressivement et insensiblement. Leur manœuvre ne pourra qu’y gagner. La cause de la nouvelle Internationale va avancer.
Un médecin de quartier est venu voir N. *Grippe. Il a remarqué quelque chose au poumon, mais N. a dit que c’était ancien. Cependant l’« ancien » (à Vienne) était, me semble-t-il, au poumon gauche, et cette fois-ci c’est au droit. Mais le docteur est un petit docteur, et superficiel… La température, toujours aux environs de 38°, ne baisse pas.
Rien ne caractérise mieux le réformisme de gauche et gauchisant que son attitude à l’égard de la Société des Nations. La direction de la *S.F.I.O. (Blum et Cie) a adopté (en paroles) un programme où il est déclaré indispensable de détruire l’armature bourgeoise du pouvoir et de la remplacer par un État ouvrier-paysan. En même temps Blum voit dans la Société des Nations le commencement d’une organisation internationale « démocratique ». Comment il entend « détruire » l’armature nationale de la bourgeoisie et en même temps conserver ses organismes internationaux – voilà qui serait une énigme – si véritablement Blum avait l’intention de « détruire » quoi que ce soit. En réalité son intention est d’attendre humblement que la bourgeoisie veuille bien détruire elle-même son « armature »… Il faut développer cette idée.

[Suit, collée et repliée, une revue de presse extraite (sans référence) d’un journal français]

*DANS LES JOURNAUX
LES COMMUNISTES FRANÇAIS
OBÉIRONT-ILS À STALINE ?

On sait que le communiqué final, qui a clôturé les entretiens de M. Laval avec Staline. Litvinoff et Molotoff, « approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de sa sécurité ».

Il n’est pas sans intérêt de reproduire à ce sujet les commentaires des journaux du front commun. On remarquera que les explications de L’Humanité n’expliquent rien et que finalement, très embarrassés, les communistes français restent contre l’armée française…

L’Humanité (M. Magnien) :

Staline a justement dit approuver les mesures de défense prises à l’égard des forces hitlériennes.

D’où peut venir le danger d’agression ? Du fascisme hitlérien qui refuse de participer à toute mesure de paix, multiplie les efforts vers Memel, vers l’Autriche, etc.

L’assistance mutuelle implique les mesures appropriées de défense de la paix. D’ailleurs, la politique de paix de l’Union soviétique, orientée vers les intérêts des masses travailleuses de l’U.R.S.S. comme de tous les pays, tend constamment au désarmement. L’organisation collective de la paix postule le désarmement, car la sécurité assurée pour tous, les conditions du désarmement général et simultané seront également assurées.

Quant à nous, communistes français, notre ligne de conduite n’en est pas modifiée. L’U.R.S.S. traite avec des gouvernements bourgeois, puisqu’elle est entourée de gouvernements bourgeois. Mais les travailleurs savent pertinemment qu’ils ne peuvent se fier à leur bourgeoisie pour défendre la paix. [Souligné à la main par Tr.]

Les communistes français, les travailleurs français ne peuvent pas avoir confiance dans les dirigeants de l’armée de la bourgeoisie française. Parmi les officiers de Weygand sont de nombreux fascistes, des hommes des Croix de feu et des hitlériens français ; Tous les actes des fascistes français – prouvent que leurs sympathies vont à Hitler, au fascisme allemand, principal fauteur de guerre en Europe.

Les communistes et les travailleurs français qui mènent la lutte acharnée contre le fascisme, savent que ces hommes sont prêts à trahir le pacte franco-soviétique pour s’allier à Hitler contre l’U.R.S.S. La force que la France peut mettre au service de la défense de la paix, elle ne peut être sûre que sous la puissance de la paix, elle ne peut être sûre que sous la puissance de l’action des masses travailleuses, combattant sans répit contre le fascisme et la bourgeoisie, pour chasser de l’armée les officiers fascistes et réactionnaires. [Souligné à la main par Tr.]

Nous mettrons tout en œuvre pour défendre la paix, ainsi que son rempart, l’Union soviétique. C’est pourquoi nous continuerons à mettre tout en œuvre pour combattre les ennemis intérieurs de la paix et de l’U.R.S.S. contre les excitations chauvines qui sont le contraire de la défense de la paix et qui poussent à la guerre.

Tout pour pour la défense de la liberté et de la paix, tout pour la défense de l’U.R.S.S., pour le soutien de sa ferme politique de paix. Tout pour que le socialisme triomphant sur un sixième du globe soit victorieux du fascisme dans le monde. Voilà la lutte pour la paix poursuivie par les communistes.

Le Populaire (Léon Blum) :

Staline donne raison contre nous au gouvernement que nous avons combattu et dont le représentant à Moscou va revenir muni de son certificat de bonne conduite.

Il donne raison contre nous aux adversaires dont nous venons de soutenir le choc dans la récente bataille électorale.

Notre position à nous, socialistes, qui, sans nier le devoir de défendre contre l’invasion contre l’invasion le sol national [Souligné à la main par Tr.], refusons cependant de nous solidariser avec les conceptions et l’organisation militaires de la bourgeoisie, est l’objet d’une condamnation.

Cette condamnation est implicite, mais elle est évidente.

Je crains que Staline n’ait pas, de Moscou, mesuré les répercussions que ses paroles [souligné par Tr.] exerceraient sur la situation politique en France, sur la situation politique en France, sur la situation prolétarienne en France.

Le Peuple (organe de la C.G.T.) :

Il faut savoir que M. Laval a été exigeant et que Staline se moque éperdument du parti communiste français. Car celui-ci est aujourd’hui dans une position franchement ridicule.

Nous allons voir si les communistes sont des hommes libres ou si leur dépendance à l’endroit de Moscou est aussi intégrale que nous l’avons toujours dit. Nous tenons, pour notre part, qu’ils vont s’incliner platement devant l’ukase stalinien. Déjà, leur campagne contre les deux ans est radicalement stoppée.

Ainsi, à ce jour, Mussolini, Weygand, Laval et Staline sont d’accord pour affirmer publiquement que la sécurité des peuples repose, au premier chef, sur la qualité de leur armée. C’est au nom de cette politique révolutionnaire que les prolétaires français seront invités, l’un de ces jours, à revêtir l’uniforme pour la défense commune des privilèges de la bourgeoisie française et de la bureaucratie russe.

Mais les prolétaires français, et surtout les communistes français, marcheraient-ils pour cette politique ? Toléreront-ils qu’on se moque impunément d’eux, avec une désinvolture aussi caractéristique ?

Voici maintenant deux autres commentaires :

Le Temps :

Contre le dictateur révolutionnaire de Moscou, symbole et incarnation vivante du parti communiste russe, du communisme international, le parti socialiste se fait le champion du défaitisme, car le défaitisme consiste aussi à s’élever contre les moyens reconnus indispensables pour assurer la défense nationale et pour maintenir la force armée au niveau de la sécurité. Il s’agit de savoir si le parti radical peut tolérer désormais le moindre contact avec le défaitisme socialiste, avec l’antipatriotisme. Le pavé dans la mare aux grenouilles marxistes est aussi un pavé dans l’étang du cartel…

Paris-Midi (Marcel Lucain) :

Reconnaissons sans passion et en toute impartialité que Staline vient de rendre le métier bien difficile aux révolutionnaires de chez nous. La France, certes, n’avait nul besoin de l’approbation d’un chef étranger, fût-il le dictateur des Soviets, pour comprendre son propre droit et son devoir de sécurité. Mais personne ne s’est trompé sur l’objectif du communiqué visant essentiellement à désavouer l’antimilitarisme et à infliger aux Blum et Cachin un démenti si cinglant à la face du monde que le front commun en serait désarticulé. Cette intention a d’ailleurs fait passer quelque peu sur le caractère insolite d’une telle immixtion [souligné par Tr.] du chef du bolchevisme dans nos affaires les plus sacrées : une amitié, surtout lorsqu’elle est neuve, avec l’ardeur des premiers contacts, peut expliquer certaines audaces. [Souligné par Tr.] Quoi qu’il en soit, M. Blum est à la fois désolé et indigné.

23 mai.

Voilà déjà de nombreux jours que N. et moi sommes souffrants. Une grippe qui traîne en longueur. Nous gardons le lit tantôt l’un après l’autre, tantôt simultanément. Mai est froid, inclément… De Paris nous avons reçu, il y a cinq jours, une pénible nouvelle : un taxi s’est jeté sur l’auto dans laquelle se trouvait Jeanne, et l’a sérieusement blessée, si bien qu’on l’a transportée à une côte brisée… Liova est en plein coup de feu des examens, et voilà qu’il lui faut faire la cuisine pour Sèva. De Sérioja, toujours pas de nouvelles.

25 mai.

Une lettre est arrivée aujourd’hui de Liova. Elle est écrite, comme toujours, en langage convenu.

[Feuille de papier collée ; rédigée en français]

*Mon cher ami,

Je suis heureux de vous faire part que le conseil d’administration a voté à l’unanimité de donner l’autorisation en question. Il ne reste qu’à remplir des formalités. Dans deux à deux jours et demi (peut-être trois), nous aurons un texte que nous ferons parvenir aussitôt à Crux (pour signature). A ce moment-là Crux recevra aussi tous les détails sur l’affaire.

Affectueus… L.

Cela signifie que le gouvernement norvégien a donné le visa, et qu’il faut se préparer au départ. *Crux, c’est moi. « Éternelle pendaison de crémaillère » comme disait le vieil ouvrier d’Alma-Ata.

26 mai.

La maladie me condamne à la lecture de romans. Pour la première fois, j’ai ouvert un livre d’Edgar Wallace. C’est, autant que je sache, un des auteurs les plus populaires en Angleterre et en Amérique. Il est difficile d’imaginer quelque chose de plus pitoyable, grossier, indigent. Pas l’ombre d’observation, de talent, d’imagination. Les péripéties s’accumulent sans le moindre effort artistique, à peu près comme des procès-verbaux de police entassés l’un sur l’autre. Pas une fois je ne me suis senti empoigné, intéressé, ou simplement pris de curiosité. On se sent, en lisant ce livre, un peu comme quelqu’un qui par désœuvrement et ennui tambourine des doigts sur une vitre couverte de mouches…
Ce seul livre montre à quel point l’Angleterre civilisée (et non pas elle seule, certes) demeure un pays de sauvages cultivés. Les millions d’Anglais et d’Anglaises qu’on voit écarquiller des yeux avides et excités (jusqu’à la pâmoison) devant les cortèges et les manifestations solennelles du jubilé du couple royal, voilà les insatiables lecteurs de la production d’Edgar Wallace.

1er juin.

Les jours se traînent en file accablée. Il y a trois jours nous avons reçu une lettre de notre fils : Sérioja a été arrêté, il est en prison, ce n’est plus une hypothèse, c’est maintenant à peu près certain, et c’est directement communiqué de Moscou… Il a été arrêté, vraisemblablement, environ au moment où la correspondance s’est interrompue, c’est-à-dire à la fin de décembre ou au début de janvier. Une demi-année a presque passé depuis ce temps… Pauvre gosse… Et pauvre, pauvre Natacha…

[Suit, sur des feuilles arrachées d’un bloc-notes, le brouillon, de la main de Mme Trotsky, d’une lettre, avec de nombreuses ratures, corrections et additions, certaines de la main de Trotsky]

Lettre [biffé : aux camarades]
de N. I. TROTSKAIA sur son fils]

