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Révolte sociale en Inde

lundi 4 juin 2012, par Robert Paris

Inde

Le gouvernement est de moins en moins populaire.

La pression monte sur le premier ministre indien, Manmohan Singh. Alors que le pays tout entier était confronté jeudi à une grève générale pour protester contre la hausse des prix de l’essence, la plus forte depuis dix ans, le gouvernement dont l’impopularité est croissante, notamment en raison d’accusations de corruption, a dû annoncer une croissance réduite à 5,3 % entre janvier et mars, dernier trimestre de son exercice budgétaire 2011-2012.

En forte baisse par rapport à la même période de l’année précédente (8,4 %), c’est sa plus mauvaise performance depuis neuf ans. La production industrielle s’est contractée de 0,3 % tandis que l’agriculture, la construction et les mines ont progressé beaucoup moins que prévu.

La roupie, affectée par la situation, mais aussi par l’aggravation du déficit des comptes courants (4,3 % du produit intérieur brut) et par le ralentissement des entrées de capitaux étrangers, a enregistré un nouveau record de baisse par rapport au billet vert, à 56,50 pour un dollar. Depuis mars elle a chuté de 10 % et elle a dévissé de 14 % par rapport à son niveau le plus haut de cette année.

Pour tenter de la soutenir, le gouvernement a annoncé mardi un assouplissement de ses règles en matière d’investissements étrangers, permettant aux pays du Golfe et de l’Union européenne d’investir directement jusqu’à un milliard de dollars en Bourse. Et le ministre des Finances, Pranab Mukherjee, assure que l’Inde va retrouver une croissance « solide », d’au moins 7,6 % dès l’année 2012-2013. Les analystes n’y croient pas, à commencer par Capital Economics, qui la ramène désormais à 6 %. Quant à Standard & Poor’s, elle a prévenu qu’elle envisageait de dégrader la note du crédit du pays. « La faiblesse du gouvernement reste le principal frein à l’activité de l’Inde », juge de son côté Moody’s.
Le gouvernement, confronté de surcroît à une inflation de l’ordre de 7 % qu’il n’arrive pas à enrayer, va devoir adopter des réformes en profondeur qu’il ne cesse de repousser depuis plusieurs années, comme l’ouverture de son commerce de détail et celle du secteur aérien aux étrangers, prédisent les spécialistes.

A New Delhi et Bombay, l’ambiance est morose. Les taux de croissance des années 2000 à 8 % ou 9 % sont désormais à ranger au rayon nostalgie. L’augmentation du produit intérieur brut (PIB) indien s’est ralentie à 6,5 % sur l’année fiscale 2011-2012, ramenant le pays près de dix ans en arrière. Le taux a de quoi faire pâlir de jalousie l’Occident en crise mais sonne l’alarme dans une Inde confrontée à de vertigineux défis sociaux. L’heure est au scepticisme, voire au pessimisme. "La success story indienne a déraillé", ne cesse de dénoncer l’hebdomadaire India Today, qui promet au pays les "abysses" pour 2012. La faute à qui ? Au Parti du Congrès (centre gauche) au pouvoir à New Delhi, répond le magazine proche des milieux d’affaires. Renouant avec son passé socialisant, le parti de la dynastie Nehru-Gandhi "tue le monde de l’entreprise ", fustige le vindicatif India Today.

Un mot revient sur toutes les lèvres et sous toutes les plumes : "paralysie". Absorbé par l’impératif de sa survie au pouvoir, le Parti du Congrès serait victime de "paralysie politique", incapable de relancer la dynamique des réformes propre à pérenniser l’essor de l’Inde. Le paradoxe est cruel : l’homme aujourd’hui accusé d’inaction et de faiblesse, le premier ministre, Manmohan Singh, un économiste respecté, est celui-là même qui avait lancé, en 1991, la déréglementation de l’économie indienne. Ce fut un basculement de l’Histoire.

A l’orée de ces années 1990, M. Singh était ministre des finances d’un gouvernement confronté à une gravissime crise de la balance des paiements. Seul recours : le Fonds monétaire international (FMI). Prix à payer : l’ouverture progressive au monde, quitte à battre en brèche les intérêts enkystés autour de la rente bureaucratique.

Ainsi s’est amorcée une décennie de déverrouillage - du secteur privé et du commerce extérieur - ayant jeté les bases du futur décollage dans les années 2000. L’Inde changeait d’ère. La période du socialisme nehruvien produisant un poussif Hindu growth rate (2 % à 3 %), source de sarcasmes, était révolue. Bienvenue dans le nouvel âge de la Shining India arrimée à l’Asie émergente. Après la Chine, l’Inde se réveillait à son tour !

