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Lettre ouverte aux ouvriers français

dimanche 2 février 2014, par Robert Paris

Lettre ouverte aux ouvriers français
10 juin 1935

Chers camarades,

Je quitte aujourd’hui la France et cette circonstance me donne, enfin, la chance de m’expliquer ouvertement devant vous : tant que je restais sur le sol français, j’étais condamné au silence.

Il y a deux ans, le gouvernement « de gauche » Daladier, dans sa lune de miel, me permit de me fixer en France avec les mêmes droits, paraît‑il, que les autres étrangers. En fait, il me fut interdit de vivre à Paris, et je me suis immédiatement trouvé sous la surveillance de la police. Peu de temps après le 6 février 1934, le ministre de l’intérieur, Albert Sarraut, après une campagne enragée de la presse, signa un décret m’expulsant de France. Il ne se trouva pas, pourtant, de gouvernement étranger qui consentît à m’accepter. C’est la seule raison pour laquelle le décret d’expulsion n’était pas venu jusqu’à maintenant à exécution. Il me fut prescrit par la sûreté nationale de me fixer dans un département déterminé, dans un petit village, sous la stricte surveillance de la police. Dans ma dernière année de vie en France, je fus plus coupé du monde extérieur que lorsque je vivais dans l’île de Prinkipo, en Turquie, sous l’œil de la police de Kemal‑Pacha. Le visa du gouvernement radical était ainsi devenu à sa manière un piège.

Loin de moi la pensée de me plaindre du gouvernement de la III° République. Les ministres les plus « démocrates », tout comme les plus réactionnaires, ont pour tâche de sauvegarder l’esclavage capitaliste. J’appartiens au parti révolutionnaire qui se donne pour but de renverser le capitalisme. De cet antagonisme irréductible découle inévitablement la lutte, avec toutes ses conséquences. Il n’y a là aucun motif de se plaindre !

Si je me permets, cependant, de retenir votre attention sur une question aussi mince que les conditions de ma vie en France, c’est seulement parce que cet épisode est lié d’une façon très étroite à la politique de l’Internationale communiste, qui est maintenant devenue le principal obstacle sur la voie historique du prolétariat.

Il y a deux ans, l’Humanité répétait chaque jour : « Le fasciste Daladier a fait appeler le social‑fasciste Trotsky en France, pour organiser, avec son aide, l’intervention militaire contre l’U.R.S.S. ». Il s’est trouvé des gens assez nombreux, honnêtes, mais naïfs et ignorant, qui crurent à cette absurdité, comme au printemps de 1917, des millions de paysans de soldats et même d’ouvriers russes crurent Kerensky quand il affirmait que Lénine et Trotsky étaient des « agents du kaiser Guillaume ». On ne peut accuser des gens trompés de ne pas voir clair ‑ il faut leur apporter la lumière. Mais on peut et on doit accuser les coquins éclairés qui répandent sciemment le mensonge et la calomnie pour tromper les travailleurs. De tels coquins conscients, ce sont les chefs du parti soi‑disant communiste ( ?!) : Cachin, Thorez, Vaillant‑Couturier, Duclos et consorts.

Aujourd’hui ces messieurs ont constitué, comme on sait, avec le « fasciste » Daladier un « Front Populaire » antifasciste. D’une intervention de l’impérialisme français en U.R.S.S., les staliniens qui se donnent le nom de communistes ont cessé de parler. Au contraire, ils voient maintenant dans l’alliance du capital français avec la bureaucratie soviétique une garantie de paix. Sur l’ordre de Staline, Cachin, Thorez et consorts appellent à présent les ouvriers français à soutenir leur militarisme national, c’est‑à‑dire l’instrument de l’oppression de classe et de l’avilissement colonial. Ces calomniateurs se sont démasqués bien rapidement et sans ménagement. Hier ils me traitaient d’agent de Daladier et de la bourgeoisie française, et aujourd’hui ils ont réellement conclu alliance avec Daladier, Herriot et Laval et se sont attelés au char de l’impérialisme français.
La nouvelle calomnie stalinienne.

