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Art et révolution

lundi 11 janvier 2010, par Robert Paris

BORIS KOUSTODIEV ET LA REVOLUTION

Tableau intiulé "Fête en l’honneur du deuxième congrès de l’Internationale communiste"

Affiche russe de 1920

Pavel Filonov - le tableau "Formula of the Petrograd Proletariat" de 1920

LAZARE LISSITZKI

Victor Hugo écrit en 1834 :
"Les révolutions sont de magnifiques improvisatrices, un peu échevelées quelques fois."

Victor Hugo et la révolution

« Où que je meure

je mourrai en chantant,

dans quelque bouge que je tombe,

je sais je suis digne de reposer

avec ceux qui reposent sous le drapeau rouge. »

Vladimir Maïakovski

Site : Matière et révolution

www.matierevolution.fr

Mots clefs :

dialectique
discontinuité
physique quantiquerelativité
chaos déterministe
système dynamique
le temps -
non-linéarité
émergencerupture de symétrie
inhibition
boucle de rétroaction
contradictions
crise
transition de phasecriticalité - turbulence -
auto-organisationvide - révolution permanente - économie politique -
Blanqui -
Lénine -
Trotsky
Barta -
Prigogine -
Gould - marxisme - Marx - la révolution

Sommaire du site

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13-1 Art et révolution

13-2 Art et socialisme

13-3 Théâtre engagé, théâtre militant, théâtre et révolution

13-4 Cinéma et révolution

13-5 Littérature et révolution

13-6 Romans et révolution

13-7 Les misérables, de Victor Hugo

13-8 Quatrevingt-treize, de Victor Hugo

13-9 Histoire d’un homme du peuple, d’Erckmann-Chatrian

13-10 Musique et révolution

13-11 Peinture et révolution

13-12 Art, science et révolution

13-13 Art révolutionnaire et art socialiste

13-14 Une culture prolétarienne ? Pas pour Trotsky !

13-15 Serge Essénine

13-16 Culture et socialisme

13-17 Le stalinisme et l’art

13-17 Trotsky et Breton


Art, rythmes et chaos


Vladimir Maïakovski :

« Cette planète
n’est guère outillée
pour la joie.
La joie,
il faut
l’arracher aux temps futurs !
Il n’est pas difficile de mourir de cette vie.
Faire la vie est vraiment plus difficile ! »

Quelle passerelle entre l’art et la révolution ?

« L’art véritable, c’est-à-dire celui qui ne se contente pas de variations sur des modèles tout faits mais s’efforce de donner une expression aux besoins intérieurs de l’homme et de l’humanité d’aujourd’hui, ne peut pas ne pas être révolutionnaire, c’est-à-dire ne pas aspirer à une reconstruction complète et radicale de la société, ne serait-ce que pour affranchir la création intellectuelle des chaînes qui l’entravent et permettre à toute l’humanité de s’élever à des hauteurs que seuls des génies isolés ont atteintes dans le passé. En même temps, nous reconnaissons que seule la révolution sociale peut frayer la voie à une nouvelle culture. Si, cependant, nous rejetons toute solidarité avec la caste actuellement dirigeante en URSS, c’est précisément parce qu’à nos yeux elle ne représente pas le communisme, mais en est l’ennemi le plus perfide et le plus dangereux. » écrivaient André Breton, Diego Rivera et Léon Trotsky dans l’appel « Pour un art révolutionnaire indépendant ».

...........................Le groupe surréaliste.................................

"Je projette l’arc de mon bras
par dessus le ciel"

Le Chant de l’Homme
de Jacques Roumain

"Il est bon que sur terre il y ait non seulement la politique, mais aussi l’art. Il est bon que l’art soit inépuisable dans ses virtualités, comme la vie elle-même. Dans un certain sens, l’art est plus riche que la vie, car il peut agrandir ou réduire, peindre de couleurs vives, ou au contraire, se limiter au fusain, il peut présenter un seul et même objet de différents côtés et l’éclairer de manière variable."
Léon Trotsky
août 1939

"Le développement de l’art est la plus haute épreuve de la vitalité et de l’importance d’une époque"
Léon Trotsky
dans "Littérature et révolution"

« Aucune évocation non poétique de la réalité ne peut être complète. »
L’astrophysicien John Barrow
dans « La grande théorie »

« Il faut changer les images du monde pour changer le monde. »
Le cinéaste Wim Wenders,
cité par les physiciens A. Blanchard et P. Léna
dans l’ouvrage d’optique « Lumières »

« La palette de mots et d’idées préconçues des scientifiques est nettement insuffisante, pour achever la description du monde, et il n’est pas mauvais d’aller faire un tour du côté du rêve pour y chercher des réflexions plus libres, plus audacieuses ou plus fécondes. »
Le physicien Vincent Fleury
dans « Arbres de pierre »

« Pour retrouver et raconter ce qui fut dans le cœur du peuple, il n’y a qu’un seul moyen, c’est d’avoir le même cœur. »
L’historien Jules Michelet
dans « Histoire de la Révolution française »

« Me paraît frappée de dérision toute forme d’ « engagement » qui se tient en deçà de cet objectif triple et indivisible : transformer le monde, changer la vie, refaire de toutes pièces l’entendement humain. »
Le poète et révolutionnaire André Breton
dans « Hommage à Antonin Artaud »

« Poète, c’est-à-dire révolutionnaire

« ’’Transformer le monde’’ a dit Marx, ’’Changer la vie’’ a dit Rimbaud, ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un dira André Breton. (...) Si jamais intellectuel se trouva concerné par le mot d’ordre énoncé par Breton, c’est bien Péret : le surréalisme fait poète, la révolte fait homme, le révolté qui deviendra militant révolutionnaire. ( ..) Et de rappeler encore en 1945 à Mexico, ’’ Il ne s’ensuit pas qu’il désire mettre sa poésie au service d’une action politique, même révolutionnaire. Mais sa qualité de poète en fait un révolutionnaire qui doit combattre sur tous les terrains : celui de la poésie par les moyens propres à celle-ci et sur le terrain de l’action sociale sans jamais confondre les deux champs d’action sous peine de rétablir la confusion qu’il s’agit de dissiper et, par la suite, cesser d’être poète, c’est-à-dire révolutionnaire.’’ »

Préface de Guy Prévan
des Oeuvres complètes de Benjamin Péret,

poète et militant trotskyste

« Le poète, en des temps de crime,
Fidèle aux justes qu’on opprime,
Célèbre, imite les héros »

Victor Hugo
dans l’ode « Le poète dans les révolutions »

« Soleil et chair

« Si ces temps revenaient, ces temps qui sont venus

Car l’Homme a fini ! L’Homme a joué tous les rôles !

Au grand jour, fatigué de briser les idoles,

Il ressuscitera, libre de tous ses dieux,

Et comme il est du ciel, il scrutera les cieux ! (...)

L’Homme veut tout sonder, - et savoir ! La pensée,

La cavale longtemps, si longtemps oppressée

S’élance de son front ! Elle saura Pourquoi !…

Qu’elle bondisse libre, et l’Homme aura la Foi ! »

Arthur Rimbaud

Istrati Panaït dans « Conclusion pour combattants »

Extrait de la « Confession pour vaincus » (1929) :

Cette conclusion du texte de Panaït Istrati (1884-1935), Vers l’autre flamme, comme la Confession pour vaincus, ne peut manquer de toucher au plus profond de leur coeur tous ceux qui ont voulu prendre leur part du combat de l’humanité pour son émancipation, en ont connu les difficultés et les revers, mais qui savent que « ce n’est qu’ainsi que nous devenons libres ». (E.S.)

"N’est combattant, à mes yeux, que celui qui subordonne ses intérêts individuels aux intérêts de l’humanité meilleure qui doit venir.

Je crois en cette humanité. Elle existe aujourd’hui comme le soleil existe pendant la nuit. Plus d’une fois ma boue l’a touchée. Plus d’une fois, dans mes innombrables heures de détresse, sa main m’a relevé de terre.

Tout ce que j’ai fait de bien et de beau c’est à elle que je le dois. Je n’ai pas fait que du bien et du beau : j’ai eu ma part de boue ; je l’ai encore ; je l’aurai toujours. Mais je suis malheureux quand cette boue me déborde, et heureux à mourir quand j’attrape un rayon de lumière de la belle humanité.

C’est pourquoi je veux lui consacrer toutes mes forces, aider tous ceux qui combattent pour elle.

Je ne crois plus à aucun « credo ». Je ne veux plus écouter ce que les hommes disent, mais seulement regarder ce qu’ils font :
— Montrez-moi ce que vous pouvez retrancher de votre vie et je vous dirai à quel prix vous estimez la vie des autres.

Nous n’échappons à l’avilissement qu’en soudant notre existence à tout ce qui vit. Ce n’est qu’ainsi que nous devenons libres : en sentant tout ce qui fait autour de nous le bien et le mal.
Une flamme, après mille autres, vient de s’éteindre, sur une vaste terre riche d’espoirs. Ce n’est plus aujourd’hui sur cette terre-là que le souffle froid de l’égoïsme qui glace la vie.

Mais c’est toujours la terre d’où jaillissent les plus belles flammes qui réchauffent l’humanité. Par cela elle est sacrée et pleine d’avenir.

Aidons-lui à ouvrir ses entrailles généreuses à notre âme assoiffée de bien et de beau.

Allons vers l’autre flamme."

(tiré du site smolny)

Benjamin Péret

Le déshonneur des poètes

février 1945

Si l’on recherche la signification originelle de la poésie, aujourd’hui dissimulée sous les mille oripeaux de la société, on constate qu’elle est le véritable souffle de l’homme, la source de toute connaissance et cette connaissance elle-même sous son aspect le plus immaculé. En elle se condense toute la vie spirituelle de l’humanité depuis qu’elle a commencé de prendre conscience de sa nature ; en elle palpitent maintenant ses plus hautes créations et, terre à jamais féconde, elle garde perpétuellement en réserve les cristaux incolores et les moissons de demain. Divinité tutélaire aux mille visages, on l’appelle ici amour, là liberté, ailleurs science. Elle demeure omnipotente, bouillonne dans le récit mythique de l’Esquimau, éclate dans la lettre d’amour, mitraille le peloton d’exécution qui fusille l’ouvrier exhalant un dernier soupir de révolution sociale, donc de liberté, étincelle dans la découverte du savant, défaille, exsangue, jusque dans les plus stupides productions se réclamant d’elle et son souvenir, éloge qui voudrait être funèbre, perce encore dans les paroles momifiées du prêtre, son assassin, qu’écoute le fidèle la cherchant, aveugle et sourd, dans le tombeau du dogme où elle n’est plus que fallacieuse poussière.

Ses innombrables détracteurs, vrais et faux prêtres, plus hypocrites que les sacerdoces de toutes les églises, faux témoins de tous les temps, l’accusent d’être un moyen d’évasion, de fuite devant la réalité, comme si elle n’était pas la réalité elle-même, son essence et son exaltation. Mais, incapables de concevoir la réalité dans son ensemble et ses complexes relations, ils ne la veulent voir que sous son aspect le plus immédiat et le plus sordide. Ils n’aperçoivent que l’adultère sans jamais éprouver l’amour, l’avion de bombardement sans se souvenir d’Icare, le roman d’aventures sans comprendre l’aspiration poétique permanente, élémentaire et profonde qu’il a la vaine ambition de satisfaire. Ils méprisent le rêve au profit de leur réalité comme si le rêve n’était pas un de ses aspects et le plus bouleversant, exaltent l’action aux dépens de la méditation comme si la première sans la seconde n’était pas un sport aussi insignifiant que tout sport. Jadis, ils opposaient l’esprit à la matière, leur dieu à l’homme ; aujourd’hui ils défendent la matière contre l’esprit. En fait, c’est à l’intuition qu’ils en ont au profit de la raison sans se souvenir d’où jaillit cette raison.

Les ennemis de la poésie ont eu de tout temps l’obsession de la soumettre à leurs fins immédiates, de l’écraser sous leur dieu ou, maintenant, de l’enchaîner au ban de la nouvelle divinité brune ou « rouge » - rouge-brun de sang séché – plus sanglante encore que l’ancienne. Pour eux, la vie et la culture se résument en utile et inutile, étant sous-entendu que l’utile prend la forme d’une pioche maniée à leur bénéfice. Pour eux, la poésie n’est que le luxe du riche, aristocrate ou banquier, et si elle veut se rendre « utile » à la masse, elle doit se résigner au sort des arts « appliqués », « décoratifs », « ménagers », etc.

D’instinct, ils sentent cependant qu’elle est le point d’appui réclamé par Archimède, et craignent que, soulevé, le monde ne leur retombe sur la tête. De là, l’ambition de l’avilir, de lui retirer tout efficacité, toute valeur d’exaltation pour lui donner le rôle hypocritement consolant d’une sœur de charité.

Mais le poète n’a pas à entretenir chez autrui une illusoire espérance humaine ou céleste, ni à désarmer les esprits en leur insufflant une confiance sans limite en un père ou un chef contre qui toute critique devient sacrilège. Tout au contraire, c’est à lui de prononcer les paroles toujours sacrilèges et les blasphèmes permanents. Le poète doit d’abord prendre conscience de sa nature et de sa place dans le monde. Inventeur pour qui la découverte n’est que le moyen d’atteindre une nouvelle découverte, il doit combattre sans relâche les dieux paralysants acharnés à maintenir l’homme dans sa servitude à l’égard des puissances sociales et de la divinité qui se complètent mutuellement. Il sera donc révolutionnaire, mais non de ceux qui s’opposent au tyran d’aujourd’hui, néfaste à leurs yeux parce qu’il dessert leurs intérêts, pour vanter l’excellence de l’oppresseur de demain dont ils se sont déjà constitués les serviteurs. Non, le poète lutte contre toute oppression : celle de l’homme par l’homme d’abord et l’oppression de sa pensée par les dogmes religieux, philosophiques ou sociaux. Il combat pour que l’homme atteigne une connaissance à jamais perfectible de lui-même et de l’univers. Il ne s’ensuit pas qu’il désire mettre la poésie au service d’une action politique, même révolutionnaire. Mais sa qualité de poète en fait un révolutionnaire qui doit combattre sur tous les terrains : celui de la poésie par les moyens propres à celle-ci et sur le terrain de l’action sociale sans jamais confondre les deux champs d’action sous peine de rétablir la confusion qu’il s’agit de dissiper et, par suite, de cesser d’être poète, c’est-à-dire révolutionnaire.

Les guerres comme celle que nous subissons ne sont possibles qu’à la faveur d’une conjonction de toutes les forces de régression et signifient, entre autre choses, un arrêt de l’essor culturel mis en échec par ces forces de régression que la culture menaçait. Ceci est trop évident pour qu’il soit nécessaire d’insister. De cette défaite momentanée de la culture découle fatalement un triomphe de l’esprit de réaction, et, d’abord, de l’obscurantisme religieux, couronnement nécessaire de toutes les réactions. Il faudrait remonter très loin dans l’histoire pour trouver une époque où Dieu, le Tout-Puissant, la Providence, etc., ont été aussi fréquemment invoqués par les chefs d’Etat ou à leur bénéfice. Churchill ne prononce presque aucun discours sans s’assurer de sa protection, Roosevelt en fait autant, de Gaulle se place sous l’égide de la croix de Lorraine, Hitler invoque chaque jour la Providence et les métropolites de toute espèce remercient, matin et soir, le Seigneur du bienfait stalinien. Loin d’être de leur part une manifestation insolite, leur attitude consacre un mouvement général de régression en même temps qu’elle montre leur panique. Pendant la guerre précédente, les curés de France déclaraient solennellement que Dieu n’était pas allemand, cependant que, de l’autre côté du Rhin, leurs congénères réclamaient pour lui la nationalité germanique et jamais les églises de France, par exemple, n’ont connu autant de fidèles que depuis le début des présentes hostilités.

D’où vient cette renaissance du fidéisme ? D’abord du désespoir engendré par la guerre et de la misère générale : l’homme ne voit plus aucune issue sur la terre à son horrible situation ou ne la voit pas encore et cherche dans un ciel fabuleux une consolation de ses maux matériels que la guerre a aggravés dans des proportions inouïes. Cependant, à l’époque instable appelée paix, les conditions matérielles de l’humanité, qui avaient suscité la consolante illusion religieuse, subsistaient bien qu’atténuées et réclamaient impérieusement une satisfaction. La société présidait à la lente dissolution du mythe religieux sans rien pouvoir lui substituer hormis des saccharines civiques : patrie ou chef.

Les uns, devant ces ersatz, à la faveur de la guerre et des conditions de son développement, restent désemparés, sans autre ressource qu’un retour à la foi religieuse pure et simple. Les autres, les estimant insuffisants ou désuets, ont cherché soit à leur substituer de nouveaux produits mythiques, soit à régénérer les anciens mythes. D’où l’apothéose générale dans le monde, d’une part du christianisme, de la patrie et du chef d’autre part. Mais la patrie et le chef comme la religion, dont ils sont à la fois frères et rivaux, n’ont plus de nos jours de moyens de régner sur les esprits que par la contrainte. Leur triomphe présent, fruit d’un réflexe d’autruche, loin de signifier leur éclatante renaissance, présage leur fin imminente.

Cette résurrection de Dieu, de la patrie et du chef a été aussi le résultat de l’extrême confusion des esprits engendrée par la guerre et entretenue par ses bénéficiaires. Par suite, la fermentation intellectuelle engendrée par cette situation, dans la mesure où l’on s’abandonne au courant, reste entièrement régressive, affectée d’un coefficient négatif. Ses produits demeurent réactionnaires, qu’ils soient « poésie » de propagande fasciste ou anti-fasciste ou exaltation religieuse. Aphrodisiaques de vieillard, ils ne rendent une vigueur fugitive à la société que pour mieux la foudroyer. Ces « poètes » ne participent en rien à la pensée créatrice des révolutionnaires de l’An II ou de la Russie de 1917, par exemple, ni de celle de mystiques ou hérétiques du Moyen Age, puisqu’ils sont destinés à provoquer une exaltation factice dans la masse, tandis que ces révolutionnaires et mystiques étaient le produit d’une exaltation collective réelle et profonde que traduisaient leurs paroles. Ils exprimaient donc la pensée et l’espoir de tout un peuple imbu du même mythe ou animé du même élan, tandis que la « poésie » de propagande tend à rendre un peu de vie à un mythe agonisant. Cantiques civiques, ils ont la même vertu soporifique que leurs patrons religieux dont ils héritent directement la fonction conservatrice, car si la poésie mythique puis mystique crée la divinité, le cantique exploite cette même divinité. De même, le révolutionnaire de l’An II ou de 1917 créait la société nouvelle tandis que le patriote et le stalinien d’aujourd’hui en profitent.

Confronter les révolutionnaires de l’An II et de 1917 avec les mystiques du Moyen Age n’équivaut nullement à les situer sur le même plan, mais, en essayant de faire descendre sur terre le paradis illusoire de la religion, les premiers ne sont pas sans faire montre de processus psychologiques similaires à ceux qu’on découvre chez les seconds. Encore faut-il distinguer entre les mystiques qui tendent malgré eux à la consolidation du mythe et préparent involontairement les conditions qui amèneront sa réduction au dogme religieux et les hérétiques dont le rôle intellectuel et social est toujours révolutionnaire puisqu’il remet en question les principes sur lesquels s’appuie le mythe pour se momifier dans le dogme. En effet, si le mystique orthodoxe (mais peut-on parler de mystique orthodoxe ?) traduit un certain conformisme relatif, l’hérétique en échange exprime une opposition à la société où il vit. Seuls les prêtres sont donc à considérer du même œil que les tenants actuels de la patrie et du chef, car ils ont la même fonction parasitaire au regard du mythe.

Je ne veux pour exemple de ce qui précède qu’une petite brochure parue récemment à Rio de Janeiro : L’Honneur des poètes, qui comporte un choix de poèmes publiés clandestinement à Paris pendant l’occupation nazie. Pas un de ces « poèmes » ne dépasse le niveau lyrique de la publicité pharmaceutique et ce n’est pas un hasard si leurs auteurs ont cru devoir, en leur immense majorité, revenir à la rime et à l’alexandrin classiques. La forme et le contenu gardent nécessairement entre eux un rapport des plus étroits et, dans ces « vers », réagissent l’un sur l’autre dans une course éperdue à la pire réaction. Il est en effet significatif que la plupart de ces textes associent étroitement le christianisme et le nationalisme comme s’ils voulaient démontrer que dogme religieux et dogme nationaliste ont une commune origine et une fonction sociale identique. Le titre même de la brochure, L’Honneur des poètes, considéré en regard de son contenu, prend un sens étranger à toute poésie. En définitive, l’honneur de ces « poètes » consiste à cesser d’être des poètes pour devenir des agents de publicité.

Chez Loÿs Masson l’alliage religion-nationalisme comporte une proportion plus grande de fidéisme que de patriotisme. En fait, il se limite à broder sur le catéchisme :

Christ, donne à ma prière de puiser force aux racines profondes

Donne-moi de mériter cette lumière
de ma femme à mes côtés

Que j’aille sans faiblir vers ce peuple
des geôles

Qu’elle baigne comme Marie de ses
cheveux.

Je sais que derrière les collines ton pas
large avance.

J’entends Joseph d’Arimathie froisser

les blés pâmés sur le Tombeau

et la vigne chanter entre les bras rompus du larron en croix.
Je te vois : Comme il a touché le saule et la pervenche
le printemps se pose sur les épines de la
couronne.
Elles flambent :
Brandons de délivrance, brandons
voyageurs
ah ! qu’ils passent à travers nous et qu’ils
nous consument
si c’est sur le chemin vers les prisons.
Le dosage est plus égal chez Pierre Emmanuel :

O France robe sans couture de la foi

souillée par les pieds transfuges et les
crachats

O robe de suave haleine que déchire

la voix tendre férocement des insulteurs

O robe du plus pur lin de l’espérance

Tu es toujours l’unique vêtement de ceux

qui connaissent le prix d’être nus devant
Dieu

Habitué aux amens et à l’encensoir stalinien, Aragon ne réussit cependant pas aussi bien que les précédents à allier Dieu et la patrie. Il ne retrouve le premier, si j’ose dire, que par la tangente et n’obtient qu’un texte à faire pâlir d’envie l’auteur de la rengaine radiophonique française : « Un meuble signé Lévitan est garanti pour longtemps. »

Il est un temps pour la souffrance

Quand Jeanne vint à Vaucouleurs

Ah ! Coupez en morceaux la France

Le jour avait cette pâleur

Je reste roi de mes douleurs.

Mais c’est à Paul Eluard qui, de tous les auteurs de cette brochure, seul fut poète, qu’on doit la litanie civique la plus achevée :

Sur mon chien gourmand et tendre

Sur ses oreilles dressées

Sur sa patte maladroite

J’écris ton nom

Sur le tremplin de ma porte

Sur les objets familiers

Sur le flot du feu béni

J’écris ton nom

Il y a lieu de remarquer incidemment ici que la forme litanique affleure dans la majorité de ces « poèmes », sans doute à cause de l’idée de poésie et de lamentation qu’elle implique et du goût pervers du malheur que la litanie chrétienne tend à exalter en vue de mériter les félicités célestes. Même Aragon et Eluard, jadis athées, se croient tenus, l’un, d’évoquer dans ses productions les « saints et les prophètes », le « tombeau de Lazare » et l’autre de recourir à la litanie, sans doute pour obéir au fameux mot d’ordre « les curés avec nous ».

