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Karl Marx et la question nationale irlandaise

mardi 8 janvier 2013, par Robert Paris

Contrairement à ce que fera ensuite la social-démocratie, Marx et Engels appellent le mouvement ouvrier des pays riches à se désolidariser de manière révolutionnaire des intérêts de sa propre bourgeoisie qui oppresse les peuples et à se lier au combat de tous les peuples opprimés sur le terrain national mais contrairement à ce que fera ensuite le stalinisme, ils l’appellent à le faire non pas sur le terrain du nationalisme mais sur celui de la révolution prolétarienne comme le feront ensuite Lénine et Trotsky.

Karl Marx et la question nationale irlandaise

« La classe ouvrière anglaise ne va jamais rien accomplir avant qu’elle ne se soit débarrassée de l’Irlande. Le levier doit être appliqué en Irlande. C’est pourquoi la question irlandaise est si importante pour le mouvement social en général. »

KARL MARX, lettre à Engels du 10 décembre 1869

« […] la question irlandaise est une question sociale, toute la lutte séculaire du peuple irlandais contre ses oppresseurs se résout, en dernière analyse dans la lutte pour la maîtrise des ressources vitales, les origines de la production, en Irlande.[…] Avec cette clef [« clef de l’histoire […] exposée par Karl Marx »] l’histoire irlandaise est une lampe aux pieds [de l’ouvrier irlandais] dans les chemins orageux d’aujourd’hui. »

JAMES CONNOLLY in Labour in Irish history

« Donnez-moi deux-cent mille Irlandais et je pourrais renverser la monarchie britannique en son entier. »

FRIEDRICH ENGELS, 1843

Dans une lettre à Engels de1867, Marx écrit que :

« Ce que les Anglais ne savent pas déjà, c’est que depuis 1846 la teneur économique et, par conséquent, le but politique de la domination anglaise en Irlande sont entièrement entrés dans une nouvelle phase, et ce, précisément à cause de cela, le Fenianisme est caractérisé par une tendance socialiste (dans un sens négatif, dirigé contre l’appropriation de la terre) et en étant un mouvement des catégories les plus humbles. »

« La question, écrivait-il à Engels, est de savoir ce que nous devons conseiller aux ouvriers. Pour moi, ils doivent inclure dans leur programme l’abrogation de l’Union (…). C’est la seule forme légale de l’émancipation irlandaise, donc la seule acceptable pour le programme d’un parti anglais. L’expérience montrera par la suite si une simple union personnelle entre les deux pays est viable. Je suis à mi-chemin de le croire, à condition que cela se produise à temps. Ce qu’il faut aux Irlandais, c’est :

1. L’autonomie et l’indépendance vis-à-vis de l’Angleterre.

2. La révolution agraire. Les Anglais, avec la meilleure volonté, ne peuvent l’accomplir pour eux, mais ils peuvent leur donner les moyens de le faire.

3. Des droits protecteurs contre l’Angleterre. De 1793 à 1801, toutes les branches de l’industrie irlandaise ont prospéré. L’Union, qui fit supprimer les droits protecteurs institués autrefois par le Parlement irlandais, a désorganisé toute l’activité industrielle en Irlande (…). Dès que les Irlandais auront accédé à l’indépendance, le besoin les forcera à devenir protectionnistes, comme le Canada, l’Australie, etc. »

L’aboutissement du débat sur l’Irlande, alimenté par l’expérience tirée de la pratique quotidienne de l’Internationale, se trouve dans la Communication privée du 1er janvier 1870 envoyée à toutes les sections nationales à la suite des désaccords survenus avec le Conseil fédéral de la Suisse romande. C’est un texte d’une grande portée générale qui inspira directement Lénine dans l’élaboration de sa réflexion théorique sur l’impérialisme.

« Si l’Angleterre, y écrit Marx, est la forteresse du landlordisme et du capitalisme européen, le seul point où l’on puisse frapper le grand coup contre l’Angleterre officielle est l’Irlande. En premier lieu, l’Irlande est la forteresse du landlordisme anglais, et s’il tombait en Irlande, il tomberait en Angleterre. En Irlande, l’opération est cent fois plus facile parce que la lutte économique y est concentrée exclusivement sur la propriété foncière, parce que cette lutte y est en même temps nationale et parce que le peuple y est plus révolutionnaire et plus exaspéré qu’en Angleterre. »

La Communication exprimait ensuite l’opinion que la fin de l’Union forcée entre les deux pays provoquerait en Irlande une révolution sociale aux formes arriérées, ce qui affaiblirait non seulement les propriétaires fonciers britanniques, mais encore la bourgeoisie. Celle-ci n’a pas seulement exploité la misère irlandaise pour rabaisser par l’émigration forcée des Irlandais pauvres la classe ouvrière en Angleterre, mais elle a en outre divisé le prolétariat en deux camps hostiles (…). L’ouvrier anglais vulgaire hait l’ouvrier irlandais comme un compétiteur qui déprécie les salaires, le standard of living (…). Cet antagonisme parmi les prolétaires de l’Angleterre est nourri et entretenu par la bourgeoisie, qui se dit que cette scission est le véritable secret du maintien de son pouvoir. » (30 novembre 1867, Marx à Engels)

Dernier aspect de la situation souligné par la Communication : le lien entre le militarisme et l’oppression sociale d’une part, l’exploitation et l’écrasement de la révolte irlandaise d’autre part : « L’Irlande est le seul prétexte pour entretenir une grande armée permanente qui en cas de besoin est lancée, comme cela s’est vu, sur les ouvriers anglais après avoir fait ses études soldatesques en Irlande. Enfin, ce que nous a montré l’ancienne Rome sur une échelle monstrueuse se répète en Angleterre de nos jours. Le peuple qui subjugue un autre peuple se forge ses propres chaînes. »

Afin de « pousser la révolution sociale » en Angleterre, il n’y avait pas de meilleur moyen que de « frapper un grand coup en Irlande » et, abstraction faite de toute « justice internationale », c’était « une condition préliminaire de l’émancipation de la classe ouvrière anglaise de transformer la présente Union forcée (c’est-à-dire l’esclavage de l’Irlande) en confédération libre et égale s’il se peut, en séparation complète, s’il le faut ».

