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Battre la classe ouvrière : un des objectifs du tournant des années 80
vendredi 22 octobre 2010, par
USA
Dans les années 1980,la classe ouvrière américaine subit de sérieuses atteintes. Il est important de comprendre la nature de ces atteintes et de quelle manière les travailleurs y répondirent.
L’aspect le plus évident de la situation de l’ouvrier américain a été le déclin du mouvement syndical. Alors qu’il représentait 33 % de la force de travail non agricole en 1955, le syndicalisme est tombé à environ 18 %. Environ 20 % des votes de reconnaissance/suppression de reconnaissance [des syndicats dans les entreprises] furent des votes excluant la reconnaissance syndicale et le plus souvent en faveur de cette exclusion. En 1960, il y avait eu seulement un vote de non-reconnaissance pour chaque tranche de trente votes acceptant le syndicat comme agent de discussion des conditions de travail.
Il existait trois raisons principales à cette situation, qui n’étaient pas spécifique aux années 1980, car elle se poursuivit bien au-delà des années 1990. La première de ces raisons est l’état de l’économie. Une importante dépression dans la première moitié des années 1980, suivie d’un redressement partiel qui laissa le chômage à un taux plus élevé que les autres pics des récessions de l’après-seconde guerre mondiale, fit diminuer, pour le moins, l’appartenance syndicale. Le déclin de l’emploi industriel a non seulement laissé les syndicats avec une base plus étroite dans leurs domaines traditionnels, mais aussi ouvert la porte à une invasion de jaunes (briseurs de grève) et affaibli le pouvoir des syndicats de marchander dans le genre de où ils étaient susceptibles de gagner : les salaires et les avantages sociaux.
La deuxième raison fut le pouvoir d’une administration droitière, résolument anti-syndicale. On n’a guère besoin de s’étendre là-dessus, sinon pour souligner que cela n’a pas commencé avec l’élection de Ronald Reagan [1980]. Les éléments qui permirent à Reagan de briser la grève des contrôleurs aériens en 1983 par exemple avaient tous été mis en place par Jimmy Carter, lequel avait bénéficié du soutien des dirigeants syndicaux. Cela avait été vrai aussi pour le mouvement de dérégulation d’industries qui étaient jusqu’alors étroitement réglementées (comme les transports) et dans lesquelles des salaires et avantages sociaux relativement élevés avaient contribué à une stabilisation des relations management-syndicats. Les politiques gouvernementales entraînèrent des changements dans l’administration plutôt que dans la législation. Le refus d’appliquer les lois favorables aux travailleurs ou la désignation pour les organismes de contrôle et les postes administratifs d’idéologues pro business eut un impact significatif dans des secteurs comme la santé et la sécurité et la réinterprétation de ce qui était autorisé par un National Labor Relations Board devenu résolument antisyndical.
L’effet de la politique gouvernementale sur les relations de travail était renforcé par l’extrême conservatisme des dirigeants syndicaux, ce qui constitue la troisième raison du déclin du mouvement syndical. Il ne fait aucun doute qu’avec le déclin économique, la capacité des syndicats d’améliorer ou même de maintenir les salaires et avantages sociaux aurait, de toute façon été limitée. Mais dans bien des cas, la faiblesse des syndicats était inhérente à l’organisation elle-même. Il y avait une méfiance innée des adhérents qui remontait aux tout débuts du syndicalisme, une crainte du militantisme de la base. Résultat, il existait une forte tendance à faire dépendre le maintien de la puissance syndicale de la politique (au sens le plus étroit du terme) gouvernementale plutôt que de la lutte de classe ou de la solidarité . En outre, il existait une certaine peur de s’opposer aux décisions gouvernementales.
Au début des années 1980, la défaite de la grève des contrôleurs aériens et la destruction de leur syndicat donnait le ton pour le reste des années Reagan. Il existe maintes preuves du soutien apporté à cette grève par les autres syndicats, par exemple par les pilotes de ligne et surtout par les mécaniciens, membres du syndicat supposé le plus militant, conduit à ce moment par celui qui se proclamait lui-même « socialiste ».Cela aurait pu prévenir la défaite ou du moins en adoucir les ravages.
Les mécaniciens n’étaient pas seuls. Owen Bieber, ancien président de l’UAW [1983-1995], déclara : « Je pense qu’il est totalement faux, de différents points de vue, de penser que les travailleurs américains devraient entrer en concurrence avec des travailleurs des pays étrangers, qui sont contraints de travailler dans des conditions d’esclavage ou de semi-esclavage (198). » Deux points doivent être relevés dans ce propos. Le premier est que la solution de Bieber au problème était une protection tarifaire en faveur de l’industrie américaine. L’autre est le fait que sa condamnation de la concurrence déloyale entre travailleurs ne s’étendait pas aux membres de son propre syndicat. L’UAW laissait parfaitement les sections locales se faire concurrence, pour voir laquelle ferait le plus de concessions aux entreprises de l’automobile pour enrayer le déclin du nombre des adhérents ou tout au moins le stabiliser. Le point de vue exprimé par Bieber était partagé par les autres dirigeants syndicaux. Lane Kirkland, président de l’AFL-CIO [de 1979 à 1995], dit que « selon nous, la politique des autres pays qui basent leurs exportations sur l’exploitation d’être humains aux plus bas niveaux et en leur déniant tout droit syndical est la pire forme de protectionnisme et la plus inhumaine (199). » Il y a une ironie bien spéciale dans ce propos. L’AFL-CIO a constamment soutenu le département d’Etat américain et la CIA dans la répression des militants syndicaux, particulièrement dans les pays dits du tiers monde, là où les différences de salaires avec les travailleurs américains sont les plus en jeu. Le soutien à la politique de la guerre froide a toujours été au premier plan des préoccupations des dirigeants syndicaux américains, bien avant toute forme de solidarité de classe avec les travailleurs des pays étrangers.
Les syndicats américains ont pris deux directions face à ces problèmes. La première est celle du protectionnisme. La seconde fut l’organisation des travailleurs hors de leurs industries pour tenter de stopper le déclin des adhésions. L’UAW promut le District 65, affilié depuis 1981, au statut de département à part entière de la fédération (200). Le District 65 représentait principalement les travailleurs des services et les cols blancs du commerce de détail, des universités, de la publicité, des journaux, de l’administration des Eglises et des centres de soins infantiles. De plus, l’UAW annonça la création de trois nouveaux comités de conciliation, incluant un Comité des travailleurs des services publics et un Comité des travailleurs de la santé. L’UAW réussit à gagner le droit d’organiser les travailleurs de Blue Cross/ Blue Shield et les employés de l’Etat du Michigan.
Que signifiait toute cette activité ? D’abord, elle impliquait l’UAW dans des batailles juridiques pour tenter de gagner des travailleurs d’autres syndicats. Ensuite, il n’en résultait pas pour autant que l’UAW rencontrait un succès quelconque dans l’organisation des cols blancs de l’industrie automobile. Sauf pour les cols blancs et les techniciens de Chrysler, le succès de l’UAW dans ce secteur fut quasi inexistant. Troisièmement, elle tendait à renforcer les pires tendances bureaucratiques dans les syndicats. Les fonctionnaires, les travailleurs de la santé et ceux des universités avaient bien peu de choses en commun (en termes de marchandage syndical) avec les travailleurs de l’automobile, qu’ils soient cols bleus ou cols blancs. C’était alors facile pour les leaders syndicaux de diviser leurs membres en divisions plus gérables (en termes bureaucratiques). De plus, les travailleurs extérieurs à la principale industrie où œuvrait l’UAW se situaient habituellement dans des unités de travail plus petites et plus faibles, dépendant beaucoup étroitement de la centrale. Ils pouvaient fournir plus aisément une assise pour résister aux militants de l’industrie de base ou, tout au moins, rester neutres dans les luttes entre les adhérents et la direction nationale.
Une des caractéristiques des années 1980 fut l’adoption largement répandue des « nouvelles relations de travail », la « lean production » supposée copiée sur les Japonais. Cela signifiait le remplacement des relations de travail conflictuelles par des relations de collaboration. Un des éléments que cela comportait, consistait à déplacer l’accent mis sur la paie et les avantages sociaux vers l’organisation de base et les conditions de travail. D’une certaine façon, c’était un pas dans la même direction que les syndicats. Le contrat social tel que le décrivait quelques historiens (201), le marchandage de salaires plus élevés et des avantages sociaux contre une plus grande discipline dans l’atelier, avaient entraîné une aggravation des conditions de travail qui atteignirent une sorte de sommet avec les « nouvelles relations sociales ». Les concessions faites par Chrysler et autres sociétés automobiles, l’ossature du projet Saturne de General Motors (depuis rejeté par les travailleurs) et d’autres arrangements étaient typiques en ce sens.
