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En quoi les idées de Marx et de Darwin convergent ?

jeudi 21 novembre 2013, par Robert Paris

Qui était Darwin et quelles étaient ses idées ?

En quoi les idées de Marx et de Darwin convergent ?

"Darwin appliqua une philosophie matérialiste consistante à son interprétation de la nature” affirme le paléontologiste Stephen Jay Gould.

Dans « La structure de la théorie de l’évolution », Stephen Jay Gould écrit :

« Darwin est inventeur d’une méthodologie de l’histoire… Darwin a, en fait, cherché à élaborer et à défendre l’emploi d’une méthode concrète, applicable à l’objet d’étude spécifique des recherches sur l’évolution : autrement dit, d’une méthode applicable aux données de l’histoire. La possibilité de faire des déductions sur l’histoire, ce qui est particulièrement important pour toute recherche dans le domaine de l’évolution, avait jusqu’ici été grevée de problèmes de crédibilité qui semblaient interdire tout travail véritablement scientifique. Darwin savait que l’évolution ne deviendrait pas un sujet respectable tant que l’on n’aurait pas établi de méthode de déduction historique et que l’on n’aurait pas montré leur efficacité sur des exemples aussi convaincants que les lunes de Jupiter découvertes par Galilée. Il se mit donc en devoir de formuler des règles de déduction en histoire. Je considère que « L’Origine des espèces » consiste en la longue démonstration de ces règles. Les déductions historiques représentent le thème très général sous-tendant à la fois l’établissement du fait de l’évolution et la défense de la sélection naturelle comme son mécanisme. La « longue et unique argumentation » (comme la décrit l’auteur –NDLR) de « L’Origine » expose le répertoire complet des modes de déduction historiques. Il nous faut saisir quelle sorte de campagne Darwin a menée en pratique sur ce champ de bataille afin de comprendre la radicalité de sa philosophie et d’identifier les traits de sa théorie essentiels à toute définition du « darwinisme »… »

Gould démontre que le combat de Darwin se déroule clairement, consciemment et virulemment contre la version théologique de la création du vivant :

« La principale critique que Darwin adresse au créationnisme ne porte pas tant sur son caractère erroné, qui peut être démontré, mais sur le fait qu’il est dépourvu de toute valeur en tant que raisonnement, car déclarer que tel ou tel organisme ou tel ou tel trait ont été créés ne nous apprend absolument rien, mais ne fait qu’affirmer qu’ils existent, ce qu’un simple coup d’œil nous apprend : « Il n’est pas de tentative plus vaine que de vouloir expliquer cette similitude de type chez les membres d’une classe par l’utilité ou par la doctrine des causes finales… Dans l’hypothèse de la création indépendante de chaque être, nous ne pouvons que constater ce fait en ajoutant qu’il a plu au Créateur de construire ainsi tous les animaux et toutes les plantes. »

En outre, et plus négativement, invoquer la création revient à renoncer à tout espoir de comprendre les relations et les structures. On ne formule pas la moindre explication en termes de causes lorsqu’on déclare que l’ordre taxinomique reflète le plan du Créateur, car, à moins de connaître la volonté de Dieu, une telle affirmation revient à constater que l’ordre est l’ordre. Darwin, qui garda toujours une grande bienveillance malgré les multiples assauts mettant à l’épreuve sa patience, dirigea plusieurs de ses rares commentaires virulents contre l’argument, interdisant toute possibilité de recherche, qui consistait à dire : Dieu l’a fait ainsi, gloire à son nom. Il remarque, par exemple, que les chevaux parfois à la naissance une robe marquée de légères zébrures. Un créationniste ne peut que se contenter d’affirmer que Dieu a fait les espèces d’équidés (cheval, zèbre, âne) sur le même modèle, en les dotant de la capacité à varier par rapport à celui-ci et de la possibilité d’exprimer, dès lors, le type le plus complet, bien que rarement. L’évolution, d’un autre côté, fournit une vraie explication en termes de causes pour cette anomalie, en affirmant que ces différentes espèces descendent d’un même ancêtre et que les zébrures correspondent à la rétention de caractères ancestraux par l’hérédité : c’est une explication qui peut être mise à l’épreuve de nombreuses façons différentes, dès lors que l’on comprend les mécanismes de l’hérédité.

Darwin se moque de l’ « explication » fournie par le créationniste au sujet des zébrures du cheval :

« Admettre semblable hypothèse, c’est vouloir substituer à une cause réelle une cause imaginaire, ou tout au moins inconnue ; C’est vouloir en un mot faire de l’œuvre divine une caricature et une illusion. Quant à moi, j’aimerais tout autant admettre, avec les cosmogonistes ignorants d’il y a quelques siècles, que les coquillages fossiles n’ont jamais vécu, mais qu’ils ont été créés en pierre pour imiter ceux qui vivent sur le rivage de la mer. »

Si l’on doit fonder sa confiance en l’évolution sur des preuves tirées de l’histoire (en partie fournies directement par les archives fossiles, mais généralement obtenues indirectement car déduites de l’observation des organismes modernes), sur quelles règles rationnels ou quels critères s’appuyer pour reconstituer cette dernière ? Selon moi, la meilleure façon de comprendre « la longue argumentation » de Darwin est de la voir comme une réponse complexe à cette question, illustrée par de nombreux exemples…

De nombreux auteurs définissent la science comme l’étude des processus déterminés par des causes. Les processus qui se sont déroulés dans le passé ne sont, en principe, pas observables. On doit donc travailler par déduction, en se fondant sur les résultats des processus passés, préservés dans les archives historiques. Il faut étudier les résultats actuels de processus pouvant être directement observés et même manipulés par expérimentation, et l’on doit ensuite déduire les causes des processus passés grâce à leur « ressemblance suffisante » avec les résultats actuels. Cette méthode demande de faire l’hypothèse que les lois de la nature ne varient pas au cours du temps. Les études historiques sont donc très particulières en ceci qu’elles s’appuient sur des méthodes faisant appel à la comparaison et au degré de ressemblance plutôt que sur celles, classiques, se fondant sur la simplification, la manipulation, les expériences contrôlées et la prédiction…

Je considère que chacun des livres de Darwin se présente, tout à la fois, comme l’analyse de telle ou telle énigme, comme une argumentation en faveur d’une vision du monde évolutionniste et comme un traité de méthodologie historique. Cependant, on n’a généralement pas aperçu cette dernière préoccupation méthodologique, parce que Darwin a choisi de la présenter en l’appliquant à des cas concrets plutôt que d’en discourir.

