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L’évolution politique de l’Egypte du XIXème siècle à Nasser (3)

mardi 28 septembre 2010, par Alex

Suite de L’Egypte nassérienne, chapitre V : 3 - L’issue nassérienne

 le coup d’état militaire et les nationalisations
 voie socialiste ou bureaucratie bourgeoise ?
 l’échec politique de "l’ordre nouveau"
 l’étatisme immobiliste de la société nassérienne
 quelques réflexions sur le rôle de l’islam

(à venir suite et fin : 4 - l’expérience nassérienne et l’analyse marxiste, 5 - le Tiers-Monde en proie au néocolonialisme.

Pour l’auteur Nasser représente une petite-bourgeoisie qui jusqu’ici n’avait pas eu accès au pouvoir politique et aux ressources économiques qui vont avec. Nasser n’a rien de socialiste : Dans la liste des quelques centaines d’hommes qui, en Egypte, se sont substitués à la bourgeoisie de l’ancien régime, on trouve près d’une moitié d’officiers, environ un quart d’hommes d’afaires musulmans de l’ancien régime et environ un quart de technocrates et de commis passés du service du grand capital privé à celui de l’Etat. Pas un seul de ces hommes qui ait un passé socialiste.

Et la nouvelle bourgeoisie n’a pas « objectivement » joué un rôle « progressiste » en expropriant le grand capital : A partir de 1957-58 s’est dessiné un processus de fusion de cette nouvelle bourgeoisie nassérienne, d’origine petite-bourgeoise et l’ancienne bourgeoisie d’origine aristocratique. Ceci malgré les nationalisations et expropriations qui ont suivi. Le pouvoir politique, hier dans les mains de l’aristocratie bourgeoise, du capital levantin et étranger, est passé
à une bureaucratie d’Etat.

L’auteur voit dans la bureaucratie bourgeoise égyptienne le prototype des petit-bourgeoisie qui ont pris le pouvoir lors des indépendances. Elles sont le nouveau relais de l’impérialisme localement, remplaçant les troupes coloniales et structures traditionnelles (chefferies etc) sur lesquelles s’était appuyées les puissances coloniales. Il en découle des remarques intéressantes sur la corruption qui est vue comme une déviance dans beaucoup d’Etats africains actuels. Pour l’auteur, n’a rien d’une déviation. La corruption (...) est dans le système lui-même une règel essentielle de son bon fonctionnement, une loi objective

Les notes contiennent des faits intéressants, loin d’être secondaires, qui auraient mérité des développements dans le corps du texte, , par exemple : Un Front National fut même constitué en 1954 par les communistes, le Wafd et les Frères Musulmans, contre la dictature et le nouveau traité anglo-égyptien

Par contre, un passage qui mériterait quelques critiques est celui concernant un certain type de bureaucratie (celle du régime chinois, semble-t-il) :La bureaucratie était considérée jusqu’à présent par les marxistes comme un corps social au service d’une classe possédante. L’histoire de la construction du socialisme en Europe orientale et en Asie nous a montré un nouveau type de bureaucratie, liée aux masses, animée d’une idéologie universaliste progressive, moderniste et efficace qui, en accélérant l’accumulation du capital, prépare les conditions de sa propre disparition, la construction d’une société pleinement et véritablement socialiste.

Enfin, la discussion sur le rôle de l’islam, la différence entre sunnisme et chiisme, apporte des éléments intéressants, car comparée à celles qui ont lieu aujourd’hui sur le thème de « la guerre des civilisations », Riad replace la religion comme élément de la superstructure d’une société basée sur certains rapports de production : L’islam du siècle des Ommeyades, à laquelle appartient le sunnisme en général et le sunnisme égyptien en particulier, est une religion de légistes victorieux qui se donnaient pour tâche d’organiser la société arabe de l’Orient conquis. Il en a acquis toute les caractéristiques, proches du droit romain, du droit d’une société antique qui s’est perpétuée.

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3 L’issue nassérienne

Face au chaos qui grandissait, aux contradictions qui s’aiguisaient, à la misère qui s’aggravait, la vieille génération bourgeoise timorée demeurait incapable d’agir, sans doute à cause de sa formation idéologique, de son origine et de ses liens toujours vivaces avec l’aristocratie. C’est pourquoi l’initiative n’est venue ni des grands hommes de la bourgeoisie, un Ali Maher ou un Ismail Sedki, par exemple (37), ni même du Wafd hésitant. Entraîné malgré lui dans l’aventure de 1951 (38) sans avoir su en prévoir les conséquences, le Wafd, en laissant le roi le chasser du pouvoir, en 1952, a mis fin aux dernières illusions quant à ses capacités de rénover l’Egypte.

Le coup d’Etat militaire et les nationalisations

L’initiative de ce qui est devenu par la suite une espèce de révolution nationale bourgeoise est venue de la petite-bourgeoisie. L’association clandestine des deux cent cinquante Officiers Libres rassemblait des petits-bourgeois déçus par la monarchie ou le Wafd et aigris par la défaite de Palestine. Bien que l’association comptât quelques représentants de l’intelligentzia de gauche, elle était dominée par les traditionalistes qui avaient refusé le communisme par attachement à la religion (39). Parvenus au pouvoir (40), ces officiers, d’origine modeste, n’avaient aucun programme défini.

Pendant plusieurs années, ils firent ce que la bourgeoisie aurait fait si elle avait eu le courage de détrôner Farouk (41). Après tout, l’Occident respectait le traditionalisme religieux des Officiers Libres cl cela était suffisant.

Les exigences brutales de certaines diplomaties occidentales, marquées par l’initiative du pacte de Bagdad, les offres réitérées de l’union soviétique, ont conduit à la crise de 1956-57 (42). Les problèmes furent tranchés par la force et c’est l’Egypte qui l’a emporté ; Ce qui a suivi cette épreuve de force est une véritable révolution.