En réalité, tous les auteurs de cette brochure partent sans l’avouer ni se l’avouer d’une erreur de Guillaume Apollinaire et l’aggravent encore. Apollinaire avait voulu considérer la guerre comme un sujet poétique. Mais si la guerre, en tant que combat et dégagée de tout esprit nationaliste, peut à la rigueur demeurer un sujet poétique, il n’en est pas de même d’un mot d’ordre nationaliste, la nation en question fût-elle, comme la France, sauvagement opprimée par les nazis. L’expulsion de l’oppresseur et la propagande en ce sens sont du ressort de l’action politique, sociale ou militaire, selon qu’on envisage cette expulsion d’une manière ou d’une autre. En tout cas, la poésie n’a pas à intervenir dans le débat autrement que par son action propre, par sa signification culturelle même, quitte aux poètes à participer en tant que révolutionnaires à la déroute de l’adversaire nazi par des méthodes révolutionnaires, sans jamais oublier que cette oppression correspondait au vœu, avoué ou non, de tous les ennemis – nationaux d’abord, étrangers ensuite – de la poésie comprise comme libération totale de l’esprit humain car, pour paraphraser Marx, la poésie n’a pas de patrie puisqu’elle est de tous les temps et de tous les lieux.

Il y aurait encore beaucoup à dire de la liberté si souvent évoquée dans ces pages. D’abord, de quelle liberté s’agit-il ? De la liberté pour un petit nombre de pressurer l’ensemble de la population ou de la liberté pour cette population de mettre à la raison ce petit nombre de privilégiés ? De la liberté pour les croyants d’imposer leur dieu et leur morale à la société tout entière ou de la liberté pour cette société de rejeter Dieu, sa philosophie et sa morale ? La liberté est comme « un appel d’air », disait André Breton, et, pour remplir son rôle, cet appel d’air doit d’abord emporter tous les miasmes du passé qui infestent cette brochure. Tant que les fantômes malveillants de la religion et de la patrie heurteront l’aire sociale et intellectuelle sous quelque déguisement qu’ils empruntent, aucune liberté ne sera concevable : leur expulsion préalable est une des conditions capitales de l’avènement de la liberté. Tout « poème » qui exalte une « liberté » volontairement indéfinie, quand elle n’est pas décorée d’attributs religieux ou nationalistes, cesse d’abord d’être un poème et, par suite, constitue un obstacle à la libération totale de l’homme, car il le trompe en lui montrant une « liberté » qui dissimule de nouvelles chaînes. Par contre, de tout poème authentique s’échappe un souffle de liberté entière et agissante, même si cette liberté n’est pas évoquée sous son aspect politique ou social, et, par là, contribue à la libération effective de l’homme."

Benjamin Péret

Mexico, février 1945

La
révolution
vous salue
bien

Ta révolution,

Par tous les temps,

Comment la reconnaître ?

Par la voix, dont elle réinvente le son.

Par la politique, que son cœur a fait renaître,

Et qui n’est pas celle des riches et des bien portants.

De la révolution, ils ne sont pas les maîtres.

Perpétuellement affamée d’abolition,

Elle les dérange toujours autant.

Car elle renverse l’exploitation,

Et refuse de s’en remettre

A qui lui dit : attend.

Cette révolution,

Celle que tu désires tant,

Qui te dit qu’elle va reparaître ?

Certains, prétendant qu’elle a fait son temps,

Affirment qu’elle ne sera plus jamais capable d’être

Pour les opprimés, ce grand élan de libération.

Tout à coup, la voilà en train de renaître,

Jeune de ses dix-huit printemps,

Inlassable dans sa création,

Cédant à son impulsion,

Enrageant de n’être

Pas à temps.

1938

Le manifeste « pour un art révolutionnaire indépendant » qui devait paraître sous la double signature d’André Breton et de Diego Rivera avait été en réalité le fruit d’un travail commun de Trotsky et d’André Breton. Les extraits suivants sont la version de Léon Trotsky (25 juillet 1938)

« Pour un art révolutionnaire indépendant

« En ce qu’elle garde d’individuel dans sa genèse, en ce qu’elle met en œuvre de qualités subjectives pour dégager un certain fait qui entraîne un enrichissement objectif, une découverte philosophique, sociologique, scientifique ou artistique apparaît comme le fruit d’un hasard précieux, c’est ?à ?dire comme une manifestation plus ou moins spontanée de la nécessité. On ne saurait négliger un tel apport, tant du point de vue de la connaissance générale (qui tend à ce que se poursuivre l’interprétation du monde) que du point de vue révolutionnaire (qui, pour parvenir à la transformation du monde, exige qu’on se fasse une idée exacte des lois qui régissent son mouvement). Plus particulièrement, on ne saurait se désintéresser des conditions mentales dans lesquelles cet apport est appelé à se produire. Il est vital, non seulement pour l’artiste mais pour la société que nous voulons construire que cet apport continue à se produire et pour cela que soit garanti le respect des lois spécifiques auxquelles est astreinte la création intellectuelle.
(…)
La Révolution communiste n’a pas la crainte de l’art. Elle sait qu’au terme des recherches qu’on peut faire porter sur la formation de la vocation artistique dans la société capitaliste qui s’écroule, la détermination de cet homme et un certain nombre de formes sociales qui lui sont adverses. Cette seule conjoncture, au degré près de conscience qui reste à acquérir, fait de l’artiste son allié prédisposé. Le mécanisme de sublimation, qui intervient en pareil cas, et que la psychanalyse a mis en évidence, a pour objet de rétablir l’équilibre rompu entre le « moi » cohérent et les éléments refoulés. Ce rétablissement s’opère au profit de l’ « idéal du moi » qui dresse contre la réalité présente, insupportable, les puissances du monde intérieur, du « soi », communes à tous les hommes et incessamment en voie d’épanouissement dans le devenir. Le besoin d’émancipation de l’esprit n’a qu’à suivre son cours naturel pour être amené à se fondre et à se retremper dans cette nécessité primordiale : le besoin d’émancipation de l’homme. 8) Il s’ensuit que l’art ne peut consentir sans déchéance (cesser d’être lui ?même) à se plier à aucune directive étrangère et à venir docilement remplir les cadres que certains croient pouvoir lui assigner, à des fins pragmatiques, extrêmement courtes. Mieux vaut se fier au don de préfiguration qui est l’apanage de tout artiste authentique, qui implique un commencement de résolution virtuel de résolution des contradictions les plus graves de son temps et oriente la pensée de ses contemporains vers l’urgence de l’établissement d’un ordre nouveau. Pour l’art, dit Marx, on sait que des périodes de floraison déterminées ne sont aucunement en rapport avec le développement général de la société, ni, par conséquent, avec la base matérielle, l’ossature, en quelque sorte, de son organisation.

(…) De ce qui vient d’être dit il découle clairement qu’en défendant la liberté de la création, nous n’entendons aucunement justifier l’indifférentisme politique et qu’il est loin de notre pensée de vouloir ressusciter un soi ?disant art « pur » qui d’ordinaire sert les buts plus qu’impurs de la réaction. Non, nous avons une trop haute idée de la fonction de l’art pour lui refuser une influence sur le sort de la société. Nous estimons que la tâche suprême de l’art à notre époque est de participer consciemment et activement à la préparation de la révolution. Cependant, l’artiste ne peut servir la lutte émancipatrice que s’il s’est pénétré subjectivement de son contenu social et individuel, que s’il en a fait passer le sens et le drame dans ses nerfs et que s’il cherche librement à donner une incarnation artistique à son monde intérieur.

12) Dans la période présente, caractérisée par l’agonie du capitalisme, l’artiste, sans même qu’il donne à sa dissidence sociale une forme manifeste, se voit menacé de la privation du droit de vivre (( ?)) et de continuer son œuvre par le retrait devant celle ?ci de tous les moyens de diffusion. Il est naturel qu’il se tourne alors vers... les organisations staliniennes qui lui offrent là le moyen d’échapper à son isolement... mais la renonciation, de sa part, à tout ce qui peut constituer son message propre et les complaisances que ces organisations exigent de lui en échange de quelques possibilités matérielles lui interdisent de s’y maintenir, pour peu que la démocratisation soit impuissante à avoir raison de son caractère. Il faut, dès cet instant, qu’il comprenne que sa place est ailleurs, non pas parmi ceux qui trahissent (( ?... à la fois la cour)) la cause de la Révolution en même temps (( ?)), que la cause de l’homme, mais parmi ceux qui témoignent de leur fidélité inébranlable aux principes de cette Révolution, parmi ceux qui, de ce fait, restent seuls (( ?)) qualifiés pour l’aider à s’accomplir et pour assurer par elle... la libre expression ultérieure de tous les modes du génie humain.

Ce que nous voulons :

 L’indépendance de l’art – pour la révolution ;

 La révolution ? pour la libération définitive de l’art." Léon Trotsky

Œuvres - Juin 1938

Léon Trotsky

10 juin 1938

La bureaucratie totalitaire et l’art

La révolution d’Octobre avait donné une magnifique impulsion à l’art dans tous les domaines. Au contraire, la réaction bureaucratique a étranglé la production artistique de sa main totalitaire ! Rien d’étonnant ! L’art courtisan de la monarchie absolue lui-même était basé sur l’idéalisation et non sur la falsification.

Cependant, l’art officiel de l’Union soviétique ‑ et il n’y a pas là‑bas d’autre art ‑ est basé sur une grossière falsification, dans le sens le plus direct et le plus immédiat du terme. Le but de la falsification est de magnifier « le chef », de fabriquer artificiellement un mythe du héros.

Très récemment, le 27 avril de cette année, le journal officieux Izvestija a publié le cliché d’un nouveau tableau représentant Staline comme l’organisateur de la grève de Tiflis en mars 1902. Mais, comme le montrent des documents publiés depuis longtemps, Staline se trouvait alors en prison, et, au surplus, pas à Tiflis, mais à Batoum. Cette fois‑ci, le mensonge sautait aux yeux. Les Izvestija durent s’excuser, le lendemain, de leur déplorable erreur. Ce qu’il advint du tableau, payé par les fonds de l’Etat, personne ne le sait. Des dizaines, des centaines, des milliers de livres, de films, de peintures, de sculptures animent et magnifient des épisodes « historiques » comme le précèdent, qui n’eurent jamais lieu. Ainsi, dans plusieurs tableaux se référant à la Révolution d’Octobre, on n’oublie jamais de représenter, avec Staline à la tête, un « centre révolutionnaire » qui n’a jamais existé. Alexis Tolstoi [1] , en qui le courtisan a étranglé l’artiste, a écrit un roman où il glorifie les succès militaires de Staline et de Vorochilov à Tsaritsyne. En réalité, et comme en témoignent les documents, l’armée de Tsaritsyne, ‑ une des deux douzaines d’armées de la Révolution ‑ a joué le rôle le plus lamentable. Il est impossible de contempler sans une répulsion physique mêlée d’horreur, la reproduction de tableaux et sculptures soviétiques dans lesquels des fonctionnaires armés d’un pinceau, sous la vigilance de fonctionnaires armés de mausers, glorifient les chefs « grands » et « géniaux », privés en réalité de la moindre étincelle de génie et de grandeur. L’art de l’époque stalinienne entrera dans l’histoire comme l’expression la plus patente du profond déclin de la révolution prolétarienne.

Cependant, le phénomène ne se limite pas aux frontières de l’U.R.S.S. A la recherche d’une nouvelle orientation, l’« intelligentsia » presque révolutionnaire de l’Occident, sous l’apparence d’une tardive reconnaissance de la révolution d’Octobre, est tombée à genoux devant la bureaucratie soviétique. Bien entendu, les artistes qui ont du caractère et du talent sont restés éloignés. A plus forte raison ont surgi au premier plan les ratés, les arrivistes et les sans talent de toute espèce. Malgré sa grande amplitude, tout ce mouvement militarisé n’a engendré, à cette heure, aucune production capable de survivre à son auteur ou à ses inspirateurs du Kremlin.

Pourtant, la captivité de Babylone de l’art révolutionnaire ne peut durer et ne durera pas éternellement. L’écroulement ignominieux de la politique lâche et réactionnaire des « fronts populaires » en Espagne et en France, d’une part, les faux judiciaires de Moscou de l’autre, marquent l’avènement d’un grand changement de direction, non seulement dans le domaine de la politique, mais aussi dans celui de l’idéologie révolutionnaire. Seule une nouvelle montée du mouvement émancipateur de l’humanité est capable d’enrichir l’art avec de nouvelles possibilités. Le parti révolutionnaire ne peut assurément pas se fixer la tâche de « diriger » l’art. Semblable prétention ne peut venir qu’à L’esprit de gens enivrés de l’omnipotence de la bureaucratie de Moscou. L’art, comme la science, non seulement ne demandent pas d’ordres, mais, de par leur essence même, ne les tolèrent pas. La création artistique a ses lois, y compris lorsqu’elle sert consciemment un mouvement social. L’art révolutionnaire, de même que toute activité véritablement créatrice, est incompatible avec le mensonge, la fausseté et l’esprit d’adaptation. Les poètes, les peintres, les sculpteurs, les musiciens, trouveront par eux-mêmes leurs voies et leurs méthodes, si le mouvement émancipateur des classes et des peuples opprimés dissipent les nuages du scepticisme et du pessimisme qui obscurcissent actuellement l’horizon de l’humanité. La première condition d’une telle renaissance et d’une telle ascension est le renversement de la tutelle asphyxiante de la bureaucratie du Kremlin.

Notes

[1] Alexis N. Tolstoï (1883‑1945), écrivain néo‑réaliste avant la guerre, avait soutenu les Blancs, émigré, puis était revenu dans son pays en 1923. Il commença à soutenir Staline dans l’élaboration de son mythe dans le milieu des années trente.

Œuvres - Juin 1938

Léon Trotsky

17 juin 1938

L’art et la révolution

Vous m’avez aimablement proposé de donner mon opinion sur l’état actuel de l’art. Je ne le fais pas sans hésitation. Depuis mon livre Littérature et Révolution (1923), je ne suis jamais revenu sur les questions de la création artistique et n’ai pu suivre que par à‑coups les manifestations récentes dans ce domaine. Loin de moi la prétention de donner une réponse exhaustive. L’objet de cette lettre est de poser correctement le problème.

De façon générale, l’homme exprime dans l’art son exigence de l’harmonie et de ta plénitude de l’existence ‑ c’est‑à‑dire du bien suprême dont le prive justement la société de classe. C’est pourquoi la création artistique est toujours un acte de protestation contre la réalité, conscient ou inconscient, actif ou passif, optimiste ou pessimiste. Tout nouveau courant en art a commencé par la révolte. La force de la société bourgeoise a été, pendant de longues périodes historiques, de se montrer capable de discipliner et d’assimiler tout mouvement « subversif » en art et de l’amener jusqu’à la « reconnaissance » officielle, en combinant pressions et exhortations, boycottages et flatteries. Mais une telle reconnaissance signifiait au bout du compte l’approche de l’agonie. Alors, de l’aile gauche de l’école légalisée ou de la base, des rangs de la nouvelle génération de la bohème artistique, s’élevaient de nouveaux courants subversifs qui, après quelque temps, gravissaient à leur tour les degrés de l’académie.

C’est par de telles étapes que sont passés le classicisme, le romantisme, le réalisme, le symbolisme, l’expressionnisme, le mouvement décadent... Mais le mariage entre l’art et la bourgeoisie ne demeura, sinon heureux, du moins stable qu’aussi longtemps que dura l’ascension de la société bourgeoise, qu’aussi longtemps qu’elle se montra capable de maintenir politiquement ci moralement le régime de la « démocratie », non seulement en lâchant la bride aux artistes, en les gâtant de toutes sortes de manière, mais également en faisant quelques aumônes aux couches supérieures de la classe ouvrière, en domestiquant les syndicats et les partis ouvriers. Tous ces phénomènes sont à mettre sur le même plan.

Le déclin actuel de la société bourgeoise provoque une exacerbation insupportable des contradictions sociales qui se traduisent inévitablement en contradictions individuelles, donnant naissance à une exigence d’autant plus brûlante d’un art libérateur. Mais le capitalisme décadent est déjà incapable d’offrir les conditions minimales de développement aux courants artistiques qui répondent si peu que ce soit à I’exigence de notre époque. Il a une peur superstitieuse de toute nouveauté, car ce dont il s’agit pour lui n’est ni de s’amender ni de se réformer, c’est seulement une question de vie ou de mort. Les masses opprimées vivent de leur propre vie et la bohème est une base trop étroite. D’où le caractère de plus en plus convulsif des nouveaux courants, allant sans cesse de l’espoir au désespoir. Les écoles artistiques de ces dernières décennies, le cubisme, le futurisme, le dadaïsme, le surréalisme, se succèdent sans atteindre leur plein développement. L’art, qui est l’élément le plus complexe, le plus sensible et en même temps le plus vulnérable de la culture est le premier à souffrir de la décadence et du pourrissement de la société bourgeoise.

Il est impossible de trouver une issue à cette impasse par les moyens propres à l’art. Il s’agit de la crise d’ensemble de la culture, depuis ses fondements économiques jusqu’aux plus hautes sphères de l’idéologie. L’art ne peut ni échapper à la crise ni évoluer à l’écart. Il ne peut assurer par lui-même son salut. Il périra inévitablement, comme l’art grec a péri sous les ruines de la société esclavagiste, si la société contemporaine ne parvient pas à se reconstruire. Cette tâche revêt un caractère entièrement révolutionnaire. C’est pourquoi la fonction de l’art à notre époque se définit par sa relation avec la révolution.

Mais sur cette voie, justement, l’Histoire a tendu aux artistes un grandiose guet‑apens. Toute une génération d’intellectuels « de gauche » a, au cours des dix ou quinze dernières années, tourné ses regards vers l’Est, et, à des degrés divers, a lié son destin, sinon à celui du prolétariat révolutionnaire, du moins à la révolution triomphante. Mais ce n’est pas la même chose. Dans la révolution triomphante, il n’y a pas seulement la révolution, mais aussi la nouvelle couche privilégiée qui s’est hissée sur ses épaules. Au fond, l’intelligentsia « de gauche » a changé de maître. Y a‑t‑elle beaucoup gagné ?

La révolution d’Octobre a donné une impulsion magnifique à l’art dans tous les domaines. La réaction bureaucratique, à l’inverse, a étouffé la création artistique de sa main totalitaire. Rien d’étonnant à cela ! L’art est fondamentalement émotion, il exige une sincérité totale. Même l’art courtisan de la monarchie absolue était fondé sur l’idéalisation et non sur la falsification. Tandis que l’art officiel en Union Soviétique ‑ et il n’en existe pas d’autre là‑bas ‑ partage le sort de la justice totalitaire, c’est‑à‑dire le mensonge et la fraude. Le but de la justice, comme celui de l’art, c’est l’exaltation du « chef », la fabrication artificielle d’un mythe héroïque. L’histoire humaine n’avait encore rien vu de semblable, tant par l’ampleur que par l’impudence. Quelques exemples ne seront pas inutiles.

L’écrivain soviétique bien connu Vsiévolod Ivanov [1] a rompu récemment son silence pour proclamer son ardente solidarité avec la justice de Vychinsky . L’extermination massive des vieux‑bolcheviks, ces « émanations putrides du capitalisme » suscite, chez les artistes, selon les termes d’Ivanov, une « haine créatrice ». Ecrivain d’un romantisme prudent, par nature lyrique et secret, Ivanov ressemble par beaucoup d’aspects à Gorky , mais il a moins de rayonnement. N’étant pas un courtisan‑né, il préféra se taire tant que c’était possible, mais il vint un moment où le silence pouvait signifier la mort civique, voire physique. Ce n’est pas la « haine créatrice » mais une terreur paralysante qui guide la plume de tels écrivains.

Alexis Tolstoï, en qui le courtisan a définitivement supplanté l’artiste, a écrit un roman spécialement destiné à la glorification des exploits militaires de Staline et de Vorochilov à Tsaritsyne. En réalité, ainsi qu’en témoignent des documents impartiaux, l’armée de Tsaritsyne (il y avait plus de vingt armées de la révolution) a joué un rôle assez lamentable. Les deux « héros » furent rappelés de leurs postes [2] . Si le souvenir de l’extraordinaire Tchapaïev [3] , un des vrais héros de la guerre civile, est perpétué dans un film soviétique, c’est uniquement parce qu’il n’a pas vécu jusqu’à l’époque de Staline, où, à coup sûr, il aurait été fusillé comme agent fasciste. Le même Alexis Tolstoï a écrit une pièce qui a pour thème l’année 1919 : « La Campagne des quatorze puissances . » Les héros principaux en sont, d’après l’auteur, Lénine, Staline et Vorochilov. « Leurs figures (il s’agit de Staline et de Vorochilov) couvertes de gloire et d’héroïsme éclairent toute la pièce . » C’est ainsi qu’un écrivain de talent, qui porte le nom du plus grand et du plus sincère des réalistes russes, est devenu un fabricant de « mythes » sur commande !

Il y a peu, le 27 avril dernier, l’organe gouvernemental officieux, les Izvestia , a publié un cliché d’un nouveau tableau représentant Staline comme l’organisateur de la grève de Tiflis en mars 1902. Mais, ainsi qu’il ressort de documents publiés depuis bien longtemps, Staline était alors en prison, et de plus, non pas à Tiflis, mais à Batoum. Cette fois, le mensonge était trop éclatant ! Les Izvestia ont dû le lendemain présenter des excuses pour ce quiproquo regrettable. Ce qu’il advint de ce malencontreux tableau, réalisé aux frais de l’État nul ne le sait.

Des dizaines, des centaines, des milliers de livres, de films, de toiles, de sculptures, restituent et exaltent de semblables épisodes « historiques ». Ainsi, dans de nombreux tableaux se rapportant à la révolution d’Octobre, est représenté un « centre » révolutionnaire dirigé par Staline, et qui n’a jamais existé. L’élaboration, par étapes, de ce faux, mérite qu’on s’y arrête.

Léonid Sérébriakov , qui fut par la suite fusillé lors du procès Piatakov ‑ Radek , attira mon attention en 1924 sur la publication dans la Pravda, sans aucun commentaire, d’extraits du protocole du comité central pour la fin de l’année 1917. En tant qu’ancien secrétaire du comité central, Sérébriakov avait de nombreux liens, en coulisse, avec l’appareil du parti, et il savait bien dans quel but avait été faite cette publication inattendue : c’était le premier pas, encore prudent, sur la voi e de la création du mythe stalinien, qui occupe aujourd’hui dans l’art soviétique une place de choix.