Le fondateur de l’évolutionnisme a compris qu’il fallait mettre au point plusieurs méthodes de déduction en histoire, chacune d’entre elles devant être adaptée à la nature et à la qualité des données offertes à l’analyse. On peut les classer en fonction de la quantité décroissante d’informations disponible… L’Origine des espèces présente de manière globale sa façon de voir la nature et recourt à l’ensemble des quatre méthodes : elle peut donc être lue comme le récapitulatif de ses contributions originales à la méthodologie des sciences historiques… »

Et Gould cite :

 « le principe d’uniformité qui permet d’extrapoler à partir de l’observation des rythmes et des modes du changement chez les organismes modernes. »
 « le principe de reconstitution d’un ordre de succession permet de reconnaître et de ranger dans un ordre de succession donné diverses configurations que l’on croyait précédemment indépendantes les unes des autres. »

 « le principe de consilience (concordance des différentes données) fondé sur la mise en relation de différentes données par un mécanisme commun… Darwin s’en sert en vue de résoudre tel ou tel problème de manière que l’histoire apparaît, dans chaque cas, comme éminemment convaincante étant donné la confirmation écrasante offerte par les données et leur concordance toute particulière. »

 « le principe de discordance (dissonance d’une donnée)… Comment interpréter des objets uniques en leur genre ? Comment déduire l’histoire à partir de l’observation d’une girafe ? Darwin nous dit alors de rechercher une forme particulière de dissonance, c’est-à-dire quelque imperfection ou quelque absence de correspondance entre un organisme et les circonstances dans lesquelles il vit actuellement. Si l’on peut expliquer une bizarrerie, une singularité ou une imperfection de ce genre en tant que legs ou vestige d’un état passé ou régnaient des circonstances différentes alors on peut en déduire que l’histoire a joué un rôle. Appelez cette méthode, si vous voulez, le principe de l’orchidée (mais je l’ai aussi appelée le principe du panda, par référence à mon exemple favori du faux pouce chez cet animal que Darwin ne pouvait pas connaître), en l’honneur de son interprétation des orchidées (1862) en tant que produits de l’histoire…. Pour déduire l’existence de l’histoire à partir d’un objet unique, affirme Darwin, il faut trouver des traits (de préférence plusieurs, de sorte que ce mode d’argumentation se rapproche alors de la troisième méthode) qui n’ont pas de sens, ou du moins représentent de frappantes anomalies au regard du mode de vie actuel de l’organisme étudié. Il faut alors montrer que ces traits s’expliquent parfaitement par rapport à un environnement ancien que l’on peut reconstituer. Dans les cas de ce genre, l’histoire (telle qu’elle s’exprime dans la préservation de traces du passé) représente la seule explication raisonnable des bizarreries actuelles, et autres étrangetés, imperfections et anomalies.

Darwin souligne notamment les exemples « d’organes ou de parties qui, dans cette étrange condition, portent l’empreinte de leur complète inutilité ». La nature essaie de nous donner une leçon, soutient Darwin légèrement irrité, mais ne nous ne voulons pas voir ce message, parce qu’il ne concorde pas avec les idées reçues sur l’harmonie de la nature : « Du point de vue de la création indépendante de chaque être organisé et de chaque organe spécial, comment expliquer l’existence de tous ces organes portant l’empreinte la plus évidente de la plus complète inutilité, tels, par exemple, les dents chez le veau à l’état embryonnaire ou les ailes plissées que recouvrent, chez un grand nombre coléoptères, des élytres soudées ? On peut dire que la nature s’est efforcée de nous révéler, par les organes rudimentaires ainsi que par les conformations homologues, le processus de modification qu’elle met en œuvre, mais il semble que nous nous refusons obstinément à le comprendre. »

Qu’est-ce qui peut expliquer les organes rudimentaires, sinon l’héritage de l’histoire ?

Darwin se moque des arguments tirés par les cheveux des créationnistes, les qualifiant de contes fantaisistes n’expliquant rien du tout :

« On dit généralement dans les ouvrages d’histoire naturelle que les organes rudimentaires ont été créés « en vue de la symétrie » ou pour « compléter le plan de la nature » ; or ce ne sont là que des expressions tautologiques, et non des explications… Que penserait-on d’un astronome qui soutiendraient que les satellites décrivent autour des planètes une orbite elliptique en vue de la symétrie et pour compléter le plan de la nature, parce que les planètes décrivent de pareilles courbes autour du soleil ? »

Recherchant toujours des comparaisons avec des exemples tirés de l’histoire humaine que nous ne pouvons nier, même si les durées en jeu sont bien plus courtes que dans l’évolution des êtres vivants, Darwin compare les organes rudimentaires aux lettres qui, dans l’orthographe des mots, ne sont plus prononcées, mais l’ont été jadis :

« On peut comparer les organes rudimentaires aux lettres qui, conservées dans l’orthographe d’un mot, bien qu’inutiles pour sa prononciation, permettent d’en retracer l’origine et la filiation. »

Darwin emploie encore la même argumentation pour étayer la discussion de tous les autres aspects des formes organiques. Il introduit la morphologie comme « l’une des parties les plus intéressantes de l’histoire naturelle, dont elle peut être considérée comme l’âme. » et continue immédiatement en illustrant cette proposition d’un exemple d’application de la méthode :

« N’est-ce pas une chose des plus remarquables que la main de l’homme faite pour saisir, la griffe de la taupe destinée à fouir, la jambe du cheval, la nageoire du marsouin et l’aile de la chauve-souris soient toutes construites sur un même modèle, et renferment des os semblables, situés dans les mêmes positions relatives ? »

La thèse centrale de la section sur la taxinomie expose le même point sous une forme différente : si les animaux n’avaient connu aucune histoire de changement et s’ils n’avaient été créés en fonction des nécessités présentes, alors pourquoi des configurations anatomiques similaires sont-elles incarnées par des êtres vivants dont le style de vie est tellement différent ?

Darwin écrit dans le paragraphe d’ouverture de sa discussion de la taxinomie :

« L’existence des groupes aurait eu une signification très simple, si l’un eût été exclusivement adapté à vivre sur terre, un autre dans l’eau ; celui-ci à se nourrir de chair, celui-là de substances végétales, et ainsi de suite ; mais il en est tout autrement, car on sait que, bien souvent, les membres d’un même groupe ont des habitudes très différentes. »

Darwin fait de la discordance entre les organismes et leur lieu de résidence le thème coordinateur de ces chapitres : la distribution géographique des organismes n’est pas prioritairement corrélée aux climats et aux topographies actuels, mais semble refléter plus étroitement l’histoire des migrations.

« Lorsqu’on considère la distribution des êtres organisés à la surface du globe, le premier fait considérable dont on est frappé, c’est que ni les climats ni les autres conditions physiques n’expliquent suffisamment les ressemblances ou les dissemblances des habitants des diverses régions. »

Les exemples se bousculent les uns après les autres tout au long de ces deux chapitres. Darwin remarque que les organismes de l’hémisphère nord vivant dans les climats subarctiques et tempérés présentent une grande ressemblance taxinomique, alors que les continents qu’ils habitent sont séparés. Il interprète donc ces ressemblances comme un héritage de l’histoire : elles correspondent à la distribution des espèces qui existait juste avant que ne commence l’âge glaciaire, c’est-à-dire à une époque où les zones climatiques subarctiques et tempérées s’étendaient beaucoup plus haut vers le nord, près du cercle arctique où pratiquement toutes les parties nord des continents se touchent….

Finalement, en relisant « L’Origine des espèces », j’ai été frappé par un autre usage, complètement différent, qui y est fait de l’argument de l’imperfection, ce qui m’avait complètement échappé jusqu’ici. Darwin n’approuvait guère notre penchant traditionnel et vénérable à vouloir essayer de lire des messages moraux dans la nature. Il prenait presque plaisir à noter que la sélection naturelle préside à une sorte de règne de la terreur, qui menacerait de réduire à néant nos valeurs éthiques, si nous essayions de trouver, pour servir de guides à la vie sociale humaine, des principes moraux dans les affaires de la nature…

« Nous ne devons pas non plus nous étonner de ce que toutes les combinaisons de la nature ne soient pas à notre point de vue absolument parfaites et même que quelques-unes soient contraires à nos idées d’appropriation. Nous ne devons pas nous étonner de ce que l’aiguillon de l’abeille cause souvent la mort de l’individu qui l’emploie ; de ce que les mâles, chez cet insecte, soient produits en aussi grand nombre pour accomplir un seul acte, et soient ensuite massacrés par leurs sœurs stériles ; de l’énorme gaspillage du pollen de nos pins ; de la haine instinctive qu’éprouve la reine abeille pour ses filles fécondes ; de ce que l’ichneumon s’établisse dans le corps vivant d’une chenille et se nourrisse à ses dépens, et de tant d’autres cas analogues. Ce qu’il y a réellement de plus étonnant dans la théorie de la sélection naturelle, c’est qu’on n’ait pas observé encore plus de cas du manque de la perfection absolue. »