Il serait bien imprudent de prédire que ce cours historique a été inversé. La sinistrose en vogue dans certains milieux indiens est trompeuse. Si l’Inde ne galope plus, elle continue malgré tout de trotter à vive allure. Ses atouts (esprit d’entreprenariat, potentiel de consommation, épargne élevée, démographie avantageuse, relais de la diaspora, etc.) sont toujours là.

La phase est tout simplement mauvaise, crise mondiale oblige. Comment l’Inde pourrait-elle prétendre être préservée des tourmentes de la planète, en particulier des secousses de la zone euro ? En quoi est-elle responsable de ces flux de capitaux qui fuient les places émergentes pour se réfugier sur le dollar, amputant au passage la roupie indienne de 27 % de sa valeur (par rapport au billet vert) en neuf mois ? L’effet pénalisant du tumulte mondial est abondamment invoqué par le pouvoir à New Delhi pour relativiser sa responsabilité.

Et c’est là que la controverse s’enfièvre. Les milieux d’affaires et nombre d’économistes, s’ils ne nient pas le choc externe, pointent des erreurs de pilotage autochtones qui ont embourbé l’élan. "La moitié de nos problèmes actuels est de facture locale", dit Shankar Acharya, professeur honoraire à l’Indian Council for Research on International Economic Relation (Icrier). "L’économie continuera de croître à un rythme de 6,5 % à 7 %, souligne M. Kanoria, président de la Fédération indienne des chambres de commerce et d’industrie (Ficci), une fédération patronale. Quel que soit le gouvernement, ce niveau de croissance est assuré. Ce que nous regrettons, c’est que notre potentiel est bien plus élevé, la croissance peut grimper à plus de 10 %. A condition de mettre la maison en ordre." Sous-entendu : la mauvaise gestion de l’actuel gouvernement coûte à l’Inde au moins trois points de croissance.

C’est une complainte amère. Les milieux d’affaires fustigent pêle-mêle la corruption de la classe politique - des scandales retentissants ne cessent d’éclater depuis 2010 -, des mesures fiscales hasardeuses (parfois même rétroactives pour les firmes étrangères), des dépenses sociales "populistes" et des lois excessivement protectrices de l’environnement. "Il y a une incertitude réglementaire qui décourage l’investissement", déplore M. Kanoria, le patron des patrons. Des économistes marqués à gauche se gaussent quelque peu de ce nouveau concert de plaintes patronales. "L’Inde a fonctionné ces dernières années sur une connexion intime entre l’Etat et les grosses entreprises, rappelle Jayati Ghosh, professeur d’économie à la Jawaharlal Nehru University (JNU). Or cette relation est en train de changer : l’Etat se réaffirme et les entreprises ne mènent plus la danse comme avant."

Au fond, n’est-ce pas le retour aux fondamentaux politiques du Parti du Congrès ? En 2004, le parti dirigé par Sonia Gandhi, la veuve d’origine italienne de l’ex-premier ministre Rajiv Gandhi (assassiné en 1991), retourne au gouvernement à New Delhi en capitalisant sur la désillusion des plus pauvres à l’égard de la Shining India. Cette "Inde brillante" avait été le mot d’ordre de la droite nationaliste hindoue du Bharatiya Janata Party (BJP), au pouvoir entre 1998 et 2004, mais seule une petite minorité avait profité de la fête.

Fort du contrat social dont il est porteur, le Parti du Congrès va tenter de plaire à son électorat populaire à travers des dépenses sociales, tout en soignant d’excellentes relations avec "India Inc.", comme on appelle ici les milieux d’affaires. Les hautes eaux de la croissance de l’époque permettent de concilier les uns et les autres. Le Parti du Congrès prétend mettre en place une "croissance inclusive". Mais il ne réforme pas l’économie indienne. Il surfe simplement sur une dynamique s’alimentant à un argent affluant de l’étranger, drainé par le concert enthousiaste autour de l’Inde émergente que beaucoup saluent en Occident comme une alternative sympathique à la Chine.

"L’Inde s’est droguée aux financements étrangers et aux excès du crédit, explique Jean-Joseph Boillot, économiste français spécialiste de l’Inde. Comme l’argent était facile, on a pensé que l’Inde avait décollé. En fait, aucune réforme n’a été conduite." Maintenant que la marée de l’argent facile reflue, le gouvernement voit s’exacerber la contradiction entre inclination sociale et tentation libérale. Et les faiblesses systémiques de l’économie indienne s’exposent dans une lumière crue.