Depuis peu le bruit s’est assez largement répandu parmi nos camarades que Staline, comme instrument de sa vengeance, a cette fois choisi notre fils cadet Serge. Des amis nous demandent : Est-ce vrai ? Oui, c’est vrai. Sérioja a été arrêté tout au début de cette année. S’il était possible, au premier moment, d’espérer que l’arrestation était accidentelle, et que notre fils serait libéré d’un jour à l’autre, il est maintenant évident que les intentions de ceux qui l’ont fait arrêter son beaucoup plus sérieuses. Comme beaucoup de camarades portent un vif intérêt au nouveau coup qui frappe notre faille, il vaudra peut-être mieux que j’expose comment se présente l’affaire dans une lettre destinée à être portée à la connaissance de tous.
Quand nous fûmes frappés d’exil à l’étranger, Sérioja était encore étudiant. Les pouvoirs permirent aux membres de notre famille de nous accompagner ou de rester en U.R.S.S. à leur choix. Sérioja décida de rester à Moscou, pour ne pas se séparer du travail qui désormais emplissait son existence. Ses conditions matérielles de vie étaient très difficiles, mais ne se distinguaient pas à cet égard des conditions d’existence de l’écrasante majorité de la jeunesse soviétique non privilégiée. Les indignes calomnies que la presse soviétique n’a cessé de répandre sur L.D. Trotsky et ses amis politiques ne pouvaient manquer, naturellement, de causer à Sérioja des souffrances morales. Mais cela, je ne puis que le deviner. Ma correspondance avec mon fils se limitait exclusivement à des questions « neutres » de vie quotidienne, ne touchant jamais aux questions de la politique ou des conditions particulières d’existence de notre famille (et je dois ajouter que même ces lettres n’arrivaient qu’exceptionnellement à destination). L.D. s’est entièrement abstenu depuis son exil de correspondre avec son fils, afin de ne pas donner aux pouvoirs le moindre motif de persécution ou de simple chicane. Et de fait, pendant les six années de notre actuelle émigration, Sérioja a poursuivi son travail intensif de savant et d’enseignant sans aucune entrave de la part des pouvoirs.
La situation a changé après le meurtre de Kirov et le procès contre Zinoviev et Kamenev. La correspondance a complètement cessé : Sérioja a été arrêté. J’attendais de jour en jour que la correspondance reprendrait. Mais voici déjà une demi-année écoulée depuis que Sérioja est en prison. C’est ce qui donne à penser que ceux qui l’ont fait arrêter ont quelque dessein spécial.
Est-il possible de supposer que, sous l’influence des événements, mon fils se soit trouvé, dans les derniers temps, entraîné à une activité d’opposition ? Je serais heureuse pour lui de pouvoir le penser, car sous cette condition il serait infiniment plus facile à Sérioja de supporter le coup qui s’est abattu sur lui. Mais c’est une hypothèse qu’il faut considérer comme absolument exclue. Nous savions assez bien, de diverses sources, que Sérioja ces dernières années restait aussi loin qu’autrefois de la politique. Mais quant à moi, je n’avais même pas besoin de ces témoignages, car je connais trop bien sa psychologie et l’orientation de ses intérêts intellectuels. Et les pouvoirs eux-mêmes, à commencer par Staline, n’en ignorent rien non plus : Sérioja, je le répète, a grandi au Kremlin, le fils de Staline était un visiteur fréquent dans la chambre des enfants ; la Guépéou et les autorités universitaires, plus tard, l’ont suivi avec une attention redoublée, d’abord comme étudiant, puis comme jeune professeur. Il a été arrêté, non pour une activité oppositionnelle quelconque (qui n’existait pas et que toutes les circonstances empêchaient d’exister), mais exclusivement comme fils de L.D., à des fins de vendetta. Telle est l’unique explication possible.
Tous les camarades se rappellent comment la Guépéou a tenté de mêler le nom de L.D. à l’affaire du meurtre de Kirov : le consul letton, qui avait donné de l’argent pour l’acte terroriste, avait en même temps proposé aux terroristes de transmettre une lettre d’eux à Trotsky. Mais toute cette machination s’est effondrée à mi-chemin, et n’a fait que compromettre les organisateurs du procès. Mais c’est justement pour cela qu’après le procès nous nous disions plus d’une fois en famille : « Ils ne s’arrêteront pas là : il faudra qu’ils bâtissent quelque nouvelle affaire pour couvrir le fiasco de leur amalgame avec le consul. » La même pensée, L.D. l’exprimait ses articles du Bulletin russe. Seulement nous ne savions pas quel biais choisirait cette fois la Guépéou. Maintenant, il ne peut plus y avoir l’ombre d’un doute : en faisant arrêter Serge totalement étranger à l’affaire, et en le maintenant plusieurs mois en prison, Staline poursuit manifestement et indubitablement le dessein de fabriquer un nouvel « amalgame ». Pour cela, il faut qu’il arrache à Serge quelque déclaration utile à ce dessein, fût-ce, après tout, le « reniement » de son père. Je ne parlerai pas des moyens qu’emploie Staline pour obtenir les déclarations dont il a besoin. Je n’ai à cet égard aucun renseignement. Mais toutes les circonstances parlent d’elles-mêmes…
Vérifier ce qui est dit dans la présente lettre serait chose très simple : il suffirait, par exemple, de constituer une commission internationale d’hommes faisant autorité et de haute consciences, et, cela va de soi, connus comme amis de l’U.R.S.S. Cette commission aurait à examiner toutes les répressions liées au meurtre de Kirov ; elle apporterait en passant la lumière sur l’affaire de notre fils Serge. Une telle suggestion n’a rien d’exceptionnel ou d’admissible. Lorsque, en 1922, se déroula le procès des S.-R. accusés de l’attentat contre Lénine et Trotsky, le Comité central du parti bolchevik, sous la direction de Lénine et Trotsky, offrit à Vandervelde, à Kurt Rosenfeld et à d’autres adversaires du gouvernement soviétique le droit de participer aux débats judiciaires en qualité de défenseurs des terroristes accusés. Ce fut fait précisément pour dissiper dans l’opinion publique du prolétariat international tous doutes possibles quant à la sincérité du procès.

Est-ce que Romain Rolland, André Gide, Bernard Shaw et d’autres amis de l’Union Soviétique ne pourraient pas prendre l’initiative de constituer une telle commission en accord avec le gouvernement soviétique ? Ce serait le meilleur moyen de contrôler les accusations et les soupçons largement répandus dans les masses travailleuses. La bureaucratie soviétique ne peut pas se placer au-dessus de l’opinion publique de la classe ouvrière mondiale. Pour ce qui est des intérêts de l’État ouvrier, ils ne pourraient que gagner à une sérieuse vérification de ses actes. En ce qui me concerne en particulier, je présenterais, à une Commission investie d’une telle autorité, tous les renseignements et documents nécessaires relatifs à mon fils.

La présente lettre est en même temps un appel direct aux organisations ouvrières et aux amis étrangers de l’U.R.S.S., aux avocats intéressés de la bureaucratie soviétique, aux amis honnêtes et indépendants de la révolution d’Octobre. Si je me décide, après de longues hésitations, à poser ouvertement la question de Serge, ce n’est pas seulement parce que c’est mon fils : c’est un motif largement suffisant pour une mère, mais insuffisant pour provoquer une initiative politique. Mais le sort de Serge présente un cas parfaitement clair, simple et indiscutable, d’arbitraire conscient et criminel, un cas très facile à vérifier : l’état-major bureaucratique opprime et tourmente de propos délibéré un travailleur soviétique totalement innocent et hautement qualifié, pour l’unique plaisir de satisfaire un bas instinct de vengeance, sans la moindre justification politique, car il est parfaitement évident que les sévices physiques exercés sur le fils ne peuvent avoir aucune influence sur le cours de l’activité politique du père, activité avec laquelle Sérioja n’a jamais eu le moindre rapport. Voilà pourquoi je me permets de penser que la cause de mon fils mérite l’attention publique. En tout cas, qui veut agir doit agir sans tarder, car à la faveur du silence et l’impunité, les actes de vindicte de Staline peuvent prendre avant longtemps un caractère irréparable.
1er juin 1935.
N.I. TROTSKAIA.

6 juin.

Interminable crise gouvernementale. Comme naguère en Italie, plus tard en Allemagne, le Parlement, à l’instant de la plus lourde responsabilité, se trouve paralysé. La cause immédiate de la paralysie – ce sont les radicaux. Et c’est justement pourquoi les socialistes et les communistes, de toutes leurs forces, se cramponnent aux radicaux… Notre fraction grandit. Le mot d’ordre de la IVe Internationale devient presque à la mode. Mais le vrai, le profond tournant n’est pas encore là.

8 juin.

Est passée nous voir, se rendant de Londres à Vienne, L.S… [nom soigneusement barré] née Kliatchko, fille d’un vieil émigré russe mort avant la guerre. Sa mère, une vieille amie à nous, a été récemment à Moscou, et a tenté, probablement, de s’intéresser au sort de Sérioja, qu’elle avait connu petit garçon à Vienne. Le résultat a été qu’elle a dû en toute hâte quitter Moscou. Nous ne connaissons pas encore les détails…
J’ai reçu d’un groupe d’étudiants de l’Université d’Édimbourg, représentant « toutes les nuances de la pensée politique », l’offre de présenter ma candidature à la dignité de Lord Recteur. Dignité purement « honorifique » : le Lord Recteur est élu tous les trois ans, publie une espèce d’adresse et accomplit encore je ne sais quels actes symboliques. Au nombre des anciens recteurs sont cités : Gladstone, Smuts, Nansen, Marconi… Il n’y a qu’en Angleterre, peut-être même maintenant qu’en Écosse, que soit possible une idée aussi extravagante que de poser ma candidature comme recteur d’une Université. J’ai répondu, cela va de soi, par un amical refus.

[Une flèche renvoie à un brouillon de lettre en russe, collé en marge, abondamment raturé et corrigé]

7 juin 1935.

Je vous suis très reconnaissant de votre offre inattendue et flatteuse : poser ma candidature comme recteur de l’Université d’Édimbourg. Ce que cette offre atteste d’affranchissement de toutes considérations nationalistes fait grandement honneur à l’esprit de la jeunesse studieuse d’Édimbourg. J’apprécie d’autant plus votre proposition que, selon vos propres termes, vous ne vous laissez pas arrêter par le refus de visa que m’a opposé le gouvernement britannique. Et néanmoins, je ne me crois pas en droit d’accepter votre offre. L’élection du recteur a lieu, m’écrivez-vous, sur une base non politique, et votre lettre est signée par des représentants de toutes les nuances de la pensée politique. Mais moi, personnellement, j’occupe une position politique trop définie ; toute mon activité, depuis ma jeunesse, a été vouée à l’émancipation révolutionnaire du prolétariat du joug du capital. Je n’ai pas d’autres mérites pour assumer des fonctions responsables. Je considérerais donc comme une félonie à l’égard de la classe ouvrière, et un manque de loyauté à votre égard, d’entrer dans une carrière publique autrement que sous le drapeau bolcheviste. Je ne doute pas que vous trouverez un candidat répondant beaucoup mieux à la tradition de votre Université.
De tout mon cœur, je vous souhaite le succès dans vos travaux, et je reste avec gratitude
Votre…

Extérieurement tout va, dans notre foyer, comme par le passé. Mais en réalité tout est changé. Chaque fois que je pense à Sérioja c’est avec un serrement de cœur. Quant à N., elle ne « pense » pas, elle porte constamment en elle un profond chagrin. « Il nous a fait confiance… me disait-il l’autre jour (et sa voix me résonne encore dans l’âme)… il pensait que puisque nous la laissions là-bas, c’était cela qu’il fallait faire. » Et tout se passe comme si nous l’avions offert en sacrifice. Et c’est cela…
Par-dessus le marché, ma santé a brusquement empiré. Cela aussi, N. en souffre beaucoup. Tout vient à la fois. En même temps, elle est obligée de travailler beaucoup dans la maison. C’est pour moi un sujet d’étonnement sans cesse renouvelé : où prend-elle tant de concentration, d’énergie passionnée et en même temps contenue ?
S.L. Kliatchko, notre vieil ami de Vienne, qui estimait beaucoup N., me disait un jour qu’il n’avait entendu qu’une seule voix comme la sienne : celle d’Eleonora Duse. (La Duse était pour S.L., la plus haute expression de la féminité.) Mais la Duse était une artiste de tragédie. Tandis qu’en N. il n’y a rien de « scénique ». Elle ne peut pas « jouer », « tenir un rôle », « imiter ». Elle éprouve tout ce qu’elle vit avec une extrême plénitude, tout en donnant à ses sentiments une expression artistique. Le secret de cet art : la profondeur, la spontanéité, la pureté achevée du sentiment.
À propos de ces coups que nous assène le destin, je rappelais l’autre jour à Natacha un passage de l’autobiographie du protopope Avvakoum. Ils erraient ensemble par la Sibérie, le turbulent protopope et sa fidèle « protopopitsa », ils enfonçaient dans la neige et la pauvre femme à bout de forces tombait dans les congères. Et Avvakoum raconte :

[Fragment de page imprimée collé, vraisemblablement extrait d’une édition à bon marché, énergiquement souligné]

Je vins à elle – et la pauvre me fait des reproches, disant : « Y en aura-t-il pour longtemps, protopope, de ces tourments ? » Et je lui dis : « Markovna, pour jusqu’à la mort même. » Et elle, ayant soupiré, répondit : « Bien, Pétrovitch, marchons encore. »

Je puis dire une chose : jamais Natacha ne me fait de reproches, jamais, même aux heures les plus pénibles ; pas de reproches maintenant non plus, dans ces jours les plus durs de notre vie, alors que tout se ligue contre nous…

9 juin.

Van est arrivé hier, il a apporté la nouvelle que le gouvernement ouvrier norvégien a accordé de visa. Le départ est fixé à demain, mais je ne crois pas qu’en deux jours nous réussissions à obtenir le visa de transit à travers la Belgique : le bateau part d’Anvers. Dans l’attente du visa, nous faisons quand même nos bagages. Précipitation invraisemblable. Tout se conjugue à la fois : la fille paysanne qui venait trois heures par jour aider N. au ménage, est comme par un fait exprès partie en visite pour deux jours. Nat. prépare le repas, range les affaires, m’aide à rassembler mes livres et manuscrits, s’occupe de moi. Du moins cela la distrait quelque peu de ses pensées sur Serge et sur l’avenir. Il faut encore ah)jouter à tout le temps aux affaires du parti, voici deux mois que je suis malade et que d’une façon générale j’ai mal travaillé. Nous arriverons en Norvège absolument sans ressources… Mais c’est encore là le moindre de nos soucis.

