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Contre l’empirisme : La science se passe-t-elle de théoriser et se limite-t-elle à constater les faits ?

lundi 9 septembre 2013, par Robert Paris

Contre l’empirisme : La science se passe-t-elle de théoriser et se limite-t-elle à constater les faits ?

Ah ! Si on pouvait s’en tenir aux faits ! Assez de blabla philosophique, n’est-ce pas ? Assez de débats sur des prétendues opinions alors qu’on peut si simplement laisser la parole aux faits brutes, aux réalités concrètes, aux observations directes !

Mais, sur la base des seuls « faits bruts », que pourrait-on bien dire ? Ceux qui le proposent sont bien incapables de d’exprimer eux-mêmes sans l’aide de concepts et d’autres outils théoriques. Les plus positivistes (ceux qui ne veulent absolument rien dire de plus que l’expérience) des physiciens quantiques sont obligés de parler d’électrons, de protons ou d’atomes qui sont des concepts et non de "simples" faits bruts...

L’empirisme, inventé par les philosophes anglais Bacon, Berkeley, Hume et Locke, désigne un ensemble de théories philosophiques qui font de l’expérience sensible l’origine de toute connaissances valide et de tout plaisir esthétique. L’empirisme s’oppose en particulier à l’innéisme et plus généralement au rationalisme pour qui nous disposerions de connaissance, idées ou principes a priori. Il va souvent de pair avec une théorie associationniste des idées qui explique leur formation par la conjonction d’idées simples.

Historiquement, l’empirisme a joué à la fois un rôle progressiste (en luttant contre la religion et le dogmatisme médiéval) et un rôle négatif (dans son interprétation très étroite du matérialisme et sa réticence vis à vis des généralisations théoriques). La fameuse thèse de Locke selon laquelle il n’y a rien dans l’intellect qui ne provienne de l’expérience contient les germes d’une idée profondément correcte. Mais présentée de façon unilatérale, elle pouvait avoir – et eut effectivement – des conséquences néfastes sur le développement de la philosophie. Peu avant son assassinat, Trotsky écrivait à ce sujet : « " Nous ne connaissons du monde que ce qui nous est donné par l’expérience. " Cette idée est correcte à condition de ne pas comprendre par " expérience " le témoignage direct de nos cinq sens. Si l’on réduit la question à l’expérience dans son sens étroitement empirique, alors il nous est impossible de parvenir à un quelconque jugement sur l’origine des espèces, et encore moins sur la formation de la croûte terrestre. Dire que l’expérience est à la base de tout, c’est en dire trop ou ne rien dire du tout. L’expérience est la relation active entre le sujet et l’objet. Analyser l’expérience en dehors de ce cadre – c’est-à-dire en dehors de l’environnement matériel objectif du chercheur, environnement dont il est distinct mais dont cependant, d’un autre point de vue, il fait partie intégrante – reviendrait à dissoudre l’expérience dans une unité informe où il n’y a ni sujet, ni objet, mais seulement la formule mystique de l’expérience. Une " expérimentation " ou une " expérience " de ce type ne vaut que pour le bébé dans le ventre de sa mère – mais le bébé est malheureusement privé de l’opportunité de partager les conclusions scientifiques de son expérience. »

« S’en tenir aux faits », proclament certaines doctrines scientifiques ou philosophiques, soi-disant opposées aux idéalistes qui estiment que la pensée crée le fait. Certes, il est indispensable d’admettre à une pensée matérialiste qu’existe une réalité qui a son existence et son fonctionnement, complètement indépendants de l’esprit, de la pensée humaine.

Cela ne signifie nullement que, pour appréhender cette réalité, il suffise de l’observer. Le simple fait de penser que l’observation humaine ne soit pas une intervention est une erreur. Les sens n’interviennent pas sans l’action du cerveau et vouloir une « simple observation » sous-entend qu’on sache observer sans penser et cela est déjà faux.

Croire que la science s’en tient aux faits, c’est affirmer que les scientifiques n’auraient fait qu’observer le monde, tel qu’il est, et d’accumuler leurs observations. Quelle absurdité ! Les équations de Newton, de Maxwell, d’Einstein ou des physiciens quantiques se liraient dans les observations des scientifiques ? Ben voyons ! Même si cette lecture des faits n’était pas mathématique, elle serait abstraite et certainement pas le produit direct de l’observation.

La plupart des prétendus « faits objectifs indiscutables » dont on nous parle ne cessent d’être vérifiés par les scientifiques qui ne sont pas sûrs de les avoir vraiment observés. On en est encore à se demander si la lumière ne peut vraiment pas aller plus vite que… « la vitesse de la lumière c » ! On en est encore à se demander si on ne peut pas descendre en dessous d’un quanta, quantité par définition minimale. D’ailleurs, on a conçu des quantités d’un demi quanta ! On en est encore à réfléchir sur la notion d’évolution des espèces et on continue d’observer pour fonder cette notion. Où sont les fameux faits indiscutables ? On ne les a jamais trouvés et on continue à discuter la valeur des « faits observés ».

Quiconque a connu un peu la science, théorique comme expérimentale, sait que les faits ne parlent pas d’eux-mêmes. Combien de scientifiques se sont trouvés muets devant les résultats d’observation en se demandant qu’en tirer comme conclusions. Ils savaient en tout cas qu’il ne suffirait pas d’exposer les faits pour écrire leur article et qu’on leur demanderait de bien autres conclusions…

En même temps, il est vrai que la science doit rester en conformité avec l’expérience, doit sans cesse s’y confronter et rediscuter ses thèses en s’y heurtant. Mais cela ne signifie pas que les faits expérimentaux soient la seule source de la science.

S’il suffisait d’observer le monde, il n’y aurait ni scientifiques professionnels, ni penseurs, ni philosophes.