(…) L’Origine des espèces est un ouvrage qui expose les deux pôles opposés, mais complémentaires, caractérisant cette science brillante et révolutionnaire qu’est le darwinisme ; premièrement, il s’agit d’un traité méthodologique prouvant par des exemples que l’évolution est une notion qui peut être mise à l’épreuve et être étudiée avec fruit ; et deuxièmement, il s’agit d’un manifeste philosophique en faveur d’une nouvelle façon de voir les êtres vivants et de comprendre le monde naturel. (…)

Darwin s’est particulièrement attelé à la tâche de répondre à l’ouvrage de William Paley : « Théologie naturelle » dont voici un extrait significatif :

« Les charnières des ailes d’un forficule et les pièces articulées de ses antennes sont aussi bien façonnées que si le Créateur n’avait rien eu d’autre à faire que de mettre au point les détails de l’anatomie de cet insecte. Nous n’apercevons aucun signe de diminution du soin en raison de la multiplicité des objets ou de distraction de la pensée en raison de leur diversité. Nous n’avons, par conséquent, aucune raison de craindre d’être oubliés ou négligés. »

Darwin soutenait au contraire qu’on ne pouvait en aucun cas fonder la morale dans la nature, ni trouver en elle de réconfort. (…)

La sélection naturelle était, à l’époque de Darwin, une notion classiquement invoquée dans le discours biologique, mais avec cette différence cruciale par rapport à la façon dont Darwin l’a envisagée : elle servait généralement à défendre le créationnisme. La sélection naturelle, dans le cadre de la formulation purement négative qui était ainsi avancée, n’agissait que pour préserver les types, constants et purs, en éliminant les variations extrêmes et les individus inadaptés qui menaçaient de dégrader l’essence de formes animales issues de la création…

On ne peut dire, par conséquent, que la théorie de Darwin consiste en la seule affirmation de l’intervention de la sélection naturelle… La sélection naturelle se situe évidemment au cœur de la théorie de Darwin, mais il faut bien voir que celui-ci a affirmé, contrairement aux auteurs antérieurs, que la sélection naturelle agissait comme une force créative du changement évolutif.

Cela ne signifie pas que Darwin attribue exclusivement l’évolution à la sélection naturelle. Il rajouta ainsi ce commentaire à la sixième édition de « L’Origine des espèces » :

« Comme on a récemment présenté mes vues de façon déformée, et puisqu’on a déclaré que j’attribuais la modification des espèces exclusivement à la sélection naturelle, qu’on me permette de remarquer que, dans la première édition de cet ouvrage, et dans celles qui ont suivi, j’ai mis en position très apparente, nommément à la fin de l’introduction :

« Je suis convaincu que la sélection naturelle a joué le rôle principal dans la modification des espèces, bien que d’autres agents y aient aussi participé. »

Cela n’a servi à rien. Certaines façons erronées de constamment présenter les choses recèlent un grand pouvoir d’attraction. »

On pourra utilement comparer cette remarque à celles de Marx et Engels rappelant qu’ils n’avaient jamais dit dans leur conception matérialiste et historique de la lutte des classes que l’économie était le seul moteur de la société humaine mais seulement le principal.

Et, à bien des égards, Marx et Engels ont trouvé des points communs avec la philosophie matérialiste et dialectique, antireligieuse et antimoraliste, de l’Histoire développée par Darwin même si, évidemment, cette convergence est loin d’être complète.

Il va de soi que Darwin n’est nullement un révolutionnaire communiste prolétarien et que rien dans ses thèses ne va dans le sens du pouvoir ouvrier, de la suppression de la propriété des moyens de production, ni de la fin de l’Etat, ni encore de la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme. S’il y a convergence avec Marx, cela ne peut bien sûr pas provenir de là.

On pourrait se dire que Marx s’est tout simplement félicité que quelqu’un découvre l’origine de l’évolution des espèces, un progrès scientifique d’ampleur qui ne pouvait laisser indifférents Marx et Engels, attachés à tous les nouveaux éléments de la science. Mais on serait encore très loin de la réalité : c’est dans le domaine philosophique que Marx et Engels sont réjouis de ce qu’ils lisent dans « L’Origine des espèces ». En effet, loin de se contenter de décrire des évolutions ou de raisonner sur elles, Darwin a construit un extraordinaire argumentaire pour détruire la conception théologique du vivant, celui des créations par un esprit supérieur d’un monde voulu, bâti, en vue de la perfection et d’un jardin vivant conçu spécialement pour servir l’homme, créature bâtie séparément et à laquelle on a donné une âme. Non seulement, ces affirmations (sans être citées) sont démolies point par point, mais la thèse qui est proposée est une philosophie historique. Il est difficile de mesurer aujourd’hui combien la défense d’une telle philosophie n’avait rien d’évident à l’époque. Certes, il existait déjà des philosophies de l’Histoire des sociétés humaines mais pas une de l’histoire de la matière vivante. Et c’est bien d’une conception matérialiste historique qu’il s’agit. Darwin affirme que la matière se transforme spontanément. Il reconnaît ne pas connaître les mécanismes internes du vivant mais prévoit qu’on les découvrira et il prétend montrer comment l’environnement du vivant provoque des variations au sein du mécanisme du vivant et agit donc en contradiction avec la tendance du vivant à la conservation. Conservation et changement d’espèce sont d’emblée décrits comme des mécanismes associés, imbriqués, dialectiques !

Nous avons déjà eu l’occasion de développer le sens anti-religieux de la thèse de Darwin ainsi que son caractère dialectique. Par contre, il est nécessaire de souligner en premier l’idée darwinienne d’un développement historique du vivant, développement dans lequel l’acteur n’est pas l’évolution, la vie ou la matière vivante mais est l’histoire elle-même.

Une philosophie de l’histoire, voilà une caractéristique fondamentale et commune à Marx et à Darwin.

Engels écrivit à Marx en 1859, juste après avoir lu la première édition du livre de Darwin :
« Au fait, Darwin, que je viens juste de lire, est absolument splendide. Il y avait un aspect de la théologie qui n’avait pas encore été cassé et maintenant c’est fait. Personne avant lui n’avait réalisé une tentative aussi grandiose de démontrer le caractère de l’évolution historique de la nature et certainement jamais avec un tel succès. »

En 1860, Marx, qui vient de lire lui aussi « L’origine des espèces », lui répond : « (…) c’est dans ce livre que se trouve le fondement historico-naturel de notre conception. » (Lettre de Marx à Engels, 19 décembre 1860)

Ce que Marx confirme à nouveau en 1861 :
“Le travail de Darwin est plus important et correspond à mes buts en ce qu’il apporte des bases en sciences naturelles à la conception de la lutte des classes en histoire.”
Dans une lettre écrite le 16 janvier 1861 par Marx à Lassalle, un autre de ses amis socialistes, il écrivit : "Le livre de Darwin est très important et me sert de base dans le domaine des sciences naturelles pour comprendre la lutte des classes dans l’histoire."