Depuis 1953 déjà se constituait, par un processus bureaucratique une nouvelle bourgeoisie, d’origine petite-bourgeoise. Les officiers, leurs parents et amis s’emparaient des postes de l’administration dont on avait chassé les aristocrates de l’ancien régime. Mais les choses n’auraient pas été très loin sans la nationalisation de 1957 et le départ brutal des étrangers ;, qui ont placé l’Etat à la tête de la majeure partie des grandes entreprises. Les gestionnaires des entreprises publiques ont pris des allures de grands bourgeois. C’est par cette voie bureaucratique que s’est constituée la seconde génération bourgeoise.

A partir de 1957-58 s’est dessiné, on l’a vu, un processus de fusion de cette nouvelle bourgeoisie nassérienne, d’origine petite-bourgeoise et l’ancienne bourgeoisie aristocratique. Pendant longtemps les « anciens », de formation culturelle différente, avaient méprisé
les « nouveaux riches », craignant leur aventurisme. Or, l’ « aventure » s’était révélée payante. Le rapprochement, d’abord timide, s’est ensuite accéléré : la nationalisation de la Banque Misr, la gestion de filiales communes créées par le capital d’Etat en collaboration avec le grand capital privé, ont facilité les choses. Mais cette fusion s’est opérée en faveur de la nouvelle bureaucratie. Les « Anciens » cachent leur culture européenne, si superficielle soit-elle, ils jeûnent ostensiblement au moins de Rama¬dan, et ils ont fait, comme Taha Husayn, leur « auto-critique ».

Peu à peu, d’ailleurs, les appétits de la nouvelle bureaucratie nassérienne sont sont aiguisés. Après avoir hésité à s’attaquer ouvertement à l’ancienne bourgeoisie aristocratique, après s’être contenté de contrôler son centre nerveux, la Banque Misr, le régime s’est orienté, à partir de 1960, vers l’expropriation de l’ancienne grande bourgeoisie égyptienne.

Au terme de cette évolution, en 1963, l’économie égyptienne se présente donc, nous l’avons monté, comme presque entièrement nationalisée, du moins dans ses secteurs modernes. Les banques, les assurances, les transports, les Industries extractives et les industries de base, le commerce extérieur sont tous, à de rares exceptions près, nationalisés. la quasi-totalité des entreprise de l’industrie légère (textile, industries agricoles et alimentaires, etc.), le commerce de gros et les grands magasins relèvent de l’économie mixte. Les conditions formelles - - l’abolition de la propriété privée du grand capital - - sont donc remplies pour une transformation socialiste de la société. S’il subsiste officiellement quelques vestiges de la propriété privée, on ne saurait considérer, dans un pays sous-développé, le maintien d’un secteur d’économie mixte comme la preuve que le caractère dominant du système économique est capitaliste. D’ailleurs, même dans ce secteur mixte, les pouvoirs de l’Etat sont Considérables : c’est l’Etat qui nomme par décret les conseils d’administration des sociétés et les offices nationaux exercent une tutelle étroite.

Les lois de 1961 ont très sérieusement limité le domaine et les pouvoirs du grand capital privé. On a déjà dit que la loi fixait à un maximum de 10000 livres le portefeuille d’actions qu’un individu peut posséder. En outre, le taux de l’impôt progressif a été porté à 90 % pour la tranche supérieure à 15 000 livres. Cette mesure ne touche pas beaucoup la bureaucratie dont les revenus sont relativement modestes, du moins pour ce qui est des revenus légalement perçus ; mais elle touche incontestablement le grand capital privé.

L’évolution commencée en 1953 par la création du Conseil de la Production, qui a démarré sérieusement en 1957 avec la nationalisation des capitaux franco-britanniques, est désormais, avec les lois de 1961, presque achevée. D’ailleurs, rien ne prouve que le régime n’ira pas encore plus loin, qu’il ne liquidera pas les derniers vestiges de la propriété privée du grand capital, qu’il ne nationalisera pas purement et simplement les sociétés d’économie mixte.

Voie socialiste ou bureaucratie bourgeoise. ?

Cette évolution impressionnante, la liquidation de l’ancienne aristocratie bourgeoise, ont donné l’impression que le nassérisme allait ouvrir la voie à la construction progressive d’une société socialiste, C’est d’ailleurs ce que prétend la propagande officielle du Caire. D’après elle, dans les campagnes, la réforme agraire aurait liquidé le « régime féodal », et, en organisant une société rurale devenue une société de petits propriétaires sur la base de coopératives, ouvert la voie à une évolution socialiste ; le développement de l’économie, nationalisée dans des proportions presque comparables à celles des pays communistes, dans un cadre planifié, devrait permettre la liquidation du retard historique de l’Egypte, préparant ainsi les conditions d’une société socialiste achevée. Les hommes politiques, journalistes, touristes étrangers à qui on fait visiter les usines textiles ultra-modernes de Kafr-el-Dawwar, les aciéries de Hélouan, les chantiers du Haut-Barrage, en repartent convaincus d’un immense effort, persuadés que le régime nassérien vaut ce que valent les autres régimes socialistes qui sont passés par le même âge, celui de l’accumulation accélérée du capital dans un pays arriéré. Les réserves qu’ils formulent à propos du régime policier, du fanatisme religieux, n’entament pas leur conviction que, malgré tout, le régime nassérien peut s’enorgueillir de réalisations socialistes majeures.

La réalité est pourtant tout autre. Nous avons montré que le village égyptien n’était pas devenu un pays de petits propriétaires. Malgré la réforme agraire, une très grande inégalité subsiste : 80 % des paysans sont demeurés sans terre ou presque et ne sont employés qu’à concurrence d’un tiers de leur force de travail. Le pou-voir politique de l’aristocratie, qui s’appuyait sur les couches intermédiaires, a seulement été remplacé par celui de la bureaucratie d’Etat qui s’appuie toujours sur cette minorité relativement privilégiée. Les coopératives, qui ne groupent que les exploitants, c’est-à-dire 20 % de la population rurale, constituent, dans l’esprit du pouvoir central, la courroie de transmission de la dictature de la bureaucratie et des riches sur les masses rurales pauvres. Dans les villes, plus de la moitié de la population — chômeurs quasi permanents, gens de petits métiers, sous-prolétariat — est également condamnée à la misère absolue et leur force de travail employée à concurrence du tiers seulement.