C’est un peu comme si on nous disait qu’il suffit de regarder un paysage pour écrire une poésie à son propos, de vivre un amour pour le chanter ou le romancer.
On peut très bien croire s’en tenir aux faits et s’en détacher insensiblement pendant un très long temps. N’est-ce pas le cas des scientifiques qui ont cru longtemps que la matière était corpusculaire et la lumière ondulatoire parce que c’est ce que l’on croyait observer ? D’ailleurs, ce n’est même pas parce qu’on a observé directement le contraire qu’on a changé d’avis. A-t-on même changé d’avis ? On s’est seulement aperçus que les faits n’avaient pas un sens unique et pouvaient montrer des résultats contradictoires ! Eh oui, complètement opposés…

Prétendre que les faits tranchent sous-entend qu’il n’existe pas de faits orientant la pensée dans des directions opposées mais cela n’est pas du tout exact. La première observation de faits, sur des sujets auxquels nous ne sommes pas accoutumés, nous présente une seule évidence : le désordre. Quant au sens des faits sur des sujets que nous étudions depuis un certains temps, il ne provient pas seulement de nos observations mais des conclusions préexistantes et que nous n’avons pas nécessairement vérifiées ou mises en cause.

Examiner les faits sans a priori théorique, c’est un peu se promener dans une forêt touffue sans boussole. Ce n’est pas la quantité des faits accumulés qui va nous orienter, pas plus qu’on ne retrouvera mieux dans la forêt plus on y marchera… Plus on a observé de choses, plus on en constate l’apparent désordre.

Imaginons un historien qui veut étudier la journée de la prise de la Bastille et qui étudie l’emploi du temps des acteurs avant cette journée. Pensez-vous qu’il y trouvera toute l’explication de cet événement ? Quels faits sont suffisamment parlants pour étudier cette journée ?

Amonceler des connaissances de détail sur des sujets de sciences, d’histoire, de philosophie nous permet-il de les connaitre mieux si nous nous refusons à toute théorie ? Croire cela, c’est s’imaginer que l’amoncellement d’éléments donne automatiquement une construction. Certes la réalité n’a pas attendu le penseur pour effectuer, à sa manière, une telle construction. Il n’empêche que le penseur qui veut reconstituer ce fonctionnement par la pensée doive faire marcher son cerveau et pas se contenter de regarder et de noter les résultats de ces expériences.

N’avez-vous jamais constaté qu’un voyageur pouvait avoir parcouru en tous sens un pays et savoir moins de choses sur celui-ci qu’un rat de bibliothèque ayant tout lu sur ce même pays ?

En voulant donner une objectivité absolue à la connaissance, les empiristes ont trouvé l’idée la plus simple et la plus fausse : la réalité qui parlerait par elle-même ! Sauf que la réalité n’est pas du tout parlante par elle-même et quand on croit qu’elle parle de manière évidente, on s’aperçoit bientôt (parfois au bout de décennies ou de centenaires) que ces évidences étaient fausses !
Le gros avantage (comme le gros inconvénient) des faits est qu’ils sont précis. Cela signifie qu’ils sont uniques. Ce qui s’est produit une fois ne s’est jamais reproduit exactement de la même manière : ce sont des événements et ils sont singuliers. Il peut se produire quelque chose que notre intelligence estime très semblable. Mais il ne s’est jamais exactement produit la même chose. Il existe des phénomènes pour lesquels de petites différences dans la situation de départ entraînent de petites différences dans les résultats (ou même aucune différence). Mais il en existe beaucoup plus dans lesquelles certaines circonstances de départ changent complètement le résultat final. Et ces phénomènes (que la science appelle « sensibles aux conditions initiales) suffisent à empêcher quiconque de se contenter de raisonner sur les faits puisqu’on ne peut, dans ce cas, déduire grand-chose des résultats de l’expérience. En effet, elle n’est pas reproductible et aucune leçon générale ne peut alors découler d’un tel fait !

Généraliser des observations, ce n’est déjà pas s’en tenir aux faits. C’est l’homme qui construit dans son cerveau ces relations entre les faits et pas la nature qui nous communique directement ses propres fonctionnements. C’est l’homme qui regroupe les objets d’observation en comparant et en classifiant ceux-ci et fonde ainsi les concepts, leurs descriptions, définitions, propriétés caractéristiques, règles et lois. C’est l’homme qui met en relation entre eux ces concepts. La réalité brute ne présente ni concepts ni lois… L’enfant ne les voit pas et ne les connait pas. Il les apprend, même si, une fois les avoir appris, il a l’impression de les voir spontanément. Sa vision est alors culturelle et pas naturelle. Il ne voit pas un arbre, une chaise ni un immeuble. C’est déjà une compréhension complexe et culturelle.

Les thèses bâties sur « les faits » ne proviennent généralement pas d’une simple généralisation tirées directement d’observations accumulées. Il y a un travail de l’imagination, de l’intuition, de l’invention, de l’inconscient même, un travail du cerveau qui rêve, qui construit, qui met en relation des objets virtuels du cerveau (et pas des objets réels). C’est ce travail qui permet d’envisager des hypothèses assez incroyables pour le simple observateur. L’imaginaire permet de « voir » plus de réalité que la simple vision ne le permet.

« Rien que les faits » est un adage qui s’éloigne en fait de la recherche de type scientifique qui est un va et vient entre observation et théorie sans lequel on ne peut avancer dans la compréhension. Cet échange dialectique est indispensable et l’invention du réel est d’abord pure hypothèse tout à fait inventée et très peu vraisemblable.

Vouloir bâtir une science sans pensée théorique est une absurdité. Si les faits parlaient d’eux-mêmes, pourquoi aurait-il fallu tant d’années pour retrouver ces fameux « faits » ?

Les faits qui éclairent réellement la compréhension des phénomènes fondamentaux sont aussi faciles à trouver que le nœud gordien à dénouer en premier dans un sac de nœuds. Pour un fait qui éclaire l’interprétation, il y en a des milliers qui l’obscurcissent. Et c’est pourquoi les scientifiques cherchent d’abord l’expérience qui éclaire le fonctionnement.