Dans d’autres industries et dans des entreprises sans syndicat, la dégradation des conditions de travail était beaucoup plus importante. Si l’on tentait de calculer la source des bénéfices énormes, battant tous les records, de l’industrie de l’automobile en 1985, 1986 et ultérieurement, il apparaîtrait que les concessions sur les salaires et avantages sociaux ne comptaient guère dans l’ensemble. Les concessions sur les conditions de travail et les classifications d’emplois faites au niveau local et beaucoup plus réelles que les concessions financières constituaient la source de la plus grosse partie de ces superprofits. Cela permit, par exemple, à Chrysler de réaliser les plus gros bénéfices de son histoire avec seulement la moitié de la force de travail des années ayant précédé ces concessions. En échange desdites concessions, les travailleurs étaient parfois invités par les dirigeants à participer sur leur temps de travail à des sessions de bavardages, qui étaient essentiellement des classes d’endoctrinement pour la politique de l’entreprise, dans lesquelles il leur était accordé une parole réduite, pour expliquer comment les objectifs de production fixés par la société devaient être atteints tout en maintenant ou améliorant la qualité des produits.
Il n’est pas surprenant, dès lors, que les conditions de travail soient devenues dans les années 1980, une fois de plus, une des principales préoccupations (avec la sécurité de l’emploi) des travailleurs (202). Une indication de la distance qui séparait les travailleurs de leurs dirigeants syndicaux et du degré de sophistication que les travailleurs atteignaient dans le monde réel des relations de travail sont fournis par des entretiens d’ouvriers recueillis aux portes de l’usine Chrysler à Détroit, après un accord entre l’entreprise et l’UAW. Les dirigeants du syndicat avaient signé un accord qui avait été rejeté par les syndiqués. Cela avait été suivi par des améliorations importantes pour les travailleurs des usines Chrysler du Canada (qui plus tard rompirent avec l’UAW américaine pour former un syndicat canadien indépendant). L’UAW renégocia un accord qui rétablissait la plus grosse partie des pertes financières des années précédentes. Quelques travailleurs, interrogés sur le nouvel accord, avouaient qu’il était plutôt bon mais ils pensaient qu’ils auraient à le payer par la dégradation de leurs conditions de travail.
Ce n’est qu’une indication de la méfiance entretenue par les travailleurs à l’égard de leurs dirigeants syndicaux. Une des luttes les plus importantes de la base contre une direction nationale conservatrice fut la longue bataille des travailleurs de Hormel contre leur employeur, contre le gouvernement et contre leur propre syndicat, le United Food and Commercial Workers (UFCW) (203). Après avoir refusé de faire des concessions à une société qui était bénéficiaire, la section locale, connue comme P-9, déclencha la grève. Celle-ci fut sabotée par l’UFCW qui finalement tenta de détruire la section P-9. Cette section fait maintenant partie du syndicat North American Meat Packers Union à Austin, Minnesota et continue sa campagne pour un boycott des produits Hormel et tente d’organiser les travailleurs du conditionnement de la viande. La section trouva un soutien considérable des travailleurs et sections syndicales dans tout le pays, mais devant le refus de tous les syndicats de prêter la man, le déclin était inévitable (204).
Les syndicats, quand ils remportaient des succès, pouvaient obtenir des améliorations de salaires et des avantages sociaux mais étaient incapables de réduire l’aliénation et l’exploitation du travail. En 1997, le syndicat des Teamsters gagna une victoire indéniable contre United Parcel Service. Un des points pour lequel le syndicat avait fait des avancées était la réduction de l’utilisation intensive des travailleurs à temps partiel. Un dirigeant d’UPS indiquait que l’entreprise préférait les temps partiels, parce que les travailleurs à plein temps n’arrivaient pas à tenir le rythme imposé pendant huit heures d’affilée. Deux travailleurs à temps partiel pouvaient assurer ce rythme plus facilement. L’accélération du rythme de travail est un vieux problème à IPS. L’ancienne direction des Teamsters l’avait autorisé et l’administration Carey n’y avait rien changé.
Les syndicats, dès lors, sont des institutions contradictoires. D’un côté, ils tendent à améliorer les salaires et les avantages sociaux pour leurs membres. D’un autre côté, ils deviennent plus autoritaires dans leurs structures et leurs pratiques, et deviennent étrangers à leurs membres qui n’y trouvent guère de recours pour combattre l’aliénation du travail. Un des résultats est que ce que les dirigeants des syndicats appellent l’apathie. Les travailleurs ignorent leurs syndicats autant qu’ils le peuvent, ne participent pas aux meetings syndicaux (une situation que les syndicats ne découragent pas) et la majorité des travailleurs ne participent pas aux élections syndicales. Les syndicats remplissent des fonctions significatives dans la société capitaliste et il n’est pas vraisemblable qu’ils disparaissent. Mais leur avenir n’est pas brillant. Une possibilité est que dans toute révolte ouvrière, les syndicats actuels peuvent très bien être dépassés par de nouvelles formes d’organisation, de la même manière que le syndicat moribond AFL avait été dépassé par les syndicats industriels émergents dans les années 1930. L’AFL fut capable de survivre, de grandir et de se réaffirmer comme un élément dominant du mouvement ouvrier. Que l’histoire se répète, cela reste à voir.
M. G. et S. F.
ANGLETERRE
La grève défaite
par Noëlle Burgi
1er mai 1984 : le gouvernement Thatcher annonce la fermeture de la mine de Cottonwood, dans le Yorkshire. La grève que les mineurs engageront quatre jours plus tard durera un an - mais la trouée ouverte par son échec dans les lignes du mouvement ouvrier et des organisations syndicales ne se refermera plus. À travers elle, le paradigme néo-libéral pourra s’engouffrer et s’étendre aux dimensions du monde. Retour sur une stratégie, et chronologie d’un désastre.
Noëlle Burgi a notamment publié : L’État britannique contre les syndicats, Kimé, 1992 ; Fractures de l’État-nation (dir), Kimé, 1994.
Margaret Thatcher était encore dans l’opposition quand elle a commencé à se préparer à la grande grève des mineurs qui se déclencherait en mars 1984 et durerait exactement un an. La portée historique de cet événement ne saurait être sous-estimée : agissant dans une situation stratégique complexe qu’elle a partiellement configurée et dont elle s’est habilement saisie, la Dame de fer a ainsi permis au néolibéralisme anglo-saxon d’imposer au monde entier ses normes et son idéologie.
La grève avait été minutieusement préparée. Au lendemain de son élection en 1975 à la tête du parti conservateur, Margaret Thatcher avait mis sur pied des groupes de travail chargés d’élaborer sa « contre-révolution politique et sociale » dont le succès passait par une épreuve de force monumentale avec le mouvement ouvrier. Un rapport confidentiel de l’époque, le rapport Ridley, définissait les houillères comme le « champ de bataille le plus probable » et préconisait une série de mesures préventives (accumulation de stocks de charbon, recrutement de camionneurs non syndiqués dans les transports routiers, etc.) pour briser la résistance des « ennemis de l’intérieur » avant même qu’ils ne s’organisent. Par ailleurs, d’autres mesures étaient envisagées pour affûter les armes de ceux qui serviraient le moment venu d’alliés indispensables au pouvoir politique. Ainsi, après la victoire électorale des tories en 1979, la police a développé une force nationale mobile, responsable devant un comité de coordination, dotée de matériels et d’entraînements spécifiques. Les capacités d’intervention pénale ont été renforcées à travers une première série de réformes limitant la légalité des conflits du travail, et engageant la responsabilité civile ou pénale des syndicats et des militants. Une nouvelle politique énergétique orientée prioritairement vers le nucléaire fut annoncée dès octobre 1979, initiative suivie par une augmentation des stocks de charbon et des importations de pétrole, une inversion du rapport charbon-pétrole dans la production d’électricité et la création d’une commission spéciale chargée de préparer des plans pour réprimer tout conflit du travail important.
Alors qu’il était techniquement prêt à affronter les mineurs, le gouvernement tory a cependant reculé devant une menace de grève en 1981. La tactique était habile. Margaret Thatcher ne perdait rien à différer provisoirement son plan de restructuration des charbonnages : les moins malins croyaient à une faiblesse gouvernementale, les plus avertis comprenaient qu’il fallait encore « colorer l’eau [...], ce qui signifiait conditionner le climat de l’opinion publique ». Comme l’a expliqué un responsable politique de l’époque, « le problème était de savoir comment faire face au pouvoir mythique de la NUM [National Union of Miners, le syndicat des mineurs]. C’était clair en février 1981. Les éditoriaux d’alors, de droite ou de gauche, écrivaient tous : “Terrible métier..., hommes décents..., donnez leur l’argent !” Autrement dit, “nous n’étions pas prêts, mentalement. Les syndicats ont eu l’impression qu’on nous avait envoyés au tapis. C’était délibéré : ils recevraient notre poing la prochaine fois !” »
Sachant que la grève allait mettre en oeuvre une violence inouïe dans les rapports sociaux, cette temporisation en vue d’une préparation psychologique de la société comportait une double dimension, pragmatique et spectaculaire. D’un côté, il fallait s’assurer que la police n’hésite pas à faire la démonstration de sa force et de ses nouvelles capacités. Le moment venu, on lui demanderait en effet d’étaler au grand jour le pouvoir répressif de l’État, et notamment d’aider à transformer en délits des agissements qui ne l’étaient pas. Elle n’avait jamais joué un tel rôle national, n’y était pas prête en 1981 et, à en croire des témoignages exprimés pendant et après le conflit, a conçu une grande amertume à servir ce but.