Marx affirmera ainsi dans un discours devant les représentants de l’Internationale que :

« La question irlandaise est […] non seulement une question de nationalité mais aussi une question de terre et d’existence. Ruine ou révolution est le mot d’ordre ; tous les Irlandais sont convaincus que si tout doit [finalement] arriver, cela doit arriver rapidement. » (Le 16 décembre 1867)

Marx à Londres écrit le 29 novembre 1869 :

« (…) Je suis de plus en plus arrivé à la conviction, et il ne s’agit que d’inculquer cette idée à la classe ouvrière anglaise, qu’elle ne pourra jamais rien faire de décisif, ici en Angleterre tant qu’elle ne rompra pas de la façon la plus nette, dans sa politique irlandaise, avec la politique des classes dominantes ; tant qu’elle ne fera pas, non seulement cause commune avec les Irlandais, mais encore tant qu’elle ne prendra pas l’initiative de dissoudre l’Union décidée en 1801 pour la remplacer par des liens fédéraux librement consentis.

Il faut pratiquer cette politique en en faisant non une question de sympathie pour l’Irlande, mais une revendication qui se fonde sur l’intérêt même du prolétariat anglais. Sinon le peuple anglais continuera à être tenu en lisière par ses classes dirigeantes parce qu’il est contraint de faire front commun avec elles contre l’Irlande. Tout mouvement populaire en Angleterre même est paralysé par le différend avec les Irlandais qui forment, en Angleterre, une fraction très importante de la classe ouvrière.

La première condition de l’émancipation ici, le renversement de l’oligarchie foncière, reste impossible à réaliser, car on ne pourra emporter la place ici tant que les propriétaires fonciers maintiendront en Irlande leurs avant-postes fortement retranchés. En Irlande par contre, dès que la cause du peuple irlandais reposera entre ses propres mains, dès qu’il sera devenu son propre législateur et qu’il se gouvernera lui-même, dès qu’il jouira de son autonomie, l’anéantissement de l’aristocratie foncière (en grande partie les mêmes personnes que les landlords anglais) deviendra infiniment plus facile qu’ici.

Parce qu’en Irlande le problème n’est pas seulement d’ordre économique, c’est en même temps une question nationale, car les landlords en Irlande ne sont pas, comme en Angleterre, les dignitaires et les représentants traditionnels de la nation, mais ses oppresseurs exécrés. Et ce n’est pas seulement l’évolution sociale intérieure de l’Angleterre qui est paralysée par les rapports actuels avec l’Irlande, mais encore sa politique extérieure et notamment sa politique envers la Russie et les États-Unis d’Amérique.

Comme c’est incontestablement la classe ouvrière anglaise qui constitue le poids le plus important dans la balance de l’émancipation sociale, c’est ici qu’il nous faut agir. En réalité, la République anglaise sous Cromwell a échoué à cause… de l’Irlande. Non bis in idem [Que cela ne se répète pas] ! Les Irlandais ont joué un bien joli tour au gouvernement anglais en élisant membre du Parlement le convict felon [forçat condamné] O’Donovan Rossa. Déjà les journaux gouvernementaux agitent la menace d’une nouvelle suspension de l’Habeas corpus act, d’une nouvelle terreur ! En fait, l’Angleterre n’a jamais gouverné l’Irlande qu’en employant la terreur la plus odieuse et la corruption la plus détestable et, tant que subsisteront les relations actuelles, elle ne pourra jamais la gouverner autrement. (…) »

« Il est de l’intérêt direct et absolu de la classe ouvrière anglaise de se débarrasser de [sa] connexion actuelle avec l’Irlande. […]
La classe ouvrière anglaise ne va jamais rien accomplir avant qu’elle ne se soit débarrassée de l’Irlande. Le levier doit être appliqué en Irlande. C’est pourquoi la question irlandaise est si importante pour le mouvement social en général. »

(lettre de Marx à Engels de décembre 1869)

Dans la « Communication confidentielle » du 28 mars 1870, il écrit :

« Le landlordisme anglais ne perdrait pas seulement une grande source de ses richesses, mais encore sa plus grande force morale, c’est-à-dire celle de représenter a domination de l’Angleterre sur l’Irlande. De l’autre côté, en maintenant le pouvoir de ses landlords en Irlande, le prolétariat anglais les rend invulnérables dans l’Angleterre elle-même. »

La suite : L’Internationale et un pays dépendant, l’Irlande

Et dans la lettre à Siegfried Vogt et August Mayer :

« Par rapport à l’ouvrier irlandais, il [l’ouvrier anglais] se sent membre de la nation
dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les blancs pauvres vis-à-vis des nègres dans les anciens États esclavagistes des États-Unis. L’Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce. Il voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument stupide de la domination anglaise en Irlande. »

Marx et Engels ont soutenu le mouvement des Fenians, dans l’espoir de le ramener vers les idées du socialisme, mais c’était un soutien sévèrement critique. Marx et Engels fustigeaient l’étroitesse nationaliste des dirigeants de ce mouvement, et dénonçaient sans détour leurs activités terroristes, comme par exemple l’attentat de Clerkenwell (1867). Cet attentat a déclenché une vague de sentiments anti-irlandais chez les travailleurs britanniques. Marx écrivait à Engels : « Le dernier exploit des Fenians est une affaire stupide. Les masses londoniennes, qui ont fait preuve de grande sympathie à l’égard de la cause irlandaise, en seront furieuses. On ne peut pas attendre des prolétaires de Londres qu’ils acceptent de se faire exploser en l’honneur des émissaires des Fenians. » Engels a vigoureusement dénoncé la futilité du terrorisme individuel de ce genre – « l’œuvre de spécialistes fanatisés » – et ridiculisait « l’idée que l’on peut libérer l’Irlande en incendiant la boutique d’un tailleur. »
Le mouvement est décrit ailleurs par Engels comme une « secte » dont les leaders « sont pour la plupart des ânes, certains même des exploiteurs ».

Politiquement, Marx et Engels soutiennent cependant le mouvement Fenian. Ils le font car ils ressentent dans la vie politique et les luttes sociales et nationales de cette « première colonie » les premières manifestations de contradictions coloniales que l’on retrouvera dans les luttes d’indépendance du XXe siècle. Ainsi, Marx fit adopter quelques résolutions par l’Association Internationale des Travailleurs en faveur de la cause nationale irlandaise.

Principal obstacle à l’avènement en Angleterre d’un parti ouvrier révolutionnaire, auquel les deux théoriciens avaient assigné le rôle dirigeant de leur stratégie politique, la question irlandaise se devait donc d’être réglée, selon eux, à la faveur de l’indépendance nationale de l’Irlande.