Tous les faits n’apportent donc pas de l’eau au moulin de la compréhension générale et certains enfoncent même dans certaines erreurs fondamentales.

Il y a diverses sortes de raisons qui empêchent la seule connaissance des faits de reconstituer les mécanismes en jeu.

1°) Tout d’abord, « les faits » sont le produit de situations dans des conditions bien particulières et très précises. Que se passe-t-il si on change ces conditions de la situation ? Comme la situation dépend d’un très grand nombre de facteurs, il faudrait pouvoir les changer les uns après les autres de multiples manières pour savoir tous les résultats possibles. Il est très difficile de tirer une généralité d’un cas particulier. Comment distinguer sur un exemple (ou un tout petit nombre d’exemples) un cas très particulier d’un cas très général ? Même si on trouve un grand nombre de fois le même type de résultat, ce n’est nullement une preuve. L’observation des faits est singulière alors que l’on cherche la généralité.

2°) Les faits bruts ne sont pas aussi directs qu’il y paraît. Si nous voulons observer les arbres d’une forêt, il nous faudra décider ce que nous appelons « des arbres » et nous constaterons que cela même nécessiterait de multiples connaissances préalable et que, loin de l’objectivité des faits, cette définition correspondra à un choix tout à fait subjectif. Les a priori indispensables à l’observation sont légion : définitions, modes de mesure, modes de pensée, …

3°) Les faits ne sont que l’expression des résultats des fonctionnements mais le monde réel n’est pas fait que d’une série de résultats. Il contient également tous les résultats potentiels qui n’ont pas forcément accédé à l’actualité. Les lois ne décrivent pas la suite des états actuels mais les résultats potentiels pouvant d’écouler d’autres états englobant les réels et les potentiels. C’est ce qui rend impuissant le matérialisme naïf ou mécaniste. voir ici

4°) Le fait n’a aucune signification qui apparaisse de manière immédiate ni simple. Il contient plusieurs déterminations suivant la manière dont on l’observe, à quoi on le compare, avec quelle évolution dans le temps, quelle action on exerce sur lui, quelle décomposition on tente,…

5°) l’objectivité découlant prétendument du « seul examen des faits sans considération théorique extérieure » est illusoire. On a fait l’expérience d’un grand nombre d’astrophysiciens qui observaient le lancement d’une fusée et relu leurs rapports sur l’échec de l’opération, la fusée étant retombée sur le pas de tir. On a constaté des contradictions directes entre les observations alors qu’ils voyaient exactement la même chose t que tous étaient des scientifiques expérimentés habitués à des compte-rendus précis et objectifs…

5°) La pensée humaine sur le monde est une partie intégrante des faits qu’il s’agit d’étudier. Elle est inséparable des résultats de la connaissance du monde. Il n’y a pas d’un côté un monde matériel et de l’autre un monde de la pensée. Et il n’y a pas non plus un monde connaissable sans la pensée, sans l’hypothèse, l’erreur, la construction abstraite et imaginaire, sans le raisonnement sortant de la réalité mais capable d’y revenir…

6°) Parler du « seul domaine des faits », c’est refuser les contradictions inhérentes à la dialectique de la connaissance. Le réel ne doit pas seulement être vu, les données accumulées et comparées. Il doit être pensé. Il doit être inventé dans la tête du scientifique. La loi, l’expérience, la théorie sont des produits de l’imagination autant que de l’observation.

7°) Le « seul domaine des faits » suppose une démarche non dialectique de l’étude (alors que la science est un processus contradictoire entre expérience et théorie), mais aussi une matière non dialectique à observer. Si les faits parlent directement, c’est qu’ils sont non contradictoires. Comment la réalité peut-elle être contradictoire ? Parce que la même matière ou la même lumière nous apprend qu’elle est corpuscule et onde, alors que les ondes et les corpuscules montrent des propriétés opposées. Parce la matière s’oppose à l’énergie alors que l’énergie est matière et la matière est énergie. Parce que la matière est solide et faite de vides à toutes les échelles. Parce que le discontinu arbore toujours une apparence continue à certaines échelles. Parce que l’on ne peut mener une étude qu’à une échelle donnée alors que toute la réalité est imbriquée dans des structures à toutes les échelles. Parce que toute étude implique le temps et ne peut que se dérouler en temps limitée. Parce que toute étude nécessite d’utiliser un nombre immenses d’espaces de temps très petits alors qu’on ne sait pas ce qui se passe dans des intervalles de temps trop courts. Etc, etc…

8°) La logique nécessaire à la science n’est pas spontanée. Les concepts, bien conçus, contiennent le processus par lequel ils se changent en leur contraire, alors que la logique formelle, dominante, refuse la contradiction qu’elle estime synonyme d’erreur. Les études qui prétendent se passer de conception philosophique ont cru sortir de toute métaphysique mais, refusant de les étudier, ils en restent victimes.

9°) Il n’y a aucun moyen pour distinguer grâce à la seule observation le fait contingent du fait déterministe. Les déterminismes n’ont ni une odeur, ni une couleur, ni une forme particulière. Le seul moyen de s’assurer que l’on a bien affaire à une détermination est de raisonner dessus et de tenter d’y trouver une action sur laquelle on puisse raisonner. Même si on a trouvé de multiples fois que le phénomène B a suivi le phénomène A, la science ne peut rien en déduire de définitif si cela ne peut être rattaché à une compréhension de la manière par laquelle le phénomène B pourrait découler du phénomène A.

10°) Si l’empirisme combat l’idéalisme, il continue à diffuser des thèses utilisant des concepts scientifiques métaphysiques, détachés de la réalité et non contradictoires. Les concepts n’y sont pas dialectiques. Ils dressent des frontières infranchissables entre les concepts. Il suppose la non contradiction des définitions et des concepts. La critique d’Hegel contre l’empirisme est certes idéaliste mais peut être soutenue cependant quasi systématiquement car elle est fondée.

