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Les travailleurs face aux bureaucraties syndicales

samedi 9 juillet 2011, par Robert Paris, Tiekoura Levi Hamed

A une époque, la LCR savait défendre les comités de grève face aux appareils syndicaux


Paru dans Socialisme ou barbarie (organe de critique et d’orientation révolutionnaire)

La bureaucratie syndicale et les ouvriers de Daniel Mothé

Nous avons souvent dit : « Tant que la classe ouvrière fera confiance à la bureaucratie syndicale pour mener ses luttes revendicatives elle sera trahie. Tant que la classe ouvrière n’aura pas la force de prendre en main ses propres intérêts, elle ne sera qu’un jouet des forces impérialistes. » (…) Les syndicats ne se trompent pas, mais ils trompent consciemment la classe ouvrière. (…) Non seulement il est difficile aux syndicats de s’opposer par la force à l’ensemble des ouvriers, mais la fonction des syndicats disparaît d’elle-même dès qu’elle ne se base plus sur la confiance des masses ou tout au moins d’une partie des ouvriers. Pourtant, il y a des cas où cette opposition directe, brutale ou non, s’est réalisée. On peut citer comme exemple l’attitude de la CGT chez Renault pendant la grève de 1947 et celle de 1952 (pour la libération de Duclos). (….) En général on ne peut s’attendre à une opposition directe des syndicats aux revendications ouvrières. L’opposition à la volonté des ouvriers se fait beaucoup plus adroitement, d’une façon voilée, au moyen de manœuvres plus ou moins habiles.

La bureaucratie syndicale tend à donner à la classe ouvrière l’habitude de recevoir des ordres et de les exécuter. Elle se heurte toujours à l’opposition des ouvriers. Cette opposition se manifeste dans les périodes de calme par une désertion de toutes les réunions syndicales, un désintéressement d’une politique qui n’est pas faite par les ouvriers ; dans les périodes de crises, par un heurt direct entre la volonté des ouvriers et celle de la bureaucratie syndicale.
Le premier moyen pour s’opposer à un mouvement est tout d’abord pour le syndicat de rompre les habitudes : de ne plus donner de directives – faire le silence. Ce silence est d’autant plus facile que toute la presse de l’usine est entre les mains de la bureaucratie syndicale, les ouvriers n’en ont aucun contrôle.

Il est arrivé souvent que des ouvriers prêts à se lancer dans un mouvement y renoncent parce qu’ils s’aperçoivent que les syndicats ne les soutiendront pas. Un exemple illustrera une telle situation. En 1951 une grande partie des ouvriers de l’usine (Renault) étaient partisans d’appuyer la grève de la RATP. Dans notre atelier le délégué fut harcelé par les ouvriers les plus combatifs. Tout d’abord celui-ci refuse catégoriquement de prendre toute initiative avant d’avoir le journal. Cette chose faite il consentit en grognant à convoquer une réunion. Une fois réunis il se contenta d’expliquer que certains ouvriers lui avaient demandé de faire une réunion donc qu’il leur laissait la parole. (….) Certains ouvriers intervinrent pour dire qu’il fallait débrayer pour se solidariser avec la RATP. Le délégué intervient alors pour exiger un vote secret, tout en prévenant que cette grève ne pouvait être qu’un échec. Une telle attitude suffit pour décourager ceux qui avaient encore confiance dans le syndicat. La balance pencha du côté des non-grévistes qui eurent une demi-douzaine de voix de plus. Les résultats furent publiés par le délégué qui se contenta d’affirmer : « Vous ne vouliez pas m’écouter, pourtant je vous l’avais dit, les ouvriers ne sont pas pour la grève. »

Si cette sorte de passivité ne suffit pas à entraver la volonté des ouvriers, on propage le défaitisme, on démoralise les plus combatifs. Le défaitisme de la bureaucratie ne diffère pas de celui des patrons.
Tout d’abord il s’agit de diviser. On sème la méfiance et la suspicion au sein des ouvriers : « Vous ferez grève, mais les autres ne vous suivront pas, même s’ils prétendent le faire. Ils vous abandonneront en plein mouvement. »

On jette le discrédit sur les plus combatifs : « Toi, tu es pour la grève parce que tu n’as pas d’enfants à nourrir. »

On reproche à celui qui veut débrayer de ne pas l’avoir fait dans des mouvements précédents.
On essaie de discréditer ceux qui sont pour la grève avec des arguments politiques. On donne des informations fausses sur la situation dans les autres secteurs en faisant croire que les autres ouvriers ne sont pas d’accord.

Comment les ouvriers peuvent-ils vérifier de telles choses ? C’est le syndicat qui est l’organe de centralisation. Seuls les délégués ont le droit de se déplacer, d’aller voir et de s’informer.

On exagère la puissance du syndicat pour inviter les ouvriers à faire confiance à cet organisme, mais dès qu’il s’agit de freiner un mouvement on montre la faiblesse et les manque de cohésion des ouvriers livrés à eux-mêmes. (…)

Ainsi la démoralisation des ouvriers qui n’est que le résultat des manœuvres de la bureaucratie syndicale est présentée comme un état permanent dans lequel se trouverait le prolétariat.
En fait, cette passivité est savamment entretenue par les syndicats qui ont relégué définitivement les ouvriers à un rôle de simples exécutants.
En principe les délégués sont à la fois les intermédiaires entre les ouvriers et la direction et aussi entre les ouvriers et la bureaucratie syndicale. En fait ils ne sont que les porte-parole du syndicat auprès des ouvriers et de la direction. Le délégué ne reçoit pas des ordre des ouvriers pour en informer la direction et le syndicat, il reçoit des ordres du syndicat pour en informer les ouvriers et la direction. On a simplement renversé ma fonction d’origine.