De l’autre côté, Thatcher voulait que la défaite planifiée de la grève serve d’exemple pour tous, à commencer par les salariés et leurs représentants. Par là, elle voulait infléchir radicalement le rapport des forces économiques et sociales et rendre illégitime, sinon illégale, toute « pratique restrictive » de la part des syndicats, toute « crispation » sur les acquis sociaux, et plus largement toute revendication de justice ou d’équité sociales. Elle avait bien choisi son terrain. Les mineurs, considérés comme le fer de lance de la classe ouvrière, avaient acquis une réputation d’invincibilité après leurs grèves de 1972 et 1974, qui renversèrent le gouvernement conservateur d’Edward Heath. En outre, la nature de leur travail rude et dangereux dans un monde souterrain hostile, ainsi que la culture du travail, sinon du dévouement à l’effort, transmis de génération en génération pour s’adapter et se réapproprier dignement l’univers de la mine, en avaient fait les héros de l’industrie, les héros du travail. Cette représentation était encore prégnante dans l’imaginaire collectif au début des années 1980, et elle faisait sens pour beaucoup de mineurs malgré l’évolution (inégale selon les bassins) de leurs conditions de vie et de travail depuis la Seconde guerre mondiale.
En 1983, Margaret Thatcher nommait à la tête des charbonnages britanniques Ian MacGregor, un manager issu du privé qui venait de faire ses preuves dans la sidérurgie en la restructurant en un temps record (1980-1983). Son message était clair : elle était prête.
Les mineurs, eux, s’apprêtaient à affronter un gouvernement intransigeant, tout en sachant qu’ils n’obtiendraient ni de la confédération syndicale TUC (Trade Union Congress) ni du Labour un engagement suffisant dans la lutte. Depuis 1979, le mouvement ouvrier était sur la défensive. Le taux de syndicalisation avait fortement chuté, le taux de chômage avait grimpé jusqu’à 13 % et le niveau de combativité, en baisse, était gravement affecté par l’échec de grands conflits (comme ceux de la sidérurgie en 1980, des employés de la santé et de ceux des chemins de fer en 1982). Il en est résulté de fortes divisions internes au TUC. Après la défaite électorale du parti travailliste en juin 1983, le TUC et le Labour ont accéléré leur recentrage « néoréaliste », reflétant leur désarroi face à l’offensive néolibérale.
Soutenu par la faible et très minoritaire gauche du parti travailliste, Arthur Scargill, le dirigeant charismatique de la NUM, n’ignorait pas qu’il lui serait très difficile de mobiliser l’ensemble des mineurs. Quoique les mineurs fussent, en apparence, inégalement menacés par la restructuration des charbonnages (certains bassins comme celui du Nottinghamshire étant bien lotis avec des puits à la pointe de la modernité), ils étaient cependant décidés à combattre les politiques du gouvernement et de la direction de l’entreprise publique. En témoigne la stricte observation par tous les mineurs d’une grève des heures supplémentaires qui a précédé pendant dix-neuf semaines le déclenchement de leur ultime grande grève. Mais ils étaient divisés sur la stratégie et la tactique à suivre. Après s’être, en 1981, déclarés favorables à 86 % à l’action dans l’industrie, ils avaient été 61 % à en rejeter le principe en octobre 1982 et en mars 1983. C’est que la revendication ne porterait plus sur les salaires ou les conditions de travail, mais sur la fermeture des puits « non économiques », c’est-à-dire, in fine, sur l’emploi. Quelle contre-proposition opposer à ceux qui, en fermant les puits, fermaient aussi, a pu dire une femme, « la vie des gens » ?
Sincèrement convaincu qu’il était de son devoir de conduire ses troupes vers la transformation socialiste de la société, Arthur Scargill ne croyait pas aux bienfaits des luttes corporatistes. Mais, quelle que fût son idéologie, le piège s’était refermé sur lui. Ou il se rangeait à la position néoréaliste maintenant dominante parmi ses alliés potentiels, et il acceptait sans broncher le destin réservé aux mineurs, ou il décidait de se battre, mais il lui était difficile, sinon impossible, étant donné le rapport de forces et les visées de la « contre-révolution » conservatrice en marche, d’imaginer autre chose qu’une lutte rétablissant le statu quo ante. Il a choisi la deuxième solution et s’est lancé dans la bataille en affichant une intransigeance digne de celle de ses adversaires.
La grève fut déclenchée le 5 mars 1984 dans le Yorkshire, fief d’Arthur Scargill, quand fut annoncée, contrairement à ce qui avait été promis, la fermeture du puits de Cortonwood. À cette première provocation s’en ajouta aussitôt une deuxième. Le lendemain, le 6 mars, la direction des charbonnages rendit public un plan partiel de restructuration entraînant la suppression de 20 000 emplois et la fermeture d’une vingtaine de puits en 1984-85. Le 12 mars, Scargill proclama la grève nationale sans consulter le TUC ni sa base. 90 mines sur 176 se rallièrent au mouvement qui s’étendit à travers les bassins du pays et toucha une forte majorité des 184 000 mineurs (ils seront majoritaires pendant onze mois sur douze). Dans les communautés minières, les femmes s’impliquaient en participant aux piquets de grève et aux manifestations de masse, en effectuant des tournées de ville en ville et dans les entreprises pour appeler à la solidarité. Parmi les dissidents, on nota surtout la région clé du Nottinghamshire.
Jusqu’à l’été, tandis que les négociations entreprises échouaient (28 mai, 13 juin, 18 juillet), le rapport de forces semblait se dessiner en faveur des mineurs. Le gouvernement fut même surpris de leur capacité de résistance, mais n’entendait pas leur laisser l’avantage et prit directement parti dans le conflit, tant par le biais policier, judiciaire et politique, qu’en intervenant sur le cours des négociations. De ce fait, ces dernières aboutirent toutes à une impasse. Sur le terrain, les mineurs ne parvenaient pas à consolider le rapport de forces politique et social qui leur semblait initialement favorable. En juillet et septembre 1984, deux grèves nationales des dockers furent étouffées dans l’oeuf, faute d’entente entre les dirigeants syndicaux ; une « Triple Alliance » entre cheminots, sidérurgistes et mineurs ne put être mise sur pied ; surtout, une menace de grève des porions et agents de sécurité, qui aurait entraîné la cessation d’activité de toutes les mines, fut annulée le 25 octobre grâce à un compromis avec la direction des charbonnages.
Forts de l’inaction des autres syndicats et de la direction travailliste qui ne cessait de dénoncer « la violence » dans la grève, Ian MacGregor et le gouvernement manoeuvrèrent sur le champ de bataille en s’appuyant notamment sur un Comité national des mineurs au travail qu’ils avaient suscité à partir de la région non-gréviste du Nottinghamshire. Fin novembre 1984, les fonds de la NUM furent bloqués, en exécution d’une décision de la Haute Cour. Une campagne gouvernementale pour la reprise du travail lancée avant les fêtes de Noël commença à prendre sérieusement en janvier 1985. En février, un accord fut passé entre la direction des charbonnages et le TUC, prévoyant l’arrêt de la grève sans garanties sur les fermetures de puits. Cet accord fut rejeté par un congrès extraordinaire de la NUM ; mais, le 6 mars 1985, isolés, épuisés par un an de lutte, les mineurs et leurs représentants en viennent à décider d’eux-mêmes la reprise du travail sans avoir obtenu la moindre concession.
« Vous ne reverrez plus jamais une chose pareille », a pu dire à propos de la grève un représentant du syndicat des mineurs. Il avait raison. C’était bien le dernier très grand conflit dans le monde industriel, celui qui allait clore l’époque du keynésianisme, tourner la page de l’État-providence, accélérer le tournant vers la financiarisation de l’économie et introduire le néolibéralisme comme pratique sociale et comme principe idéologique dominants. Son importance historique tient à la simultanéité de la « révolution conservatrice » initiée aux États-Unis par Ronald Reagan (élu en 1980) et de la « contre-révolution » thatchérienne qui, en remportant là une victoire décisive, ouvrait la voie à la globalisation du nouveau paradigme néolibéral.