Hegel contre l’empirisme

« Le besoin de trouver une réalité concrète vis-à-vis des théories abstraites de l’entendement, qui ne sait passer de ses généralités indéterminées à la détermination et au particulier – le besoin de substituer cette réalité à de pures possibilités, et de démontrer toutes choses, sans sortir du domaine du fini et de la méthode qui lui est applicable, a produit l’empirisme, qui, au lieu de chercher le vrai dans la pensée, le demande à l’expérience, aux phénomènes externes ou internes…

L’empirisme a ce point de commun avec la métaphysique qu’il fonde comme elle sa foi en ses définitions, en ses hypothèses et en la réalité de leur contenu, sur des représentations, c’est-à-dire sur un contenu qui a pour fondement l’expérience…

L’erreur fondamentale où tombe tout empirisme scientifique, c’est qu’il emploie les catégories métaphysiques de la matière, de la force, de l’unité, de la pluralité, de l’universel, de l’infini, etc. Il lie entre elles ces catégories, y suppose et y applique les formes du syllogisme, et tout cela sans savoir qu’il admet ainsi lui-même une connaissance métaphysique ; ce qui fait qu’il emploie et unit ces catégories sans discernement et sans avoir la connaissance de ces opérations… »
(extrait de « Introduction à la Petite Logique »)

Sur la réponse de Hegel à Kant

« La philosophie critique (celle de Kant) a cela de commun avec l’empirisme qu’elle considère l’expérience comme l’unique fondement de la connaissance. Mais pour elle la connaissance s’arrête au phénomène et n’atteint pas la réalité.

Cette philosophie part d’abord de la distinction des éléments que l’analyse démêle dans l’expérience : la matière de la sensation et ses rapports généraux. L’intuition sensible ne contenant, ainsi que nous l’avons remarqué, que des éléments individuels et variables, on y établit à titre de fait que l’universalité et la nécessité sont des conditions essentielles de l’expérience ; et comme ces éléments n’ont pas leur source dans l’expérience, on les fait venir de la spontanéité de la pensée. Ce sont ce qu’on appelle des éléments « a priori ». Ces déterminations de la pensée, ou notions de l’entendement, forment l’élément objectif de la connaissance expérimentale ; ils expriment des rapports et donnent naissance à des jugements synthétiques « a priori », c’est-à-dire aux rapports primitifs des contraires.
Montrer que les déterminations de l’universalité et de la nécessité sont les éléments de la connaissance, ce n’est qu’indiquer un fait qui ne réfute pas le scepticisme de Hume. La philosophie de Kant constate seulement un fait, et l’on peut dire, en se servant du langage ordinaire de la science, qu’elle s’est bornée à donner une nouvelle explication de ce fait.

La philosophie critique recherche quelle est la valeur des notions de l’entendement dans la connaissance et dans l’acte de la faculté représentative. Elle considère les déterminations de la pensée au point de vue de l’opposition de leur valeur subjective et objective, sans rechercher quel est leur contenu et leur rapport réciproque. Cette opposition, elle ne la fait d’abord porter que sur la différence des éléments dans la sphère de l’expérience. Ce qui constitue l’élément objectif c’est, suivant elle, l’universalité et la nécessité, c’est-à-dire les déterminations primitives de la pensée elle-même. Mais elle finit par agrandir cette opposition ; elle réunit dans le sujet tous les éléments, l’élément subjectif et l’élément objectif, et ne laisse en face du sujet que la « chose en soi »…

Il est naturel de s’imaginer qu’avant d’en venir à la chose elle-même – c’est-à-dire à la connaissance actuelle de ce qui est vérité, - la philosophie doive donner des explications sur la connaissance considérée comme l’instrument par lequel on s’empare de l’absolu, ou comme le moyen à travers lequel on l’aperçoit. Il semble légitime de craindre qu’il n’y ait des espèces différentes de connaissance de telle sorte que, l’une d’elles étant plus adaptée qu’une autre au but final, un mauvais choix soit possible ; d’autre part, étant donné que la connaissance est une faculté d’un genre et d’une étendue déterminée, on peut aussi craindre que si l’on ne définit exactement sa nature et ses limites, on n’atteigne les nuages de l’erreur au lieu du ciel de la vérité. De cette crainte on doit même passer à la conviction que cette conquête de ce qui est en soi, pour la conscience, au moyen de la connaissance, est une entreprise absurde dans son concept même ; on doit se convaincre qu’entre la connaissance et l’absolu il y a une frontière qui les sépare une fois pour toutes. En effet, si la connaissance est l’instrument par lequel on s’empare de l’Etre Absolu, on a tout de suite l’idée que l’application d’un instrument sur une chose ne la laisse pas telle qu’elle est pour soi, mais entreprend de la former et de la transformer. Ou encore, si la connaissance n’est pas un instrument de notre activité, mais une sorte de milieu passif à travers lequel la lumière de la vérité parvient jusqu’à nous, ne recevons-nous pas cette lumière telle qu’elle est en soi, mais seulement comme elle est à travers et dans ce milieu ? Dans les deux cas, nous nous servons d’un moyen quel qu’il soit. Certes, il peut sembler qu’on remédierait à cet inconvénient, si l’on connaissait la façon dont l’instrument opère ; cette connaissance permettrait de soustraire du résultat la partie qui dans notre idée de l’Absolu obtenue au moyen de cet instrument, appartient à l’instrument ; ainsi nous aurions la vérité dans sa pureté. Seulement, cette amélioration nous ramènerait en fait à notre point de départ. Quand nous enlevons d’une chose façonnée tout ce qui vient de l’instrument, la chose – dans notre cas, c’est l’Absolu – reprend la forme qu’elle avait avant notre effort, qui se révèle ainsi comme superflu. Si cet instrument devait seulement rapprocher l’Absolu de nous, sans rien y changer, tel un oiseau pris par la glu, l’Absolu se moquerait sûrement de cette ruse, s’il n’était pas déjà en et pour soi et ne voulait être près de nous ; dans ce cas en effet, la connaissance serait une ruse, puisque par ses multiples efforts elle se donne l’air de faire tout autre chose que de produire un rapport immédiat et facile. (…) Cependant, si la crainte de tomber dans l’erreur éveille une méfiance dans la science, qui sans tant de scrupules se met à l’œuvre et connaît, pourquoi ne se méfierait-on pas de cette méfiance même et ne craindrait-on pas que cette crainte de l’erreur ne soit l’erreur elle-même ? En fait, cette crainte présuppose quelque chose – et même beaucoup de choses – comme étant la vérité ; ses scrupules et ses conclusions sont basés sur des représentations dont la vérité elle-même doit être préalablement prouvée. Elle présuppose notamment une représentation de la connaissance comme instrument et milieu, et aussi une distinction entre nous et cette connaissance ; mais surtout elle présuppose que l’Absolu se trouve d’un côté, et que la connaissance qui se trouve d’un autre côté, pour soi, séparée de l’Absolu, est pourtant quelque chose de réel ; en d’autres termes elle présuppose que la connaissance (qui est certainement en dehors de la vérité, puisqu’elle est en dehors de l’absolu) est pourtant vraie – position qui fait découvrir en ce qui se proclame crainte de l’erreur, la simple crainte de la vérité…
Cet idéalisme tombe dans la contradiction parce qu’il affirme comme vérité le concept abstrait de la raison. C’est pourquoi la réalité surgit devant lui également dans une forme qui n’est pas à vrai dire la réalité de la raison, tandis que la raison est censée être toute la réalité ; la raison demeure ici une recherche inquiète qui dans le processus même de chercher déclare qu’il est absolument impossible d’avoir la satisfaction de trouver….