Le pouvoir politique, hier dans les mains de l’aristocratie bourgeoise, du capital levantin et étranger, est passé
à une bureaucratie d’Etat. Ce pouvoir n’est pas celui de
la petite-bourgeoisie dans son ensemble, mais seulement
celui d’un groupe sorti de la petite-bourgeoisie, le groupe
des Officiers Libres et des hauts fonctionnaires civils qui
leur sont liés. La forme de ce pouvoir nouveau, c’est le
capitalisme d’Etat, qui a remplacé progressivement le capitalisme libéral de l’aristocratie bourgeoise. Bien que ce
pouvoir ne soit pas celui de l’ensemble des masses petites-
bourgeoises, il bénéficie encore de la neutralité bienveillante de ces masses. La communauté idéologique, la formation culturelle traditionaliste commune, le souvenir des
luttes récentes comme la crainte commune des masses pauvres sont à la base de ce soutien passif. C’est déjà cette crainte des masses pauvres qui était à l’origine de la timidité des attitudes de la petite-bourgeoisie au cours des luttes menées hier contre l’aristocratie bourgeoise et l’impérialisme. C’est aussi cette crainte qui en définitive explique que le courant traditionaliste petit-bourgeois l’ait emporté, au cours de ces luttes, sur le courant progressiste représenté par les communistes.

Parallèlement, le développement économique de l’Egypte demeure tout à fait insuffisant. Nous avons montré qu’il n’y a pas eu de bond qualitatif dans ce domaine. De 1880 à 1952, le rythme de croissance de l’économie égyptienne a été de l’ordre de 1,7 % par an. A l’époque, l’Egypte ne recevait pas d’aide extérieure ; au contraire, elle payait au monde occidental une dîme qui n’était pas négligeable (43) Ce « taux de stagnation » avait certes permis d’éviter une baisse du revenu moyen par tête. Mais le développement s’était manifesté par une inégalité crois¬sante, une infime minorité bénéficiant de ses bienfaits, tandis que, la pression démographique aidant, une masse toujours plus nombreuse était rejetée dans la misère. La dernière version du plan quinquennal se propose l’objectif d’une croissance mieux harmonisée et beaucoup plus rapide (7 % par an). Nous entrons maintenant dans la quatrième année d’exécution du Plan (44) et jusqu’à pré¬sent le meilleur taux de croissance réalisé effectivement par le régime nassérien n’a pas dépassé 3 % par an. Le mieux qu’on puisse espérer, c’est qu’avec le concours d’une aide extérieure très importante le régime nassérien puisse enregistrer une croissance annuelle de 3,5 à 4 %.

En fait, les trois quarts de cet accroissement de revenu permettent de faire face à la pression démographique, c’est-à-dire d’éviter seulement une baisse du revenu moyen. Le reste profite à la bureaucratie dirigeante, dont il permet l’enrichissement et un certain élargissement. Un « développement économique » de ce genre renforce la puissance et la base de classe de la dictature de la bourgeoisie d’Etat sans pour autant faire rattraper à l’Egypte son retard historique, sans accumulation accélérée du capital. L’aide extérieure, dans ces conditions, ne sert nullement lu nuise du socialisme, même à long terme. Au contraire, elle ne fait que prolonger l’existence d’un régime incapable de préparer les conditions objectives d’une évolution socialiste. Doit-on se demander alors raison pour laquelle consent de participer, aux côtés de
l’Occident à cette aide ? Sans doute l’aide soviétique est-elle le prix du neutralisme de la politique extérieure du Caire. Tant que la détente entre l’Est et l’Ouest ne sera pas acquise définitivement, ce prix peut être inférieur aux dépenses supplémentaires d’armement que le neutralisme du Tiers Monde épargne à l’U. R. S. S. Mais que la situation internationale se rétablisse, et alors le véritable caractère de la bureaucratie nassérienne apparaîtra : celui d’un appendice de la bourgeoisie impérialiste d’Occident, d’une nouvelle classe sociale qui a pris la succession de l’ancienne aristocratie bourgeoise.

Certes, dans tous les pays arriérés, la construction du socialisme a été accompagnée d’un développement bureaucratique. C’est durant cette phase bureaucratique que s’est effectuée l’accumulation primitive du capital, condition préalable nécessaire à la construction d’une véritable société socialiste. Là où le capitalisme n’avait pas joué son rôle historique, c’était à la bureaucratie de le remplir.

Mais, sur ce plan, l’histoire nous offre deux séries de modèles dont les résultats sont très différents. Dans les pays qui ont accompli une révolution socialiste, on assiste à un démarrage rapide de l’accumulation du capital. Dans les pays africains et asiatiques qui n’ont pas fait cette révolution, la stagnation économique se prolonge en dépit des formes « socialistes » de l’Etat. Toutes les bureaucraties ne se valent donc pas, toutes ne sont pas historiquement progressives. Pourquoi ?