La victoire était décisive car le succès de ce projet économique, politique et idéologique passait par un affaiblissement radical du monde du travail et de ses organisations représentatives. Au lendemain de la grève, plus aucun syndicat n’était en mesure de résister à la redéfinition des règles du jeu dans les relations professionnelles et sur le marché du travail. Par un mélange de déréglementations et de nouvelles réglementations, fut renforcé à l’extrême le principe de l’employeur seul juge : seul juge de sa « capacité de payer », de la viabilité de son entreprise, de l’organisation et des conditions de travail, de l’opportunité d’embaucher, de licencier, de négocier ou de consulter. Et puisque tous les acquis sociaux durement conquis depuis un siècle se trouvaient du même coup taxés d’« archaïsmes », chacun a été invité à endosser la responsabilité de sa situation sociale, désormais considérée comme une caractéristique individuelle, un trait marquant de l’être : le chômage, la pauvreté laborieuse et même la privation d’avenir qui peut en résulter sont « gérés » par les institutions, expliqués à travers le prisme de l’employabilité individuelle. Avec, pour conséquence, une moralisation de la vie sociale, productrice de règles répressives visant au redressement des esprits et des corps : si l’on est « éloigné de l’emploi », c’est que l’on est trop « assisté » ; c’est que le travail n’est pas assez contraint (le workfare) et le contrôle social insuffisant.
Cette évolution n’indique pas simplement un renversement du rapport de forces entre capital et travail : en reconstituant une « multiplicité de rapports de force immanents au domaine où ils s’exercent », elle suggère une transformation profonde du pouvoir au sens où l’entendait Foucault. À ne s’en tenir qu’à la question du travail et de l’emploi, il est en effet remarquable que la pratique et l’idéologie néolibérales aient remodelé les représentations, les jugements, les attentes, les espoirs et les agissements des acteurs sociaux, et cela très majoritairement, bien au-delà et en deçà des personnes, des lieux et des instruments censés détenir, alimenter et institutionnaliser la domination économique et politique. La mise en cause de l’emploi, en ce qu’il confère à chacun un statut ou, pour le dire avec les mots d’Amartya Sen, en ce qu’il offre à chacun la possibilité de vivre une vie valorisante pour soi, a été un des leviers essentiels de cette transformation.
Il va de soi que les outils traditionnels du pouvoir politique ont été largement mobilisés pour modifier ainsi le devenir des sociétés. Comme en témoigne le rôle de la police et de la justice durant la grève des mineurs. Mais la méthode thatchérienne ne s’arrêtait pas là. Pour réussir ce que Ian MacGregor, désignant ce conflit, a appelé un grand « coup de poker », pour en stabiliser les effets et poursuivre la mise en oeuvre de son programme, la Dame de fer a concentré le pouvoir entre les mains d’un exécutif tout à sa dévotion. Non sans une contradiction apparente, puisque le discours dominant s’appliquait à convaincre de la nécessité de « faire reculer les frontières de l’État ».
La méthode s’étant perfectionnée et ayant essaimé depuis pour devenir un mode de « gouvernance » à prétention universelle, on perçoit mieux la logique reliant ces deux formes terminales, en réalité très complémentaires, d’exercice du pouvoir. Loin de se limiter aux privatisations, la « réduction de l’État » a désigné et désigne toujours l’abandon par celui-ci de ses fonctions d’arbitre et de garant de la justice sociale. Nonobstant le jugement que l’on portera sur l’accomplissement de ces fonctions depuis la Seconde guerre mondiale, cet abandon est une des sources principales du « déficit démocratique » qui surprend régulièrement, par exemple à l’occasion des échéances électorales, les détenteurs du pouvoir politique. Leur étonnement est peut-être authentique, car cette démission n’a jamais été assumée comme telle. Au contraire, si son efficacité a supposé que soit décentralisée, régionalisée, communautarisée, voire parcellisée l’exécution de décisions prises dans une grande opacité (et généralement hors des enceintes parlementaires), sa légitimation est passée par deux voies complémentaires. D’une part, l’adoption d’un discours et de méthodes inspirées des techniques managériales de gestion pour « moderniser » l’État et les institutions - en revêtant les choix politiques d’un idéal d’objectivité et de neutralité, cette première voie transformait l’art de gouverner en technique normalisatrice à prétention universelle. D’autre part, pour sauvegarder les apparences démocratiques, de multiples procédures consultatives, « participatives », de « proximité » ou non, ont été inventées. Censées promouvoir, par exemple, le « dialogue social », elles avaient et ont toujours pour finalité d’engager la responsabilité d’un maximum de participants dans la mise en oeuvre de décisions prises ailleurs. Vingt ans après la grève des mineurs britanniques, le néolibéralisme et sa complexe redistribution du pouvoir se sont infiltrés par tous les pores de la société.
La grande grève des mineurs britanniques
Il y a quinze ans, la Grande-Bretagne fut ébranlée par sa plus grande lutte de classe du siècle, une grève d’une telle ampleur et d’un tel enjeu que ses répercussions se font toujours sentir outre-Manche.
Il s’agit de la grève des mineurs, une grève qui a duré un an, qui a impliqué 150 000 grévistes, qui a mobilisé dans un élan de solidarité des millions de travailleurs - militants, syndicalistes ou travailleurs du rang - et qui a vu surgir de nouvelles structures d’organisation, d’action et de solidarité, tels que les comités de femmes de mineurs, les piquets volants ou encore les conseils d’action dans bon nombre de villes.
Et pourtant, malgré l’ampleur de la mobilisation, les mineurs ont été battus. La grève s’est soldée par la victoire écrasante du gouvernement et des patrons, avec comme conséquence la quasi-disparition des mines de charbon en Grande-Bretagne.
L’industrie qui, au début des années 80, employait 180 000 travailleurs, en compte aujourd’hui à peine 12 000. Cette grève montre l’importance de l’organisation et de la solidarité et dévoile aussi le rôle des dirigeants syndicaux, notamment ceux qui se réclament de la gauche.
Ces leçons sont toujours d’actualité pour tous les travailleurs, en France comme en Grande-Bretagne.
Aux origines de la grève
Crise économique oblige, la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher s’est lancée dans une vague de restructurations néo-libérales. Dans une offensive sans précédant, toutes les dépenses étatiques sont visées, à commencer par celles qui concernent le secteur public.
Cette politique conduit, vers la fin des années 80, à la privatisation de pans entiers de l’économie britannique.
Dans un premier temps, Thatcher attaque - et bat - la sidérurgie. Ensuite, c’est le tour des mines de charbon et de la société étatique qui les exploite, le National Coal Board (NCB).
Afin de mener à bien cette politique réactionnaire, il faut mater la résistance ouvrière. Or, les mineurs et leur puissant syndicat unique, le NUM, sont reconnus comme l’avant-garde de la classe ouvrière britannique.
Par deux fois, en 1972 et 1974, les mineurs ont montré leur force en menant des grèves dures qui ont rapidement conduit à des coupures de courant et à la paralysie de l’industrie. En 1974, la grève a même conduit à la chute du gouvernement conservateur de Ted Heath.
L’expérience est tellement marquante pour la bourgeoisie que, dès 1977, dans un document signé par un proche de Thatcher, Nicholas Ridley, le Parti Conservateur préconise une offensive planifiée contre les mineurs afin d’ouvrir la voie à la restructuration de l’économie britannique. Ce plan est suivi à la lettre par Thatcher en 1984-85.
La bataille se prépare dès 1980. Les conservateurs s’accordent plusieurs armes supplémentaires.
En particulier, ils font adopter par le parlement une série de lois antisyndicales qui entravent l’action efficace des travailleurs, notamment les actions de solidarité. En même temps, la police, forte de son expérience en Irlande du Nord, est équipée de nouveaux matériels plus efficaces pour contrer l’action ouvrière.
Les débuts de la grève
Au début du mois de mars 1984, la direction du NCB fait deux déclarations simultanées : d’abord la fermeture immédiate de la mine de Cortonwood (Yorkshire) sous prétexte qu’elle n’est pas rentable, ensuite la fermeture à terme de 25 puits, mettant littéralement sur le carreau près de 25 000 mineurs.
Aussitôt, les mineurs de Cortonwood votent la grève. Dans les jours qui suivent, la lutte s’étend rapidement aux autres mines du Yorkshire. Puis c’est le tour de l’Écosse, du Kent, du sud du Pays de Galles et du Nord-Est de se mettre en grève.
Mais le NUM, avec son dirigeant de gauche Arthur Scargill, proche du Parti Communiste britannique, refuse d’appeler à une grève nationale. La raison est simple : à cause des lois antisyndicales, le NUM est obligé d’organiser un vote national. Et avec le poids des médias, Scargill craint de ne pas remporter le vote.
Son argument, avancé aussi par les militants, est que la grève se réalise non pas dans les urnes, mais dans les AG et sur les piquets de grève. Il a raison mais il s’arrête à ces simples mots. Il refuse de mettre en place une véritable démocratie ouvrière et de convoquer un comité de grève national. De fait, Scargill et ses alliés dans la bureaucratie donne l’arme de la démocratie formelle aux patrons et à leurs médias.
La plupart des mines se mettent en grève spontanément, en solidarité avec Cortonwood et contre les plans du NCB. C’est parfois le résultat de l’intervention des "piquets volants". Ces groupes de mineurs envoyés d’une région en grève vers une autre où le travail ne s’est pas arrêté convainquent alors les travailleurs de rejoindre leurs camarades dans la lutte.