Avant 1936, les délégués étaient élus par les ouvriers de chaque atelier. Ils étaient choisis parmi les plus combatifs, leur affiliation syndicale ne jouant pas grand rôle, car même un non syndiqué pouvait être élu délégué. Aujourd’hui cela est différent. Les délégués du personnel ne peuvent être présentés que par les syndicats. Il va sans dire que l’ouvrier présenté ne sera pas le plus combatif, mais celui qui a la confiance du syndicat, celui qui est le plus soumis à la politique de cette centrale. De plus les ouvriers présentés sur les listes syndicales ne sont pas obligatoirement choisis dans chaque atelier. (…) Cette situation permet donc au syndicat d’avoir le contrôle le plus étroit sur ces délégués et d’empêcher d’autre part les ouvriers d’exercer plus de pression sur eux. (…) Un délégué qui aura enfreint la discipline du syndicat ou qui manifestera des dissensions ne sera pas présenté aux élections suivantes. C’est pourquoi il faut combattre de telles élections des délégués et leur opposer la représentation par atelier et sans distinction d’appartenance syndicale. Il faut que les délégués soient les représentants des ouvriers et non de la bureaucratie syndicale.
Les journaux d’usine ou d’atelier sont des journaux faits et contrôlés par les syndicats. (…) Chaque fois que l’activité des ouvriers s’est manifestée d’une façon autonome par exemple dans les grèves, lors des réunions d’atelier, lors de la création des comités de lutte, la bureaucratie syndicale s’oppose toujours à mettre sa presse au service de ces organismes spontanés. Ces réunions où les comités de grève peuvent bien décider quoi que ce soit, la bureaucratie syndicale s’opposera toujours à mettre sa presse à leur service, à moins que les décisions soient strictement conformes à la politique syndicale. Ainsi le silence se fait sur tout ce qui émane de la volonté des ouvriers ; c’est pourquoi nous devons essayer dans chaque circonstance d’encourager les ouvriers à exprimer et écrire ce qu’ils pensent sur les revendications et les méthodes de lutte et tout ce qui concerne leurs propres problèmes. Il faut créer une presse ouvrière qui soit autre chose que la presse de la bureaucratie syndicale.
C’est dans les réunions d’atelier que les ouvriers expriment le mieux leur volonté et ceci est encore plus vrai si ces réunions sont motivées par la perspective d’une action quelconque. Au cas om la volonté des ouvriers s’oppose aux directives syndicales le délégué est souvent impuissant à contenir ces manifestations.
Pour cela on fait intervenir des personnes étrangères à l’atelier ou bien, le plus souvent, des personnes extérieures à l’usine et à la classe ouvrière. Il s’agit d’orateurs et de démagogues spécialisés qui font partie de la bureaucratie syndicale et qui sont mobilisés pour de telles circonstances. Ces orateurs jouissent d’un certain prestige : ce sont souvent des personnalités assez connues et qui savent « manier les masses », c’est-à-dire les mystifier. En face de tels orateurs, les ouvriers refusent de s’exprimer, même s’ils sont en désaccord. La réunion perd alors son aspect de discussion collective pour devenir un monologue. On ne parle plus de leurs problèmes, on parle des problèmes de la politique syndicale. Mais il arrive parfois que l’orateur, aussi éloquent soit-il, ne suffise pas pour convaincre les ouvriers ; c’est pourquoi la bureaucratie syndicale essaie de changer le lieu de réunion : ne pas faire la réunion dans l’atelier, dans l’usine, essayer de tenir la réunion au siège du syndicat. (…) Lorsque l’usine est en effervescence, les pontifes syndicaux viennent régulièrement tenir de longs discours dans les assemblées d’ouvriers et monopolisent tout le temps de ces réunions pour dire les pires platitudes. Pendant ce temps les ouvriers se lassent et à la fin ils ne s’expriment pas. (…)
Nous devons empêcher que la bureaucratie syndicale se joue de la volonté des ouvriers par le système de votes trop hâtifs. Il est une coutume, par exemple, qui consiste à lire des résolutions hâtivement aux ouvriers et d’exiger immédiatement un vote. Ainsi des tas de résolutions votées à l’unanimité sont de véritables escroqueries. Tout vote doit être précédé non seulement d’une discussion, mais les résolutions doivent être présentées assez en avance pour permettre aux ouvriers qui doivent voter d’en prendre connaissance. (…)

Ainsi le syndicat est devenu un organisme étranger aux ouvriers, une force extérieure sur laquelle ils ont perdu tout pouvoir et tout contrôle. Contre les patrons et la direction, les ouvriers essaient d’avoir l’appui de cette force, mais, dès que le syndicat prend en mains la défense des ouvriers, il lui donne son propre caractère, l’orientation de ses propres intérêts. (…)
La lutte de la classe ouvrière contre son exploitation passe automatiquement par son opposition à la bureaucratie syndicale. (…)
Nous devons également nous débarrasser de la conception que les ouvriers les plus combatifs sont groupés dans les syndicats. (…) La carte syndicale peut également servir à certains pour cacher leur passivité. (…) La barrière qui sépare ouvriers conscients et ceux qui ne le sont pas n’est pas la barrière entre syndiqués et non-syndiqués. La délimitation véritable ne se sent que dans les moments où la lutte se dépouille de toutes les manœuvres bureaucratiques et prend son véritable caractère de classe.

Daniel Mothé (1955).

Les ouvriers face à la bureaucratie

Cornelius Castoriadis

Les textes qui précèdent donnent une description qu’on a voulu aussi complète que possible des principales luttes ouvrières de 1955, en France, en Angleterre et aux Etats-Unis. Ce n’est pas un souci d’information qui justifie leur étendue, ni le nombre des participants à ces luttes, leur combativité physique ou les concessions arrachées. C’est que ces luttes revêtent à nos yeux une signification historique de par leur contenu. Pour le lecteur qui a parcouru les pages qui précèdent, ce n’est pas anticiper sur les conclusions de cet article que de dire qu’en cet été 1955 le prolétariat s’est manifesté, d’une façon nouvelle. Il a déterminé de façon autonome ses objectifs et ses moyens de lutte ; il a posé le problème de son organisation autonome ; il s’est enfin défini face à la bureaucratie et séparé de celle-ci d’une manière grosse de conséquences futures.

Le premier signe d’une nouvelle attitude du prolétariat devant la bureaucratie a été sans doute la révolte du prolétariat de Berlin­-Est et d’Allemagne Orientale en juin 1953 contre la bureaucratie stalinienne au pouvoir. Pendant l’été 1955, la même séparation entre le prolétariat et la bureaucratie “ ouvrière ” est clairement apparue dans les principaux pays capitalistes occidentaux. L’important, c’est qu’il s’agit désormais d’une séparation active. Le prolétariat ne se borne plus à refuser la bureaucratie par l’inaction, à comprendre passivement l’opposition entre ses intérêts et ceux des dirigeants syndicaux et politiques, ou même d’entrer en lutte. malgré les direc­tives bureaucratiques. Il entre en lutte contre la bureaucratie en personne (Angleterre, Etats-Unis) ou mène sa lutte comme si la bureaucratie n’existait pas, en la réduisant à l’insignifiance et à l’impuissance par l’énorme poids de sa présence active (France).