La situation en Irlande en 1867

Engels – L’immigration irlandaise

Lettre de Marx - 6 avril 1868

Lettre de Marx - 29 novembre 1869

Lénine et la question irlandaise

Lénine et le droit des nations

Trotsky et Dublin 1916

James Connolly - Notes on the Front

James Connolly - Socialism and Irish Nationalism

Karl Marx :

L’Internationale et un pays dépendant, l’Irlande

Je vous enverrai après-demain les papiers sur les affaires internationales dont je dispose [1]. (Il est trop tard aujourd’hui pour la poste.) Je vous enverrai par la suite les autres documents sur le Congrès de Bâle. Dans ce que je vous enverrai, vous trouverez aussi certaines des résolutions prises par le Conseil général le 30 novembre sur l’amnistie irlandaise, dont vous avez entendu parler et que j’ai préparées, ainsi qu’un pamphlet irlandais sur le traitement des Fenians emprisonnés.

J’ai l’intention de préparer d’autres résolutions sur la nécessité de transformer l’actuelle Union (qui asservit l’Irlande) en une fédération libre et égale avec la Grande-Bretagne. Pour l’heure, les choses restent en suspens pour ce qui est des résolutions publiques, en raison de mon absence prolongée au Conseil général. Aucun autre membre ne possède la connaissance nécessaire des affaires irlandaises et une autorité suffisante auprès des membres anglais du Conseil général pour pouvoir me remplacer.

Cependant, je n’ai pas été inactif durant ce temps, et je vous demande de lire ce qui suit avec la plus grande attention :

Après que je me suis préoccupé, durant de longues années, de la question irlandaise, j’en suis venu à la conclusion que le coup décisif contre les classes dominantes anglaises (et il sera décisif pour le mouvement ouvrier du monde entier) ne peut pas être porté en Angleterre, mais seulement en Irlande.

Le 1er janvier 1870, j’ai préparé pour le Conseil général une circulaire confidentielle en français (car ce sont les publications françaises, et non allemandes, qui ont le plus d’effet sur les Anglais) à propos du rapport entre la lutte nationale irlandaise et l’émancipation de la classe ouvrière, c’est-à-dire de la position que l’Internationale devrait adopter sur la question irlandaise.

Je vous en donne ici très brièvement les points essentiels :

L’Irlande est la citadelle de l’aristocratie foncière anglaise. L’exploitation de ce pays ne constitue pas seulement l’une des sources principales de sa richesse matérielle, en même temps que sa plus grande force morale. De fait, elle représente la domination de l’Angleterre sur l’Irlande. L’Irlande est donc le grand moyen grâce auquel l’aristocratie anglaise maintient sa domination en Angleterre même.

D’autre part, si demain l’armée et la police anglaises se retiraient d’Irlande, nous aurions immédiatement une révolution agraire en Irlande. Le renversement de l’aristocratie anglaise en Irlande aurait pour conséquence nécessaire son renversement en Angleterre, de sorte que nous aurions les conditions préalables [2] à une révolution prolétarienne en Angleterre. La destruction de l’aristocratie foncière est une opération infiniment plus facile à réaliser en Irlande qu’en Angleterre, parce que la question agraire a été jusqu’ici, en Irlande, la seule forme qu’ait revêtu la question sociale, parce qu’il s’agit d’une question d’existence même, de vie ou de mort, pour l’immense majorité du peuple irlandais, et aussi parce qu’elle est inséparable de la question nationale. Tout cela abstraction faite du caractère plus passionné et plus révolutionnaire des Irlandais que des Anglais.

En ce qui concerne la bourgeoisie anglaise, elle a d’abord un intérêt en commun avec l’aristocratie anglaise : transformer l’Irlande en un simple pâturage fournissant au marché anglais de la viande et de la laine au prix le plus bas possible. Elle a le même intérêt à réduire la population irlandaise ‑ soit en l’expropriant, soit en l’obligeant à s’expatrier ‑ à un nombre si petit que le capital fermier anglais puisse fonctionner en toute sécurité dans ce pays. Elle a le même intérêt à vider la terre irlandaise de ses habitants qu’elle en avait à vider les districts agricoles d’Écosse et d’Angleterre [3]. Il ne faut pas négliger non plus les 6 à 10 000 livres sterling qui s’écoulent chaque année vers Londres comme rentes des propriétaires qui n’habitent pas leurs terres, ou comme autres revenus irlandais.

Mais la bourgeoisie anglaise a encore d’autres intérêts, bien plus considérables, au maintien de l’économie irlandaise dans son état actuel.

En raison de la concentration toujours plus grande des exploitations agricoles, l’Irlande fournit sans cesse un excédent de main-d’œuvre au marché du travail anglais et exerce, de la sorte, une pression sur les salaires dans le sens d’une dégradation des conditions matérielles et intellectuelles de la classe ouvrière anglaise.

Ce qui est primordial, c’est que chaque centre industriel et commercial d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. Par rapport à l’ouvrier irlandais, il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les blancs pauvres vis-à-vis des nègres dans les anciens États esclavagistes des États-Unis. L’Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce. Il voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument stupide de la domination anglaise en Irlande.

Cet antagonisme est artificiellement entretenu et développé par la presse, le clergé et les revues satiriques, bref par tous les moyens dont disposent les classes dominantes. Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, malgré son organisation. C’est le secret du maintien au pouvoir de la classe capitaliste, et celle-ci en est parfaitement consciente.

Mais le mal ne s’arrête pas là. Il passe l’Océan. L’antagonisme entre Anglais et Irlandais est la base cachée du conflit entre les États-Unis et l’Angleterre. Il exclut toute coopération franche et sérieuse entre les classes ouvrières de ces deux pays. Il permet aux gouvernements des deux pays de désamorcer les conflits sociaux en agitant la menace de l’autre et, si besoin est, en déclarant la guerre [4].

Étant la métropole du capital et dominant jusqu’ici le marché mondial, l’Angleterre est pour l’heure le pays le plus important pour la révolution ouvrière ; qui plus est, c’est le seul où les conditions matérielles de cette révolution soient développées jusqu’à un certain degré de maturité. En conséquence, la principale raison d’être de l’Association internationale des travailleurs est de hâter le déclenchement de la révolution sociale en Angleterre. La seule façon d’accélérer ce processus, c’est de rendre l’Irlande indépendante.

La tâche de l’Internationale est donc en toute occasion de mettre au premier plan le conflit entre l’Angleterre et l’Irlande, et de prendre partout ouvertement parti pour l’Irlande. Le Conseil central à Londres doit s’attacher tout particulièrement à éveiller dans la classe ouvrière anglaise la conscience que l’émancipation nationale de l’Irlande n’est pas pour elle une question abstraite de justice ou de sentiments humanitaires, mais la condition première de leur propre émancipation sociale.