En effet, dans certaines régions, notamment dans le sud du Nottinghamshire, où la direction syndicale locale considère que les mines sont trop rentables pour être fermées, la plupart des mines continue à extraire le charbon.
Ce charbon "jaune" ("scab coal" comme disent les mineurs), tout comme les stocks énormes accumulés par le NCB en prévision de la grève, sont acheminés par des cheminots et des routiers vers les centrales électriques.
Très rapidement, les questions-clés de la grève sont établies :
• Comment rendre la grève générale, c’est-à-dire assurer la participation des mineurs non-grévistes ?
• Comment rendre la grève efficace, en bloquant le transport du charbon et en étendant le mouvement à la sidérurgie et aux centrales électriques ?
• Comment assurer la démocratie de la grève ?
Dans chaque cas, la seule solution efficace - l’action ouvrière et la démocratie ouvrière - rencontre les mêmes obstacles : la répression policière, la force des lois antisyndicales, et le refus de la bureaucratie syndicale (y compris Scargill) de mettre en œuvre cette démocratie.
L’enjeu est énorme, à la fois pour les mineurs, et pour l’ensemble de la classe ouvrière. Comme l’écrit Workers Power (section de la LICR en Grande-Bretagne) en mars 1984, "Cette grève va donner lieu à une victoire majeure d’une classe ou d’une autre. Cela ne fait aucun doute. Nous devons faire tous les efforts possibles pour assurer la victoire de millions de travailleurs et empêcher celle d’une poignée de parasites. Dans la bataille, au coude à coude avec les mineurs !"
Contre les travailleurs, la répression étatique
Afin de rendre la grève véritablement générale, les mineurs ont une arme puissante : le piquet volant. Mais dans les premiers jours, les régions syndicales dirigées par l’aile droite du NUM sont contre les piquets dans les puits non-grévistes, alors qu’au même moment les votes ont lieu. La conséquence est que la grève n’est pas votée dans le Nottinghamshire, le Derbyshire, le Lancashire et le Leicestershire.
Dès les premières semaines de la grève, le gouvernement cherche à réduire en miettes l’influence des piquets volants. En effet, très rapidement, les piquets du Yorkshire parviennent à influencer les grévistes des "zones modérées". Dans le nord du Nottinghamshire, la production des puits est complètement paralysée. Dans le Lancashire, les mines sont tout bonnement fermées sur ordre des travailleurs en lutte.
La réponse de la bourgeoisie ne se fait pas attendre. Elle utilise la répression à travers son appareil de domination : l’État. La mobilisation de la police est spectaculaire dans le Nottinghamshire, qui devient un camp retranché.
Les consignes du procureur général sont claires : "La police a le droit d’arrêter les véhicules et de leur faire faire demi-tour. Quiconque n’obéira pas sera poursuivi pour délit criminel, et obstruction à la police dans l’exercice des ses fonctions." La police conduit une véritable attaque coordonnée contre tous les piquets de grève de la région.
Elle met en place des barrages routiers afin d’empêcher le ravitaillement des piquets, d’isoler une région où le mouvement est plus faible, démoraliser les plus déterminés et faire céder les moins convaincus.
De fait, un état de siège est imposé par la police, avec des conséquences désastreuses sur la capacité des piquets de grève de rallier les jaunes de Nottinghamshire et de rendre la grève générale.
Le conflit avec la police devient fondamental dans le déroulement de la grève. Cela apparaît clairement pour tout le monde lors de ce que l’on appelle "la bataille d’Orgreave".
Fin mai, début juin 1984, les grévistes, avec une série de piquets de masse, cherchent à stopper la distribution du charbon à Orgreave, usine de transformation non loin de Sheffield. Le 18 juin, sous un soleil de plomb, un piquet composé de dizaines de milliers de mineurs est brisé par des charges répétées de la police.
Les travailleurs sont contraints de se replier sur la forêt d’à côté. Puis le degré de violence de la police monte encore d’un cran. Torses nus, les mineurs font face à des milliers de policiers, qui sont, eux, à cheval, armés jusqu’aux dents, équipés de matraques et de boucliers anti-émeutes, et ont reçu des bataillons venus de treize régions en renfort. Les mineurs sont frappés sans pitié, alors que leur seul crime est de chercher à repousser les lignes de la police. Scargill lui-même est hospitalisé et arrêté.
Malheureusement, c’est la police qui gagne cette bataille-clé. La retraite des travailleurs permet à Neil Kinnock, dirigeant du Parti Travailliste, de montrer sa loyauté de classe... envers la bourgeoisie ! Multipliant les interviews à la télé, Kinnock condamne la violence... des mineurs.
Même si Orgreave montre la capacité des mineurs à s’organiser, leur courage et leur enthousiasme, de telles expressions spontanées ne suffisent pas. Contre la police et ses charges, à Orgreave ou ailleurs, des piquets aussi importants et massifs soient-ils ne remplaceront jamais de véritables groupes d’autodéfense organisés à la base, entraînés et disciplinés comme un service d’ordre. Mais cette leçon n’est pas retenue.
Pendant l’été, Thatcher donne l’ordre à la police de poursuivre sur sa lancée en occupant les villages miniers les plus militants, en terrorisant la population et en brisant toute résistance. Armthorpe, Easington, Dunscroft et d’innombrables villages se réveillent un matin au son des charges de police. Thatcher a désigné l’ennemi, les mineurs sont traités comme tel.
Les attaques de la police vont être suivies, comme il se doit, par celles de la justice. Non seulement un grand nombre de mineurs sont victimes de fausses accusations, mais leur syndicat lui-même est durement éprouvé. Les votes du congrès du NUM sont déclarés illégaux. Les dirigeants sont condamnés à une amende. En décembre 1984, tous les biens du NUM sont saisis par les tribunaux.
La politique de la bureaucratie syndicale
Dès ses débuts, la grève est marquée par les politiques de la bureaucratie syndicale, d’une part celle de l’aile gauche, en particulier autour de Scargill, d’autre part celle de la direction des autres syndicats, notamment du TUC, la centrale syndicale unique de Grande-Bretagne. Le problème fondamental pour les mineurs, c’est que ces dirigeants font bloc : Scargill n’osera jamais rompre avec ces collègues droitiers au sein du TUC.
Dans le NUM, Scargill accepte l’autonomie des régions, y compris là où les droitiers du NUM sabotent la grève. Des réunions massives s’adressant aux mineurs, cherchant à les convaincre, auraient pu renverser la donne dans le Nottinghamshire. Mais Scargill en a décidé autrement et a préféré le jeu bureaucratique aux méthodes de la lutte de classe.
Ce n’est que six semaines après le début de la grève que la direction du NUM approuve dans les faits les actions nationales. Ce retard, comme le retrait initial des piquets, met en évidence le rôle crucial des régions jaunes dans le développement de la grève.
A mesure que la grève se développe, la faiblesse bureaucratique du syndicat devient de plus en plus évidente et de plus en plus dangereuse. D’un côté, Scargill se sert de la bataille d’Orgreave et du soutien massif que les grévistes lui accordent pour déjouer les manœuvres d’une partie de la direction gauche du NUM qui cherche à trouver un accord avec les conservateurs.
Mais il évite, en revanche, soigneusement de construire le rapport de force en ne dénonçant pas publiquement aux yeux des travailleurs l’accord pourri que veut passer le NUM.
De la même manière, lorsque la direction du syndicat au Yorkshire détourne les piquets d’Orgreave ou que la direction galloise refuse d’envoyer des piquets, Scargill ne les attaque pas ouvertement et ne rompt pas avec eux.
Bien qu’il sache pertinemment l’enjeu de la grève et ses conséquences sur l’ensemble de la classe ouvrière, Scargill refuse de mobiliser ses militants pour pousser aux actions de solidarité, et ainsi permettre une riposte d’ampleur de la classe ouvrière : une grève générale.
Pendant les six premiers mois de la lutte, Scargill répète à ses militants que les dirigeants de l’aile gauche des deux syndicats cheminots des roulants (ASLEF) et non-roulants (NUR) et le syndicat des transports (TGWU) œuvrent à arrêter la distribution du charbon des jaunes et préparent un second front de grève contre les conservateurs.
En fait, à l’exception de quelques incidents dans les chemins de fer, préparés localement par des groupes de militants, le boycott du charbon ne se concrétise pas.
Prenant comme alibi la crainte de poursuites dues aux lois antisyndicales, les dirigeants refusent d’appeler officiellement à des actions de solidarité et empêchent toutes les initiatives de la base. Les militants métallos, cheminots ou des transports qui refusent d’utiliser le charbon sont isolés.
Pire, à deux reprises, des travailleurs dans les transports auraient pu faire grève aux côtés des mineurs, sous leurs propres revendications, mais ils en sont empêchés par leurs propres directions.
Dans un premier temps, lors des négociations salariales, les dirigeants de "gauche" du NUR et de l’ASLEF acceptent que les cheminots soient payés en fonction de la production, au-dessous du taux d’inflation. Cette trahison - d’abord des cheminots, ensuite des mineurs - n’est pas repoussée par la base cheminote.