Un court retour en arrière est nécessaire pour situer les événe­ments dans leur perspective. Il y a quelques années, les “ marxistes ” de tout acabit étaient en gros d’accord pour ignorer en fait le pro­blème des rapports du prolétariat et de la bureaucratie “ ouvrière ”. Les uns considéraient, qu’il n’y a pas de prolétariat en dehors des organisations bureaucratisées, donc en dehors de la bureaucratie. D’autres, que les ouvriers ne pouvaient que suivre servilement la bureaucratie, ou autrement se résigner dans l’apathie, et qu’il fallait en prendre son parti. D’autres encore, plus vaillants, prétendaient que les ouvriers avaient tout oublié, qu’il fallait rééduquer leur conscience de classe. Différente dans sa motivation, mais non dans ses conséquences pratiques, était la paranoïa des trotskistes “ ortho­doxes ”, pour qui la bureaucratie n’était que le produit d’un concours fortuit des circonstances, voué à éclater dès que les ouvriers entre­raient en lutte, ce pour quoi il suffisait de reprendre les bons vieux mots d’ordre bolcheviks et de proposer aux ouvriers un parti et un syndicat “ honnêtes ”.

On a toujours affirmé, dans cette Revue, face à la conspi­ration des mystificateurs de toutes les obédiences, que le véritable problème de l’époque actuelle était celui des relations entre les ouvriers et la bureaucratie : qu’il s’agissait pour le prolétariat, d’une expérience inédite qui allait se poursuivre pendant longtemps, la bureaucratie “ ouvrière ”, fortement enracinée dans le développe­ment économique, politique et social du capitalisme, ne pouvant pas s’écrouler du jour au lendemain ; que les ouvriers traverseraient nécessairement une période de maturation silencieuse, car il ne pou­vait pas être question de reprendre purement et simplement contre la bureaucratie les méthodes de lutte et les formes d’organisation traditionnellement utilisées contre le capitalisme ; mais aussi que cette expérience, historiquement nécessaire, amènerait la prolétariat à concrétiser définitivement les formes de son organisation et de son pouvoir.

Le développement de la société contemporaine sera de plus en plus dominé par la séparation et l’opposition croissante entre le prolétariat et la bureaucratie, au cours de laquelle émergeront les formes d’organisation permettant aux ouvriers d’abolir le pouvoir des exploiteurs, quels qu’ils soient, et de reconstruire la société sur des nouvelles bases. Ce processus n’est encore qu’à sa phase embryon­naire ; mais ses premiers éléments apparaissent déjà. Après les ouvriers de Berlin-Est en juin 1953, les métallos de Nantes, les dockers de Londres et de Liverpool, les ouvriers de l’automobile de Detroit en 1955 ont clairement montré qu’ils ne comptaient que sur eux-mêmes pour lutter contre l’exploitation.
La signification de la grève de Nantes

Pour comprendre les luttes ouvrières de l’été 1955, en particu­lier celles de Nantes, il faut les placer dans le contexte du dévelop­pement du prolétariat en France depuis 1945.

Par opposition à la première période consécutive à la “ Libé­ration ”, où les ouvriers suivent en gros la politique des organi­sations bureaucratiques et en particulier du P.C., on constate dès 1947-48 un “ décollement ” de plus en plus accentué entre les ouvriers et ces organisations. A partir de son expérience de leur attitude réelle, le prolétariat soumet à une critique silencieuse les organi­sations et traduit cette critique dans la réalité en refusant de suivre sans plus leurs consignes. Ce “ décollement ”, ce refus prennent des formes bien distinctes qui se succèdent dans le temps :

1. De 1948 à 1952, le refus total et obstiné des ouvriers de suivre les mots d’ordre bureaucratiques s’exprime par l’inaction et l’apathie. Les grèves décidées par les staliniens ne sont pas suivies dans la grande majorité des cas, non seulement lorsqu’il s’agit de grèves “ politiques ”, mais même dans le cas de grèves revendi­catives. II ne s’agit pas simplement de découragement ; il y a aussi la conscience de ce que les luttes ouvrières sont utilisées par le P.C., et détournées de leurs buts de classe pour servir la politique russe. La preuve en est que, dans les rares cas où “ l’unité d’action ” entre syndicats staliniens, réformistes et chrétiens se réalise, les ouvriers sont prompts à entrer en action - non pas parce qu’ils atta­chent une valeur à cette unité comme telle - mais parce qu’ils y voient la preuve que la lutte considérée pourra difficilement être détournée vers des buts bureaucratiques et qu’ils ne s’y trouveront pas divisés entre eux-mêmes.
2. En août 1953, des millions de travailleurs entrent sponta­nément en grève, sans directives dès bureaucraties syndicales ou à l’encontre de celles-ci. Cependant, une fois en grève, ils en laissent la direction effective aux syndicats et la grève elle-même est “ pas­sive ” [1] ; les cas d’occupation des locaux sont rarissimes, aux réunions des grévistes la base ne se manifeste presque jamais autre­ment que par ses votes.
3. En été 1955, les ouvriers entrent à nouveau en lutte sponta­nément ; mais ils ne se limitent plus à cela. A Nantes, à Saint-­Nazaire, en d’autres localités encore, ils ne sont pas simplement en grève, ni même ne se contentent d’occuper les locaux. Ils passent à l’attaque, appuient leurs revendications par une pression physique extraordinaire, manifestent dans les rues, se battent contre les C.R.S. Ils ne laissent pas non plus la direction de la lutte aux bureaucrates syndicaux ; aux moment culminants de la lutte, à Nantes, ils exer­cent par leur pression collective directe, un contrôle total sur les bureaucrates syndicaux, à tel point que dans les négociations avec le patronat ceux-ci ne jouent plus qu’un rôle de commis, mieux : de porte-voix [2]. et que les véritables dirigeants sont les ouvriers eux-mêmes.

II est impossible de confondre les significations différentes de ces attitudes successives. Leur est commun le détachement par rap­port aux directions traditionnelles ; mais la conscience de l’opposition entre les intérêts ouvriers et la politique bureaucratique, en se développant, se traduit par un comportement concret des ouvriers de plus en plus actif. Exprimée au départ par un simple refus conduisant à l’inaction, elle s’est concrétisée en 1955 dans une action ouvrière tendant à contrôler sans intermédiaire tous les aspects de la lutte. On peut le voir en clair en réfléchissant sur les événements de Nantes.

