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Les internationales ouvrières

lundi 19 mai 2008, par Robert Paris

LA REVOLUTION RUSSE DE 1917

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Sur la troisième internationale de Lénine et Trotsky

ou Internationale communiste

Un témoignage :

« Moscou sous Lénine » d’Alfred Rosmer

(1920)

L’Europe en 1920

Au début de 1920, j’étais à Toulon chez mon ami Marcel Martinet quand une lettre de Paris vint m’annoncer que j’avais été désigné par le Comité de la 3e Internationale pour aller en Russie soviétique. Le temps pressait ; je devais être prêt à me mettre en route dans une semaine. C’était plus de temps qu’il ne m’en fallait pour faire mes préparatifs. Pour moi comme pour tous ceux auprès de qui j’avais vécu les longues années de ce qu’on appelait alors la grande guerre, la Révolution d’Octobre avait été la révolution attendue - la révolution qui suivrait la guerre - elle était l’aube d’une ère nouvelle, une autre vie commençait ; tout ce qui lui était antérieure n’avait plus d’attrait : je me désintéressais de mes livres, brochures, collections, travaux préparés ; j’étais mieux que prêt : impatient de partir.
Ce voyage de Moscou n’avait cessé d’être dans nos pensées, particulièrement dans les miennes puisque j’étais désigné d’avance comme le voyageur. Mais c’était alors une entreprise difficile, surtout pour les Français. De toutes les nations, la France de Clemenceau et de Poincaré s’était montrée la plus enragée contre la République des soviets. Clemenceau s’était vanté de l’isoler du monde, la traitant en pestiférée qu’un “ cordon sanitaire ” devait entourer, à la fois pour l’étouffer et pour protéger les peuples contre la contagion. Nous étions réduits à envier ceux qui, Anglais ou Américains pour la plupart avaient la possibilité de franchir les obstacles de toutes sortes qui, en fait, constituaient le “ cordon ”.
Cependant, nous étions capables de déceler le vrai du faux dans la masse d’informations que publiaient les journaux. La Révolution d’Octobre avait pris la bourgeoisie par surprise ; ses représentants, même ceux qui n’étaient pas stupides, n’y pouvaient rien comprendre. Comment ce petit noyau d’émigrés que le gouvernement provisoire avait autorisé à rentrer en Russie pourrait-il se maintenir au pouvoir ? Un cauchemar, certes, mais qui ne durerait que quelques jours.
Les correspondants des journaux installés jusque-là à Petrograd s’étaient transportés dans les capitales des pays voisins, à Riga, à Stockholm, à Varsovie, d’où ils télégraphiaient chaque jour de sombres histoires : Lénine avait fait exécuter Trotsky : puis, c’était le contraire, une autre révolution de palais où Lénine était l’exécuté et Trotsky le fusilleur car tout tournait autour de ces deux noms qui s’étaient tout de suite détachés des autres. Leur ignorance leur faisait accueillir les rumeurs les plus fantaisistes, et si d’aventure ils avaient pu apprendre où pénétrer la vérité, ils savaient bien que leurs patrons ne leur permettraient pas de la dire.
Il faut avoir lu à l’époque les dépêches et les commentaires qui les accompagnaient pour se faire une idée précise de la colère haineuse dans laquelle la Révolution d’Octobre plongeait la bourgeoisie ; contre eux, pour les abattre, elle estimait que tous les moyens étaient bons ; du reste la famine allait inévitablement s’étendre sur le pays et en ce fléau elle puisait une sorte de consolation. Dans le train qui me ramenait de Marseille à Paris à l’expiration d’une permission, je me trouvai dans le voisinage de trois majors le jour où les journaux avaient dû se résoudre à annoncer que les bolchéviks s’étaient emparés du pouvoir. En proie à la plus vive indignation, mes voisins se relayaient pour accabler d’injures grossières les chefs de l’insurrection dont ils ignoraient jusqu’alors même les noms - et c’était, pour eux, un grief supplémentaire. Puis, en guise de conclusion, l’un d’eux s’écria : “ Mais comme ils vont crever de faim ! Ils n’ont pas de vivres pour trois jours ! ”
Nous étions immunisés contre les mensonges variés des correspondants de Riga et d’ailleurs parce que nous, nous les connaissions bien ces “ inconnus ” ; leurs noms et leurs idées nous étaient familiers. Les uns avaient vécu en France, pendant la guerre, au premier rang Trotsky, de novembre 1914 jusqu’au jour de son expulsion (septembre 1916) par le ministre de l’Intérieur, Malvy, collègue des ministres socialistes Guesde et Sembat ; puis Antonov-Ovséenko, administrateur du quotidien que publièrent à Paris, durant toute la guerre, les socialistes russes de diverses tendances qui s’étaient rassemblés sur la plate-forme de l’opposition à la guerre impérialiste et de la défense de l’internationalisme prolétarien ; Dridzo-Losovsky, Manouilsky, d’autres encore. Nous nous étions rencontrés pour la première fois à l’automne de 1914, quand une circonstance fortuite permit de constater que nous avions, sur les grands problèmes posés par la guerre, une position fondamentale identique. Tchitchérine et Litvinov étaient à Londres ; Lénine et Zinoviev en Suisse. Le contact s’était établi entre les socialistes de tous les pays fidèles à l’internationalisme aux conférences de Zimmerwald (septembre 1915) et de Kienthal (avril 1916). Nous nous amusions des erreurs que, dans leur ignorance, commettaient les journalistes de la “ grande presse ”, s’égarant dans les biographies, faisant d’extraordinaires mixtures ; même les photographes se trompaient dans l’identification des personnages de leurs clichés [1].
Malgré tout, il arriva, certain jour, que notre confiance dans la solidité du nouveau régime résistait difficilement à la précision des dépêches annonçant la chute de Petrograd, ou encore la débâcle de l’armée rouge devant la poussée victorieuse d’un des généraux de la contre-révolution ; l’attentat contre Lénine, le 30 août 1918, quand le doute ne nous fut plus permis, nous plongea dans l’angoisse et l’inquiétude ; la contre-révolution allait-elle finalement l’emporter ?

À l’époque où se place mon voyage vers la République soviétique, le printemps de 1920, la situation était devenue si favorable, le régime avait si bien résisté à tous les assauts que ses adversaires les plus acharnés s’étaient vus contraints d’avouer qu’ils s’étaient lourdement trompés dans leur appréciation du bolchévisme ; ils n’y avaient vu qu’un soulèvement préparé par une poignée de démagogues s’assurant, par suite de circonstances exceptionnelles, une facile victoire mais qu’il serait non moins facile d’abattre, et ils avaient la désagréable surprise de se heurter à un mouvement capable de créer un ordre nouveau, solidement enraciné déjà dans le sol de ce qui était hier l’empire des tsars. Pour la première fois depuis Octobre le soviet des ouvriers, des paysans et des soldats respirait librement ; dans un immense et prodigieux effort, la République s’était libérée de la triple menace qui pendant trois années avait pesé sur elle ; Ioudénitch, Koltchak, Dénikine, et, derrière eux, les bourgeoisies alliées, avaient été successivement repoussés. Le cordon avait été rompu en un point ; le traité conclu avec l’Estonie donnait à la République des soviets une fenêtre sur l’Europe, et par là, sur le monde. L’Angleterre, suivant l’Amérique, avait renoncé à toute intervention ouverte : la protestation ouvrière était même devenue si forte que Lloyd George préparait l’opinion britannique à la conclusion d’un accord commercial avec les soviets. Seule, la France s’obstinait, entretenant en Pologne un état d’esprit belliqueux et chauvin. À peine reconstituée cette Pologne voulait déjà s’annexer l’Ukraine. Mais à quel prix cette libération du pays révolutionnaire avait été obtenue, on ne le mesura exactement que plus tard.

En France, la poussée révolutionnaire qui se développa dès la fin des hostilités entraîna, à côté des ouvriers, des paysans, des intellectuels, des couches de la petite bourgeoisie, ceux des anciens combattants, nombreux, qui, éclopés ou indemnes, rentraient au foyer avec l’idée bien arrêtée d’un compte à régler : le gouvernement et le régime qui les avaient réduits pendant quatre ans à la vie bestiale des tranchées et des assauts pour le “ Communiqué ” devraient payer ! La bourgeoisie était désemparée : elle restait interdite devant les conséquences de la guerre qu’elle n’avait pas même entrevues ; elle avait perdu la foi dans son destin.
Cette poussée révolutionnaire si forte en étendue et en volonté claire fut freinée par les hommes qui dirigeaient alors partout dans le monde les organisations syndicales et les partis socialistes. Profitant de l’inexpérience des nouveaux venus ils réussirent, masquant leurs manœuvres par des phrases démagogiques, à les détourner de toute action révolutionnaire. Les effectifs avaient considérablement grossi ; en France, le Parti socialiste était passé de 90.000 membres en juillet 1914 à 200.000, et la C.G.T., réduite au début de la guerre, par le seul fait de la mobilisation, à des syndicats squelettiques, pouvait, pour la première fois dans son histoire, prétendre être une organisation de masses avec ses deux millions de syndiqués réguliers. Il suffisait donc, disaient les chefs réformistes, de rester unis pour être forts, pour être capables d’imposer aux gouvernants, sur chaque problème important, la volonté de la classe ouvrière. On affirmait, en paroles, sa solidarité avec la Révolution russe, mais il ne serait pas nécessaire, ajoutait-on, dans les nations démocratiques d’Occident, de recourir à la violence car ici un ordre nouveau pourrait être instauré par la simple réalisation d’un programme économique élaboré par les organisations ouvrières et que gouvernants et patrons devraient accepter. Ainsi seraient évitées les dures luttes, les souffrances, la misère qui étaient le lot des pays ravagés par des révolutions. J’eus l’occasion de constater plus tard, au cours de mon voyage à travers l’Europe, qu’il était relativement aisé de duper, par un tel mirage, les hommes dont la guerre avait fait des révolutionnaires ; à quoi bon se battre encore si le but peut être atteint sans combat ? Ainsi, en France, Jouhaux et ses amis de la direction confédérale qui s’étaient compromis à fond dans l’union sacrée, dans la guerre jusqu’au bout dont on voyait maintenant les immenses et vains sacrifices qu’elle avait exigés, réussirent à se maintenir à la tête de la C.G.T., tandis qu’au Parti socialiste les chefs du temps de guerre, écartés, n’étaient remplacés que par des éléments peu sûrs, soucieux avant tout de suivre le courant.
Au début de 1920, la première grande grève d’après guerre, celle des cheminots, montra que la poussée révolutionnaire restait néanmoins très forte ; elle trouvait assez souvent sa juste expression dans les directions nouvelles que s’étaient données les organisations locales en opposition au réformisme camouflé des dirigeants confédéraux. Leur maturité était parfois remarquable. J’avais pu, durant mon séjour à Toulon, suivre de près l’activité de l’Union départementale des syndicats. Quand la grève des cheminots éclata, je fus frappé par l’intelligence dont témoigna le secrétaire de cette Union dans la préparation et l’organisation du soutien à donner aux grévistes. Il exposa avec clarté la signification de la grève, montra les développements qu’elle pouvait prendre dans une situation générale objectivement révolutionnaire, et il prévoyait les mesures de répression que le gouvernement ne manquerait pas de prendre ; pour assurer la continuation de l’action ouvrière, il formait sans plus attendre des équipes de remplaçants au Comité de grève. Tout cela dit et fait très simplement, sans rien de l’emphase assez fréquente chez les habitants de cette région. Surprises par la soudaineté du mouvement et par son ampleur, par la fermeté et la discipline qui marquaient son développement, les compagnies cédèrent rapidement. Elles devaient prendre leur revanche trois mois plus tard, aidées alors par le gouvernement, et par les dirigeants de la C.G.T. qui sabotèrent une grève de solidarité qui leur avait été imposée.