A présent, messieurs les calomniateurs commencent à dire (voir par exemple le journal des staliniens belges) que la politique de Trotsky et des bolcheviks‑léninistes rend service, non à Herriot et à Daladier, mais à Hitler, c’est‑à‑dire non pas à l’impérialisme français, mais à l’impérialisme allemand [1]. Cette nouvelle calomnie sonne, cependant comme une mélodie trop vieille et trop connue. Pendant la guerre impérialiste, parce que je me situais sur la position de l’internationalisme révolutionnaire, messieurs les social-patriotes : Renaudel, Vandervelde, Séverac, Marcel Cachin, m’accusèrent de « soutenir » le militarisme allemand contre la démocratie française. C’est précisément pour cette raison que le gouvernement Briand‑Malvy m’expulsa de France en 1916. Et le vaillant Marcel Cachin, « dans les intérêts de la démocratie française », partait en même temps, chargé par le gouvernement impérialiste, porter de l’argent à Mussolini pour faire de la propagande en faveur de l’entrée de l’Italie en guerre. Tous ces faits furent à maintes reprises confirmés dans la presse, ils peuvent être facilement vérifiés et prouvés. Cachin, d’ailleurs, n’a même jamais tenté de les nier.

Marcel Cachin reprend maintenant le même travail de social-patriote qui l’a déshonoré durant la guerre impérialiste. Derrière Cachin marchent tous les autres chefs du parti communiste (?!) français. Ce ne sont pas des révolutionnaires, mais des fonctionnaires. Ils font ce que leurs supérieurs leur ordonnent. Seul André Marty a fait preuve en son temps de qualités de véritable révolutionnaire : son passé mérite l’estime. Mais le milieu de l’Internationale communiste a réussi à le démoraliser, lui aussi [2].
Pourquoi Staline et ses laquais trançais sont‑ils des traîtres ?

Pour justifier leur tournant social‑patriotique, ces messieurs invoquent la nécessité de « défendre l’U.R.S.S. ». Cet argument est faux d’un bout à l’autre. Il est suffisamment connu que l’idée même de la « défense nationale » n’est qu’un masque à l’aide duquel les exploiteurs couvrent leurs appétits de brigands et les heurts sanglants en vue du butin, faisant d’ailleurs de leur propre nation une simple chair à canon. Mais si nous, marxistes, avons toujours affirmé que la bourgeoisie impérialiste ne peut jamais défendre et ne défendra jamais les véritables intérêts de sa propre nation, comment pouvons‑nous subitement croire qu’elle est capable de défendre les véritables intérêts de l’U.R.S.S. ? Peut‑on douter un seul instant qu’à la première possibilité favorable l’impérialisme français mettra en œuvre toutes ses forces pour renverser en U.R.S.S. la propriété socialisée et rétablir la propriété privée ? Et s’il en est ainsi, seuls des traîtres à la classe ouvrière peuvent farder leur propre militarisme en offrant un soutien direct ou indirect, ouvert ou caché, à la bourgeoisie française et à sa diplomatie. Staline et ses laquais français sont ces traîtres.