On a voulu voir dans les grèves de Nantes et de Saint-Nazaire essentiellement une manifestation de la violence ouvrière, les uns pour s’en féliciter, les autres pour s’en affliger. Et certes on peut, on doit même, commencer par constater que des luttes ouvrières atteignant un tel niveau de violence sont rares en période de stabi­lité du régime. Mais, beaucoup plus que le degré de violence, importe la manière dont cette violence a été exercée, son orientation, les rapports qu’elle a traduits entre les ouvriers d’un côté, l’appareil de l’Etat capitaliste et les bureaucraties syndicales de l’autre. Plus exactement, le degré de la violence en a modifié le contenu, et a porté l’ensemble de l’action ouvrière à un autre niveau, Les ouvriers de Nantes n’ont pas agi violemment en suivant les ordres d’une bureaucratie - comme cela s’était produit dans une certaine mesure en 1948, pendant la grève des mineurs [3]. Ils ont agi contre les consignes syndicales. Cette violence a signifié la présence perma­nente et active des ouvriers dans la grève et dans les négociations, et leur a ainsi permis non pas d’exercer un contrôle sur les syndi­cats, mais de dépasser carrément ceux-ci d’une manière absolument imprévue. Il n’y a le moindre doute sur la volonté des directions syndicales, pendant toute la durée de la grève, de limiter la lutte dans le temps, dans l’espace, dans la portée des revendications, dans les méthodes employées, d’obtenir le plus rapidement possible un accord, de faire tout rentrer dans l’ordre. Pourtant devant 15.000 métallos occupant constamment la rue, ces “ chefs ” irremplaçables se sont faits tout petits ; leur “ action ” pendant la grève est invi­sible à l’œil nu, et ce n’est que par des misérables manœuvres de coulisse qu’ils ont pu jouer leur rôle de saboteurs. Pendant les négo­ciations mêmes, ils n’ont rien été de plus qu’un fil téléphonique, transmettant à l’intérieur d’une salle de délibérations des revendications unanimement formulées par les ouvriers eux-mêmes - jusqu’au moment où les ouvriers ont trouvé que ce fil ne servait à rien et ont fait irruption dans la salle.

Certes, on ne peut ignorer les carences ou les côtés négatifs du mouvement de Nantes. Dépassant dans les faits les syndicats, le mou­vement ne les a pas éliminés comme tels. Il y a dans l’attitude des ouvriers nantais une contestation radicale des syndicats, puisqu’ils ne leur font confiance ni pour définir les revendications, ni pour les défendre, ni pour les négocier, et qu’ils ne comptent que sur eux-mêmes. Cette méfiance totale, exprimée dans les actes, est infiniment plus importante de ce que ces mêmes ouvriers pouvaient “ penser “ ou “ dire ” au même moment (y compris ce qu’ils ont pu voter au cours des élections législatives récentes). N’empêche qu’il y a des contradictions dans l’attitude des ouvriers : d’abord, entre cette “ pensée ” qui se manifeste lors de discussions, de votes syndicaux ou politiques antérieurs ou ultérieurs à la grève, et cette “ action ”, qui est la grève même. Là, le syndicat est ne serait-ce que toléré comme moindre mal, - ici, il est ignoré. Même au sein de l’action, des contradictions subsistent ; les ouvriers sont pour ainsi dire à la fois “ en deçà ” et “ au-delà ” du problème de la bureaucratie. En deçà, dans la mesure où ils laissent la bureaucratie en place, ne l’attaquent pas de front, ne lui substituent pas leurs propres organes élus. Au-delà, car sur le terrain où ils se placent d’une lutte totale faite de leur présence permanente, le rôle de la bureaucratie devient mineur. A vrai dire, ils s’en préoccupent très peu : occupant massi­vement la scène, ils laissent la bureaucratie s’agiter comme elle peut dans les coulisses. Et les coulisses ne comptent guère pendant le pre­mier acte. Les syndicats ne peuvent pas encore nuire ; les ouvriers en sont trop détachés.

Ce détachement n’aboutit pas pourtant, dira-t-on, à se cristalliser positivement dans une forme d’organisation propre, indépen­dante des syndicats ; il n’y a même pas de comité de grève ­élu représentant les grévistes, responsable devant eux, etc.

On peut dresser plusieurs de ces constats de carence ; ils n’ont qu’une portée limitée. On peut dire en effet que le mouvement n’est pas parvenu à une forme d’organisation autonome ; mais c’est qu’on a une certaine idée de l’organisation autonome derrière la tête. Il n’y a aucune forme d’organisation plus autonome que quinze mille ouvriers agissant unanimement dans la rue. Mais, dira-t-on encore, en n’élisant pas un comité de grève, directement responsable devant eux et révocable, les ouvriers ont laissé les bureaucrates syndicaux libres de manœuvrer. Et c’est vrai. Mais comment ne pas voir que même sur un comité de grève élu les ouvriers n’auraient pas exercé davantage de contrôle qu’ils n’en ont exercé sur les repré­sentants syndicaux le 17 août, qu’un tel comité n’aurait alors rien pu faire de plus que ce que ces derniers ont fait sous la pression des ouvriers ? Lorsque la masse des ouvriers, unie comme un seul corps, sachant clairement ce qu’elle veut et décidée à tout pour l’obtenir, est constamment présente sur le lieu de l’action, que peut offrir de plus un comité de grève élu ?

L’importance d’un tel comité se trouverait ailleurs : il pourrait d’un côté essayer d’étendre la lutte en dehors de Nantes, d’un autre, pendant la période de recul du mouvement, permettre aux ouvriers de mieux se défendre contre les manœuvres syndicales et patronales. Mais il ne faut pas se faire d’illusions sur le rôle réel qu’il aurait pu jouer : l’extension du mouvement dépendait beaucoup moins des appels qu’aurait pu lancer un comité de Nantes et beaucoup plus d’autres conditions qui ne se trouvaient pas réunies. La conduite des négociations pendant la phase de déclin du mouvement avait relativement une importance secondaire, c’était le rapport de forces dans la ville qui restait décisif et celui-ci devenait de moins en moins favorable.