Notes
[1] Dans la docte Revue des Deux Mondes, Charles Benoist, pour paraître informé, avait écrit : “ Lénine ou Zederblum ? ” Puis il rectifia, non sans dépit : “ Il paraît que décidément il s’appelle Oulianov. ”

Comme nous rentrions à l’hôtel, l’intendant me dit que Trotsky avait téléphoné, me demandant d’aller le voir dès que je serais libre ; le voyage était déjà tout arrangé ; je devais aller d’abord au Kremlin. L’auto quitta bientôt la ville et ce fut alors à travers la campagne, une course folle ; c’était la manière de conduire habituelle des chauffeurs moscovites comme je le vis par la suite, mais sur une chaussée en mauvais état cela provoquait d’incessants soubresauts ; la route traversa plusieurs villages aux isbas plantées en bordure de larges avenues. Nous roulions à cette allure depuis sans doute une demi-heure quand nous nous engageâmes à travers bois et, bientôt, la voiture ralentit : Trotsky était sur le bord de la route, avec son fils aîné, Léon. J’avais eu raison de ne pas m’inquiéter : je n’avais pas devant moi un malade.
La maison où la famille était logée avait été l’habitation princière d’un riche Moscovite. L’immense salon du rez-de-chaussée avait été transformé en musée public ; on y avait rassemblé toutes les toiles trouvées dans la maison : pas de peintures rares d’ailleurs, d’inévitables Canaletto. Trotsky et les siens disposaient au premier étage de deux grandes pièces où la vue s’étendait au loin dans la campagne environnante jusqu’aux collines qui, à l’horizon, bordaient la plaine. L’escalier d’honneur avait été condamné ; le gel avait endommagé partout la tuyauterie de sorte que le confort de ce “ palais ” n’était que très relatif. Ce n’était habitable que l’été ; on accédait à l’étage par une sorte d’échelle, “ juste ce qui convenait pour les nouveaux “ maîtres ” soviétiques ”, selon le commentaire ironique de Trotsky.
Il m’avait accueilli par un reproche amical : “ Eh ! bien, vous ne vous êtes pas pressé de venir ; des révolutionnaires, des journalistes nous arrivaient de partout sauf de France. ” Quand nous fûmes tous autour de la table pour le repas du soir, Natalia Ivanovna remarqua : “ Nous voilà de nouveau comme à Paris. - Oui, dis-je, mais il s’est passé quelque chose dans l’intervalle. ” Et nous évoquâmes nos souvenirs du temps de la guerre ; la pension de la rue de l’Amiral-Mouchez, la petite maison de Sèvres à la lisière du bois, le modeste logement de la rue Oudry et l’insupportable surveillance policière qui précéda l’expulsion. Nous eûmes deux pleines journées pour essayer de répondre aux questions que nous nous posions mutuellement. Trotsky m’interrogeait sur les hommes qu’il avait connus à Paris. Deux d’entre eux, Monatte et Loriot étaient en prison depuis trois mois et allaient passer devant les Assises : inquiet des progrès du communisme, Millerand avait imaginé un “ complot contre la sûreté de l’Etat ” - formule habituelle pour ces sortes d’opérations policières. Une grève des cheminots mal engagée, et confiée pour l’organisation de la solidarité ouvrière aux dirigeants de la C.G.T. qui, au fond, ne souhaitaient que l’échec, avait fourni au gouvernement le prétexte qu’il attendait pour mettre en prison les militants socialistes et syndicalistes qui, en France, s’étaient fait les défenseurs de la Révolution d’Octobre et de l’Internationale communiste. Sur les événements eux-mêmes, je n’avais pas grand-chose à lui apprendre : les deux années qu’il avait passées à Paris lui avaient permis de connaître du dedans la politique française et ses hommes et, bien entendu, le développement des diverses tendances existant à l’intérieur de la C.G.T. et du Parti socialiste. Il lui suffisait de prendre un paquet de journaux de temps à autre pour se mettre tout à fait au courant.
Mais moi, j’avais beaucoup à apprendre, car sur les grandes étapes de la Révolution, sur l’insurrection, sur Brest-Litovsk, sur l’Armée rouge et la guerre civile, sur l’organisation et le fonctionnement des soviets, nous n’avions eu que des informations trop vagues, trop générales. La Conférence de Brest-Litovsk avait eu un retentissement considérable partout, dans les pays de l’Entente comme dans les Empires centraux ; les porte-parole de la bourgeoisie n’avaient pas manqué de la présenter comme une trahison et des ouvriers en avaient été troublés ; la rencontre autour d’une même table des représentants de la Russie soviétique et des hommes du Hohenzollern pour discuter les conditions de la paix et finalement la signer, avait été exploitée à fond, surtout par ceux des socialistes qui avaient trahi la classe ouvrière en août 1914. Trotsky me précisa ce qui avait été alors sa tactique ; une chose était certaine : la Russie n’était plus en mesure de rester dans la guerre ; les vivres manquaient ; l’équipement des armées était de plus en plus insuffisant ; les soldats ne voulaient plus se battre. Il ne nous restait que la ressource de tirer le maximum de notre appel à la paix. La réponse n’avait pas été négligeable ; insuffisante malheureusement puisque les grèves qui éclatèrent alors en Allemagne n’allèrent pas jusqu’au soulèvement général contre le gouvernement ; les chefs socialistes et syndicaux, de Scheidemann à Legien, donnèrent de toutes leurs forces pour freiner le mouvement. La position prise par Lénine devenait inévitable : il fallait accepter les conditions imposées par les Allemands. Mais une discussion passionnée s’ensuivit ; à l’intérieur du Parti, au Comité central, une opposition restait irréductible, exigeant la guerre révolutionnaire contre l’Allemagne ; les socialistes-révolutionnaires de gauche, qui étaient au gouvernement avec les bolchéviks, rompirent violemment l’accord, abandonnèrent leurs commissariats. Trotsky me fit un vivant portrait des hommes qu’il avait trouvés devant lui à Brest-Litovsk : le général Hoffmann, stupide, borné, mais donnant du point sur la table quand il comprit ce que voulait et faisait la délégation bolchéviste ; von Kuhlmann, intelligent, souple, belles manières (“ Je suis content que vous soyez venu ; c’est tellement plus agréable d’avoir affaire aux chefs ”) ; non sans inquiétude quant à l’issue de la guerre.
Mais sur les discussions à l’intérieur du Parti, sur les divergences qui pouvaient s’y manifester, il fut très discret. Il n’avait aucun goût pour les bavardages, pour les anecdotes, et il observait scrupuleusement les règles volontairement acceptées par les adhérents d’un parti. Je ne sus rien alors de l’âpre lutte qu’il avait dû soutenir contre Staline et sa clique pendant tout le temps de la guerre civile, et il ne me dit rien non plus de son désaccord avec Lénine au sujet des opérations militaires si importantes qui se déroulaient en ce moment même contre la Pologne. Ce n’est que bien plus tard, quand la discussion au sein du Parti l’y obligea, qu’il rappela son hostilité à la marche sur Varsovie.
Pour les petites histoires, j’avais trouvé à Moscou un informateur excellent : Henri Guilbeaux. Parti pour Genève en 1915 comme pacifiste et “ rollandiste ”, il avait évolué progressivement jusqu’au bolchévisme sous l’influence des révolutionnaires russes qu’il avait rencontrés en Suisse. Il connaissait personnellement bon nombre de leaders soviétiques, et il était empressé à recueillir racontars et anecdotes, portant plus d’intérêt aux individus qu’aux idées, mû par des sympathies et des antipathies également prononcées ; il était avant tout un écrivain. Ses classifications étaient en conséquence très sommaires. Au cours d’une conversation il m’avait dit : “ Lénine (c’était sa grande admiration) c’est la gauche ; Zinoviev et Kamenev, la droite, mais Lénine tient à les avoir au Bureau politique précisément pour cela ; Trotsky, inclassable ; la vraie gauche c’est Boukharine. ” Un jour que je rapportais ces propos à Trotsky, il me dit : “ C’est à peu près ainsi ; Boukharine est toujours en avant mais il tourne fréquemment la tête et regarde derrière lui pour s’assurer que Lénine n’est pas loin. ” Quand je connus bien les deux hommes je pus imaginer une scène correspondant à ces appréciations : Lénine solide, trapu, avançant d’un pas égal, et Boukharine, menu, galopant devant lui, mais ayant toujours besoin de sentir sa présence.

(...)