Tels sont en gros les points essentiels de la circulaire qui expliquait les raisons d’être des résolutions du Conseil central sur l’amnistie irlandaise. Peu de temps après, j’envoyai à L’Internationale, organe de notre comité central de Bruxelles, un article anonyme très violent contre Gladstone sur le traitement que subissent les Fenians de la part des Anglais. J’y accusai, entre autres, les républicains français (La Marseillaise avait publié des sottises sur l’Irlande, écrites par le misérable Talandier) d’économiser, par une sorte d’égoïsme national, toute leur colère pour l’Empire.

Cela produisit son effet : ma fille Jenny écrivit toute une série d’articles pour La Marseillaise sous la signature de J. Williams (nom sous lequel elle s’était dans sa lettre présentée au comité de rédaction) et publia, entre autres choses, la lettre de O’Donavan Rossa [5]. Tout cela fit grand bruit.

Après avoir refusé cyniquement pendant plusieurs années d’intervenir, Gladstone a finalement été contraint d’accepter une enquête parlementaire sur le traitement réservé aux prisonniers fenians. Jenny est maintenant le correspondant régulier de La Marseillaise pour les affaires irlandaises (cela soit dit entre nous sous le sceau du secret). Le gouvernement et la presse britanniques enragent de voir que la question irlandaise soit ainsi passée au premier plan de l’actualité en France, de sorte que ces canailles sont maintenant exposées aux regards et à la critique de tout le continent par le truchement de Paris.

Nous avons fait d’une pierre deux coups : nous avons ainsi obligé les dirigeants, journalistes, etc., irlandais de Dublin à entrer en contact avec nous, ce que le Conseil général n’avait jamais pu obtenir jusqu’ici.

Vous avez, en Amérique, un champ très vaste pour œuvrer dans le même sens. Coalition des ouvriers allemands et irlandais (et, naturellement, des ouvriers anglais et américains qui seraient d’accord), telle est la tâche la plus importante que vous puissiez entreprendre aujourd’hui. C’est ce qu’il faut faire au nom de l’Internationale. Il faut exposer clairement la signification sociale de la question irlandaise.

À la prochaine occasion, je vous ferai parvenir des précisions sur la situation des ouvriers anglais. Salut et fraternité.
Projet de résolution du Conseil général sur l’attitude du gouvernement britannique dans la question de l’amnistie irlandaise

Considérant

Que, dans sa réponse à la demande faite par les Irlandais en vue de faire libérer les patriotes irlandais emprisonnés (réponse contenue dans ses lettres à Mr O’Shea, le 18 octobre 1869, à Mr Issac Butt, le 23 octobre, et aux anciens forestiers de Dublin), Mr Gladstone a insulté la nation irlandaise [6] ;
Qu’il met à l’amnistie politique des conditions qui dégradent à la fois les victimes d’un mauvais gouvernement et le peuple gouverné ;
Qu’ayant, malgré la responsabilité de sa position, publiquement et avec enthousiasme, applaudi à la rébellion des esclavagistes américains, il vient de prêcher au peuple irlandais la doctrine de l’obéissance passive ;
Que l’ensemble de sa conduite dans la question de l’amnistie irlandaise est la continuation fidèle et naturelle de cette politique de conquête qui, fièrement dénoncée par Mr Gladstone, a chassé les conservateurs, ses rivaux, du ministère,

Le Conseil général de l’Association internationale des travailleurs exprime son admiration pour la magnanimité avec laquelle le peuple irlandais a conduit son mouvement de l’amnistie.
Sur les relations entre les sections irlandaises et le Conseil général de l’A. I. T.

Le citoyen Engels dit que le sens véritable de cette motion [7], une fois dépouillée de tout son voile d’hypocrisie, est de placer les sections irlandaises sous la sujétion du conseil fédéral britannique, ce à quoi les sections irlandaises ne se résoudront jamais et ce que le Conseil général n’a ni le droit ni le pouvoir de leur imposer. Conformément aux statuts et aux règlements, ce Conseil n’a pas non plus le pouvoir de forcer une section ou une branche à reconnaître la suprématie d’un quelconque conseil fédéral. Certes, il a le devoir, avant d’admettre ou de rejeter toute nouvelle branche qui se trouve sous la juridiction d’un quelconque conseil fédéral, de consulter ce conseil, mais le citoyen Engels soutient avec force que les sections irlandaises en Angleterre ne se trouvent pas plus sous la juridiction du conseil fédéral britannique que les sections françaises, allemandes, italiennes ou polonaises. Les Irlandais forment à tous égards une nationalité propre, distincte de toutes les autres, et le fait qu’ils usent de la langue anglaise ne saurait en aucune façon les dépouiller de droits valables pour tous.

Le citoyen Hales a dépeint les rapports entre l’Angleterre et l’Irlande sous un jour tout à fait idyllique, comme si la plus grande harmonie régnait entre elles. Or, ce sont exactement les mêmes rapports qui ont existé entre la France et l’Angleterre au moment de la guerre de Crimée, lorsque les classes dominantes des deux pays ne trouvaient pas assez de mots pour se congratuler, et que tout respirait l’harmonie la plus parfaite. Mais le cas est tout différent. Il y a le fait de sept siècles de conquête et d’oppression de l’Irlande par l’Angleterre. Or, tant que durera cette oppression, c’est insulter les ouvriers irlandais que de leur demander de se soumettre à un conseil fédéral anglais. La position de l’Irlande vis-à-vis de l’Angleterre n’est en rien celle de l’égalité, mais bien plutôt celle de la Pologne vis-à-vis de la Russie. Que dirait-on si le Conseil général exigeait des sections polonaises qu’elles reconnaissent la suprématie du conseil fédéral russe de Pétersbourg, ou s’il demandait aux sections de la Pologne prussienne, du Schleswig septentrional et de l’Alsace de se soumettre au conseil fédéral berlinois ? Or, c’est exactement ce que l’on demande aux sections irlandaises.

Lorsque les membres de l’Internationale appartenant à une nation conquérante demandent à ceux appartenant à une nation opprimée, non seulement dans le passé, mais encore dans le présent, d’oublier leur situation et leur nationalité spécifiques, d’« effacer toutes les oppositions nationales », etc., ils ne font pas preuve d’internationalisme. Ils défendent tout simplement l’assujettissement des opprimés en tentant de justifier et de perpétuer la domination du conquérant sous le voile de l’internationalisme. En l’occurrence, cela ne ferait que renforcer l’opinion, déjà trop largement répandue parmi les ouvriers anglais, selon laquelle, par rapport aux Irlandais, ils sont des êtres supérieurs et représentent une sorte d’aristocratie, comme les blancs des États esclavagistes américains se figuraient l’être par rapport aux noirs.