Ensuite, les dockers du syndicat TGWU entrent en lutte aux côtés des mineurs. Le 9 juillet, le TGWU appelle à une grève nationale des dockers sous le prétexte d’une infraction aux conventions collectives. En fait, le véritable problème est l’importation du charbon.
Scargill, au lieu de saisir cette chance de rallier à la lutte des mineurs d’autres sections de la classe ouvrière, utilise le grossier langage bureaucratique et sectoriel : "La grève des dockers est la grève des dockers, la grève des mineurs est la grève des mineurs." Ainsi il dit clairement aux dirigeants des dockers qu’il ne veut pas d’un combat unifié.
Une fois la grève des dockers réglée, les dirigeants du NUM voient leur plus belle chance d’étendre la grève disparaître, sans avoir tenté de mobiliser la base des dockers pour continuer la lutte aux côtés des mineurs.
Après la deuxième grève des dockers en août, le TGWU passe un accord autorisant la distribution de charbon jusqu’à la centrale électrique d’Hunterston.
C’est le même chemin qui est suivi, quelques semaines plus tard, quand le syndicat des contremaîtres des mines, chargés de la sécurité et de la maintenance des machines dans les puits, vote la grève. Avançant leurs propres revendications, les contremaîtres laissent ouverte la possibilité, la dernière peut-être, de bloquer la production dans le Nottinghamshire.
Là encore Scargill et les dirigeants du NUM, au nom de revendications différentes, maintiennent une stricte séparation entre la grève des mineurs et celle des contremaîtres. Comme pour les dockers et les cheminots, les luttes restent séparées. Les dirigeants syndicaux ont détourné le mouvement unitaire possible.
Vers une fin devenue inévitable
La politique de Scargill - appuyée de manière active ou passive par les grévistes eux-mêmes - était suicidaire. En refusant de rompre avec la bureaucratie syndicale, Scargill condamnait la grève à la défaite.
Le tournant de la lutte se situe lors du congrès du TUC, à l’automne 1984. Scargill, pris au piège de sa propre stratégie d’isolement de la lutte des mineurs, demande au TUC de rester en-dehors. La justification officielle de la gauche, c’est qu’elle veut éviter une trahison comme en 1926 où la direction du TUC avait vendu la grève générale.
Finalement, le NUM se trouve contraint de demander l’aide du TUC pour récolter de l’argent et bloquer le charbon produit par les jaunes. Le TUC accepte, à condition de pouvoir superviser la suite des opérations. Scargill cède, démontrant ainsi qu’il n’a pas rompu avec la bureaucratie.
Le TUC va alors superviser la dernière trahison de la grève et l’achever. Après le congrès, le mouvement s’essouffle. La plupart des militants sont intégrés à des groupes de solidarité dont la seule fonction est de récolter de l’argent et de la nourriture. Si ces activités sont absolument nécessaires, elles ne remplacent pas les luttes et les grèves en soutien au mineurs. Le boycott du charbon est réduit à une action minoritaire de la part de quelques groupes locaux, et mis à part la grève des contremaîtres, il n’est plus question de l’extension de la grève.
Malheureusement, les mineurs ont cru ce que disaient les bureaucrates de manière cynique : "Les mineurs se battent pour toute la classe ouvrière." Jusqu’à la fin, beaucoup de grévistes ont cru qu’il était effectivement possible que les mineurs gagnent la lutte seuls, sans l’appui actif d’autres travailleurs.
Au début de 1985, quand les biens du NUM sont saisis par la justice, quand il devient parfaitement clair que tout syndicalisme indépendant et militant est intolérable dans la Grande-Bretagne de Mrs Thatcher, quand le besoin urgent d’une grève générale se fait sentir, il est trop tard.
L’aide du TUC, tant attendue, est tout simplement inexistante. A partir de ce moment, le mouvement connaît un recul. Le nombre des partisans de l’arrêt de la grève ne cesse de croître. La direction des charbonnages met en place une campagne pour le retour au travail.
Le TUC entreprend des négociations et pousse le NUM à signer un accord qui "reconnaît qu’il est du devoir du NCB d’administrer l’industrie", autrement dit qu’elle a le droit de fermer les puits "non-rentables".
Le dimanche 3 mars 1985, à l’initiative des dirigeants staliniens et des travaillistes gallois et écossais, un retour au travail est proposé aux délégués. Cette proposition obtient 98 voix contre 91. Le retour au travail n’est même pas conditionné à une réintégration des mineurs qui ont subi la répression.
Après 12 mois d’une lutte âpre et historique, la bataille est perdue.
Mais la défaite n’était pas inévitable. Les mineurs auraient pu avancer un programme pour gagner, mais à condition de rompre avec les dirigeants syndicaux, y compris avec Scargill, véritable chouchou des piquets de grève.
La responsabilité des dirigeants syndicaux dans la défaite est écrasante, qu’ils soient de gauche ou de droite. A cause de la syndicalisation à 100% des mineurs, toute l’organisation de la grève, toutes les décisions sont prises au sein du syndicat.
Si cette situation constitue une arme organisationnelle aux mains des travailleurs, elle peut aussi être un obstacle.
Dès le début de la grève, la direction de chaque section aurait dû être renouvelée et révocable à tout moment, à travers une élection en AG. De tels moyens auraient rendu les sections locales aux travailleurs et permis l’expression démocratique régulière de la base.
Ensuite, pour s’opposer à la politique nationale de la bureaucratie, il fallait à la fois appeler à l’organisation d’un comité national de la grève pour aller à l’encontre de la direction traître du syndicat. Un véritable mouvement de la base était nécessaire, organisé autour d’un programme d’action révolutionnaire, critiquant clairement la bureaucratie syndicale, en faveur d’une grève générale.
Cela signifie qu’il fallait combattre pour une véritable démocratie à l’intérieur du syndicat des mineurs et pour le contrôle démocratique des travailleurs sur leur grève. Une telle politique était avancée par nos camarades de Workers Power pendant et après la grève.
Dès le début, ils ont signalé le fait que Scargill trahirait le mouvement, malgré le soutien massif dont il bénéficiait parmi les mineurs. Ils ont souligné l’importance de généraliser le mouvement, pour que d’autres travailleurs entrent en action en même temps. Et ils ont expliqué comment combattre les lois antisyndicales à travers la grève générale pour mettre fin à l’offensive patronale.
Cette politique n’était pas une politique syndicaliste. Ils ont clairement soulevé les problèmes politiques posés par la grève, en particulier la question du stalinisme de l’aile gauche du NUM et celle du réformisme travailliste de la majorité du TUC, et ils ont souligné maintes fois la nécessité de construire un parti révolutionnaire afin de mettre fin au système tout entier. Elle n’était pas non plus abstraite. Nos camarades se sont jetés au cœur de la lutte, participant avec les mineurs aux piquets, à Orgreave, aux collectes, faisant grève dans les entreprises en soutien aux mineurs.
Pendant une année entière, l’organisation a vécu au rythme de cette lutte de classe massive.
A travers leur bulletin pour les mineurs, "Red Miner" ("Le mineur rouge") ils ont également joué un rôle important dans le lancement du Mouvement de la Base des Mineurs qui, pendant les années suivant la grève, a tiré les leçons du refus de la direction syndicale d’appuyer la grève, et a lutté pour la démocratisation du syndicat et pour une orientation offensive face aux licenciements.
Les conséquences de la défaite
Cette défaite représente plus qu’un simple retour au travail, elle représente un point de rupture au-delà duquel la capacité de riposte de la classe ouvrière est entamée, une défaite historique. Le NUM, section des mineurs, a d’abord connu une scission qui a donné naissance à un syndicat de jaunes, le Syndicat Démocratique des Mineurs (UDM). Puis, au fur et à mesure que les fermertures se poursuivaient, tous deux sont devenus des coquilles vides.
Ensuite, l’approche mise au point par le gouvernement contre les mineurs a été utilisée contre d’autres secteurs, en particulier les imprimeurs, où le syndicalisme à 100% donnait également une force importante aux syndicats. Thatcher et ses alliés patronaux voulaient détruire le pouvoir syndical aussi dans ce secteur. A terme, ils ont réussi.
Les conservateurs ont gardé le pouvoir jusqu’en 1997 et ont été encouragés à poursuivre et accélérer leur programme de destruction des acquis de la classe ouvrière arrachés depuis la seconde guerre mondiale.
Dans les régions minières, des villages entiers ont été anéantis par la fermeture des puits. Même les puits soi-disant "rentables" du Nottinghamshire sont passés à la trappe. Les patrons ont remercié les jaunes en les mettant au chômage.
De la Poll Tax en passant par la mise en cause du service d’éducation et de santé, sans parler de la privatisation des transports, la classe ouvrière a subi de lourdes pertes. La défaite des mineurs a ouvert la voie à une période de recul qui continue à se faire sentir et qui, d’une certaine façon, a culminé dans la victoire de Tony Blair au sein du Parti travailliste.