Smolny - Séance solennelle d’ouverture du IIe Congrès

Le 16 juillet 1920 tout le congrès partit pour Petrograd et y tint séance le lendemain. C’est de Petrograd que la Révolution était partie ; c’est là que devait s’ouvrir solennellement le 2e Congrès de l’Internationale communiste. Et d’abord à Smolny, cet ancien collège des demoiselles de la noblesse, devenu en Octobre le quartier général de la Révolution. Quand Lénine s’avança dans la grande salle où nous étions réunis, les délégués anglais et américains, renforcés de quelques unités car ils étaient peu nombreux, l’entourèrent, formant une chaîne et chantant “ For he’s a jolly good fellow ! ” : traditionnel témoignage qui, chez les Anglais ajoute l’affection à l’admiration.
Après quelques brefs discours, les délégués, auxquels s’étaient joints des militants de Petrograd, partirent en cortège pour se rendre au Champ de Mars où étaient enterrées les victimes de la Révolution, ensuite au Palais de Tauride, siège de la Douma puis de ce Soviet de Petrograd dont nous avions suivi anxieusement les débats de mars à novembre ; peu nombreux au début, les bolchéviks avaient progressé rapidement pour y gagner la majorité dès septembre, et faire de Trotsky son président. C’était pour la deuxième fois, à douze ans de distance, que Trotsky présidait le Soviet de Petrograd ; le premier, le précurseur, étant celui de la Révolution de 1905.
La salle des séances était semblable à celles où se réunissent les assemblées parlementaires dans tous les pays (à l’exception de l’Angleterre qui, sacrifiant à la tradition, s’offre la fantaisie d’un hall rectangulaire d’où la déclamation grandiloquente est forcément bannie) ; une tribune haut perchée, un amphithéâtre où prirent place les délégués, et une galerie pour les spectateurs. C’est là que se tint la séance inaugurale du congrès. Le discours fut prononcé par Lénine. Il ne peut être question dans le cadre de cet ouvrage de donner un compte rendu, même sommaire, des travaux et décisions de ce congrès, en réalité le premier congrès de l’Internationale communiste. L’assemblée de mars 1919 avait eu surtout pour objet de proclamer la 3e Internationale. Impatient d’inscrire ses idées dans les faits dès qu’il le jugeait possible et nécessaire, Lénine avait résisté aux objections, notamment à celles de Rosa Luxembourg et du Parti communiste allemand dont le seul délégué véritable au congrès - les Russes exceptés - était venu avec le mandat formel de s’opposer à la proclamation d’une nouvelle Internationale ; c’était trop tôt, on ne pouvait encore que la préparer, disait Rosa Luxembourg. Par contre, ce 2e congrès avait une représentation remarquable. Des délégués étaient venus de tous les coins du monde, et à son ordre du jour tous les problèmes du socialisme et de la révolution étaient inscrits. Pour ce congrès comme pour les deux autres - ceux qui se réunirent du temps de Lénine - je me bornerai à extraire les points essentiels des débats et des thèses, et je m’efforcerai de reconstituer l’atmosphère dans laquelle ils se déroulèrent, d’en établir le bilan.
Le discours de Lénine fut très significatif de l’homme et de sa méthode. Il parut ignorer la solennité de cette rencontre en ce lieu. Pas de grandes phrases bien que les circonstances en auraient pu autoriser. La surprise fut grande quand on vit que son discours était bâti sur le livre de l’Anglais John Maynard Keynes Les conséquences économiques de la paix. Non que ce ne fût un ouvrage important ; parmi tous les experts de la Conférence de la paix, Keynes avait été le seul à voir clair, en tous cas le seul à oser montrer, quand il eût été encore temps d’y remédier, les funestes conséquences de la paix semi-wilsonienne pour l’économie de la nouvelle Europe. Lénine partait de ce livre, mais il arrivait vite à ce qui, je crois, était pour lui, l’essentiel. En cette période, son esprit était toujours dominé - comme son livre sur le “ gauchisme ” l’avait montré - par la crainte que les jeunes partis communistes considèrent la révolution comme chose facile et même inéluctable, et l’idée sur laquelle il insistait, c’est qu’il était faux et dangereux de dire qu’au lendemain de la guerre mondiale il n’y avait plus d’issue pour la bourgeoisie. Et selon sa méthode habituelle - qui donne à ses discours et à ses écrits l’apparence du décousu - après avoir formulé cette mise en garde, il y revint, la reprit, la développa en d’autres termes - des variations sur un même thème.
Les membres du bureau du congrès prononcèrent de brefs discours. Dans celui de Paul Levi, il y eut une note déplaisante. À deux reprises, parlant de l’agression polonaise, il fit cingler le mot “ schlagen ”. Nous suivions tous avec joie la riposte que donnait l’Armée rouge à l’agression de Pilsudski ; la marche audacieuse de Toukhatchevsky sur Varsovie nous emplissait d’espoir, mais ce que nous en attendions c’était le soulèvement du peuple, la révolution en Pologne. Or le ton de l’orateur et ce “ schlagen ” répété révélaient chez Levi quelque chose de ce chauvinisme trop fréquent chez les Allemands à l’égard des Polonais, et, à coup sûr, ses paroles n’étaient pas sur ce point d’un internationaliste.
L’après-midi un meeting eut lieu sur la vaste place du Palais d’Hiver, si riche en souvenirs. Les ministres de Kérensky y avaient trouvé leur dernier refuge. Une tribune était dressée devant le Palais d’où l’on dominait la foule venue pour écouter les orateurs ; on ne pouvait pas ne pas penser à une autre foule, celle que le pope Gapone avait conduite en suppliante devant Nicolas II et que celui-ci avait fait accueillir par une fusillade. Gorky vint un moment parmi nous. Il était grand, carré d’épaules, solidement bâti. On ne pouvait ignorer pourtant qu’il était gravement atteint et obligé à de grands soins ; c’était néanmoins une impression agréable de le trouver d’apparence si robuste. Il avait combattu à fond les bolchéviks et l’insurrection d’Octobre. Puis, sans renoncer complètement à ses critiques et réserves, il s’était rallié au régime, consacrant la plus grande part de son activité à sauver des hommes injustement persécutés, intervenant auprès des dirigeants soviétiques qui avaient été longtemps ses amis. On disait qu’il était l’un des auteurs d’une pièce originale dont nous devions avoir la primeur dans la soirée.
On n’aurait pu imaginer plus bel emplacement pour ce théâtre en plein air que celui qui avait été choisi. C’était le péristyle et la place de la Bourse, et ce n’était pas seulement pour sa valeur de symbole. Le décor était grandiose. Le bâtiment, de style grec comme c’était, semble-t-il, une coutume universelle, était entouré d’une longue colonnade. Il occupait le sommet du triangle que formait ici Vassili Ostrov, entre les deux bras de la Néva. La rue s’étendait des quais du fleuve avec leurs palais de marbre jusqu’à la sinistre forteresse Pierre-et-Paul.
La scène, c’était le péristyle qu’on atteignait par un haut escalier. La foule immense accourue pour voir le spectacle tenait à l’aise sur la vaste place. Dans ce cadre exceptionnel se déroulèrent une suite de scènes évoquant “ la marche du socialisme à travers les luttes et les défaites vers la victoire ”. L’histoire partait du Manifeste communiste. Les mots bien connus de son appel apparurent au sommet de la colonnade. “ Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! Vous n’avez rien à perdre que vos chaînes ! ” L’éclairage était fourni par de puissants projecteurs installés sur des bâtiments ancrés dans la Néva. Les “ trois coups ” étaient donnés par les canons de la forteresse. Puis ce fut la Commune de Paris avec danses et chants de la Carmagnole ; la guerre de 1914, les chefs de la 2e Internationale se prosternant devant leurs gouvernements et devant le capitalisme, tandis que Liebknecht reprenait le drapeau rouge qu’ils avaient laissé tomber et criait : “ À bas la guerre ! ” Le renversement du tsarisme fut l’objet d’une réalisation originale : des autos montées par des ouvriers armés surgirent de plusieurs points de la place et jetèrent bas l’édifice impérial du tsar et de sa clique. Un bref épisode montrait Kérensky bientôt remplacé par Lénine et Trotsky, deux grands portraits qu’entourait un drapeau rouge, et que les projecteurs illuminèrent de tous leurs feux. Les dures années de la guerre civile trouvaient leur conclusion symbolique dans une charge de cavaliers de Boudienny anéantissant les vestiges des armées de la contre-révolution. C’était la fin, une immense “ Internationale ” monta dans la nuit. Acte de foi concluant dignement une journée chargée d’émotions.
Les débats du II° Congrès
De retour à Moscou, le congrès se mit aussitôt au travail. La délégation russe était importante par le nombre autant que par la valeur de ses membres. Elle comprenait : Lénine, Trotsky, Zinoviev, Boukharine, Radek, Rykov, Riazanov, Dzerjinsky, Tomsky, Pokrovsky, Kroupskaïa. Le premier point de l’ordre du jour, c’était le rôle du Parti communiste. Cependant pour un certain nombre de délégués, c’était la question du parti politique lui-même qui se trouvait d’abord posée ; ceux-là n’avaient jamais jusqu’alors appartenu à un parti politique ; toute leur activité se développait au sein des organisations ouvrières. C’est ce que Jack Tanner vint dire à la tribune. Il expliqua comment, pendant la guerre, s’étaient développés les “ shop stewards committees ”, l’importance nouvelle qu’ils avaient prise en s’opposant à la politique des leaders trade-unionistes engagés à fond dans la politique belliciste du gouvernement britannique. La dure bataille qu’ils avaient menée, non sans risques, pendant la guerre, les avait tout naturellement conduits à donner aux comités d’usine un programme révolutionnaire et à rallier, dès l’origine, la Révolution d’Octobre et la 3e Internationale. Mais leur action s’était toujours développée hors du Parti, et dans une bonne mesure contre le Parti dont certains dirigeants étaient les mêmes hommes qu’ils trouvaient devant eux dans les luttes syndicales. Leur propre expérience des années passées n’avait pu que renforcer leurs convictions syndicalistes : la minorité la plus consciente et la plus capable de la classe ouvrière pouvait seule orienter et guider la masse des travailleurs dans la lutte quotidienne pour leurs revendications aussi bien que dans les batailles révolutionnaires.
Ce fut Lénine qui répondit à Jack Tanner, disant en substance :
“ Votre minorité consciente de la classe ouvrière, cette minorité active qui doit guider son action, mais c’est le parti ; c’est ce que nous, nous appelons le parti. La classe ouvrière n’est pas homogène ; entre la couche supérieure, cette minorité parvenue à la pleine conscience, et la catégorie qu’on trouve au plus bas, celle qui n’en a pas la moindre notion, celle parmi laquelle les patrons recrutent les jaunes, les briseurs de grève, il y a la grande masse des travailleurs qu’il faut être capable d’entraîner et de convaincre si l’on veut vaincre. Mais pour cela la minorité doit s’organiser, créer une organisation solide, imposer une discipline basée sur les principes du centralisme démocratique ; alors, vous avez le parti. ”
Un dialogue assez semblable quant au fond s’engagea entre Pestaña et Trotsky. A la différence de Tanner, qui ne représentait que des groupements encore peu nombreux et se développant en marge de l’organisation syndicale centrale, Pestaña pouvait parler au nom de la “ Confederacion Nacional del Trabajo ”. Elle ne groupait pas tous les syndiqués espagnols ; il existait une autre centrale syndicale où la tendance socialiste dominait, mais la C.N.T. pouvait se targuer de compter, alors, un million de membres ; elle était solidement implantée dans les régions industrielles du pays, surtout en Catalogne ; elle incarnait exactement la tradition anarcho-syndicaliste si vivace en Espagne. Aussi Pestaña parlait-il avec plus d’assurance que Tanner et sur un ton plus tranchant. À l’égard du parti, c’était plus que de l’hostilité, du dédain. “ Mais il est possible, concédait-il, que dans certains pays les ouvriers veuillent se grouper dans des partis politiques ; en Espagne nous n’en avons pas besoin. Et l’histoire montre que des révolutions, à commencer par la grande Révolution française, se sont faites sans parti. ” Trotsky n’avait pu s’empêcher de l’interrompre : “ Vous oubliez les Jacobins ! ”
Reprenant, dans sa réponse, la question du Parti, Trotsky tint d’abord à répondre à Paul Levi qui, avec sa hauteur habituelle, avait déclaré que c’était là une question depuis longtemps tranchée pour la grande majorité des ouvriers d’Europe et même d’Amérique, et qu’un débat là-dessus n’était guère de nature à accroître le prestige de l’Internationale communiste. Sans doute, dit Trotsky, si vous songez à un parti comme celui de Scheidemann et de Kautsky.
“ Mais si ce que vous avez dans l’esprit, c’est le parti prolétarien, alors on doit constater que dans les divers pays ce parti passe par différentes étapes de son développement. En Allemagne, la terre classique de la vieille social-démocratie, nous voyons une puissante classe ouvrière, hautement cultivée, progressant sans arrêt, incorporant en elle des restes appréciables de vieilles traditions. Nous constatons, d’autre part, que ce sont précisément ces partis qui prétendent parler au nom de la majorité de la classe ouvrière, les partis de la 2e Internationale, qui nous obligent à poser la question : le parti est-il nécessaire ou non ? Précisément parce que je sais que le parti est indispensable et que je suis persuadé de la valeur du parti, et précisément parce que je vois Scheidemann, d’une part, et de l’autre, des syndicalistes américains, espagnols ou français qui, non seulement veulent lutter contre leur bourgeoisie, mais qui, à la différence de Scheidemann, veulent la décapiter, je dis que, pour cette raison, je trouve très nécessaire de discuter avec ces camarades espagnols, américains et français afin de leur prouver que le parti est indispensable pour l’accomplissement de la tâche historique présente, le renversement de la bourgeoisie. J’essaierai de le leur prouver, sur la base de ma propre expérience, et non en leur disant, sur la base de l’expérience de Scheidemann, que la question est tranchée depuis longtemps. Nous voyons combien grande est l’influence des tendances antiparlementaires, dans les vieux pays du parlementarisme et de la démocratie, par exemple en France, en Angleterre et ailleurs. En France il m’a été donné de constater par moi-même, au début de la guerre, que les premières voix audacieuses contre la guerre, au moment où les Allemands étaient aux portes de Paris, s’élevèrent d’un petit groupe de syndicalistes français. C’étaient les voix de mes amis Monatte, Rosmer, et d’autres. Il ne pouvait être question alors de parler de la formation d’un parti communiste : de tels éléments étaient trop peu nombreux. Mais je me sentais un camarade parmi des camarades dans la compagnie de Monatte, de Rosmer et de leurs amis dont la plupart avaient un passé anarchiste. Mais que pouvait-il y avoir de commun entre moi et Renaudel qui, lui, comprenait très bien le besoin du parti.
“ Les syndicalistes français mènent leur travail révolutionnaire dans les syndicats. Quand je discute cette question avec Rosmer, nous avons un terrain commun. Les syndicalistes français, en défi aux traditions de la démocratie et à ses déceptions, disent : “ Nous ne voulons pas de partis politiques, nous sommes partisans de syndicats ouvriers et d’une minorité consciente qui, dans leur sein, préconise et applique les méthodes d’action directe. ” Qu’entendaient les syndicalistes français par cette minorité ? Cela n’était pas clair à eux-mêmes ; c’était un présage du développement ultérieur qui, en dépit des préjugés et des illusions, n’a pas empêché ces mêmes syndicalistes de jouer un rôle révolutionnaire en France et de rassembler cette petite minorité qui est venue à notre congrès international.
“ Que signifie exactement cette minorité pour nos amis ? C’est la fraction d’élite de la classe ouvrière française, une fraction qui a un programme clair et une organisation propre, une organisation dans laquelle toutes les questions sont discutées, où on prend aussi des décisions et où les membres sont liés par une certaine discipline. Par voie de simple conséquence de la lutte contre la bourgeoisie, de sa propre expérience et de l’expérience des autres pays, le syndicalisme français sera amené à créer le Parti communiste.
“ Le camarade Pestaña, qui est le secrétaire de la grande organisation syndicaliste espagnole, est venu à Moscou parce qu’il y a parmi nous des hommes qui, à des degrés divers, appartiennent à la famille syndicaliste ; d’autres sont, pour ainsi dire, “ parlementaires ” ; d’autres enfin ne sont ni parlementaires ni syndicalistes, mais sont partisans de l’action de masse, etc. Mais que lui offrirons-nous ? Nous lui offrirons un Parti communiste international, c’est-à-dire l’unification des éléments avancés de la classe ouvrière qui ont apporté ici leurs expériences, les confrontent mutuellement, se critiquent l’un l’autre et, après discussion, prennent des décisions. Quand le camarade Pestaña rentrera en Espagne, porteur des décisions du congrès, ses camarades le questionneront : “ Que nous rapportes-tu de Moscou ? ” demanderont-ils. Il leur présentera les fruits de nos travaux et soumettra nos résolutions à leur vote et ceux des syndicalistes espagnols qui s’uniront sur la base de nos thèses ne formeront rien d’autre que le Parti communiste espagnol.
“ Nous avons reçu aujourd’hui une proposition de paix du gouvernement polonais. Qui peut répondre à une telle question ? Nous avons le conseil des commissaires du peuple ; mais il doit être soumis à un certain contrôle. Le contrôle de qui ? Le contrôle de la classe ouvrière comme masse informe, chaotique ? Non, le Comité central du parti sera convoqué, examinera la proposition et décidera. Et quand il nous faut mener la guerre, organiser de nouvelles divisions, rassembler les meilleurs éléments - vers qui nous tournons-nous ? Nous nous tournons vers le Parti, vers son Comité central. Et il en est de même pour le ravitaillement, pour les problèmes agricoles, pour tous les autres. Qui décidera de ces questions en Espagne ? Le Parti communiste espagnol - et j’ai confiance que le camarade Pestaña sera un des fondateurs du Parti [12]. ”