Avec le recul de l’histoire, l’insurrection d’Octobre apparaît beaucoup plus planifiée et monolithique qu’elle ne le fut en réalité. Il ne faut pas voir, en réalité, une insuffisance dans les hésitations, dans la recherche de voies parallèles, ni dans les initiatives fortuites qui n’ont pas eu de développement ultérieur. Ainsi, à la réunion improvisée du comité central du 16 octobre, on prit la décision de remplacer le conseil constituant l’état­-major de l’insurrection par le « centre » auxiliaire du parti, composé de Sverdlov , Staline, Boubnov, Ouritsky, et Dzerjinsky . Au même moment, à la session du conseil de Petrograd, fut créé le comité militaire révolutionnaire, qui développa, dès le début de son existence, une activité si résolue dans la préparation de l’insurrection, que le « centre »dont le projet avait été formé la veille fut complètement oublié, y compris par ses propres membres. Nombre d’improvisations semblables ont sombré dans le tourbillon de ce temps [4] ! Staline n’est jamais entré au comité militaire révolutionnaire, il ne s’est pas montré à Smolny, c’est‑à‑dire à l’état‑major de la révolution, il n’a été lié en rien aux préparatifs de l’insurrection, mais est resté à la rédaction de la Pravda, écrivant des articles ternes, que peu de gens lisaient. Personne, au cours des années qui ont suivi, n’a évoqué le « centre pratique ». Dans les mémoires rédigées par des acteurs de l’insurrection ‑ et il n’y a pas d’oublis dans ce genre d’écrits ‑, le nom de Staline n’est jamais cité. Staline lui-même, dans un article publié dans la Pravda du 7 novembre 1918, à l’occasion de l’anniversaire de la Révolution d’Octobre, énumérant tous les organismes, et toutes les personnes ayant pris part à la révolution, ne dit pas un mot du « centre pratique ». Et pourtant, un vieux procès‑verbal de protocole, découvert par hasard en 1924 et assorti d’un commentaire mensonger, a servi de base à la légende bureaucratique. Dans tous les ouvrages de référence, les notices biographiques, et même dans la dernière édition des manuels scolaires, figure le « centre » révolutionnaire, avec, à sa tête, Staline. Personne, en l’occurrence, ne s’est soucié, ne serait-ce que par décence, de nous expliquer où et quand siégeait ce centre, quels ordres il donnait, et à qui, s’il a établi des protocoles, et où ils se trouvent. Nous avons là tous les éléments des procès de Moscou.

Avec une docilité remarquable, ce qu’on appelle l’art soviétique a fait de ce mythe un des sujets favoris de la représentation artistique. Sverdlov, Dzerjinsky, Ouritsky, et Boubnov, sont représentés en couleurs et en relief, assis ou debout, entourant Staline et manifestant une attention intense à ses paroles. Le local où se tient la réunion a un caractère intentionnellement mal défini, afin d’éviter toute question embarrassante sur l’adresse à laquelle il se trouve. Que peut‑on attendre d’artistes contraints de peindre la représentation grossière d’une falsification historique évidente pour eux‑mêmes ?

Le style actuel de la peinture officielle soviétique porte le nom de « réalisme socialiste ». Ce nom même a certainement été donné par quelque chef de bureau des affaires artistiques. Le réalisme consiste à imiter les daguerréotypes qu’on faisait dans les provinces pendant le dernier quart du XIX° siècle ; le caractère « socialiste », à coup sûr dans la manière de montrer les événements, avec les procédés des photographies guindées c’est‑à‑dire qu’on ne sait jamais où ils ont lieu. On ne peut s’empêcher d’éprouver un écœurement physique ‑ c’est à la fois comique et effrayant ‑ à la lecture des poèmes et des nouvelles, à la vue des photos de tableaux ou de sculptures dans lesquels des fonctionnaires armés de plumes, de pinceaux ou de burins, sous la surveillance d’autres fonctionnaires armés de Mausers, chantent les louanges de chefs « prestigieux » et « géniaux », qui n’ont en réalité pas la moindre étincelle de génie ou de grandeur. L’art de l’époque stalinienne restera comme l’expression la plus crue de la profonde décadence de la révolution prolétarienne.

Mais cela ne se limite pas aux frontières de l’U.R.S.S. Sous couvert de reconnaissance tardive de la Révolution d’Octobre, l’aile « gauche » de l’intelligentsia occidentale s’est mise à genoux devant la bureaucratie soviétique. Les artistes doués de caractère et de talent sont, en règle générale, marginalisés. Et c’est ainsi qu’avec le plus grand sans‑gêne, des ratés, des carriéristes, des gens dépourvus de dons se sont propulsés au premier rang. On a inauguré l’ère des centres et des bureaux de toutes sortes, des secrétaires des deux sexes, des inévitables lettres de Romain Rolland [5] , des éditions subventionnées, des banquets et des congrès, où il est difficile de découvrir la ligne de démarcation entre l’art et le G.P.U. Malgré sa vaste extension, ce mouvement de militarisation n’a pas donné naissance à une seule oeuvre qui puisse immortaliser son auteur ou ceux qui, du Kremlin, l’ont inspirée.

Dans le domaine de la peinture, la Révolution d’Octobre a trouvé son meilleur interprète, non en U.R.S.S., mais dans le lointain Mexique, non au milieu des « amis » officiels, mais en la personne d’un « ennemi du peuple » notoire que la IV° Internationale est fière de compter dans ses rangs. Imprégné de la culture artistique de tous les peuples et de toutes les époques, Diego Rivera a su demeurer mexicain dans les fibres les plus profondes de son génie. Ce qui l’a inspiré dans ses fresques grandioses, ce qui l’a transporté au‑dessus de la tradition artistique, au­dessus de l’art contemporain et, d’une certaine façon, au‑dessus de lui-même, c’est le souffle puissant de la révolution prolétarienne. Sans Octobre, sa capacité créatrice à comprendre l’épopée du travail, son asservissement et sa révolte n’auraient jamais pu atteindre pareille puissance et pareille profondeur. Voulez‑vous voir de vos propres yeux les ressorts secrets de la révolution sociale ? Regardez les fresques de Rivera ! Vous voulez savoir ce que c’est qu’un art révolutionnaire ? Regardez les fresques de Rivera !

Approchez‑vous un peu de ces fresques et vous verrez su r certaines d’entre elles des éraflures et des taches faites par des vandales pleins de haine, des catholiques et autres réactionnaires parmi lesquels, évidemment, des staliniens. Ces coups et ces blessures donnent aux fresques une vie plus intense encore. Ce n’est pas seulement un « tableau », l’objet d’une consommation esthétique passive, qui est sous nos yeux, mais un fragment vivant de la lutte sociale. Et en même temps, c’est un sommet de l’art.

Seule la jeunesse historique d’un pays qui n’a pas encore dépassé le stade de la lutte pour l’indépendance nationale a permis au pinceau socialiste révolutionnaire de Rivera de décorer les murs des établissements publics du Mexique [6] .

Aux Etats‑Unis, les choses se sont passées plus mal et se sont finalement gâtées. De même que les moines du Moyen Age effaçaient par ignorance les parchemins, les oeuvres de la culture antique, pour les recouvrir ensuite de leur délire scolastique, de même, les héritiers de Rockefeller, par une malveillance délibérée cette fois, ont recouvert les fresques du grand Mexicain de leurs banalités décoratives [7] . Ce nouveau palimpseste [8] ne fait qu’immortaliser le sort de l’art humilié dans la société bourgeoise en pleine décomposition.

La situation n’est pas meilleure dans le pays de la Révolution d’Octobre. Bien que cela soit au premier abord incroyable, il n’y a place pour l’art de Diego Rivera ni à Moscou, ni à Leningrad, ni dans un quelconque endroit de l’U.R.S.S. où la bureaucratie se construit des palais et des monuments grandioses. Comment la clique du Kremlin admettrait‑elle dans ses palais un artiste qui ne dessine pas d’icones à l’effigie du « chef », ni de portrait grandeur nature du cheval de Vorochilov ? La fermeture des portes soviétiques devant Diego Rivera marque d’une flétrissure indélébile la dictature totalitaire.

La dictature totalitaire va‑t‑elle longtemps encore étouffer, piétiner, rejeter dans l’ombre tout ce dont dépend l’avenir de l’humanité ? Des indices qui ne trompent pas nous disent que non. Le honteux, le lamentable effondrement de la politique couarde et réactionnaire des fronts populaires en Espagne et en France, d’une part, les faux judiciaires produits par Moscou d’autre part, sont le signe qu’approche un grand bouleversement, non seulement dans le domaine politique, mais aussi dans le domaine plus vaste de l’idéologie révolutionnaire. Même les « amis » mal inspirés ‑ non pas, bien sûr, la foule des gens pleins d’esprit et de morale de New Republic et de Nation [9] commencent à se lasser du joug et du knout. L’art, la culture, la politique, ont besoin de nouvelles perspectives. Faute de quoi, l’humanité ne pourra aller de l’avant. Mais jamais encore les perspectives n’ont été aussi menaçantes et catastrophiques qu’aujourd’hui. C’est pourquoi la panique est actuellement le sentiment dominant de l’intelligentsia désorientée. Ceux qui opposent au joug de Moscou un scepticisme irresponsable ne pèsent pas lourd dans la balance de l’Histoire. Le scepticisme n’est qu’une autre forme de la démoralisation, et il ne vaut pas mieux.

Derrière l’attitude, actuellement à la mode aujourd’hui qui consiste à se détourner à la fois de la bureaucratie stalinienne et de ses adversaires révolutionnaires, se cache, neuf fois sur dix, un triste état de prostration devant les difficultés et les dangers de l’ Histoire. Cependant, les subterfuges verbaux et les petites ruses ne seront d’aucun secours à personne. Personne n’obtiendra ni sursis, ni prix de faveur. Devant la menace d’une période de et de révolution, il faut apporter à tous une réponse : aux philosophes, aux poètes, aux artistes, comme aux simples mortels.

Je me suis plongé dans la lecture d’une lettre curieuse parue dans un numéro de Partisan Review, écrite par un rédacteur, que je ne connais pas, de la revue de Chicago. Donnant son sentiment à votre publication (par suite, je l’espère, d’un malentendu), il écrit : « Je ne nourris cependant ( ?) aucun espoir à l’égard des « trotskystes », ni des autres résidus anémiques qui n’ont pas une base de masse ». Ces propos hautains en disent plus long sur l’auteur lui‑même qu’il ne l’aurait voulu. Ils montrent d’abord que les lois de l’Histoire ne sont pour lui qu’un livre à succès. Aucune idée progressiste n’est partie d’une « base de masse ». C’est au bout du compte qu’une idée rencontre les masses si, bien entendu, elle répond elle-même aux exigences du mouvement de l’Histoire. Tous les grands mouvements ont commencé comme « résidus » de mouvements antérieurs. Le christianisme a d’abord été un « résidu » du judaïsme. Le protestantisme un « résidu » du catholicisme abâtardi. Le groupe Marx‑Engels s’est constitué comme « résidu » de la gauche hégélienne. L’Internationale Communiste s’est formée pendant la guerre à partir des « résidus » de la social‑démocratie internationale.

Si ces précurseurs se sont révélés aptes à se constituer une base de masse, c’est seulement parce qu’ils n’ont pas eu peur d’être isolés. Ils savaient par avance que la qualité de leurs idées se changerait en quantité. Ces « résidus » n’ont pas souffert d’anémie ; au contraire, ils se sont assimilés la quintessence des grands mouvements historiques du passé.

Autrement, ainsi que je l’ai dit, le mouvement progressiste de l’art n’aurait pas accompli grand‑chose. Lorsque le mouvement artistique dominant a épuisé ses ressources créatrices, il s’en dégage des « résidus » créateurs, capables de regarder le monde d’un oeil neuf. Plus les initiateurs sont audacieux dans leur pensée et dans leurs procédés, plus leur opposition aux autorités établies, qui s’appuient sur le conservatisme de la « base de masse », est radicale, et plus les routiniers, les sceptiques, et les snobs sont enclins à voir dans les novateurs des toqués impuissants ou des « résidus anémiques ». Mais finalement, les routiniers, les sceptiques et les snobs se déshonorent ‑ la vie leur passe sur le corps.

La bureaucratie thermidorienne, à laquelle on ne peut dénier une intuition quasi animale du danger et un puissant instinct de conservation, n’est sûrement pas susceptible de considérer ses adversaires révolutionnaires avec la morgue hautaine qui va souvent de pair avec la légèreté et l’inconsistance. Dans les procès de Moscou, Staline, qui n’est pas un adepte des jeux de hasard, joue, avec la carte de la lutte contre le « trotskysme », le destin de l’oligarchie du Kremlin et son destin personnel. Comment expliquer ce fait ? La campagne internationale forcenée contre le « trotskysme », à laquelle on chercherait en vain, dans l’Histoire, un parallèle, serait totalement inexplicable si les « résidus » n’avaient acquis une puissante force vitale. Les jours à venir dessilleront les yeux de ceux qui ne voient pas encore cela aujourd’hui.

Et en quelque sorte, pour conclure son autoportrait par un trait brillant, le correspondant de Chicago de Partisan Review promet ‑ quelle vaillance ! ‑ qu’il ira avec vous dans un futur camp de concentration fasciste ou « communiste ». Ce n’est pas mal comme programme ! Trembler à l’idée du camp de concentration n’est évidemment pas bon. Mais est‑ce bien mieux de se destiner par avance, à soi‑même et à ses idées, un refuge si peu accueillant ? Avec l’amoralisme propre aux bolcheviks, nous sommes prêts à reconnaître que les gentlemen anémiques qui capitulent avant le combat et sans combat, ne méritent effectivement rien d’autre que le camp de concentration.

Il en irait tout autrement si le correspondant de Partisan Review avait dit tout simplement : en matière de littérature et d’art, nous ne voulons ni de la tutelle des « trotskystes », ni de celle des staliniens. Cette revendication est, dans son essence, parfaitement juste. On peut simplement objecter que l’adresser à ceux qu’il appelle « trotskystes », ce serait enfoncer des portes ouvertes. Le fondement idéologique de la lutte entre la IV° Internationale et la Ill° consiste en une profonde contradiction dans la conception, non seulement des tâches du parti, mais de toute la vie en général, matérielle et morale, de l’humanité. La crise actuelle de la culture est avant tout la crise de la direction révolutionnaire. Le stalinisme est, dans cette crise, la principale force réactionnaire. Sans un nouveau drapeau et un nouveau programme, il est impossible de créer une base de masse révolutionnaire ; il est donc impossible de sortir la société de l’impasse. Mais un parti authentiquement révolutionnaire ne peut ni ne veut se donner pour tâche de « diriger », et encore moins de placer sous ses ordres, l’art, ni avant ni après la prise du pouvoir. Une pareille prétention ne peut surgir que dans le crâne de la bureaucratie ignare et impudente, ivre de son pouvoir absolu, et qui est devenue l’antithèse de la révolution prolétarienne. L’art, comme la science, non seulement n’a pas besoin d’ordres, mais il ne peut, par sa nature même, les supporter. La création artistique a ses lois, même lorsqu’elle est consciemment au service du mouvement social. La création intellectuelle est incompatible avec le mensonge, la falsification et avec l’opportunisme. L’art peut être un grand allié de la révolution, pour autant qu’il reste fidèle à lui-même. Les poètes, les artistes, les sculpteurs, les musiciens, trouveront eux-­mêmes leurs voies et leurs méthodes, si les mouvements libérateurs des classes et des peuples opprimés dispersent les nuages du scepticisme et du pessimisme qui assombrissent en ce moment l’horizon de l’humanité. La première condition d’une telle renaissance, c’est le renversement de la tutelle étouffante de la bureaucratie du Kremlin.

Je souhaite à votre revue de prendre place dans l’armée victorieuse du socialisme et non dans un camp de concentration.

Notes

[1] Vsiévolod V. Ivanov (1895‑1963), ancien s.r., romancier, était devenu l’un des écrivains d’après 1917 qu’on appelait « les compagnons de route ». Trotsky lui avait consacré quelques pages dans Littérature et révolution.

[2] Sur la façon dont, sur ce point entre autres, Vorochilov écrivait l’histoire, cf. l’article de N. Markine (L. Sedov ), « Staline et la guerre civile ou comment on écrit l’Histoire », Cahiers Léon Trotsky n° 13, pp. 74‑90.

[3] Vassili I. Tchapaiev (1887‑1919), fils de paysans, musicien ambulant, sous‑officier pendant la guerre, était devenu anarchiste en 1917 puis avait été élu commandant de son régiment. Entré dans l’Armée rouge en 1918, il avait commandé successivement une brigade, puis une division et un groupe d’armées. Il avait réprimé des troubles paysans en 1918, refusé l’année suivante de suivre à l’Académie de l’état‑major des cours donnés par des officiers tsaristes. Il avait été tué dans la rivière Oural en tentant d’échapper à la nage à une attaque surprise de Cosaques contre son poste de commandement.

[4] Cette question est examinée en détail dans mon Histoire de la Révolution russe , au chapitre « Légendes de la bureaucratie » (Note de L. Trotsky).

[5] Romain Rolland (1866‑1944), écrivain, romancier et dramaturge, était en Suisse pendant la guerre et y avait écrit son fameux texte Au‑dessus de la mêlée. Hostile à la révolution russe à l’époque de Lénine et Trotsky, il avait développé les thèmes de la non‑violence, mais, depuis quelques années, avait apporté sa caution au régime stalinien, notamment à l’occasion des procès.

[6] Parmi ces fresques, les « murales » au Mexique, citons celles du Palais National dans la capitale, du Palais des Beaux‑Arts, du ministère de l’éducation et de celui de la santé, du Palais Cortés à Cuernavaca, etc.

[7] Trotsky vise ici le « grand ancêtre », John D. Rockefeller (1839‑1937), le fondateur de la Standard Oil. L’affaire des « fresques » de Rivera avait été un énorme scandale. Le peintre avait été engagé par les Rockefeller pour décorer l’entrée du « centre Rockefeller » dans l’édifice R.C.A. à Radio‑City, Detroit, sur le thème de « l’homme à la croisée des chemins, regardant avec espoir et une vision élevée le choix d’un avenir nouveau et meilleur » ; il avait remis un projet détaillé qui avait été accepté et commandé ferme pour 24000 dollars. Il avait commencé ce travail en mars 1933. Le 24 avril de cette année, le journal World Telegramm publia une dépêche titrée « Rivera peint des scènes d’activités communistes et John D. le paie pour cela ». Au début de mai, Nelson D. Rockefeller (l’un des « héritiers », avec sa soeur Mrs Nelson D. Aldrich) demandait à Rivera de remplacer le visage de Lénine, pourtant compris dans le projet, par un visage anonyme. Rivera refusa, mais, à titre de compromis proposa d’introduire, à côté de Lénine, le visage d’Abraham Lincoln comme autre symbole de dirigeant de combat d’émancipation. La réponse des Rockefeller fut de recouvrir d’abord les peintures, puis, en dépit de promesses réitérées, de les détruire nuitamment, le 9 février 1934. Cette affaire, qui mettait en jeu le problème de la liberté artistique comme celui de la loyauté en affaires, souleva un courant d’indignation dans les milieux artistiques aux Etats‑Unis. Diego Rivera a raconté l’affaire, avec Bertram D. Wolfe, dans l’introduction à Portrait Of America.

[8] Un « palimpseste » est un parchemin dont on a effacé le texte pour en écrire un autre.

[9] Nation et New Republic, deux hebdomadaires « libéraux » américains, dont l’attitude avait été assez douteuse au moment des procès de Moscou et de la contre­-enquête, étaient les cibles favorites de Trotsky quand il abordait la question de la presse.

Œuvres - Juin 1938 Léon Trotsky 10 juin 1938

La bureaucratie totalitaire et l’art La révolution d’Octobre avait donné une magnifique impulsion à l’art dans tous les domaines. Au contraire, la réaction bureaucratique a étranglé la production artistique de sa main totalitaire ! Rien d’étonnant ! L’art courtisan de la monarchie absolue lui-même était basé sur l’idéalisation et non sur la falsification.

Cependant, l’art officiel de l’Union soviétique ‑ et il n’y a pas là‑bas d’autre art ‑ est basé sur une grossière falsification, dans le sens le plus direct et le plus immédiat du terme. Le but de la falsification est de magnifier « le chef », de fabriquer artificiellement un mythe du héros.

Très récemment, le 27 avril de cette année, le journal officieux Izvestija a publié le cliché d’un nouveau tableau représentant Staline comme l’organisateur de la grève de Tiflis en mars 1902. Mais, comme le montrent des documents publiés depuis longtemps, Staline se trouvait alors en prison, et, au surplus, pas à Tiflis, mais à Batoum. Cette fois‑ci, le mensonge sautait aux yeux. Les Izvestija durent s’excuser, le lendemain, de leur déplorable erreur. Ce qu’il advint du tableau, payé par les fonds de l’Etat, personne ne le sait. Des dizaines, des centaines, des milliers de livres, de films, de peintures, de sculptures animent et magnifient des épisodes « historiques » comme le précèdent, qui n’eurent jamais lieu. Ainsi, dans plusieurs tableaux se référant à la Révolution d’Octobre, on n’oublie jamais de représenter, avec Staline à la tête, un « centre révolutionnaire » qui n’a jamais existé. Alexis Tolstoi [1] , en qui le courtisan a étranglé l’artiste, a écrit un roman où il glorifie les succès militaires de Staline et de Vorochilov à Tsaritsyne. En réalité, et comme en témoignent les documents, l’armée de Tsaritsyne, ‑ une des deux douzaines d’armées de la Révolution ‑ a joué le rôle le plus lamentable. Il est impossible de contempler sans une répulsion physique mêlée d’horreur, la reproduction de tableaux et sculptures soviétiques dans lesquels des fonctionnaires armés d’un pinceau, sous la vigilance de fonctionnaires armés de mausers, glorifient les chefs « grands » et « géniaux », privés en réalité de la moindre étincelle de génie et de grandeur. L’art de l’époque stalinienne entrera dans l’histoire comme l’expression la plus patente du profond déclin de la révolution prolétarienne.

Cependant, le phénomène ne se limite pas aux frontières de l’U.R.S.S. A la recherche d’une nouvelle orientation, l’« intelligentsia » presque révolutionnaire de l’Occident, sous l’apparence d’une tardive reconnaissance de la révolution d’Octobre, est tombée à genoux devant la bureaucratie soviétique. Bien entendu, les artistes qui ont du caractère et du talent sont restés éloignés. A plus forte raison ont surgi au premier plan les ratés, les arrivistes et les sans talent de toute espèce. Malgré sa grande amplitude, tout ce mouvement militarisé n’a engendré, à cette heure, aucune production capable de survivre à son auteur ou à ses inspirateurs du Kremlin.

Pourtant, la captivité de Babylone de l’art révolutionnaire ne peut durer et ne durera pas éternellement. L’écroulement ignominieux de la politique lâche et réactionnaire des « fronts populaires » en Espagne et en France, d’une part, les faux judiciaires de Moscou de l’autre, marquent l’avènement d’un grand changement de direction, non seulement dans le domaine de la politique, mais aussi dans celui de l’idéologie révolutionnaire. Seule une nouvelle montée du mouvement émancipateur de l’humanité est capable d’enrichir l’art avec de nouvelles possibilités. Le parti révolutionnaire ne peut assurément pas se fixer la tâche de « diriger » l’art. Semblable prétention ne peut venir qu’à L’esprit de gens enivrés de l’omnipotence de la bureaucratie de Moscou. L’art, comme la science, non seulement ne demandent pas d’ordres, mais, de par leur essence même, ne les tolèrent pas. La création artistique a ses lois, y compris lorsqu’elle sert consciemment un mouvement social. L’art révolutionnaire, de même que toute activité véritablement créatrice, est incompatible avec le mensonge, la fausseté et l’esprit d’adaptation. Les poètes, les peintres, les sculpteurs, les musiciens, trouveront par eux-mêmes leurs voies et leurs méthodes, si le mouvement émancipateur des classes et des peuples opprimés dissipent les nuages du scepticisme et du pessimisme qui obscurcissent actuellement l’horizon de l’humanité. La première condition d’une telle renaissance et d’une telle ascension est le renversement de la tutelle asphyxiante de la bureaucratie du Kremlin.