Marx se définit comme étant "un admirateur sincère" du naturaliste anglais

En 1867, Marx écrit dans le premier volume du « Capital » (Chapitre 15, Section 1) :
“ Darwin a attiré l’attention sur l’histoire de la technologie naturelle, c’est-à-dire sur la formation des organes des plantes et des animaux considérés comme moyens de production pour leur vie. L’histoire des organes productifs de l’homme social, base matérielle de toute organisation sociale, ne serait-elle pas digne de semblables recherches ? Et ne serait-il pas plus facile de mener cette entreprise à bonne fin, puisque, comme dit Vico, l’histoire de l’homme se distingue de l’histoire de la nature en ce que nous avons fait celle-là et non celle-ci ? La technologie met à nu le mode d’action de l’homme vis-à-vis de la nature, le procès de production de sa vie matérielle, et, par conséquent, l’origine des rapports sociaux et des idées ou conceptions intellectuelles qui en découlent. L’histoire de la religion elle-même, si l’on fait abstraction de cette base matérielle, manque de critérium. Il est en effet bien plus facile de trouver par l’analyse, le contenu, le noyau terrestre des conceptions nuageuses des religions, que de faire voir par une voie inverse comment les conditions de la vie réelle revêtent peu à peu une forme éthérée. C’est là la seule méthode matérialiste, par conséquent scientifique. Pour ce qui est du matérialisme abstrait des sciences naturelles, qui ne fait aucun cas du développement historique, ses défauts éclatent dans la manière de voir abstraite et idéologique de ses porte-parole, dès qu’ils se hasardent à faire un pas hors de leur spécialité. »

Cela ne signifie pas, bien entendu, que Marx et Engels suivaient Darwin en tous points. Voici une lettre de Engels de 1875 :

« De la doctrine darwiniste, j’accepte la théorie de l’évolution, mais je ne prends la méthode de démonstration (lutte pour la vie, sélection naturelle) que comme une première expression, une expression provisoire, imparfaite, d’un fait que l’on vient de découvrir. Jusqu’à Darwin, ce sont précisément les gens qui ne voient aujourd’hui que la lutte pour la vie (Vogt, Büchner, Moleschott, etc.) qui affirmaient l’existence de l’action coordonnée de la nature organique (...).Les deux conceptions se justifient dans une certaine mesure, dans certaines limites. Mais l’une est aussi bornée et unilatérale que l’autre.
L’interaction des corps naturels - vivants et morts - implique aussi bien l’harmonie que le conflit, aussi bien la lutte que la coopération. Si, par conséquent,
un soi-disant naturaliste se permet de résumer toute la richesse, toute la variété de l’évolution historique en une formule étroite et unilatérale, celle de la « lutte pour la vie », formule qui ne peut être admise même dans le domaine de la nature que cum grano salis [avec un grain de sel, c’est-à-dire avec quelques réserves], ce procédé contient déjà sa propre condamnation.
Toute la doctrine darwiniste de la lutte pour la vie n’est que la transposition pure et simple, du domaine social dans la nature vivante, de la doctrine de Hobbes : bellum imnium contra omnes [la guerre de tous contre tous] et de la thèse de la concurrence, chère aux économistes bourgeois, associée à la théorie malthusienne de la population. Après avoir réalisé ce tour de passe-passe (...), on retranspose les mêmes théories cette fois de la nature
organique dans l’histoire humaine, en prétendant alors que l’on a fait la preuve de leur validité en tant que lois éternelles de la société humaine. »

(Lettre d’Engels à P.Lavrov, 12 novembre 1875).

Mais cela n’enlevait rien à leur estime et à leur appréciation sur le caractère matérialiste, dialectique et historique du darwinisme. Engels écrit ainsi en 1878 dans « L’Anti-Dühring » :
« La nature est l’épreuve de la dialectique, et l’on devrait dire qu’en dernier lieu, la nature travaille dialectiquement et non métaphysiquement... Dans ce rapport, Darwin doit être nommé avant tous les autres. »
Et toujours Engels, en 1880, écrit dans « Socialisme utopique et socialisme scientifique »

« Avant tout autre il faut citer ici Darwin, qui a porté le coup le plus puissant à la conception métaphysique de la nature en démontrant que toute la nature organique actuelle, les plantes, les animaux et, par conséquent, l’homme aussi, est le produit d’un processus d’évolution qui s’est poursuivi pendant des millions d’années. Mais comme jusqu’ici on peut compter les savants qui ont appris à penser dialectiquement, le conflit entre les résultats découverts et le mode de pensée traditionnel explique l’infinie confusion qui règne actuellement dans la théorie des sciences de la nature et qui met au désespoir maîtres et élèves, auteurs et lecteurs.
Une représentation exacte de l’univers, de son évolution et de celle de l’humanité, ainsi que du reflet de cette évolution dans le cerveau des hommes, ne peut donc se faire que par voie dialectique, en tenant constamment compte des actions réciproques universelles du devenir et du finir, des changements progressifs et régressifs. »

Dans un autre de ses écrits, Engels souligne l’importance du fait que Darwin ait développé une théorie s’opposant à la religion :

« Il (Darwin) détruit la conception métaphysique de la nature en prouvant que le monde organique d’aujourd’hui - les plantes, les animaux et par conséquent les hommes - est le produit d’un processus évolutif qui dure depuis des millions d’années. »

Engels fit le parallèle entre Darwin et Marx, à la disparition de ce dernier : « De même que Darwin a découvert la loi du développement de la nature organique, de même Marx a découvert la loi du développement de l’histoire humaine. » (F. Engels, 1883, Discours sur la tombe de Marx)

« La science a été longue à prendre en compte des explications de type historique - et les interprétations formulées jusqu’ici ont souffert de cette omission. Elle a aussi tendu à dénigrer l’histoire lorsqu’elle y a été confrontée, considérant toute invocation de la contingence comme moins élégantes basées directement sur des "lois de la nature" intemporelles. »

"La vie est belle" (1989), Stephen Jay Gould

Messages

  • « (L’Origine des espèces), c’est le coup mortel porté à la téléologie dans les sciences naturelles. »

    Lettre de Engels à Marx (décembre 1859)

  • Engels, l’AntiDühring :

    Le reproche primordial adressé à Darwin, c’est de transposer la théorie démographique de Malthus de l’économie dans la science de la nature, de rester prisonnier des conceptions de l’éleveur, de faire de la demi-poésie antiscientifique avec la lutte pour l’existence ; tout le darwinisme, une fois retirés les emprunts faits à Lamarck, est une exaltation de la brute dirigée contre l’humanité.

    Darwin avait rapporté de ses voyages scientifiques l’opinion que les espèces de plantes et d’animaux ne sont pas constantes, mais changeantes. Pour continuer à suivre cette idée dans son pays, aucun terrain meilleur ne s’offrait que celui de l’élevage des animaux et des plantes. L’Angleterre en est précisément la terre classique ; les résultats d’autres pays, par exemple de l’Allemagne, sont bien loin de pouvoir donner la mesure de ce qui a été atteint en Angleterre à cet égard. En outre, la plupart des succès datent d’un siècle, de sorte que la constatation des faits comporte peu de difficultés. Darwin a donc trouvé que cet élevage avait provoqué artificiellement, chez des animaux et des plantes de même espèce, des différences plus grandes que celles qui se présentent entre des espèces universellement reconnues comme différentes. Ainsi étaient donc prouvées d’une part, la variabilité des espèces jusqu’à un certain point, d’autre part, la possibilité d’ancêtres communs pour des organismes qui possèdent des caractères spécifiques différents. Darwin rechercha alors si, par hasard, il ne se trouvait pas dans la nature des causes qui, - sans l’intention consciente de l’éleveur, - provoqueraient à la longue sur des organismes vivants des transformations analogues à celles de l’élevage artificiel. Ces causes, il les trouva dans la disproportion entre le nombre énorme des germes créés par la nature et le petit nombre des organismes parvenant réellement à maturité. Mais comme chaque germe tend à se développer, il en résulte nécessairement une lutte pour J’existence, qui apparaît non seulement comme l’acte direct, physique de se combattre ou de se manger, mais aussi comme la lutte pour l’espace et la lumière, même chez les plantes. Et il est évident que, dans ce combat, les individus qui ont le plus de chance de parvenir à maturité et de se reproduire sont ceux qui possèdent quelque propriété individuelle, aussi insignifiante qu’on voudra, mais avantageuse dans la lutte pour l’existence [2]. Ces propriétés individuelles ont par suite tendance à se transmettre par hérédité et, si elles se présentent chez plusieurs individus de la même espèce, à se renforcer par hérédité accumulée dans la direction qu’elles ont une fois prise, tandis que les individus qui lie possèdent pas ces propriétés succombent Plus facilement dans la lutte pour l’existence et disparaissent peu à peu. C’est de cette façon qu’une espèce se transforme par sélection naturelle, par survivance des plus aptes.