Pour masquer leurs trahisons, ils invoquent, naturellement, Lénine ‑ avec autant de raison que Lebas, Paul Faure, Longuet et autres opportunistes invoquent Marx. L’Humanité cite presque chaque jour la lettre de Lénine aux ouvriers américains, dans laquelle il raconte comment, au début de 1918, il recevait un officier royaliste français pour utiliser ses services contre les Allemands qui avaient engagé contre nous une nouvelle offensive [3]. Cet argument n’a pas pour but d’éclaircir la question mais, au contraire, de la brouiller aux yeux des ouvriers. Nous nous en convaincrons tout à l’heure en toute évidence. Ce serait, bien entendu, une absurdité de nier le droit pour le gouvernement soviétique d’utiliser les antagonismes dans le camp des impérialistes ou de faire, en cas de nécessité, telle ou telle concession aux impérialistes. Les ouvriers en grève utilisent aussi la concurrence entre les entreprises capitalistes et font des concessions aux capitalistes, ils capitulent même devant eux quand ils ne peuvent vaincre. Mais est‑ce que de là découle le droit pour les chefs syndicaux de collaborer amicalement avec les capitalistes, de les couvrir et de devenir leurs serviteurs ? Personne n’appellera traîtres les ouvriers en grève qui ont été contraints de capituler. Mais Jouhaux, qui paralyse la lutte de classe du prolétariat au nom de la paix et de l’amitié avec les capitalistes, nous avons non seulement le droit, mais encore l’obligation de déclarer qu’il est un traître au prolétariat. La différence entre la politique de paix pratiquée par Lénine à Brest‑Litovsk et la politique franco‑soviétique de Staline est la même qu’entre la politique du syndicalisme révolutionnaire qui, après une défaite partielle, est contraint de faire des concessions à l’ennemi de classe et la politique de l’opportuniste qui devient de son propre gré l’allié et le laquais de l’ennemi de classe.
Que signifie le compromis de Lubersac ?

Lénine a reçu chez lui un officier réactionnaire français. A la même époque, je le reçus aussi et dans le même but : de Lubersac s’offrait pour faire sauter les ponts sur la route de notre retraite, afin que nos réserves militaires ne tombent pas entre les mains des Allemands. Seule la tête creuse d’un anarchiste quelconque pourrait voir dans une telle « transaction » une trahison. Au cours des mêmes jours, les agents officiels de la France me rendirent visite et offrirent une aide plus large, en artillerie et en provisions.

Nous comprenions très bien que leur but était de nous faire entrer de nouveau dans la guerre contre l’Allemagne. Mais les armées allemandes nous attaquaient réellement et nous étions faibles. Avions-nous le droit d’accepter dans ces conditions une « aide » de l’état-major français ? Absolument ! Ce fut précisément la proposition que j’apportai au comité central du parti le 22 février 1918. Le texte de cette proposition est reproduit dans les procès-verbaux officiels du comité central publiés à Moscou en 1929. Voici cette proposition : « En tant que parti du prolétariat socialiste, se trouvant au pouvoir et menant la guerre contre l’Allemagne, nous prenons, par le moyen des institutions d’Etat, toutes les mesures pour armer et approvisionner le mieux possible notre armée révolutionnaire par tous les moyens nécessaires ; dans cette perspective, il faut trouver les dits moyens là où il est possible de le faire, et par conséquent aussi chez les gouvernements impérialistes. (Notre) parti conserve la complète indépendance de sa politique extérieure, ne donne aux gouvernements capitalistes aucun engagement politique et, dans chaque cas particulier, examine leurs propositions sous l’angle de l’utilité finale. »

Lénine n’était pas présent à cette séance du comité central. Il envoya une lette. En voici le texte authentique : « je prie de compter ma voix pour la prise de pommes de terre et d’armes chez les brigands impérialistes anglo‑français [4] ». Voilà comment le comité central d’alors des bolcheviks se comportait, en ce qui concerne l’utilisation des antagonismes capitalistes : des accords pratiques avec les impérialistes (prendre les pommes de terre) sont parfaitement admissibles ; mais une solidarité politique avec les brigands impérialistes est absolument inadmissible.

Le crime de Staline n’est pas de conclure tel ou tel accord pratique avec l’ennemi de classe : ces accords peuvent être justes ou erronés, mais il est impossible de les rejeter par principe. Le crime est que Staline a approuvé la politique d’un gouvernement impérialiste qui monte la garde autour du traité de spoliation et de brigandage de Versailles. Staline n’a pas encore pris « quelques pommes de terre » chez les brigands impérialistes, mais il s’est déjà solidarisé politiquement avec eux.