Notes

[1] Alexis N. Tolstoï (1883‑1945), écrivain néo‑réaliste avant la guerre, avait soutenu les Blancs, émigré, puis était revenu dans son pays en 1923. Il commença à soutenir Staline dans l’élaboration de son mythe dans le milieu des années trente.

Extraits de "Les questions du mode de vie" de Léon Trotsky

L’homme ne vit pas que de politique

Cette idée toute simple, il faut que nous la comprenions une bonne fois pour toutes, et que nous ne l’oubliions jamais dans notre propagande, orale ou écrite. Chaque époque a ses chansons. L’histoire pré-révolutionnaire de notre parti fut une histoire de politique révolutionnaire. La littérature de parti, les organisations de parti, tout se trouvait soumis au mot d’ordre de "politique", au sens le plus étroit du terme. La révolution et la guerre civile augmentèrent encore l’acuité et l’intensité des tâches et des intérêts politiques. Durant cette période, le parti rassembla dans ses rangs les éléments politiquement les plus actifs de la classe ouvrière. Cependant, les conclusions politiques fondamentales de ces années sont claires pour la classe ouvrière dans son ensemble. Une répétition mécanique de ces conclusions ne lui apportera rien de plus ; elle effacera plutôt dans sa conscience les leçons du passé. Après la prise du pouvoir et sa consolidation à la suite de la guerre civile, nos tâches fondamentales se sont déplacées au domaine de la construction économique et culturelle ; elles sont devenues plus complexes, elles se sont parcellisées, elles ont acquis un caractère plus détaillé et, semble-t-il, plus "prosaïque". Mais en même temps, nos luttes antérieures, avec leur cortège d’efforts et de sacrifices, ne trouveront leur justification que dans la mesure où nous parviendrons à poser correctement et à résoudre les tâches particulières, journalières, celles qui relèvent du "militantisme culturel".

En effet, qu’est-ce que la classe ouvrière a précisément gagné, qu’a-t-elle obtenu au cours de ses luttes antérieures ? 1. La dictature du prolétariat (par l’intermédiaire d’un Etat ouvrier et paysan dirigé par le parti communiste). 2. L’Armée Rouge, en tant qu’appui matériel de la dictature du prolétariat. 3. La nationalisation des principaux moyens de production, sans laquelle la dictature du prolétariat serait une forme vide, sans contenu. 4. Le monopole du commerce extérieur, condition nécessaire de la construction socialiste dans un environnement capitaliste.

Ces quatre éléments, dont la conquête est définitive, constituent l’armature d’acier de tout notre travail. Grâce à elle, grâce à cette armature, chacun de nos succès dans le domaine économique ou culturel, – si c’est un succès réel et non-imaginaire -, devient nécessairement un élément constitutif de la construction socialiste.

En quoi consiste aujourd’hui notre tâche, que devons-nous apprendre en premier lieu, vers quoi devons-nous tendre ? Il nous faut apprendre à bien travailler, – avec précision, avec propreté, avec économie. Nous avons besoin de développer la culture du travail, la culture de la vie, la culture du mode de vie. Après une longue préparation, et grâce au levier de l’insurrection armée, nous avons renversé la suprématie des exploiteurs. Mais il n’existe pas de levier qui puisse d’un seul coup élever la culture. Un lent processus d’auto-éducation de la classe ouvrière, et parallèlement de la paysannerie, est ici nécessaire. Le camarade Lenine, dans un article sur la coopération, évoque ce changement de direction de notre attention, de nos efforts, de nos méthodes :

"... Nous sommes forcés, – dit-il -, de reconnaître une transformation radicale de notre point de vue sur le socialisme. Cette transformation radicale vient de ce qu’autrefois nous placions, et nous devions placer, le centre de gravité de notre activité dans le combat politique, la révolution, la conquête du pouvoir, etc. Aujourd’hui, ce centre de gravité a tellement varié qu’il s’est déplacé vers un travail organisationnel, pacifique, "culturel". Je serais prêt à dire que, pour nous, le centre de gravité s’est déplacé vers le "militantisme culturel", s’il n’y avait pas les relations internationales, ni, l’obligation de défendre notre situation à l’échelle internationale. Mais si nous laissons cela de côté et si nous nous limitons aux relations économiques intérieures, alors aujourd’hui le centre de gravité se ramène effectivement au "militantisme culturel". [1]

Ainsi, seul le problème de notre situation internationale nous détourne du militantisme culturel, et ceci en partie seulement, comme nous allons le voir tout de suite. Le facteur principal de notre situation internationale, c’est la défense nationale, c’est-à-dire l’Armée Rouge. Or, dans ce domaine fondamental, nos tâches se ramènent encore une fois, pour les neuf dixièmes, au militantisme culturel ; élever le niveau de l’armée, mener à bien sa complète alphabétisation, lui apprendre à utiliser les guides, les livres, les cartes, l’habituer à la propreté, à l’exactitude, à la ponctualité, à l’observation. Il n’existe pas de remède miracle qui permette de résoudre immédiatement ces problèmes. A la fin de la guerre civile, alors que nous abordions une nouvelle phase de notre activité, la tentative de créer une "doctrine militaire prolétarienne" fut l’expression la plus nette et la plus criante de l’incompréhension des tâches de l’époque nouvelle. Les orgueilleux projets qui visent à créer une "culture prolétarienne" en laboratoire relèvent de la même incompréhension. Dans cette quête de la pierre philosophale notre désespoir devant notre retard s’unit à une croyance au miracle, qui est elle-même signe de ce retard. Mais nous n’avons aucune raison de désespérer, et il est grand temps de nous défaire de cette croyance aux miracles, de ces pratiques puériles de guérisseurs, du genre "culture prolétarienne" ou doctrine militaire prolétarienne. Pour affermit la dictature du prolétariat, il est nécessaire de développer un militantisme culturel quotidien, qui seul garantira un contenu socialiste aux conquêtes fondamentales de la révolution. Quiconque n’a pas compris cela joue un rôle réactionnaire dans l’évolution de la pensée et du travail du parti.

Quand le camarade Lénine affirme que nos tâches ne sont aujourd’hui pas tant politiques que culturelles, il est nécessaire de s’entendre sur la terminologie afin de ne pas interpréter faussement sa pensée. Dans un certain sens, la politique domine tout. Le conseil du camarade Lénine de transférer notre attention du domaine politique au domaine culturel est un conseil politique. Lorsqu’un parti ouvrier, dans tel ou tel pays, décide qu’il est nécessaire, à un moment donné, de placer au premier plan les exigences économiques, et non politiques, cette décision a un caractère "politique". Il est parfaitement évident que le mot "politique" est utilisé ici dans deux sens différents – en premier lieu, dans un sens large, matérialiste-dialectique, englobant l’ensemble des idées directives, des méthodes, des systèmes .qui orientent l’activité de la collectivité dans tous les domaines de la vie sociale ; en second lieu, dans un sens étroit, spécialisé, caractérisant une certaine partie de l’activité sociale, étroitement liée à la lutte pour le pouvoir, et opposée au travail économique, culturel, etc. Lorsque le camarade Lénine écrit que la politique c’est de l’économie concentrée, il envisage la politique au sens large, philosophique. Lorsque le camarade Lénine dit : "un peu moins de politique, un peu plus d’économie", il envisage la politique au sens étroit et spécialisé du terme. Les deux emplois sont également valables, puisque légitimés par l’usage. Il importe seulement de bien comprendre de quoi on parle dans chacun des cas.

L’organisation communiste est un parti politique au sens large, historique, ou si l’on veut, philosophique du terme. Les autres partis actuels sont politiques uniquement au sens où il font de la (petite) politique. Que notre parti transfère son attention au domaine culturel ne signifie pas du tout qu’il affaiblisse son rôle politique. Historiquement, le rôle dirigeant (c’est-à-dire politique) du parti se manifeste précisément dans ce déplacement logique de son attention au domaine culturel. C’est seulement après de longues années d’activité socialiste, menée avec succès à l’intérieur, et garantie à l’extérieur, que le parti pourra peu à peu se libérer de sa coquille partisane pour se mêler à la communauté socialiste. Mais cela est encore si lointain qu’il est inutile d’anticiper sur l’avenir... Pour l’immédiat, le parti doit conserver totalement ses caractères fondamentaux : cohésion idéologique, centralisation, discipline et, corrélativement, combativité. Mais précisément ces qualités inestimables de l’"esprit de parti" [2] communiste ne peuvent se maintenir et se développer dans des conditions nouvelles que si l’on satisfait les exigences et les besoins économiques et culturels de façon plus complète, plus habile, plus exacte et plus détaillée. Conformément à ces tâches qui doivent aujourd’hui jouer un rôle prépondérant dans notre politique, le parti regroupe, distribue ses forces et éduque la jeune génération. Autrement dit, la grande politique exige qu’à la base du travail d’agitation, de propagande, de répartition des forces, d’instruction et d’éducation, l’on place aujourd’hui des tâches et des exigences économiques et culturelles et non des exigences "politiques", au sens étroit du terme.

Manifeste du surréalisme

André Breton

Tant va la croyance à la vie, à ce que la vie a de plus précaire, la vie réelle s’entend, qu’à la fin cette croyance se perd. L’homme, ce rêveur définitif, de jour en jour plus mécontent de son sort, fait avec peine le tour des objets dont il a été amené à faire usage, et que lui a livrés sa nonchalance, ou son effort, son effort presque toujours, car il a consenti à travailler, tout au moins il n’a pas répugné à jouer sa chance (ce qu’il appelle sa chance !). Une grande modestie est à présent son partage : il sait quelles femmes il a eues, dans quelles aventures risibles il a trempé ; sa richesse ou sa pauvreté ne lui est de rien, il reste à cet égard l’enfant qui vient de naître et, quant à l’approbation de sa conscience morale, j’admets qu’il s’en passe aisément. S’il garde quelque lucidité, il ne peut que se retourner alors vers son enfance qui, pour massacrée qu’elle ait été par le soin des dresseurs, ne lui en semble pas moins pleine de charmes. Là, l’absence de toute rigueur connue lui laisse la perspective de plusieurs vies menées à la fois ; il s’enracine dans cette illusion ; il ne veut plus connaître que la facilité momentanée, extrême, de toutes choses. Chaque matin, des enfants partent sans inquiétude. Tout est près, les pires conditions matérielles sont excellentes. Les bois sont blancs ou noirs, on ne dormira jamais.

Mais il est vrai qu’on ne saurait aller si loin, il ne s’agit pas seulement de la distance. Les menaces s’accumulent, on cède, on abandonne une part du terrain à conquérir. Cette imagination qui n’admettait pas de bornes, on ne lui permet plus de s’exercer que selon les lois d’une utilité arbitraire ; elle est incapable d’assumer longtemps ce rôle inférieur et, aux environs de la vingtième année, préfère, en général, abandonner l’homme à son destin sans lumière.

Qu’il essaie plus tard, de-ci de-là, de se reprendre, ayant senti lui manquer peu à peu toutes raisons de vivre, incapable qu’il est devenu de se trouver à la hauteur d’une situation exceptionnelle telle que l’amour, il n’y parviendra guère. C’est qu’il appartient désormais corps et âme à une impérieuse nécessité pratique, qui ne souffre pas qu’on la perde de vue. Tous ses gestes manqueront d’ampleur, toutes ses idées, d’envergure. Il ne se représentera, de ce qui lui arrive et peut lui arriver, que ce qui relie cet événement à une foule d’événements semblables, événements auxquels il n’a pas pris part, événements manqués. Que dis-je, il en jugera par rapport à un de ces événements, plus rassurant dans ses conséquences que les autres. Il n’y verra, sous aucun prétexte, son salut.

Chère imagination, ce que j’aime surtout en toi, c’est que tu ne pardonnes pas.

Le seul mot de liberté est tout ce qui m’exalte encore. Je le crois propre à entretenir, indéfiniment, le vieux fanatisme humain. Il répond sans doute à ma seule aspiration légitime. Parmi tant de disgrâces dont nous héritons, il faut bien reconnaître que la plus grande liberté d’esprit nous est laissée. À nous de ne pas en mésuser gravement. Réduire l’imagination à l’esclavage, quand bien même il y irait de ce qu’on appelle grossièrement le bonheur, c’est se dérober à tout ce qu’on trouve, au fond de soi, de justice suprême. La seule imagination me rend compte de ce qui peut être, et c’est assez pour lever un peu le terrible interdit ; assez aussi pour que je m’abandonne à elle sans crainte de me tromper (comme si l’on pouvait se tromper davantage). Où commence-t-elle à devenir mauvaise et où s’arrête la sécurité de l’esprit ? Pour l’esprit, la possibilité d’errer n’est-elle pas plutôt la contingence du bien ?

Reste la folie, « la folie qu’on enferme » a-t-on si bien dit. Celle-là ou l’autre… Chacun sait, en effet, que les fous ne doivent leur internement qu’à un petit nombre d’actes légalement répréhensibles, et que, faute de ces actes, leur liberté (ce qu’on voit de leur liberté) ne saurait être en jeu. Qu’ils soient, dans une mesure quelconque, victimes de leur imagination, je suis prêt à l’accorder, en ce sens qu’elle les pousse à l’inobservance de certaines règles, hors desquelles le genre se sent visé, ce que tout homme est payé pour savoir. Mais le profond détachement dont ils témoignent à l’égard de la critique que nous portons sur eux, voire des corrections diverses qui leur sont infligées, permet de supposer qu’ils puisent un grand réconfort dans leur imagination, qu’ils goûtent assez leur délire pour supporter qu’il ne soit valable que pour eux. Et, de fait, les hallucinations, les illusions, etc., ne sont pas une source de jouissance négligeable. La sensualité la mieux ordonnée y trouve sa part et je sais que j’apprivoiserais bien des soirs cette jolie main qui, aux dernières pages de L’Intelligence, de Taine, se livre à de curieux méfaits. Les confidences des fous, je passerais ma vie à les provoquer. Ce sont gens d’une honnêteté scrupuleuse, et dont l’innocence n’a d’égale que la mienne. Il fallut que Colomb partît avec des fous pour découvrir l’Amérique. Et voyez comme cette folie a pris corps, et duré.

Ce n’est pas la crainte de la folie qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l’imagination.

Le procès de l’attitude réaliste demande à être instruit, après le procès de l’attitude matérialiste. Celle-ci, plus poétique, d’ailleurs, que la précédente, implique de la part de l’homme un orgueil, certes, monstrueux, mais non une nouvelle et plus complète déchéance. Il convient d’y voir, avant tout, une heureuse réaction contre quelques tendances dérisoires du spiritualisme. Enfin, elle n’est pas incompatible avec une certaine élévation de pensée.

Par contre, l’attitude réaliste, inspirée du positivisme, de saint Thomas à Anatole France, m’a bien l’air hostile à tout essor intellectuel et moral. Je l’ai en horreur, car elle est faite de médiocrité, de haine et de plate suffisance. C’est elle qui engendre aujourd’hui ces livres ridicules, ces pièces insultantes. Elle se fortifie sans cesse dans les journaux et fait échec à la science, à l’art, en s’appliquant à flatter l’opinion dans ses goûts les plus bas ; la clarté confinant à la sottise, la vie des chiens. L’activité des meilleurs esprits s’en ressent ; la loi du moindre effort finit par s’imposer à eux comme aux autres. Une conséquence plaisante de cet état de choses, en littérature par exemple, est l’abondance des romans. Chacun y va de sa petite « observation ». Par besoin d’épuration, M. Paul Valéry proposait dernièrement de réunir en anthologie un aussi grand nombre que possible de débuts de romans, de l’insanité desquels il attendait beaucoup. Les auteurs les plus fameux seraient mis à contribution. Une telle idée fait encore honneur à Paul Valéry qui, naguère, à propos des romans, m’assurait qu’en ce qui le concerne, il se refuserait toujours à écrire : La marquise sortit à cinq heures. Mais a-t-il tenu parole ?

Si le style d’information pure et simple, dont la phrase précitée offre un exemple, a cours presque seul dans les romans, c’est, il faut le reconnaître, que l’ambition des auteurs ne va pas très loin. Le caractère circonstanciel, inutilement particulier, de chacune de leurs notations, me donne à penser qu’ils s’amusent à mes dépens. On ne m’épargne aucune des hésitations du personnage : sera-t-il blond, comment s’appellera-t-il, irons-nous le prendre en été ? Autant de questions résolues une fois pour toutes, au petit bonheur ; il ne m’est laissé d’autre pouvoir discrétionnaire que de fermer le livre, ce dont je ne me fais pas faute aux environs de la première page. Et les descriptions ! Rien n’est comparable au néant de celles-ci ; ce n’est que superpositions d’images de catalogue, l’auteur en prend de plus en plus à son aise, il saisit l’occasion de me glisser ses cartes postales, il cherche à me faire tomber d’accord avec lui sur des lieux communs :

La petite pièce dans laquelle le jeune homme fut introduit était tapissée de papier jaune : il y avait des géraniums et des rideaux de mousseline aux fenêtres ; le soleil couchant jetait sur tout cela une lumière crue… La chambre ne renfermait rien de particulier. Les meubles, en bois jaune, étaient tous très vieux. Un divan avec un grand dossier renversé, une table de forme ovale vis-à-vis du divan, une toilette et une glace adossées au trumeau, des chaises le long des murs, deux ou trois gravures sans valeur qui représentaient des demoiselles allemandes avec des oiseaux dans les mains — voilà à quoi se réduisait l’ameublement1.

Que l’esprit se propose, même passagèrement, de tels motifs, je ne suis pas d’humeur à l’admettre. On soutiendra que ce dessin d’école vient à sa place, et qu’à cet endroit du livre l’auteur a ses raisons pour m’accabler. Il n’en perd pas moms son temps, car je n’entre pas dans sa chambre. La paresse, la fatigue des autres ne me retiennent pas. J’ai de la continuité de la vie une notion trop instable pour égaler aux meilleures mes minutes de dépression, de faiblesse. Je veux qu’on se taise, quand on cesse de ressentir. Et comprenez bien que je n’incrimine pas le manque d’originalité pour le manque d’originalité. Je dis seulement que je ne fais pas état des moments nuls de ma vie, que de la part de tout homme il peut être indigne de cristalliser ceux qui lui paraissent tels. Cette description de chambre, permettez-moi de la passer, avec beaucoup d’autres.

Holà, j’en suis à la psychologie, sujet sur lequel je n’aurai garde de plaisanter.

L’auteur s’en prend à un caractère, et, celui-ci étant donné, fait pérégriner son héros à travers le monde. Quoi qu’il arrive, ce héros, dont les actions et les réactions sont admirablement prévues, se doit de ne pas déjouer, tout en ayant l’air de les déjouer, les calculs dont il est l’objet. Les vagues de la vie peuvent paraître l’enlever, le rouler, le faire descendre, il relèvera toujours de ce type humain formé. Simple partie d’échecs dont je me désintéresse fort, l’homme, quel qu’il soit, m’étant un médiocre adversaire. Ce que je ne puis supporter, ce sont ces piètres discussions relativement à tel ou tel coup, dès lors qu’il ne s’agit ni de gagner ni de perdre. Et si le jeu n’en vaut pas la chandelle, si la raison objective dessert terriblement, comme c’est le cas, celui qui y fait appel, ne convient-il pas de s’abstraire de ces catégories ? « La diversité est si ample, que tous les tons de voix, tous les marchers, toussers, mouchers, éternuers2… » Si une grappe n’a pas deux grains pareils, pourquoi voulez-vous que je vous décrive ce grain par l’autre, par tous les autres, que j’en fasse un grain bon à manger ? L’intraitable manie qui consiste à ramener l’inconnu au connu, au classable, berce les cerveaux. Le désir d’analyse l’emporte sur les sentiments3. Il en résulte des exposés de longueur qui ne tirent leur force persuasive que de leur étrangeté même, et n’en imposent au lecteur que par l’appel à un vocabulaire abstrait, d’ailleurs assez mal défini. Si les idées générales que la philosophie se propose jusqu’ici de débattre marquaient par là leur incursion définitive dans un domaine plus étendu, je serais le premier à m’en réjouir. Mais ce n’est encore que marivaudage ; jusqu’ici, les traits d’esprit et autres bonnes manières nous dérobent à qui mieux mieux la véritable pensée qui se cherche elle-même, au lieu de s’occuper à se faire des réussites. Il me paraît que tout acte porte en lui-même sa justification, du moins pour qui a été capable de le commettre, qu’il est doué d’un pouvoir rayonnant que la moindre glose est de nature à affaiblir. Du fait de cette dernière, il cesse même, en quelque sorte, de se produire. Il ne gagne rien à être ainsi distingué. Les héros de Stendhal tombent sous le coup des appréciations de cet auteur, appréciations plus ou moins heureuses, qui n’ajoutent rien à leur gloire. Où nous les retrouvons vraiment, c’est là où Stendhal les a perdus.

Nous vivons encore sous le règne de la logique, voilà, bien entendu, à quoi je voulais en venir. Mais les procédés logiques, de nos jours, ne s’appliquent plus qu’à la résolution de problèmes d’intérêt secondaire. Le rationalisme absolu qui reste de mode ne permet de considérer que des faits relevant étroitement de notre expérience. Les fins logiques, par contre, nous échappent. Inutile d’ajouter que l’expérience même s’est vu assigner des limites. Elle tourne dans une cage d’où il est de plus en plus difficile de la faire sortir. Elle s’appuie, elle aussi, sur l’utilité immédiate, et elle est gardée par le bon sens. Sous couleur de civilisation, sous prétexte de progrès, on est parvenu à bannir de l’esprit tout ce qui se peut taxer à tort ou à raison de superstition, de chimère, à proscrire tout mode de recherche de la vérité qui n’est pas conforme à l’usage. C’est par le plus grand hasard, en apparence, qu’a été récemment rendue à la lumière une partie du monde intellectuel, et à mon sens de beaucoup la plus importante, dont on affectait de ne plus se soucier. Il faut en rendre grâce aux découvertes de Freud. Sur la foi de ces découvertes, un courant d’opinion se dessine enfin, à la faveur duquel l’explorateur humain pourra pousser plus loin ses investigations, autorisé qu’il sera à ne plus seulement tenir compte des réalités sommaires. L’imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits. Si les profondeurs de notre esprit recèlent d’étranges forces capables d’augmenter celles de la surface, ou de lutter victorieusement contre elles, il y a tout intérêt à les capter, à les capter d’abord, pour les soumettre ensuite, s’il y a lieu, au contrôle de notre raison. Les analystes eux-mêmes n’ont qu’à y gagner. Mais il importe d’observer qu’aucun moyen n’est désigné a priori pour la conduite de cette entreprise, que jusqu’à nouvel ordre elle peut passer pour être aussi bien du ressort des poètes que des savants et que son succès ne dépend pas des voies plus ou moins capricieuses qui seront suivies.