La bureaucratie était considérée jusqu’à présent par les marxistes comme un corps social au service d’une classe possédante. L’histoire de la construction du socialisme en Europe orientale et en Asie nous a montré un nouveau type de bureaucratie, liée aux masses, animée d’une idéologie universaliste progressive, moderniste et efficace qui, en accélérant l’accumulation du capital, prépare les conditions de sa propre disparition, la construction d’une société pleinement et véritablement socialiste. Les origines révolutionnaires de ce type de bureaucratie, l’idéologie qui l’anime et qu’elle a hérité de ces origines, expliquent sans doute cette efficacité. Le maintien envers et contre tout - - pendant toute la période d’accumulation du capital — d’une idéologie fondamentalement ouverte et progressive, quelles que soient les déviations qu’elle ait pu subir durant cette période, assure au système une grande mobilité sociale et permet le passage progressif à une étape supérieure, celle du socialisme véritable.
L’histoire nous présente maintenant un troisième type de bureaucratie. Dans un certain nombre de pays africains et asiatiques, dont l’Egypte nassérienne constitue sans doute l’exemple le plus avancé, le pouvoir politique est désormais monopolisé par une bureaucratie nouvelle issue de l’indépendance. Les circonstances ont permis à des groupes petits-bourgeois de s’emparer seuls du pouvoir. Ces groupes se sont alors transformés en bureaucratie qui, lorsqu’elles parviennent, comme en Egypte, à étatiser l’économie, deviennent de véritables classes possédantes d’un type nouveau, incapables, par leur origine, de préparer le passage à un socialisme véritable. Nous dirons, avec
Maxime Rodinson (45), que l’idéologie réactionnaire de ce type de bureaucratie, idéologie héritée de son histoire et de ses origines, est en définitive la raison de son inefficacité.

Dans la liste des quelques centaines d’hommes qui, en Egypte, se sont substitués à la bourgeoisie de l’ancien régime, on trouve près d’une moitié d’officiers, environ un quart d’hommes d’affaires musulmans de l’ancien régime et environ un quart de technocrates et de commis passés du service du capital privé à celui de l’Etat. Pas un seul de ces hommes qui ait un passé socialiste (46). Le président Nasser peut bien les réunir en congrès pour les exhorter au socialisme, les placer d’office à la tête d’une « Union socialiste », rien ne parviendra à faire de ces bureaucrates bourgeois des hommes capables de parler au peuple et de le mobiliser. C’est là la grande faiblesse de la bureaucratie bourgeoise. Elle ne représente au fond que le pouvoir d’une nouvelle classe possédante en formation. Issue de la petite-bourgeoisie, elle tend à s’en isoler pour devenir une caste fermée.

La corruption, dont nous avons donné quelques exemples, notamment dans le chapitre III, n’est ni un vestige du passé, ni le fruit de déviations ou la marque de difficultés objectives d’une période de transition. Elle est dans le système lui-même une règle essentielle de son bon fonctionnement, une loi objective. Certes, ni l’Egypte traditionnelle, ni la monarchie colonisée n’ignoraient la corruption. Mais celle-ci n’était pas un phénomène central du mécanisme économique ; l’économie était régie par d’autres lois objectives, celles du marché capitaliste, de la recherche du profit, de la concurrence. Tandis que le moteur essentiel de la machine de l’économie d’État nassérienne, c’est l’appétit personnel des dirigeants et leur capacité de se créer une clientèle de soutien. Dans un système de ce genre, la corruption, qui vient compléter les rémunérations insuffisantes d’une bourgeoisie de fonctionnaires avides d’argent, devient une nécessité objective.

La multiplication des organismes administratifs et surtout l’incohérence de leur articulation sont aussi dans la nature de la gestion bureaucratique réactionnaire. En effet, la bureaucratie nassérienne n’est pas sortie d’un mouvement de masse, d’un parti révolutionnaire constitué dans la lutte,
mais d’un coup d’État exécuté par une poignée de conspirateurs. Elle a été recrutée par en haut dans les corps constitués : l’armée et la fonction publique. Pour asseoir leurs positions, les principaux dignitaires du régime se sont ainsi constitués des clientèles. Chaque « office » a été octroyé par le Président à l’un de ses hommes en une sorte de véritable fief pour lui permettre de « vivre » et de « faire vivre » sa clientèle. Le langage même des hommes du régime traduit cette conception du pouvoir : akl ech, gagne-pain, telle est la façon de caractériser les nominations qui accompagnent les réorganisations successives. Le système demeure profondément individualiste : aucune discipline de parti ne vient limiter les abus et coordonner les actions. Chacun doit rester seul maître dans son domaine. Dans ces conditions, la « planification » ne correspond à rien. Le Plan est seulement l’addition au jour le jour des desiderata des uns et des autres, sans aucune cohérence, sans qu’une stratégie du développement ait été préalablement définie par les instances politiques supérieures. Des techniciens sont ensuite invités à présenter tant bien que mal sous une forme acceptable pour la propagande extérieure l’ensemble des dérisions des dirigeants des groupes économiques sur lesquels repose l’équilibre politique du système.

L’aspiration au parti unique correspond au besoin de créer une chambre de conciliation des intérêts conciliation des intérêts divergents des groupes dirigeants et de leurs clientèles. Ce besoin, ressenti davantage par l’autorité suprême, le Président, est sans cesse contrecarré par la bureaucratie. Et, dans ce sens, l’échec du parti unique reflète l’échec du régime. L’Egypte n’est pas sur le chemin de devenir une démocratie populaire ; elle en est seulement, dans certaines de ses formes, une caricature, tout comme la monarchie parlementaire était une caricature de la démocratie bourgeoise occidentale.

L’échec politique de « l’ordre nouveau ».

Après que les officiers se fussent emparés du pouvoir en
1952 et surtout à partir de 1955, une fois la monarchie et l’aristocratie éliminées, l’indépendance acquise, l’industrialisation décidée, deux voies s’offraient : la voie moderniste et démocratique et la voie traditionaliste et réactionnaire. Choisir la première, c’eût été accepter de faire participer les masses à l’œuvre collective, agir pour obtenir l’éveil des masses déshéritées. Le nouveau régime a opté pour la voie bureaucratique. Par égoïsme : la tentation était forte,
pour des militaires dont le pouvoir absolu n’était pas menacé par des masses politiquement organisées, de chercher à s’enrichir. Mais, aussi, pour des raisons idéologiques : formés à l’école des Sayyid Quth, les Officiers libres ont toujours confondu dans une même haine tout ce qui est extra-islamique. Et c’est ainsi que sur tous les problèmes fondamentaux le régime fut amené à prendre des positions qui l’ont conduit peu à peu à l’impasse.

