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L’homme obéit-il à des instincts comme l’animal ?

mercredi 30 janvier 2013, par Robert Paris

Masque inuit

L’homme obéit-il à des instincts comme l’animal ?

On entend souvent dire des phrases comme « j’ai marché instinctivement », « j’ai eu une conduite automatique quand j’ai senti qu’un véhicule risquait de heurter le mien », « j’ai eu un geste instinctif d’autodéfense ». Ou encore, « elle a obéit à un instinct maternel »…

Est-on sûr que l’on parle de la même chose quand on décrit des comportements où on ne pilote pas directement par notre conscience. En somme, nos rêves, notre pilotage inconscient du corps par le cerveau, notre vie durant la nuit, nos gestes réflexes, tout cela peut-il être qualifié d’instinct animal et est-ce que cela clarifie notre « part d’animalité » ?

Voilà une question posée par nos lecteurs et que j’espère ne pas trahir en la formulant ainsi…
Dialogue sur l’instinct chez l’homme

Samuel

J’ai bien lu ce que tu as écrit dans le texte du site intitulé « Pas si bêtes » et il en ressort que les animaux ne seraient pas aussi dépourvus de compréhension du monde qu’on le dit. Ma question est la suivante : l’homme a-t-il lui aussi une espèce d’instinct animal ?

Robert

Le problème de ta question est que tu donnes déjà une espèce de réponse en parlant d’ « instinct animal », ce qui sous-entend deux idées que ne sont nullement des évidences : premièrement, l’instinct est animal et pas humain, deuxièmement, si l’homme a un instinct, ce sera un instinct animal. Je n’approuve aucune de ces deux idées et surtout pas d’en faire un a priori de la réflexion. Un autre a priori fréquent consiste à croire que l’animal n’a que l’instinct. C’est faux : il est capable de gestes non instinctifs, d’évolutions par choix de groupe ou par choix individuel. L’animal peut inhiber des instincts, même s’il ne le fait pas nécessairement autant que l’homme. Quant à l’homme, même s’il est parfois fier d’avoir inhibé certains instincts, cela ne veut pas dire que ces instincts ont disparu. Ils sont seulement bloqués, ce qui est différent.

Samuel

Je n’ai pas vraiment d’a priori sur cette question de l’instinct ou, du moins, je ne pensais pas en avoir en disant cela. Mais, effectivement, j’ai supposé des choses sans m’en rendre compte.

Robert

Le véritable problème est de savoir ce que tu entends par « instinct » ?

Samuel

Je pensais à des gestes non maîtrisés, non conscients, ultra-rapides, par exemple d’auto-défense.

Robert

Si tu estimes que de tels gestes sont des moyens de discriminer entre l’homme et l’animal ou, au contraire, de les rapprocher, je pense que tu fais fausse route. Il y a certes des gestes réflexes, qui ne passent pas par le cerveau, et par lesquels les animaux et l’homme réagissent rapidement mais ce ne sont pas des gestes qui suffisent à permettre une comparaison entre l’homme et l’animal. Et surtout, c’est très loin d’être une partie de ce qu’on appelle ordinairement l’instinct.

Samuel

Finalement, on emploie le mot instinct pour bien des choses qui ne sont pas vraiment réfléchies.

Robert

Mais là c’est des défauts du langage courant. Il est fréquent qu’on dise "il a fait cela d’instinct" mais ce ne sont pas vraiment des instincts. La science appelle instinct ce qui est acquis dès la petite enfance et non par bagage culturel. Mais, là aussi, tu risques fort d’être déçu si tu y cherches la fracture entre l’homme et l’animal car les deux ont un instinct et les deux développent une culture. Apprentissage, entraînement, acquisition, culture ne sont pas le propre de l’homme.

Samuel

Tu as bien dit que les animaux développent une culture ? Peut-on parler vraiment de culture ? Est-ce même une intelligence ? Est-ce une conscience ?