C’est à très juste titre que Freud a fait porter sa critique sur le rêve. Il est inadmissible, en effet, que cette part considérable de l’activité psychique (puisque, au moins de la naissance de l’homme à sa mort, la pensée ne présente aucune solution de continuité, la somme des moments de rêve, au point de vue temps, à ne considérer même que le rêve pur, celui du sommeil, n’est pas inférieure à la somme des moments de réalité, bornons-nous à dire : des moments de veille) ait encore si peu retenu l’attention. L’extrême différence d’importance, de gravité, que présentent pour l’observateur ordinaire les événements de la veille et ceux du sommeil, a toujours été pour m’étonner. C’est que l’homme, quand il cesse de dormir, est avant tout le jouet de sa mémoire, et qu’à l’état normal celle-ci se plaît à lui retracer faiblement les circonstances du rêve, à priver ce dernier de toute conséquence actuelle, et à faire partir le seul déterminant du point où il croit, quelques heures plus tôt, l’avoir laissé : cet espoir ferme, ce souci. Il a l’illusion de continuer quelque chose qui en vaut la peine. Le rêve se trouve ainsi ramené à une parenthèse, comme la nuit. Et pas plus qu’elle, en général, il ne porte conseil. Ce singulier état de choses me paraît appeler quelques réflexions :

1° Dans les limites où il s’exerce (passe pour s’exercer), selon toute apparence le rêve est continu et porte trace d’organisation. Seule la mémoire s’arroge le droit d’y faire des coupures, de ne pas tenir compte des transitions et de nous représenter plutôt une série de rêves que le rêve. De même, nous n’avons à tout instant des réalités qu’une figuration distincte, dont la coordination est affaire de volonté4. Ce qu’il importe de remarquer, c’est que rien ne nous permet d’induire à une plus grande dissipation des éléments constitutifs du rêve. Je regrette d’en parler selon une formule qui exclut le rêve, en principe. À quand les logiciens, les philosophes dormants ! Je voudrais dormir, pour pouvoir me livrer aux dormeurs, comme je me livre à ceux qui me lisent, les yeux bien ouverts ; pour cesser de faire prévaloir en cette matière le rythme conscient de ma pensée. Mon rêve de cette dernière nuit, peut-être poursuit-il celui de la nuit précédente, et sera-t-il poursuivi la nuit prochaine, avec une rigueur méritoire. C’est bien possible, comme on dit. Et comme il n’est aucunement prouvé que, ce faisant, la « réalité » qui m’occupe subsiste à l’état de rêve, qu’elle ne sombre pas dans l’immémorial, pourquoi n’accorderais-je pas au rêve ce que je refuse parfois à la réalité, soit cette valeur de certitude en elle-même, qui, dans son temps, n’est point exposée à mon désaveu ? Pourquoi n’attendrais-je pas de l’indice du rêve plus que je n’attends d’un degré de conscience chaque jour plus élevé ? Le rêve ne peut-il être appliqué, lui aussi, à la résolution des questions fondamentales de la vie ? Ces questions sont-elles les mêmes dans un cas que dans l’autre et, dans le rêve, ces questions sont-elles, déjà ? Le rêve est-il moins lourd de sanctions que le reste ? Je vieillis et, plus que cette réalité à laquelle je crois m’astreindre, c’est peut-être le rêve, l’indifférence où je le tiens qui me fait vieillir.

2° Je prends, encore une fois, l’état de veille. Je suis obligé de le tenir pour un phénomène d’interférence. Non seulement l’esprit témoigne, dans ces conditions, d’une étrange tendance à la désorientation (c’est l’histoire des lapsus et méprises de toutes sortes dont le secret commence à nous être livré), mais encore il ne semble pas que, dans son fonctionnement normal, il obéisse à bien autre chose qu’à des suggestions qui lui viennent de cette nuit profonde dont je le recommande. Si bien conditionné qu’il soit, son équilibre est relatif. Il ose à peine s’exprimer et, s’il le fait, c’est pour se borner à constater que telle idée, telle femme lui fait de l’effet. Quel effet, il serait bien incapable de le dire, il donne par là la mesure de son subjectivisme, et rien de plus. Cette idée, cette femme le trouble, elle l’incline à moins de sévérité. Elle a pour action de l’isoler une seconde de son dissolvant et de le déposer au ciel, en beau précipité qu’il peut être, qu’il est. En désespoir de cause, il invoque alors le hasard, divinité plus obscure que les autres, à qui il attribue tous ses égarements. Qui me dit que l’angle sous lequel se présente cette idée qui le touche, ce qu’il aime dans l’œil de cette femme n’est pas précisément ce qui le rattache à son rêve, l’enchaîne à des données que par sa faute il a perdues ? Et s’il en était autrement, de quoi peut-être ne serait-il pas capable ? Je voudrais lui donner la clé de ce couloir.

3° L’esprit de l’homme qui rêve se satisfait pleinement de ce qui lui arrive. L’angoissante question de la possibilité ne se pose plus. Tue, vole plus vite, aime tant qu’il te plaira. Et si tu meurs, n’es-tu pas certain de te réveiller d’entre les morts ? Laisse-toi conduire, les événements ne souffrent pas que tu les diffères. Tu n’as pas de nom. La facilité de tout est inappréciable.

Quelle raison, je le demande, raison tellement plus large que l’autre, confère au rêve cette allure naturelle, me fait accueillir sans réserve une foule d’épisodes dont l’étrangeté à l’heure où j’écris me foudroierait ? Et pourtant j’en puis croire mes yeux, mes oreilles ; ce beau jour est venu, cette bête a parlé.

Si l’éveil de l’homme est plus dur, s’il rompt trop bien le charme, c’est qu’on l’a amené à se faire une pauvre idée de l’expiation.

4° De l’instant où il sera soumis à un examen méthodique, où, par des moyens à déterminer, on parviendra à nous rendre compte du rêve dans son intégrité (et cela suppose une discipline de la mémoire qui porte sur des générations ; commençons tout de même par enregistrer les faits saillants), où sa courbe se développera avec une régularité et une ampleur sans pareilles, on peut espérer que les mystères qui n’en sont pas feront place au grand Mystère. Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l’on peut ainsi dire. C’est à sa conquête que je vais, certain de n’y pas parvenir mais trop insoucieux de ma mort pour ne pas supputer un peu les joies d’une telle possession.

On raconte que chaque jour, au moment de s’endormir, Saint-Pol-Roux faisait naguère placer, sur la porte de son manoir de Camaret, un écriteau sur lequel on pouvait lire : LE POÈTE TRAVAILLE.

Il y aurait encore beaucoup à dire mais, chemin faisant, je n’ai voulu qu’effleurer un sujet qui nécessiterait à lui seul un exposé très long et une tout autre rigueur : j’y reviendrai. Pour cette fois, mon intention était de faire justice de la haine du merveilleux qui sévit chez certains hommes, de ce ridicule sous lequel ils veulent le faire tomber. Tranchons-en : le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau.

Dans le domaine littéraire, le merveilleux seul est capable de féconder des œuvres ressortissant à un genre inférieur tel que le roman et d’une façon générale tout ce qui participe de l’anecdote. Le Moine, de Lewis, en est une preuve admirable. Le souffle du merveilleux l’anime tout entier. Bien avant que l’auteur ait délivré ses principaux personnages de toute contrainte temporelle, on les sent prêts à agir avec une fierté sans précédent. Cette passion de l’éternité qui les soulève sans cesse prête des accents inoubliables à leur tourment et au mien. J’entends que ce livre n’exalte, du commencement à la fin, et le plus purement du monde, que ce qui de l’esprit aspire à quitter le sol et que, dépouillé d’une partie insignifiante de son affabulation romanesque, à la mode du temps, il constitue un modèle de justesse, et d’innocente grandeur5. Il me semble qu’on n’a pas fait mieux et que le personnage de Mathilde, en particulier, est la création la plus émouvante qu’on puisse mettre à l’actif de ce mode figuré en littérature. C’est moins un personnage qu’une tentation continue. Et si un personnage n’est pas une tentation, qu’est-il ? Tentation extrême que celui-là. Le « rien n’est impossible à qui sait oser » donne dans Le Moine toute sa mesure convaincante. Les apparitions y jouent un rôle logique, puisque l’esprit critique ne s’en empare pas pour les contester. De même le châtiment d’Ambrosio est traité de façon légitime, puisqu’il est finalement accepté par l’esprit critique comme dénouement naturel.

Il peut paraître arbitraire que je propose ce modèle, lorsqu’il s’agit du merveilleux, auquel les littératures du Nord et les littératures orientales ont fait emprunt sur emprunt, sans parler des littératures proprement religieuses de tous les pays. C’est que la plupart des exemples que ces littératures auraient pu me fournir sont entachés de puérilité, pour la seule raison qu’elles s’adressent aux enfants. De bonne heure ceux-ci sont sevrés de merveilleux, et, plus tard, ne gardent pas une assez grande virginité d’esprit pour prendre un plaisir extrême à Peau d’Âne. Si charmants soient-ils, l’homme croirait déchoir à se nourrir de contes de fées, et j’accorde que ceux-ci ne sont pas tous de son âge. Le tissu des invraisemblances adorables demande à être un peu plus fin, à mesure qu’on avance, et l’on en est encore à attendre ces espèces d’araignées… Mais les facultés ne changent radicalement pas. La peur, l’attrait de l’insolite, les chances, le goût du luxe, sont ressorts auxquels on ne fera jamais appel en vain. Il y a des contes à écrire pour les grandes personnes, des contes encore presque bleus.

Le merveilleux n’est pas le même à toutes les époques ; il participe obscurément d’une sorte de révélation générale dont le détail seul nous parvient : ce sont les ruines romantiques, le mannequin moderne ou tout autre symbole propre à remuer la sensibilité humaine durant un temps. Dans ces cadres qui nous font sourire, pourtant se peint toujours l’irrémédiable inquiétude humaine, et c’est pourquoi je les prends en considération, pourquoi je les juge inséparables de quelques productions géniales, qui en sont plus que les autres douloureusement affectées. Ce sont les potences de Villon, les grecques de Racine, les divans de Baudelaire. Ils coïncident avec une éclipse du goût que je suis fait pour endurer, moi qui me fais du goût l’idée d’une grande tache. Dans le mauvais goût de mon époque, je m’efforce d’aller plus loin qu’aucun autre. À moi, si j’avais vécu en 1820, à moi « la nonne sanglante », à moi de ne pas épargner ce sournois et banal « Dissimulons » dont parle le parodique Cuisin, à moi, à moi de parcourir dans des métaphores gigantesques, comme il dit, toutes les phases du « Disque argenté ». Pour aujourd’hui je pense à un château dont la moitié n’est pas forcément en ruine ; ce château m’appartient, je le vois dans un site agreste, non loin de Paris. Ses dépendances n’en finissent plus, et quant à l’intérieur, il a été terriblement restauré, de manière à ne rien laisser à désirer sous le rapport du confort. Des autos stationnent à la porte, dérobée par l’ombre des arbres. Quelques-uns de mes amis y sont installés à demeure : voici Louis Aragon qui part ; il n’a que le temps de vous saluer ; Philippe Soupault se lève avec les étoiles et Paul Éluard, notre grand Éluard, n’est pas encore rentré. Voici Robert Desnos et Roger Vitrac, qui déchiffrent dans le parc un vieil édit sur le duel ; Georges Auric, Jean Paulhan ; Max Morise, qui rame si bien, et Benjamin Péret, dans ses équations d’oiseaux ; et Joseph Delteil ; et Jean Carrive ; et Georges Limbour, et Georges Limbour (il y a toute une haie de Georges Limbour) ; et Marcel Noll ; voici T. Fraenkel qui nous fait signe de son ballon captif, Georges Malkine, Antonin Artaud, Francis Gérard, Pierre Naville, J.-A. Boiffard, puis Jacques Baron et son frère, beaux et cordiaux, tant d’autres encore, et des femmes ravissantes, ma foi. Ces jeunes gens, que voulez-vous qu’ils se refusent, leurs désirs sont, pour la richesse, des ordres. Francis Picabia vient nous voir et, la semaine dernière, dans la galerie des glaces, on a reçu un nommé Marcel Duchamp qu’on ne connaissait pas encore. Picasso chasse dans les environs. L’esprit de démoralisation a élu domicile dans le château, et c’est à lui que nous avons affaire chaque fois qu’il est question de relation avec nos semblables, mais les portes sont toujours ouvertes et on ne commence pas par « remercier » le monde, vous savez. Du reste, la solitude est vaste, nous ne nous rencontrons pas souvent. Puis l’essentiel n’est-il pas que nous soyons nos maîtres, et les maîtres des femmes, de l’amour, aussi ?

On va me convaincre de mensonge poétique : chacun s’en ira répétant que j’habite rue Fontaine, et qu’il ne boira pas de cette eau. Parbleu ! Mais ce château dont je lui fais les honneurs, est-il sûr que ce soit une image ? Si ce palais existait, pourtant ! Mes hôtes sont là pour en répondre ; leur caprice est la route lumineuse qui y mène. C’est vraiment à notre fantaisie que nous vivons, quand nous y sommes. Et comment ce que fait l’un pourrait-il gêner l’autre, là, à l’abri de la poursuite sentimentale et au rendez-vous des occasions ?

L’homme propose et dispose. Il ne tient qu’à lui de s’appartenir tout entier, c’est-à-dire de maintenir à l’état anarchique la bande chaque jour plus redoutable de ses désirs. La poésie le lui enseigne. Elle porte en elle la compensation parfaite des misères que nous endurons. Elle peut être une ordonnatrice, aussi, pour peu que sous le coup d’une déception moins intime on s’avise de la prendre au tragique. Le temps vienne où elle décrète la fin de l’argent et rompe seule le pain du ciel pour la terre ! Il y aura encore des assemblées sur les places publiques, et des mouvements auxquels vous n’avez pas espéré prendre part. Adieu les sélections absurdes, les rêves de gouffre, les rivalités, les longues patiences, la fuite des saisons, l’ordre artificiel des idées, la rampe du danger, le temps pour tout ! Qu’on se donne seulement la peine de pratiquer la poésie. N’est-ce pas à nous, qui déjà en vivons, de chercher à faire prévaloir ce que nous tenons pour notre plus ample informé ?

N’importe s’il y a quelque disproportion entre cette défense et l’illustration qui la suivra. Il s’agissait de remonter aux sources de l’imagination poétique, et, qui plus est, de s’y tenir. C’est ce que je ne prétends pas avoir fait. Il faut prendre beaucoup sur soi pour vouloir s’établir dans ces régions reculées où tout a d’abord l’air de se passer si mal, à plus forte raison pour vouloir y conduire quelqu’un. Encore n’est-on jamais sûr d’y être tout à fait. Tant qu’à se déplaire, on est aussi bien disposé à s’arrêter ailleurs. Toujours est-il qu’une flèche indique maintenant la direction de ces pays et que l’atteinte du but véritable ne dépend plus que de l’endurance du voyageur.

On connaît, à peu de chose près, le chemin suivi. J’ai pris soin de raconter, au cours d’une étude sur le cas de Robert Desnos, intitulée : ENTRÉE DES MÉDIUMS6, que j’avais été amené à « fixer mon attention sur des phrases plus ou moins partielles qui, en pleine solitude, à l’approche du sommeil, deviennent perceptibles pour l’esprit sans qu’il soit possible de leur découvrir une détermination préalable ». Je venais alors de tenter l’aventure poétique avec le minimum de chances, c’est-à-dire que mes aspirations étaient les mêmes qu’aujourd’hui, mais que j’avais foi en la lenteur d’élaboration pour me sauver de contacts inutiles, de contacts que je réprouvais grandement. C’était là une pudeur de la pensée dont il me reste encore quelque chose. À la fin de ma vie, je parviendrai sans doute difficilement à parler comme on parle, à excuser ma voix et le petit nombre de mes gestes. La vertu de la parole (de l’écriture : bien davantage) me paraissait tenir à la faculté de raccourcir de façon saisissante l’exposé (puisque exposé il y avait) d’un petit nombre de faits, poétiques ou autres, dont je me faisais la substance. Je m’étais figuré que Rimbaud ne procédait pas autrement. Je composais, avec un souci de variété qui méritait mieux, les derniers poèmes de Mont de piété, c’est-à-dire que j’arrivais à tirer des lignes blanches de ce livre un parti incroyable. Ces lignes étaient l’œil fermé sur des opérations de pensée que je croyais devoir dérober au lecteur. Ce n’était pas tricherie de ma part, mais amour de brusquer. J’obtenais l’illusion d’une complicité possible, dont je me passais de moins en moins. Je m’étais mis à choyer immodérément les mots pour l’espace qu’ils admettent autour d’eux, pour leurs tangences avec d’autres mots innombrables que je ne prononçais pas. Le poème FORÊT-NOIRE relève exactement de cet état d’esprit. J’ai mis six mois à l’écrire et l’on peut croire que je ne me suis pas reposé un seul jour. Mais il y allait de l’estime que je me portais alors, n’est-ce pas assez, on me comprendra. J’aime ces confessions stupides. En ce temps-là, la pseudo-poésie cubiste cherchait à s’implanter, mais elle était sortie désarmée du cerveau de Picasso et en ce qui me concerne je passais pour ennuyeux comme la pluie (je le passe encore). Je me doutais, d’ailleurs, qu’au point de vue poétique je faisais fausse route, mais je me sauvais la mise comme je pouvais, bravant le lyrisme à coups de définitions et de recettes (les phénomènes dada n’allaient pas tarder à se produire) et faisant mine de chercher une application de la poésie dans la publicité (je prétendais que le monde finirait, non par un beau livre, mais par une belle réclame pour l’enfer ou pour le ciel).

À la même époque, un homme, pour le moins aussi ennuyeux que moi, Pierre Reverdy, écrivait :

L’image est une création pure de l’esprit.

Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.

Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte — plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique… etc.7

Ces mots, quoique sibyllins pour les profanes, étaient de très forts révélateurs et je les méditai longtemps. Mais l’image me fuyait. L’esthétique de Reverdy, esthétique toute a posteriori, me faisait prendre les effets pour les causes. C’est sur ces entrefaites que je fus amené à renoncer définitivement à mon point de vue.

Un soir donc, avant de m’endormir, je perçus, nettement articulée au point qu’il était impossible d’y changer un mot, mais distraite cependant du bruit de toute voix, une assez bizarre phrase qui me parvenait sans porter trace des événements auxquels, de l’aveu de ma conscience, je me trouvais mêlé à cet instant-là, phrase qui me parut insistante, phrase oserai-je dire qui cognait à la vitre. J’en pris rapidement notion et me disposais à passer outre quand son caractère organique me retint. En vérité cette phrase m’étonnait ; je ne l’ai malheureusement pas retenue jusqu’à ce jour, c’était quelque chose comme : « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre », mais elle ne pouvait souffrir d’équivoque, accompagnée qu’elle était de la faible représentation visuelle8 d’un homme marchant et tronçonné à mi-hauteur par une fenêtre perpendiculaire à l’axe de son corps. À n’en pas douter il s’agissait du simple redressement dans l’espace d’un homme qui se tient penché à la fenêtre. Mais cette fenêtre ayant suivi le déplacement de l’homme, je me rendis compte que j’avais affaire à une image d’un type assez rare et je n’eus vite d’autre idée que de l’incorporer à mon matériel de construction poétique. Je ne lui eus pas plus tôt accordé ce crédit que d’ailleurs elle fit place à une succession à peine intermittente de phrases qui ne me surprirent guère moins et me laissèrent sous l’impression d’une gratuité telle que l’empire que j’avais pris jusque-là sur moi-même me parut illusoire et que je ne songeai plus qu’à mettre fin à l’interminable querelle qui a lieu en moi9.

Tout occupé que j’étais encore de Freud à cette époque et familiarisé avec ses méthodes d’examen que j’avais eu quelque peu l’occasion de pratiquer sur des malades pendant la guerre, je résolus d’obtenir de moi ce qu’on cherche à obtenir d’eux, soit un monologue de débit aussi rapide que possible, sur lequel l’esprit critique du sujet ne fasse porter aucun jugement, qui ne s’embarrasse, par suite, d’aucune réticence, et qui soit aussi exactement que possible la pensée parlée. Il m’avait paru, et il me paraît encore — la manière dont m’était parvenue la phrase de l’homme coupé en témoignait — que la vitesse de la pensée n’est pas supérieure à celle de la parole, et qu’elle ne défie pas forcément la langue, ni même la plume qui court. C’est dans ces dispositions que Philippe Soupault, à qui j’avais fait part de ces premières conclusions, et moi nous entreprîmes de noircir du papier, avec un louable mépris de ce qui pourrait s’ensuivre littérairement. La facilité de réalisation fit le reste. À la fin du premier jour, nous pouvions nous lire une cinquantaine de pages obtenues par ce moyen, commencer à comparer nos résultats. Dans l’ensemble, ceux de Soupault et les miens présentaient une remarquable analogie : même vice de construction, défaillances de même nature, mais aussi, de part et d’autre, l’illusion d’une verve extraordinaire, beaucoup d’émotion, un choix considérable d’images d’une qualité telle que nous n’eussions pas été capables d’en préparer une seule de longue main, un pittoresque très spécial et, de-ci de-là, quelque proposition d’une bouffonnerie aiguë. Les seules différences que présentaient nos deux textes me parurent tenir essentiellement à nos humeurs réciproques, celle de Soupault moins statique que la mienne et, s’il me permet cette légère critique, à ce qu’il avait commis l’erreur de distribuer au haut de certaines pages, et par esprit, sans doute, de mystification, quelques mots en guise de titres. Je dois, par contre, lui rendre cette justice qu’il s’opposa toujours, de toutes ses forces, au moindre remaniement, à la moindre correction au cours de tout passage de ce genre qui me semblait plutôt mal venu. En cela certes il eut tout à fait raison10. Il est, en effet, fort difficile d’apprécier à leur juste valeur les divers éléments en présence, on peut même dire qu’il est impossible de les apprécier à première lecture. À vous qui écrivez, ces éléments, en apparence, vous sont aussi étrangers qu’à tout autre et vous vous en défiez naturellement. Poétiquement parlant, ils se recommandent surtout par un très haut degré d’absurdité immédiate, le propre de cette absurdité, à un examen plus approfondi, étant de céder la place à tout ce qu’il y a d’admissible, de légitime au monde : la divulgation d’un certain nombre de propriétés et de faits non moins objectifs, en somme, que les autres.