Nous sommes loin, évidemment, de critiquer la notion d’un comité de grève élu en général, ou même dans le cas de Nantes. Nous disons simplement que, dans ce dernier cas et vu le niveau atteint par la lutte ouvrière, l’importance de son action aurait été de toute façon secondaire. Si l’action des ouvriers de Nantes n’a pas été couronnée par une victoire totale, c’est qu’elle se trouvait placée devant des contradictions objectives, auxquelles l’élection d’un comité de grève n’aurait rien changé.

La dynamique du développement de la lutte à Nantes avait abouti en effet à une contradiction que l’on peut définir ainsi : des méthodes révolutionnaires ont été utilisées dans une situation et pour des buts qui ne l’étaient pas. La grève a été suivie de l’occu­pation des usines ; les patrons ripostèrent en faisant venir des régi­ments de C.R.S. ; les ouvriers ripostèrent en attaquant ceux-ci. Cette lutte pouvait-elle aller plus loin ? Mais qu’y avait-il plus loin ? La prise du pouvoir à Nantes ? Cette contradiction serait en fait portée au paroxysme par la constitution d’organismes qui ne pouvaient, dans cette situation, qu’avoir un contenu révolutionnaire. Un comité qui aurait envisagé sérieusement la situation se serait démis, ou alors il aurait entrepris méthodiquement l’expulsion des C.R.S. de la ville - avec quelle perspective ? Nous ne disons pas que cette sagesse après coup était dans la tête des ouvriers nantais ; nous disons que la logique objective de la situation ne donnait pas grand sens à une tentative d’organisation permanente des ouvriers.

Mais cette perspective, dira-t-on, existait : c’était l’extension du mouvement. C’est encore une fois introduire subrepticement ses propres idées dans une situation réelle qui ne s’y conforme pas. Pour les ouvriers de Nantes, il s’agissait d’une grève locale, avec un objectif précis : les 40 francs d’augmentation. Elle n’était pas pour eux le premier acte d’une Révolution, il ne s’agissait pas pour eux de s’y installer. Ils ont cultivé des moyens révolutionnaires pour faire aboutir cette revendication - c’est là l’essence même de notre époque ; mais cela ne veut pas dire que la révolution est possible à tout instant.

On a pourtant prétendu que cette extension était “ objectivement possible ”. Et certes, s’il a fallu à là bourgeoisie 8.000 C.R.S. pour résister à grande peine à 15.000 métallos de Nantes, on ne voit pas où elle aurait trouvé les forces nécessaires pour résister à cinq millions d’ouvriers dans le pays. Mais le fait est que la classe ouvrière française n’était pas prête à entrer dans une action déci­sive, et elle n’y est pas entrée. Les traits que nous avons analysés plus haut ne se rencontrent nettement que dans le mouvement de Nantes. Ils n’apparaissent, sous une forme embryonnaire, que dans quelques autres localités et forment un contraste impressionnant avec l’absence de tout mouvement important dans la région pari­sienne. Au moment même où se déroulent les luttes à Nantes, Renault à Paris donne l’image la plus classique de la dispersion et de l’im­possibilité de surmonter le sabotage en douce des directions syndi­cales.

Dire, dans ces conditions, que le manque d’extension du mouve­ment est dû à l’attitude des centrales bureaucratiques, ne signifie rien. C’est dire que ces centrales ont accompli leur rôle. Aux trotskistes de s’en étonner, et de les maudire. Aux autres, de comprendre que les centrales ne peuvent jouer leur jeu, qu’aussi longtemps que les ouvriers n’ont pas atteint le degré de clarté et de décision néces­saires pour agir d’eux-mêmes. Si les ouvriers parisiens avaient voulu entrer en lutte, les syndicats auraient-ils pu les en empêcher ? Pro­bablement non. La preuve ? Précisément - Nantes.

Il y a en fin de compte deux façons de voir la relation de l’action des ouvriers nantais et de l’inaction de la majorité du pro­létariat français. L’une c’est d’insister sur l’isolement du mouvement de Nantes, et d’essayer à partir de là d’en limiter la portée. Cette vue est correcte s’il s’agit d’une appréciation de la conjoncture : il faut mettre en garde contre les interprétations aventuristes, rap­peler que le prolétariat français n’est pas à la veille d’entreprendre une lutte totale. Mais elle est fausse s’il s’agit de la signification des modes d’action utilisés à Nantes, de l’attitude des ouvriers face à la bureaucratie, du sens de la maturation en cours dans la classe ou­vrière. De ce point de vue, un révolutionnaire dira toujours : si les ouvriers nantais, isolés dans leur province, ont montré une telle maturité dans la lutte, alors, la majorité des ouvriers français, et en particulier les ouvriers Parisiens, créeront, lorsqu’ils entreront en mouvement, des formes d’organisation et d’action encore plus élevées, plus efficaces et plus radicales.

En agissant comme ils l’ont fait, comme masse cohérente, comme collectivité démocratique en mouvement, les ouvriers de Nantes ont réalisé pendant un long moment une forme autonome d’organisation qui contient en embryon, la réponse à la question : quelle est la, forme d’organisation prolétarienne capable- de venir à bout de la bureaucratie et de l’état capitaliste ? La réponse est qu’au niveau élémentaire, cette forme n’est rien d’autre que la masse totale des travailleurs eux-mêmes. Cette masse n’est pas seulement, comme on a voulu le croire et le faire croire pendant longtemps, la puissance de choc, l’ “ infanterie ” de l’action de classe. Elle développe, lorsque les conditions sont données, des capacités étonnantes d’auto-organi­sation et d’auto-direction ; elle établit en son sein les différenciations nécessaires des fonctions sans les cristalliser en différenciations de structure, une division de tâches qui n’est pas une division du travail : à Nantes, il y a bien eu des ouvriers qui fabriquaient des “ bombes ” pendant que d’autres effectuaient des liaisons, mais il n’a pas eu d’ “ état-major ”, ni officiel, ni occulte. Ce “ noyau élémentaire ” de la masse ouvrière s’est révélé à la hauteur des problèmes qui se posaient à lui, capable de maîtriser presque toutes les résistances qu’il rencontrait.

Nous disons bien : embryon de réponse. Non seulement parce que Nantes a été une réalité et non un modèle, et que donc, à côté de ces traits on en rencontre d’autres, traduisant les difficultés et les échecs de la masse ouvrière ; cela est secondaire, pour nous est en premier lieu important dans la réalité actuelle ce qui y préfigure l’avenir. Mais parce que les limitations de cette forme d’organisation dans le temps, dans l’espace et par rapport’ à des buts universels et permanents sont clairs. Aujourd’hui cependant, notre objet n’est pas là : avant d’aller plus loin, il faut assimiler la signification de ce qui s’est passé.