…Petite anecdote. Avant de partir il fallait que je me fasse couper les cheveux. Dans ma situation c’est une entreprise compliquée : il a fallu descendre avec Van à Grenoble (il y a deux ou trois mois que je ne suis pas allé en ville). Les coiffeurs français sont extrêmement loquaces, familiers, débrouillards – des Figaros !

J’avais les cheveux très longs et j’ai demandé de me les couper plus court. Mon Figaro a trouvé que c’était trop court, que cela romprait en quelque sorte le style, mais il s’est soumis. « Bon », dit-il avec un visible mécontentement. La coupe terminée, il me dit sentencieusement : « Cela vous change beaucoup, avant vous ressembliez au professeur Piccard (le Belge) : maintenant je ne dirais plus cela… » Je l’ai prié d’*arranger (mettre en ordre) les moustaches. « *raser ? » m’a-t-il demandé avec étonnement/ « *tout à fait ? » Il y avait dans sa voix un manifeste soupçon : il se disait que je cherchais à me rendre méconnaissable (ce qui d’ailleurs n’était pas tellement loin de la vérité). Je l’ai tranquillisé : *arranger, égaliser, non pas raser. SA loquacité est tout de suite revenue. – Mais vous ne voulez pas les couper top court, à la Charlie Chaplin ? Non, bien sûr ? A propos, Chaplin, depuis ses *Lumières de la Ville on n’entend plus parler de lui… Etc., etc. Et finalement, quand en réponse à sa question je lui ai dit que ça allait bien ainsi, il m’a approuvé, non sans une petite pointe d’ironie : « *Comme client, vous n’êtes pas difficile. » C’est toujours ça !

[FIN DU DEUXIÈME CAHIER]

Journal d’exil

[TROISIÈME CAHIER]

17 juin 1935.

Voici deux jours que nous sommes en Norvège, dans un hôtel de village, à soixante kilomètres d’Oslo. La Finlande ! Des collines, des lacs, des pins, des sapins… Seulement les Norvégiens sont plus massifs que les Finlandais. Dans leur installation domestique, il y a, ma foi, beaucoup de primitif (même comparaison avec la France). Mais il faut noter tout par ordre.

20 juin.

Le 9 juin Van est venu chez nous à Domène : pour nous aider à faire nos bagages pour le passage en Norvège. Le visa n’était pas encore reçu, c’est-à-dire pas encore apposé sur les passeports, à cause de la Trinité, mais il y avait un télégramme d’Oslo dosant que la décision du gouvernement était déjà prise, et que le visa serait donné sans difficulté après els fêtes. N. n’était pas rassurée : de nouvelles difficultés n’allaient-elles pas surgir au dernier moment, et n’allions-nous pas être forcés de revenir de Paris ? (Les autorités ne nous permettaient de rester que vingt-quatre heures à Paris.) Nous avons encore interrogé Paris par téléphone. Liova a répondu : le visa est promis, nous le recevrons mardi marin, partez lundi. – On s’est mis fiévreusement à faire les valises, le gros du travail tombant sur N., Van aidait.
Le lundi matin s’est annoncé chez nous le chef de la *Sûreté de Grenoble. Personnage extrêmement antipathique, rien de la *courtoisie française, il m’appelait, Dieu sait pourquoi, *Excellence, ce que les Français n’ont jamais fait. Il avait fait savoir, en passant, qu’il avait passé deux ans en Russie, dans le sud, il était à Odessa au moment de la mutinerie des bateaux français… *« Vous connaissez – André Marty !… Moi, j’ai passé un mauvais quart d’heure. » Il ne restait qu’à lui exprimer mes condoléances.
À Paris, on nous a logés chez le Dr R., qui habite avec ses deux fils : l’aîné est membres de notre organisation. Le mardi matin, *H. M. est allé au consulat de Norvège chercher le visa : pour y apprendre qu’on n’avait connaissance de rien. M. appela par téléphone notre camarade d’Oslo : celui-ci répondit d’un ton abattu : le gouvernement hésitait au dernier moment : est-ce que Tr. n’allait as se livrer ici à une activité révolutionnaire, et puis le gouvernement ne pouvait pas répondre de sa sécurité… Partir par le plus prochain bateau (d’Anvers), il ne pouvait en être question. Il fallait recommencer les démarches à peu près à partir du commencement, or le délai de séjour à Paris expirait le soir même. H. M. se rendit à la *Sûreté Nationale. Explication orageuse avec le chef : Tr. nous a trompés pour avoir la possibilité de venir à Paris ! H. M. mène de main de maître les pourparlers avec les autorités : si vous faites du bruit, vous allez effrayer les Norvégiens ; ne nous faites pas d’obstacles, donnez-nous un délai supplémentaire, nous recevrons le visa. – Tr. doit partir mercredi soir, qu’il aille en Belgique, il a un visa de transit… – Et en Belgique ? – Cela ne vous regarde pas. Vous ne voulez pas tromper Vandervelde, et cependant nous, vous nous avez trompés… – H. M. propose : En attendant le visa, Trotsky entrera dans une clinique. – Une clinique ? Le truc classique ! Et comment le ferons-nous sortir ensuite de la clinique ? – En conclusion, ces messieurs donnèrent à entendre à H. M. que le retour à *Domène (Isère) n’était pas possible : le nouveau ministre de l’Intérieur *Paganon, député de l’Isère, est un radical de gauche, donc plus heureux que ses prédécesseurs, il ne veut pas donner à ses adversaires politiques un prétexte pour l’accuser d’« héberger » Tr. dans son département…
Il n’y avait plus qu’un délai de grâce de quarante-huit heures à utiliser pour faire pression sur Oslo. Je téléphonai à Sheflo (un rédacteur de Christiansund, qui m’avait chaudement appuyé pour obtenir le visa), j’envoyai un télégramme au ministre de la justice (au sujet de ma « non-immixtion » dans la politique et de ma sécurité personnelle), un deuxième télégramme au président du Conseil. Scheflo se rendit en avion à Oslo, pour arriver à temps pour le conseil des ministres de mercredi soir. Il fallut décommander par téléphone les places sur le paquebot norvégien. Le visa belge de transit, pendant ce temps, arrivait à échéance. L’humeur de nos jeunes amis était très abattue…
Entre temps j’avais de nombreux entretiens avec des camarades parisiens. L’appartement de l’honorable docteur s’était inopinément transformé en état-major de la fraction des bolcheviques-léninistes : dans toutes les pièces on discutait, les téléphones sonnaient, sans cesse arrivaient de nouveaux amis. Les journaux étaient pleins d’échos du congrès socialiste de *Mulhouse, et du coup les « trotskystes » étaient au centre de l’attention de la grande presse. Les « putschistes ! », écrivait *le Temps à l’unisson de *l’Humanité. Dans ces conditions, mon séjour à Paris devait aller doublement sur les nerfs de la police.
À Paris, nous avons revu, après trois ans de séparation, Sèvouchka : il a grandi, forci… et complètement oublié le russe. Le livre russe « les trois gros hommes », qu’il lisait si bien, avec délectation, à Prinkipo, il n’y touche maintenant qu’avec aversion (il l’a conservé), comme à quelque chose d’étranger et d’inquiétant. Il fréquente une école française, où les gamins le traitent de *boche…
Mercredi, vers neuf heures et demie du soir, Held nous téléphona d’Oslo que le gouvernement avait enfin décidé d’accorder le visa pour six mois. Les « six mois » sont une mesure de précaution, pour ne pas avoir les mains trop liées au regard des adversaires politiques. La dépression fit place, dans la jeunesse, à un fougueux enthousiasme…
Le lendemain matin cependant, de nouvelles difficultés surgirent : le consul de Norvège déclara que, le visa étant donné pour un délai déterminé, Tr. devait se munir d’un visa français de retour ; au reste lui, consul, allait demander des instructions par téléphone à Oslo. Obtenir un visa français de retour, c’e-était chose autant dire sans espoir ; en tout cas cela signifiait de nouveaux atermoiements. De nouvelles démarches, conversations téléphoniques, agitations… et dépenses. Vers midi le visa norvégien fut obtenu, le visa de transit belge renouvelé avec un nouveau délai. Dernières entrevues et adieux. Nouvel agent de police pour nous accompagner jusqu’à Bruxelles.
Jusqu’à Anvers, nous fûmes accompagnés, outre Van, par un camarade français, *Rous, de *Perpignan, un Catalan. Le policier qui nous convoyait se trouva être son « pays ». Une intéressante conversation s’engagea entre eux dans le dernier compartiment. Le policier votait habituellement pour les socialistes. Mais la confiance pour les socialistes et les radicaux avait faibli dans la police : ces partis-là ne voulaient pas le pouvoir et ne le prendraient pas. L’influence des *Croix de Feu avait grandi. Les gauches disent aux fascistes : mais vous n’avez pas de programme ! – N’importe, répondent les droites : il faut d’abord tout flanquer par terre, et après on verra… Magnifique formule pour des défenseurs de l’ordre ! Ces derniers temps, dans la police, des sympathies s’éveillent pour les communistes : ils ont reconnu la défense nationale, et puis en même temps, peut-être qu’ils sont capables de faire preuve d’énergie… Ainsi, la polarisation politique se produit jusque dans les rangs de la police française. Les espoirs en l’énergie des communistes sont, bien entendu, illusoires : justement parce qu’ils ont reconnu la défense nationale, ils se sont amputés de toute possibilité, qu’elle soit, d’activité révolutionnaire. Un parti ouvrier qui dit à sa bourgeoisie : Ne t’inquiète pas, je te soutiendrai en cas de guerre ! – cesse par là même d’exister comme parti révolutionnaire.
À Anvers il a fallu passer une journée et demie. J’en ai profité pour voir des camarades belges. Un groupe de militants de cinq hommes – tous des ouvriers – étaient venus de *Charleroi. Nous nous sommes réunis chez Polk, un travailleur diamantaire d’Anvers (la nationalité et la profession de Spinoza !), et nous avons passé à peu près quatre heures à causer.
Sur le petit vapeur norvégien (trois nuits et deux jours) personne n’a fait allusion à nous. A cet égard, toute la traversée, à la différence de nos précédents déplacements, s’est passée de façon idéale. Ni policiers, ni journalistes, ni public pour s’intéresser à nous. (Nous voyagions, N. et moi, avec des passeports d’émigration délivrés par le par le gouvernement turc ; comme il y avait avec nous Van et Frankel, l’officier chargé de la vérification des billets et passeports avait défini notre groupe comme ceci : « Un Français, un Tchécoslovaque et deux Turcs ».) Ce n’est qu’au débarcadère d’Oslo que quelques journalistes et photographes de la presse ouvrière, c’est-à-dire gouvernementale, dévoilèrent notre incognito. Mais nous partîmes rapidement en voiture avec Scherflo, qui nous avait attendus au port.
Le gouvernement a exprimé le souhait que nous nous installons en dehors d’Oslo, à quelques deux heures de route, à la campagne. Les journaux n’ont pas eu de peine à découvrir notre refuge. La sensation, dans l’ensemble, a été considérable : cette visite est ce que les Norvégiens attendaient le moins. Mais tout a l’air de vouloir se passer heureusement. Les conservateurs sont, bien entendu « indignés », mais ils expriment leur indignation avec une relative retenue. La presse à sensation garde la neutralité. Le parti paysan, dont – sur le plan parlementaire – dépend l’existence même du gouvernement, n’a pas fait d’objection à la délivrance du visa. La presse ouvrière a pris assez fermement la défense, sinon de ma personne, du moins du droit d’asile. Les conservateurs ont voulu interpeller au Storting, mais ne trouvant pas d’écho dans les autres partis, ils se sont abstenus. Seuls les fascistes ont organisé un meeting de protestation sous le mot d’ordre : « Que veut à Oslo le chef de la révolution mondiale ? » Simultanément, les staliniens m’ont, pour la mille et unième fois, sacré chef de la contre-révolution mondiale.

[Suit une page dactylographiée, en allemand, insérée dans le cahier, apparemment traduction d’un article en norvégien, suivie de quelques lignes de la pain de Tr.]

Die arbeiterklasse des Landes und alle rechtdenkenden und vorurteilsfreien Menschen werden übrigens den Beschluss der Regierung freudig begrüssen. Asylrecht soll kein toter Buchstabe, sondern eine Realität sein. Das norweigische Volk fühlt sich darum nicht – wie Höire (die Konservativen) – beleidigt sondern geehrt durch Trotskis Aufenthalt hier im Lande.
Zu seiner Politik nehmen die norwegischen Arbeiter und ihre Partei nicht Standpunkt. Uns fehlen nämlich die Voraussetzungen dazun uns eine gründliche ist [sic] zu bilden. [La phrase suivante cochée en marge par Tr.] Es kann sein, das Stalin die Verhältnisse richtiger und realpolitischer gesehen Flügel nicht, einen Mann wie Leo Trotski zu trakassieren und aus dem Lande zu weisen, einen Trotsji, dessen Name in der Geschichte der russischen revolution neben dem Lenins stehen wird. Wenn er trotz seiner grossen und unbestreitbaren verdienste aus dem Lande gewiesen ist, muss es jedes demokratische Volk, als eine liebe Pflicht ansehen, ihm Behausung zu geben, gesonders, wenn er noch dazu krank und niedergebrochen ist und einen Erholungsaufenthalt nötig hat .