Renforcer son armée qui opprime soixante millions d’esclaves coloniaux, la bourgeoisie française peut le faire, bien entendu, même sans l’approbation de Staline. Si cette approbation lui a été nécessaire, c’est en vue d’affaiblir et de démoraliser la lutte de classe du prolétariat français. En signant une adresse de félicitations au militarisme français, Staline agit, non pas comme un gréviste contraint temporairement de céder à l’impérialisme, mais comme un briseur de grève qui paralyse la lutte des ouvriers.
La source de la trahison.

La trahison de Staline et de la direction de l’Internationale communiste s’explique par le caractère de la couche dirigeante actuelle en U.R.S.S. C’est une bureaucratie privilégiée et incontrôlée, qui s’élève au‑dessus du peuple et qui opprime le peuple. Le marxisme enseigne que l’existence détermine la conscience. La bureaucratie soviétique craint avant tout la critique, le mouvement, le risque : elle est conservatrice, elle défend âprement ses privilèges. Etouffant la classe ouvrière en U.R.S.S., elle a perdu depuis longtemps confiance dans la révolution mondiale. Elle promet de construire le « socialisme dans un seul pays » si les travailleurs se taisent, obéissent et endurent.

Pour défendre l’U.R.S.S., la bureaucratie place ses espoirs dans son habileté politique, dans la diplomatie de Litvinov [5], dans l’alliance militaire avec la France et la Tchécoslovaquie, mais non dans le prolétariat révolutionnaire. Au contraire, elle craint que les ouvriers français et tchèques puissent, par leurs actions inopportunes, effrayer ses nouveaux alliés. Elle se donne pour tâche de freiner la lutte de classe du prolétariat dans les pays « alliés ». Ainsi la source de la trahison de Staline, c’est le conservatisme national de la bureaucratie soviétique, son hostilité directe pour la révolution prolétarienne mondiale.
Les conséquences de la trahison.

Les conséquences de la trahison de Staline se sont traduites immédiatement dans le changement cynique de la politique du parti communiste français, que dirigent, non pas des chefs choisis par les ouvriers français, mais des agents de Staline. Hier, ces messieurs bavardaient sur le « défaitisme révolutionnaire » en cas de guerre. Aujourd’hui ils prennent la position de la « défense nationale »... dans l’intérêt de la défense de la paix. Ils répètent mot pour mot les formules de la diplomatie capitaliste. Comment n’en serait‑il pas ainsi puisque tous les brigands impérialistes sont pour la paix, concluent des alliances, accroissent leurs armées, fabriquent des gaz toxiques, cultivent les bactéries uniquement « dans les intérêts de la paix ». Qui dit : « L’alliance franco-soviétique est une garantie de paix » assume une responsabilité non seulement en faveur du gouvernement soviétique, mais aussi de la Bourse française, de son état-major, des gaz et les bactéries de cet état-major.

L’Humanité écrit : « Le gouvernement français se trouvera sous le contrôle des ouvriers français. » Mais c’est une phrase creuse de piteux démagogues. Où et quand un prolétariat opprimé a‑t‑il « contrôlé » la politique extérieure de sa bourgeoisie et les actes de son armée ? Comment peut‑il le faire, tant que le pouvoir est entre les mains de la bourgeoisie ? Pour diriger l’armée, il faut renverser la bourgeoisie et conquérir le pouvoir. Il n’y a pas d’autre voie. Or la nouvelle politique de l’Internationale communiste signifie l’abandon de cette unique voie.

Quand le parti prolétarien déclare qu’en temps de guerre il va « contrôler », c’est‑à‑dire soutenir son militarisme national au lieu de le renverser, il devient par cela même une bête apprivoisée du capital. Il n’y a pas la moindre raison de craindre un tel parti. Ce n’est pas un tigre révolutionnaire, mais un âne domestiqué. On peut l’affamer, le fouetter, lui cracher entre les yeux, il n’en portera pas moins le faix du patriotisme. Peut‑être ne fera‑t‑il que braire piteusement de temps en temps : « Au nom de Dieu, désarmez les ligues fascistes ! » En réponse, il recevra un nouveau coup de fouet. Et il ne l’aura pas volé !
A qui appartient la victoire.