En hommage à Guillaume Apollinaire, qui venait de mourir et qui, à plusieurs reprises, nous paraissait avoir obéi à un entraînement de ce genre, sans toutefois y avoir sacrifié de médiocres moyens littéraires, Soupault et moi nous désignâmes sous le nom de SURRÉALISME le nouveau mode d’expression pure que nous tenions à notre disposition et dont il nous tardait de faire bénéficier nos amis. Je crois qu’il n’y a plus aujourd’hui à revenir sur ce mot et que l’acception dans laquelle nous l’avons pris a prévalu généralement sur son acception apollinarienne. À phis juste titre encore, sans doute aurions-nous pu nous emparer du mot SUPERNATURALISME, employé par Gérard de Nerval dans la dédicace des Filles du feu11. Il semble, en effet, que Nerval posséda à merveille l’esprit dont nous nous réclamons, Apollinaire n’ayant possédé, par contre, que la lettre, encore imparfaite, du surréalisme et s’étant montré impuissant à en donner un aperçu théorique qui nous retienne. Voici deux phrases de Nerval qui me paraissent, à cet égard, très significatives :

Je vais vous expliquer, mon cher Dumas, le phénomène dont vous avez parlé plus haut. Il est, vous le savez, certains conteurs qui ne peuvent inventer sans s’identifier aux personnages de leur imagination. Vous savez avec quelle conviction notre vieil ami Nodier racontait comment il avait eu le malheur d’être guillotiné à l’époque de la Révolution ; on en devenait tellement persuadé que l’on se demandait comment il était parvenu à se faire recoller la tête.
… Et puisque vous avez eu l’imprudence de citer un des sonnets composés dans cet état de rêverie SUPERNATURALISTE, comme diraient les Allemands, il faut que vous les entendiez tous. Vous les trouverez à la fin du volume. Ils ne sont guère plus obscurs que la métaphysique d’Hegel ou les MÉMORABLES de Swedenborg, et perdraient de leur charme à être expliqués, si la chose était possible, concédez-moi du moins le mérite de l’expression12…

C’est de très mauvaise foi qu’on nous contesterait le droit d’employer le mot SURRÉALISME dans le sens très particulier où nous l’entendons, car il est clair qu’avant nous ce mot n’avait pas fait fortune. Je le définis donc une fois pour toutes :

SURRÉALISME, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation eahétique ou morale.

ENCYCL. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie. Ont fait acte de SURRÉALISME ABSOLU MM. Aragon, Baron, Boiffard, Breton, Carrive, Crevel, Delteil, Desnos, Éluard, Gérard, Limbour, Malkine, Morise, Naville, Noll, Péret, Picon, Soupault, Vitrac.

Ce semblent bien être, jusqu’à présent, les seuls, et il n’y aurait pas à s’y tromper, n’était le cas passionnant d’Isidore Ducasse, sur lequel je manque de données. Et certes, à ne considérer que superficiellement leurs résultats, bon nombre de poètes pourraient passer pour surréalistes, à commencer par Dante et, dans ses meilleurs jours, Shakespeare. Au cours des différentes tentatives de réduction auxquelles je me suis livré de ce qu’on appelle, par abus de confiance, le génie, je n ’ai rien trouvé qui se puisse attribuer finalement à un autre processus que celui-là.

Les Nuits d’Young sont surréalistes d’un bout à l’autre ; c’est malheureusement un prêtre qui parle, un mauvais prêtre, sans doute, mais un prêtre.

Swift est surréaliste dans la méchanceté.

Sade est surréaliste dans le sadisme.

Chateaubriand est surréaliste dans l’exotisme.

Constant est surréaliste en politique.

Hugo est surréaliste quand il n’est pas bête.

Desbordes-Valmore est surréaliste en amour.

Bertrand est surréaliste dans le passé.

Rabbe est surréaliste dans la mort.

Poe est surréaliste dans l’aventure.

Baudelaire est surréaliste dans la morale.

Rimbaud est surréaliste dans la pratique de la vie et ailleurs.

Mallarmé est surréaliste dans la confidence.

Jarry est surréaliste dans l’absinthe.

Nouveau est surréaliste dans le baiser.

Saint-Pol-Roux est surréaliste dans le symbole.

Fargue est surréaliste dans l’atmosphère.

Vaché est surréaliste en moi.

Reverdy est surréaliste chez lui.

Saint-John Perse est surréaliste à distance.

Roussel est surréaliste dans l’anecdote.

Etc.

J’y insiste, ils ne sont pas toujours surréalistes, en ce sens que je démêle chez chacun d’eux un certain nombre d’idées préconçues auxquelles — très naïvement ! — ils tenaient. Ils y tenaient parce qu’ils n’avaient pas entendu la voix surréaliste, celle qui continue à prêcher à la veille de la mort et au-dessus des orages, parce qu’ils ne voulaient pas servir seulement à orchestrer la merveilleuse partition. C’étaient des instruments trop fiers, c’est pourquoi ils n’ont pas toujours rendu un son harmonieux13.

Mais nous, qui ne nous sommes livrés à aucun travail de filtration, qui nous sommes faits dans nos œuvres les sourds réceptacles de tant d’échos, les modestes appareils enregistreurs qui ne s’hypnotisent pas sur le dessin qu’ils tracent nous servons peut-être encore une plus noble cause. Aussi rendons-nous avec probité le « talent » qu’on nous prête. Parlez-moi du talent de ce mètre en platine, de ce miroir, de cette porte, et du ciel si vous voulez.

Nous n’avons pas de talent, demandez à Philippe Soupault :

Les manufactures anatomiques et les habitations à bon marché détruiront les villes les plus hautes.

À Roger Vitrac :

À peine avais-je invoqué-le marbre-amiral que celui-ci tourna sur ses talons comme un cheval qui se cabre devant l’étoile polaire et me désigna dans le plan de son bicorne une région où je devais passer ma vie.

À Paul Éluard :

C’est une histoire connue que je conte, c’est un poème célèbre que je relis : je suis appuyé contre un mur, avec des oreilles verdoyantes et des lèvres calcinées.

À Max Morise :

L’ours des cavernes et son compagnon le butor, le vol-au-vent et son valet le vent, le grand Chancelier avec sa chancelière, l’épouvantail à moineaux et son compère le moineau, l’éprouvette et sa fille l’aiguille, le carnassier et son frère le carnaval, le balayeur et son monocle, le Mississippi et son petit chien, le corail et son pot-au-lait, le Miracle et son bon Dieu n’ont plus qu’à disparaître de la surface de la mer.

À Joseph Delteil :

Hélas ! je crois à la vertu des oiseaux. Et il suffit d’une plume pour me faire mourir de rire.

À Louis Aragon :

Pendant une interruption de la partie, tandis que les joueurs se réunissaient autour d’un bol de punch flambant, je demandai à l’arbre s’il avait toujours son ruban rouge.

Et à moi-même, qui n’ai pu m’empêcher d’écrire les lignes serpentines, affolantes, de cette préface.

Demandez à Robert Desnos, celui d’entre nous qui, peut-être, s’est le plus approché de la vérité surréaliste, celui qui, dans des œuvres encore inédites14 et le long des multiples expériences auxquelles il s’est prêté, a justifié pleinement l’espoir que je plaçais dans le surréalisme et me somme encore d’en attendre beaucoup. Aujourd’hui Desnos parle surréaliste à volonté. La prodigieuse agilité qu’il met à suivre oralement sa pensée nous vaut autant qu’il nous plaît de discours splendides et qui se perdent, Desnos ayant mieux à faire qu’à les fixer. Il lit en lui à livre ouvert et ne fait rien pour retenir les feuillets qui s’envolent au vent de sa vie.

SECRETS DE L’ART MAGIQUE SURRÉALISTE

COMPOSITION SURRÉALISTE ÉCRITE, OU PREMIER ET DERNIER JET

Faites-vous apporter de quoi écrire, après vous être établi en un lieu aussi favorable que possible à la concentration de votre esprit sur lui-même. Placez-vous dans l’état le plus passif, ou réceptif, que vous pourrez. Faites abstraction de votre génie, de vos talents et de ceux de tous les autres. Dites-vous bien que la littérature est un des plus tristes chemins qui mènent à tout. Écrivez vite sans sujet préconçu, assez vite pour ne pas retenir et ne pas être tenté de vous relire. La première phrase viendra toute seule, tant il est vrai qu’à chaque seconde il est une phrase, étrangère à notre pensée consciente, qui ne demande qu’à s’extérioriser. Il est assez difficile de se prononcer sur le cas de la phrase suivante ; elle participe sans doute à la fois de notre activité consciente et de l’autre, si l’on admet que le fait d’avoir écrit la première entraîne un minimum de perception. Peu doit vous importer, d’ailleurs ; c’est en cela que réside, pour la plus grande part, l’intérêt du jeu surréaliste. Toujours est-il que la ponctuation s’oppose sans doute à la continuité absolue de la coulée qui nous occupe, bien qu’elle paraisse aussi nécessaire que la distribution des nœuds sur une corde vibrante Continuez autant qu’il vous plaira. Fiez-vous au caractère inépuisable du murmure. Si le silence menace de s’établir pour peu que vous ayez commis une faute : une faute, peut-on dire, d’inattention, rompez sans hésiter avec une ligne trop claire. À la suite du mot dont l’origine vous semble suspecte, posez une lettre quelconque, la lettre l par exemple, toujours la lettre l, et ramenez l’arbitraire en imposant cette lettre pour initiale au mot qui suivra.

POUR NE PLUS S’ENNUYER EN COMPAGNIE

C’est très difficile. N’y soyez pour personne, et parfois lorsque nul n’a forcé la consigne, vous interrompant en pleine activité surréaliste et vous croisant les bras, dites : « C’est égal, il y a sans doute mieux à faire ou à ne pas faire. L’intérêt de la vie ne se soutient pas. Simplicité, ce qui se passe en moi m’est encore importun ! » ou toute autre banalité révoltante.

POUR FAIRE DES DISCOURS

Se faire inscrire la veille des élections, dans le premier pays qui jugera bon de procéder à ce genre de consultations. Chacun a en soi l’étoffe d’un orateur : les pagnes multicolores, la verroterie des mots. Par le surréalisme il surprendra dans sa pauvreté le désespoir. Un soir sur une estrade, à lui seul il dépècera le ciel éternel, cette Peau de l’Ours. Il promettra tant que tenir si peu que ce soit consternerait. Il donnera aux revendications de tout un peuple un tour partiel et dérisoire. Il fera communier les plus irréductibles adversaires en un désir secret, qui sautera les patries. Et à cela il parviendra rien qu’en se laissant soulever par la parole immense qui fond en pitié et roule en haine. Incapable de défaillance, il jouera sur le velours de toutes les défaillances. Il sera vraiment élu et les plus douces femmes l’aimeront avec violence.

POUR ÉCRIRE DE FAUX ROMANS

Qui que vous soyez, si le cœur vous en dit, vous ferez brûler quelques feuilles de laurier et, sans vouloir entretenir ce maigre feu, vous commencerez à écrire un roman. Le surréalisme vous le permettra ; vous n’aurez qu’à mettre l’aiguille de « Beau fixe » sur « Action » et le tour sera joué. Voici des personnages d’allures assez disparates : leurs noms dans votre écriture sont une question de majuscules et ils se comporteront avec la même aisance envers les verbes actifs que le pronom impersonnel il envers des mots comme : pleut, y a, faut, etc. Ils les commanderont, pour ainsi dire et, là où l’observation, la réflexion et les facultés de généralisation ne vous auront été d’aucun secours, soyez sûr qu’ils vous feront prêter mille intentions que vous n’avez pas eues. Ainsi pourvus d’un petit nombre de caractéristiques physiques et morales, ces êtres qui en vérité vous doivent si peu ne se départiront plus d’une certaine ligne de conduite dont vous n’avez pas à vous occuper. Il en résultera une intrigue plus ou moins savante en apparence, justifiant point par point ce dénouement émouvant ou rassurant dont vous n’avez cure. Votre faux roman simulera à merveille un roman véritable ; vous serez riche et l’on s’accordera à reconnaître que vous avez « quelque chose dans le ventre », puisque aussi bien c’est là que ce quelque chose se tient.

Bien entendu, par un procédé analogue, et à condition d’ignorer ce dont vous rendrez compte, vous pourrez vous adonner avec succès à la fausse critique.

POUR SE BIEN FAIRE VOIR D’UNE FEMME QUI PASSE DANS LA RUE

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CONTRE LA MOKT

Le surréalisme vous introduira dans la mort qui est une société secrète. Il gantera votre main, y ensevelissant l’M profond par quoi commence le mot Mémoire. Ne manquez pas de prendre d’heureuses dispositions testamentaires : je demande, pour ma part, à être conduit au cimetière dans une voiture de déménagement. Que mes amis détruisent jusqu’au dernier exemplaire l’édition du Discours sur le Peu de Réalité.

Le langage a été donné à l’homme pour qu’il en fasse un usage surréaliste. Dans la mesure où il lui est indispensable de se faire comprendre, il arrive tant bien que mal à s’exprimer et à assurer par là l’accomplissement de quelques fonctions prises parmi les plus grossières. Parler, écrire une lettre n’offrent pour lui aucune difficulté réelle, pourvu que, ce faisant, il ne propose pas un but au-dessus de la moyenne, c’est-à-dire pourvu qu’il se borne à s’entretenir (pour le plaisir de s’entretenir) avec quelqu’un. Il n’est pas anxieux des mots qui vont venir, ni de la phrase qui suivra celle qu’il achève. À une question très simple, il sera capable de répondre à brûle-pourpoint. En l’absence de tics contractés au commerce des autres, il peut spontanément se prononcer sur un petit nombre de sujets ; il n’a pas besoin pour cela de « tourner sept fois sa langue » ni de se formuler à l’avance quoi que ce soit. Qui a pu lui faire croire que cette faculté de premier jet n’est bonne qu’à le desservir lorsqu’il se propose d’établir des rapports plus délicats ? Il n’est rien sur quoi il devrait se refuser à parler, à écrire d’abondance. S’écouter, se lire n’ont d’autre effet que de suspendre l’occulte, l’admirable secours. Je ne me hâte pas de me comprendre (baste ! je me comprendrai toujours). Si telle ou telle phrase de moi me cause sur le moment une légère déception, je me fie à la phrase suivante pour racheter ses torts, je me garde de la recommencer ou de la parfaire. Seule la moindre perte d’élan pourrait m’être fatale. Les mots, les groupes de mots qui se suivent pratiquent entre eux la plus grande solidarité. Ce n’est pas à moi de favoriser ceux-ci aux dépens de ceux-là. C’est à une miraculeuse compensation d’intervenir — et elle intervient.

Non seulement ce langage sans réserve que je cherche à rendre toujours valable, qui me paraît s’adapter à toutes les circonstances de la vie, non seulement ce langage ne me prive d’aucun de mes moyens, mais encore il me prête une extraordinaire lucidité et cela dans le domaine où de lui j’en attendais le moins. J’irai jusqu’à prétendre qu’il m’instruit et, en effet, il m’est arrivé d’employer surréellement des mots dont j’avais oublié le sens. J’ai pu vérifier après coup que l’usage que j’en avais fait répondait exactement à leur définition. Cela donnerait à croire qu’on n’« apprend » pas, qu’on ne fait jamais que « réapprendre ». Il est d’heureuses tournures qu’ainsi je me suis rendues familières. Et je ne parle pas de la conscience poétique des objets, que je n’ai pu acquérir qu’à leur contact spirituel mille fois répété.

C’est encore au dialogue que les formes du langage surréaliste s’adaptent le mieux. Là, deux pensées s’affrontent ; pendant que l’une se livre, l’autre s’occupe d’elle, mais comment s’en occupe-t-elle ? Supposer qu’elle se l’incorpore serait admettre qu’un temps il lui est possible de vivre tout entière de cette autre pensée, ce qui est fort improbable. Et de fait l’attention qu’elle lui donne est tout extérieure ; elle n’a que le loisir d’approuver ou de réprouver, généralement de réprouver, avec tous les égards dont l’homme est capable. Ce mode de langage ne permet d’ailleurs pas d’aborder le fond d’un sujet. Mon attention, en proie à une sollicitation qu’elle ne peut décemment repousser, traite la pensée adverse en ennemie ; dans la conversation courante, elle la « reprend » presque toujours sur les mots, les figures dont elle se sert ; elle me met en mesure d’en tirer parti dans la réplique en les dénaturant. Cela est si vrai que dans certains états mentaux pathologiques où les troubles sensoriels disposent de toute l’attention du malade, celui-ci, qui continue à répondre aux questions, se borne à s’emparer du dernier mot prononcé devant lui ou du dernier membre de phrase surréaliste dont il trouve trace dans son esprit :

« Quel âge avez-vous ? — Vous. » (Écholalie.)

« Comment vous appelez-vous ? — Quarante-cinq maisons. » (Symptôme de Ganser ou des réponses à côté.)

Il n’est point de conversation où ne passe quelque chose de ce désordre. L’effort de sociabilité qui y préside et la grande habitude que nous en avons parviennent seuls à nous le dissimuler passagèrement. C’est aussi la grande faiblesse du livre que d’entrer sans cesse en conflit avec l’esprit de ses lecteurs les meilleurs, j’entends les plus exigeants. Dans le très court dialogue que j’improvise plus haut entre le médecin et l’aliéné, c’est d’ailleurs ce dernier qui a le dessus. Puisqu’il s’impose par ses réponses à l’attention du médecin qui l’examine — et qu’il n’est pas celui qui interroge. Est-ce à dire que sa pensée est à ce moment la plus forte ? Peut-être. Il est libre de ne plus tenir compte de son âge et de son nom.

Le surréalisme poétique, auquel je consacre cette étude, s’est appliqué jusqu’ici à rétablir dans sa vérité absolue le dialogue, en dégageant les deux interlocuteurs des obligations de la politesse. Chacun d’eux poursuit simplement son soliloque, sans chercher à en tirer un plaisir dialectique particulier et à en imposer le moins du monde à son voisin. Les propos tenus n’ont pas, comme d’ordinaire, pour but le développement d’une thèse, aussi négligeable qu’on voudra, ils sont aussi désaffectés que possible. Quant à la réponse qu’ils appellent, elle est, en principe, totalement indifférente à l’amour-propre de celui qui a parlé. Les mots, les images ne s’offrent que comme tremplins à l’esprit de celui qui écoute. C’est de cette manière que doivent se présenter, dans Les Champs magnétiques, premier ouvrage purement surréaliste, les pages réunies sous le titre : Barrières, dans lesquelles Soupault et moi nous montrons ces interlocuteurs impartiaux.

Le surréalisme ne permet pas à ceux qui s’y adonnent de le délaisser quand il leur plaît. Tout porte à croire qu’il agit sur l’esprit à la manière des stupéfiants ; comme eux il crée un certain état de besoin et peut pousser l’homme à de terribles révoltes. C’est encore, si l’on veut, un bien artificiel paradis et le goût qu’on en a relève de la critique de Baudelaire au même titre que les autres. Aussi l’analyse des effets mystérieux et des jouissances particulières qu’il peut engendrer — par bien des côtés le surréalisme se présente comme un vice nouveau, qui ne semble pas devoir être l’apanage de quelques hommes ; il a comme le haschisch de quoi satisfaire tous les délicats —, une telle analyse ne peut manquer de trouver place dans cette étude.

1° Il en va des images surréalistes comme de ces images de l’opium que l’homme n’évoque plus, mais qui « s’offrent à lui, spontanément, despotiquement. Il ne peut pas les congédier ; car la volonté n’a plus de force et ne gouverne plus les facultés15. » Reste à savoir si l’on a jamais « évoqué » les images. Si l’on s’en tient, comme je le fais, à la définition de Reverdy, il ne semble pas possible de rapprocher volontairement ce qu’il appelle « deux réalités distantes ». Le rapprochement se fait ou ne se fait pas, voilà tout. Je nie, pour ma part, de la façon la plus formelle, que chez Reverdy des images telles que :

Dans le ruisseau il y a une chanson qui coule

ou :

Le jour s’est déplié comme une nappe blanche

ou :

Le monde rentre dans un sac

offrent le moindre degré de préméditation. Il est faux, selon moi, de prétendre que « l’esprit a saisi les rapports » des deux réalités en présence. Il n’a, pour commencer, rien saisi consciemment. C’est du rapprochement en quelque sorte fortuit des deux termes qu’a jailli une lumière particulière, lumière de l’image, à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles. La valeur de l’image dépend de la beauté de l’étincelle obtenue ; elle est, par conséquent, fonction de la différence de potentiel entre les deux conducteurs. Lorsque cette différence existe à peine comme dans la comparaison16, l’étincelle ne se produit pas. Or il n’est pas, à mon sens, au pouvoir de l’homme de concerter le rapprochement de deux réalités si distantes. Le principe d’association des idées, tel qu’il nous apparaît, s’y oppose. Ou bien faudrait-il en revenir à un art elliptique, que Reverdy condamne comme moi. Force est donc bien d’admettre que les deux termes de l’image ne sont pas déduits l’un de l’autre par l’esprit en vue de l’étincelle à produire, qu’ils sont les produits simultanés de l’activité que j’appelle surréaliste, la raison se bornant à constater, et a apprécier le phénomène lumineux.

Et de même que la longueur de l’étincelle gagne à ce que celle-ci se produise à travers des gaz raréfiés, l’atmosphère surréaliste créée par l’écriture mécanique, que j’ai tenu à mettre à la portée de tous, se prête particulièrement à la production des plus belles images. On peut même dire que les images apparaissent, dans cette course vertigineuse, comme les seuls guidons de l’esprit. L’esprit se convainc peu à peu de la réalité suprême de ces images. Se bornant d’abord à les subir, il s’aperçoit bientôt qu’elles flattent sa raison, augmentent d’autant sa connaissance. Il prend conscience des étendues illimitées où se manifestent ses désirs, où le pour et le contre se réduisent sans cesse, où son obscurité ne le trahit pas. Il va, porté par ces images qui le ravissent, qui lui laissent à peine le temps de souffler sur le feu de ses doigts. C’est la plus belle des nuits, la nuit des éclairs : le jour, auprès d’elle, est la nuit.

Les types innombrables d’images surréalistes appelleraient une classification que, pour aujourd’hui, je ne me propose pas de tenter. Les grouper selon leurs affinités particulières m’entraînerait trop loin ; je veux tenir compte, essentiellement, de leur commune vertu. Pour moi, la plus forte est celle qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé, je ne le cache pas ; celle qu’on met le plus longtemps à traduire en langage pratique, soit qu’elle recèle une dose énorme de contradiction apparente, soit que l’un de ses termes en soit curieusement dérobé, soit que s’annonçant sensationnelle, elle ait l’air de se dénouer faiblement (qu’elle ferme brusquement l’angle de son compas), soit qu’elle tire d’elle-même une justification formelle dérisoire, soit qu’elle soit d’ordre hallucinatoire, soit qu’elle prête très naturellement à l’abstrait le masque du concret, ou inversement, soit qu’elle implique la négation de quelque propriété physique élémentaire, soit qu’elle déchaîne le rire. En voici, dans l’ordre, quelques exemples :

Le rubis du Champagne. Lautréamont.

Beau comme la loi de l’arrêt du développement de la poitrine chez les adultes dont la propension à la croissance n’est pas en rapport avec la quantité de molécules que leur organisme s’assimile. Lautréamont.

Une église se dressait éclatante comme une cloche. Philippe Soupault.

Dans le sommeil de Rrose Sélavy il y a un nain sorti d’un puits qui vient manger son pain la nuit. Robert Desnos.

Sur le pont la rosée à tête de chatte se berçait. André Breton.

Un peu à gauche, dans mon firmament deviné, j’aperçois — mais sans doute n’est-ce qu’une vapeur de sang et de meurtre — le brillant dépoli des perturbations de la liberté. Louis Aragon.

Dans la foret incendiée,
Les lions étaient frais. Roger Vitrac.

La couleur des bas d’une femme n’est pas forcément à l’image de ses yeux, ce qui a fait dire à un philosophe qu’il est inutile de nommer : « Les céphalopodes ont plus de raisons que les quadrupèdes de haïr le progrès. » Max Morise.