(extrait de « Phénoménologie de l’Esprit »)

Hegel écrit encore dans son « Cours d’histoire de la philosophie »

« Les expériences, essais, observations ne savent pas ce qu’ils accomplissent en vérité ; ils ignorent que leur seul intérêt est précisément la certitude interne et inconsciente de la raison de se trouver elle-même dans le réel ; le résultat des observations et des essais, quand ils sont justes, est précisément que seul le concept est objectif. Au cours des expériences le particulier sensible s’évapore, et devient un universel ; l’exemple le plus connu est l’électricité positive et négative, dans la mesure où elle est positive et négative, dans la mesure où elle est positive et négative.

L’autre erreur formelle commise par tous les empiriques consiste à croire qu’ils s’en tiennent à l’expérience seulement ; ils sont conscients du fait qu’en recevant leurs perceptions ils font de la métaphysique. L’homme ne s’arrête pas au particulier et il ne peut pas. Il cherche l’universel ; il s’agit de pensées, même si ce ne sont pas des concepts. La forme de pensée la plus remarquable est la force ; on a la force électrique, magnétique, de gravitation. La force est universelle, non perceptible ; les empiriques acceptent de telles déterminations tout à fait non critiquement et inconsciemment. Le sens de l’induction est d’établir des observations, de faire des expériences et d’en déduire la détermination générale. »

Extrait de « L’Emile » de Rousseau :
« Il s’en faut bien que les faits décrits dans l’histoire ne soient la peinture exacte des mêmes faits tels qu’ils sont arrivés. Ils changent de forme dans la tête de l’historien, ils se moulent. (…) »

Henri Poincaré dans « La science et l’hypothèse » :

« Ne pouvons-nous nous contenter de l’expérience toute nue ?
Non, cela est impossible ; ce serait méconnaître complètement le véritable caractère de la science. Le savant doit ordonner ; on fait la science avec des faits comme une maison avec des pierres ; mais une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison. (…) Les faits tout nus ne sauraient donc nous suffire ; c’est pourquoi il nous faut la science ordonnée ou plutôt organisée.
On dit souvent qu’il faut expérimenter sans idée préconçue. Cela n’est pas possible ; non seulement ce serait rendre toute expérience stérile, mais on le voudrait qu’on ne le pourrait pas. Chacun porte en soi sa conception du monde dont il ne peut se défaire si aisément. Il faut bien, par exemple, que nous nous servions du langage, et notre langage n’est pétri que d’idées préconçues et ne peut l’être d’autre chose. Seulement ce sont des idées préconçues inconscientes, mille fois plus dangereuses que les autres.
Dirons-nous que si nous en faisons intervenir d’autres, dont nous aurons pleine conscience, nous ne ferons qu’aggraver le mal ! je ne le crois pas ; j’estime plutôt qu’elles se serviront mutuellement de contrepoids, j’allais dire d’antidote ; elles s’accorderont généralement mal entre elles ; elles entreront en conflit les unes avec les autres et par là elles nous forceront à envisager les choses sous différents aspects. C’est assez pour nous affranchir : on n’est plus esclave quand on peut choisir son maître.
Ainsi, grâce à la généralisation, chaque fait observé nous en fait prévoir un grand nombre ; seulement nous ne devons pas oublier que le premier seul est certain, que tous les autres ne sont que probables. Si solidement assise que puisse nous paraître une prévision, nous ne sommes jamais sûrs absolument que l’expérience ne la démentira pas, si nous entreprenons de la vérifier. Mais la probabilité est souvent assez grande pour que pratiquement nous puissions nous en contenter. Mieux vaut prévoir sans certitude que de ne pas prévoir du tout. (…)Toute généralisation est une hypothèse ; l’hypothèse a donc un rôle nécessaire que personne n’a jamais contesté. Seulement elle doit toujours être, le plus tôt possible et le plus souvent possible, soumise à la vérification. Il va sans dire que, si elle ne supporte pas cette épreuve, on doit l’abandonner sans arrière-pensée C’est bien ce qu’on fait en général, mais quelquefois avec une certaine mauvaise humeur.
Eh bien, cette mauvaise humeur même n’est pas justifiée ; le physicien qui vient de renoncer à une de ses hypothèses devrait être, au contraire, plein de joie, car il vient de trouver une occasion inespérée de découverte. Son hypothèse, j’imagine, n’avait pas été adoptée à la légère ; elle tenait compte de tous les facteurs connus qui semblaient pouvoir intervenir dans le phénomène. Si la vérification ne se fait pas c’est qu’il y a quelque chose d’inattendu, d’extraordinaire ; c’est qu’on va trouver de l’inconnu et du nouveau.
L’hypothèse ainsi renversée a-t-elle donc été stérile ? Loin de là, ou peut dire qu’elle a rendu plus de services qu’une hypothèse vraie ; non seulement elle a été l’occasion de l’expérience décisive, mais on aurait fait cette expérience par hasard, sans avoir fait l’hypothèse, qu’on n’en aurait rien tiré ; on n’y aurait rien vu d’extraordinaire ; on n’aurait catalogué qu’un fait de plus sans en déduire la moindre conséquence. »