Tranmael a publié un article très sympathique dans l’Arbeiderbladet. Le plus remarquable est qu’en prenant ma défense contre les persécutions de Staline, Tanmael exprime sans ambiguïté sa solidarité avec la politique générale de Staline. Cette distinction entre les sympathies personnelles et politiques apporte dans la question l’indispensable clarté.
D’inquiétants procès se déroulent en U.R.S.S. L’exclusion d’Enoukidzé, l’homme le plus effacé et le plus invertébré qui soit, est un coup porté à Kalinine. Le motif : « Ne te vante pas de ta bonté ! » est une indication dans le même sens. Il n’y aura rien d’étonnant, si cette fois-ci Kalinine ne tient pas le coup. Les dépêches ont annoncé avant-hier le meurtre d’Antipov, président de la Commission de contrôle soviétique (pas de confirmation.) Le Comité Central exige des propagandistes que cet été, malgré les vacances, ils n’oublient pas le trotskysme, les zinoviévistes, etc. De la gloire du VIIe Congrès du Komintern nul ne souffle mot. La dictature de Staline approche d’une nouvelle étape.

24 juin.

Il y a eu à mon sujet une « question » parlementaire au Storting, non une interpellation. Le président du Storting a prononcé un discours ambigu, qui a classé la question. *Le Matin écrit, en citant la presse allemande, qu’il y a quelques années j’ai tenté de pénétrer illégalement en Norvège, mais que j’ai été reconnu à la frontière et non admis dans le pays. Le correspondant à Moscou du journal conservateur réchauffe dans une dépêche l’affaire Kirov en liaison avec l’affaire Enoukidzé… Qu’est-ce que cela signifie ?
Le pire est ma mauvaise santé. Les dix jours de voyage et de séjour à l’hôtel avaient bien passé, il me semblait renaître. Mais maintenant tout est revenu d’un coup : faiblesse, température, transpiration, vide intérieur physique… Misère, voilà tout.

26 juin.

Je continue d’être malade. Il y a chez moi une étonnante différence entre la santé et la maladie : cela fait de moi un autre homme, même d’aspect extérieur, et quelquefois en l’espace de vingt-quatre heures. D’où la supposition naturelle que c’est affaire de nerfs. Mais il y a longtemps que les médecins – dès 1923 – ont diagnostiqué une infection. Il est possible que les nerfs donnent aux manifestations extérieures du mal une différence aussi tranchée.
Cette nuit, plus exactement ce matin, j’ai rêvé que je causais avec Lénine. D’après les détails environnants, c’était sur un bateau, sur le pont des troisièmes classes. Lénine était couché sur une civière, et moi j’étais vaguement debout ou assis auprès de lui. Il m’interrogeait avec sollicitude sur ma maladie. « Vous avez visiblement les nerfs fatigués, de la fatigue accumulée, il faut vous reposer… » Je luis répondais que la fatigue, je l’avais toujours rapidement surmontée grâce à ma Schwangkraft [« capacité de ressource »] innée, mais que cette fois il devait s’agir de processus plus profonds… Alors il fallait sérieusement (il appuyait sur ce mot) consulter tels médecins (plusieurs noms)… Je répondais que j’en avais déjà beaucoup consulté, et je commençais à lui raconter mon voyage à Berlin, mais en regardant Lénine je me souvenais qu’il était mort, et aussitôt je me mettais à repousser cette pensée, pour pouvoir achever la conversation. Ayant terminé mon récit du voyage de santé votre mort, mais je me reprenais et disais : après que vous êtes tombé malade…
N. aménage notre logement. Combien de fois déjà ! Il n’y a pas ici d’armoires, beaucoup de choses manquent. Elle plante elle-même des clous, étend des cordes, pend, dépend, les cordes cassent, elle soupire doucement et recommence… Deux soucis la guident : que ce soit propre et que ce soit coquet. Je me souviens avec quelle sympathie, presque quel attendrissement, elle me parlait en 105 d’une condamnée de droit commun qui « comprenait » la propreté et l’aidait à mettre de l’ordre dans leur cellule. – Combien d’« installations » avons-nous faites en trente-trois ans de vie commune : les mansardes de Genève, les quartiers ouvriers de Paris et de Vienne, le Kremlin avec Arkhangelskoié, les izbas paysannes aux encirons d’Alma-Ata, la villa de Prinkipo, et les villas bien plus modestes de France… Et jamais elle n’a été indifférente à l’installation, mais toujours indépendante d’elle. Moi, il m’arrive facilement de « me laisser aller » dans des conditions difficiles, c’est-à-dire de me résigner à la saleté et au désordre autour de moi, – N. jamais. Elle élève toute installation à un certain niveau de propreté et de bon ordre, et ne la laisse pas descendre au-dessous de ce niveau. Mais combien cela exige d’énergie, d’esprit inventif, de dépense de forces !
Je reste en ce moment des jours entiers couché. Aujourd’hui nous avons, avec N., installé une *chaise longue derrière la remise. – Tu veux la mettre ici ? m’a-t-elle demandé avec une nuance de regret. – Et où donc ? – De l’autre côté, la vue est meilleure. – Effectivement, la vue était incomparablement meilleure du côté opposé. Bien sûr, chacun ou presque chacun peut distinguer une vue meilleure d’une moins bonne. Mais N. ne peut pas éprouver les différences autrement que de tout son être. Elle ne peut pas s’asseoir le visage tourné vers une palissade, et elle souffre à voir quelqu’un d’autre ainsi tourné.

J’ai vécu avec N. une longue et pénible vie, mais elle n’a pas perdu la faculté de m’étonner encore par la fraîcheur, la plénitude et la qualité artistique de sa nature. Étendu sur ma *chaise longue je me suis souvenu de l’examen sanitaire auquel nous fûmes soumis sur le paquebot à notre arrivée à New York, en janvier 1917. Les fonctionnaires et médecins américains sont extrêmement sans gêne, surtout avec les passagers qui ne sont pas de première classe (nous avions fait la traversée en seconde). Natacha portait une voilette. Le médecin, qui pensait au trachome, soupçonna sous la voilette quelque chose qui clochait, la releva brusquement et avança le doigt pour soulever la paumière… N. ne protesta pas, ne dit rien, ne recula pas, elle eut seulement l’air étonné jeta un regard interrogateur au médecin, et son visage se couvrit d’une légère rougeur. Le grossier yankee laissa du coup retomber sa main et fit un pas en arrière comme pour demander pardon, – tant il y avait d’irrésistible dignité féminine sur le visage de N., dans son regard, dans toute sa personne… Je me souviens comme je me sentais fier de Natacha, en descendant la passerelle du bateau sur le quai du port de New York.

29 juin.

L’Aftenposten publie une longue lettre d’un juriste : Trotsky n’a nullement renoncé à l’activité politique (il cite en particulier ma lettre aux étudiants d’Édimbourg) ; par-dessus le marché il a deux secrétaires. Pour quoi faire, puisqu’il est malade ? Le même auteur invoque les paroles de Scheflo, disant que Trotsky « n’est pas brisé », qu’il « est resté tel qu’il était », etc. me faire oublier, il est clair que je n’y arriverai pas ici non plus.
J’essaie d’avoir la maladie « à l’usure », je reste étendu à l’ombre, je ne lis presque pas, je ne pense presque pas.

1er juillet.

Étendu au grand air, j’ai feuilleté un recueil d’anciens articles de l’anarchiste Emma Goldman, avec une courte biographie d’elle, et maintenant je lis l’autobiographie de « Mother Jones ». Toutes deux sont sorties du rang des ouvrières américaines. Mais quelle différence ! Goldman est une individualiste avec une toute petite philosophie « héroïque », concoction des idées de Kropotkine, de Nietzsche et d’Ibsen. Jones – une héroïque prolétaire américaine, sans complexes ni phrases, mais aussi sans philosophie. Goldman se fixe des buts révolutionnaires, mais y va par des chemins qui n’ont rien de révolutionnaire. Mother Jones se fixe à chaque fois plus les buts les plus modérés : more pay and less hours [« davantage de salaire et moins d’heures de travail »], et elle y va par de hardis chemins révolutionnaires. Toutes deux reflètent l’Amérique, chacune à sa manière : Goldman par son rationalisme primitif, Jones par son moins primitif empirisme. Mais Jones marque un magnifique jalon dans l’histoire de sa classe, tandis que Goldman personnifie l’abandon de sa classe pour le non-être individualiste. Je n’ai pas pu venir à bout des articles de Goldman : phraséologie raisonneuse et sans vie qui, malgré toute sa sincérité, sent la rhétorique. L’autobiographie de Jones, je la lis avec délectation.
Dans ses descriptions de luttes ouvrières, condensées et dépouillées de toute prétention littéraire, Jones dévoile au passage un effrayant tableau des dessous du capitalisme américain et de sa démocratie. On ne peut pas sans frémir et maudire lire ses récits de l’exploitation et de la mutilation des petits enfants dans les fabriques !
Knudsen a fait savoir que les fascistes préparent à Drammin (à soixante kilomètres d’ici) un meeting de protestation contre ma présence en Norvège. D’après K. ils ne rassembleront pas plus de cent personnes.
Je ne sais quel fonctionnaire soviétique a loué une villa au voisinage de la villégiature d’été de notre propriétaire. Cela émeut N., à mon avis tout à fait sans raison.

4 juillet.

Fini de lire l’autobiographie de Mother Jones. Il y a longtemps qu’une lecture ne m’a autant intéressé et ému. Un livre épique ! Quel indéfectible dévouement aux travailleurs, quel élémentaire mépris des traîtres et des arrivistes qu’on trouve parmi les « chefs » ouvriers ! Ayant quatre-vingt-onze ans de vie derrière elle, cette femme montrait la Russie soviétique en exemple au congrès ouvrier pan-américain. À quatre-vingt-treize ans elle adhérait au parti des ouvriers et farmers. Mais le principal contenu de son livre, c’est sa participation aux grèves ouvrières, qui, en Amérique plus souvent que n’importe où ailleurs, tournaient en guerre civile… Est-ce que ce livre a été traduit en langues étrangères ?

13 juillet.

Tous ces jours-ci je suis resté étendu au grand air, j’ai lu, j’ai dicté des lettres à Jan. Les journaux et les lettres ont commencé à arriver directement ici, et en nombre sans cesse croissant. L’autre jour notre propriétaire a eu des visiteurs, également rédacteurs du parti : ils étaient venus faire connaissance. « Il ne peut pas y avoir de fascisme en Norvège. » « Nous sommes une vieille démocratie. » « Chez nous tout le monde sait lire et écrire. » – « En outre, nous avons beaucoup appris : nous avons imposé des limites à notre capitalisme. »… Et si le fascisme l’emporte en France ? en Angleterre ? – Nous tiendrons. – Pourquoi alors n’avez-vous pas tenu votre monnaie, quand elle est tombée en Angleterre ?
Ils n’ont rien appris. Au fond ces gens ne soupçonnent pas qu’il y a eu en ce monde un Marx, un Engels, un Lénine… La guerre, la Révolution d’Octobre, les secousses du fascisme, sont passées pour eux sans laisser de traces… L’avenir leur prépare une douche froide et brûlante.
Lu la biographie d’Eugène Debs. Mauvaise biographie, lyrico-sentimentale, mais elle reflète à sa manière le personnage lyrique et sentimental de Debs, – remarquable dans son genre et en tout cas très attachant.
Je lis Edgar Poe dans l’original, et, quoique non sans difficulté, j’avance tout de même. Ces dernières années j’ai un peu appris à dicter des articles en Français et en allemand, – à dicter à des collaborateurs qui corrigent à mesure mes fautes de syntaxe (et elles ne sont pas rares). Posséder pleinement une langue étrangère quelle qu’elle soit ne m’est pas donné.
En anglais (que je connais tout à fait mal) j’avance maintenant grâce à des lectures anglaises intensives. Je me surprends quelques fois à me demander : n’est-il pas trop tard ? Est-ce la peine de dépenser de l’énergie non à acquérir des connaissances, mais à acquérir une langue, instrument de connaissance ?
En Turquie, v-nous vivions « au grand jour » pour tout le monde, mais sous une garde importante (trois camarades, deux policiers). En France, nous avons vécu incognito, d’abord sous la garde de camarades (à * Barbizon), puis tout seuls (dans l’*Isère). Ici nous habitons ouvertement et sans garde. Même la porte de la maison est jour et nuit grande ouverte. Hier deux Norvégiens ivres sont venus faire connaissance. Nous avons causé un peu avec eux, en tout bien tout honneur, et ils sont repartis.

30 juillet.