Nous avons déjà montré l’échec de la politique rurale qui visait à renforcer, par la réforme agraire, les « couches intermédiaires » au détriment de l’aristocratie foncière, à organiser dans des coopératives les classes moyennes afin de faire face à la pression numérique grandissante des paysans sans terre pour lesquels le régime, incapable d’industrialiser assez vite, ne peut rien faire. Le régime aurait normalement dû, avec de tels objectifs, se gagner l’appui solide des « couches intermédiaires ». En réalité, la conception bureaucratique extrémiste dont il fait preuve, notamment dans l’organisation des coopératives, par crainte maladive de la libre initiative des masses, a rejeté ces classes moyennes dans le camp de l’opposition potentielle.

Les mêmes raisons fondamentales expliquent son échec dans les milieux urbains, prolétariens et petits-bourgeois.

Pourtant, le prolétariat égyptien aspirait à un réformisme. Le régime aurait pu parvenir à organiser, au moins à partir de 1955, une centrale syndicale réformiste gouvernementale comme le fut la CGT de Peron. Or malgré tous les efforts déployés déployés pour « réorganiser » les syndicats au sein de l’Union nationale (47), l’échec est indiscutable. c’est que l’Etat nassérien a choisi de priver la classe ouvrière de toute liberté de mouvement.

Au lieu de chercher à Ia gagner à lui en l’associant à une « oeuvre d’industrialisation, ce qui supposait que l’on laisse aux syndicats une certaine initiative dans le cadre d’objectifs définis, le régime a choisi de mettre ceux-ci au pas et de gagner directement l’appui des masses ouvrières privées de leurs représentants élus en leur accordant bureaucratiquement quelques avantages économiques (création des caisses d’assurances et de chômage, participation aux
bénéfices, dont 10 % leur sont distribués et 15 % affectés aux œuvres sociales, etc.), avantages qui, soit ne sont pas passés dans la réalité, soit, lorsqu’ils sont réels, ne compensent pas les baisses de salaires qui se sont peu à peu généralisées. Les patrons et les gestionnaires des entre¬prises publiques ont souvent en effet profité dans ce sens du système policier instauré par le nouveau régime. Ils sont ainsi parvenus à lui rendre hostile un prolétariat qui aurait pu devenir un soutien actif. On s’est alors enfermé dans un cercle vicieux : puisque l’ouvrier était hostile, on a décidé de briser les syndicats. Les syndicalistes réformistes, à qui l’on ne pouvait pas reprocher d’être marxistes, qui avaient toujours refusé d’adhérer à un quelconque mouvement politique pour se consacrer à la lutte revendicative, ont été jetés en prison comme les autres, simple¬ment parce qu’ils refusaient d’adhérer à l’Union nationale, c’est-à-dire à cautionner la politique réactionnaire du gouvernement. Certes, les apparences sont sauves : l’adhésion au syndicat a été rendue obligatoire, les cotisations déduites par l’employeur du salaire. Mais les nouveaux dirigeants, nommés par le ministère de l’intérieur, n’ont évidemment aucune influence réelle.

L’attitude du régime A l’égard de la petite-bourgeoisie n’est pas différente et son échec presque aussi éclatant. Et pourtant, lorsque, à partir de 1955, le régime s’est engagé dans la voie du neutralisme, il s’en fallut de peu qu’il gagne durablement l’appui de ces masses. Tous les partis politiques, à l’exception des communistes, qui avaient sur¬vécu à la répression policière des années 1952-54, avaient alors disparu. Le régime aurait dû, à ce moment, être capable de recueillir l’héritage du Wald et des Frères Musulmans. D’autant plus que les succès de sa politique nationale avaient permis de satisfaire certaines aspirations : les nationalisations et l’émigration des cadres étrangers procuraient aux plus habiles des positions sociales dont ils n’avaient jamais rêvé. Néanmoins, le régime n’a pas su mobiliser à son profit ces masses petites-bourgeoises dont la sourde opposition se reflète dans le boycott de l’Union nationale puis du Congrès des forces populaires. Cela tient au fait que les avantages distribués à l’occasion des nationalisations n’ont profité qu’à un nombre restreint d’individus et que le sort des masses petites-bourgeoises dans l’ensemble, non seulement n’a pas été amélioré, mais encore a empiré par suite des difficultés économiques objectives et de la politique réactionnaire du gouvernement en matière de salaires. Cela tient aussi probablement au décalage entre la mentalité teintée de démocratisme acquise par la petite bourgeoisie au cours des dernières années, sous l’influence des communistes, d’une part, l’idéologie réactionnaire et fascisante du régime et les méthodes policières inefficaces qui en découlent, d’autre part. Et bien que les masses petites-bourgeoises aient été incontestablement touchées par l’effort de propagande religieuse, chauvine, pan-arabe et réactionnaire, elles sont restées, dans l’ensemble, hostiles au régime, ou tout au moins apathiques.

L’étatisme immobiliste de la société nassérienne

S’il fallait définir la société nouvelle, nous choisirions l’expression d’ « étatisme pharaonique immobiliste ». Certes, le régime se propose d’industrialiser le pays et, sur ce plan, il peut mettre à son actif des réialisations qui, bien qu’insuffisantes, sont incontestables. Cependant cette « planification » à la mode n’est pas interprétée comme une méthode permettant de mobiliser les masses pour les faire
participer à l’œuvre d’industrialisation, mais comme une résurrection de l’antique étatisme égyptien. Industrialiser
sans accepter les conditions qui permettent de modifier
l’attitude des hommes envers les choses et envers eux-
mêmes représente une tâche difficile. C’est sans doute pourquoi les résultats sont tellement décevants par leur lenteur,
qui fait penser que le régime est finalement incapable de
remplir la fonction historique que l’on aurait pu attendre
de lui : l’accumulation primitive du capital.