    Contre cette théorie darwinienne, M. Dühring dit qu’il faut chercher, comme Darwin lui-même l’aurait avoué, l’origine de l’idée de lutte pour l’existence dans une généralisation des opinions de l’économiste Malthus, théoricien de la population, et qu’en conséquence elle est entachée de tous les défauts propres aux vues cléricales de Malthus sur l’excès de population. - En fait, il ne vient pas du tout à l’esprit de Darwin de dire qu’il faut chercher l’origine de l’idée de lutte pour l’existence chez Malthus. Il dit seulement que sa théorie de la lutte pour l’existence est la théorie de Malthus appliquée à la totalité du monde animal et végétal. Si grosse que soit la bévue que Darwin a commise en acceptant dans sa naïveté la théorie de Malthus sans y regarder de plus près, chacun voit pourtant au premier coup d’œil qu’on n’a pas besoin des lunettes de Malthus pour apercevoir dans la nature la lutte pour l’existence, - la contradiction entre la quantité innombrable de germes que la nature produit avec prodigalité et le nombre infime de ceux qui peuvent en somme parvenir à maturité ; contradiction qui, en fait, se résout pour la plus grande part dans une lutte pour l’existence, parfois extrêmement cruelle. Et de même que la loi du salaire a gardé sa valeur bien longtemps après la chute dans l’oubli des arguments malthusiens sur lesquels Ricardo la fondait, de même la lutte pour l’existence peut avoir lieu dans la nature même sans la moindre interprétation malthusienne. D’ailleurs, les organismes de la nature ont aussi leurs lois de population qui ne sont pour ainsi dire pas étudiées, mais dont la constatation sera d’une importance décisive pour la théorie de l’évolution des espèces [3]. Et qui a donné encore l’impulsion décisive dans ce sens ? Personne d’autre que Darwin.

    M. Dühring se garde bien d’aborder ce côté positif de la question. Au lieu de cela, il faut que la lutte pour l’existence revienne toujours sur le tapis. Il ne saurait a priori, dit-il, être question d’une lutte pour l’existence entre herbes privées de conscience et pacifiques herbivores :

    “ Au sens précis et déterminé, la lutte pour l’existence est représentée dans le règne de la brute pour autant que les animaux se nourrissent en dévorant une proie. ”

    Et une fois le concept de lutte pour l’existence réduit à ces limites étroites, il peut donner libre cours à sa pleine indignation contre la brutalité de ce concept restreint par lui-même à la brutalité. Mais cette indignation morale ne vise que M. Dühring en personne, car il est bel et bien l’unique auteur de la lutte pour l’existence ainsi restreinte, et par conséquent aussi l’unique responsable. Ce n’est donc pas Darwin qui “cherche les lois et l’intelligence de toute action de la nature dans l’empire des bêtes ” - Darwin n’avait-il pas englobé dans la lutte toute la nature organique ? - mais un croquemitaine imaginaire de la fabrication de M. Dühring lui-même. Le nom : lutte pour l’existence, peut d’ailleurs être volontiers abandonné au courroux ultra-moral de M. Dühring [4]. Que la chose existe aussi parmi les plantes, chaque prairie, chaque champ de blé, chaque forêt peut le lui prouver, et il ne s’agit pas du nom, il ne s’agit pas de savoir si l’on doit appeler cela “ lutte pour l’existence ” ou “ absence des conditions d’existence et effets mécaniques ”, il s’agit de ceci : comment ce fait agit-il sur la conservation ou la modification des espèces ? Sur ce point, M. Dühring persiste dans un silence opiniâtrement identique à lui-même. Force sera donc de s’en tenir provisoirement à la sélection naturelle.

    suite à venir...

  • ... suite :

    Mais le darwinisme “ produit ses transformations et ses différenciations à partir du néant”. Certes, là où il traite de la sélection naturelle, Darwin fait abstraction des causes qui ont provoqué les modifications chez les divers individus et traite d’abord de la manière dont ces anomalies individuelles deviennent peu à peu les caractéristiques d’une race, d’une variété ou d’une espèce. Pour Darwin, il s’agit au premier chef de trouver moins ces causes, - qui jusqu’ici sont soit totalement inconnues, soit susceptibles d’être seulement désignées d’une manière très générale, -qu’une forme rationnelle dans laquelle leurs effets se fixent, prennent une signification durable. Que Darwin, ce faisant, ait attribué à sa découverte un champ d’action démesuré, qu’il en ait fait le ressort exclusif de la modification des espèces et qu’il ait négligé les causes des modifications individuelles répétées à force de considérer la forme sous laquelle elles se généralisent, c’est là une faute qu’il a en commun avec la plupart des gens qui réalisent un progrès réel. De plus, si Darwin produit ses transformations individuelles à partir du néant, en employant là uniquement la “ sagesse de l’éleveur”, il faut donc que l’éleveur produise également à partir du néant ses transformations des formes animales et végétales qui ne sont pas seulement dans son idée, mais dans la réalité. Celui pourtant qui a donné l’impulsion aux recherches sur l’origine proprement dite de ces transformations et différenciations, ce n’est encore personne d’autre que Darwin.

    Récemment, grâce à Haeckel surtout, l’idée de sélection naturelle a été élargie et la modification des espèces conçue comme le résultat de l’action réciproque de l’adaptation et de l’hérédité, l’adaptation étant représentée comme le côté modificateur et l’hérédité comme le côté conservateur du processus. Mais cela non plus ne convient pas à M. Dühring.

    “ L’adaptation proprement dite aux conditions de vie telles qu’elles sont offertes ou refusées par la nature, suppose des instincts et des activités qui se déterminent selon des idées. Autrement, l’adaptation n’est qu’une apparence et la causalité qui entre alors en jeu ne s’élève pas au-dessus des degrés inférieurs du monde physique, du monde chimique ou de la physiologie végétale. ”

    Voilà derechef l’appellation qui fâche M. Dühring. Mais quel que soit le nom qu’il donne au processus, la question est de savoir si de tels, processus provoquent ou ne provoquent pas de modifications dans les espèces des organismes ? Et derechef, M. Dühring ne donne pas de réponse.

    “ Si, dans sa croissance, une plante prend la direction où elle reçoit le plus de lumière, cet effet de l’excitation n’est qu’une combinaison de forces physiques et d’agents chimiques et si l’on veut parler ici non pas métaphoriquement, mais au propre, d’une adaptation, c’est nécessairement introduire dans les concepts une confusion spirite.”

    Telle est à l’égard d’autrui la rigueur de l’homme qui sait très exactement par l’effet de quel vouloir la nature fait ceci ou cela, qui parle de la subtilité de la nature, et même de sa volonté ! Confusion spirite en effet, - mais chez qui ? Chez Haeckel ou chez M. Dühring ?