Quelles conditions ont permis au mouvement de Nantes de s’élever à ce niveau ?

La condition fondamentale a été l’unanimité pratiquement totale des participants. Cette unanimité, la véritable unité ouvrière, ne doit évidemment pas être confondue avec l’unité d’action des staliniens ou des trotskistes. Celle-ci, même lorsqu’elle prétend se préoccuper de la base, n’est en fait que l’unité des bureaucraties ; elle a existé à Nantes, mais elle a été le résultat de l’unité ouvrière, elle a été imposée à la bureaucratie par les ouvriers. Non pas que ceux-ci s’en soient occupés un instant, aient ”demandé ” à leurs directions de s’unir ; ils les ont en fait ignorés, et ont agi dans l’unanimité. Les bureaucrates comprirent alors que leur seule chance de garder un minimum de contact avec le mouvement était de se présenter “ unis ”.

L’unanimité ouvrière s’est manifestée d’abord sur le plan de la définition de la revendication. Personne à ce jour, sauf erreur, ne sait “ qui ” a mis en avant le mot d’ordre de quarante francs d’augmentation pour tous. En tout cas pas les syndicats ; on chercherait en vain dans leurs programmes un tel objectif. Plus même, par son caractère non hiérarchisé, la revendication des ouvriers de Nantes va directement à l’encontre de tous les programmes syndicaux. L’una­nimité qui s’est réalisée parmi des travailleurs aux rémunérations fortement différenciées sur la demande d’une augmentation uniforme pour tous n’en est que plus remarquable.

L’unanimité s’est manifestée également sur les moyens, et ceci tout au long de la lutte : à chaque transformation de la situation “ tactique ”, les travailleurs ont spontanément et collectivement apporté la réponse adéquate, passant de la grève illimitée, de l’occu­pation des usines, à l’action contre les C.R.S.

L’unanimité enfin a été totale sur le rôle propre des ouvriers : il n’y a rien à attendre de personne, sauf ce qu’on peut conquérir soi-même. De personne, y compris les syndicats et partis “ ouvriers ” : Ceux-ci ont été condamnés en bloc par les ouvriers de Nantes dans leur action.

Cette attitude face à la bureaucratie est évidemment le résultat d’une expérience objective profonde de celle-ci. Nous ne pouvons pas insister ici sur ce point, qui mérite à lui seul un long examen. Disons simplement que les conditions de cette expérience en France sont données dans un fait élémentaire : après 10 ans d’ “ action ” ­et de démagogie syndicales, les ouvriers constatent qu’ils n’ont pu limiter la détérioration de leur condition que pour autant qu’ils se sont mis en grève. Et ajoutons que le succès, même partiel, des mouvements de Nantes et de Saint-Nazaire, fera faire un bond en avant à cette expérience, parce qu’il fournit une nouvelle contre-­épreuve : ces mouvements ont fait gagner aux ouvriers, en quelques semaines, davantage que ne l’ont fait dix années de “ négociations ” syndicales.

L’analyse de ces conditions montre que la forme prise par le mouvement de Nantes n’est pas une forme aberrante, encore moins un reste de traits “ primitifs ”, mais le produit de facteurs qui sont partout à l’œuvre et donnent à la société actuelle le visage de son avenir. La démocratie des masses à Nantes découlait de l’unanimité ouvrière ; celle-ci à son tour résultait d’une conscience des intérêts élémentaires et d’une expérience commune du capitalisme et de la bureaucratie, dont les prémisses sont amplifiées jour après jour par l’action même des capitalistes et des bureaucrates.
Les traits communs des grèves en France, en Angleterre et aux Etats-Unis

Une analyse analogue à celle qu’on a tentée plus haut serait nécessaire dans le cas des grèves des dockers anglais et des ouvriers américains de l’automobile. Elle permettrait de dégager d’autres caractéristiques de ces mouvements également profondes et grosses de conséquences ; pour n’en citer qu’une, l’importance croissante que prennent au fur et à mesure du développement concomitant du capitalisme et du prolétariat, des revendications autres que celles de salaire, et en premier lieu, celles relatives aux conditions de tra­vail, qui mènent directement à poser te problème de l’organisation de la production et en définitive de la gestion. Nous ne pouvons pas entreprendre ici cette analyse, le lecteur pourra se reporter aux articles consacrés à ces luttes dans les pages qui précèdent.

Il importe cependant de définir, dès maintenant, les traits communs. à tous ces mouvements. Le principal est évident : c’est l’opposition ouverte et militante des ouvriers à la bureaucratie, c’est leur refus de “ se laisser représenter ” . Il a pris la forme la plus explicite possible en Angleterre : les dockers anglais ont fait grève pendant sept semaines contre la bureaucratie syndicale elle-même et personne d’autre. De même que les ouvriers d’Allemagne Orientale en 1953, les dockers anglais attaquèrent la bureaucratie - ici “ socia­liste ”, là “ communiste ” - en tant qu’ennemi direct. L’attaque a été à peine moins explicite aux Etats-Unis : les grèves des ouvriers de l’automobile, consécutives à la signature des accords C.I.O.-Ford-­General Motors sur le salaire annuel garanti, étaient certes dirigées contre les patrons par le contenu des revendications posées, mais en même temps formaient une manifestation éclatante de la répudia­tion de la politique syndicale par’ les ouvriers. Elles équivalaient à dire aux syndicats : Vous ne nous représentez pas, ce qui vous préoccupe ne nous intéresse pas et ce qui nous intéresse, vous l’igno­rez. On a vu enfin, qu’en. France, les ouvriers nantais ont “ laissé de côté ” la bureaucratie pendant leur lutte, ou l’on “ utilisée ” dans des emplois mineurs.