Edgar Morin :

« De même que les dieux, les idées se livrent bataille à travers les hommes, et les idées les plus virulentes ont des aptitudes exterminatrices qui dépassent celles des dieux les plus cruels... Les faits sont têtus disait Lénine. Les idées sont encore plus têtues et les faits se brisent sur elles plus souvent qu’elles ne se brisent sur eux. »

Freud :
« Il existe deux variétés d’inconscient : les faits psychiques latents, mais susceptibles de devenir conscients, et les faits psychiques refoulés qui, comme tels et livrés à eux-mêmes, sont incapables d’arriver à la conscience. Les faits psychiques latents ... sont des faits préconscients, et nous réservons le nom d’inconscients aux faits psychiques refoulés. »

Les origines de l’empirisme

Roger Bacon, philosophe scolastique, a été le précurseur de l’empirisme sous sa forme moderne.
Défendu principalement par les philosophes Francis Bacon, John Locke, George Berkeley, David Hume et des scientifiques comme Ibn Al Haytham, l’empirisme considère que la connaissance se fonde sur l’accumulation d’observations et de faits mesurables, dont on peut extraire des lois générales par un raisonnement inductif, allant par conséquent du concret à l’abstrait.
L’empirisme a des implications non seulement en philosophie & épistémologie, mais aussi en divers domaines d’étude : logique, psychologie, sciences cognitives et linguistique en particulier.
Sur l’empirisme de Locke
Essai sur l’entendement humain de Locke

Dans son Essai sur l’entendement humain, la question essentielle que pose Locke est celle de la nature et des limites de l’entendement humain. La raison essentielle des erreurs de l’intelligence se situe dans l’inadéquation du langage et de la pensée car "Il n’y a pas assez de mots dans aucune langue pour répondre à la grande variété des idées qui entrent dans nos discours et nos raisonnements".

Locke se pose la question de l’origine de nos idées. Les objets extérieurs agissent sur nos sens et produisent des impressions qui sont communiquées au cerveau. Nous avons alors des idées de sensation, par exemple le rouge, le vert, le chaud, le froid, le dur, le mou etc. Mais cela ne signifie pas que toutes nos idées dérivent des sens : l’empirisme n’est pas un sensualisme. Il existe en effet, outre nos sens, une seconde source de l’expérience qui est la réflexion. Nous percevons en effet que nous doutons, que nous croyons, que nous imaginons, que nous raisonnons etc. Bref, nous percevons par le sens interne les opérations de notre âme, ce qui produit des idées de réflexion qui ne sont autres que les idées que nous nous faisons de ces opérations. C’est l’ensemble de ces deux sortes d’idées (idées de sensation et idées de réflexion) qui constituent ce que Locke appelle
EXPERIENCE (les majuscules sont de lui). Toutes nos connaissances dérivent de l’expérience.

Les idées complexes se ramènent à des idées simples qui sont toutes issues de l’expérience. À l’origine, l’âme est vide. Elle est une tabula rasa (la tabula rasa ou table rase est la tablette de cire vierge où l’on écrivait autrefois) où viennent s’inscrire les idées. Les idées que nous avons sur les qualités essentielles ressemblent aux qualités qui en sont la cause. C’est par exemple l’idée de solidité, de mouvement, de nombre etc. Ce sont les qualités premières de la matière. En revanche, les idées que nous avons sur la chaleur, la couleur, le son, le goût ne ressemblent en rien à ce qui existe dans le monde matériel mais sont les effets produits en nous par la constitution corpusculaire des corps qui agissent sur nos sens. Ce sont les qualités secondes de la matière.

L’idée de substance est celle d’une collection de qualités que l’expérience nous livre toujours groupées. Nous en concluons illusoirement à l’existence d’une substance, support de ces qualités. "Pour mettre ensemble la pensée, le vouloir etc., nous avons l’idée d’un esprit immatériel ; pour mettre ensemble les éléments solides, nous avons l’idée de matière."

Puisque nos connaissances sont fondées sur des idées, se pose la question de savoir quels sont les types d’accord ou de désaccord qui peuvent exister entre elles. Locke en reconnaît quatre :

• L’identité ou la diversité : nous pouvons percevoir qu’une idée est ce qu’elle est et qu’elle n’est pas autre chose. Par exemple, "le vert n’est pas le rouge".

• Les implications qui découlent de certaines idées. Par exemple "la somme des angles d’un triangle est égale à la somme de deux angles droits". Nous pouvons déduire cette propriété du triangle de l’idée de triangle elle-même sans avoir besoin de comparer le triangle à autre chose que lui. Ceci peut s’appliquer au domaine moral.