L’Internationale communiste a présenté l’entrée de l’U.R.S.S. dans la S.D.N. et la conclusion de l’alliance franco-­russe comme la plus grande victoire du prolétariat et de la paix. Quel est donc le contenu de cette victoire ?

Le programme de l’Internationale communiste, adopté en 1928, dit que « sa tâche principale (de la S.D.N. ) est d’arrêter la croissance ininterrompue de la crise révolutionnaire et d’étrangler l’U.R.S.S au moyen du blocus et de la guerre ». Dans de telles conditions, il était naturel que les représentants de l’U.R.S.S. n’entrent pas à la S.D.N. , c’est‑à‑dire dans l’état‑major de la contre-révolution impérialiste mondiale.

Qu’y a‑t‑il de changé depuis ? Pourquoi l’U.R.S.S. a‑t‑elle cru nécessaire d’entrer dans la S.D.N. ? A qui appartient ici la victoire ? Là aussi, les chefs de l’Internationale communiste trompent les ouvriers. La bourgeoisie française n’aurait jamais conclu un accord avec l’U.R.S.S. si elle continuait à voir dans celle‑ci un facteur révolutionnaire. Ce n’est que l’extrême affaiblissement de la révolution mondiale qui a donné la possibilité d’inclure l’U.R.S.S. dans le système des camps impérialistes antagonistes.

Bien entendu, si l’industrie soviétique n’avait pas obtenu de grands succès, s’il n’existait ni tanks soviétiques, ni aviation soviétique, personne n’aurait tenu compte de l’U.R.S.S. Mais chacun peut en tenir compte à sa manière. Si l’U.R.S.S. était restée la forteresse de la révolution mondiale, si l’Internationale communiste menait une offensive victorieuse, les classes dominantes de France, d’Angleterre et d’Italie auraient sans hésitation donné à Hitler les pleins pouvoirs pour faire la guerre à l’U.R.S.S. Mais à présent, après la défaite de la révolution en Chine, en Allemagne, en Autriche, après les succès du fascisme en Europe, après la débâcle de l’Internationale communiste et la transfiguration nationale de la bureaucratie soviétique, la bourgeoisie de France, d’Angleterre et d’Italie répond à Hitler : « Pourquoi risquer une croisade contre l’U.R.S.S.? Sans qu’il soit besoin de chercher plus loin, Staline étrangle la révolution avec succès. Il faut tenter de se mettre d’accord avec lui. »
Le pacte lie l’U.R.S.S., mais non la France !

L’alliance franco‑soviétique n’est pas une garantie de paix ‑ quelle absurdité éhontée ! ‑ mais une transaction dans l’éventualité d’une guerre. Les avantages de cette transaction pour l’U.R.S.S. sont pour le moins problématiques. La France n’est « obligée » de venir en aide à l’U.R.S.S. que si ses alliés de Locarno, c’est‑à‑dire l’Angleterre et l’Italie, sont d’accord. Cela veut dire qu’au cas où l’impérialisme français trouverait plus avantageux de se mettre au dernier moment d’accord avec Hitler, aux dépens de l’U.R.S.S., l’Angleterre et l’Italie aideront toujours à « légaliser » cette « trahison ». L’Humanité garde soigneusement le silence sur cette soupape de sûreté du pacte. Cependant, tout est là. Le pacte lie l’U.R.S.S., mais ne lie pas la France !
Que doivent faire les députés socialistes et communistes ?

Admettons néanmoins qu’après toutes ses erreurs et tous ses crimes la bureaucratie soviétique ne pouvait fait autre chose que conclure cette alliance militaire ambiguë et incertaine avec la France. Dans ce cas, le gouvernement soviétique n’avait qu’à reconduire les pacte Staline‑Laval. Mais il en est tout autrement en France. Le prolétariat français ne doit pas permettre à sa bourgeoisie de se cacher derrière le dos de la bureaucratie soviétique. Après la signature du pacte, les buts des impérialistes français sont restés les mêmes qu’avant : affermir les anciens brigandages, en préparer de nouveaux, faciliter la nouvelle mobilisation du peuple français, utiliser le sang du prolétariat soviétique. Si les députés communistes et socialistes votent au Parlement l’alliance franco‑soviétique, ils se manifesteront une nouvelle fois comme des traîtres au prolétariat !