Aux yeux de Lénine la question nationale n’était guère moins importante que celle du Parti. Les pays coloniaux et semi-coloniaux avaient été soulevés par la Révolution russe ; leur lutte pour l’indépendance se présentait dans des conditions favorables, leurs oppresseurs impérialistes sortant tous de la guerre épuisés ; elle pouvait être décisive, assurer leur libération et affaiblir pour autant les grandes puissances impérialistes. Il n’ignorait pas que, sur ce point aussi, des conceptions différentes et parfois opposées allaient se heurter au congrès. Avant la guerre il avait déjà polémiqué là-dessus avec Rosa Luxemburg pour qui le socialisme passait par-dessus les revendications nationales, toujours plus ou moins entachées de chauvinisme. Et il avait des raisons de penser que ce point de vue serait celui d’un certain nombre de délégués. Aussi avait-il pris sur lui de rédiger les thèses et tenait-il à les rapporter devant le congrès après les débats de la commission. C’est en effet à la commission même qu’eut lieu la vraie discussion.
La délégation hindoue était relativement nombreuse, elle avait à sa tête un homme capable, Manabendra Nath Roy. Son activité dans l’Inde lui avait valu d’être emprisonné puis expulsé ; la Révolution d’Octobre l’avait trouvé au Mexique, et il était venu à Moscou, par l’Allemagne, s’arrêtant et s’informant en cours de route, de sorte qu’il arrivait au congrès assez bien instruit du mouvement révolutionnaire dans le monde. Il avait, sur la lutte à mener contre l’impérialisme britannique, des idées bien arrêtées. Selon lui, c’était le Parti communiste hindou qui devait en prendre la direction. Sans doute la bourgeoisie hindoue avait son programme de revendications d’ordre national ; mais loin de s’unir à elle dans la lutte pour l’indépendance, il fallait la combattre au même titre que les occupants britanniques, parce que, dans la mesure où elle exerçait un pouvoir propre - elle possédait déjà d’importantes usines dans le textile et la métallurgie - elle était l’ennemi des travailleurs, un exploiteur aussi âpre que les capitalistes des nations démocratiques indépendantes.
Patiemment, Lénine lui répondit, expliquant que, pour un temps plus ou moins long, le Parti communiste hindou ne serait qu’un petit parti peu nombreux, n’ayant que de faibles ressources, incapable d’atteindre, sur la base de son programme et par sa seule activité, un nombre appréciable de paysans et d’ouvriers. Par contre, sur la base des revendications d’indépendance nationale, il devenait possible de mobiliser de grandes masses - l’expérience l’avait déjà amplement démontré - et c’est seulement au cours de cette lutte que le Parti communiste hindou forgerait et développerait son organisation de telle sorte qu’il serait en mesure, une fois les revendications d’ordre national satisfaites, de s’attaquer à la bourgeoisie hindoue. Roy et ses amis firent quelques concessions, ils admirent que, dans certaines circonstances, une action commune pourrait être envisagée ; cependant des divergences importantes subsistaient, et, rapportant sa thèse devant le congrès, Lénine y joignit celle de Roy, formant co-rapport.
La question syndicale fut la moins bien traitée par le congrès ; sans ampleur et sans profit. Non qu’elle n’ait été longuement discutée : la commission la débattait encore au moment où la séance plénière allait l’aborder et des réunions préliminaires avaient eu lieu déjà avant même mon arrivée entre Radek et les syndicalistes britanniques. Radek avait été désigné comme rapporteur, et c’est lui qui avait rédigé les thèses bien qu’il n’eût aucune compétence particulière dans ces questions. Il abordait un problème difficile avec la mentalité d’un social-démocrate allemand pour qui le rôle subalterne des syndicats était chose établie et qu’il n’était plus la peine de discuter. Il aurait volontiers répété ici ce que son ami Paul Levi avait dit à propos du parti : une telle discussion était humiliante et peu propre à accroître le prestige de l’Internationale communiste.
Il trouvait un appui sans réserve auprès des autres membres social-démocrates de la commission, parmi lesquels Walcher se montrait un des moins compréhensifs, ignorant ou voulant ignorer les caractéristiques du mouvement syndical dans un pays comme l’Angleterre par exemple, où il avait pourtant de solides traditions et une longue histoire. On trouvait donc invariablement d’un côté Tanner, Murphy, Ramsay, John Reed, pas d’accord en tous points mais l’étant pour repousser comme insuffisants des textes qui, au fond, se bornaient à reprendre ceux en faveur dans la 2e Internationale. De l’autre côté se tenaient Radek et les social-démocrates, sûrs de posséder la vérité. On discutait pendant des heures sans avancer d’un pas. Or, malgré l’importance nouvelle attribuée au rôle du parti, à la nécessité reconnue d’un organisme central pour mener la lutte révolutionnaire selon l’exemple du Parti communiste russe, le rôle des syndicats dans les pays capitalistes et leur rôle dans l’édification de la société socialiste restaient considérables ; on ne pouvait l’ignorer à Moscou, car il n’était pas rare d’entendre des récriminations et des critiques à l’égard des syndicats russes et de la façon dont ils s’acquittaient de leurs tâches, sur leur insuffisance, critiques que les dirigeants syndicaux ne laissaient pas non plus sans réponse. Des problèmes nouveaux se posaient ; au cours de la guerre des conseils d’usine avaient surgi dans beaucoup de pays ; quelles devaient être leurs attributions particulières ? quels seraient leurs rapports avec les syndicats ?
Quand je vins à la commission, elle avait déjà tenu plusieurs séances, mais j’aurais pu croire que c’était la première. Les social-démocrates étaient si persuadés de détenir la vérité qu’ils se bornaient à formuler leurs points de vue, décidés d’avance à ne tenir aucun compte des remarques de leurs antagonistes. Radek suivait d’une oreille distraite, dépouillant les volumineux paquets de journaux que lui apportaient les courriers de l’Internationale communiste. Quand il avait fini on levait la séance pour se réunir de nouveau au gré de sa fantaisie. Il arrivait qu’au cours d’une séance plénière du congrès, on fût avisé que la commission se réunirait dès qu’elle prendrait fin - c’était ordinairement autour de minuit ; on recommençait la discussion jusqu’à deux ou trois heures du matin, puis on allait se coucher, certains d’avoir perdu son temps. Même la partie des thèses sur laquelle je me trouvais en accord avec Radek - la lutte à l’intérieur des syndicats réformistes et l’opposition à toute scission - était formulée si brutalement, si sommairement, qu’elle ne pouvait que heurter et certainement pas convaincre. Quand la résolution fut apportée devant le congrès, John Reed vint me trouver ; il était très ému : “ Nous ne pouvons pas rentrer en Amérique avec une décision pareille, me dit-il ; l’Internationale communiste n’a de partisans et de sympathie dans le monde syndical que parmi les “ Industrial Workers of the World ” (I.W.W.), et vous nous envoyez à l’American Federation of Labor où elle n’a que d’irréductibles adversaires. ”