Dans un cas comme celui des Irlandais, le véritable internationalisme doit nécessairement se fonder sur une organisation nationale autonome : les Irlandais, tout comme les autres nationalités opprimées, ne peuvent entrer dans l’Association ouvrière internationale qu’à égalité avec les membres de la nation conquérante et en protestant contre cette oppression. En conséquence, les sections irlandaises n’ont pas seulement le droit mais encore le devoir de déclarer dans les préambules à leurs statuts que leur première et plus urgente tâche, en tant qu’Irlandais, est de conquérir leur propre indépendance nationale.

L’antagonisme entre les ouvriers anglais et irlandais a toujours été l’un des moyens les plus puissants pour maintenir la domination de classe en Angleterre. Que l’on se souvienne du temps où Feargus O’Connor et les chartistes anglais ont été expulsés par des Irlandais de la salle des Sciences à Manchester. À présent, il existe pour la première fois une bonne occasion de faire œuvrer de concert travailleurs anglais et irlandais en vue de leur émancipation commune, ce qui est un résultat qu’aucun autre mouvement n’a jamais atteint dans un quelconque pays. Or, avant même que l’on se soit assuré de ce résultat, on nous demande de dire et d’imposer aux Irlandais de ne pas prendre les choses eux-mêmes en main et de se soumettre à la direction d’un conseil anglais ! En fait, cela reviendrait à introduire dans l’Internationale l’assujettissement des Irlandais par les Anglais. Si les initiateurs de cette motion sont à ce point remplis d’un authentique esprit internationaliste, qu’ils en fassent donc la preuve, en transférant le siège du conseil fédéral britannique à Dublin et en le plaçant sous la direction d’Irlandais !

En ce qui concerne les prétendus heurts entre branches irlandaises et branches anglaises, ils ont été suscités uniquement par les membres du conseil fédéral anglais qui ont tenté de s’immiscer dans les affaires des sections irlandaises dans le but de les amener à renoncer à leur caractère national spécifique et à se soumettre à la direction du conseil anglais. Si elles se laissaient faire, les sections irlandaises d’Angleterre ne seraient plus reliées aux sections irlandaises d’Irlande. Il n’est pas possible de faire dépendre certains Irlandais d’un conseil fédéral de Londres, et d’autres d’un conseil fédéral de Dublin. Les sections irlandaises en Angleterre sont, en outre, notre base d’opération vis-à-vis des ouvriers irlandais en Irlande. Elles sont plus progressistes, parce qu’elles disposent de conditions plus favorables, et le mouvement ne peut être propagé et organisé en Irlande que par leur truchement. Or, faut-il délibérément anéantir soi-même cette base d’opération et renoncer au seul moyen grâce auquel l’Irlande peut être gagnée efficacement à l’Internationale ?

Quoi qu’il en soit, il ne faut pas perdre de vue que les sections irlandaises n’accepteraient jamais ‑ et elles auraient parfaitement raison ‑ de renoncer à leur organisation nationale autonome pour se subordonner au conseil anglais.

Tout se ramène donc à l’alternative : doit-on permettre aux Irlandais d’être leurs propres maîtres, ou les chasser de l’Association ? Si la motion était acceptée, le Conseil général devrait informer les ouvriers irlandais qu’après la domination de l’aristocratie anglaise sur l’Irlande, qu’après la domination de la bourgeoisie anglaise sur l’Irlande ils doivent s’attendre maintenant à une domination de l’aristocratie ouvrière anglaise sur l’Irlande.

Notes

[1] Cf. Marx à Siegfried Mayer et August Vogt, 9 avril 1870.
Nous avons choisi ce texte de préférence à d’autres, non seulement parce qu’il permet de donner sur cette question la synthèse la plus complète et concise, mais encore parce qu’il élargit le problème de l’Irlande à l’Angleterre et jusqu’aux États-Unis. En effet, Marx informe Mayer et Vogt, socialistes allemands émigrés en Amérique, des grandes lignes de la politique de l’Internationale vis-à-vis des Irlandais telle qu’elle s’applique aussi dans la pratique américaine. Nous abordons du même coup l’activité de l’Internationale et du Conseil général de Marx-Engels aux États-Unis.

[2] Les problèmes nationaux sont, en général, des questions préalables de la lutte du prolétariat pour ses buts propres, le socialisme. En ce sens, ce sont des conditions objectives, mais elles n’en demeurent pas moins de simples prémisses, et non des objectifs prolétariens. Il en va de même pour les droits de réunion, de presse, d’association, dits démocratiques, qui sont des conquêtes de l’ère bourgeoise et en quelque sorte des prémisses à l’action autonome du prolétariat (certes, pas de manière absolue, puisqu’en plein régime bourgeois développé la classe capitaliste peut fort bien supprimer ces droits).

Quoi qu’il en soit, il faut absolument faire la distinction entre conditions préalables de la lutte du prolétariat et objectifs propres de celle-ci, sous peine de brouiller la claire vision du programme de classe du prolétariat, donc aussi sa lutte.

[3] Marx a décrit ce processus sous le titre de « Clearing of estates, champs convertis en pâturages et pâturages convertis en réserves de chasse dans la haute Écosse », dans Le Capital, I, Éd. sociales, vol. III, p. 168-173.

[4] Dans la circulaire du 1er janvier 1870 du Conseil général au conseil fédéral de la Suisse romande, Marx donne la précision suivante sur ce point : « Cet antagonisme se reproduit au-delà de l’Atlantique. Les Irlandais, chassés de leur sol natal par des bœufs et des moutons, se retrouvent en Amérique du Nord où ils constituent une fraction formidable et toujours croissante de la population. Leur seule pensée, leur seule passion, c’est la haine de l’Angleterre. Le gouvernement anglais et le gouvernement américain (c’est-à-dire les classes qu’ils représentent) alimentent ces passions pour éterniser la lutte souterraine entre les États-Unis et l’Angleterre ; c’est ainsi qu’ils empêchent l’alliance sincère et sérieuse, par conséquent toute émancipation, des classes ouvrières des deux côtés de l’Atlantique.
« De plus, l’Irlande est le seul prétexte du gouvernement anglais pour entretenir une grande armée permanente qui, en cas de besoin, comme cela s’est vu, est lancée sur les ouvriers anglais, après avoir fait ses études soldatesques en Irlande. » (Cf. Documents of the First International, vol. III, p. 359-360.)