Qu’on le veuille ou non, il y a là de quoi satisfaire à plusieurs exigences de l’esprit. Toutes ces images semblent témoigner que l’esprit est mûr pour autre chose que les bénignes joies qu’en général il s’accorde. C’est la seule manière qu’il ait de faire tourner à son avantage la quantité idéale d’événements dont il est chargé17. Ces images lui donnent la mesure de sa dissipation ordinaire et des inconvénients qu’elle offre pour lui. Il n’est pas mauvais qu’elles le déconcertent finalement, car déconcerter l’esprit c’est le mettre dans son tort. Les phrases que je cite y pourvoient grandement. Mais l’esprit qui les savoure en tire la certitude de se trouver dans le droit chemin ; pour lui-même, il ne saurait se rendre coupable d’argutie ; il n’a rien à craindre puisqu’en outre il se fait fort de tout cerner.

2° L’esprit qui plonge dans le surréalisme revit avec exaltation la meilleure part de son enfance. C’est un peu pour lui la certitude de qui, étant en train de se noyer, repasse, en moins d’une minute, tout l’insurmontable de sa vie. On me dira que ce n’est pas très encourageant. Mais je ne tiens pas à encourager ceux qui me diront cela. Des souvenirs d’enfance et de quelques autres se dégage un sentiment d’inaccaparé et par la suite de dévoyé, que je tiens pour le plus fécond qui existe. C’est peut-être l’enfance qui approche le plus de la « vraie vie » ; l’enfance au-delà de laquelle l’homme ne dispose, en plus de son laisser-passer, que de quelques billets de faveur ; l’enfance où tout concourait cependant à la possession efficace, et sans aléas, de soi-même. Grâce au surréalisme, il semble que ces chances reviennent. C’est comme si l’on courait encore à son salut, ou à sa perte. On revit, dans l’ombre, une terreur précieuse. Dieu merci, ce n’est encore que le Purgatoire. On traverse, avec un tressaillement, ce que les occultistes appellent des paysages dangereux. Je suscite sur mes pas des monstres qui guettent ; ils ne sont pas encore malintentionnés à mon égard et je ne suis pas perdu, puisque je les crains. Voici « les éléphants à tête de femme et les lions volants » que, Soupault et moi, nous tremblâmes naguère de rencontrer, voici le « poisson soluble » qui m’effraye bien encore un peu. POISSON SOLUBLE, n’est-ce pas moi le poisson soluble, je suis né sous le signe des Poissons et l’homme est soluble dans sa pensée ! La faune et la flore du surréalisme sont inavouables.

3° Je ne crois pas au prochain établissement d’un poncif surréaliste. Les caractères communs à tous les textes du genre, parmi lesquels ceux que je viens de signaler et beaucoup d’autres que seules pourraient nous livrer une analyse logique et une analyse grammaticale serrées, ne s’opposent pas à une certaine évolution de la prose surréaliste dans le temps. Venant après quantité d’essais auxquels je me suis livré dans ce sens depuis cinq ans et dont j’ai la faiblesse de juger la plupart extrêmement désordonnés, les historiettes qui forment la suite de ce volume m’en fournissent une preuve flagrante. Je ne les tiens à cause de cela, ni pour plus dignes, ni pour plus indignes, de figurer aux yeux du lecteur les gains que l’apport surréaliste est susceptible de faire réaliser à sa conscience.

Les moyens surréalistes demanderaient, d’ailleurs, à être étendus. Tout est bon pour obtenir de certaines associations la soudaineté désirable. Les papiers collés de Picasso et de Braque ont même valeur que l’introduction d’un lieu commun dans un développement littéraire du style le plus châtié. Il est même permis d’intituler POÈME ce qu’on obtient par l’assemblage aussi gratuit que possible (observons, si vous voulez, la syntaxe) de titres et de fragments de titres découpés dans les journaux :

POÈME

Un éclat de rire de saphir dans l’île de Ceylan

Les plus belles pailles ONT LE TEINT FANÉ SOUS LES VERROUS

dans une ferme isolée AU JOUR LE JOUR s’aggrave l’agréable

Une voie carrossable vous conduit au bord de l’inconnu

le café prêche pour son saint L’ARTISAN QUOTIDIEN DE VOTRE BEAUTÉ

MADAME, une paire de bas de soie n’est pas

Un saut dans le vide UN CERF

L’Amour d’abord Tout pourrait s’arranger si bien PARIS EST UN GRAND VILLAGE

Surveillez Le feu qui couve LA PRIÈRE Du beau temps

Sachez que les rayons ultra-violets ont terminé leur tâche Courte et bonne

LE PREMIER JOURNAL BLANC DU HASARD Le rouge sera

Le chanteur errant OÙ EST-IL ? dans la mémoire dans sa maison AU BAL DES ARDENTS

Je fais en dansant Ce qu’on a fait, ce qu’on va faire

Et on pourrait multiplier les exemples. Le théâtre, la philosophie, la science, la critique parviendraient encore à s’y retrouver. Je me hâte d’ajouter que les futures techniques surréalistes ne m’intéressent pas.

Autrement graves me paraissent être18, je l’ai donné suffisamment à entendre, les applications du surréalisme à l’action. Certes, je ne crois pas à la vertu prophétique de la parole surréaliste. « C’est oracle, ce que je dis »19 : oui, tant que je veux, mais qu’est lui-même l’oracle ?20 La piété des hommes ne me trompe pas. La voix surréaliste qui secouait Cumes, Dodone et Delphes n’est autre chose que celle qui me dicte mes discours les moins courroucés. Mon temps ne doit pas être le sien, pourquoi m’aiderait-elle à résoudre le problème enfantin de ma destinée ? Je fais semblant, par malheur, d’agir dans un monde où, pour arriver à tenir compte de ses suggestions, je serais obligé d’en passer par deux sortes d’interprètes, les uns pour me traduire ses sentences, les autres, impossibles à trouver, pour imposer à mes semblables la compréhension que j’en aurais. Ce monde dans lequel je subis ce que je subis (n’y allez pas voir), ce monde moderne, enfin, diable ! que voulez-vous que j’y fasse ? La voix surréaliste se taira peut-être, je n’en suis plus à compter mes disparitions. Je n’entrerai plus, si peu que ce soit, dans le décompte merveilleux de mes années et de mes jours. Je serai comme Nijinski, qu’on conduisit l’an dernier aux Ballets russes et qui ne comprit pas à quel spectacle il assistait. Je serai seul, bien seul en moi, indifférent à tous les ballets du monde. Ce que j’ai fait, ce que je n’ai pas fait, je vous le donne.

Et, dès lors, il me prend une grande envie de considérer avec indulgence la rêverie scientifique, si malséante en fin de compte, à tous égards. Les sans-fil ? Bien. La syphilis ? Si vous voulez. La photographie ? Je n’y vois pas d’inconvénient. Le cinéma ? Bravo pour les salles obscures. La guerre ? Nous riions bien. Le téléphone ? Allô, oui. La jeunesse ? Charmants cheveux blancs. Essayez de me faire dire merci : « Merci. » Merci… Si le vulgaire estime fort ce que sont à proprement parler les recherches de laboratoire, c’est que celles-ci ont abouti au lancement d’une machine, à la découverte d’un sérum, auxquels le vulgaire se croit directement intéressé. Il ne doute pas qu’on ait voulu améliorer son sort. Je ne sais ce qui entre exactement dans l’idéal des savants de vœux humanitaires, mais il ne me paraît pas que cela constitue une somme bien grande de bonté. Je parle, bien entendu, des vrais savants et non des vulgarisateurs de toutes sortes qui se font délivrer un brevet. Je crois, dans ce domaine comme dans un autre, à la joie surréaliste pure de l’homme qui, averti de l’échec successif de tous les autres, ne se tient pas pour battu, part d’où il veut et, par tout autre chemin qu’un chemin raisonnable, parvient où il peut. Telle ou telle image, dont il jugera opportun de signaliser sa marche et qui, peut-être, lui vaudra la reconnaissance publique, je puis l’avouer, m’indiffère en soi. Le matériel dont il faut bien qu’il s’embarrasse ne m’en impose pas non plus : ses tubes de verre ou mes plumes métalliques… Quant à sa méthode, je la donne pour ce que vaut la mienne. J’ai vu à l’œuvre l’inventeur du réflexe cutané plantaire ; il manipulait sans trêve ses sujets, c’était tout autre chose qu’un « examen » qu’il pratiquait, il était clair qu’il ne s’en fiait plus à aucun plan. De-ci de-là, il formulait une remarque, lointainement, sans pour cela poser son épingle, et tandis que son marteau courait toujours. Le traitement des malades, il en laissait à d’autres la tâche futile. Il était tout à cette fièvre sacrée.

Le surréalisme, tel que je l’envisage, déclare assez notre non-conformisme absolu pour qu’il ne puisse être question de le traduire, au procès du monde réel, comme témoin à décharge. Il ne saurait, au contraire, justifier que de l’état complet de distraction auquel nous espérons bien parvenir ici-bas. La distraction de la femme chez Kant, la distraction « des raisins » chez Pasteur, la distraction des véhicules chez Curie sont à cet égard profondément symptomatiques. Ce monde n’est que très relativement à la mesure de la pensée et les incidents de ce genre ne sont que les épisodes jusqu’ici les plus marquants d’une guerre d’indépendance à laquelle je me fais gloire de participer. Le surréalisme est le « rayon invisible » qui nous permettra un jour de l’emporter sur nos adversaires. « Tu ne trembles plus, carcasse. » Cet été les roses sont bleues ; le bois c’est du verre. La terre drapée dans sa verdure me fait aussi peu d’effet qu’un revenant. C’est vivre et cesser de vivre qui sont des solutions imaginaires. L’existence est ailleurs.

Une position du groupe surréaliste
Liberté est un mot vietnamien
Y a-t-il une guerre en Indochine ? On s’en douterait à peine ; les journaux de la France « libre », soumis plus que jamais à la consigne, font le silence. Ils publient timidement des résumés militaires victorieux mais embarrassés. Pour réconforter les familles, on assure que les soldats sont « économisés » (les banquiers se trahissent par le style des communiqués). Pas un mot de la féroce répression exercée là-bas au nom de la Démocratie. Tout est fait pour cacher aux Français un scandale dont le monde entier s’émeut.
Car il y a la guerre en Indochine, une guerre impérialiste entreprise, au nom d’un peuple qui lui-même vient d’être libéré de cinq ans d’oppression, contre un autre peuple unanime à vouloir sa liberté.
Cette agression revêt une signification grave :
D’une part, elle prouve que rien n’est changé : comme en 1919 le capitalisme, après avoir exploité tant le patriotisme que les plus nobles mots d’ordre de liberté, entend reprendre un pouvoir entier, réinstaller la puissance de sa bourgeoisie financière, de son armée et de son clergé, il continue sa politique impérialiste traditionnelle ;
D’autre part, elle prouve que les élus de la classe ouvrière, au mépris de la tradition anticolonialiste qui fut un des plus fermes vecteurs du mouvement ouvrier, en flagrante violation du droit mainte fois proclamé des peuples à disposer d’eux-mêmes, acceptent - les uns par corruption, les autres par soumission aveugle à une stratégie imposée de haut et dont les exigences, dès maintenant illimitées, tendent à dérober ou à invertir les véritables mobiles de lutte - d’assumer la responsabilité de l’oppression ou de s’en faire, en dépit d’une certaine ambivalence de comportement, les complices.
Aux hommes qui gardent quelque lucidité et quelque sens de l’honnêteté nous disons :
Il est faux que l’on puisse défendre la liberté ici en imposant la servitude ailleurs. Il est faux que l’on puisse mener au nom du peuple français un combat si odieux sans que des conséquences dramatiques en découlent rapidement.
La tuerie agencée adroitement par un moine amiral ne tend qu’à défendre l’oppression féroce des capitalistes, des bureaucrates et des prêtres. Et ici, n’est-ce pas, trêve de plaisanterie : il ne saurait être question d’empêcher le Vietnam de tomber entre les mains d’un impérialisme concurrent car où voit-on que l’impérialisme français ait conservé quelque indépendance ; où voit-on qu’il ait fait autre chose depuis un quart de siècle que céder et se vendre ? Quelle protection se flatte-t-il d’assurer à tels ou tels de ses esclaves ?
Les Surréalistes, pour qui la revendication principale a été et demeure la libération de l’homme, ne peuvent garder le silence devant un crime aussi stupide que révoltant. Le Surréalisme n’a de sens que contre un régime dont tous les membres solidaires n’ont trouvé comme don de joyeux avènement que cette ignominie sanglante, régime qui, à peine né, s’écroule dans la boue des compromissions, des concussions et qui n’est qu’un prélude calculé pour l’édification d’un prochain totalitarisme.
Le Surréalisme déclare, à l’occasion de ce nouveau forfait, qu’il n’a renoncé à aucune de ses revendications et, moins qu’à toute autre, à la volonté d’une transformation radicale de la société. Mais il sait combien sont illusoires les appels à la conscience, à l’intelligence et même aux intérêts des hommes, combien sur ces plans le mensonge et l’erreur sont faciles, les divisions inévitables : c’est pourquoi le domaine qu’il s’est choisi est à la fois plus large et plus profond, à la mesure d’une véritable fraternité humaine.
Il est donc désigné pour élever sa protestation véhémente contre l’agression impérialiste et adresser son salut fraternel à ceux qui incarnent, en ce moment même, le devenir de la liberté.
Adolphe Acker, Yves Bonnefoy, Joël Bousquet, Francis Bouvet, André Breton, Jacques Brunius, Jean Brun, Eliane Catoni, Jean Ferry, Guy Gillequin, Jacques Halperin, Arthur Harfaux, Maurice Henry, Marcel Jean, Pierre Mabille, Jehan Mayoux, Francis Meunier, Maurice Nadeau, Henri Parisot, Henri Pastoureau, Benjamin Péret, Henri Seigle, NoHenri Seigle, Iaroslav Serpan et Yves Tanguy
Haute fréquence
Aux fins habituelles, une partie de la presse a tenté d’exploiter les récents incidents survenus au sein du surréalisme, ce qui nous entraîne à un minimum de rappels et de précisions.
Ni école, ni chapelle, beaucoup plus qu’une attitude, le surréalisme est, dans le sens le plus agressif et le plus total du terme, une aventure. Aventure de l’homme et du réel lancés l’un par l’autre dans le même mouvement. N’en déplaise aux spirites de la critique attablés, toutes lumières éteintes, pour évoquer son ombre, le surréalisme continue à se définir par rapport à la vie dont il n’a cessé d’exalter les forces en s’attaquant à leur aliénation séculaire.
Il n’a pas à ressembler à la lettre de ce qu’il fut jadis. Moins encore à la caricature qu’en proposent ses adversaires. Trafiquant d’une version de son passé historique rituellement expurgée par leurs soins, c’est en vain qu’ils essaieraient de faire prendre pour les limites du surréalisme celles, fort étroites, de leur entendement.
Beaucoup se rassurent aujourd’hui en croyant constater l’usure de certaines formes de « scandale » mises en vigueur par le surréalisme, sans s’apercevoir qu’elles ne pouvaient être que des formes temporaires de résistance et de lutte contre le scandale que constitue le spectacle du monde tel qu’il résulte de ses institutions. Ce scandale est aujourd’hui à son comble et justifie de notre part une protestation non moins active quoique nécessairement différente de la première. A qui fera-t-on croire que la dégénérescence des formations politiques traditionnelles suffit à rendre platonique notre passion de la liberté ? Les récents événements d’Espagne prouvent une fois de plus que l’absence de mots d’ordre partisans n’empêche pas le génie révolutionnaire de secouer toute servitude, à commencer par la sujétion provisoire de la revendication humaine à une idéologie régressive, régnant en despote sur les multitudes.
Face à ce fléau, nous soutenons plus que jamais que les différentes manifestations de la révolte ne doivent pas être isolées les unes des autres ni soumises à une arbitraire hiérarchie, mais qu’elles constituent les facettes d’un seul prisme. Parce qu’il permet aujourd’hui à ces feux diversement colorés mais également intenses de reconnaître en lui leur foyer commun, le Surréalisme, à meilleur escient encore que par le passé, se voue à la résolution des principaux conflits qui séparent l’homme de la liberté, c’est-à-dire du développement harmonieux de l’humanité dans son ensemble et ses innombrables manifestations, - de l’humanité enfin parvenue à un sens moins précaire de sa destinée, guérie de toute idée de transcendance, libérée de toute exploitation.
Pour nous, il va sans dire que la religion judéo-chrétienne reste, au sens propre, l’ennemie « acharnée » de l’homme, qu’elle réussisse ou non à s’incorporer aux idéologies totalitaires. Avec ses complices Travail, Famille, Patrie, elle n’en devra pas moins fermer sa fabrique d’estropiés et de cadavres. Pour en finir avec elle, nous en appelons systématiquement aux forces qu’elle tente d’étouffer dans le psychisme humain.
C’est à ces forces que s’allie, dans son éternelle disponibilité, la jeunesse avide de tout ce qui combat un utilitarisme de jour en jour plus aveugle. Ce sont elles qui se conjuguent et s’exaltent dans l’amour, annonçant un âge d’or où l’or n’aurait pas d’âge, où la fleur de l’âge, pour vivre, se passerait d’or. Ce sont elles encore qui font de la poésie le principe et la source de toute connaissance, en opposition permanente à la sottise (métaphysique, politique, etc.) et à ses manifestations journalistiques, radiophoniques, cinématographiques, etc.
La volonté du surréalisme de rendre à l’homme les pouvoirs dont il a été spolié n’a pas manqué de le conduire à interroger tous les aspects de la connaissance intuitive, en particulier ceux qu’embrassent les doctrines ésotériques, dont l’intérêt est de dévoiler dans l’espace et le temps certains circuits ininterrompus. Il n’en répugne que davantage à tout ce qui peut apparenter certains systèmes « occultes » à un ensemble de recettes d’agenouillement et réaffirme à ce propos son irréductible hostilité à tout fidéisme.
Dépassant de loin la simple hypothèse de recherche, le surréalisme - dont l’existence organique est devenue assez souple pour qu’à l’esprit de la présente déclaration puisse être associé l’ensemble de nos camarades étrangers - offre à la prospection nouvelle un terrain suffisamment vaste et magnétique pour que désir et liberté s’y recréent l’un l’autre à perte de vue.
Paris, le 24 mai 1951.
Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, André Breton, Roland Brudieux, Jacques Brunius, Jean Brun, Adrien Dax, Guy Doumayrou, Jacqueline Duprey-Senard, Jean-Pierre Duprey, Jean Ferry, Georges Goldfayn, Jindrich Heisler, Adonis Kyrou, Alain Lebreton, Gérard Legrand, André Liberati, Man Ray, Jehan Mayoux, Nora Mitrani, Henri Parisot, Octavio Paz, Benjamin Péret, André Pieyre de Mandriargues, Maurice Raphaël, Claude Rochin, Bernard Roger, Jean Schuster, Anne Seghers, Toyen, Clovis Trouille, François Valorbe et Michel Zimbacca
Pour sauver nos 11 condamnés à mort
Le discours prononcé à Wagram par notre camarade André Breton
Camarades,
Si quelque part au monde le cœur de la liberté continue à battre, s’il est un lieu d’où ses coups nous parviennent mieux frappés que de partout ailleurs, nous savons tous que ce lieu est l’Espagne. Il est exaltant de penser que quinze ans de dictature ne l’ont pas brisée. Lors des grèves de Barcelone de mars 1951, on a pu constater que, non seulement la combativité des milieux ouvriers aussi bien qu’universitaires n’était en rien diminuée, mais encore qu’une contagion magnifique s’étendait aussitôt à l’ensemble de la population, isolant d’un seul coup les tenants et profiteurs du régime et en posture de les expulser comme un corps étranger.
Tous ceux qui ont rendu compte de ces grèves, même sans sympathie profonde pour la longue souffrance du peuple espagnol, ont été frappés par leur propension extrêmement rapide à faire tache d’huile. Manifestement, il s’agissait là d’un phénomène qui déjouait tous leurs pronostics.
Ils comprennent mal comment un simple boycott des tramways, décidé en raison de l’augmentation du tarif de transport, pouvait avoir propagé une telle ampleur. Ils allaient de surprise en surprise : la police avait curieusement tardé à réagir, l’armée était restée dans l’expectative, une grève atteignant plusieurs centaines de milliers d’ouvriers avait pu être déclenchée par téléphone, sur l’ordre évidemment apocryphe de la Phalange.
Une mystification de cette envergure (les correspondants de presse s’accordent à lui attribuer une importance décisive) semble bien donner le climat de ces journées presque insurrectionnelles. On a pu dire que c’est l’humour qui, du commencement à la fin du mouvement, lui avait prêté son « unité de style ». Ainsi, contrairement à ce qu’on pouvait attendre des moyens de coercition sur lesquels repose une dictature, un tel mouvement s’était avéré possible et dans la voie de sa généralisation, il n’avait pu être freiné que de justesse.
Chose encore plus significative, en cette occurrence la victoire intégrale appartint aux grévistes ; rappelons-nous que les compagnies durent renoncer à l’augmentation du ticket de tramway, que le gouverneur et le chef de la police de Barcelone furent remplacés ainsi que le dirigeant provincial des syndicats fantoches autorisés par Franco. Par-dessus tout, retenons que les sanctions prises à l’occasion de la révolte catalane durent être levées, les grévistes obtenant d’être payés moyennant des heures supplémentaires.
Il y a là un fait nouveau qui ne saurait être trop médité. Ceci ne peut manquer d’être interprété comme une grande lézarde qui affecte dans son ensemble toute la structure dictatoriale. On a beau tuer, s’employer à avilir tout ce qui peut être avili, tour à tour brandir le crucifix et faire donner la mitraillette, affamer un peuple et le retrancher de ce qui reste de communauté humaine, on n’en finit pas pour cela avec l’âme de ce peuple telle qu’elle s’est incarnée en mon enfance dans la personne de Francisco Ferrer et qu’elle s’est retrempée dans la vaillance légendaire de la C.N.T. et de la F.A.I.
On a décelé sans peine quelques-unes des causes immédiates des troubles de Barcelone. Paul Parisot, dans la revue Preuves, insiste sur la misère des masses, l’asphyxie économique de l’Espagne. Fomento de la produccion, second organe économique espagnol (et celui du patronat catalan) reconnaissait, en novembre 1950, que pour se nourrir, l’ouvrier catalan avait besoin de 141,5 % de son salaire.
Le correspondant de United Press à Paris signalait dans les dernières semaines de décembre une augmentation de 30 % sur les produits de première nécessité tels que le pain, le sucre et les œufs. A cela, dit-il, s’ajoute l’exode massif des campagnes vers les villes, essentiellement vers Barcelone, exode qui accroît la misère dans les villes où règne déjà le chômage, et provoque une diminution très sensible de la surface des terres cultivées. Ces considérations, en effet tout -à fait essentielles, n’ont que le défaut de laisser de côté cette sombre flamme, spécifique du génie espagnol, qui, par l’intermédiaire de Goya, s’est transmise sans défaillance du Cervantes de Numance à Federico Garcia Lorca.
Cette flamme est celle que je m’émeus toujours de retrouver dans les yeux de nos camarades espagnols en exil rencontrés ici ou par le monde. Il y a eu tant de grands navigateurs dans leur histoire que ce point vers lequel ils n’ont cessé de tendre, en dépit des vents contraires, je suis persuadé qu’ils l’atteindront.
Ce sera toute justice, toute réparation pour eux et pour nous. N’oublions pas que le monstre qui, pour un temps, nous tient encore à sa merci, s’est fait les griffes en Espagne. C’est là qu’il a commencé à faire suinter ses poisons : le mensonge, la division, la démoralisation, la disparition ; que, pour la première fois, il a fait luire ses buissons de fusils au petit matin, à la tombée du soir ses chambres de torture. Les Hitler, les Mussolini, les Staline ont eu là leur laboratoire de dissection, leur école de travaux pratiques. Les fours crématoires, les mines de sel, les escaliers glissants de la N.K.V.D., l’extension à perte de vue du monde concentrationnaire ont été homologués à partir de là. C’est d’Espagne que part l’égouttement de sang indélébile témoignant d’une blessure qui peut être mortelle pour le monde. C’est en Espagne que, pour la première fois, le droit de vivre libre a été frappé.
Camarades, en tenant ces propos, j’ai conscience de ne pas m’éloigner de ce qui nous réunit ce soir. Onze de nos camarades d’Espagne sont dès maintenant promis aux balles franquistes, Sachant que la plupart d’entre eux sont emprisonnés depuis bientôt deux ans, il est trop clair que de cette manière Franco tâte l’opinion internationale pour savoir si elle endurera, sur une beaucoup plus grande échelle, la répression du soulèvement de février-mars 1951, dont on estime qu’elle a entraîné plusieurs milliers d’arrestations.
Quand bien même nous ne connaîtrions pas la nature du délit qui expose à la mort nos onze camarades, il va sans dire qu’en aucun cas nous ne saurions prendre notre parti d’une sentence rendue par des officiers fascistes, après simulacre de plaidoirie par des fascistes - ceci sans préjudice du scandale qu’il y a, où que ce soit, à ce qu’un individu affublé en magistrat demande et obtienne « la tête des autres ».
Mais la nature du délit nous est connue et nous savons aussi sous quelle loi scélérate il tombe, la "loi de répression contre le banditisme et le terrorisme", décrétée le 18 avril 1947. Il n’est que de réfléchir un instant à ces mots -banditisme, terrorisme- pour reconnaître qu’ils sont abusivement applicables à toute activité de résistance à l’ordre, par exemple de celle qui a été opposée ici au fascisme allemand.
Il n’est pas moins évident que les moyens de lutter contre cette idéologie, dès l’instant qu’elle a usurpé le pouvoir, ne sauraient non plus différer, qu’on se place il y a quelques années en France occupée ou aujourd’hui en Espagne bâillonnée, ligotée, mais non vaincue. Ces moyens, nous avons appris à les connaître et nous n’avons pas la mémoire assez courte pour exiger d’eux qu’ils soient pacifiques. Ce serait, ou jamais, l’occasion de dire, à l’adresse des juges de Séville et de Barcelone : « Que messieurs les assassins commencent ».
D’autres que moi s’élèveront ce soir contre la série d’iniquités qui ont marqué le déroulement de l’affaire qui nous occupe. La fameuse technique dite de "l’amalgame", que des procès comme ceux de Moscou ont mise au point, permet, une fois de plus, de rassembler sous le même chef d’accusation des camarades qui ne nient pas les actes dont on les accuse et des camarades qui n’ont rien commis de tel, sans qu’il nous soit possible de distinguer ceux-ci de ceux-là dans les conditions d’étouffement réalisées (procès à huis clos, informations réduites à cinq lignes dans les journaux de Barcelone et de Madrid).
Mais là ne saurait être la question : notre solidarité doit aller indistinctement à eux tous. Comme dans toute action de résistance, il serait impardonnable de vouloir dissocier de ceux qui ont agi avec le plus grand courage ceux que l’accusation mêle aux précédents pour frapper en eux la simple opposition passive au régime.
Comme le fait observer Solidaridad Obrera, organe de la C.N.T. d’Espagne en exil, l’inculpation de « banditisme » tombe d’ailleurs d’elle-même dès qu’on se reporte à ce paragraphe du premier feuillet rempli par le juge d’instruction, qui souligne assez le caractère politico-social de la persécution :
« Ces groupes ont perpétré à Barcelone, qui était l’objectif principal de leur activité, à dessein d’y poursuivre, par des actes criminels -ici, les occupants nazis n’auraient pas parlé autrement- leur oeuvre de perturbation de l’ordre social.
En ce lieu, ils ont reçu l’appui des membres de leur organisation (la C.N.T.) qui, non seulement a mis à leur service des éléments d’agitation et des groupes organisés - organisés, on ne leur fait pas dire - mais leur a procuré des informations. Ils faisaient, en outre, du prosélytisme pour étendre les idées anarcho-syndicalistes d’action directe et transmettre des instructions aux groupes d’action. »
Il s’agit, on le voit, contre le fascisme, de la forme de résistance même qui a été tenue ici le plus en honneur.
Surtout, Camarades, gardons-nous de douter de l’efficacité de notre protestation. Franco est loin de disposer des moyens qui permettent, derrière le " rideau de fer ", l’organisation de ces procès à grand spectacle où les accusés surenchérissent sur les témoins à charge et louchent avec complaisance vers leur bourreau. Il en est réduit à opérer dans l’ombre et, comme on l’a vu par les grèves de Barcelone, il n’est pas impossible de le faire reculer.
Avant qu’il ne soit trop tard, puisqu’aux dernières nouvelles les faux avocats de nos camarades sont venus les avertir qu’on allait les fusiller, n’ayons tous qu’une voix pour exiger la révision au grand jour des procès de Séville et de Barcelone, avec des avocats réels ayant eu le temps d’étudier la cause et sous la garantie d’observateurs étrangers. A tout prix, et de toute urgence, trouvons aussi le moyen de faire tenir à nos camarades un message comme : « Au nom de tous les hommes libres et aussi de tous ceux qui n’aspirent qu’à se libérer, merci. »
« Ne cessez pas d’espérer, nous sommes ici de pensée, de cœur avec vous. »
« Vie et gloire à l’héroïque C.N.T. espagnole ! »