Dans le domaine rural, l’organisation des coopératives ne doit pas être interprétée autrement : il ne s’agit pas d’une forme inspirée du socialisme moderne, mais seule¬ment d’une résurrection de l’étatisme pharaonique. Fait caractéristique : c’est un décret du Président qui apprend au pays brutalement, en 1958, que les coopératives sont rendues obligatoires pour tous les exploitants agricoles.

Le régime policier prolonge cet immobilisme en empêchant l’hostilité latente des prolétaires, des petits-bourgeois et des paysans de se manifester. Rien n’est fait, rien ne peut être fait dans ces conditions pour éveiller les masses déshéritées, sans la participation desquelles on ne parviendra jamais à réaliser rien de durable. Or les cadres du régime semblent ne pas comprendre cette nécessité. Ils se félicitent même que rien ne bouge de ce côté.

De temps en temps, néanmoins, les dirigeants prennent conscience de l’échec. Il suffit d’un recul sur le plan exté¬rieur - comme après la sécession de la Syrie, en 1961 — pour qu’on s’aperçoive que c’est la construction tout entière qui manque de fondations. Mais que fait-on ? On réunit un « Congrès des forces populaires », qui n’est pas autre chose qu’une réédition de la défunte « Union nationale ». Ou bien, le président Nasser se laisse aller à des réflexions désabusées sur l’apathie du peuple égyptien. Mais on n’ac¬cuse jamais la bureaucratie.

Entre les masses déshéritées de la ville et de la campagne, d’une part, et l’ensemble des autres classes sociales, d’autre part, le fossé est resté, dix ans après le coup d’État militaire, aussi profond que par le passé (48).

Comment, d’ailleurs, ces masses déshéritées pourraient-elles appartenir à la tradition d’une société à la production de laquelle elles ne participent pas ? Et si, dans presque toutes les sociétés, on trouve une marge de déclassés qui sont partie intégrante de l’architecture générale, c’est dans la mesure où cette marge, qui reste numériquement limitée par définition, peut exercer certaines fonctions sociales. C’est pourquoi on devra se garder de toute assimilation au lumpenproletariat ou aux confréries de mendiants du Moyen Age. Dans les villes du xix" siècle, le phénomène, dû à la pression démographique, était d’une ampleur « normale », c’est-à-dire marginale ; de même qu’à cette époque le nombre absolu el la proportion des paysans sans terre étaient encore insignifiants. Aujourd’hui, les masses déshéritées de la ville et de la campagne ont été littéralement boutées hors du cadre de la société par la pression démographique. La destruction des valeurs anciennes est peut-être encore plus complète chez les déclassés de la ville que chez les pauvres de la campagne, qui ont malgré tout conservé quelques traditions.

L’observateur étranger a rarement pris conscience de leur apathie. II a vu à certaines occasions des milliers de manifestants représentatifs des masses populaires. En réalité, les masses pauvres ne s’intéressent pas à la question de
savoir qui gouverne le pays. Aucun parti politique, ni le Wafd, ni les Frères Musulmans, ni les communistes, ni bien sûr l’Union nationale, ne sont parvenus à recruter un seul de leurs membres parmi ces masses déshéritées, ou même plus simplement à les entraîner dans une action quelconque, si limitée fût-elle. Néanmoins, la concentration de ces masses dans les villes a permis aux différents gouvernements, quels qu’ils soient et chaque fois qu’ils l’ont réellement voulu, d’organiser, en faisant distribuer des subsides très modestes par des rabatteurs du ministère de l’Intérieur, des manifestations « spontanées » dont les mieux réussies peuvent paraître grandioses.

Il est difficile de comprendre le phénomène si l’on ignore ce que sont les petits-bourgeois égyptiens des rangs desquels est sortie la nouvelle bureaucratie. C’est seulement l’histoire de l’Egypte qui permet d’expliquer que des hommes plutôt médiocres, quelle que soit l’intelligence pratique de certains d’entre eux (et notamment le génie tactique et diplomatique du président Nasser), aient pu avoir le sentiment d’être aussi puissants : parce qu’il n’existait aucune force politique ou sociale digne de ce nom, quelques centaines d’officiers ont pu penser pouvoir tout faire et se convaincre qu’ils rénoveraient le pays seuls, contre tous, sans doctrine autre que les préjugés traditionnels qu’ils ont hérités de la tradition des scribes et de l’Islam.

Quelques réflexions sur le rôle de l’Islam

Doit-on, comme le président Nasser l’a lui-même écrit, accuser « le peuple » de cet échec ? Nous ne le pensons pas. Certes, jusqu’à présent, aucune force politique n’est parvenue à sortir les masses déshumanisées de leur apathie. Certes, il nous paraît incontestable que, dans des pays attardés, la révolution sera toujours, au moins en partie, une révolution par en haut. Mais ce qui compte, c’est que le bureaucrate égyptien — comme son ancêtre le scribe -ne croit pas au peuple. L’idéologie du régime nassérien, l’Islam, n’est pas une doctrine capable d’animer l’action rénovatrice des masses.

L’Islam, ou tout au moins l’Islam égyptien, est-il incompatible avec les exigences de la modernisation ? Le problème ne doit pas être posé en ces termes. Se contenter de la simple affirmation que l’Islam est incompatible avec le progrès ce serait, en invoquant la force implacable d’un facteur religieux, absoudre ceux qui ont fait le choix maintenir le carcan des traditions.

II peut d’ailleurs y avoir des différences de degrés entre le sunnisme et le chiisme. Au sunnisme légaliste et imperméable on peut, dans une certaine mesure, opposer le chiisme plus souple, peut-être parce qu’il est déjà un mouvement de révision.