[5] Du 1er mars au 17 avril 1870, La Marseillaise publia huit articles de Jenny Marx consacrés à la défense des Fenians.

[6] Résolution élaborée par Marx, adoptée le 30 octobre 1869 par le Conseil général, et publiée à Bruxelles le 12 décembre dans L’Internationale.

[7] Extrait du protocole de la séance du Conseil général du 14 mai 1872.

« Le citoyen Hales y avait proposé : ‘Que, dans l’opinion du Conseil, la formation de branches irlandaises nationalistes, en Angleterre, est en opposition aux statuts généraux et aux principes de l’Association’. Et d’ajouter qu’il ne présente pas cette motion dans un esprit antagonique vis-à-vis des membres irlandais, mais estime que la politique qu’elle vise présenterait les plus graves périls pour l’Association, abstraction faite de ce quelle serait en opposition avec ses statuts et principes. En effet, le principe fondamental de l’Association est de détruire toute velléité de doctrine nationaliste, et de détruire toutes les barrières qui séparent un homme de l’autre : la formation de branches irlandaises ou anglaises quelconques ne pourrait que retarder le mouvement, au lieu de le servir. La formation de branches irlandaises en Angleterre ne pourrait qu’aviver cet antagonisme national qui a malencontreusement existé si longtemps entre les peuples de ces deux pays. » (Extrait du protocole de la même séance.)

Il est évident que, sous une phraséologie internationaliste de caractère humanitaire, Hales ne tolérait que des sections anglaises en Angleterre, bref refusait aux Irlandais le droit à une existence au même titre que les Anglais.

Messages

  • « Comme nous l’avons répété si souvent, la question irlandaise est une question sociale. Toute la lutte ancestrale du peuple irlandais contre ses oppresseurs se résume en dernière analyse à une lutte pour la domination des moyens de subsistance et de production du pays. Qui détiendrait la propriété et la maîtrise du sol ? Le peuple ou les envahisseurs ? Et quel groupe d’envahisseurs ? Le flot le plus récent de voleurs de terre ou les enfants des voleurs d’une génération antérieure ? Voilà quelles étaient les questions de fond de la vie politique irlandaise. Toutes les autres questions n’intervenaient que dans la mesure où elles pouvaient servir les intérêts de l’une des factions, une fois qu’elle avait pris position dans cette lutte sur les droits de propriété. Sans cette clé pour atteindre le sens des événements, sans ce fil directeur pour interpréter les actions des « grands hommes », l’histoire de l’Irlande n’est qu’un imbroglio de faits sans relations, un chaos désespérant d’éclats sporadiques, de trahisons, d’intrigues, de massacres, d’assassinats et de guerres sans raison. Grâce à cette clé, on peut tout comprendre et remonter jusqu’aux origines. Sans cette clé, les occasions que l’Irlande a perdues sont si nombreuses qu’elles feraient monter le rouge au front des travailleurs irlandais ; grâce à elle, l’expérience historique éclaire leur marche dans les sentiers tumultueux d’aujourd’hui. »

    James Connolly, « La classe laborieuse dans l’histoire de l’Irlande »

  • « Le 1er janvier 1870, j’ai préparé pour le Conseil général une circulaire confidentielle en français (car ce sont les publications françaises, et non allemandes, qui ont le plus d’effet sur les Anglais) à propos du rapport entre la lutte nationale irlandaise et l’émancipation de la classe ouvrière, c’est-à-dire de la position que l’Internationale devrait adopter sur la question irlandaise.

    Je vous en donne ici très brièvement les points essentiels :

    L’Irlande est la citadelle de l’aristocratie foncière anglaise. L’exploitation de ce pays ne constitue pas seulement l’une des sources principales de sa richesse matérielle, en même temps que sa plus grande force morale. De fait, elle représente la domination de l’Angleterre sur l’Irlande. L’Irlande est donc le grand moyen grâce auquel l’aristocratie anglaise maintient sa domination en Angleterre même.

    D’autre part, si demain l’armée et la police anglaises se retiraient d’Irlande, nous aurions immédiatement une révolution agraire en Irlande. Le renversement de l’aristocratie anglaise en Irlande aurait pour conséquence nécessaire son renversement en Angleterre, de sorte que nous aurions les conditions préalables à une révolution prolétarienne en Angleterre. La destruction de l’aristocratie foncière est une opération infiniment plus facile à réaliser en Irlande qu’en Angleterre, parce que la question agraire a été jusqu’ici, en Irlande, la seule forme qu’ait revêtu la question sociale, parce qu’il s’agit d’une question d’existence même, de vie ou de mort, pour l’immense majorité du peuple irlandais, et aussi parce qu’elle est inséparable de la question nationale. Tout cela abstraction faite du caractère plus passionné et plus révolutionnaire des Irlandais que des Anglais.

    En ce qui concerne la bourgeoisie anglaise, elle a d’abord un intérêt en commun avec l’aristocratie anglaise : transformer l’Irlande en un simple pâturage fournissant au marché anglais de la viande et de la laine au prix le plus bas possible. Elle a le même intérêt à réduire la population irlandaise soit en l’expropriant, soit en l’obligeant à s’expatrier à un nombre si petit que le capital fermier anglais puisse fonctionner en toute sécurité dans ce pays. Elle a le même intérêt à vider la terre irlandaise de ses habitants qu’elle en avait à vider les districts agricoles d’Écosse et d’Angleterre. Il ne faut pas négliger non plus les 6 à 10 000 livres sterling qui s’écoulent chaque année vers Londres comme rentes des propriétaires qui n’habitent pas leurs terres, ou comme autres revenus irlandais.

    Mais la bourgeoisie anglaise a encore d’autres intérêts, bien plus considérables, au maintien de l’économie irlandaise dans son état actuel.

    En raison de la concentration toujours plus grande des exploitations agricoles, l’Irlande fournit sans cesse un excédent de main-d’œuvre au marché du travail anglais et exerce, de la sorte, une pression sur les salaires dans le sens d’une dégradation des conditions matérielles et intellectuelles de la classe ouvrière anglaise.

    Ce qui est primordial, c’est que chaque centre industriel et commercial d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. Par rapport à l’ouvrier irlandais, il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les blancs pauvres vis-à-vis des nègres dans les anciens États esclavagistes des États-Unis. L’Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce. Il voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument stupide de la domination anglaise en Irlande.