    Et confusion qui n’est pas seulement spirite, mais aussi logique. Nous avons vu que M. Dühring persiste à toute force à faire prévaloir le concept de fin dans la nature : “ La relation de moyen et de fin ne suppose nullement une intention consciente.” Or, l’adaptation sans intention consciente, sans entremise de représentations, contre laquelle il s’emporte tant, qu’est-ce d’autre que cette même activité inconsciente en vue d’une fin ?

    Si donc les reinettes et les insectes mangeurs de feuilles sont verts, les animaux du désert jaune-sable et les animaux polaires le plus souvent blancs comme neige, ils n’ont certainement pas pris ces couleurs à dessein ou selon des représentations quelconques : au contraire, elles ne peuvent s’expliquer que par des forces physiques et des agents chimiques. Et, pourtant, il est indéniable que ces animaux sont en fonction d’une fin adaptés par ces couleurs au milieu dans lequel ils vivent, cela de telle façon qu’elles les rendent beaucoup moins visibles pour leurs ennemis. De même, les organes par lesquels certaines plantes saisissent et dévorent les insectes qui se posent sur elles sont adaptés à cette activité et même adaptés systématiquement. Si maintenant M. Dühring persiste à soutenir que l’adaptation doit être nécessairement l’effet de représentations, il ne fait que dire en d’autres termes que l’activité dirigée vers une fin doit se faire également par l’entremise de représentations, être consciente, intentionnelle. Ce qui nous ramène derechef, comme c’est la coutume dans la philosophie du réel, au créateur épris de finalité, à Dieu.

    “ Autrefois, on appelait un tel expédient déisme et on le tenait en médiocre estime, dit M. Dühring. Mais maintenant, on paraît avoir, à cet égard aussi, évolué à rebours. ”

    De l’adaptation, nous passons à l’hérédité. Là aussi, selon M. Dühring, le darwinisme fait entièrement fausse route. Le monde organique tout entier, à ce que prétendrait Darwin, descend d’un être primitif, est pour ainsi dire la lignée d’un être unique. Il n’y aurait absolument pas, selon lui, de coexistence indépendante des produits de la nature de même espèce, sans intermédiaire de la descendance, et c’est pourquoi, avec ses conceptions rétrogrades, il serait tout de suite au bout de son rouleau, là où le fil de la génération ou de toute autre reproduction se brise entre ses doigts.

    L’affirmation que Darwin dérive tous les organismes actuels d’un seul être primitif est, pour parler poliment, “ une libre création et imagination ” de M. Dühring. Darwin dit expressément à l’avant-dernière page de l’Origine des espèces, 6’ édition, qu’il considère

    “ tous les êtres, non comme des créations particulières, mais comme les descendants en droite ligne, d’un petit nombre d’êtres [5]. ”

    Et Haeckel va encore beaucoup plus loin et admet

    “ une souche absolument indépendante pour le règne végétal, une autre pour le règne animal [et entre elles] un certain nombre de souches de protistes isolés, dont chacune s’est développée d’une manière tout à fait indépendante à partir d’un type particulier de monères archigoniques [6].”

    Cet être primitif n’a été inventé par M. Dühring que pour le discréditer le plus possible par la comparaison avec le Juif primitif Adam ; mais il lui arrive, - je veux dire à M. Dühring, - ce malheur de ne pas savoir que les découvertes assyriennes de Smith montrent dans ce Juif primitif la chrysalide du Sémite primitif ; que toute l’histoire de la création et du déluge dans la Bible s’avère comme un fragment du cycle de légendes religieuses du vieux paganisme que les Juifs ont en commun avec les Babyloniens, les Chaldéens et les Assyriens.

    C’est à coup sûr faire à Darwin un reproche grave, mais irréfutable, que de dire qu’il est au bout de son rouleau dès que se brise entre ses doigts le fil de la descendance. Malheureusement, c’est l’ensemble de notre science de la nature qui mérite ce reproche. Là où se brise entre ses mains le fil de la descendance, elle est “ au bout de son rouleau ”. Jusqu’ici, elle n’a pu parvenir à produire sans descendance des êtres organiques ; elle n’a même pas pu refaire du simple protoplasme ou d’autres corps albuminoïdes en partant des éléments chimiques. Sur l’origine de la vie, elle n’est jusqu’ici capable de dire qu’une chose avec certitude ; qu’elle s’est nécessairement opérée par voie chimique. Mais peut-être la philosophie du réel est-elle en mesure de nous venir ici en aide, puisqu’elle dispose de productions de la nature juxtaposées en état d’autonomie, qui ne sont pas liées entre elles par la descendance. Comment ces productions ont-elles pu naître ? Par génération spontanée ? Mais jusqu’à présent, les défenseurs les plus téméraires de la génération spontanée eux-mêmes n’ont prétendu créer par ce moyen que des bactéries, des germes de champignon et autres organismes très primitifs, - mais pas d’insectes, de poissons, d’oiseaux ou de mammifères. Dès lors, si ces productions de la nature de même espèce, - productions organiques bien entendu, qui sont ici les seules en question, - ne sont pas liées entre elles par la descendance, il faut qu’elles-mêmes ou que chacun de leurs ancêtres ait été mis au monde, là où “ se brise le fil de la descendance”, par un acte de création particulier. Nous voilà déjà revenus au Créateur et à ce que l’on appelle le déisme.

    En outre, M. Dühring déclare que Darwin s’est montré bien superficiel en faisant “ du simple acte de combinaison sexuelle des propriétés le principe fondamental de la genèse de ces propriétés ”. Voilà encore une libre création et imagination de notre profond philosophe. Au contraire, Darwin déclare catégoriquement : l’expression de sélection naturelle ne comprend que la conservation de variations, mais non leur production (p. 63). Mais cette nouvelle tentative de prêter à Darwin des choses qu’il n’a jamais dites sert à nous aider à saisir toute la profondeur dühringesque des idées qui viennent ensuite :

    “ Si on avait cherché dans le schématisme interne de la génération un principe quelconque de transformation indépendante, cette idée eût été tout à fait rationnelle ; car c’est une idée naturelle de ramener à l’unité le principe de la genèse universelle et celui de la procréation sexuelle, et de considérer la génération dite spontanée d’un point de vue supérieur non pas comme l’opposé absolu de la reproduction, mais bel et bien comme une production. ”

    Et l’homme qui a été capable de rédiger un tel galimatias ne se gêne pas pour reprocher son “ jargon ” à Hegel !

    Mais en voilà assez des récriminations et des chicanes maussades et contradictoires par lesquelles M. Dühring soulage son dépit devant l’essor colossal que la science de la nature doit à l’impulsion de la théorie darwinienne. Ni Darwin, ni ses partisans parmi les savants ne pensent à minimiser d’aucune façon les grands mérites de Lamarck ; ce sont eux précisément qui l’ont les premiers remis sur le pavois. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’au temps de Lamarck, la science était loin de disposer de matériaux suffisants pour pouvoir répondre à la question de l’origine des espèces autrement que par des anticipations, presque des prophéties. Sans compter les énormes matériaux rassemblés depuis dans le domaine de la botanique et de la zoologie descriptives et anatomiques, on a vu après Lamarck apparaître deux sciences toutes nouvelles, qui ont ici une importance décisive : l’étude du développement des germes végétaux et animaux (embryologie) et celle des vestiges organiques conservés dans les diverses couches de la croûte terrestre (paléontologie). Il se trouve, en effet, une concordance singulière entre le développement graduel qui transforme les germes organiques en organismes adultes et la suite des végétaux et des animaux qui se sont succédé dans l’histoire de la terre. Et c’est justement cette concordance qui a donné à la théorie de l’évolution la base la plus sûre. Mais la théorie de l’évolution elle-même est encore très jeune et on ne saurait donc douter que la recherche future ne doive modifier très sensiblement les idées actuelles, voire les idées strictement darwiniennes, sur le processus de l’évolution des espèces.