Robert

Ce sont des questions complexes qui nécessitent de nombreuses connaissances sur l’homme et sur les animaux, des longues observations, des études scientifiques et aussi des définitions précises de ces phénomènes que sont la culture, la conscience et l’intelligence. Il y a là un programme de travail que nous ne pouvons pas prétendre évoquer rapidement et qui n’est certainement pas terminé, ni pour les spécialistes, ni pour la vulgarisation. Ce que je voudrais remarquer d’abord avec toi, c’est que la comparaison entre l’homme et l’animal pose toujours problème et que ce problème est très loin d’être simplement scientifique comme si on te demandait la différence entre le sapin et l’épicéa…. Cela modifie profondément nos réflexions et elles cessent d’être objectives ! Nous vivons en tenant ardemment à notre identité très particulière d’humains car, si nous n’avions pas celle-ci nous nous sentirions nus… Ce n’est pas qu’un problème d’étude scientifique de l’homme et de l’animal. C’est un problème psychologique, psychanalytique et philosophique.

Samuel

D’accord, c’est une question sensible qu’il est difficile d’évoquer avec objectivité. Cependant, peux-tu me donner un exemple de ce que tu entends par culture chez des animaux, par exemple chez nos cousins singes ? Et chez d’autres animaux aussi.

Robert

Chez les singes, nous connaissons nombre de comportements qui ne sont pas instinctifs et pas innés, parce que des spécialistes ont vu une population de singes changer de comportements et qu’ils peuvent même dire où et quand cela s’est produit, par exemple un groupe de singes se mettre à nettoyer la terre des légumes dans l’eau avant de les manger ou encore adopter des bains dans des eaux chauffées par des sources volcaniques au Japon. Dans ces différents cas, on a assisté à l’apparition d’un comportement entièrement nouveau qui n’existait absolument pas auparavant et qu’un individu a propagé dans tout un groupe, voire dans toute l’espèce. On trouve la même situation chez les ours pandas qui ont adopté la nourriture de bambou alors qu’auparavant ils mangeaient de la viande et que toutes les espèces cousines mangeaient également de la viande…. Là, on peut véritablement parler de culture et plus du tout d’inné et d’instinctif.

Samuel

Finalement, quand parle-t-on d’instinct ?

Robert

Il y a des situations très diverses dans lesquelles on peut parler d’instinct et ce n’est pas forcément très juste de les regrouper car il s’agit de raisons très diverses de comportements non pilotés consciemment. Il n’est pas forcément nécessaire de regrouper dans une même catégorie tous les comportements que notre conscience ne maitrise pas.

Samuel

Dans quels types de circonstances trouve-t-on ces comportements non maitrisés ?

Robert

C’est très varié : cela va des mimiques du visage, en cas de stress, de peur ou de haine, aux réactions de la mère par rapport à l’enfant (souvent appelé instinct maternel), aux attitudes pendant le sommeil, aux réactions rapides face à un danger par exemple, au désir de fuite face à une agression, aux réactions cardiaques face aux mêmes situations de stress intense… Reste à prouver que ces comportements attribués à l’instinct en dépendent véritablement et à chercher aussi si l’instinct humain est identique à l’instinct animal. Reste aussi à voir si le conscient n’envahit pas aussi l’instinct et vice versa au lieu d’avoir chacun un domaine séparé…

Samuel

Voilà qui suscite de nombreuses questions nouvelles. Comment sait-on qu’il s’agit de réactions innées ou acquises ? D’instinct ou de culture ? De phénomènes conscients ou non conscients ? Comment savoir s’il existe un instinct séparé de la conscience ? Et comment cela se passe aussi chez l’animal ? Quel moyen peut-on trouver de répondre à ces questions ?

Robert

Il y a effectivement plusieurs moyens de détecter s’il s’agit d’inné ou d’acquis, même s’il ne faut pas être trop affirmatif sur l’existence d’inné n’ayant rien du tout d’acquis ou le contraire. Cependant, si des comportements sont très nettement présents dès la toute petite enfance et, de manière très semblable, dans les espèces animales proches, on est assez sûrs que ces comportements sont innés. Mais cela nécessite de longs programmes d’études de différentes espèces au stade de la petite enfance, ce qui n’est pas nécessairement facile.

Samuel

Si l’inné est dans l’acquis et l’inné est dans l’inné, dialectiquement, comment peut-on faire pour les distinguer ?

Robert

En gros, on peut remarquer que certaines capacités ne nécessitent aucun apprentissage. On peut également remarquer le caractère non individuel d’un comportement qui est mécaniquement identique dans toute l’espèce. Un mécanisme inné ou instinctif ne peut pas être arrêté en cours de route quand il est enclenché. En effet, il n’est pas piloté en cours de route par la conscience. Le mouvement ne peut qu’aller jusqu’au bout avant de s’arrêter et, éventuellement, de recommencer. Remarquons qu’il en est de même pour tous les gestes automatiques appris comme allumer un interrupteur ou saisir une poignée de porte. Ce type d’apprentissage, programmé dans le cervelet, ne peut s’interrompe en cours d’exécution. Il s’agit d’un fait bien connu de tout expert en art martial : il est impossible d’arrêter son poing ou sa jambe une fois lancé.