La lutte contre la guerre est inconcevable sans la lutte contre son propre impérialisme. La lutte contre l’impérialisme est inconcevable sans lutte contre ses agents et alliés réformistes et stalinistes. Il faut une épuration impitoyable des organisations ouvrières, politiques et syndicales, des social‑patriotes traîtres à la classe ouvrière, quel que soit leur nom : Léon Blum ou Thorez, Jouhaux ou Monmousseau.
Le rôle des bolcheviks‑léninistes du parti socialiste :

En France, un seul groupement défend honnêtement, avec conséquence et vaillance, les principes de la révolution prolétarienne : c’est le groupe bolchevik‑léniniste du parti socialiste. Son organe est l’hebdomadaire La Vérité. Chaque ouvrier qui réfléchit doit connaître ce journal.

Les bolcheviks‑léninistes ont défini clairement et exactement les tâches du prolétariat dans la lutte contre la guerre dans une brochure spéciale : « La IV° Internationale et la guerre ». La connaissance de cette brochure et la discussion approfondie des questions qui y sont soulevées est également le devoir immédiat de chaque prolétaire d’avant‑garde, devoir envers lui-même et envers sa classe.

La trahison des stalinistes, se joignant à la vieille trahison des réformistes, nécessite un renouvellement complet de toutes les organisations prolétariennes. Il faut un nouveau parti révolutionnaire. Il faut une nouvelle Internationale : la IV° ! Servir cette grande tâche historique, c’est le contenu de l’activité de l’organisation internationale des bolcheviks-­léninistes.
Pourquoi la haine de la bureaucratie contre les trotskystes.

La trahison de Staline ne fut pas pour nous une chose inattendue. Nous l’avions prédite dès 1924, lorsque la bureaucratie soviétique eut renié la théorie de Marx et Lénine en faveur de la théorie du « socialisme dans un seul pays ». Les intrigants et les philistins disaient que notre lutte contre Staline était une lutte « personnelle ». A présent, même les aveugles doivent se persuader que cette lutte est menée au nom des principes fondamentaux de l’internationalisme et de la révolution. Des centaines de fois, nous avons dit au cours des dernières années : « Grattez un staliniste et vous découvrirez un opportuniste ». Maintenant il n’y a même plus besoin de gratter. Les stalinistes occupent en fait l’extrême droite du mouvement ouvrier et, comme ils continuent à se couvrir de l’autorité de la révolution d’Octobre, ils sont infiniment plus nuisibles que les anciens opportunistes traditionnels.

La haine des staliniens contre les « bolcheviks‑léninistes » (« trotskystes ») c’est la haine du bureaucrate conservateur contre le véritable révolutionnaire. La bureaucratie tremblant pour son pouvoir et ses revenus ne s’arrête devant aucune bassesse et aucune canaillerie dans la lutte contre les bolcheviks‑léninistes.

Avant de commettre ouvertement sa dernière trahison, Staline a organisé un nouveau pogrome ‑ le centième ‑ contre l’aile gauche en U.R.S.S. Il a mis en scène une série de pseudo‑procès contre les oppositionnels, cachant les véritables opinions de ceux‑ci et leur attribuant des actes qu’ils n’ont jamais commis. Par exemple ; l’ancien président de l’Internationale communiste, Zinoviev, a été condamné à dix ans de prison pour la seule raison qu’après une série d’hésitations et de repentirs il a été amené à reconnaître le caractère funeste de la politique du stalinisme [6].