L’Islam du siècle des Oméyyades (49), à la tradition duquel appartient le sunnisme en général et le sunnisme égyptien en particulier, est une religion de légistes victorieux qui se donnaient pour tâche d’organiser la société arabe de l’Orient conquis. Il en a acquis toutes les caractéristiques, proches du droit romain, du droit d’une société antique qui s’est perpétuée. La justice qu’il se donne pour objet de faire régner dans ce bas monde est une justice terre à terre, préoccupée de régler les conflits concrets qui peuvent naître des relations entre les hommes d’une société très précise. D’où l’aspect « jurisprudentiel » fondamental de son interprétation du Coran. Aucun espoir n’est laissé à l’humanité. Mahomet est le dernier des prophètes, il a réalisé la justice sur terre. La sacralisation de l’ordre social a ouvert la voie à la théocratie, même si cette théocratie doit être sans clergé organisé. Et cela, Sayyid Qui !) l’a bien vu, en défendant à tout prix le maintien de la confusion du religieux et du laïc. L’Islam sunnite, religion des légistes, est, par essence, étranger au mysticisme.

L’histoire égyptienne pré-islamique a accentué encore ces caractères généraux, a fait de l’Islam sunnite égyptien un modèle d’idéologie du conformisme. Le bon sens paysan du vieux peuple égyptien, adapté depuis des millénaires au respect de l’ordre, en a accentué le légalisme froid, l’esprit formaliste et conformiste. Il y a, bien sûr, un aspect positif à ce vieux bon sens : la terre d’Egypte est restée étrangère aux violences fanatiques qui accompagnent généralement les mouvements de mysticisme. Mais il y a aussi un aspect négatif, qui est que le peuple égyptien est resté en dehors des luttes violentes nécessaires au renouvellement des structures. Tout est, en Egypte,
étouffé par le compromis. Dans cette perspective, à la fois sunnite et égyptienne, sans que l’on puisse dire qu’elle est plus sunnite qu’égyptienne, ou plus égyptienne que sunnite, le renouvellement des structures apparaît comme une adaptation des règles traditionnelles de la vie sociale à des conditions nouvelles. Les structures profondes, le système des valeurs, ne sont jamais remis en cause. C’est pourquoi, sans doute, les discussions sur le système social prennent l’aspect de controverses grammaticales : il s’agit de deviner ce que le Prophète aurait fait s’il avait eu à résoudre un problème de justice terrestre qui se pose en termes inconnus dans la société de l’Hégire. Le raisonnement par analogie est, dans ces conditions, l’outil essentiel. Aux errements de l’histoire près, le Bien règne sur Terre. Ou tout au moins il y a régné à l’époque du Prophète, de sorte que l’homme n’a plus rien l’i inventer.

L’Islam chiite, au contraire, témoigne de la révolte d’opprimés à qui l’ordre social organisé au premier siècle de l’Hégire n’apportait aucun soulagement, L’issue de dilemme consiste à prétendre que l’oeuvre de Mahomet a été trahie, qu’un Sauveur viendrait balayer l’ordre social, détruire le Mal et organiser le Bien. C’est un lieu commun de constater que l’histoire de presque toutes les grandes révoltes d’opprimés s’est confondue dans le monde musulman avec celle du chiisme. Il en a été ainsi chez les esclaves du Bas-Irak et chez les montagnards kurdes et iraniens (50). Les utopies communistes sont l’œuvre de chiites pressés de faire venir l’Iman sauveur. Ainsi l’esprit messianique du judaïsme et du christianisme, passé dans l’Islam, permet non seulement de sauver l’espoir, mais encore appelle à l’action. A la dure froideur du juriste sunnite, le chiite oppose toujours l’amour des hommes.

Dans cette opposition se résume toute la différence entre l’Egypte et l’Irak, les deux éternels pôles d’attraction du monde arabe oriental. Dans l’Egypte sunnite, des controverses mais pas de luttes violentes, un progrès formel facilité par la capacité d’adaptation propre au tempérament du juriste mais pas de remise en cause des valeurs fondamentales héritées de la tradition du premier siècle : l’ordre social, et la justice des tribunaux. Dans l’Irak, chiite en partie, des luttes violentes entre les partisans de cet ordre et de cette justice romaine et les opprimés qui font appel à d’autres valeurs plus humaines, l’égalité ou le droit à la vie. Bien sûr, comme en Egypte, l’héritage de histoire anté-islamique est toujours présent. Le peuple irakien n’a jamais accepté son asservissement avec autant de soumission que le peuple égyptien. La proximité des montagnards turbulents, la conquête du pays mésopotamien par les peuples barbares et les destructions terrifiantes qu’elle a entraînées ont façonné un peuple différent, moins enclin que le peuple égyptien à accepter l’ordre efficace d’une civilisation éternelle. Dans quelle mesure ces différences expliquent-elles que l’Egypte ait adhéré au sunnisme et l’Irak, partiellement, au chiisme ? II est difficile de le dire, d’autant plus que le chiisme a failli triompher en Egypte, à l’époque fatimide, qu’il a lui-même conquis d’autres terres d’Islam : l’Iran, le Yémen et la Syrie en partie. On explique l’histoire mais on ne la refait pas. Il n’est pas possible de savoir ce que serait devenu le chiisme en Egypte. Se serait-il lui-même « égyptianisé », adouci, pour devenir un nouveau conformisme ? Ou aurait-il transformé le peuple de la Vallée du Nil ? La réalité aurait été probablement située entre ces deux extrêmes. Et si le chiisme est ce qu’il est, quel a été l’apport irakien ? En tout cas, n’esl-il pas troublant de songer que le chiisme a finalement conquis des peuples dont l’histoire mouvementée tranche avec celle de l’Egypte et que les Turcs victorieux, légistes d’un nouvel empire ont, eux aussi, préféré le sunnisme ?

(37) Ali Millier et Ismail Scdki, plusieurs foin premiers ministres,
tous les deux décédas récemment, exprimèrent parfaitement les atti¬
tudes des classes possédantes égyptiennes, aristocrates et bourgeoises.
Bien qu’attachés à la monarchie, ils ont toujours fait preuve d’une
grande indépendance d’esprit à l’égard de Fouad, puis de Farouk.
Ali Maher a présidé le premier gouvernement issu du coup d’État
de 1952.