Des centaines de milliers de militants ont perdu leur emploi, tandis que la jeune génération de travailleurs a été spoliée de l’héritage politique et militant de ses aînés.
Certes, la grève des mineurs a été battue. Mais les leçons doivent aider à former la nouvelle génération de militants qui, en France comme en Grande-Bretagne, veut renouer avec les traditions de combat et mettre fin à un système qui peut détruire des industries entières sans se soucier des êtres humains qui y travaillent et qui en dépendent. Article de PO
France
La grève Talbot
La CGT de l’usine automobile Talbot de Poissy, récemment imposée au patron de choc par la grève, choisit de casser la lutte contre les licenciements pour aider les copains du gouvernement....
La trahison de la grève de Talbot par la CGT et le PCF a mis un coup d’arrêt aux grèves radicales des OS immigrés qui se développaient depuis mai 68, entraînant une division durable. C’est un tournant important du mouvement ouvrier en France.
Les conflits Talbot, du printemps syndical au tournant de la rigueur (1982-1984)
Auteurs
Nicolas Hatzfeld
Jean-Louis Loubet
Alors que l’usine automobile de Poissy n’avait pas connu de grève durant presque trente ans, un puissant conflit éclate en 1982. Cette grève, violente et brutale, obéit pourtant à des logiques différentes de celles qui prévalaient jusque lors. Amenant à la dislocation du syndicat maison, elle signe bien l’émergence d’une logique de crise qui amène l’ensemble des acteurs – direction, salariés et syndicats – à prendre en compte les nouvelles donnes que suscitent tant l’évolution économique de l’industrie française que l’arrivée de la gauche au pouvoir.
En juin 1982, un conflit d’une exceptionnelle intensité s’ouvre dans l’usine automobile Talbot de Poissy. L’événement est considérable puisque la dernière grève dans ce lieu date de vingt-huit ans. Il s’inscrit dans le vaste mouvement qui affecte les ouvriers spécialisés de toutes les entreprises automobiles. Chez Talbot, comme chez Citroën, ce mouvement survient après l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand. Il apporte ce que certains nomment le « printemps de la dignité.
En dix-huit mois de turbulences et de violences, les enjeux du conflit Talbot se déplacent vers les questions de survie industrielle et de défense de l’emploi. Ils touchent l’usine, puis la puissante maison-mère PSA, mais atteignent aussi les instances du syndicalisme, les partis au pouvoir et les administrations, au moment même où la politique de la gauche marque un tournant majeur.
◦ Juin 1982, l’explosion sociale à Poissy et ses répercussions nationales
Mercredi 2 juin 1982, 18 heures.
Dans l’atelier B3 de l’usine de Poissy, une agitation exceptionnelle affecte les lignes d’assemblage. Un tract syndical, distribué sur les chaînes, présente un éventail de revendications portant sur l’organisation du travail, la formation professionnelle, les salaires, les congés, et enfin les libertés individuelles et syndicales. Après la pause, un cortège se forme, une banderole CGT se déploie. La maîtrise s’emploie à empêcher l’arrêt des chaînes. En vain. À chaque passage, les grévistes sont plus nombreux. Soudain, ils subissent un assaut du service d’ordre du syndicat tout puissant, la CSL. Les grévistes font front. Pour la première fois dans l’histoire de l’usine, la CSL est repoussée hors du bâtiment. Le lendemain, dès les premières heures, les mêmes phénomènes se reproduisent avec l’équipe de jour. Mieux armées, les bagarres se font plus violentes. Non seulement les grévistes restent maîtres du terrain, mais les chaînes s’arrêtent. L’atelier entier bascule dans la grève. Dans les autres bâtiments, le travail reste dominant.
De part et d’autre, personne ne mesure réellement le poids d’événements totalement invraisemblables vingt-quatre heures plus tôt. C’est au cours de l’après-midi qu’a lieu l’épreuve de force décisive. Dans la cour, juché sur une estrade, le directeur du personnel harangue quelques centaines d’opposants à la grève, pour la plupart des militants CSL, des cadres et des agents de maîtrise : il faut montrer sa force, reconquérir le B3 et rétablir la liberté du travail. Dans le B3 justement, les grévistes se préparent à l’assaut. L’affrontement dépasse en violence les heurts précédents, mobilisant extincteurs, grenades lacrymogènes, matraques, jets de pièces métalliques et lance-boulons à pression d’air. Les premiers entrés tentent de refluer, empêchés par ceux qui, derrière, poussent pour entrer. Des combats se déroulent sur les chaînes. Le sang coule. Le directeur du personnel est parmi les blessés, plus d’une quarantaine selon les uns, près d’une centaine selon les autres. Si pour la troisième fois, les grévistes restent maîtres du terrain, cette fois l’intensité de l’affrontement ébranle les esprits.
Face au bâtiment en grève, d’autres ateliers accueillent les non-grévistes pour un travail évidemment ralenti. Dès lors, et pendant quatre semaines, l’usine devient un terrain de manœuvres, sous l’œil des forces de police qui veillent à empêcher le retour des violences. Deux camps se toisent : les grévistes cherchent à entraîner de nouveaux secteurs dans leur mouvement tandis que les non-grévistes s’activent pour relancer une production. Le conflit s’installe dans la durée : meetings et défilés s’organisent dans chaque camp pour entretenir la mobilisation des troupes. Le noyau dur dépasse mille salariés auquel s’ajoutent 5 415 grévistes partiels contre 10 046 non grévistes.
Le conflit fait aussitôt la « une » des médias, le nom de Talbot s’associant aux images d’affrontements. Plus discrètement, il implique les responsables de l’entreprise, de l’administration et des organisations syndicales. Des contacts sont pris entre la direction de PSA et les ministères, voire l’Élysée ; ils se poursuivront tout au long de la grève. Dans l’immédiat, Gaston Deferre, ministre de l’Intérieur, recommande l’évacuation de l’usine par les grévistes. Mais les forces de police n’interviennent qu’avec une très grande réserve. À la demande de la direction de Poissy, elles font évacuer le B3 le mercredi 9, mais laissent l’occupation reprendre dès le lendemain. Les négociations piétinent : alors que la direction de Poissy demande une ré-explication des revendications, les syndicats souhaitent des propositions écrites de sa part. À l’extérieur, chaque protagoniste tente de peser sur l’opinion. Les grévistes organisent des collectes de solidarité, sur les marchés et aux portes des usines de la région. La forte réputation anti-syndicale de Poissy suscite des soutiens dans plusieurs entreprises du pays. Le plus remarqué est l’arrivée d’un car d’ouvriers de Citroën, le 18, apportant le fruit d’une collecte effectuée dans l’usine d’Aulnay. Les non-grévistes, un temps désorientés, engagent leurs propres actions, visant surtout la ville de Poissy dirigée par le maire communiste Joseph Tréhel, ancien dirigeant de la CGT de Simca-Chrysler, époux de sa responsable actuelle Nora Tréhel. Le 28 juin, ils entament l’occupation du hall d’entrée de la mairie, coordonnée par la direction de l’usine, « jusqu’à ce que la liberté du travail soit enfin respectée dans l’ensemble des usines de Poissy ». Deux jours plus tard, ils assemblent, sur la place de la mairie, une voiture qu’ils offrent au centre hospitalier de la ville.
La grève aborde sa troisième semaine lorsque le ministre du Travail désigne le 23 juin un médiateur, le professeur de droit Jean-Jacques Dupeyroux. Il vient d’officier dans les mêmes conditions chez Citroën ! Après avoir reçu tous les partenaires, celui-ci remet ses recommandations le 1er juillet pour tenter de mettre fin au conflit : elles sont proches de celles présentées chez Citroën, portant sur les droits et les libertés, la dignité des travailleurs, le droit syndical, la création de lieux de culte, les conditions de travail et enfin les modalités de reprise du travail. Pour les rémunérations, le blocage des prix et des salaires imposé par le gouvernement reporte au 1er novembre 1982 l’attribution d’une prime générale et d’une augmentation des taux. La médiation prévoit également la création de commissions, sur les salaires, les libertés, les carrières et la formation des OS. La CGT prend clairement position pour l’acceptation des recommandations. Elle organise le 2 juillet un vote sur la reprise du travail : 3 688 pour, 262 contre et 13 nuls.
L’annonce des résultats déclenche une explosion de joie chez les grévistes qui prolongent ce moment tard dans la soirée, ouvrant enfin le B3 à l’encadrement. Le 3 juillet, Jean Boillot, gérant de Talbot, accepte les recommandations du médiateur. Avant la reprise du travail, Henri Krasucki, secrétaire général de la CGT, est l’invité d’un grand meeting tenu en plein air devant l’usine.