Il y a eu beaucoup de petits événements dans ces deux semaines. Le chef du Parti Tranmael et le ministre de la Justice Lie sont venus faire connaissance. On en est venus à se faire photographier ensemble (sur l’insistance de naïfs tiers). Je pensais avec inquiétude à cette photo en groupe. Mais le ministre lui aussi – par bonheur – n’a pas été satisfait du tirage. Deux ou trois jours après, on nous a fait savoir que les photos « n’étaient pas réussies ». N. et moi avons été très contents de l’ingéniosité de nos éminents visiteurs. Quant à la conversation, elle a pris un tour unilatéral : un rédacteur de l’organe central du parti m’a « interviewé » en présence de Tranmael (rédacteur en chef) et de Lie. Le temps a passé agréablement. Lie m’a assuré que le gouvernement soviétique n’avait tenté aucune démarche de pression pour s’opposer à mon installation en Norvège. Ils ne savaient visiblement rien jusqu’au jour de notre arrivée à Oslo. Il est possible aussi qu’ils aient considéré la Norvège comme un « moindre mal » par comparaison avec la France. L’Arbeiterbladet a publié un article très amical.
L’autre jour s’est introduit dans la cour un journaliste fasciste (de l’hebdomadaire A.B.C.), il s’est glissé en se collant au mur et nous a photographiés, N. et moi, sur nos chaises longues. Quand N. s’est retournée vers lui, il a pris la fuite. Encore heureux qu’il n’ait eu en main qu’un appareil photographique. Jan l’a poursuivi dans le village, d’où il avait commandé une voiture par téléphone. Le pauvre fasciste tremblait de peur, jurait qu’il n’avait pas pris de photo, etc. Mais la photographie a paru dans l’A.B.C. avec un article menaçant : est-ce que la police surveille l’activité subversive de Tr. ? La photo ne justifiait guère ce ton : nous étions paisiblement étendus sur nos chaises pliantes…
Avant-hier sont arrivés d’Oslo deux ouvriers, deux frères, probablement petits artisans, maçons. Ils ont vécu en Amérique, parlent anglais, pas tout jeunes, sympathisent avec le Komintern, sont membres de la société des « Amis de l’U.R.S.S. ». Il s’est ensuivi une discussion longue et pas très cohérente (à cause de la langue). Mais cela m’a parfaitement dessiné le type du « stalinien » norvégien.
…Je viens de recevoir un télégramme : notre jeunesse est expulsée du parti socialiste. C’est le prix que paient les sociaux-démocrates pour leur très prochaine fusion avec les staliniens. Un nouveau chapitre commence.

8 septembre.

Il y a longtemps que je n’ai rien noté. Un docteur est venu de R., très amical, « des nôtres » – pour me soigner. Il m’a fait beaucoup sortir, pour accompagner la marche du traitement. La situation a immédiatement empiré. Les analyses, comme d’habitude, n’ont rien donné. Deux semaines ont ainsi passé. – Après le départ du docteur, je suis revenu à la vie allongée, et me suis rapidement retapé. J’ai commencé à travailler, de plus en plus. On m’a trouvé une dactylo russe, – c’est pour moi le salut, littéralement. – Je me suis mis à dicter – beaucoup, facilement, presque sans fatigue. C’est dans cet état que je me trouve encore maintenant. Voilà pourquoi j’avais même oublié de penser à mon journal.
J’y ai pensé parce que nous avons reçu hier de Liova les copies de lettres d’Al[exandra] Lv[ovna] et de Platon. De Sérioja et au sujet de Sérioja, rien ; il est extrêmement vraisemblable qu’il est en prison…
Les lettres d’A. Lv. et de Platon parlent d’elles-mêmes.
[Une page dactylographiée insérée]

Cher Liova,

J’étais déjà très inquiète de l’absence de lettres de vous. Enfin est arrivé un petit mot sur Sévouchka. Comme c’est bien qu’il soit avec vous, ce petit gars. Son père est à Omsk et demande des nouvelles de son petit garçon. Il faut lui écrire, pour le moment, « poste restante ». Il me semble que vous n’avez pas reçu ma dernière lettre. Je vous écrivais que les enfants de Nina habitent avec ma sœur à Kirivo (Ukraine) [souligné à la main]. Ma sœur est très malade, et je ne sais pas comment elle a pu s’arranger, avec les enfants, sans aucune aide, pour se transporter là-bas. Son adresse : Kirovo, région d’Odessa, 4, rue Karl-Marx, appartement 19 [souligné à la main ; en marge, à la main : « Nouvelle adresse communiquée à Sara »]. Les enfants espéraient toujours revoir bientôt leur père (Man), mais il leur faudra attendre encore deux ans [souligné à la main]. Je suis très touchée, comme toujours, de vos attentions pour moi. Envoyer de l’argent ici n’a pas de sens – il n’y a pas ici où l’encaisser. Tous mes besoins sont satisfaits par les envois de ma sœur. On ne peut presque rien trouver ici, même pas de légumes. Ma santé est insupportable. J’espère encore revoir les enfants, c’est-à-dire ne pas mourir avant. Comment k-je me sens, c’est une chose, bien sûr, dont il n’y a pas lieu de parler. Mais je suis très endurante, et j’espère que ce n’est pas maintenant que je vais manquer à moi-même.

Platon demande instamment une photographie de Sèvouchka. J’allais déjà la lui envoyer, bien que cela me fasse beaucoup de peine de m’en séparer. Maintenant j’espère que vous la lui a-enverrez directement. Sèvouchka n’a-t-il pas oublié le russe ? Est-ce qu’il se souvient de nous ? Je l’embrasse fort, fort. Où est Serge ?

Je vous embrasse.
Votre Alex.

1-8-35.

Mes chers. Je n’ai toujours rien reçu de vous jusqu’à présent, sauf un petit mot avec un chèque, de mars, sur le Torgsin. Mais le chèque est encore en promenade, il est fort probable qu’en fin de compte, il se trouvera périmé, et vraisemblablement, je vous le renverrai. De mon petit garçon non plus je n’ai pas reçu de lettre. Pour une série de lettres que j’ai envoyées de mon ancien séjour j’ai été informé qu’elles étaient arrivées, je ne sais pas comment cela sera ici, peut-être que tout de même je finirai par recevoir de vous des nouvelles de mon petit garçon. Vous avez eu tort de m’envoyer un si gros chèque, il aurait mieux valu l’échelonner au moins en dix-quinze envois, cela me suffirait et cela vaudrait mieux. Il y a ici un Torgsin SI après toutes sortes de pérégrinations j’encaisse quand même le chèque ancien, je partagerai avec grand-mère, qui en ce moment se trouve être non pas ici, comme je pensais, mais dans le rayon d’Ouvat. Ma santé s’arrange un peu, mais il y a surtout le fait que je me trouve ici – de façon tout à fait inattendue – pour cinq ans [souligné à la main]. Je commence un nouveau sillon après avoir été sur la route des vieux Lafargue, et avoir failli me trouver en compagnie de notre Zinouchka. Chaleureux salut de moi, et tous mes meilleurs souhaits. J’espère que vous me ferez la joie d’un petit mot sur Sévika, sa santé, ses études, ses polissonneries. De ses photographies, je ne sais rien jusqu’à présent, c’est très pénible. Je vous embrasse, mon petit garçon et vous tous.

Votre P.

[FIN DU TROISIÈME CAHIER]

Journal d’exil

LE TESTAMENT

TESTAMENT

Ma haute (et sans cesse montante) pression sanguine trompe mon entourage sur mon réel état de santé. Je suis actif et capable de travailler, mais l’issue est manifestement proche. Ces lignes seront rendues publiques après ma mort.
Je n’ai pas besoin de réfuter ne fois de plus ici les stupides et viles calomnies de Staline et de ses agents : il n’y a pas une seule tache sur mon honneur révolutionnaire ? Je ne suis jamais entré, que ce soit directement ou indirectement, dans aucun accord en coulisse, ou même négociation, avec les ennemis de la classe ouvrière. Des milliers d’opposants à Staline sont tombés victimes de semblables fausses accusations. Les nouvelles générations révolutionnaires réhabiliteront leur honneur politique, et agiront avec les bourreaux du Kremlin selon leurs mérites.
Je remercie chaleureusement les amis qui me sont restés loyaux à travers les heures les plus pénibles de ma vie. Je n’en nommerai aucun en particulier faute de pouvoir les nommer tous.
Cependant, je me crois justifié à faire un exception pour ma compagne, Natalia Ivanovna Sèdova. En plus du bonheur d’être un combattant pour la cause du socialisme, le destin m’a donné le bonheur d’être son époux. Durant les presque quarante ans de notre vie commune elle est restée une source inépuisable d’amour, de grandeur d’âme et de tendresse. Elle a subi de grandes souffrances, surtout dans la dernière période de notre vie. Mais je trouve quelque réconfort dans le fait qu’elle a connu aussi des jours de bonheur.
Pendant quarante-trois années de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire ; pendant quarante-deux de ces années, j’ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j’avais à tout recommencer, j’essaierais certes d’éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé. Je mourrai révolutionnaire prolétarien, marxiste, matérialiste dialectique, et par conséquent intraitable athéiste. Ma foi dans l’avenir communiste de l’humanité n’est pas moins ardente, bien au contraire elle est plus ferme aujourd’hui qu’elle n’était au temps de ma jeunesse.
Natacha vient juste de venir à la fenêtre de la cour et de l’ouvrir plus largement pour que l’air puisse entrer plus librement dans ma chambre. Je peux voir la large bande d’herbe verte le long du mur, et le ciel bleu clair au-dessus du mur, et la lumière du soleil sur le tout. La vie est belle. Que les générations futures la nettoient de tout mal, de toute oppression et de toute violence, et en jouissent pleinement.

L. TROTSKY.

27 février 1940
Coyoacan

TESTAMENT

Tous les biens restant après ma mort, tous mes droits d’auteur (revenus de mes livres, articles, etc.), seront mis à la disposition de ma femme, Natalia Ivanovna Sèdova. 17 février 1940. L. Trotsky.
Au cas où nous mourrions tous les deux… [Le reste de la page est en blanc.]

3 mars 1940.

La nature de mon mal (haute et croissante pression sanguine) est telle – comme je le comprends – que la fin doit venir de façon soudaine, le plus probablement – c’est encore mon hypothèse personnelle – par une hémorragie cérébrale. C’est la meilleure fin que je puisse souhaiter. Il est possible cependant que je me trompe. (Je n’ai nul désir de consulter des ouvrages spéciaux à ce sujet, et les médecins, naturellement, ne diront pas la vérité.) Si la sclérose devait traîner en longueur et que je sois menacé d’une invalidité prolongée (pour le présent, je sens au contraire plutôt une montée d’énergie spirituelle en raison de ma haute pression sanguine, mais cela ne durera pas), alors je me réserve le droit de fixer moi-même l’heure de ma mort. Le « suicide » (si pareil mot est à sa place en la circonstance) ne sera à aucun égard l’expression d’un accès de désespoir ou d’abandon. Nous nous sommes dit plus d’une fois, Natacha et moi, qu’on peut arriver à une condition physique telle qu’il vaille mieux mettre fin soi-même à ses jours, ou, plus exactement, au trop lent processus de la mort… Mais quelles que puissent être les circonstances de ma mort, je p-mourrai avec une foi inébranlée dans l’avenir communiste. Cette foi en l’homme et en son avenir me donne, même maintenant, une force de résistance que ne saurait donner aucune religion.
L. TR.

Journal d’exil

NOTES

Les notes qui suivent concernent tous les noms ou événements historiques mentionnés dans le « Journal », à l’exception de ceux qui sont généralement familiers ou de noms qui sont identifiés dans le « Journal » lui-même

7 février.

Ferdinand Lassalle (1825-1864), ami et pour un temps disciple de Marx et d’Engels, fonda l’Union générale des travailleurs allemands, première organisation socialiste allemande importante.

8 février.

Léon Blum (1872-1950) prit une place éminente dans le Parti socialiste français après la première guerre mondiale. An 1936, il devint Premier ministre du premier gouvernement de Front populaire. Le « numéro d’aujourd’hui » se réfère au journal de Blum, Le Populaire (abrégé parfois en « Popu »), organe quotidien du Parti socialiste, publié à Paris.
Le 6 février 1934, une coalition d’organisations de droite, de nationalistes et d’anciens combattants appellent leurs adhérents à manifester autour de la Chambre des députés en un violent effort pour contraindre le ministère Daladier à se retirer.
Pierre-Étienne Flandin (1889-1958) était le leader des « républicains de gauche », un des groupes du Centre de la Chambre des députés. Il devint ministre de l’Intérieur, et pour une durée de six mois, premier ministre.
Marcel Cachin (1869-1958) leader de la tendance d’extrême droite du Parti socialiste français durant la première guerre mondiale, devint communiste après la révolution bolchevique et fut, pendant une longue période, l’orateur du groupe parlementaire communiste à la Chambre. Il fut un partisan résolu de l’aile stalinienne dans le combat contre Trotsky.
L’Humanité (abrégé en « Huma ») fondée par Jaurès et quotidien le plus important du Parti socialiste français, passa en 1920 au Parti communiste français nouvellement formé et devint son organe officiel.
Victor Adler (1852-1918) fut de 1889 à 1918 le leader du Parti social-démocrate autrichien ; joua un rôle important dans l’Internationale socialiste d’avant-guerre.
Le Temps, généralement considéré comme la voix officieuse de la plupart des gouvernements français, était en son temps un des journaux les plus influents ; Trotsky, cependant, le jugeait très corrompu.