• Nous pouvons percevoir aussi que certaines idées sont toujours accompagnées d’autres idées toujours les mêmes. Ce sont les coexistences ou concomitances. Par exemple, "le fer subit l’effet du magnétisme".

• L’existence réelle : certaines existences réelles correspondent à certaines de mes idées et en sont responsables. Par exemple, "Dieu est".

Locke s’oppose à la théorie des idées innées et en donne pour preuve que les enfants, les idiots, les "primitifs" n’ont aucune idée de ce qui pourrait pourtant paraître des idées évidentes comme par exemple l’idée qu’on ne peut pas avoir en même temps A et non-A. Il n’existe pas davantage en morale de principes pratiques nécessaires et universels car selon la société à laquelle on appartient on forme les principes les plus divers. Ces arguments suffisent à détruire la théorie innéiste c’est à dire, aux yeux de Locke, à réfuter la philosophie de Descartes.

Le rasoir d’Occam, un des principes de l’empirisme qui le mènent à la métaphysique

On a connu diverses formes de l’empirisme prétendant chapeauter la science : l’empirisme logique, l’empirisme en médecine, etc…

Sur l’empirisme logique

Sur l’empirisme médical

La suite sur l’empirisme et le positivisme

Messages

  • « Les concepts physiques sont de libres créations de l’esprit humain et ne sont pas comme il semble, seulement déterminés par le monde extérieur »

    Einstein dans « L’évolution des idées en physique »

  • « La découverte et l’emploi du raisonnement scientifique par Galilée est une des conquêtes et les plus importantes dans l’histoire de la pensée humaine et marque le début réel de la physique. Cette découverte nous a appris qu’il ne faut pas toujours se fier aux conclusions intuitives basées sur l’observation immédiate, car elles conduisent parfois à des fils conducteurs trompeurs. [...] La pensée humaine crée une image continuellement changeante du monde. La contribution fournie par Galilée a détruit la vue intuitive et l’a remplacée par une vue nouvelle. C’est là la signification de sa découverte.[...] »

    « L’évolution des idées en physique » de Albert Einstein / Léopold Infeld

  • « Les empiriques, semblables aux fourmis, ne savent qu’amasser et user ; les rationalistes, semblables aux araignées, font des toiles qu’ils tirent d’eux même ; le procédé de l’abeille tient le milieu entre ces deux : elle recueille ses matériaux sur les fleurs des jardins et des champs ; mais elle les transforme et les distille par une vertu qui lui est propre : c’est l’image du véritable travail de la philosophie, qui ne se fie pas aux seules forces de l’esprit humain et n’y prend même pas son principal appui. (...) C’est pourquoi il y a tout à espérer d’une alliance intime et sacrée de ces deux facultés expérimentale et rationnelle ; alliance qui ne s’est pas encore rencontrée. »

    Francis Bacon, Novum Organum

  • « Nous constatons avec évidence combien sont dans l’erreur les théoriciens de la connaissance qui croient que la théorie vient par induction de l’expérience. Même le grand Newton n’a pu s’affranchir de cette erreur (« Hypotheses non fogo = je ne fais pas d’hypothèses […] Il n’y a pas de méthode inductive qui puisse conduire aux concepts fondamentaux de la physique. Faute de comprendre ce fait, nombre de chercheurs au XIXe siècle ont été victimes d’une erreur philosophique fondamentale. Ce fut probablement la raison pourquoi la théorie moléculaire et la théorie de Maxwell ne purent s’établir qu’à une date relativement tardive. »

    Einstein dans « Physique et réalité »

  • « Je ne veux nullement rechercher ici les fondements du principe d’induction ; je sais fort bien que je n’y réussirai pas ; il est aussi difficile de justifier ce principe que de s’en passer. Je veux seulement montrer comment les savants l’appliquent et sont forcés de l’appliquer. Quand le même antécédent se reproduit, le même conséquent doit se reproduire également ; tel est l’énoncé ordinaire. Mais réduit à ces termes ce principe ne pourrait servir à rien. Pour qu’on pût dire que le même antécédent s’est reproduit, il faudrait que les circonstances se fussent toutes reproduites, puisqu’aucune n’est absolument indifférente, et qu’elles se fussent exactement reproduites. Et, comme cela n’arrivera jamais, le principe ne pourra recevoir aucune application. Nous devons donc modifier l’énoncé et dire : si un antécédent A a produit une fois un conséquent B, un antécédent A’ peu différent de A, produira un conséquent B’ peu différent de B. Mais comment reconnaîtrons-nous que les antécédents A et A’sont « peu différents » ? Si quelqu’une des circonstances peut s’exprimer par un nombre, et que ce nombre ait dans les deux cas des valeurs très voisines, le sens du mot « peu différent » est relativement clair ; le principe signifie alors que le conséquent est une fonction continue de l’antécédent. Et comme règle pratique, nous arrivons à cette conclusion que l’on a le droit d’interpoler. C’est en effet ce que les savants font tous les jours et sans l’interpolation toute science serait impossible… Une remarque encore : le principe d’induction serait inapplicable, s’il n’existait dans la nature une grande quantité de corps semblables entre eux, ou à peu près semblables, et si l’on ne pouvait conclure par exemple d’un morceau de phosphore à un autre morceau de phosphore. Si nous réfléchissons à ces considérations, le problème du déterminisme et de la contingence nous apparaîtra sous un jour nouveau. Supposons que nous puissions embrasser la série de tous les phénomènes de l’univers dans toute la suite des temps. Nous pourrions envisager ce que l’on pourrait appeler les séquences, je veux dire des relations entre antécédent et conséquent. Je ne veux pas parler de relations constantes ou de lois, j’envisage séparément (individuellement pour ainsi dire) les diverses séquences réalisées. Nous reconnaîtrions alors que parmi ces séquences il n’y en a pas deux qui soient tout à fait pareilles. Mais, si le principe d’induction tel que nous venons de l’énoncer est vrai, il y en aura qui seront à peu près pareilles et qu’on pourra classer les unes à côté des autres. En d’autres termes, il est possible de faire une classification des séquences. »