    Et maintenant, qu’est-ce que la philosophie du réel peut nous dire de positif sur l’évolution de la vie organique ?

    “ La ... variabilité des espèces est une hypothèse acceptable.” Mais, à côté de cela, il faut admettre aussi “ la juxtaposition autonome de productions de la nature de même espèce, sans entremise de la descendance ”. En conséquence de quoi, il faudrait penser que les productions de la nature qui ne sont pas de même espèce, c’est-à-dire les espèces changeantes, sont descendues les unes des autres, tandis qu’il n’en est pas ainsi de celles de même espèce. Pourtant ce n’est pas non plus tout à fait exact ; car même dans les espèces changeantes, “ la médiation par descendance ne saurait être au contraire qu’un acte tout à fait secondaire de la nature”. Donc, descendance quand même, mais de “ seconde classe ”. Estimons-nous heureux de voir la descendance, après que M. Dühring en a dit tant de mal et tant de choses obscures, réadmise tout de même par la porte de derrière. Il en va pareillement de la sélection naturelle, puisque après tant d’indignation morale à propos de la lutte pour l’existence grâce à laquelle la sélection naturelle s’accomplit, on nous dit soudain.

    “ La raison approfondie de la nature des êtres doit être cherchée dans les conditions de vie et les rapports cosmiques, tandis qu’il ne peut être question qu’en second lieu de la sélection naturelle sur laquelle Darwin met l’accent.”

    Donc, sélection naturelle quand même, encore que de seconde classe ; donc, avec la sélection naturelle, lutte pour l’existence et, par suite, pléthore de population, selon la théorie cléricale de Malthus ! C’est tout : pour le reste, M. Dühring nous renvoie à Lamarck.

    Pour finir, il nous met en garde contre l’abus des mots métamorphose et évolution. La métamorphose serait un concept obscur et le concept d’évolution ne serait acceptable que dans la mesure où l’on peut réellement mettre en évidence des lois d’évolution. Au lieu de l’un et de l’autre, nous devons dire “composition”, et alors tout ira bien. C’est toujours la même histoire : les choses restent ce qu’elles étaient, et M. Dühring est pleinement satisfait dès lors que nous changeons seulement les noms. Lorsque nous parlons du développement du poussin dans l’œuf, nous faisons une confusion parce que nous ne pouvons prouver les lois d’évolution que d’une façon insuffisante. Mais si nous parlons de sa composition, tout s’éclaire. Nous ne dirons donc plus : cet enfant se développe magnifiquement, mais : il se compose excellemment. Et nous pouvons féliciter M. Dühring de prendre dignement sa place aux côtés du créateur de l’Anneau des Nibelungen, non seulement par la noble estime qu’il a de lui-même, mais aussi en sa qualité de compositeur de l’avenir.

    Notes

    [1] Cf. “ Sur la conception “mécaniste” de la nature ”, Dialectique de la nature, E. S. 1971, pp. 256-261.

    [2] Le développement de la biologie a apporté un complément à ce point de vue de Darwin : l’adaptation, conséquence de la sélection naturelle, est une harmonisation relative non seulement à des relations externes, mais encore à des relations internes.

    [3] Engels propose ici l’étude mathématique des lois des populations vivantes qui s’est, au cours de ces dernières années, considérablement développée : il en prévoyait déjà la fécondité.

    [4] Les savants modernes, d’accord avec Engels et s’appuyant sur le témoignage personnel de Darwin (voir Francis DARWIN : Vie et correspondance de Ch. Darwin, traduction française de H. de Varigny, édition Reinwald, 1888, tome 1, p. 86) lui reprochent d’avoir repris de Malthus, sans faire preuve de l’esprit critique nécessaire, le terme de lutte pour l’existence qui induit le lecteur a concevoir les rapports entre tous les êtres vivants sur le modèle de la concurrence humaine dans la société capitaliste, alors qu’ils sont, en réalité, d’une nature toute différente, excluant l’intervention de la conscience ou de la volonté.

    [5] Charles DARWIN : The Origin of species..., 6° éd., Londres, 1873, p. 428.

    [6] Histoire de la création, p. 397. Trad. Ch. Letourneau, pp. 306-330.

  • Eh bien, pour Darwin, les espèces qui se conservent le mieux sont les plus aptes à… se transformer, l’action nécessaire et directive est celle de la sélection liée… au hasard, la construction par élimination, la conservation par élimination de l’élimination, la conservation par transformation et la transformation par conservation, la combinaison de confrontation et d’entraide, etc. !!!

  • ENGELS À PIOTR LAVROV

    À LONDRES

    Londres, les 12-17 novembre 1875

    1.

    De la doctrine darwiniste, j’accepte la théorie de l’évolution, mais je ne prends la méthode de démonstration de D[arwin] (struggle for life, natural sélection [lutte pour la vie, sélection naturelle]) que comme une première expression, une expression provisoire, imparfaite, d’un fait que l’on vient de découvrir. Jusqu’à Darwin, ce sont précisément les gens qui ne voient aujourd’hui partout que la lutte pour la vie (Vogt, Büchner, Moleschott, etc.) qui affirmaient l’existence de l’action coordonnée de la nature organique ; qui soulignaient comment le règne végétal fournit au règne animal l’oxygène et la nourriture, et comment, en contre-partie, le règne animal fournit aux plantes engrais et acide carbonique, chose qui a été mise en lumière par Liebig notamment. Les deux conceptions se justifient dans une certaine mesure, dans certaines limites. Mais l’une est aussi bornée et unilatérale que l’autre. L’interaction des corps naturels — vivants et morts — implique aussi bien l’harmonie que le conflit, aussi bien la lutte que la coopération. Si, par conséquent, un soi-disant naturaliste se permet de résumer toute la richesse, toute la variété de l’évolution historique en une formule étroite et unilatérale, celle de « lutte pour la vie », formule qui ne peut être admise même dans le domaine de la nature que cum grano salis [avec un grain de sel — c’est-à-dire avec quelques réserves], ce procédé contient déjà sa propre condamnation.

    2.

    Des trois [darwinistes convaincus] cités, seul Hellwald semble mériter qu’on le mentionne. Seidlitz n’est dans le meilleur des cas, qu’une faible lumière, et Robert Byr, un faiseur de romans, dont un roman paraît actuellement dans le Über Land und Meer [A travers terres et mers] : Dreimal [Trois fois]. Là, toutes ses rodomontades sont bien à leur place.

    3.