Outre la thèse sur la question nationale, Lénine s’était chargé de celle concernant “ Les tâches de l’Internationale communiste ”. Il y attachait une égale importance, car, en fait, elle reprenait et précisait les conclusions, les décisions du congrès, les plaçait dans le cadre de la situation de chaque pays. La commission désignée pour les étudier était si nombreuse que ses séances ressemblaient déjà à un petit congrès ; elles avaient lieu de dix heures à quatre heures, sans interruption.
Un matin, dix heures étant déjà passées, nous étions encore à l’hôtel quand on vint nous dire que Lénine nous rappelait que la réunion devait commencer à dix heures au Kremlin. Inutile de noter que nous étions assez confus en prenant place autour de la table. Zinoviev et Radek nous avaient donné de mauvaises habitudes ; avec eux il y avait toujours un certain décalage sur l’horaire, et nous ignorions que pour Lénine et pour Trotsky - qui en cela aussi se ressemblaient - l’heure était l’heure. Aussi le jour suivant nous étions tous en place dès dix heures. Mais cette fois c’était Lénine qui manquait. Il arriva avec un bon quart d’heure de retard, s’excusa, c’était son tour d’être confus : il vivait alors à Gorky, à trente verstes de Moscou, une panne d’auto l’avait immobilisé - et on reprit la discussion au point où l’on l’avait laissée.
La thèse, rédigée par Lénine, offrait un moyen commode de discussion. On prenait paragraphe par paragraphe, discutant, corrigeant, amendant ou ratifiant simplement le texte proposé. La hantise du “ gauchisme ” était, ici encore, présente ; on nous demandait de condamner nommément les organes et organisations qui en étaient atteintes, telle la revue Kommunismus de Vienne, et aussi le bulletin publié en Hollande par le bureau de l’Europe occidentale de l’Internationale communiste où du “ gauchisme ” s’était occasionnellement manifesté. Je fis remarquer qu’on ne pouvait mettre sur le même rang une revue dirigée par des communistes austro-balkaniques et le bulletin de l’I.C. ; si l’on voulait mentionner celui-ci, c’est la direction de l’Internationale qu’il fallait blâmer puisqu’elle en avait la responsabilité. Cela me paraissait si évident que je n’imaginais pas qu’une discussion pût s’engager là-dessus, et après tout ce n’était qu’un détail. Mais Zinoviev insista, Paul Levi l’appuya : il fallait aussi blâmer le bulletin. “ Eh bien, dit Lénine, on va voter. - Mais où est Boukharine, s’écria-t-il, il faut le trouver. ” On ramena Boukharine - il disparaissait souvent. Lénine lui dit : “ Asseyez-vous là, à côté de moi, et ne bougez plus. ” La commission se divisa exactement en deux parties : même nombre de voix pour et contre. Lénine avait suivi les opérations sans prendre parti ; il avait réservé son vote ; il fit pencher la balance de notre côté.
Une affaire infiniment plus importante retint ensuite l’attention de la commission ; c’était la question italienne. Le Parti socialiste italien était si profondément divisé, qu’il est à peine exagéré de dire que chacun de ses délégués représentait une tendance ; isolé dans sa délégation, Serrati faisait seul de vains efforts pour maintenir ensemble tous ces éléments divergents. La tendance de droite comptait les dirigeants les plus connus et sans doute les plus instruits, Turati et Treves ; elle était absolument hostile à la 3e Internationale. À l’extrême gauche on voyait Bordiga et ses amis, chauds partisans de l’I. C., mais abstentionnistes ; Bombacci représentait une gauche inconsistante ; Graziadei se cantonnait sur le terrain paisible de la théorie ; le vieux Lazarri, secrétaire du parti, n’était pas là, mais je l’avais rencontré lors d’un de ses voyages à Paris et l’avais entendu parler de la nouvelle Internationale sans sympathie : “ l’adhésion n’est pas encore acquise ”, disait-il. Il apparaissait clairement que si le Parti socialiste italien avait voté l’adhésion à la 3e Internationale, c’était parce que sa direction n’avait pu résister à la forte poussée venant de la base du parti, des ouvriers et des paysans. Abandonné par tous, Serrati restait seul pour recevoir tous les coups.
Mais il y avait encore une autre tendance ; elle n’avait pas de délégués au congrès et c’était justement celle dont il était dit dans la thèse que nous discutions qu’elle exprimait exactement, par ses écrits et par son activité, les conceptions de l’Internationale communiste. C’était le groupe de l’ “ Ordino Nuevo ” de Turin, dont les militants les plus connus étaient Gramsci et Tasca [13]. Lorsqu’on arriva au paragraphe concernant l’Italie, on constata qu’il n’y avait pas de délégué italien présent ; aucun n’avait voulu venir ; précisément à cause de leurs divergences de vues, nul ne se considérait autorisé à parler au nom du parti. On dut demander à Bordiga de venir exposer et préciser la position de l’ “ Ordino Nuevo ” - ce qu’il fit très honnêtement, bien qu’il eût commencé comme toujours par marquer ses distances ; les précisions qu’il apporta confirmèrent le rédacteur de la thèse dans son intention de donner l’ “ investiture ” à l’ “ Ordino Nuevo ” et la commission, unanime, l’approuva.
Enfin venaient d’Angleterre et le Labour Party. Les communistes doivent y adhérer, disait Lénine ; mais là il se heurtait à l’hostilité générale et absolue des Britanniques. Zinoviev appuya Lénine ; Paul Levi le fit sur un ton qui exprimait le dédain d’un Allemand à la fois pour la rétrograde et déclinante Angleterre et pour ses minuscules groupes communistes ; Boukharine avec cordialité et compréhension. Mais tous ces lourds assauts n’ébranlaient pas les Britanniques qui, au surplus, trouvaient du renfort chez les Américains, chez le Hollandais Wijnkoop. Comme président de la commission, je devais parler le dernier, mais on avait tellement répété, des deux côtés, les mêmes arguments qu’il n’y avait plus rien à ajouter ; certain de répondre au désir général, je dis que je consentais à me sacrifier et qu’on pouvait passer au vote. “ Non, non, dit Lénine ; il ne faut jamais se sacrifier. ” Je résumais alors les arguments avancés par les Britanniques, c’étaient aussi les miens. Lénine avait pour lui, très nettement, la majorité de la commission, mais comme il sentait que l’opposition à ses vues demeurait sérieuse, il voulut que la question fût portée devant le congrès, et bien que je me fusse prononcé contre ce point particulier de sa thèse, il me demanda de me charger du rapport de la commission en séance plénière.
Le débat fut suivi par le congrès avec grande attention et une certaine curiosité car les Anglais avaient décidé de faire défendre leur point de vue par Sylvia Pankhurst. Elle était une des filles de la célèbre féministe qui avait mené une agitation “ révolutionnaire ” pour arracher le vote des femmes, mais seule de sa famille elle était passée du féminisme au communisme ; elle dirigeait un hebdomadaire, éditait des brochures, s’était révélée active et excellente propagandiste. Le discours qu’elle prononça était un discours de meeting non de congrès, le discours d’une agitatrice. Elle parlait avec feu, s’agitant dangereusement sur l’étroite tribune. Nous n’avions pas en elle un bon défenseur ; même l’argument sentimental du refus d’entrer dans un parti discrédité aux yeux des ouvriers, d’y retrouver les chefs qui avaient trahi pendant la guerre, et qui après tout n’était pas un argument négligeable, se trouva noyé dans une abondante déclamation. La thèse de Lénine l’emporta mais la minorité resta imposante.

Je n’ai rien dit encore d’une question dont on devait cependant beaucoup parler par la suite, celle des “ conditions d’admission à l’Internationale communiste ”. Il y en avait vingt et une. Les communistes russes les avaient rédigées avec un soin méticuleux ; ils entendaient répondre ainsi par avance aux critiques dirigées contre la méthode par eux suivie pour constituer l’Internationale communiste ; ces conditions draconiennes formeraient un barrage si solide que les opportunistes ne pourraient jamais le franchir. Que ce fut une illusion, ils devaient vite s’en apercevoir. Ils avaient, certes, une bonne connaissance des mouvements ouvriers des pays d’Europe ; ils en connaissaient aussi les chefs, ils les rencontraient dans les congrès de la 2e Internationale. Mais ce qu’ils ne savaient pas et ne pouvaient savoir, c’était, jusqu’où pouvait aller l’habileté manœuvrière de ces hommes formés dans les pratiques du parlementarisme démocratique. Ils avaient plus de tours dans leur sac que les Russes soupçonneux n’en pouvaient imaginer. Le secrétaire du Parti communiste français, Frossard, par exemple, devait pendant deux années leur administrer une leçon dans l’art de se dérober. Rosa Luxembourg qui, elle, les connaissait à fond parce qu’elle avait passé sa vie de militante dans la social-démocratie allemande d’où elle pouvait aisément suivre la vie des partis des pays voisins, avait écrit, dès 1904, un article publié par l’Iskra (en russe) et par la Neue Zeit (en allemand) qui aurait pu mettre en garde les rédacteurs des thèses sur les 21 conditions s’ils l’avaient eu alors présent à la mémoire. “ Avant tout, écrivait-elle, l’idée qui est à la base du centralisme à outrance : le désir de barrer le chemin à l’opportunisme par les articles d’un statut, est radicalement fausse... Les articles d’un règlement peuvent maîtriser la vie de petites sectes et de cénacles privés, mais un courant historique passe à travers les mailles des paragraphes les plus subtils. ” Critique anticipée dont la vie ultérieure de l’Internationale communiste confirma la justesse.

Au cours d’une des séances du congrès, un grand garçon d’une vingtaine d’années s’était approché de moi. Il était Français, venait d’arriver à Moscou, désirait me parler. C’était Doriot. Il me raconta son histoire. Elle tenait en peu de mots : il avait été poursuivi et condamné pour un article antimilitariste à quelques mois de prison. Au lieu de se laisser emprisonner il avait décidé de s’échapper, préférant la résidence de Moscou à une cellule de la prison de la Santé. Son éducation politique était assez sommaire mais il était alors réservé, modeste et appliqué. Il passa à Moscou deux années entières, rentra en France pour prendre le secrétariat des Jeunesses communistes, fut élu député en 1924. Sa rupture avec l’Internationale communiste où le “ bon droit communiste ” était de son côté - il avait refusé de suivre Staline dans son tournant “ gauchiste ” de la “ troisième période de l’Internationale communiste ” - aurait pu lui permettre de former et d’organiser une saine opposition. Mais, durant sa brève et brillante carrière, il avait appris à manœuvrer, était devenu très vite un parfait politicien et il avait été contaminé trop sérieusement par le stalinisme pour pouvoir entreprendre une tâche désintéressée ; il voulait être un “ chef ” et il lui fut facile de passer, comme beaucoup d’autres, du stalinisme à l’hitlérisme.

Notes
[12] Cette prévision optimiste ne devait pas se réaliser. À son retour en Espagne Pestaña fut de ceux des leaders syndicalistes - la majorité - qui retirèrent l’adhésion qu’ils avaient donnée à la 3e Internationale en 1919. Mais l’histoire ne finit pas là, pour Pestaña. Il n’adhéra pas au Parti communiste espagnol, mais dix années plus tard, il fonda un “ Parti syndicaliste ” qui ne compta jamais que peu de membres et plus d’intellectuels que d’ouvriers, la plupart anciens militants de la C.N.T. ayant rompu avec l’organisation anarcho-syndicaliste. Quant à l’antiparlementaire, envoyé aux Cortès en 1936 par les électeurs de Cadix, il mourut, député, deux ans plus tard, à Valence.
[13] “ Le groupe de l’ “ Ordine Nuevo ” constituait une véritable fraction dans la région piémontaise. Il déployait son activité parmi les masses, sachant établir une connexité étroite entre les problèmes intérieurs du Parti et les revendications du prolétariat piémontais. ” Gramsci, Correspondance internationale, 18 juillet 1925.

(...)