    "La valeur de la science" (chapitre "La science et la réalité") de Henri Poincaré

  • Aucune répétition avec succès d’aucune expérience n’est une preuve de l’existence d’une loi générale. Ce n’est pas parce que le soleil se lève tous les matins qu’on peut affirmer qu’il le fera demain. Ce n’est pas parce que tous les hommes voyaient une terre plate qu’elle l’était. Ce n’est pas parce que tous les hommes normaux ne voient qu’une matière obéissant aux lois classiques, au monde du bon sens, que le monde est réellement ainsi, etc…

    Les apparences sont trompeuses et l’induction peut nous présenter des apparences fausses ou des interactions imaginaires qui ne sont pas des lois causales mais des artefacts ou des corrélations non causales.

    La thèse de « l’expérience, pierre de touche de la science » n’est pas aussi scientifique, ni aussi réaliste, ni aussi matérialiste qu’il y paraît.

    Aucune expérience, séparée d’un contexte explicatif et théorique cohérent, n’est une preuve suffisante, fût-elle répétée des milliers de fois car rien ne prouve qu’elle n’est pas réalisée dans des conditions qui ont des exceptions ou, même, qui seraient plutôt l’exception que la règle.

    Ce n’est pas parce que l’expérience se reproduit réellement qu’on en tire une loi. Car une loi fait partie d’un autre domaine de pensée que la description de l’expérience : une démarche qui est du domaine de la théorie, de l’abstraction, de la relation entre des généralités qui ne découlent pas directement de l’expérience, des relations entre des concepts. Or aucune observation n’a jamais produit directement des concepts scientifiques !

  • « De nombreuses expériences de physique des deux derniers siècles, celles de Coulomb ou de Joule par exemple, n’ont donc pas été reproduites pour vérification – même si elles sont devenues, bien plus tard, des expériences codifiées de ’travaux pratiques’ ou des instruments-types conservés dans les laboratoires, ce qui est tout autre chose. D’autres l’ont été, comme celle de Hertz, mais avec des dispositifs matériels et des images de ce qui devait être compris très différents. On a douté de la véracité des résultats obtenus par Coulomb par exemple, et on a mis en cause son instrument trop personnel et fragile, trop capricieux et difficile à maîtriser. Concernant Joule, l’extraordinaire difficulté de sa mesure l’a conduit à prédire qu’il serait très difficile de refaire son travail — et il fut le seul pendant longtemps à produire des résultats chiffrés. Quant à Hertz, si l’idée même de son dispositif fut universellement considérée comme un trait de génie, la polémique a été sans conclusion claire sur ce qu’il avait fait et mesuré. »

    Dominique Pestre

  • « L’empirisme est un donjon étroit et abject d’où l’esprit emprisonné ne peut s’échapper que sur les ailes d’une hypothèse. »

    Claude Bernard

  • Darwin : « Personne ne peut être un bon observateur sans être en même temps un théoricien actif ».

  • L’empirisme affirme qu’on peut « lire » la connaissance dans le « Livre de la nature » en faisant des observations. Celui qui découvre la connaissance serait ainsi un récepteur passif, et non un créateur. Mais en réalité les théories scientifiques ne « découlent » de rien. Nous ne les lisons pas dans la nature, pas plus que la nature ne nous les écrit dans le cerveau. Les théories sont des conjectures, des conjectures audacieuses. L’esprit humain les invente en réarrangeant, combinant, altérant et augmentant les idées existantes avec l’intention de les améliorer… L’expérience est essentielle à la science, mais pas dans le rôle que lui attribue l’empirisme : ce n’est pas d’elle que sont déduites les théories ; l’expérience sert principalement à choisir entre plusieurs théories déjà conjecturées. C’est cela « tirer les leçons de l’expérience ».

  • On peut citer : Philinos de Cos, Épicure, Aristote, Guillaume d’Ockham, Condillac, John Locke, George Berkeley, Francis Bacon et David Hume mais aussi Moritz Schlick et Rudolf Carnap pour l’empirisme logique.

  • Expérience ou philosophie en sciences ? Hegel répond ainsi dans son « Cours d’histoire de la philosophie » :

    « Nous avons déjà dit combien il est important de se référer au contenu de l’actuel, du présent : car le rationnel doit avoir une vérité objective. (…) Cependant, les expériences, essais, observations ne savent pas ce qu’ils accomplissent en vérité (…) Le résultat des observations et des essais, quand ils sont justes, est précisément que seul le concept est objectif. Au cours des expériences, le particulier sensible s’évapore, et devient un universel (…) L’autre erreur formelle commise par tous les empiriques consiste à croire qu’ils s’en tiennent à l’expérience seulement ; ils sont inconscients du fait qu’en recevant leurs perceptions, ils font de la philosophie. L’homme ne s’arrête pas au particulier et il ne peut pas le faire. Il cherche l’universel ; il s’agit de pensées même quand ce n’est pas des concepts. L’une des formes de pensée philosophique remarquable est la notion de force. Il y a la force électrique, magnétique, de gravitation. C’est un concept universel, non perceptible ; les empiriques acceptent de telles notions, sans les critiquer, sans en avoir conscience. »

  • La mode nouvelle prétend qu’il vaut mieux des seules expérimentations pour apprendre les sciences !!!!

  • « La Vie est belle : Les Surprises de l’évolution » de Stephen Jay Gould :

    « Les préconceptions théoriques exercent une emprise subtile et inévitable sur l’observation des faits. La réalité ne se manifeste pas à nous en toute objectivité, et aucun scientifique n’est libre de contraintes issues de son psychisme et de la société. La plus grande entrave au progrès de la science provient très souvent d’œillères conceptuelles et non pas du manque de données. »

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