Les actes instinctifs nécessitent un contexte extérieur qui les cause et ne peuvent absolument pas être provoqués sans cette cause. Ils ne sont pas volontaires. L’expression faciale est d’origine héréditaire et innée chez les grands singes et, de ce point de vue, l’homme est certainement un grand singe comme les autres. Le fait que l’on puisse « singer » une mimique faciale n’y change rien. Il a été démontré par des études poussées que l’expression faciale humaine est innée.

Samuel

Comment sont réalisées de telles études ?

Robert

Les expressions faciales se retrouvent exprimées de la même façon dans toutes les sociétés humaines. Ceci fut démontré par Eibl-Eibesfeldt qui filma, à leur insu, les expressions de plusieurs peuplades à travers le monde.

L’existence de cas d’enfants et de bébés sourds et aveugles de naissance a également permis à Eibl-Eibesfeldt de démontrer que ces coordinations étaient bien innées. L’étude du système nerveux par la psychiatrie clinique, la neurologie et la neurochirurgie a permis de mettre en évidence les centres nerveux responsables des expressions faciales. Par exemple, les ganglions de la base et la formation réticulée ont un rôle primordial pour la production de sourires spontanés.

Samuel

Est-ce qu’on sait depuis longtemps que l’expression faciale est un instinct ?

Robert

Déjà dans "L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux" publié en 1872, Darwin démontre clairement que les coordinations utilisées pour exprimer la surprise, la peur et la tristesse chez les grands singes sont les mêmes que pour l’homme. Il remarque que le comportement se rapprochant le plus du sourire et du ricanement est le comportement de défiance qui consiste à montrer ses canines. Il établit ainsi un lien phylogénétique entre le sourire, le ricanement et le comportement d’agression.

Samuel

Dans ce cas, y a-t-il quand même un peu d’acte conscient dans l’acte instinctif chez l’homme ?

Robert

Il est toujours possible de réaliser une action comme sourire (simuler le sourire), marcher ou allumer une lumière sans utiliser les mécanismes innés ou le cervelet. Il s’agit du contrôle volontaire par le néocortex mais cela demande toute notre attention et nous empêche de penser à autre chose en réalisant l’action. Nous ferons remarquer que le sourire simulé n’équivaut jamais au sourire spontané dû à notre incapacité à contracter correctement l’orbicularis oculi, un muscle situé autour des yeux.

L’humain est capable de moduler l’expression de ses coordinations héréditaires. Cette possibilité de modulation est variable dépendant de la rigidité physiologique de la coordination : très rigide (déglutition, vomissement, bâillement, toux, éternuement), rigide (expressions faciales, la marche, la course, le gambadage, le grattage), souple (le salut, les marques d’affection et autres gestes de méta-communication).

Samuel

Y a-t-il d’autres comportements instinctifs que l’homme soit capable de modifier consciemment ?

Robert

Il y a la marche par exemple qui est aussi un mécanisme inné.

Samuel

Comment peut-on modifier cet automatisme ?

Robert

La marche automatique n’est réellement modifiée, mis à part le style, que dans deux sphères d’activités humaines, l’art et la guerre. La danse contemporaine et le mime ont largement explorés la modification de la marche, pensons, par exemple, à la fameuse marche contre le vent de Marcel Marceau. La plupart des variations de la marche, même d’apparence simple, se révèlent d’exécution difficile ; l’apprenant doit constamment lutter contre la coordination héréditaire naturelle. Nous remarquerons que la très grande majorité des variations conservent le mouvement de balancier synchrone des bras. Ce mouvement naturel des bras est causé par un arc réflexe primitif que l’on retrouve chez tous les quadrupèdes ; il trahit la phylogenèse de la bipédie.

Toutes les armées ont marché au pas. Mis à part le style : pas glissé en Grande-Bretagne, pas de l’oie de l’armée allemande, la marche militaire se caractérise essentiellement par une exagération de l’ampleur des mouvements. Nous remarquerons que l’exagération des mouvements est habituelle chez les singes lors de conflits, de grands mouvements amples permettraient d’intimider l’adversaire. La stabilité horizontale du comportement chez l’homme, géographiquement et historiquement, de même que de probables origines phylogénétiques laisse penser que ce comportement est héréditaire.