Le troisième congrès

Le 3e Congrès de l’Internationale communiste avait donné comme mot d’ordre aux partis communistes d’ “ aller aux masses ”, afin de conquérir la majorité de la classe ouvrière. On comptait prévenir ainsi le danger d’un repli sectaire des partis communistes sur eux-mêmes, les mettre en garde contre des actions mal préparées. “ Moscou ” qu’on accusait parfois de méconnaître certains traits de la politique des nations démocratiques était mieux informé, suivait de plus près, comprenait mieux les changements, fondamentaux et secondaires, qui intervenaient dans la situation mondiale et dans celle de chaque pays. Au début de 1922, on constatait que les perspectives révolutionnaires s’étaient éloignées ; une certaine hésitation se manifestait chez les ouvriers, tandis que la bourgeoisie, quasi moribonde à la fin de la guerre, avait repris suffisamment confiance en soi pour attaquer, et elle le faisait déjà avec quelque succès. Une tactique appropriée exigeait qu’on mît l’accent sur les revendications immédiates des travailleurs ; grâce à elle, les partis communistes n’auraient pas à craindre de rester isolés parmi la classe ouvrière ; ils auraient au contraire la possibilité de rassembler la grande majorité des prolétaires sur leur programme.
Pour l’application de cette tactique, le congrès n’avait formulé que des indications générales qui risquaient d’être mal comprises, et même ignorées. Préoccupé de donner une suite pratique aux décisions du 3e Congrès, Lénine jugea nécessaire d’indiquer une forme précise d’application ; il appela la nouvelle tactique “ le front unique du prolétariat ” : l’offensive de la bourgeoisie se heurterait désormais à l’ensemble des ouvriers que les scissions politiques et syndicales avaient dispersés.
La tactique du front unique fut adoptée par le Comité exécutif de l’Internationale communiste dans sa séance du 4 décembre 1921. Zinoviev l’expliqua et la justifia en un important discours, mais c’est dans un article que Radek écrivit alors que l’origine et le sens de la tactique furent excellemment exposés.
“ Peu après le congrès de Halle, écrivait-il, la scission du Parti social-démocrate indépendant qui s’ensuivit et la formation d’un Parti communiste allemand unifié, celui-ci adressa aux deux partis social-démocrates et à la Centrale syndicale une “ Lettre ouverte ” les conviant à une action commune pour la défense des intérêts immédiats de la classe ouvrière. La plupart des membres du Parti communiste trouvèrent cette tactique excellente, mais quelques militants du Parti, et même de l’Internationale communiste en furent choqués. “ Comment, après avoir fait la scission, après avoir traité ces hommes de traîtres au prolétariat, nous leur proposerions une action commune ! ” On n’était pas moins choqué du caractère des revendications formulées dans la “ Lettre ouverte ”. On n’y trouvait pas un mot sur la dictature du prolétariat. D’un ton raisonnable et modéré, elle évitait toute exagération de propagande... En présence de l’offensive patronale, les masses considéraient toute nouvelle scission comme un crime. Les communistes devaient se rapprocher d’elles. Comment ? En affirmant la nécessité de la dictature du prolétariat ? Mais bien des ouvriers ne restaient-ils pas dans les partis social-démocrates parce qu’ils avaient encore foi dans les anciennes méthodes ? Le seul moyen de se rapprocher de ces masses non communistes était donc de s’inspirer de leur misère actuelle et de les soutenir dans leurs revendications immédiates. En assumant cette tâche le Parti communiste démontrerait, plus efficacement qu’il n’avait pu le faire jusqu’alors, la nécessité de combattre pour la dictature du prolétariat. Une fois déclenchée, en présence de la désagrégation actuelle du régime capitaliste, l’action de grandes masses pour des augmentations de salaire compensant quelque peu la hausse incessante du coût de la vie, aboutirait à faire ressortir les antagonismes irréductibles du prolétariat et de la démocratie bourgeoise, et l’urgence de revendications beaucoup plus énergiques, par exemple celle du contrôle ouvrier de la production. Elle obligerait en même temps les chefs social-démocrates et syndicaux à s’orienter vers la gauche sous peine de faillite. Cela non pas dans la question de la dictature du prolétariat ou de la démocratie, où il ne serait pas difficile de créer des équivoques, mais dans celle des heures de travail et du pain quotidien, autrement claire dans l’esprit des travailleurs.
“ La résistance acharnée des chefs social-démocrates et syndicaux à la tactique du Parti communiste allemand fut la meilleure preuve de sa justesse. Il est vrai que le Parti communiste faisait un pas en arrière... Il est vrai que le Parti communiste se bornait à proposer une action sur la base des revendications les plus immédiates. Loin d’en être amoindrie, la force attractive du Parti en fut sensiblement accrue. Les social-démocrates réussirent à parer le premier coup, mais le Parti élargit et consolida ses positions dans les syndicats. Sa “ Lettre ouverte ” a réparé le préjudice que lui avaient causé les fautes commises pendant l’action de Mars... Comme tout revirement tactique d’un grand parti, celui-ci n’est pas né des méditations théoriques de quelques hommes. Personne ne l’a inventé. Lorsqu’il fut proposé par le Comité central du Parti à une assemblée de représentants des sections, il s’avéra que déjà bon nombre d’organisations provinciales travaillaient dans ce sens. Cette tactique est née des besoins pratiques du mouvement allemand. On reconnut bientôt qu’elle répondait aussi aux besoins des autres pays. ”
Cette longue citation était nécessaire. Elle est précieuse parce qu’elle décrit exactement la signification d’une tactique qui allait être par la suite, et pendant de longs mois, abondamment discutée. Notons seulement ici qu’elle n’avait rien de commun avec ce “ front populaire ” qui sera beaucoup plus tard une invention stalinienne, ni avec le “ cheval de Troie ” de Dimitrov (de même fabrication) simple modèle d’infiltration chez l’ennemi. Le front unique se donne ouvertement et franchement pour ce qu’il est : un moyen de rassembler la classe ouvrière en partant de ses revendications immédiates, mais sans dissimuler le but final qui est la révolution socialiste, vers lequel conduira la tactique par le développement normal du mouvement, ranimant dans la classe ouvrière la confiance en soi et la foi révolutionnaire. Si elle est une menace pour les chefs réformistes, elle ne l’est que pour ceux qui sont définitivement ralliés à la collaboration avec la bourgeoisie, pour ceux qui veulent aujourd’hui maintenir l’action ouvrière dans les cadres du régime et de l’Europe non viable de la paix versaillaise, après avoir accepté de diviser les ouvriers en alliés et en ennemis pendant la guerre. Ceux-là, le front unique aiderait à les démasquer, mais ce ne serait jamais qu’un résultat secondaire et accessoire de la tactique.
La tactique du front unique fut fort mal accueillie par les dirigeants des partis social-démocrates et par ceux des syndicats réformistes ; ils la dénonçaient tantôt comme un recul de l’Internationale communiste, donc comme un aveu de faiblesse ; tantôt comme une manœuvre ; toujours avec la même aigreur. Leur hostilité ne pouvait surprendre. Ce qui surprit davantage fut la réponse que donnèrent les partis communistes à l’appel de l’Internationale. En dehors de sa vertu propre, la tactique eut, à l’intérieur même de l’Internationale, un effet important mais imprévu ; elle agit à la manière d’un réactif, qui arrachant les façades, mit à nu l’état véritable des partis communistes, plus particulièrement de leurs directions.
Dans quelle mesure ces nouveaux partis, de formation différente, à peine vieux de deux années, étaient-ils en fait des sections d’une Internationale, des secteurs d’un grand et même parti, ayant même programme et activité identique ?
On avait insisté sur le caractère distinctif de la nouvelle Internationale : un parti fortement centralisé, discutant ses problèmes en des congrès réunis chaque année, et plus souvent si c’était nécessaire, où les débats étaient prolongés et libres, mais où les décisions prises devenaient la règle pour tous. Rien de commun avec la 2e Internationale où chaque parti restait libre d’agir à sa guise. Le mépris qu’on éprouvait pour cette Internationale de trahison laissait penser que tous ceux qui venaient à la 3e Internationale étaient d’accord sur cette conception fondamentale. La tactique du front unique, dès le moment où elle fut soumise aux partis communistes, montra qu’il n’en était rien.
Les réactions qu’elle provoqua furent diverses ; elles allèrent de l’approbation avec réserves - la tactique était inopportune - jusqu’au rejet absolu ; elle était alors dénoncée comme un recul, une répudiation du communisme. En Allemagne où elle avait reçu sa première application, où le Parti avait une bonne base ouvrière, et où subsistait l’influence du spartakisme, de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, elle se développa sans trop de heurts. Elle suscita cependant une opposition active et bruyante, surtout à Berlin, dont on entendait au dehors les échos.
La position la plus originale à l’égard du front unique fut celle du Parti communiste italien. Sa formation avait été elle aussi originale, différente de celle des autres partis communistes ; il n’avait pas été coulé dans le même moule. Aucun des anciens chefs du Parti socialiste ne se trouvait dans sa direction, tout entière aux mains des bordiguistes, en tout cas nettement dominée par eux. Entièrement libérés de toute tendance de droite et du centre, Bordiga et les communistes qui étaient autour de lui marquèrent de leur empreinte le programme et l’activité du Parti. Ils étaient jeunes, instruits, brillants, mais en marge ou au-dessus du mouvement ouvrier. Pour eux, le Parti communiste était la troupe de choc de la révolution et sa direction en était le grand état-major. Aussi crurent-ils pouvoir répondre facilement à l’appel de l’Internationale. Front unique dans les syndicats ? Nous n’avons rien contre ; des contacts peuvent s’établir entre dirigeants syndicaux communistes et réformistes en vue d’actions communes pour leurs revendications. Mais pour le Parti, rien de cette sorte ; il doit préserver jalousement sa pureté révolutionnaire ; il ne peut se commettre avec les vieux leaders socialistes qu’il a éliminés.
C’est à l’intérieur du Parti communiste français que le remous fut le plus profond. Le front unique mit le parti en état de crise. La quasi-totalité de sa direction le déclara inacceptable ; elle vit là une occasion de se dresser ouvertement contre la direction de l’Internationale communiste. Le parti incontestablement le moins communiste se montrait le plus exigeant. L’examen de la composition de sa direction permettait de déceler aisément ce que cachait ce paradoxe. Elle comprenait surtout des journalistes, des députés, plusieurs d’entre eux venant du vieux parti ; elle était faiblement liée au mouvement syndical ; chez les plus sincères il y avait beaucoup de verbalisme ; la grande majorité de ses membres supportait mal les critiques de l’Internationale communiste. La tactique allait leur permettre, pensaient-ils, de prendre une aisée revanche, dans un débat où ce seraient eux qui dénonceraient l’ “ opportunisme ” et l’incohérence de la direction de l’Internationale communiste. La presse du parti chargea à fond ; nul exposé honnête de la tactique mais des critiques de tout genre, ironiques ou indignées. Le Comité directeur se réunit pour en discuter. La résolution adoptée ne se bornait pas à déclarer “ impossible ” l’application de la tactique en France ; elle “ estimait ” qu’elle présentait pour l’Internationale des “ dangers contre lesquels des garanties devaient être prises ”. Assuré ainsi de recevoir une large approbation, le secrétaire du parti, Frossard, convoqua une conférence extraordinaire des secrétaires fédéraux. Elle se tint à Paris le 22 janvier 1922.
Il y avait dans le parti une tendance de gauche, comprenant surtout les nouvelles recrues, sincèrement attachée et dévouée à la Révolution russe ; c’est elle qui avait imposé l’adhésion à l’Internationale communiste, et elle était toujours disposée à approuver ses décisions ; cette fois elle le fit sans enthousiasme. Cependant un de ses membres monta à la tribune pour défendre la tactique que, l’un après l’autre, les secrétaires fédéraux condamnaient (46) ou approuvaient (12) mollement. Il le fit de telle façon que son intervention fut une véritable catastrophe. C’est lui, qui en cette occasion, lança la formule destinée à devenir célèbre : “ plumer la volaille ”. Il ne comprenait pas que le front unique provoquât tant d’émoi ; ce n’était expliquait-il qu’une habile manœuvre permettant de dépouiller les partis socialistes et les syndicats réformistes de leurs adhérents qu’on arracherait un à un comme les plumes d’un poulet. Comme on peut l’imaginer, la “ volaille ” ainsi prévenue, s’agita, railla, cria, pour la plus grande joie de la galerie et la consternation des amis du candide "plumeur".
Devant ce désarroi provoqué par l’incompréhension, réelle ou feinte, une discussion générale s’imposait. La direction de l’Internationale communiste avait, par avance, décidé de réunir un Comité exécutif élargi. Ces Comités élargis qui devinrent de pratique courante, étaient, en fait, de petits congrès. Aux membres réguliers du Comité exécutif se joignaient les délégations spécialement envoyées par les sections ; cela faisait une centaine de participants. Celui-ci tint séance du 21 février au 4 mars 1922, au Kremlin, dans la salle Mitrofanovsky, celle où s’était réuni le premier congrès qui, en mars 1919, avait proclamé la 3e Internationale. Les débats furent très intéressants ; le cadre et le caractère en excluaient toute rhétorique, tout bavardage ; il fallait être précis et capable d’avancer des arguments sérieux pour justifier les positions prises, les interprétations formulées, surtout les accusations lancées. Les Français, qui avaient été particulièrement agressifs, ne tardèrent pas à s’en apercevoir. Ceux d’entre eux qui étaient le plus disposés à une conciliation, au moins de forme, soutinrent la thèse que la tactique du front unique était, pour la France, sans objet. Ils affirmaient que les “ dissidents ” - c’étaient ceux qui avaient quitté le parti après le vote d’adhésion à la 3e Internationale - n’étaient plus qu’un groupe minuscule ; ils n’avaient réussi qu’à emmener avec eux la grande majorité des députés ; leur journal n’avait qu’un faible tirage, “ tandis que nous, avec l’Humanité, nous touchons toute la classe ouvrière ” ; et il en est de même dans les syndicats : la scission, voulue par les chefs réformistes, leur a été funeste.
Il y avait quelque chose de vrai dans ces affirmations, mais le tableau était quand même bien trop optimiste. La scission syndicale, devenue définitive au début de l’année, avait pleinement démontré que Jouhaux et ses amis ne s’étaient maintenus à la direction de la Confédération générale du Travail qu’au moyen de manœuvres et de fraudes. Ils ne gardaient avec eux qu’un effectif restreint, non négligeable cependant. Et l’unité du front prolétarien n’en restait pas moins nécessaire car elle permettait, de surcroît, de ramener au syndicat et dans l’action les ouvriers qui, impatientés et découragés, avaient quitté les organisations syndicales ; on en comptait déjà plus d’un million.
Les irréductibles formaient un groupe hétéroclite qui manifestait un gauchisme inconsistant, surtout verbal. Ils furent bien embarrassés quand Trotsky - c’est lui qui avait été chargé du rapport - montra, par des citations prises dans leurs articles, écrits à Paris mais qu’ils n’avaient pas le courage de reprendre à leur compte à Moscou, que leur soi-disant intransigeance révolutionnaire ne révélait rien d’autre que leur détachement - volontaire ou non - du mouvement ouvrier, une interprétation erronée de la tactique proposée, et une hostilité foncière à l’égard de l’Internationale communiste.
Les Italiens leur apportèrent un secours qu’ils n’auraient pu espérer ; leur position, on l’a vu, était tout autre. Ils ne se plaignaient jamais, eux, de la “ dictature de Moscou ” - ils auraient plutôt souhaité qu’elle fût renforcée. Bordiga n’était pas venu. C’était Togliatti - il s’appelait alors Ercoli - qui dirigeait la délégation. Il avait sans doute des instructions formelles car il résista aux attaques qui l’assaillirent de toutes parts. La délégation russe fit, contre lui, donner Lounatcharsky ; il n’était encore jamais intervenu dans les congrès de l’Internationale communiste, mais il parlait italien avec aisance et put ainsi s’adresser aux Italiens dans leur langue. Ercoli y resta insensible, et il consentit même, en conclusion des débats, à signer une déclaration commune avec les Français.
La résolution adoptée par le Comité constatait que les débats avaient montré que la tactique du front unique ne signifiait nullement un affaiblissement de l’opposition au réformisme ; elle continuait et développait la tactique élaborée au 3e congrès de l’Internationale communiste, donnait une application précise à son mot d’ordre : “ Aller aux masses. ” Le bureau du Comité était chargé d’arrêter, en collaboration avec les délégations, “ les mesures pratiques qui devraient être prises sans délai, dans les pays respectifs, pour l’application de la tactique, laquelle, cela va sans dire, doit être adaptée à la situation de chaque pays ”.
La minorité fit une déclaration ; aux Italiens et aux Français s’étaient joints les Espagnols (les délégués du parti venus de Madrid qui, pourtant, ne pouvaient prétendre comme les Français n’avoir devant eux qu’un parti socialiste et des syndicats squelettiques). Elle s’inclinait devant la décision de la majorité, concluant par ces mots : “ Vous pouvez être assurés que, dans cette occasion comme dans toute autre, nous demeurons disciplinés et fidèles aux résolutions de la 3e Internationale. ”