    Sans contester les avantages de votre méthode d’attaque, que je pourrais qualifier de psychologique, j’en aurais choisi une autre. Chacun de nous est plus ou moins influencé par le milieu intellectuel dans lequel il évolue de préférence. Pour la Russie, où vous connaissez mieux que moi votre public, et pour un organe de propagande qui s’adresse au [sentiment de communauté], au sentiment moral, votre méthode est vraisemblablement la meilleure. Pour l’Allemagne, où une fausse sentimentalité a provoqué et provoque encore aujourd’hui des ravages si inouïs, elle ne conviendrait pas, elle ne serait pas comprise, elle serait interprétée à tort d’une manière sentimentale. Chez nous, la haine est plus nécessaire que l’amour — tout au moins pour l’instant — et avant tout, il est nécessaire de faire table rase des derniers vestiges de l’idéalisme allemand, de rétablir les faits matériels dans leur droit historique. J’attaquerai donc, — et je le ferai peut-être le moment venu — ces darwinistes bourgeois à peu près de la façon suivante :

    Toute la doctrine darwiniste de la lutte pour la vie n’est que la transposition pure et simple, du domaine social dans la nature vivante, de la doctrine de Hobbes : bellum omnium contra omnes [la guerre de tous contre tous] [On rencontre cette expression dans les œuvres de Thomas Hobbes, De homine (préface aux lecteurs) et Léviathan.(N.R.).] et de la thèse de la concurrence chère aux économistes bourgeois, associée à la théorie malthusienne de la population. Après avoir réalisé ce tour de passe-passe (dont je conteste la justification absolue comme je l’ai indiqué sub.

    1 [dans mon § 1], surtout en ce qui concerne la doctrine de Malthus), on re-transpose les mêmes théories cette fois de la nature organique dans l’histoire humaine, en prétendant alors que l’on a fait la preuve de leur validité en tant que les lois éternelles de la société humaine. Le caractère puéril de cette façon de procéder saute aux yeux, il n’est pas besoin de perdre son temps à en parler. Si je voulais cependant insister là-dessus, je le ferais de la façon suivante : je montrerais qu’en premier lieu ce sont de mauvais économistes et, seulement en second lieu, qu’ils sont mauvais naturalistes et mauvais philosophes.

    4.

    La différence essentielle entre sociétés humaines et animales est que les animaux, tout au plus, rassemblent des objets alors que les hommes produisent.

    Il suffit de cette seule mais capitale différence pour rendre impossible la transposition pure et simple aux sociétés humaines, de lois valables pour les sociétés animales. Elle rend possible ce que vous remarquez à juste titre : [L’homme ne mène pas seulement un combat pour la vie, il lutte aussi pour son plaisir, et pour l’accroissement de ses plaisirs... il est prêt à renoncer aux jouissances les plus basses au bénéfice des plus élevées.]

    Sans contester les conclusions que vous en tirez par la suite, je conclurais, pour ma part de la façon suivante à partir de mes prémisses : la production humaine atteint donc, à un certain stade, un tel niveau que non seulement elle satisfait les besoins indispensables à la vie, mais qu’elle produit des produits de luxe, même si, pour commencer, ils sont réservés à une minorité. La lutte pour la vie, si nous voulons accorder, pour un instant, quelque valeur à cette catégorie, se transforme donc en un combat pour des jouissances, non plus seulement pour des moyens d’existence, mais pour des moyens de développement, pour des moyens de développement produits socialement.

    Et à ce stade, les catégories empruntées au règne animal ne sont pas utilisables. Mais si, ce qui arrive actuellement, la production, sous sa forme capitaliste, produit une bien grande quantité de moyens d’existence et de développement que la société capitaliste ne peut en consommer, parce qu’elle écarte artificiellement la grande masse des producteurs réels de ces moyens d’existence et de développement ; si cette société, par la loi de son existence même, est obligée d’augmenter continuellement cette production déjà démesurée pour elle, et si, par conséquent, périodiquement, tous les dix ans, elle en vient à détruire non seulement une masse de produits, mais aussi de forces productives, — quel sens ont donc alors tous les discours sur la « lutte pour la vie » ? La lutte pour la vie ne peut alors que consister en ceci : la classe productrice enlève la direction de la production et de la répartition à la classe à qui cette charge incombait, et qui est devenue incapable de l’assumer — et cela, c’est précisément la révolution socialiste.

    Une remarque au passage : le seul fait d’envisager l’histoire jusqu’à nos jours comme une série de luttes de classes suffit pour faire apparaître tout ce qu’a de superficiel la conception qui veut faire de cette histoire une lutte pour la vie à peine diversifiée. Aussi ne ferai-je pas ce plaisir à ces faux naturalistes.

    5.

    Pour la même raison, j’aurais en conséquence formulé d’une façon différente votre phrase, juste quant au fond : [L’idée de la solidarité qui rend le combat plus facile, put finalement surgir... s’emparer de l’humanité entière, l’opposant ainsi, en tant que société de frères solidaires, au monde des minéraux, des plantes et des animaux.]

    6.

    Par contre, je ne peux souscrire à votre idée que [la lutte de tous contre tous] fut la première phrase de l’évolution humaine. A mon avis, l’instinct social fut l’un des moteurs essentiels de l’évolution qui mène à l’homme en partant du singe. Les premiers hommes doivent avoir vécu en bandes, et aussi loin que nous puissions remonter dans le passé, nous trouvons que ce fut le cas.

    Le 17 novembre

    J’ai été de nouveau interrompu et je reprends ces lignes aujourd’hui pour vous les remettre. Vous voyez que mes observations se rattachent plutôt à la forme, à la méthode de votre attaque, qu’au fond. J’espère que vous les trouverez assez claires, je les ai écrites à la hâte et, en relisant, je voudrais changer bien des choses, mais je crains de rendre le manuscrit trop illisible...

  • Engels dans l’ « Anti-Dühring » :

    « Darwin avait rapporté de ses voyages scientifiques l’opinion que les espèces de plantes et d’animaux ne sont pas constantes, mais changeantes. Pour continuer à suivre cette idée dans son pays, aucun terrain meilleur ne s’offrait que celui de l’élevage des animaux et des plantes. L’Angleterre en est précisément la terre classique ; les résultats d’autres pays, par exemple de l’Allemagne, sont bien loin de pouvoir donner la mesure de ce qui a été atteint en Angleterre à cet égard. En outre, la plupart des succès datent d’un siècle, de sorte que la constatation des faits comporte peu de difficultés. Darwin a donc trouvé que cet élevage avait provoqué artificiellement, chez des animaux et des plantes de même espèce, des différences plus grandes que celles qui se présentent entre des espèces universellement reconnues comme différentes. Ainsi étaient donc prouvées d’une part, la variabilité des espèces jusqu’à un certain point, d’autre part, la possibilité d’ancêtres communs pour des organismes qui possèdent des caractères spécifiques différents. Darwin rechercha alors si, par hasard, il ne se trouvait pas dans la nature des causes qui, - sans l’intention consciente de l’éleveur, - provoqueraient à la longue sur des organismes vivants des transformations analogues à celles de l’élevage artificiel. Ces causes, il les trouva dans la disproportion entre le nombre énorme des germes créés par la nature et le petit nombre des organismes parvenant réellement à maturité. Mais comme chaque germe tend à se développer, il en résulte nécessairement une lutte pour J’existence, qui apparaît non seulement comme l’acte direct, physique de se combattre ou de se manger, mais aussi comme la lutte pour l’espace et la lumière, même chez les plantes. Et il est évident que, dans ce combat, les individus qui ont le plus de chance de parvenir à maturité et de se reproduire sont ceux qui possèdent quelque propriété individuelle, aussi insignifiante qu’on voudra, mais avantageuse dans la lutte pour l’existence. Ces propriétés individuelles ont par suite tendance à se transmettre par hérédité et, si elles se présentent chez plusieurs individus de la même espèce, à se renforcer par hérédité accumulée dans la direction qu’elles ont une fois prise, tandis que les individus qui lie possèdent pas ces propriétés succombent Plus facilement dans la lutte pour l’existence et disparaissent peu à peu. C’est de cette façon qu’une espèce se transforme par sélection naturelle, par survivance des plus aptes. »

  • Stephen J. Gould, lui même matérialiste et dialecticien, écrit :

    "Darwin a appliqué une philosophie matérialiste en accord avec son interprétation de la nature".

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