En deuxième lieu, il n’y a pas trace de “ débordement ” de la bureaucratie par les ouvriers dans aucun de ces mouvements. Ces luttes ne sont pas contenues pour ainsi dire au départ dans un cadre bureaucratique au sein duquel elles se développeraient et qu’elle fini­raient par “ déborder ”. La bureaucratie est dépassée ― le mouve­ment se situe d’emblée sur un terrain autre. Ceci ne veut pas dire que la bureaucratie est abolie, que le prolétariat évolue dans un monde où il ne peut plus la rencontrer ; elle est toujours là, et ses rapports avec elle sont non seulement complexes, mais confus : elle est à la fois mandataire, ennemi, objet de pression immédiat, quan­tité négligeable. Mais il y a une chose qu’elle n’est plus : direction acceptée et suivie lors des luttes, même à leur début : la conception trotskiste du débordement (théorisation de la pratique de Lénine face à la social-démocratie et en particulier de l’expérience de 1917) présupposait que les masses se situent au départ sur le même terrain que les directions “ traîtres ” et restent sous l’emprise de celles-ci jusqu’à ce que l’expérience acquise à l’aide du parti révolutionnaire au cours des luttes les en dégage : Or, l’expérience contemporaine - celle de 1955 en premier lieu, montre que les masses entrent en action à partir d’une expérience de la bureaucratie préalable à cette action elle-même, donc indépendamment de la bureaucratie - sinon, même contre celle-ci. C’est que la bureaucratie a entre temps acquis une existence objective comme partie intégrante du système d’exploitation. Le menchévisme en 1917 n’était qu’un discours ; le stalinisme, le travaillisme, le C.I.O. sont, à des degrés divers, des pouvoirs.

On est ainsi conduit à une troisième considération. De 1923 à 1953, les révolutionnaires en étaient réduits à contempler impuis­sants un cercle vicieux. La classe ouvrière ne pourrait faire définitivement l’expérience des directions bureaucratiques qu’au cours de la lutte ; mais l’existence même et l’emprise de ces directions signi­fiait soit que les luttes tout simplement ne démarraient pas, soit qu’elles étaient défaites, soit enfin qu’elles restaient jusqu’au bout sous le contrôle de la bureaucratie et utilisées par elle. Ce n’est pas là une théorie, mais la description condensée et fidèle des trente dernières années de l’histoire du mouvement ouvrier. L’existence même et l’emprise du stalinisme par exemple, empêchait que l’expérience du prolétariat au cours d’une crise ne se fasse dans un sens révolutionnaire. Qu’on dise que cela était dû à l’absence d’un parti révolutionnaire ne change rien : l’emprise stalinienne signifiait la suppression de la possibilité d’un parti révolutionnaire, tout d’abord la suppression physique de ses militants éventuels [4].

Or, les luttes de l’été 1955 sont un premier signe que ce cercle vicieux est rompu. Il est rompu par l’action ouvrière, à partir d’une expérience accumulée non pas tant du rôle de la bureaucratie comme direction “ traître ” des luttes révolutionnaires, mais de son activité quotidienne comme garde-chiourme de l’exploitation capitaliste. Pour que cette expérience se développe, il n’est pas indispensable que la bureaucratie accède au pouvoir ; le processus économique d’un côté, la lutte de classes élémentaire et quotidienne dans l’usine de l’autre, la poussent inexorablement à s’intégrer au système d’exploitation et dévoilent sa nature devant les ouvriers. Autant il était impossible de constituer une organisation révolutionnaire en expliquant aux ouvriers français la trahison stalinienne en Chine en 1927, autant il est possible de le faire en les aidant à organiser leur lutte quoti­dienne contre l’exploitation et ses instruments syndicaux et politiques “ ouvriers ”.

Quelles conclusions peut-on tirer de cette analyse pour ce qui est du problème de l’organisation du prolétariat et de l’avant-garde ?

Aussi bien la grève de Nantes que la grève des dockers anglais montrent la forme adéquate d’organisation des ouvriers pendant l’action. Nous ne reviendrons pas sur le contenu de cette forme, ni sur ses limitations éventuelles. Mais, par la nature même des choses et jusqu’à nouvel ordre, de telles formes ne sont ni ne peuvent être permanentes sous le régime capitaliste. Le problème de l’organisation de minorités ouvrières pendant les périodes d’inaction subsiste. Il se pose cependant de façon différente.

Il faut d’abord constater que le degré de maturation qu’ont révélé les luttes de 1955 interdit de poser les problèmes “ revendi­catifs ” et “ politiques ” séparément les uns des autres. Il y a longtemps que l’on sait qu’ils sont indissociables objectivement. Ils le seront de plus en plus dans la conscience des ouvriers. Une mino­rité organisée dans une entreprise, qu’elle prenne la forme d’un comité de lutte, d’un groupe réuni autour d’un journal ouvrier, ou d’un syndicat autonome, devra dès le départ affirmer clairement cette unité. Nous n’entendons pas par là qu’elle devra se livrer aux pres­tidigitations trotskistes, tendant à faire surgir d’une demande d’aug­mentation de 5 francs la grève générale et la révolution, comme un lapin d’un haut-de-forme : elle devra au contraire soigneusement les éviter, et condamner, s’ils se présentent, les saltimbanques qui s’y livrent. 999 fois sur 1.000, une grève pour cinq francs est une grève pour 5 fr. et rien de plus. Ou plutôt, le plus qu’elle contient ne vient pas de ce qu’elle conduit à la lutte pour le pouvoir, mais de ce qu’elle se heurte, sous une forme ou sous une autre, à l’appareil de domination capitaliste intérieur à l’usine et incarné par la bureaucratie “ ou­vrière ”. L’organisation de la lutte contre celle-ci est impossible si on ne met pas en lumière sa nature totale, à la fois économique, poli­tique et idéologique. Simultanément, les ouvriers ne peuvent se mouvoir efficacement au milieu des multiples contradictions que sus­cite même la lutte revendicative la plus élémentaire dans les condi­tions du capitalisme décadent - contradictions qu’on a indiquées plus haut sur l’exemple de Nantes - que s’ils arrivent à situer leurs luttes dans une perspective plus générale. Apporter cette perspective est la fonction essentielle des minorités organisées.

Mais il faut également comprendre que, même lorsqu’il s’agit de luttes élémentaires, les minorités organisées ont pour tâche d’aider l’éclosion des formes d’organisation collectives-démocratiques de la masse des ouvriers, dont Nantes a fourni l’exemple, formes d’orga­nisation qui s’avèrent déjà les seules efficaces, et qui s’avéreront de plus en plus les seules possibles.

Notes de l’auteur

[1] A l’exception de quelques localités, dont Nantes est la plus importante.

[2] Nous nous référons ici à la phase ascendante du mouvement : son déclin a signifié une certaine “ reprise en mains ” de la part des bureaucrates - toute relative d’ailleurs.