La bureaucratie soviétique a tenté de me mêler, par l’intermédiaire d’un provocateur, au procès des terroristes qui ont tué Kirov. Staline a arrêté, au début de cette année, mon fils, jeune savant, travailleur soviétique loyal, ne participant aucunement à la lutte politique [7]. Le but de l’arrestation était d’exercer une terreur impitoyable non seulement contre les bolcheviks‑léninistes mais aussi contre les membres de leurs familles.

La bureaucratie est sans pitié lorsqu’elle voit approcher une menace contre sa domination et ses privilèges. Dans ce domaine, les stalinistes trouvent un appui constant auprès de la police capitaliste du monde entier.
La fraction de Staline dans le parti socialiste.

Tout dernièrement, au mois d’avril, Staline a dépêché à Paris les dirigeants des jeunesses communistes russes pour convaincre la jeunesse révolutionnaire française d’adopter la position social-patriotes [8]. Ces jeunes bureaucrates ont organisé à l’intérieur du parti socialiste une fraction staliniste spéciale dont le mot d’ordre principal est : « Exclusion des trotskystes » ! Inutile d’ajouter que pour faire ce travail de désagrégation la clique stalinienne n’a pas ménagé et ne ménage pas les moyens financiers : si elle est pauvre d’idées, elle ne manque pas de devises [9].

Mais les révolutionnaires ne cèdent pas sous les coups de la terreur. Au contraire, ils répondent en redoublant l’offensive. Le stalinisme est maintenant la plaie principale du mouvement ouvrier mondial. Cette plaie, il faut l’extirper, la retrancher, la brûler au fer rouge. Il faut à nouveau rassembler le prolétariat sous le drapeau de Marx et de Lénine.

Chers camarades,

Je suis loin de vous avoir dit tout ce que je voulais vous dire et comme je voulais le faire. Mais je suis obligé de me hâter : d’une heure à l’autre, un policier doit venir pour me reconduire, ainsi que ma femme, fidèle compagne de ma lutte et de mes pérégrinations, à la frontière française. Je pars animé d’un profond amour pour le peuple français et une foi indéracinable dans le grand avenir du prolétariat français ; mais avec une haine aussi profonde et indéracinable pour l’hypocrisie, l’âpreté et la férocité de l’impérialisme français.

J’ai foi que le peuple travailleur, tôt ou tard, me rendra l’hospitalité que la bourgeoisie me refuse [10]. Mon plus grand bonheur serait de voir le prolétariat français me donner, dans le plus proche avenir, la possibilité de participer à ses luttes décisives.

Ouvriers et ouvrières de France ! Aussi longtemps que mes forces physiques me le permettront, je suis prêt, à n’importe quel moment à répondre par la parole et par l’acte à votre appel révolutionnaire !

Permettez‑moi donc de vous serrer fraternellement les mains et de finir la lettre par ce cri qui, depuis près de quarante ans, a guidé mes pensées et mes actes :
Vive la révolution prolétarienne mondiale !

Notes

[1] Il s’agissait en fait du début de la grande campagne de calomnie. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, sept ans après le pacte Hitler-Staline, la presse communiste en France parlait couramment des « hitléro‑trotskystes ». Les procès de Moscou avaient répondu, en partie, au souci de Staline d’accréditer cette thèse pour discréditer Trotsky. On peut mesurer ici, au commentaire de Trotsky, son erreur de la sous‑estimation des crimes de Staline avant 1936 et celle de ses critiques qui l’accusaient de « noircir le tableau ».

[2] Allusion au rôle joué par André Marty en 1919, dans les mutineries de marins de la flotte de la mer Noire. André Marty, après avoir pris part à la répression contre les révolutionnaires en Espagne où il était commissaire des Brigades internationales de 1936 à 1938, devait être exclu du P.C.F. en 1952, accusé de « liaisons policières ». Il semble bien, en réalité, que son passé de révolutionnaire ait été la charge retenue contre lui. A la date où est rédigée cette note, la mémoire de Marty n’a pas été réhabilitée dans le P.C.F. et plusieurs militants ont été exclus pour avoir fait campagne dans ce sens.