Messages

  • je pense que l’art est élément considérable dans la révolution.parce que les créations artistiques parlent et symbolisent les différents mouvements au sein de la société car selon moi l’art c’est un instrument qui permet d’incarner et de représenter les choses qui peuvent nous parler sinon évoquer des sentiments. Par exemple l’incarnation artistique d’une femme pleurant sur ses enfants tués dans guerre me fait vivre la peine et toutes souffrances vécues par cette pauvre femme. Vus tous ces rapports importants entre l’art et la révolution, nous pouvons dire que est vraiment indissociable à la révolution.

    Un lecteur d’Afrique

    • Cher lecteur,

      tu as parfaitement raison que l’art est l’expression du caractère révolutionnaire de l’esprit humain.

      Et d’abord l’art refuse les prisons : les vraies prisons et les prisons intellectuelles.

      Ensuite, l’art se rit des impossibilités matérielles des humains. Son royaume est l’imagination at, comme tel, il saute par dessus les obstacles que nosu ne pouvons pas encore physiquement franchir.

      L’imagination créatrice est révolutionnaire par essence.

      L’art nous touche parce qu’il fait appel aux sentiments humains, révolte contre l’injustice, aspiration à la liberté, goût de la beauté de la générosité. Ce sont des valeurs peu appréciées dans le monde sec de l’argent roi. Dans ce sens aussi, l’art touche à la question de la révolution.

      Nous, révolutionnaires, ne prétendons pas annexer l’art. pas même à la révolution. Mais les deux sont frères...

    • A tous les passionnés d’art et de poésie, je livre ce passage, début d’un texte formidable de dénonciation de la poésie au service de quelque cause que ce soit, et en particulier de la propagande nationaliste de la « libération » bien chauvine, gaullo-stalinienne, qui eut lieu en 1944-45 en France.

      La poésie, et par extension l’art n’a rien à voir avec aucune cause que ce soit. Il est révolutionnaire par essence. Dès qu’il se veut au service d’une cause, il devient autre chose : art appliqué, communication, propagande, publicité, objet marchant au service de la marchandise et du capital, marchandise-capital, capitale au profit, à l’accumulation, au profit accumulé en capital, en capital assoiffé de vie humaine pour mieux gonfler et t’emporter dans le gonflement de lui-même, capital qui spéculera sur ton dos, sur ta peur, sur ta force, force de travail accumulée dans le sang des guerres et des meurtres pour la propriété privée du capital, capital assoiffé de sang et d’oppression pour que ton sang le nourrisse. Alors la poésie imagine autre chose et sort de la marchandise, mais le capital luttera toujours pour la transformer en marchandise...

      Révolution permanente pour libérer la poésie et le cri de la vie qu’elle incarne !

      J’adore ce texte et suis totalement en accord avec chacun de ses mots.

      Si l’on recherche la signification originelle de la poésie, aujourd’hui dissimulée sous les mille oripeaux de la société, on constate qu’elle est le véritable souffle de l’homme, la source de toute connaissance et cette connaissance elle-même sous son aspect le plus immaculé. En elle se condense toute la vie spirituelle de l’humanité depuis qu’elle a commencé de prendre conscience de sa nature ; en elle palpitent maintenant ses plus hautes créations et, terre à jamais féconde, elle garde perpétuellement en réserve les cristaux incolores et les moissons de demain. Divinité tutélaire aux mille visages, on l’appelle ici amour, là liberté, ailleurs science. Elle demeure omnipotente, bouillonne dans le récit mythique de l’Esquimau, éclate dans la lettre d’amour, mitraille le peloton d’exécution qui fusille l’ouvrier exhalant un dernier soupir de révolution sociale, donc de liberté, étincelle dans la découverte du savant, défaille, exsangue, jusque dans les plus stupides productions se réclamant d’elle et son souvenir, éloge qui voudrait être funèbre, perce encore dans les paroles momifiées du prêtre, son assassin, qu’écoute le fidèle la cherchant, aveugle et sourd, dans le tombeau du dogme où elle n’est plus que fallacieuse poussière.

      Benjamin Péret, Le déshonneur des poètes

  • Léon Trotsky

    CHAPITRE VIII

    ART RÉVOLUTIONNAIRE ET ART SOCIALISTE

    Quand on parle d’art révolutionnaire, on pense à deux sortes de phénomènes artistiques : les œuvres dont les thèmes reflètent la révolution, et celles qui sans être reliées à la révolution par le thème, en sont profondément imbues, colorées par la nouvelle conscience qui surgit de la révolution. Ce sont des phénomènes qui, de toute évidence, relèvent ou pourraient relever de conceptions entièrement différentes. Alexis Tolstoï, dans son roman le Chemin des Tourments, décrit la période de la guerre et de la révolution. Il appartient à la vieille école de Yasnaya-Polyana [31] avec moins d’envergure, un point de vue plus étroit. A propos des événements les plus grands, elle sert seulement à rappeler, cruellement, que Yasnaya-Polyana a été et n’est plus. En revanche, quand le jeune poète Tikhonov parle d’une petite épicerie – il semble être intimidé d’écrire sur la révolution –, il perçoit et décrit l’inertie, l’immobilité, avec une fraîcheur et une véhémence passionnée que seul un poète de la nouvelle époque peut exprimer.

    Ainsi, l’art révolutionnaire et des œuvres sur la révolution, s’ils ne sont pas une seule et même chose, ont des points de contact. Les artistes créés par la révolution ne peuvent pas ne pas vouloir écrire sur la révolution. D’autre part, l’art qui aura vraiment quelque chose à dire sur la révolution, devra rejeter sans pitié le point de vue du vieux Tolstoï, son esprit de grand seigneur et son amitié pour le moujik.

    Il n’existe pas encore d’art révolutionnaire. Il existe des éléments de cet art, des signes, des tentatives vers lui. Avant tout, il y a l’homme révolutionnaire, en train de former la nouvelle génération à son image et qui a de plus en plus besoin de cet art. Combien de temps faudra-t-il pour que cet art se manifeste de façon décisive ? Il est difficile même de le deviner, il s’agit d’un processus impondérable, et nous en sommes réduits à limiter nos supputations, même quand il s’agit de déterminer les échéances de processus sociaux matériels. Pourquoi la première grande vague de cet art ne viendrait-elle pas bientôt, l’art de la jeune génération née dans la révolution et que la révolution a portée avec elle ?

    L’art de la révolution, qui reflète ouvertement toutes les contradictions d’une période de transition, ne doit pas être confondu avec l’art socialiste, dont la base manque encore. Il ne faut cependant pas oublier que l’art socialiste sortira de ce qui se fait durant cette période de transition.

    En insistant sur une telle distinction, nous ne montrons aucun amour pour les schémas. Ce n’est pas pour rien qu’Engels caractérisa la révolution socialiste comme le saut du règne de la nécessité au règne de la liberté. La révolution n’est pas encore le " règne de la liberté ". Au contraire, elle développe au plus haut degré les traits de la " nécessité ". Le socialisme abolira les antagonismes de classe en même temps que les classes, mais la révolution porte la lutte de classe à son summum. Pendant la révolution, la littérature qui affermit les ouvriers dans leur lutte contre les exploiteurs est nécessaire et progressiste. La littérature révolutionnaire ne peut pas ne pas être imbue d’un esprit de haine sociale, qui, à l’époque de la dictature prolétarienne, est un facteur créateur aux mains de l’Histoire. Dans le socialisme, la solidarité constituera la base de la société. Toute la littérature, tout l’art, seront accordés sur d’autres tons. Toutes les émotions que nous, révolutionnaires d’aujourd’hui, hésitons à appeler par leurs noms, tant elles ont été vulgarisées et avilies, l’amitié désintéressée, l’amour du prochain, la sympathie, résonneront en accords puissants dans la poésie socialiste.

    Un excès de ces sentiments désintéressés ne risque-t-il pas de faire dégénérer l’homme en un animal sentimental, passif, grégaire, comme les nietzschéens le craignent ? Pas du tout.

    La puissante force de l’émulation qui, dans la société bourgeoise, revêt les caractères de la concurrence de marché, ne disparaîtra pas dans la société socialiste. Pour utiliser le langage de la psychanalyse, elle sera sublimée, c’est-à-dire plus élevée et plus féconde. Elle se placera sur le plan de la lutte pour des opinions, des projets, des goûts. Dans la mesure où les luttes politiques seront éliminées – dans une société où il n’y aura pas de classes il ne saurait y avoir de telles luttes – les passions libérées seront canalisées vers la technique et la construction, également vers l’art qui, naturellement, deviendra plus ouvert, plus mûr, plus trempé, forme la plus élevée de l’édification de la vie dans tous les domaines, et pas seulement dans celui du " beau", ou en tant qu’accessoire.

    Toutes les sphères de la vie, comme la culture du sol, la planification des habitations, la construction des théâtres, les méthodes d’éducation, la solution des problèmes scientifiques, la création de nouveaux styles intéresseront chacun et tous. Les hommes se diviseront en " partis " sur la question d’un nouveau canal géant, ou la répartition d’oasis dans le Sahara (une telle question se posera aussi), sur la régularisation du climat, sur un nouveau théâtre, sur une hypothèse chimique, sur des écoles concurrentes en musique, sur le meilleur système de sports. De tels regroupements ne seront empoisonnés par aucun égoïsme de classe ou de caste. Tous seront également intéressés aux réalisations de la collectivité. La lutte aura un caractère purement idéologique. Elle n’aura rien à voir avec la course aux profits, la vulgarité, la traîtrise et la corruption, tout ce qui forme l’âme de la " concurrence " dans la société divisée en classes. La lutte n’en sera pas pour cela moins excitante, moins dramatique et moins passionnée. Et, comme dans la société socialiste, tous les problèmes de la vie quotidienne, autrefois résolus spontanément et automatiquement, aussi bien que les problèmes confiés à la tutelle de castes sacerdotales, deviendront le patrimoine général, on peut dire avec certitude que les passions et les intérêts collectifs, la concurrence individuelle, auront le champ le plus vaste et les occasions de s’exercer les plus illimitées. L’art ne souffrira pas d’un manque de ces décharges d’énergie nerveuse sociale, de ces impulsions psychiques collectives qui produisent de nouvelles tendances artistiques et des mutations de style. Les écoles esthétiques se grouperont autour de leurs " partis ", c’est-à-dire d’associations de tempéraments, de goûts, d’orientations spirituelles. Dans une lutte aussi désintéressée et aussi intense, sur une base culturelle s’élevant constamment, la personnalité grandira dans tous les sens et affinera sa propriété fondamentale inestimable, celle de ne jamais se satisfaire du résultat obtenu. En vérité, nous n’avons aucune raison de craindre que, dans la société socialiste, la personnalité s’endorme ou connaisse la prostration.

    Léon Trotsky

  • Toutes les sphères de la vie, comme la culture du sol, la planification des habitations, la construction des théâtres, les méthodes d’éducation, la solution des problèmes scientifiques, la création de nouveaux styles intéresseront chacun et tous. Les hommes se diviseront en " partis " sur la question d’un nouveau canal géant, ou la répartition d’oasis dans le Sahara (une telle question se posera aussi), sur la régularisation du climat, sur un nouveau théâtre, sur une hypothèse chimique, sur des écoles concurrentes en musique, sur le meilleur système de sports. De tels regroupements ne seront empoisonnés par aucun égoïsme de classe ou de caste.

    Léon Trotsky

  • "La revuelta y solamente la revuelta es creadora de la luz, y esta luz no puede tomar sino tres caminos : La poesía. la libertad y el amor"

    Andre Breton

  • L’art ne peut plus) s’abstraire du monde qui s’agite autour de lui et des conditions où il se trouve engagé.

    Georg Wilhelm Friedrich Hegel

  • Sans la nommer interprétée par la compagnie Jolie Môme : àécouter ici.

  • De façon générale, l’homme exprime dans l’art son exigence de l’harmonie et de ta plénitude de l’existence ‑ c’est‑à‑dire du bien suprême dont le prive justement la société de classe. C’est pourquoi la création artistique est toujours un acte de protestation contre la réalité, conscient ou inconscient, actif ou passif, optimiste ou pessimiste. Tout nouveau courant en art a commencé par la révolte. La force de la société bourgeoise a été, pendant de longues périodes historiques, de se montrer capable de discipliner et d’assimiler tout mouvement « subversif » en art et de l’amener jusqu’à la « reconnaissance » officielle, en combinant pressions et exhortations, boycottages et flatteries. Mais une telle reconnaissance signifiait au bout du compte l’approche de l’agonie. Alors, de l’aile gauche de l’école légalisée ou de la base, des rangs de la nouvelle génération de la bohème artistique, s’élevaient de nouveaux courants subversifs qui, après quelque temps, gravissaient à leur tour les degrés de l’académie.

    C’est par de telles étapes que sont passés le classicisme, le romantisme, le réalisme, le symbolisme, l’expressionnisme, le mouvement décadent... Mais le mariage entre l’art et la bourgeoisie ne demeura, sinon heureux, du moins stable qu’aussi longtemps que dura l’ascension de la société bourgeoise, qu’aussi longtemps qu’elle se montra capable de maintenir politiquement ci moralement le régime de la « démocratie », non seulement en lâchant la bride aux artistes, en les gâtant de toutes sortes de manière, mais également en faisant quelques aumônes aux couches supérieures de la classe ouvrière, en domestiquant les syndicats et les partis ouvriers. Tous ces phénomènes sont à mettre sur le même plan.

    Le déclin actuel de la société bourgeoise provoque une exacerbation insupportable des contradictions sociales qui se traduisent inévitablement en contradictions individuelles, donnant naissance à une exigence d’autant plus brûlante d’un art libérateur. Mais le capitalisme décadent est déjà incapable d’offrir les conditions minimales de développement aux courants artistiques qui répondent si peu que ce soit à I’exigence de notre époque. Il a une peur superstitieuse de toute nouveauté, car ce dont il s’agit pour lui n’est ni de s’amender ni de se réformer, c’est seulement une question de vie ou de mort. Les masses opprimées vivent de leur propre vie et la bohème est une base trop étroite. D’où le caractère de plus en plus convulsif des nouveaux courants, allant sans cesse de l’espoir au désespoir. Les écoles artistiques de ces dernières décennies, le cubisme, le futurisme, le dadaïsme, le surréalisme, se succèdent sans atteindre leur plein développement. L’art, qui est l’élément le plus complexe, le plus sensible et en même temps le plus vulnérable de la culture est le premier à souffrir de la décadence et du pourrissement de la société bourgeoise.

    Il est impossible de trouver une issue à cette impasse par les moyens propres à l’art. Il s’agit de la crise d’ensemble de la culture, depuis ses fondements économiques jusqu’aux plus hautes sphères de l’idéologie. L’art ne peut ni échapper à la crise ni évoluer à l’écart. Il ne peut assurer par lui-même son salut. Il périra inévitablement, comme l’art grec a péri sous les ruines de la société esclavagiste, si la société contemporaine ne parvient pas à se reconstruire. Cette tâche revêt un caractère entièrement révolutionnaire. C’est pourquoi la fonction de l’art à notre époque se définit par sa relation avec la révolution.

    Mais sur cette voie, justement, l’Histoire a tendu aux artistes un grandiose guet‑apens. Toute une génération d’intellectuels « de gauche » a, au cours des dix ou quinze dernières années, tourné ses regards vers l’Est, et, à des degrés divers, a lié son destin, sinon à celui du prolétariat révolutionnaire, du moins à la révolution triomphante. Mais ce n’est pas la même chose. Dans la révolution triomphante, il n’y a pas seulement la révolution, mais aussi la nouvelle couche privilégiée qui s’est hissée sur ses épaules. Au fond, l’intelligentsia « de gauche » a changé de maître. Y a‑t‑elle beaucoup gagné ?

    La révolution d’Octobre a donné une impulsion magnifique à l’art dans tous les domaines. La réaction bureaucratique, à l’inverse, a étouffé la création artistique de sa main totalitaire. Rien d’étonnant à cela ! L’art est fondamentalement émotion, il exige une sincérité totale. Même l’art courtisan de la monarchie absolue était fondé sur l’idéalisation et non sur la falsification. Tandis que l’art officiel en Union Soviétique ‑ et il n’en existe pas d’autre là‑bas ‑ partage le sort de la justice totalitaire, c’est‑à‑dire le mensonge et la fraude. Le but de la justice, comme celui de l’art, c’est l’exaltation du « chef », la fabrication artificielle d’un mythe héroïque. L’histoire humaine n’avait encore rien vu de semblable, tant par l’ampleur que par l’impudence.

    Léon Trotsky, 17 juin 1938

  • "J’ai faim j’ai faim / Travailler, ça n’est pas facile, / Depuis un mois, de ville en ville, / Je cours la casquette à la main, / J’ai cinquante ans et bon courage, / Mais je ne trouve plus d’ouvrage, / J’ai faim... »
    Ce chant ouvrier intitulé « J’ai faim » résonne fortement aujourd’hui, mais a pourtant été écrit il y a plus de cent ans. Redonner vie aux chants et poèmes issus du Journal ‘Le Jura socialiste’, c’est l’objectif que s’est fixé le chœur C(h)œur Ouvrier de La fraternelle, installé dans la commune de Saint-Claude, en plein cœur du Jura.

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