Si un indicateur devait illustrer ce mal indien, c’est bien l’inflation. Son niveau est exceptionnellement élevé - entre 7 % et plus de 10 % -, ce qui contraint la Banque centrale à durcir une politique monétaire (taux d’intérêt élevés) contrariant l’activité. Cette inflation se nourrit de deux causes principales. La première est la facture de l’énergie importée - évaluée au tiers des achats de l’Inde à l’étranger - qui révèle la forte dépendance du pays aux approvisionnements extérieurs en hydrocarbures. Avec la récente envolée du baril de brut, le déficit commercial s’est creusé, accélérant la chute de la roupie - la pire performance d’une devise en Asie - et fragilisant la position extérieure de l’Inde. Et comme l’Etat subventionne une partie du prix de l’essence à la pompe afin d’épargner les ménages, le déficit budgétaire s’alourdit également. Ainsi les déficits jumeaux (commercial et budgétaire) gonflent-ils en ce moment en Inde.

La seconde source de l’inflation est le déficit structurel de l’offre, notamment d’une agriculture délaissée au profit du secteur tertiaire urbain. Les entrepreneurs indiens ont du mal à produire à la hauteur de leurs ambitions en raison de goulets d’étranglement dans le domaine de l’énergie et des infrastructures. Officiellement, le déficit en matière de fourniture d’électricité est de 10 %, mais M. Kanoria, le dirigeant patronal, l’évalue plutôt à 20 %. "A cause de cette électricité insuffisante, je suis obligé de fermer huit jours par mois mon usine de produits chimiques de l’Andhra Pradesh [Etat du sud de l’Inde] ", ajoute-t-il.

Autre symptôme d’infrastructures déficientes : on estime que 40 % de la production des fruits et légumes pourrit dans des entrepôts faute de pouvoir atteindre les consommateurs. L’absence de chaîne du froid, les transports archaïques (la vitesse moyenne d’un camion est de l’ordre de 40 km/h) ou encore les taxes prélevées à l’entrée de chaque Etat sont autant d’obstacles qui poussent les prix à la hausse et érodent in fine la compétitivité de l’économie nationale.

Tel est l’imbroglio dans lequel l’Inde se débat avec un succès très relatif. "Nous payons aujourd’hui le prix des réformes qui n’ont pas été conduites", se désole M. Acharya, le professeur honoraire à l’Icrier. Le débat est vif. Les milieux d’affaires pressent le gouvernement de réduire les dépenses de l’Etat, notamment les subventions (pétrole, engrais...), et de libérer l’offre en assouplissant les contraintes fiscales et environnementales et en ouvrant davantage le pays aux investissements étrangers (grande distribution, assurance...).

En face, les tenants d’une approche plus sociale mettent en garde contre l’impasse d’un modèle libéral déstabilisateur, comme le révèlent les foyers de révolte maoïstes dans le centre-est du pays, au coeur de communautés tribales spoliées par l’exploitation, jusque-là débridée, des ressources minérales locales.

Alors que le bilan de l’Inde en matière de lutte contre la pauvreté est plutôt décevant et que se creusent les inégalités, la question sociale hante le gouvernement. "Depuis dix ans, l’Inde prospère mais pas les Indiens, souligne Mani Shankar Aiyar, ex-ministre du Parti du Congrès et aujourd’hui sénateur. La joie de l’élite ne s’est pas reflétée dans la joie du peuple." L’Inde est une démocratie et tout pouvoir à New Delhi songe nécessairement à sa réélection. Là est la grande différence avec le modèle chinois.

Les perspectives ne sont pourtant pas aussi bloquées qu’il y paraît. Le discours éploré sur la "paralysie" du pouvoir central pèche souvent par erreur d’optique. Il occulte les nouvelles dynamiques régionales de croissance induites par l’affirmation des Etats, une véritable révolution silencieuse. Jusqu’à présent, la géographie économique indienne était (en gros) divisée en un Sud riche et un Nord pauvre. Or l’écart se resserre grâce au réveil du Nord, comme l’illustrent les progrès à l’oeuvre dans un Etat comme le Bihar, traditionnellement moqué pour son arriération. "Ces Etats sont aussi ceux où les politiques sociales sont les plus dynamiques", relève le professeur Himanshu, de la Jawaharlal Nehru University (JNU), une tendance notable alors que la redistribution par le pouvoir central est souvent dévoyée par la corruption et la gabegie.

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