Samuel

J’ai entendu dire que la manière dont on fait le geste de se saluer était également un instinct.

Robert

Tu as parfaitement raison, même si dans ce domaine aussi il y a chez l’homme une légère inflexion consciente.

La salutation du regard est un haussement des sourcils pendant 1/6iem de secondes lors de la rencontre de deux personnes se connaissant, il est souvent accompagné d’un sourire et d’un léger hochement de la tête ; ce comportement est entièrement instinctif et n’est aucunement modifié par la culture. Par contre, la salutation complète qui peut suivre varie grandement selon les traditions, la plus courante étant le salut par inclinaison du buste ; cette forme de salutation peut être stylisée de plusieurs façons : génuflexion, prosternation, révérence, salut du chapeau. Le second type de salutation est par contact des mains semblable à la poignée de mains à l’occidentale : la main à l’épaule, au coude, à la hanche ou d’autres parties du corps ; certaines tribus papou se touchent l’étui pénien. Enfin, le troisième type de salutation est le salut à main levée permettant de saluer à distance une ou plusieurs personnes à la fois ; il peut être fixe comme le salut militaire ou le salut des amérindiens ou bien accompagné d’un mouvement d’oscillation latérale comme le bye-bye traditionnel ou royal (avec rotation lente du poignet).

Malgré les différences, aucune forme de salut, mis à part le salut à main levée, ne comporte pas une légère inclinaison du buste ou de la tête. L’inclinaison de la tête se retrouve à l’identique chez tous les grands singes comme comportement de soumission ; remarquons que l’inclinaison est proportionnelle à la différence de statut social, tout comme chez l’humain. Chez les chimpanzés, offrir la main est courant, soit comme marque d’affection ou d’encouragement. De même, le mouvement d’oscillation du bras tendu et de la main est habituel lorsque l’animal veut se faire remarquer. Ici encore, la comparaison verticale permet de mettre en évidence les origines phylogénétiques communes de ces comportements.

Chez l’humain, le contrôle volontaire permet d’inhiber les actes instinctifs comme le salut des yeux mais nécessite une attention constante.

Samuel

Tout cela semble bel et bien démontrer que l’homme a des origines animales et n’est pas un animal tout à fait, non ?

Robert

Justement, c’est ce type de raisonnement qui est fondamentalement et philosophiquement faux. Tel ou tel acte, réalisé de telle ou telle manière, peut tout à fait distinguer l’homme. Mais tel ou tel geste peut distinguer une autre espèce. Il y a des instincts d’une espèce, des instincts d’un groupe d’espèces, des instincts communs à de grands groupes ou à tous les animaux. Toutes les espèces sont distinctes les unes des autres par des comportements héréditaires et n’en ont pas moins des comportements particuliers, par exemple ceux de l’individu et des capacités relatives à agir différemment, d’apprendre, de transmettre leur apprentissage, tout cela au sein d’un comportement inné qui n’est pas profondément modifié. L’homme n’est pas le seul. Il le fait différemment des autres espèces mais chaque espèce agit différemment des autres.

Samuel

Cependant on peut dire que l’instinct est la partie animale de l’homme, même si elle est chez l’homme imbriquée dans la conscience proprement humaine ?

Robert

Justement il me semble que l’on ne peut pas parler ainsi. L’instinct proprement humain existe aussi. Il n’est pas nécessairement une origine venue des autres animaux. Il a une origine liée à sa fabrication physiologique et cérébrale comme les autres animaux.

Samuel

Comment peut-on mettre cela en évidence ?

Robert

Beaucoup de gestes chez les animaux, en particulier les animaux sociaux, sont des moyens de communiquer des émotions ou des motivations. Par exemple, le bâillement que l’on retrouve chez les mammifères permet de synchroniser le cycle du sommeil. Bien que nous partagions plusieurs de ces gestes avec les grands singes, beaucoup sont exclusifs à l’homme et constituent probablement de véritables instincts proprement humains. Nous remarquerons les gestes biens connus de se mettre les doigts devant la bouche pour signifier de se taire, le bras tendu et la main à plat pour signifier d’arrêter, la main tournée vers soit avec de rapides flexions des doigts pour signifier d’avancer.