9 février.

Matyas Rakosi (1892-1971) un des leaders de la brève République soviétique de Hongrie en 1919, et plus tard leader du Parti communiste o-hongrois, participa activement au combat contre Trotsky. Trotsky se réfère au procès intenté à Rakosi pour agitation communiste illégale, et à sa condamnation à l’emprisonnement à perpétuité. Jusqu’à 1956, Rakosi était chef d’État de la « République populaire » de Hongrie.
Grigori Zinoviev (Radomylsky, 1883-1936) était un des bolcheviks proches de Lénine dans la période d’exil entre les révolutions de 1905 et de 1917 ; il devint en 1919 le premier président de l’Internationale communiste. Au premier rang dans la lutte contre le « trotskysme » en 1923, il forma néanmoins, plus tard, un bloc avec Trotsky contre Staline. En 1928, menacé d’expulsion du Parti communiste, il capitula devant Staline, et en 1936, dans le premier des « procès spectaculaires de Moscou », il fut jugé, condamné et exécuté.
Nicolas Horthy (Miklos Horthy de Nagybanya, 1858-1957), amiral sous la monarchie austro-hongroise et Régent de Hongrie après la chute du gouvernement communiste en 1919, gouverna la Hongrie comme dictateur militaire jusqu’en 1944.
L.-O. Frossard dirigea avec Marcel Cachin le Parti socialiste français après la première guerre mondiale quand tous deux favorisèrent la propagande menée dans le Parti pour l’adhésion à l’Internationale communiste. Après une brève période dans le nouveau Parti communiste, il retourna au Parti socialiste et collabora avec Léon Blum.

11 février.

Ernest Röhm, organisateur et leader des troupes d’assaut nazies, fut exécuté sur ordre de Hitler au cours de la première « purge » du Parti nazi. Lui et ses associés étaient accusés d’immoralité et de déloyauté.
Les mencheviks (littéralement « partisans de la minorité, menchinstvo ») et les bolcheviks (« partisans de la majorité bolchinstvo ») étaient à l’origine les deux fractions adverses au Second Congrès du Parti ouvrier social-démocrate russe, à Londres en 1903. A cette époque, les bolcheviks étaient conduits par Lénine, et les mencheviks par L. (Julius) Martov (Julius Ossipovitch Tsederbaum, 1873-1923). Après la scission définitive du Parti en 1912, Martov devint le leader du Parti menchevik. Critique passionné des bolcheviks, il mourut en exil.

12 février.

Paul Vaillant-Couturier, réacteur en chef de l’Humanité, ancien dirigeant de l’association de gauche des anciens combattants, était un des leaders du Parti communiste français durant cette période.
Wilhelm Gröner (1867-1939) avait appartenu à l’État-major général allemand et au ministère de la Guerre durant la première guerre mondiale, mais il en avait démissionné en signe de protestation contre la signature du traité de Versailles. Plus tard, sous la république de Weimar, il fut ministre de l’Intérieur.
Le « Congrès proudhonien-anarchiste » réuni à Bruxelles le 7 septembre 1874 comme « Septième Congrès général de l’association internationale des travailleurs ». Ses participants étaient pour la plupart des disciples du socialiste français Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) et des opposants irréductibles aux « socialistes autoritaires » représentés, selon eux, par Marx et Engels.
Friedrich Sorge, socialiste allemand, était un ami et un disciple de Marx et d’Engels. Après avoir milité activement dans le mouvement ouvrier aux États-Unis, Sorge fut nommé secrétaire de l’Association internationale des Travailleurs (la Première Internationale, fondée en 1864).
Le « Bloc Londres-Amsterdam » groupait dans les années 1934-1936 les partis socialistes n’appartenant ni à la Deuxième ni à la Troisième Internationale.
Les Jeunesses patriotes étaient une organisation paramilitaire comprenant surtout des étudiants de tendance cléricale et nationaliste ; elles participèrent activement aux émeutes du 6 février 1934.
Référence à Notre-Dame : Flandin avait assisté récemment à une cérémonie religieuse organisée en souvenir des victimes du 6 février 1934 et il avait été molesté par de jeunes nationalistes.
V. B. Tchoubar, ancien président du Conseil des commissaires du peuple de la république soviétique socialiste d’Ukraine, avait été appelé à occuper un poste important dans le parti à Moscou, durant la période de montée de Staline vers la toute-puissance. Jan Roudsoutak, membre du Parti bolchevik, participa activement au mouvement syndical. Après la révolution, il occupa divers postes importants dans le Parti communiste. D’abord partisan de Staline, il fut ensuite exécuté au cours d’une des « purges » du parti. Valery Mejlaouk, membre du Comité de guerre et plus tard un des dirigeants de l’œuvre de reconstruction économique après la Révolution bolchevique, prit une place éminente sous Staline. Il disparut cependant de la scène politique durant les années trente sans qu’aucune annonce officielle en fût faite.
La remarque concernant le « petit-bourgeois » fut provoquée par les difficultés que Trotsky eut avec son logeur français.

13 février.

Marcel Régnier était ministre de l’Intérieur dans le Cabinet Flandin.
Trotsky vécut à Prinkipo (île principale de l’archipel des Princes), île turque de la mer de Marmara, après qu’il eut été banni de Russie, en 1929.
Maurice Thorez (1900-1964), ouvrier mineur, très tôt fonctionnaire du Parti communiste français, puis son secrétaire général après l’élimination de la direction des débuts.

14 février.

Florence Kelley Vichnievetsky, socialiste américaine, traduisit l’ouvrage d’Engels sur la « condition de la classe ouvrière en Angleterre en 1844 », et correspondit avec Engels pendant de longues années.
James Ramsay MacDonald (1866-1937) dans un temps leader du Parti ouvrier britannique, fut plusieurs fois Premier ministre.
La « véritable complot » se rapporte probablement à la situation suivante : sur l’initiative de Trotsky, l’organisation trotskyste française décida de se dissoudre, tous ses membres entrant dans le Parti socialiste ou dans les jeunesses socialistes, dans le but de pousser ces organisations vers la gauche et d’édifier ainsi une défense contre l’infiltration des communistes et de leurs idées. Pendant un certain temps, les trotskystes enregistrèrent quelque succès, particulièrement dans les Jeunesses. Les sections les plus conservatrices du Parti socialiste en furent troublées et elles commencèrent à envisager des mesures à prendre contre eux, à l’intérieur du Parti. De son côté, la presse communiste entreprit une campagne systématique, demandant aux socialistes d’expulser les trotskystes comme « sociaux-fascistes », « ennemis de l’unité », etc. Finalement les trotskystes furent expulsés, et ils formèrent un parti indépendant sur leurs bases théoriques.
Nicolas Boukharine (1888-1938), leader du Parti bolchevik, était considéré come le théoricien du Parti le plus remarquable après Lénine. Pendant de nombreuses années, il fut membre du Bureau politique et directeur de la Pravda ; il s’associa étroitement avec Staline contre Trotsky et contre Zinoviev. En 1928, il rompit avec Staline sur des questions de politique économique et politique du Parti, pour former avec Alexis Rykov et M. P. Tomsky, l’« opposition de droite ». Expulsé du Parti communiste en 1929, il se désavoua et fut nommé directeur des Izvestia en 1934 pour en être révoqué dix mois plus tard. accusé d’activité contre-révolutionnaire, il fut exécuté après le « procès de Moscou » de 1938.
Alexandre Kerensky (1881-1970) fut un des leaders travaillistes de la Révolution de février 1917. Il occupa des postes divers au sein du gouvernement provisoire, finissant comme Premier ministre au temps de la Révolution bolchevique. La référence, ici, se rapporte à la brève alliance entre Kerensky et Tseretelli, leader de l’aile menchevique du parti social-démocrate russe. Tseretelli avait appartenu à la Douma pré-révolutionnaire, au Gouvernement provisoire et au Soviet pan-russe quand les menchek)viks et les socialistes-révolutionnaires en avaient la direction. Adversaire résolu de la Révolution bolchevique.
« S.F.I.O. » (section française de l’Internationale ouvrière) est le parti socialiste de France. « C.G.T. » (Confédération générale du Travail) est l’organisation nationale des syndicats français.
Ernst Thaelmann était le leader prostalinien du Parti communiste allemand depuis 1929.
Albert Oustric, banquier français dont les spéculations finirent en 1930 en un krach qui entraîna la ruine de plusieurs banques et de nombreux petits épargnants : plusieurs personnages gouvernementaux importants se trouvèrent impliqués dans le scandale, ce qui contribua à la chute du Cabinet Tardieu. Serge Alexandre Stavisky, le financier, mourut en janvier 1934 dans des circonstances mystérieuses. Sa mort, en temps de malaise social, suscita des rumeurs de scandale englobant des dirigeants de la police et du gouvernement, et la tempête politique qui s’éleva autour de « l’affaire Stavisky » fut utilisée par les promoteurs des émeutes du 6 février 1934.
Le Comité des Forges, organisation bien connue des maîtres de la métallurgie, exerçait une grande influence sur la vie économique et politique de la France. Havas était l’agence semi-officielle d’information qui recueillait et distribuait les nouvelles. L’incident qui survint à Grenoble avait été rapporté à Trotsky par des amis de cette ville. La famille de Wendel contrôle une des plus anciennes, des plus grandes et des plus puissantes entreprises métallurgiques de France.
Léonid Krassine (1870-1926) ingénieur et actif révolutionnaire dans la Russie tsariste, devint un des plus efficaces représentants diplomatiques à l’étranger du gouvernement soviétique.
Arthur Raffalovitch, conseiller secret du ministre des Finances russe à Paris avant la première guerre mondiale, était chargé de distribuer des subsides aux journalistes et directeurs de journaux français pour qu’ils soutiennent le gouvernement tsariste et sa politique étrangère, et appuient les demandes d’émission d’emprunts en France. Ses lettres aux ministres tsaristes sur l’étendue de ses succès auprès de la presse française furent rendues publiques après la Révolution bolchevique. Une traduction française parut sous le titre « L’abominable vénalité de la presse », selon une appréciation de Raffalovitch lui-même.
Le consul letton était cité par la presse soviétique comme le prétendu intermédiaire entre Trotsky et l’assassin de serge Kirov, leader du gouvernement russe. L’assassinat de Kirov, en décembre 1934, déclencha une longue série de procès et de purges sanglantes à travers l’Union soviétique. Ni le consul letton ni le gouvernement letton ne furent mentionnés au cours du procès intenté en 1936 aux accusés, inculpés d’autres crimes variés aussi bien que de l’assassinat de Kirov.
Léon Kamenev (Rosenfeld, 1883-1936), leader bolchevik, était un collègue et ami de Lénine, toujours étroitement lié à Zinoviev. Un des principaux accusés dans les « procès de Moscou » de 1936.
Grigori Evdokimov fut l’orateur officiel du Parti bolchevik aux obsèques de Lénine. Membre de l’opposition zinoviéviste à Staline, il fut un des accusés des procès de Moscou de 1936.
Georges-Ernest-Jean-Marie Boulanger était un général français qui, dans les années quatre-vingts, dirigea un mouvement et une propagande en vue de remplacer la République française par une dictature « populaire ». Quand le gouvernement français prit des mesures pour amener son arrestation, il quitta la France.
La « maison de fous de Charenton » est l’asile bien connu de Charenton, situé en fait sur le territoire de la commune de Saint-Maurice, proche de Paris.
Le Front populaire était l’appellation donnée au bloc formé en 1935 par les radicaux, les socialistes et les communistes pour la défense de la République contre la menace des organisations fascistes.
Paul Faure était à cette époque secrétaire général du parti socialiste. Jean Zyromski, un des représentants de l’aile gauche, principalement dans la région parisienne. C’était un sympathisant communiste, et finalement il adhéra au Parti communiste durant la Seconde Guerre mondiale.

15 février.

Le Bulletin de l’Opposition, principal organe de Trotsky dans l’exil était une revue mensuelle en russe ; il fut publié d’abord à Berlin, puis à Paris, sous la direction de Trotsky et de son fils, Léon Sédov, et, avant sa suspension en 1941, à New York.
Alma-Ata est la capitale de la république soviétique socialiste du Kazakstan, près de la frontière du Turkestan chinois. En 1928, après son expulsion du Parti communiste, Trotsky, avec sa femme et son fils Léon, fut banni à Alma-Ata et il y resta jusqu’à son exil en Turquie une année plus tard.

20 février.