[3] II y a eu alors, dans certains endroits, de véritables opérations de guerre civile entre les mineurs et la police.

[4] Au reste, les tenants trotskistes de cette position pourraient bien se demander - une fois n’est pas coutume - pourquoi un tel parti n’a pu se constituer pendant trente ans. Ils seraient ainsi ramenés, comme on dit, au problème précédent.

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Syndicalisme et auto-organisation

L’unité syndicale

Les syndicats dans le dernier mouvement des retraites

Léon Trotsky écrivait :

« Il y a un aspect commun dans le développement ou plus exactement dans la dégénérescence des organisations syndicales modernes dans le monde entier c’est leur rapprochement et leur fusion avec le pouvoir d’État.

Ce processus est également caractéristique pour les syndicats neutres, sociaux démocrates, communistes et anarchistes. Ce seul fait indique que la tendance à fusionner avec l’État n’est pas inhérente à telle ou telle doctrine, mais résulte des conditions sociales communes à tous les syndicats. (...)

Par la transformation des syndicats en organismes d’État, le fascisme n’invente rien de nouveau, il ne fait que pousser à leurs ultimes conséquences toutes les tendances inhérentes à l’impérialisme. (...)

(les syndicats) ne peuvent pas être plus longtemps réformistes parce que les conditions objectives ne permettent plus de réformes sérieuses et durables. Les syndicats de notre époque peuvent ou bien servir comme instruments secondaires du capitalisme impérialiste, pour subordonner et discipliner les travailleurs et empêcher la révolution, ou bien au contraire devenir les instruments du mouvement révolutionnaire du prolétariat.

La neutralité des syndicats est complètement et irrémédiablement chose passée et morte avec la libre ″ démocratie ″ bourgeoise ».

Force est de constater que dans les pays capitalistes dominants en raison du développement de la lutte des classes la « démocratie » bourgeoise a survécu et que même dans les pays où le prolétariat avait été broyé politiquement sous les bottes fascistes Allemagne au moins en R.F.A., Italie, Japon, plus récemment Portugal, Espagne et également Grèce il a reconstruit ses organisations, c’est à dire reconquis ce qui pour lui est essentiel dans la « démocratie » bourgeoise. Par contre, y compris là où la « démocratie » bourgeoise s’est maintenue ou bien a ressurgi, les appareils syndicaux défenseurs de la société et de l’État bourgeois ont tout fait pour que les syndicats servent d’ « instruments secondaires du capitalisme impérialiste pour subordonner et discipliner les travailleurs et empêcher la révolution. (...)

Les syndicats de notre époque peuvent ou bien servir comme instruments secondaires du capitalisme impérialiste, pour subordonner et discipliner les travailleurs et empêcher la révolution ou bien au contraire devenir les instruments du mouvement révolutionnaire du prolétariat. (...)

Impossibles sont les syndicats réformistes indépendants ou semi indépendants. Tout à fait possibles sont les syndicats révolutionnaires qui non seulement ne sont pas des soutiens de la police impérialiste mais qui se fixent comme tâche de renverser directement le système capitaliste. (...)

De ce qui précède, il découle clairement qu’en dépit de la dégénérescence continuelle des syndicats et leur intégration progressive dans l’État impérialiste, le travail au sein des syndicats non seulement n’a rien perdu de son importance, mais reste comme auparavant et devient dans un certain sens même révolutionnaire. L’enjeu de ce travail reste essentiellement la lutte pour influencer la classe ouvrière. Chaque organisation, chaque parti, chaque fraction qui se permet une position ultimatiste à l’égard des syndicats, c’est à dire tourne le dos à la classe ouvrière, simplement parce que ses organisations ne lui plaisent pas, est condamné à périr. Et il faut dire qu’elle mérite son sort. (...)

Les syndicats, même les plus puissants, n’embrassent pas plus de 20 à 25 % de la classe ouvrière et, d’ailleurs, ses couches les plus qualifiées et les mieux payées. La majorité la plus opprimée de la classe ouvrière n’est entraînée dans la lutte qu’épisodiquement, dans les périodes d’essor exceptionnel du mouvement ouvrier. A ces moments là, il est nécessaire de créer des organisations ad hoc, qui embrassent toute la masse en lutte les COMITES DE GREVE, les COMITES D’USINES, et enfin, les SOVIETS.

En tant qu’organisation des couches supérieures du prolétariat, les syndicats, comme en témoigne toute l’expérience historique, y compris l’expérience toute fraîche des syndicats anarcho syndicalistes d’Espagne, développent de puissantes tendances à la conciliation avec le régime démocratique bourgeois. Dans les périodes de luttes de classes aiguës, les appareils dirigeants des syndicats s’efforçent de se rendre maîtres du mouvement des masses pour le neutraliser. Cela se produit déjà lors de simples grèves, surtout lors des grèves de masse avec occupation des usines, qui ébranlent les principes de la propriété bourgeoise. En temps de guerre ou de révolution, quand la situation de la bourgeoisie devient particulièrement difficile, les dirigeants syndicaux deviennent ordinairement des ministres bourgeois. »

Messages

  • Les chefs des bureaucraties syndicales se comportent comme des patrons !

    Le Canard Enchaîné révèle l’existence d’un fichier interne stigmatisant des cadres de Force Ouvrière. Le secrétaire général, Pascal Pavageau, reconnaît une grave « erreur ».

    « Bête », « mauvais », « ordure, « niais », « Franc-maçon », « complètement dingue », « voleur dans les portefeuilles », « brillant mais pas fiable », « trop direct et brut »...C’est par ce genre d’adjectifs fleuris et commentaires peu amènes que des cadres de Force ouvrière ont été qualifiés dans un fichier interne dont Le Canard Enchaîné révèle l’existence. D’après l’hebdomadaire satirique, 126 noms y figureraient. En plus des qualificatifs peu reluisants, il y a des commentaires du genre « apprécié de PP » (Pascal Pavageau), « déteste JCM » (Jean-Claude Mailly), « trop intelligent pour le faire entrer au bureau confédéral ». Ou encore des annotations sur l’orientation sexuelle ou l’opinion politique : « plutôt de droite », « anarchiste »... Cet épais fichier a été constitué en octobre 2016 par des proches de Pascal Pavageau, le nouveau patron de FO, alors en lice pour remplacer Jean-Claude Mailly, écrit l’hebdomadaire.

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