Samuel

Cependant, il est certain que l’homme a très peu de comportements instinctifs alors que certains animaux n’ont presque que cela.

Robert

C’est difficile à dire car nous privilégions des différences de comportements qui nous marquent nous. Nous ne sommes pas objectifs dans nos observations. Ainsi, nous avons tendance à dire « les singes font ceci ou cela » alors que différents singes font différentes choses et jamais nous ne nous plaçons spontanément dans l’ensemble des singes quand nous disons « les singes font ceci », même lorsque nous parlons des comportements innés des singes, alors qu’il est prouvé que nous appartenons à l’ensemble des singes et avons donc la même ascendance héréditaire… Normalement, tout comportement inné à l’ensemble des singes ou des grands singes devrait nous apparaitre immédiatement appartenir aussi à l’homme…

Samuel

A quels comportements penses-tu par exemple ?

Robert

Le bébé, d’humain comme de singe, sait instinctivement comment manger, il est capable, après rodage moteur, d’apporter la nourriture à sa bouche avec ses mains, de goûter et de cracher ce qu’il n’aime pas, il sait instinctivement mâcher et déglutir mais il ne sait pas utiliser une fourchette. De même, si la toilette semble une activité totalement apprise, le fait qu’il s’agit de la manifestation névrotique la plus courante démontre le contraire. En effet, si chez l’homme le lavage compulsif des mains est la névrose la plus courante, le toilettage compulsif est également celle des animaux domestiques (chiens et chats névrosés).

Samuel

D’accord, nous sommes un peu égocentriques, comme bien d’autres espèces d’ailleurs. Cependant, il faut bien chercher une source d’une différence considérable avec d’autres animaux qui est notre intelligence. La source est-elle physiologique ou autre ? Est-elle du domaine de l’inné ou de l’acquis ? Ou les deux ?

Robert

Notre forme particulière d’intelligence a certainement une base physiologique qui provient de l’ensemble du corps et du cerveau. Celle-ci a eu ensuite des effets à la fois sur l’instinct et sur l’apprentissage.

Samuel

Peut-on imaginer comment cela s’est produit ?

Robert

Il faut d’abord souligner que la main humaine a des possibilités différentes de celle des autres grands singes et qu’elle permet une utilisation beaucoup plus flexible avec des gestes plus précis même si l’orang-outang a aussi une grande précision de la main. Les gestes de la main d’homme ont beaucoup de possibilités physiologiques libres de tout caractère instinctif, d’où des possibilités d’apprentissages très productifs comme de tailler la pierre, de creuser la pirogue dans le tronc d’arbre, de fabriquer une hutte qui n’est pas uniquement copiée toujours sur le même modèle. Les autres singes ont également des capacités de produire des objets, de transformer des objets en outils, mais elles sont moins grandes. L’une des causes est certainement que la production est devenue une activité sociale fondamentale chez l’homme et cela est d’ordre culturel. Mais cela a aussi nécessité un autre trait physiologique de l’homme qui situé dans les particularités de son cerveau, notamment une grande souplesse de pensée due à une opposition dialectique très poussée des fonctions et capacités différentes des deux hémisphères cérébraux. L’un des hémisphères est particulièrement chargé d’élaborer systématiquement des hypothèses, fût-ce les plus irrationnelles, pour que l’autre en supprime la plus grande partie en les considérant comme non compatibles avec les connaissances acquises et les choix faits précédemment. Ce combat permanent permet d’imaginer des situations futures, d’explorer par avance les possibles et a servi à l’homme pour préparer ses actions et ne pas vivre dans le seul présent. Il y a eu un lien entre la production d’outils et la capacité de se projeter : on produit des outils par avance en vue d’un usage futur et pas seulement immédiat.

Mais tout cela n’aurait pas la même portée sans la conceptualisation et la transmission réalisée autrement que par simple imitation : sans le langage.

Samuel

Tu vois que tu finis par trouver que nous sommes sortis de l’animalité et même comment !

Robert

Pas tout à fait. Rien ne prouve qu’un autre animal n’aurait pas pu en faire autant. On soupçonne par exemple qu’un dinosaure n’était pas loin d’un tel type d’évolution et aucun des éléments scientifiques dont on dispose sur les particularités de l’homme n’amène à penser qu’une évolution de ce type ne serait pas possible chez d’autres espèces animales.

Samuel

Cependant, il est certain que l’homme a poussé le plus possible les manifestations de sa conscience, contrairement aux animaux.