Glazman dirigeait le secrétariat de Trotsky durant la guerre civile ; persécuté par la direction du Parti communiste à cause de sa fidélité à Trotsky et de son appartenance à l’Opposition, il se suicida en 1924. Boutov, proche collaborateur de Trotsky pendant la guerre civile, était à la tête du secrétariat du Comité révolutionnaire de guerre. Arrêté et emprisonné quand Trotsky fut exclu du Parti, Boutov refusa de contresigner de fausses accusations contre lui-même, contre Trotsky et l’Opposition ; pour protester contre le traitement qui lui était infligé en prison, il fit une grève de la faim qui entraîna sa mort. Bloumkine, qui avait, en 1918, assassiné l’ambassadeur allemand à Moscou, Wilhelm von Mirbach, en signe de protestation contre la signature, par la Russie soviétique, du traité de Brest-Litovsk imposé par l’armée allemande, devint communiste et fut employé par la Tchéka, plus tard Oguépéou (voir aussi note sous 3 avril). Rallié à l’opposition, il fut le premier Russe qui rendit visite à Trotsky, secrètement, en son exil en Turquie. Rapportant une lettre confidentielle de Trotsky à l’Opposition, Bloumkine fut trahi par ses supérieurs de l’Oguépéou.
Sermouks était le chef du train militaire (quartier général mobile de Trotsky durant la guerre civile) et membre du secrétariat de Trotsky, comme l’était Poznansky. Expulsés du Parti communiste en même temps que Trotsky, Sermouks et Poznansky suivirent Trotsky lors de sa déportation à Alma-Ata. Découverts par la police, ils furent arrêtés, ramenés à Moscou, puis déportés dans les régions désertiques de l’extrême-Nord.
La Quatrième Internationale, en tant qu’association des groupements et partis trotskystes des divers pays, fut créée sous l’inspiration de Trotsky en un congrès réuni en septembre 1938, la Deuxième Internationale (socialiste 1889) et la Troisième (communiste) Internationale (1919) étant condamnées comme ne répondant plus aux besoins du socialisme révolutionnaire.
Christian Rakovsky (1873- ?), de nationalité roumaine et d’ascendance bulgare, commença son activité de socialiste révolutionnaire en Bulgarie. Après la Révolution bolchevique, il devint président du Conseil des commissaires du peuple de la république soviétique socialiste d’Ukraine. Il fut pendant quelques mois ambassadeur de l’Union soviétique en France, mais en même temps qu’ami intime et associé de Trotsky, il fut exclu du parti communiste et exilé. Après s’être désavoué, il fut réadmis dans le Parti en 1934. Cependant, au procès de Moscou de 1938, il fut accusé d’activité contre-révolutionnaire, et une sentence de vingt années d’emprisonnement fut prononcée contre lui.
Otto Bauer (1881-1938) était le principal théoricien du Parti social-démocrate d’Autriche avant la première guerre mondiale. Il succéda à Victor Adler au ministère, et de 1929 à 1934, il appartint au Conseil national autrichien. Après février 1934, il partit pour l’exil, d’abord en Tchécoslovaquie puis en France, dirigeant du dehors la politique de son Parti.
En décembre 1920, le congrès du Parti socialiste français réuni à Tours se prononça pour l’adhésion à l’Internationale communiste et prit le nom de Parti communiste, S.F.I.C. (Section française de l’Internationale communiste). La minorité, conduite par Paul Faure, Léon Blum et d’autres, retint le nom et l’organisation du parti socialiste.
Jean Jaurès (1859-1914), leader socialiste français, fonda le journal quotidien L’Humanité.

7 mars.

Maria Alyinichna Oulianova était la sœur cadette de Lénine ; Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa, sa femme.
La traduction française de l’autobiographie de Trotsky, Ma Vie, fut publiée d’abord en trois volumes (Rieder, 1930) puis en un seul volume, en édition définitive (Gallimard, 1953).
Paul Lafargue (1842-1911), gendre de Karl Marx, un des fondateurs du Parti ouvrier français, en 1880 ; Paul et Laura Lafargue mirent fin volontairement à leurs jours.
La réunion plénière comprenait la Commission centrale de contrôle du parti et non, comme le dit ici Trotsky, le Comité exécutif central gouvernemental.
Le « testament » est un document composé de notes dictées par Lénine pour le Comité central du Parti communiste russe le 23 décembre 1922, avec un post-criptum ajouté le 4 janvier 1923. Tandis qu’il caractérisait Trotsky et Staline comme « les deux personnalités les plus marquantes du présent Comité central », Lénine ajoutait : « Staline est trop brutal, et ce défaut pleinement supportable dans les relations entre communistes, devient intolérable dans la fonction de secrétaire général. Je propose donc aux camarades de trouver le moyen d’écarter Staline de ce poste et de le remplacer par un homme qui, sous tous ces rapports, se distingue de Staline par une supériorité – c’est-à-dire qu’il soit plus patient, plus loyal, plus affable et plus attentionné envers les camarades, moins capricieux… » Bien qu’il ait été décidé après la mort de Lénine de supprimer le « testament » et que son texte n’ait jamais été imprimé en Russie, son authenticité fut néanmoins reconnue par Staline en 1927, et par Khrouchtchev en 1956.

10 mars.

Les Trotsky vécurent à Barbizon de novembre 1933 à Avril 1934. « Benno » et « Stella » étaient deux bergers allemands un mâle et une femelle, qui gardaient la maison.
« Rudolf » était Rudolf Klement, secrétaire de Trotsky pour la langue allemande. Après le départ de Trotsky pour la Norvège, Klement disparut de Paris la veille de la réunion de la conférence où devait être proclamée la Quatrième Internationale, qu’il avait aidé à préparer. Plus tard, quand son corps mutilé fut retrouvé dans la Seine, ses amis déclarèrent qu’il avait été assassiné par des agents de la police secrète russe (Guépéou).

25 mars.

G. M. Krjijanovsky était un des plus anciens leaders bolcheviks. Camille Chautemps, leader radical, était président du Conseil au temps de l’affaire Stavisky, et son gouvernement fut renversé en conséquence de ce scandale. Henri Dorgères participa activement durant les années trente à l’organisation d’un mouvement d’extrême droite parmi les paysans, particulièrement dans l’Ouest de la France. Après les émeutes du 6 février 1934, ses Comités de défense des paysans de l’Ouest fusionnèrent avec deux autres groupes de paysans de droite pour former le Front Paysan. Après la formation du Front Populaire, l’influence de Dorgères alla déclinant.
Johann Phillip Becker, communiste allemand, leader de la section de Genève de la Première Internationale, et directeur à partir de 1866 de son organe, Vorbote. Proche ami de Marx et d’Engels.
Georges Clemenceau (1841-1929), leader radical durant la plus grande partie de sa carrière, devint Premier et ministre de la Guerre en 1917. Il devint célèbre par sa politique de guerre « jusqu’au bout » et par son rôle dans la préparation du Traité de Versailles.
Édouard Herriot fut un des éminents radicaux français et, à diverses reprises, président du Conseil.

26 mars.

Paul-Henri Spaak (1899-1972) qui fut secrétaire général de l’O.T.A.N., était à cette époque ministre dans le Cabinet belge.
Émile Vandervelde, comme Édouard Anseele, était un des chefs du mouvement socialiste belge et de son groupe au parlement depuis la fin du siècle dernier. De 1900 à 1918, il présida le bureau exécutif de l’Internationale socialiste et écrivit de nombreux ouvrages sur des questions économique, politique et sociales. Anseele, député depuis 1894, entra au gouvernement après la première Guerre mondiale.
« Action » est L’Action révolutionnaire, journal publié par l’aile gauche du Parti socialiste belge.

27 mars.

Iskra (L’Étincelle) était un périodique des marxistes révolutionnaires russes fondé en 1900 par Plekhanov, Lénine et Martov. Le premier article de Trotsky dans Iskra est de novembre 1902.

29 mars.

Henri de Man, un des dirigeants de l’aile droite du Parti ouvrier belge, ministre des Finances dans le Cabinet Van Zeeland. Auteur de nombreux ouvrages sur la théorie, la morale et la politique socialistes, il se fit l’avocat d’une modernisation des conceptions révolutionnaires de Marx. Au cours des années trente, il évolua vers une position d’extrême droite.
« Quadragesimo Anno », encyclique du pape Pie XI, publiée le 15 mais 1931, traite de la condition des classes ouvrières, comme l’avait fait la grande encyclique, « Rerum Novarum », du pape Léon XIII qu’elle commémorait.
Claude Farrère est le pseudonyme de Frédéric Bargone (1876-1957). Louis Barthou (1862-1934), au gouvernement pendant une longue période, était ministre des Affaires étrangères quand il fut assassiné, en même temps qu’Alexandre Ier de Yougoslavie, par un révolutionnaire macédonien, à Marseille. Il était mort depuis octobre quand Trotsky lui consacrait ces lignes.
« Cadets » était le nom populaire donné aux membres du Parti Constitutionnel Démocrate. C’était le principal parti libéral russe de 1905 à 1917. Les socialistes-révolutionnaires, appelés communément S.R., constituaient le mouvement socialiste le plus nombreux de la Russie tsariste. Anti-marxistes et populistes, la plupart de ses dirigeants s’appuyaient sur la paysannerie et étaient fortement hostiles aux bolcheviks et à leur révolution.
Par « amalgame » il faut entendre la formation d’un groupe de représentants de différentes – même hostiles – tendances politiques pour les accuser d’un seul et même crime.

2 avril.

« Komintern » est l’abréviation du nom de la Troisième Internationale (communiste).
« H. M. » est pour Henri Molinier, partisan de Trotsky, qui, en sa qualité d’homme d’affaires et d’officier de réserve, était en mesure de se charger des tâches concernant l’obtention du visa pour la France et de la résidence dans ce pays. Molinier fut tué durant la Deuxième Guerre mondiale.

3 avril.

L’Okhrana était la police politique tsariste. Après 1917, ses substituts soviétiques furent connus successivement par les abréviations suivantes : Tchéka, Oguépéou, N.K.V.D., M.V.D., et maintenant K.G.B. Henri Yagoda fut fait chef de l’Oguépéou par Staline ; il organisa et dirigea la première série de purges en 1936. Plus tard accusé d’activité contre-révolutionnaire, et condamné à mort à l’issue du procès de Moscou de 1938.
Nicola Mouralov, chef bolchevik sous le tsarisme et pendant la révolution ; plus tard à la tête de la circonscription militaire de Moscou et membre du Comité centra du Parti communiste. Opposé à Staline dès le début, il fut déporté en même temps que Trotsky et exécuté pour activités contre-révolutionnaires après les procès de Moscou de 1937.

4 avril.

Félix Dzerjinsky (1877-1926), actif bolchevik, devint le premier chef de la Tchéka. Se rangea au côté de Staline contre trotsky.

5 avril.

Iouri Piatakov, théoricien et économiste bolchevik souvent dans l’aile gauche du Parti communiste. Partisan de Trotsky de 1923 à 1928, il occupa divers postes gouvernementaux et joua un rôle important dans les premiers plans quinquennaux. Fut exécuté après le procès de Moscou de 1937.
Alexis Rykov (1881-1938), membre du Comité central du Parti communiste pendant de nombreuses années. Bolchevik, il participa aux révolutions de 1905 et de 1917. Fut président du Conseil des commissaires du peuple après la mort de Lénine. Bien qu’il fût avec Staline contre Trotsky, il participa à l’organisation de l’« Opposition de droite » en 1928-29, puis se rétracta. Condamné à mort au procès de Moscou de 1938.

7 avril.

Colonel (comte) Casimir de la Roque, officier français, attaché à l’état-major général du maréchal Foch de 1926 à 1928 ; leader des Croix de feu, un des principaux animateurs de l’agitation antiparlementaire au 6 février 1934, et par la suite. Les Croix de feu, organisation créée par lui, était à l’origine composée exclusivement d’anciens combattants décorés pour service au front. Après 1930, elle devint une organisation paramilitaire de tendance fasciste. « Badinguet » était un surnom populaire donné en son temps à Napoléon III.
La Vérité était l’hebdomadaire de l’organisation française trotskyste à cette époque.
La série d’articles intitulée « Où va la France ? » fut écrite par Trotsky lui-même. Sa prudente référence à un auteur inconnu montre qu’il put avoir craint les conséquences d’une perquisition policière à l’époque où ce Journal était écrit. Ces articles furent publiés à Paris en 1936 aux Éditions de la Librairie du Travail, et réimprimés en 1958 par les publications de Quatrième Internationale.

9 avril.

Le premier titre se rapporte à la conférence de Stresa (Italie), avril 1935. Réunis à la demande du gouvernement français, les représentants français, anglais et italiens s’efforcèrent de fixer l’action à entreprendre en conséquence de la dénonciation formelle par l’Allemagne des clauses du Traité de Versailles consacrées à son désarmement.
Karl Radek (1885- ?) joua un rôle éminent dans les mouvements socialistes de gauche en Pologne, en Allemagne et en Russie, avant, pendant et après la Première Guerre mondiale. Il rentra en Russie pour se joindre aux bolcheviks après la Révolution et devint un des membres dirigeants de l’Internationale communiste. Expulsé du Parti en 1927, il fut réadmis en 1930 et jugé en 1937 sous l’inculpation de complot contre l’Union soviétique.