(38) II s’agissait de la dénonciation du traité anglo-égyptien de
1936, après l’échec des négociations conduites par le gouvernement
wafdiste en 1950-51. Cette dénonciation a entraîné un début de
guérilla dans la zone du Canal.

(39) C’est le cas du président Nasser lui-même, qui communiste
dans sa jeunesse et profondément religieux, fut choqué par l’esprit
laïc du mouvement au point de l’abandonner.

(40) Entre janvier 1952, date à laquelle le roi à chassé le Wafd
du pouvoir, après avoir organisé l’incendie du Caire, et juillet
de la même année, date du coup d’État militaire, les ministères se
succèdent à une cadence accélérée : l’Egypte devient ingouvernable,
le Wafd a perdu son prestige et les « ministres de la Cour » hésitent,
dans ces conditions, à s’engager. Les Officiers libres n’ont rencontré
sur leur chemin aucun obstacle sérieux.

(41) Cependant, les dirigeants wafdistes avaient dû, à plusieurs
reprises, durcir leurs positions pour pouvoir, en mobilisant davantage les masses petites-bourgeoises, tenir tête au roi. Les Officiers,
qui n’étaient plus menacés de ce côté, sont parvenus à faire aboutir
les négociations avec la ’Grande-Bretagne d’autant plus facilement
qu’ils avaient, entre temps, mis en place le dispositif de leur dic¬
tature. Les communistes ont dénoncé la « trahison des militaires »
dans lesquels ils ne voyaient que des instruments de l’étranger. La politique extérieure du nouveau régime, favorable aux puissances occidentales, lui valait d’autre part l’hostilité des masses petite-bourgeoise dans leur ensemble, que ne satisfait pas plus sa politique intérieure : la réforem agraire était jugée trop timide et les mesures anti-démocratiques (dissolution des partis politiques, etc) se heurtaient à l’opposition générale. C’est cette hostilité qui a permis aux Frères Musulmans et au Wafd de subsister malgré la répression. Un Front National fut même constitué en 1954 par les communistes, le Wafd et les Frères Musulmans, contre la dictature et le nouveau traité anglo-égyptien

(42) LA signature du Pacte de Bagdad en 1955 fut ressentie par la junte militaire comme un coup porté à son prestige. Céder encore une fois, c’eût été perdre définitivement la face. La réponse du Caire a été habile : exploiter la grande peur de l’Occident, faire du chantage au rapprochement avec l’URSS, devenir officiellement « neutraliste ». le coup de dé à fort bien réussi : après le voyage à bandong et les achats d’armes tchécoslovaques, l’Occident a été pris de paniquez. Le succès même a encouragé le Caire. On comprenait enfin que les conditions internationales permettaient aux nationalistes de se débarrasser de leur timidité : l’appui diplomatique de Moscou permettait à Nasser de faire ce que Sa’ad Zaghlul n’avait jamais pu que rêver : trouver un allié extérieur. Peu à peu on est devenu, au Caire, audacieux. C’est ainsi que l’on en est venu à répondre au « non » de la Banque Internationale à propos du financement du Haut-Barrage, par la nationalisation du canal de Suez, puis, lors de l’intervention franco-britannique, à faire appel à l’URSS pour stopper l’agresseur.

(43) Ainsi l’Egypte a payé cher les « services de modernisation » que la bourgeoisie étrangère lui a apportés. Si cette dîme avait été investie dans l’industrialisation du pays, elle aurait assuré un taux de croissance de l’ordre de 5 à 6 % par an, qui eût permis le « « décollage » de l’économie égyptienne.

(44) Celui-ci devait d’ailleurs, à l’origine, être exécuté en trois ans (1958-60), puis en cinq ans (1958-62). Peu à peu, sa période d’exécution a été allongée, pour couvrir officiellement la période allant « le juillet 1960 à juillet 1965, en fait les huit années dr 1958 à I965

(45) « L’Egypte nassérienne au mirroir marxiste », in Temps modernes n°203 p. 1883.

(46) Voir Anouar Abdel Malek, Egypte, société militaire, Editions du seuil.

(47) C’est en 1958 que le régime a décidé de mettre sur pied un parti politique qui jouit du monopole de la légalité. L’organisation de ce parti est autoritaire, les directions aux différents échelons devant être nommées par vin comité central choisi par le président Nasser. Toutes les organisations sociales, les syndicats, les associations, etc., sont soumises à l’autorité de ce parti. Le dernier « congrès national des forces populaires » s’est tenu au printemps 1962.

(48) Le vêtement permet toujours de distinguer les deux mondes sans risque d’erreur. Quelques artisans, les aristocrates du monde des domestiques et les hommes de religion mis à part, la galabiya - une ample robe — est réservée aux déshérités. Le plus misérable des prolétaires s’empresse de quitter la galabiya pour adopter la chemise et le pantalon dés qu’il a acquis la plus insignifiante des qualifications. L’abandon du vêtement traditionnel constitue un rite social, l’expression de la conscience acquise que l’on appartient désormais à l’autre monde, celui de la production, de la vie sociale et de la politique. Mais si l’abandon de la galabiya est une manifestation de modernisme actif, en revanche son port ne saurait être interprété, sauf chez les artisans et les hommes de religion, comme une manifestation d’attachement à la tradition.

(49) L’Islam du Prophète est sans doute différent. L’Islam lui-même a évolué, comme se sont employés à le montrer certains travaux d’orientalistes modernes, notamment Montgommery WATT (Muham-mad at Mecca et Muhammad at Médina, Londres, 1953 et 1956) et Maxime RODINSON (La vie de Mahomet et le problème sociologique des origines de l’Islam, Paris, 1957, et le Mahomet du même auteur, paru au Club français du livre en 1961). L’Islam traditionnel dont nous parlons est l’Islam tel qu’il est fixé après la conquête de l’Orient ancien par les Arabes.

(50) Mouvement Qarmate, révolte des Zendj, guerre de Babek, Ismaï-lisme.

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