    Cet antagonisme est artificiellement entretenu et développé par la presse, le clergé et les revues satiriques, bref par tous les moyens dont disposent les classes dominantes. Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, malgré son organisation. C’est le secret du maintien au pouvoir de la classe capitaliste, et celle-ci en est parfaitement consciente.

    Mais le mal ne s’arrête pas là. Il passe l’Océan. L’antagonisme entre Anglais et Irlandais est la base cachée du conflit entre les États-Unis et l’Angleterre. Il exclut toute coopération franche et sérieuse entre les classes ouvrières de ces deux pays. Il permet aux gouvernements des deux pays de désamorcer les conflits sociaux en agitant la menace de l’autre et, si besoin est, en déclarant la guerre.

    Étant la métropole du capital et dominant jusqu’ici le marché mondial, l’Angleterre est pour l’heure le pays le plus important pour la révolution ouvrière ; qui plus est, c’est le seul où les conditions matérielles de cette révolution soient développées jusqu’à un certain degré de maturité. En conséquence, la principale raison d’être de l’Association internationale des travailleurs est de hâter le déclenchement de la révolution sociale en Angleterre. La seule façon d’accélérer ce processus, c’est de rendre l’Irlande indépendante.

    La tâche de l’Internationale est donc en toute occasion de mettre au premier plan le conflit entre l’Angleterre et l’Irlande, et de prendre partout ouvertement parti pour l’Irlande. Le Conseil central à Londres doit s’attacher tout particulièrement à éveiller dans la classe ouvrière anglaise la conscience que l’émancipation nationale de l’Irlande n’est pas pour elle une question abstraite de justice ou de sentiments humanitaires, mais la condition première de leur propre émancipation sociale.

    Tels sont en gros les points essentiels de la circulaire qui expliquait les raisons d’être des résolutions du Conseil central sur l’amnistie irlandaise. Peu de temps après, j’envoyai à L’Internationale, organe de notre comité central de Bruxelles, un article anonyme très violent contre Gladstone sur le traitement que subissent les Fenians de la part des Anglais. J’y accusai, entre autres, les républicains français (La Marseillaise avait publié des sottises sur l’Irlande, écrites par le misérable Talandier) d’économiser, par une sorte d’égoïsme national, toute leur colère pour l’Empire.

    Cela produisit son effet : ma fille Jenny écrivit toute une série d’articles pour La Marseillaise sous la signature de J. Williams (nom sous lequel elle s’était dans sa lettre présentée au comité de rédaction) et publia, entre autres choses, la lettre de O’Donavan Rossa [5]. Tout cela fit grand bruit.

    Après avoir refusé cyniquement pendant plusieurs années d’intervenir, Gladstone a finalement été contraint d’accepter une enquête parlementaire sur le traitement réservé aux prisonniers fenians. Jenny est maintenant le correspondant régulier de La Marseillaise pour les affaires irlandaises (cela soit dit entre nous sous le sceau du secret). Le gouvernement et la presse britanniques enragent de voir que la question irlandaise soit ainsi passée au premier plan de l’actualité en France, de sorte que ces canailles sont maintenant exposées aux regards et à la critique de tout le continent par le truchement de Paris.
    Nous avons fait d’une pierre deux coups : nous avons ainsi obligé les dirigeants, journalistes, etc., irlandais de Dublin à entrer en contact avec nous, ce que le Conseil général n’avait jamais pu obtenir jusqu’ici.

    Vous avez, en Amérique, un champ très vaste pour œuvrer dans le même sens. Coalition des ouvriers allemands et irlandais (et, naturellement, des ouvriers anglais et américains qui seraient d’accord), telle est la tâche la plus importante que vous puissiez entreprendre aujourd’hui. C’est ce qu’il faut faire au nom de l’Internationale. Il faut exposer clairement la signification sociale de la question irlandaise.

    À la prochaine occasion, je vous ferai parvenir des précisions sur la situation des ouvriers anglais. Salut et fraternité.