Le Comité exécutif ne se borna pas à discuter cette question de tactique. Son ordre du jour en comportait plusieurs autres, et il eut, en outre, à s’occuper d’une question intérieure du Parti communiste russe. Il avait été saisi, par une lettre signée de 22 membres appartenant à l’Opposition ouvrière, de la situation faite à leur tendance. S’ils avaient décidé, écrivaient-ils, de s’adresser au Comité exécutif de l’Internationale communiste, c’était précisément parce que la question du front unique devait y être discutée, ajoutant : “ Partisans du front unique tel qu’il est interprété par les thèses de l’Internationale communiste, nous en appelons à vous avec le désir sincère d’en finir avec tous les obstacles mis à l’unité de ce front à l’intérieur du Parti communiste russe... Les forces coalisées de la bureaucratie du parti et des syndicats abusent de leur pouvoir, et ignorent les décisions de nos congrès ordonnant l’application des principes de la démocratie ouvrière. Nos fractions, dans les syndicats, et même dans les congrès, sont privées du droit d’exprimer leur volonté pour l’élection des comités centraux... De pareilles méthodes conduisent au carriérisme, à la servilité. ” Parmi les signataires quelques-uns étaient de très vieux membres du Parti - deux depuis 1892 - presque tous antérieurement à 1914.
La lettre fut envoyée pour étude et enquête à une commission dont faisaient partie Clara Zetkin, Cachin, Terracini. Dans une résolution prise à l’unanimité, elle déclarait “ ne pouvoir reconnaître fondés les griefs des 22 camarades ; les dangers qu’ils signalent n’ont jamais été ignorés de la direction du Parti communiste russe, et le meilleur moyen de les combattre est de demeurer et d’agir en militants disciplinés à l’intérieur du Parti ”. C’est Cachin qui fut chargé de la rapporter devant le Comité. Le choix n’était certainement pas heureux ; nul homme n’était moins qualifié que lui pour réprimander et conseiller de vieux révolutionnaires russes ; il était bien connu pour ses accointances, au début de la première guerre mondiale, avec Mussolini, pour son bas chauvinisme, ses attaques contre le bolchévisme, sa remarquable disposition à suivre le courant. Chliapnikov, qui avait vécu et travaillé en France, vit dans ce choix une injure supplémentaire. Quittant le Comité avec moi, il me dit avec colère : “ Vous n’avez pas pu trouver mieux que cette chiffe pour nous condamner ! ”

Trois années de guerre impérialiste et trois années de guerre civile avaient accumulé les ruines. La Russie des soviets venait à peine de pouvoir entreprendre la reconstruction d’un pays dévasté, et de rassembler ses ressources pour organiser son économie de paix qu’une nouvelle calamité s’abattit sur elle. Une sécheresse exceptionnelle qui avait commencé dès le printemps et persisté tout l’été avait anéanti les récoltes. Un soleil implacable brûlait toute végétation. En tout temps les conséquences d’un tel fléau auraient été terribles ; venant après six années de destructions, ce fut un immense désastre ; la famine ravagea des régions entières. Elle n’était pas chose inconnue en Russie ; elle avait sévi à plus d’une reprise sous le régime tsariste, la dernière datant de 1891. Cela n’empêcha pas les ennemis des soviets d’en rendre responsables les bolchéviks - ce qui leur fournissait, de surcroît, un argument pour rester sourds aux appels que la République soviétique adressait au monde, sollicitant l’aide de tous ceux qui avaient conservé le sens d’une solidarité humaine. Ils n’étaient pas les plus nombreux. Les hommes qui avaient compté sur les interventions armées pour abattre le régime et qui avaient échoué se réjouissaient ; ils voyaient dans la famine une alliée tardive qui leur apporterait leur revanche.
Même chez ceux que la haine n’aveuglait pas et qui guettaient simplement le moment où les soviets seraient contraints de traiter avec l’Occident aux conditions imposées par lui, on parlait ouvertement de “ Russie agonisante ”. C’est ainsi que l’Europe nouvelle publiait un grand article sous le titre “ L’Occident en face de la Russie agonisante ”. L’auteur, après avoir affirmé que le monde occidental voudra vaincre le fléau, ajoutait : “ Un plan d’ensemble doit être envisagé. L’Occident irait en Russie comme l’explorateur va aux confins des colonies, avec du matériel de chemin de fer, des équipes sanitaires, du petit outillage. Alors seulement son œuvre sera durable. Des garanties seront à exiger. Evidemment. ”
En clair, cela signifiait coloniser la Russie. Mais ces gens étaient trop pressés. La Russie des soviets fut cruellement meurtrie mais elle ne fut pas à l’agonie. Elle avait déjà traversé de dures épreuves ; celle-ci était plus douloureuse que les précédentes : elle en sortit mutilée dans la chair de ses enfants.

Le quatrième congrès

Le matin du 13 novembre, avant l’ouverture de la séance, la salle du Grand-Palais où se tenait le congrès était exceptionnellement bondée. Tous les délégués étaient à leur place ; et les auditeurs s’entassaient dans la partie qui leur était réservée. Les séances précédentes avaient été consacrées au rapport de Zinoviev et à sa discussion. Maintenant Lénine allait parler. La première attaque d’artério-sclérose l’avait terrassé au cours de l’année, au début de mai. Au Parti et au gouvernement on était accablé ; Lénine avait pris une telle place qu’on ne pouvait s’accoutumer à l’idée qu’il faudrait poursuivre la Révolution sans lui. On espérait, on voulait espérer que sa robuste constitution, les soins exceptionnels des médecins auraient raison du mal. Lorsque la nouvelle nous parvint, on pouvait déjà dire que Lénine était convalescent [35], et quand les délégués arrivèrent à Moscou ils étaient enclins à se persuader qu’il ne s’était agi que d’une alerte puisque Lénine allait présenter son rapport au congrès.