[3] Il s’agit de la Lettre aux ouvriers américains du 20 août 1918, publiée dans la Pravda du 22. Une traduction française intégrale en figure dans le tome XXVIII des Œuvres de Lénine (Editions de Moscou), pp. 57 à 71.

[4] Traduction française dans Les Bolcheviks et la révolution d’Octobre. Procès‑verbaux du comité central du parti bolchevique. (Ed. Maspéro), p. 283.

[5] Le vieux‑bolchevik Maxime Litvinov fut appelé à la direction de la diplomatie soviétique en 1930. Il représenta l’U.R.S.S. à la S.D.N. et dans les conférences internationales pendant toute la période où l’U.R.S.S. appuya la politique de « sécurité collective » et rechercha l’alliance des gouvernements de Paris et Londres. Il fut remplacé par Molotov à la veille de la conclusion du pacte Hitler‑Staline.

[6] Il s’agit du premier procès Zinoviev, du 15 au 18 janvier 1935, tenu à huis clos, et où l’ancien lieutenant de Lénine, aurait, selon le procureur Vychinsky, reconnu sa « responsabilité morale » dans l’attentat contre Kirov. Depuis, les révélations de Khrouchtchev ont confirmé l’hypothèse avancée par Trotsky selon laquelle la piste des véritables assassins de Kirov ne pouvait remonter qu’à Staline en personne.

[7] Serge Sedov avait été arrêté fin décembre‑dêbut janvier. Voir les détails à ce sujet dans le journal d’exil, à la date du 1° juin. Apolitique par hostilité à son père, Serge Sedov ne l’avait pas suivi en exil, se consacrant à ses études scientifiques. Trotsky ne devait plus rien savoir de son sort. Là revue La IV° Internationale (n° 10) a publié en juillet 1960 le témoignage ‑ digne de foi ‑ d’un communiste étranger libéré après la mort de Staline, qui signe P. Richards. Ce dernier avait rencontré Serge Sedov à Vorkhouta, au début de 1936, au moment où, condamné une première fois à cinq ans de prison, il était appelé pour une « nouvelle instruction » à Moscou. C’est vraisemblablement au cours de l’automne 1937 que Serge Sedov fut exécuté en secret, sans avoir consenti à faire contre son père la déclaration qu’on cherchait selon toute vraisemblance à lui extorquer.

[8] Fred Zeller et Béranger, dirigeants de l’Entente des Jeunesses socialistes, avaient rencontré secrètement à Paris, à la fin d’avril 1936, Kossarev et Tchémodanov, dirigeants des J.C. russes, en présence de Raymond Guyot. Les Russes avaient fait pression pour que les jeunesses socialistes acceptent de s’aligner sur la nouvelle politique de Moscou, qui passait par le renforcement de la défense nationale à Paris (La Vérité, 29 avril 1935 et 15 août 1947).

[9] Fred Zeller prête à Tchémodanov ce propos : « Il vous faut constituer une fraction solide à l’intérieur de la J.S. Nous vous donnerons tout ce qu’il vous faudra pour réussir. » L’opération ainsi tentée en France devait échouer. En revanche, en Espagne, la fusion des J.S. et des J.C., réalisée dans un contexte semblable, aboutit à la constitution des Jeunesses socialistes unifiées (J.S.U.) qui constituèrent pendant la guerre l’un des fondements de l’influence stalinienne. Santiago Carrillo, le secrétaire des J.S. d’Espagne, qui passait pour trotskysant en 1935, devait plus tard se rallier au stalinisme et devenir secrétaire général du P.C. espagnol.

[10] Gilbert Serret, ancien secrétaire général de la fédération unitaire de l’enseignement (C.G.T.U.), et sa compagne, France, avaient offert asile à Trotsky dans le village ardéchois de Saint­-Montant où ils étaient tous deux instituteurs. France Serret nous écrit : « Tout était prêt pour le recevoir à Saint‑Montant quand l’intérieur s’y opposa et le préfet de l’Ardèche nous signifia le refus » (6 mai 1965).

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