  • Projet de résolution du Conseil général sur l’attitude du gouvernement britannique dans la question de l’amnistie irlandaise
    Considérant
    • Que, dans sa réponse à la demande faite par les Irlandais en vue de faire libérer les patriotes irlandais emprisonnés (réponse contenue dans ses lettres à Mr O’Shea, le 18 octobre 1869, à Mr Issac Butt, le 23 octobre, et aux anciens forestiers de Dublin), Mr Gladstone a insulté la nation irlandaise [6] ;
    • Qu’il met à l’amnistie politique des conditions qui dégradent à la fois les victimes d’un mauvais gouvernement et le peuple gouverné ;
    • Qu’ayant, malgré la responsabilité de sa position, publiquement et avec enthousiasme, applaudi à la rébellion des esclavagistes américains, il vient de prêcher au peuple irlandais la doctrine de l’obéissance passive ;
    • Que l’ensemble de sa conduite dans la question de l’amnistie irlandaise est la continuation fidèle et naturelle de cette politique de conquête qui, fièrement dénoncée par Mr Gladstone, a chassé les conservateurs, ses rivaux, du ministère,
    Le Conseil général de l’Association internationale des travailleurs exprime son admiration pour la magnanimité avec laquelle le peuple irlandais a conduit son mouvement de l’amnistie.
    Sur les relations entre les sections irlandaises et le Conseil général de l’A. I. T.
    Le citoyen Engels dit que le sens véritable de cette motion [7], une fois dépouillée de tout son voile d’hypocrisie, est de placer les sections irlandaises sous la sujétion du conseil fédéral britannique, ce à quoi les sections irlandaises ne se résoudront jamais et ce que le Conseil général n’a ni le droit ni le pouvoir de leur imposer. Conformément aux statuts et aux règlements, ce Conseil n’a pas non plus le pouvoir de forcer une section ou une branche à reconnaître la suprématie d’un quelconque conseil fédéral. Certes, il a le devoir, avant d’admettre ou de rejeter toute nouvelle branche qui se trouve sous la juridiction d’un quelconque conseil fédéral, de consulter ce conseil, mais le citoyen Engels soutient avec force que les sections irlandaises en Angleterre ne se trouvent pas plus sous la juridiction du conseil fédéral britannique que les sections françaises, allemandes, italiennes ou polonaises. Les Irlandais forment à tous égards une nationalité propre, distincte de toutes les autres, et le fait qu’ils usent de la langue anglaise ne saurait en aucune façon les dépouiller de droits valables pour tous.
    Le citoyen Hales a dépeint les rapports entre l’Angleterre et l’Irlande sous un jour tout à fait idyllique, comme si la plus grande harmonie régnait entre elles. Or, ce sont exactement les mêmes rapports qui ont existé entre la France et l’Angleterre au moment de la guerre de Crimée, lorsque les classes dominantes des deux pays ne trouvaient pas assez de mots pour se congratuler, et que tout respirait l’harmonie la plus parfaite. Mais le cas est tout différent. Il y a le fait de sept siècles de conquête et d’oppression de l’Irlande par l’Angleterre. Or, tant que durera cette oppression, c’est insulter les ouvriers irlandais que de leur demander de se soumettre à un conseil fédéral anglais. La position de l’Irlande vis-à-vis de l’Angleterre n’est en rien celle de l’égalité, mais bien plutôt celle de la Pologne vis-à-vis de la Russie. Que dirait-on si le Conseil général exigeait des sections polonaises qu’elles reconnaissent la suprématie du conseil fédéral russe de Pétersbourg, ou s’il demandait aux sections de la Pologne prussienne, du Schleswig septentrional et de l’Alsace de se soumettre au conseil fédéral berlinois ? Or, c’est exactement ce que l’on demande aux sections irlandaises.
    Lorsque les membres de l’Internationale appartenant à une nation conquérante demandent à ceux appartenant à une nation opprimée, non seulement dans le passé, mais encore dans le présent, d’oublier leur situation et leur nationalité spécifiques, d’« effacer toutes les oppositions nationales », etc., ils ne font pas preuve d’internationalisme. Ils défendent tout simplement l’assujettissement des opprimés en tentant de justifier et de perpétuer la domination du conquérant sous le voile de l’internationalisme. En l’occurrence, cela ne ferait que renforcer l’opinion, déjà trop largement répandue parmi les ouvriers anglais, selon laquelle, par rapport aux Irlandais, ils sont des êtres supérieurs et représentent une sorte d’aristocratie, comme les blancs des États esclavagistes américains se figuraient l’être par rapport aux noirs.
    Dans un cas comme celui des Irlandais, le véritable internationalisme doit nécessairement se fonder sur une organisation nationale autonome : les Irlandais, tout comme les autres nationalités opprimées, ne peuvent entrer dans l’Association ouvrière internationale qu’à égalité avec les membres de la nation conquérante et en protestant contre cette oppression. En conséquence, les sections irlandaises n’ont pas seulement le droit mais encore le devoir de déclarer dans les préambules à leurs statuts que leur première et plus urgente tâche, en tant qu’Irlandais, est de conquérir leur propre indépendance nationale.
    L’antagonisme entre les ouvriers anglais et irlandais a toujours été l’un des moyens les plus puissants pour maintenir la domination de classe en Angleterre. Que l’on se souvienne du temps où Feargus O’Connor et les chartistes anglais ont été expulsés par des Irlandais de la salle des Sciences à Manchester. À présent, il existe pour la première fois une bonne occasion de faire œuvrer de concert travailleurs anglais et irlandais en vue de leur émancipation commune, ce qui est un résultat qu’aucun autre mouvement n’a jamais atteint dans un quelconque pays. Or, avant même que l’on se soit assuré de ce résultat, on nous demande de dire et d’imposer aux Irlandais de ne pas prendre les choses eux-mêmes en main et de se soumettre à la direction d’un conseil anglais ! En fait, cela reviendrait à introduire dans l’Internationale l’assujettissement des Irlandais par les Anglais. Si les initiateurs de cette motion sont à ce point remplis d’un authentique esprit internationaliste, qu’ils en fassent donc la preuve, en transférant le siège du conseil fédéral britannique à Dublin et en le plaçant sous la direction d’Irlandais !
    En ce qui concerne les prétendus heurts entre branches irlandaises et branches anglaises, ils ont été suscités uniquement par les membres du conseil fédéral anglais qui ont tenté de s’immiscer dans les affaires des sections irlandaises dans le but de les amener à renoncer à leur caractère national spécifique et à se soumettre à la direction du conseil anglais. Si elles se laissaient faire, les sections irlandaises d’Angleterre ne seraient plus reliées aux sections irlandaises d’Irlande. Il n’est pas possible de faire dépendre certains Irlandais d’un conseil fédéral de Londres, et d’autres d’un conseil fédéral de Dublin. Les sections irlandaises en Angleterre sont, en outre, notre base d’opération vis-à-vis des ouvriers irlandais en Irlande. Elles sont plus progressistes, parce qu’elles disposent de conditions plus favorables, et le mouvement ne peut être propagé et organisé en Irlande que par leur truchement. Or, faut-il délibérément anéantir soi-même cette base d’opération et renoncer au seul moyen grâce auquel l’Irlande peut être gagnée efficacement à l’Internationale ?
    Quoi qu’il en soit, il ne faut pas perdre de vue que les sections irlandaises n’accepteraient jamais et elles auraient parfaitement raison de renoncer à leur organisation nationale autonome pour se subordonner au conseil anglais.
    Tout se ramène donc à l’alternative : doit-on permettre aux Irlandais d’être leurs propres maîtres, ou les chasser de l’Association ? Si la motion était acceptée, le Conseil général devrait informer les ouvriers irlandais qu’après la domination de l’aristocratie anglaise sur l’Irlande, qu’après la domination de la bourgeoisie anglaise sur l’Irlande ils doivent s’attendre maintenant à une domination de l’aristocratie ouvrière anglaise sur l’Irlande. »

    « Le citoyen Hales y avait proposé : ‘Que, dans l’opinion du Conseil, la formation de branches irlandaises nationalistes, en Angleterre, est en opposition aux statuts généraux et aux principes de l’Association’. Et d’ajouter qu’il ne présente pas cette motion dans un esprit antagonique vis-à-vis des membres irlandais, mais estime que la politique qu’elle vise présenterait les plus graves périls pour l’Association, abstraction faite de ce quelle serait en opposition avec ses statuts et principes. En effet, le principe fondamental de l’Association est de détruire toute velléité de doctrine nationaliste, et de détruire toutes les barrières qui séparent un homme de l’autre : la formation de branches irlandaises ou anglaises quelconques ne pourrait que retarder le mouvement, au lieu de le servir. La formation de branches irlandaises en Angleterre ne pourrait qu’aviver cet antagonisme national qui a malencontreusement existé si longtemps entre les peuples de ces deux pays. » (Extrait du protocole de la même séance.)

    Il est évident que, sous une phraséologie internationaliste de caractère humanitaire, Hales ne tolérait que des sections anglaises en Angleterre, bref refusait aux Irlandais le droit à une existence au même titre que les Anglais.

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