D’ordinaire, bien qu’il suivît de près les débats, il n’était pas très souvent en séance. Il venait et s’en allait, toujours avec la même discrétion, souvent sans qu’on s’en aperçût. Ce matin-là il allait parler le premier. Les délégués l’attendaient, en proie à une émotion profonde. Quand il entra, tous se levèrent d’un mouvement spontané, chantèrent l’ “ Internationale ”. Dès qu’il se fut installé à la tribune, il commença son rapport par ces mots : “ Camarades, j’ai été désigné comme principal orateur sur la liste, mais vous comprendrez qu’après ma longue maladie je ne sois pas en mesure de faire un long rapport... ” Ceux qui le voyaient pour la première fois, dirent : C’est toujours Lénine. Aux autres, l’illusion n’était pas permise. Au lieu du Lénine alerte qu’ils avaient connu, l’homme qu’ils avaient devant eux restait durement marqué par la paralysie : ses traits demeuraient figés, son allure était celle d’un automate : sa parole habituelle, simple, rapide, sûre d’elle, était remplacée par un débit hésitant, heurté ; parfois des mots lui manquaient : le camarade qu’on lui avait adjoint l’aidait mal, Radek l’écarta et le remplaça.

Cependant la pensée restait ferme, les idées directrices étaient exposées et développées avec maîtrise. Il était contraint, avait-il dit, de se borner à une introduction aux questions les plus importantes, et la plus importante, c’était la NEP. Elle avait dix-huit mois d’existence ; on pouvait la juger sur ses résultats. Ce que dit alors Lénine est si essentiel, si caractéristique de l’homme, de sa technique, de sa méthode - absence totale de bavardage et de bluff - que j’ai jugé nécessaire de donner sa conclusion in extenso, en appendice. C’est aussi sa dernière intervention dans la vie de l’Internationale communiste. À ce titre, son discours constitue un document d’une valeur exceptionnelle. Je me bornerai donc ici à noter sèchement les idées qu’il exposa. D’abord, la signification générale de la NEP en tant que retraite, car elle est valable pour tous, elle s’imposera à tous. Donc il faut y songer partout, la prévoir, la préparer. Si nous examinons les résultats, nous pouvons dire que nous avons subi l’épreuve avec succès. Nous avons stabilisé le rouble - nous avons besoin maintenant d’une monnaie pour nos transactions commerciales ; les paysans acquittent l’impôt en nature - les soulèvements, nés de leur mécontentement, ont presque complètement disparu. Dans la petite industrie, l’essor est général, la condition des ouvriers s’améliore. Avec la grande industrie seulement la situation reste difficile ; c’est le gros problème. Mais il faut le résoudre parce que le développement de la grande industrie est indispensable pour l’édification de notre société socialiste. Les concessions que nous avons offertes au capital privé, qui avaient inquiété beaucoup de nos camarades - ici et ailleurs - ont trouvé peu de preneurs ; les capitalistes s’approchent puis s’en vont parce qu’ils ne trouvent pas ici ce qu’ils cherchent : un remède immédiat à leurs difficultés présentes. Telle est la situation. “ Pas de doute, nous avons fait beaucoup de bêtises ; nul ne le sait mieux que moi. ” Puis, après une vive critique de l’appareil étatique, il s’attaqua longuement à la résolution votée par le 3e Congrès sur la structure, les méthodes et la tactique des partis communistes : “ Elle est excellente, mais presque entièrement russe... nous avons commis une grosse erreur en la votant. ” Et pour finir, cette conclusion chargée de sens : “ Nous n’avons pas trouvé la forme sous laquelle nous devons présenter nos expériences russes aux ouvriers des autres pays. ” Avertissement ultime qui devait rester lettre morte. Les hommes qui le remplacèrent ne rectifièrent pas cette “ grosse erreur ” ; ils la prirent au contraire comme point de départ, la répétèrent, l’amplifièrent.

C’est Trotsky qui avait été chargé de compléter le rapport dont Lénine n’avait pu, selon sa déclaration préliminaire, écrire que l’introduction. Il parla une semaine plus tard ; le compte-rendu officiel de la séance débute ainsi : “ Le président ouvre la séance à dix-huit heures quinze et donne la parole au camarade Trotsky. Les délégués se lèvent et accueillent le camarade Trotsky par des applaudissements enthousiastes. ”

Trotsky rappela d’abord comment et dans quelles conditions l’insurrection d’Octobre avait été déclenchée. Si la guerre civile ne vint qu’après et se prolongea, c’est parce que notre travail avait été trop facile : “ Personne ne voulait nous prendre au sérieux, dit-il ; on pensait que la résistance passive, le sabotage, une intervention rapide des Alliés, auraient vite raison de nous. Quand on se rendit compte que les choses ne se passeraient pas ainsi, toutes les forces de contre-révolution furent mobilisées contre nous. Nous dûmes alors exproprier plus que nous ne l’aurions voulu, beaucoup plus que nous étions en mesure de faire valoir. Ces faits permettent de formuler une première loi : on peut affirmer que, pour les partis occidentaux, pour le mouvement ouvrier en général, la tâche sera beaucoup plus difficile avant l’insurrection décisive mais beaucoup plus facile après. Notre communisme de guerre surgit de la guerre civile elle-même. C’était avant tout la nécessité de donner du pain aux ouvriers et à l’armée, d’arracher à une industrie désorganisée et sabotée par la bourgeoisie tout ce dont l’armée avait besoin pour mener la guerre... Si le prolétariat d’Europe s’était emparé du pouvoir en 1919, il aurait pris à sa remorque un pays arriéré. Tous les succédanés auxquels il nous fallut avoir recours n’étaient bons que pour satisfaire les besoins de l’industrie de guerre. ”

Ce communisme de guerre a fait place à un capitalisme d’Etat. Trotsky n’emploie pas volontiers cette expression ; elle prête à confusion ; les réformistes peuvent faire du capitalisme d’Etat par des nationalisations partielles. Mais Lénine a précisé le sens qu’il a pour lui et pour nous. Trotsky analyse alors les complexités du nouveau régime. “ Nous avons, en gros, un million d’ouvriers. Combien y en a-t-il dans les entreprises affermées ? 80.000. Encore sur ce chiffre n’y en a-t-il que 40 ou 45.000 dans des établissements purement privés, un certain nombre d’entre eux ayant été affectés à des institutions soviétiques. ” Quant aux grandes concessions, dont nous avons dressé un tableau et qui sont destinées à d’importantes firmes étrangères, il résume ainsi la situation : beaucoup de discussions, peu de concessions.

Traitant la question du rendement de la production, Trotsky dit que les avantages du socialisme doivent se prouver par un rendement supérieur. “ C’est une démonstration que nous ne sommes pas en mesure de faire parce que nous sommes encore trop pauvres. Mais notre Russie soviétique n’a que cinq années, et si on compare la situation à celle de la France, par exemple, dans les années du début de sa Grande Révolution, nous voyons que le tableau que nous offrons est moins sombre. Empruntons quelques données comparatives à l’historien français Taine : en 1799 ; dix ans après le déclenchement de la Révolution, Paris ne recevait encore qu’un tiers, parfois un cinquième de la quantité normale de farine qui lui était nécessaire ; dans 37 départements, la population était en décroissance par suite de la famine et des épidémies. ”

À propos des perspectives de révolution mondiale, la prescience dont il donna au cours de sa vie maint exemple, depuis son essai célèbre intitulé Le prolétariat et la révolution [36] se manifesta de façon remarquable. On était en 1922, Poincaré régnait en France ; en Angleterre, la coalition libéralo-conservatrice était au pouvoir. Il prédit une période d’épanouissement pacifiste et réformiste inévitable. “ Après les illusions de la guerre et l’enivrement de la victoire, la France verra fleurir les illusions du pacifisme et du réformisme qui, sous forme d’un bloc des gauches, viendront au pouvoir... Pour l’Angleterre, je prévois un développement analogue : le remplacement du gouvernement conservateur libéral par un gouvernement pacifiste et démocratique. Nous aurons alors en France un gouvernement de bloc des gauches ; en Angleterre un gouvernement travailliste. Dans ces conditions, qu’arrivera-t-il en Allemagne ? Les poumons social-démocrates recevront des bouffées d’air frais ; nous aurons une nouvelle édition du wilsonisme, sur une base plus vaste mais de moindre durée encore que l’autre. C’est pourquoi il est nécessaire que nous préparions pour cette période des partis communistes solides, fermes, capables de résister dans cette phase d’euphorie pacifiste et réformiste. Car c’est vers eux que se tourneront les ouvriers quand les illusions tomberont ; ils apparaîtront comme les seuls partis de la vérité, de la rude et brutale vérité, les partis qui ne mentent pas à la classe ouvrière. ”

La question du programme de l’Internationale communiste était à l’ordre du jour. Divers projets furent exposés et défendus par leurs auteurs. La discussion fut l’occasion d’une vive escarmouche entre Boukharine et Radek. Radek avait fait un rapport sur l’offensive du capital : son tableau était bien sombre. Des éléments de gauche lui reprochèrent une absence complète de perspectives révolutionnaires dont les centristes ne manqueraient pas de se servir dans leurs attaques contre les communistes. Boukharine entra en conflit avec Radek à propos des revendications immédiates des travailleurs ; avaient-elles leur place dans un programme de l’Internationale communiste ? Boukharine se prononçait énergiquement pour la négative tandis que Radek défendait avec non moins d’énergie l’inclusion. Il apparut clairement que la question devait encore être étudiée et il fut décidé, en conclusion, de renvoyer tous les projets à une commission spéciale qui rapporterait devant le prochain congrès.

Notes

[35] Zinoviev donna les précisions que les communistes attendaient anxieusement dans un article que publia la Correspondance internationale dans son numéro du 7 octobre 1922, intitulé “ Le rétablissement de Lénine ”. “ Lénine, rappelait-il, avait toujours été un grand travailleur, mais il savait aussi se reposer ; il aimait la nature, s’y promenait à pied et à bicyclette ; en Suisse, nous escaladions les montagnes ; et nous patinions en Galicie. Mais pendant les cinq premières années - surtout pendant les quatre premières - les tâches étaient si écrasantes que toute possibilité de repos était exclue. En 1918, après l’attentat, il avait lutté deux semaines contre la mort. Sa solide constitution avait finalement triomphé. Maintenant elle triomphe encore : sa convalescence finie, le capitaine revient au poste de commandement ; toute l’équipe du grand vaisseau, du premier au dernier homme, reprend courage... Les travailleurs conscients de tous les pays se réjouiront avec nous. ”

[36] “ Bien que vivant hors de Russie, écrit un biographe, Trotsky sentait, avec une acuité exceptionnelle, battre le pouls des masses. Sa description du cours d’une révolution, le rôle qu’il attribue aux ouvriers, à la population non prolétarienne des villes, aux intellectuels et à l’armée ; son évaluation de l’influence de la guerre sur la mentalité des masses - tout cela correspond exactement à ce qui arriva durant les soulèvements de l’année 1905. Lisant Le prolétariat et la révolution, l’historien de la vie politique russe a le sentiment que l’essai a été écrit après la Révolution, tant il suit étroitement le cours des événements. Pourtant il parut avant le 9 (22) janvier 1905, c’est-à-dire avant le grand soulèvement du prolétariat de Saint-Pétersbourg. ” (Our Revolution, pp. 26-27.)

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