9 avril

Le 16 juillet 1918, le tsar Nicolas II, la tsarine et tous leurs enfants furent fusillés dans une prison, à Ekaterinbourg où ils avaient été enfermés.
Iakov Sverdlov, un des organisateurs et administrateurs des plus capables parmi les bolcheviks, occupa dans le premier Soviet une place équivalente à celle de premier ministre jusqu’à sa mort en 1919.
Poslednié Novosti (les Dernières Nouvelles) était un journal publié à Paris après la Révolution bolchevique par les Cadets émigrés.

10 avril.

Dora Kaplan était membre actif du Parti socialiste-révolutionnaire. Pour protester contre le régime bolchevik elle attenta à la vie de Lénine au moment où il sortait d’une réunion, le blessant gravement d’une balle de revolver.

11 avril.

Llandrindod Wells est une ville d’eaux du pays de Galles. Le 8 avril 1935, Stanley Baldwin y prononça un discours, devant le Conseil national des Églises évangéliques libres, en faveur du Livre Blanc gouvernemental sur la défense militaire, insistant sur un accroissement des forces aériennes pour protéger l’Angleterre contre toute agression.

14 avril.

Lady Cynthia était la femme de Sir Oswald Mosley qui siégea au Parlement britannique successivement comme conservateur indépendant puis comme travailliste, et devint finalement, après la Deuxième Guerre mondiale, le leader de l’Union britannique des fascistes. Le père de Lady Cynthia, Lord Curzon, avait été gouverneur général de l’Inde, et plus tard membre du Comité de guerre du Cabinet britannique du temps de guerre. Dès ce moment il participa activement à la politique étrangère de la Grande-Bretagne.
L’I.L.P. de la lettre de Lady Cynthia est l’Indépendent Labour Party, une des plus anciennes formations socialistes de Grande-Bretagne. Il avait participé à la création du Labour Party dont il constitua l’aile gauche. Bien qu’il s’en retira par la suite et se rapprocha, sur quelques points, des trotskystes dans les dernières années d’avant-guerre, la plupart de ses leaders restèrent dans le labour Party ou y retournèrent.

2 mai.

Le docteur Martin était un leader socialiste local à Grenoble.

4 mai.

Alexandre Potemkine était à cette date ambassadeur soviétique en France.

5 mai.

Max Eastman (1883-1969) dirigea la revue The Masses avant la Première Guerre mondiale, puis le Liberator. A partir de 1923, il défendit l’Opposition trotskyste pendant plusieurs années et devint le traducteur et le représentant littéraire de Trotsky aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages critiquant le régime stalinien et proposant une révision des conceptions de Marx selon des lignes plus révolutionnaires, il devait se détacher plus tard du socialisme.

8 mai.

Le « rempart scandinave » est une allusion à la phrase : « La France est le premier rempart de la liberté en Europe », rendue célèbre par Édouard Daladier.
« M. » se réfère à Raymond Molinier, frère de « H. M. » (Henri Molinier) mentionné sous la date du 2 avril. Le « jeune camarade français » est Jean van Heijenoort, secrétaire de Trotsky de 1932 à 1939 en Turquie, France, Norvège et Mexique. « G » était l’inspecteur Gagneux de la Sûreté nationale.
Laon Daudet, fils de l’écrivain Alphonse Daudet, était un journaliste et critique littéraire ultra-nationaliste, rédacteur en chef du journal royaliste L’Action française. Il était également un des dirigeants de l’organisation royaliste connue comme « Camelots du roi ». Fut fortement influencé par Charles Maurras, comme lui dirigeant de L’Action française et des « Camelots ».

9 mai.

Unser Wort était une publication trotskyste allemande dont le titre dérivait de celui (Naché Slovo) du quotidien russe publié à Paris durant la Première Guerre mondiale par Trotsky et un groupe de socialistes russes de diverses tendances, tous contre la guerre.

10 mai.

Le « Congrès de Bâle », congrès international de socialistes réuni le 24 novembre 1912 pour discuter sur la meilleure tactique pour empêcher la guerre d’éclater en Europe. Les socialistes français et les socialistes allemands et autrichiens se trouvèrent en désaccord aigu sur la résolution, dont parle Trotsky, contre la guerre, éloquemment rédigée mais sans aucune suggestion spécifique quant aux moyens de l’empêcher.

13 mai.

Le maréchal Josef Pilsduski (1867-1935), chef de l’État polonais après la Première Guerre mondiale, avait été un dirigeant de l’aile nationaliste révolutionnaire du mouvement socialiste polonais : fondateur du Parti socialiste polonais.
Pour Vandervelde, voir note sous 26 mars, Friedrich Adler, fils de Victor Adler, est le socialiste pacifiste qui, en 1916, assassina le comte Sturgkh, premier ministre autrichien. A l’époque de cette réunion, il était secrétaire de l’Internationale.
Rudolf Breitscheid, économiste spécialisé dans les questions financières, était un leader du Parti social-démocrate sous la république de Weimar qu’il servit comme ministre. Otto Bauer est mentionné plus haut (18 février). Oskar Pollak était un des leaders du Parti social-démocrate autrichien, alors en exil. « Leo de Winter », c’était Lev Winter, Premier ministre du Travail et de l’Assistance en Tchécoslovaquie, où il marqua sa place par les efforts qu’il fit en faveur d’une législation de sécurité sociale et par sa collaboration à un Manuel de Droit industriel. Fedor (Théodore) Dan était un des leaders du parti social-démocrate russe (menchevik) en exil. William Gillis était britannique au Bureau alors le représentant du Labour Party exécutif de l’Internationale.

14 mai.

Alexandre Oulianov, frère aîné de Lénine, socialiste révolutionnaire agrarien, ou Populiste (« Narodnik »). En 1887 il fut jugé et exécuté pour participation à un attentat contre le tsar Alexandre III.
Igor Lazarev, fils de paysans russes, était également populiste révolutionnaire. Il vécut longtemps à l’étranger, participa à la création de l’aile droite. Vera Figner (1852-1942) docteur en médecine, un des fondateurs de l’ancien mouvement populiste « Terre et Liberté ». Plus tard adhéra au groupe terroriste de la « Volonté du Peuple » et fut rendue responsable de l’assassinat d’Alexandre II en 1881 ; seul membre non capturé par la police, elle fut finalement prise, emprisonnée, exilée, et ne rentra en Russie qu’en 1916. Après avoir présidé un Comité d’aide aux prisonniers politiques, elle se retira de la vie militante pour écrire ses Mémoires.

16 mai.

Le livre de Wittels sur Freud est : « Sigmund Freud, sa personnalité, son enseignement et son école », par Fritz Wittels dont une tradition anglaise avait été publiée à New York en 1924.

23 mai.

« Jeanne » est Jeanne Martin Despallières, compagne du fils aîné de Trotsky (Liova).

1er juin.

« Komsomol » est l’abréviation de l’organisation communiste des Jeunesses de l’U.R.S.S.
Kurt Rosenfeld, avocat allemand, membre de l’aile gauche du Parti social-démocrate, puis du révolutionnaire S.A.P. (Parti ouvrier socialiste).

6 juin.

À cette date la France traversait une crise financière. Durant le mois de mai, le gouvernement avait demandé les pleins pouvoirs pour sauver le franc, et il avait été renversé. Plus tard, en juillet, un autre gouvernement obtint alors les pouvoirs spéciaux et engagea une politique d’économies.

8 juin.

Le père de « L. S. », Semion Lvovitch Kliatchko, vécut longtemps à Vienne, où il mourut en 1914. Il devint l’ami le plus intime de Trotsky durant son second exil sous le régime tsariste.
Avvakoum (1620 ?-1681) fut exilé à deux reprises pour ses doctrines et il périt sur le bûcher. En 1673 ; il écrivit son autobiographie, remarquable notamment parce qu’elle était écrite en langage populaire. Le livre eut un grand succès parmi les schismatiques de l’Église orthodoxe russe.

9 juin.

« Van » est Jean van Heijenoort (voir note du 8 mai).
« Professeur Picard (le Belge) » est probablement le physicien et aéronaute suisse Auguste Piccard qui, en 1932, avait réussi à établir un record dans l’ascension par ballon au cours d’une expérience financée par le gouvernement belge.

20 juin.

Dans les premières années de la révolution russe, André Marty dirigea une mutinerie de marins à bord des bâtiments de guerre français engagés dans une intervention militaire contre la Russie soviétique. Sous Staline il occupa des postes importants dans l’Internationale communiste et dans le parti communiste français. Député pendant plusieurs années ; il fut expulsé du parti communiste après la deuxième Guerre mondiale.
« Dr R. » est le docteur Rosenthal, médecin parisien. Son fils Gérard était à cette époque membre du groupe trotskyste français.
Olaf Scheflo, un des dirigeants du Parti ouvrier norvégien et l’orateur de l’aile gauche durant la Première Guerre mondiale, il fit campagne pour l’adhésion à l’Internationale communiste. Quand le Parti ouvrier se retira de l’Internationale communiste, il resta pour un temps sans affiliation internationale jusqu’au jour où il adhéra à l’Internationale socialiste. A l’époque où Trotsky écrivait ces lignes, Scheflo dirigeait le journal du parti à Christiansund.
Au congrès national du Parti socialiste français, réuni à Mulhouse, les trotskystes qui venaient seulement d’adhérer au Parti, attaquèrent vigoureusement la politique de la direction et exposèrent le programme établi par Trotsky.
Walter était un trotskyste allemand qui avait fui en Norvège quand Hitler s’empara du pouvoir.
« Rous » est jean Rous, qui adhéra au mouvement trotskyste français au cours des années trente.
Jean Frankel, trotskyste tchécoslovaque, secrétaire de Trotsky en Turquie, Norvège et au Mexique.
Le Storting est le Parlement norvégien.
Martin Tranmael, leader du Parti ouvrier norvégien et directeur de son organe central, Arbeiderbladet, à Oslo. Tranmael était communiste. Après avoir résisté aux exigences du Comité exécutif de l’Internationale demandant l’exclusion d’éléments dissidents, il rompit complètement avec l’Internationale. Plus tard, il contribua à amener le parti ouvrier norvégien au sein de l’Internationale socialiste.
Avely Enoukidzé, révolutionnaire géorgien, était un ami intime de Staline et un des plus anciens membres du parti bolchevik. Longtemps membre du Comité central du parti et secrétaire du Comité exécutif central de l’Union soviétique, il fut exclu du Parti en 1935 pour « dissipations politiques et morales » après avoir été suspecté par Staline d’aider les prisonniers politiques et les exilés de l’Opposition. Il fut exécuté en 1937 après procès sous l’inculpation d’« espionnage et d’activités terroristes ».
Mikhail Kalinine (1875-1946), ouvrier d’usine, militant actif du parti social-démocrate sous le tsarisme, fut élu en 1919 membre du Comité central du parti et Président du Comité exécutif du gouvernement soviétique. De 1938 à 1946, il fut à la tête du présidium du Soviet suprême de l’U.R.S.S.

24 juin.

Le Matin était un important quotidien conservateur, publié à Paris.

26 juin.

Arkhangelskoié est un village situé à une cinquantaine de kilomètres de Moscou. Quand ils vivaient au Kremlin, Trotsky et sa femme allaient passer dans ce village leurs journées de repos.

29 juin.

Aftenposten est un quotidien conservateur publié à Oslo

1er juillet.

Emma Goldman (1869-1940), anarchiste née en Russie, émigra aux États-Unis quand elle avait dix-sept ans et en fût bannie en 1919. Elle alla alors en Russie mais fut désillusionnée par le conflit entre son idéal et les réalités du régime soviétique. Après un séjour en Angleterre, elle se fixa au Canada.
« Mother » Jones, militante du mouvement ouvrier américain, spécialement dans les districts miniers de Pennsylvanie et de la Virginie occidentale, et dans ceux de l’Ouest et du Sud-Ouest. Elle était encore très active à quatre-vingt-dix ans. « The Autobiography of Mother Jones » fut publiée à Chicago en 1925 ; elle a été traduite en français.
Le prince Pierre Kropotkine (1842-1921) fut un éminent géographe russe qui devient révolutionnaire très jeune puis se convertit à l’anarchisme après 1870 et fut dès lors un leader du mouvement.
Konrad Knudsen, après avoir appartenu aux « Industrial Workers of the World » durant son séjour aux États-Unis, milita activement dans le Parti ouvrier norvégien et au Parlement après sont retour dans sa Norvège natale. Durant son séjour en Norvège, Trotsky vécut dans la maison de Knudsen, à Weksal, un village près d’Oslo.

30 juillet.

Trygve Lie (1896-1968) à cette époque leader du parti ouvrier.

8 septembre.

Le « Torgsin » était, avant la deuxième Guerre mondiale, une organisation commerciale soviétique officielle, chargée de la vente de marchandises aux Russes sur la base de contributions envoyées de l’étranger.
Les Lafargue et la femme de Platon Volkov, Zinaïda, fille de Trotsky, s’étaient tous trois suicidés. C’est à ces suicides que Volkov fait allusion.
« Grand-mère », c’est Sokolovskaïa, l’auteur de la lettre précédente.

FIN

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