Robert

C’est vrai mais rien n’empêche en soi d’autres animaux d’entrer dans ce type d’évolution exponentielle de la conscience. Chez nombre d’entre eux, la conscience n’est pas totalement absente. C’est chez l’homme qu’elle est hypertrophiée dans le cerveau alors que d’autres fonctions sont réduites, voire abandonnées.

Samuel

La différence est-elle instinctive (voire physiologique) ou culturelle ?

Robert

Les deux. La taille disproportionnée de notre front révèle l’importance de savoir contrôler ses « instincts » en société. Par exemple, le contrôle de la peur s’effectue dans le lobe frontal, bien que celle-ci soit toujours ressentie par le système limbique, même lorsque nous n’effectuons plus d’inhibition consciente.

D’autres zones corticales sont hypertrophiées par rapport à leurs équivalents chez le singe comme les aires de Broca et de Wernicke responsables respectivement de la production et de la compréhension du langage. La plasticité cérébrale du néocortex permet une délocalisation des aires cérébrales, les unités élémentaires du cortex, les colonnes corticales sont des systèmes génériques pouvant être utilisées pour toutes sortes de tâches ; une aire endommagée pourrait être remplacée par une autre. Par contre, cette plasticité est limitée dans le temps et dans l’espace et la maturation correcte du système nerveux nécessite des stimulations appropriées au bon moment. Par exemple, le masquage d’un œil d’un nourrisson peut conduire à une cécité irréversible. De même, les rares cas d’enfants élevés par les loups et rééduqués n’ont jamais pu apprendre à parler et à se comporter normalement, ne serait-ce que de marcher correctement.

L’apprentissage du langage nécessite une interaction entre les parents et le nourrisson, l’exagération de la prononciation, le langage monosyllabique, la stimulation de la marche et tous les comportements de « bon élevage » sont nécessaires à l’apprentissage de ces comportements. Ainsi, l’instinct se manifeste au niveau de cette dynamique parent-enfant décomposable en un ensemble complexe de comportements instinctifs de méta-communication ; nous ne sommes pas seulement conçus pour devenir humains mais également pour l’enseigner.

Samuel

Du coup, si on revient à ma question de départ, sommes-nous quand même instinctifs par animalité et intelligents par humanité ?

Robert

Pas tout à fait vrai et pas tout à fait faux, dois-je te répondre. Certains de nos instincts sont d’origine plus lointaine que l’homme de même que nombre d’éléments de notre physiologie. Certains sont plus récents et sont innés. D’autres sont originaires, de manière plus précise, de certains types d’humanoïdes ou d’humains. D’autres comportements datent encore plus récemment de certaines périodes historiques et sociales de l’homme. Nous sommes partiellement héritiers des comportements du cueilleur, puis du chasseur, puis encore de l’éleveur, du cultivateur. Ils n’ont pas exactement la même culture humaine et n’ont pas cultivé en eux les mêmes instincts, poussé l’apprentissage des mêmes capacités innées.

L’homme, comme les autres espèces vivantes, est une imbrication du hasard et de la nécessité, de l’action d’individus vivants et agissants comme des individus, bâtissant ainsi leur univers, et de l’héritage de grands groupes de descendance imposant certaines possibilités et certains comportements. C’est une contradiction qui ne peut pas se dénouer et qui agit sur l’homme, même si nous tenons et tiendrons toujours à notre spécificité.

Samuel

Pourquoi sommes-nous aussi attachés à ne pas être des animaux ?

Robert

Parce que ce que nous sommes est en partie le produit d’une inhibition de nos instincts et de leur détournement à d’autres fins. Nous avons inhibé l’inceste, le crime, la sexualité non maîtrisée et bien d’autres choses. De là, un bon nombre de nos problèmes psychologiques car l"instinct se révolte... Et nous sommes toujours assez inquiets de ne pas « retomber » dans l’animalité…. N’oublions cependant que c’est l’animal qui a fait l’homme : chasse, domestication, représentation animale de l’homme, art représentant les animaux, etc...

Samuel

Tout cela semble bel et bien démontrer que l’homme a des origines animales et n’est pas un animal tout à fait, non ?

Robert

Justement, c’est ce type de raisonnement qui est fondamentalement et philosophiquement faux. Tel ou tel acte, réalisé de telle ou telle manière, peut tout à fait distinguer l’homme. Mais tel ou tel geste peut distinguer une autre espèce.

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