La grève de mai-juin 1982 met en échec l’organisation syndicale et sociale dite « système Simca », née dans les années 1960 ; celle-ci déléguait une partie du maintien de l’ordre intérieur et l’administration des œuvres sociales à la CSL. Ce syndicat corporatiste accueillait tous les types de salariés, de l’OS à l’ingénieur. Dirigé par des hommes liés aux partis de droite et d’extrême droite, auxquels il fournissait des colleurs d’affiche, voire, parfois, des candidats aux élections locales, il prétendait à l’exclusivité et combattait avec énergie la CGT. Liée à un ensemble d’avantages sociaux aussi généreux qu’inégalitaire, l’imbrication des genres avait fait ses preuves dans les années prospères, et convaincu d’autres entreprises : Citroën avait ainsi adopté ce modèle dans les années 1960. Supplantant les syndicats autonomes de l’immédiat après-guerre, la CFT – devenue CSL – constituait une tradition de la droite sociale française, toujours cantonnée à un rôle mineur par le pouvoir politique, mais souvent vivifiée aux périodes de crise. Elle s’était implantée chez Peugeot après 1968, sans devenir dominante, et était apparue fortuitement dans certaines usines Renault.
Cette formule corporatiste connaît pourtant des difficultés à la fin des années 1970. Elle suppose un budget considérable dédié aux avantages sociaux, aux faveurs individuelles et à l’entretien d’un réseau syndical dense – plusieurs centaines de personnes à Poissy. Trop opaque pour la direction de Peugeot, ce système déplaît parce qu’il est jugé encombrant. Depuis 1979, les élections professionnelles sont entachées d’irrégularités qui entraînent des condamnations de justice à Poissy. Le « système Simca » suscite une attention de plus en plus appuyée du ministère du Travail et affecte la réputation – exécrable – de l’entreprise auprès des pouvoirs publics.
Après 1981, la situation devient intenable chez Talbot et Citroën : la persistance des fiefs CSL contrecarre la politique du ministre du Travail, Jean Auroux, qui souhaite accorder des droits nouveaux aux travailleurs, donnant son nom aux lois votées dans la seconde moitié de 1982. La préparation des élections professionnelles de 1982 s’effectue chez Citroën dans une tension croissante, entre direction, pouvoirs publics et ouvriers : la CFDT alerte les ministères sur les agressions que subissent certains militants dont son nouveau délégué à Aulnay, Mohamed el-Harrari. Signe des temps, elle est reçue par un conseiller du Premier ministre. Le 22 avril, des milliers d’ouvriers d’Aulnay se mettent en grève, plaçant des piquets aux portes de l’usine… que les fidèles de la direction occupent ! Les revendications portent sur les cadences, la réforme des classifications et la formation, soit ce que réclament les grévistes de Billancourt, de Flins ou de Sochaux : « l’évolution de la condition des OS ». Elles portent aussi sur les salaires et la possibilité pour les immigrés de joindre la cinquième semaine aux congés d’été. On trouve enfin la dimension spécifique d’une lutte pour les libertés au travail et la reconnaissance des droits syndicaux. Durant un mois, les manœuvres de terrain et les bagarres confortent le blocage des négociations, jusqu’à la nomination, le 21 mai, du médiateur Dupeyroux. Sa recommandation, rédigée le 26, est acceptée le 27 par les partenaires sociaux. Elle porte, exactement comme celle qui concernera Poissy, sur les « problèmes relatifs aux libertés et, de façon plus générale, au respect de la dignité de chacun » comme sur « les problèmes plus classiques relatifs aux salaires et aux conditions de travail ».
Dans les deux conflits, le système corporatiste vole en éclats, même si bon nombre de salariés n’ont pas fait grève, et si la CSL garde de l’influence. Les élections de juin aux usines Citroën de la région parisienne voient la CGT bondir de 9 à 57 %, la CFDT atteindre 6 %, tandis que la CSL tombe de 82 % à 33 %. À Poissy, la victoire de la CGT, suivie à distance respectable par la CFDT, se traduit par une syndicalisation massive et spectaculaire : celle-ci annonce 3 327 adhérents le 2 juillet ! Ce chiffre clôt définitivement l’époque de la survie clandestine des années 1960, quand la CGT ne comptait que 16 adhérents. À la fin du conflit, des salariés font la queue pour obtenir leur carte. Pourtant, chez Citroën comme chez Talbot, la reprise ne fait pas l’économie de tensions et de contestations. C’est à Poissy que l’effervescence est la plus vive, à propos de variations de cadence, de mutations, de salaires, ou encore du comportement d’un agent de maîtrise. La revendication de dignité est intense, et l’ensemble de la discipline d’usine est remise en cause par une solidarité ouvrière rapide à réagir, exubérante et redoutable d’efficacité. Si dans cette période l’influence de la CGT et de la CFDT se renforce en termes d’adhérents comme dans les élections professionnelles, les formes classiques de représentation ne suffisent pas à faire face au bouleversement des ateliers. Ces deux organisations instaurent un réseau de « délégués de chaîne », issus des actifs de l’occupation, proposés par les ouvriers et habilités par les syndicats. Ces délégués de chaîne drainent les frictions d’atelier, et tentent de s’imposer à une maîtrise qui peine à résister. Fin 1982, L’Expansion note qu’il y a trois forces en présence à Poissy : la direction qui veut réaliser ses plans de production ; la CSL qui cherche à garder une influence alors que ses délégués sont systématiquement chahutés et la CGT qui entend conforter un pouvoir issu du conflit. Au-delà de ces vagues immédiates, et des reflux ultérieurs, Citroën et Talbot amorcent une harmonisation progressive mais irréversible des relations sociales avec celles qui gouvernent PSA et, au-delà, la France du travail des années 1980.
◦ 1983, sauver l’emploi, la marque ou l’usine
En occupant le devant de la scène, les conflits de 1982 ont fait oublier les difficultés industrielles qui fragilisent toute la branche automobile. La crise des années 1970 a conduit Peugeot à reprendre Citroën en 1974 et Chrysler-France en 1978. Le nouveau groupe constitué, véritable General Motors à la française, comptait sur la poursuite de la croissance pour moderniser et harmoniser le nouvel ensemble industriel. Or le retournement de conjoncture est brutal, PSA perdant de l’argent dès 1980, Renault l’année suivante. Cette mutation prend donc PSA à contre-pied, sa part de marché tombant en Europe de 17,2 % à 12 % entre 1979 et 1982. La gravité de cette crise est mal évaluée. Tout en évoquant l’existence de difficultés structurelles, les syndicats hésitent à parler de crise avant 1981. L’idée de nationaliser PSA occupe quelques débats militants à la CGT et à la CFDT. Quant aux directions d’entreprise, trompées par la reprise des lendemains du premier choc pétrolier, elles imaginent un schéma à l’identique, attendant en vain un redémarrage des marchés. La victoire de la gauche perturbe un peu plus le jeu : la semaine de 39 heures payées 40 et la cinquième semaine de congés payés ont un coût que chaque entreprise chiffre à sa façon. Elle correspond à une brève reprise du marché que conforte l’illusion de la relance de 1982. Mais les pertes s’accumulent pour ces deux constructeurs qui tardent à réformer leur appareil industriel et abaisser leurs coûts. Quand les commandes s’effondrent fin 1982, la crise s’impose aux dirigeants. Avec l’arrivée de Jacques Calvet, PSA révise ses repères de productivité, s’engageant dans une réduction drastique des charges et des effectifs afin de retrouver l’équilibre financier. Plus gravement endetté, Renault réagit plus tardivement. L’entreprise, une fois encore, joue son rôle de symbole industriel et social pour une gauche fraîchement élue dont Pierre Dreyfus, ancien PDG de la Régie, est devenu le ministre de l’Industrie. La CGT a suspendu son combat pour Billancourt puisqu’il n’est plus question de fermer ce bastion historique. Il faudra la nomination de Georges Besse en janvier 1985 pour que la Régie mesure son état de santé et change de cap. Entre-temps, la gauche opère son revirement stratégique dans les derniers jours de mars 1983. Le 21, le franc est dévalué pour la troisième fois. Le 23, François Mitterrand annonce la nouvelle politique économique du gouvernement Mauroy ; le 25, Jacques Delors présente son plan, avec en point d’orgue le grand tournant de la rigueur.
Chez PSA, très marqué par la crise, Poissy apparaît comme la branche la plus malade. Associée à la marque Talbot, cette usine produit des voitures démodées, des Simca rebaptisées Talbot qui laissent bien des clients perplexes. Lors de la récession de 1980-1981, la dégradation est telle que Poissy multiplie les jours chômés : 31 jours en 1980, et 8 à 10 jours mensuels au printemps 1981. Fin 1980, Talbot a perdu plus du quart de ses effectifs de 1979, en utilisant tous les moyens : départs à l’amiable, licenciements économiques, aide au retour pour les travailleurs immigrés volontaires. Mais les ventes de Talbot continuent de s’effondrer. La production de Poissy tombe de moitié entre 1979 et 1981. Deux plans successifs établis avec le Fonds national pour l’emploi (FNE) éloignent des salariés âgés de 56, puis de 55 ans. Lorsque les commandes semblent reprendre début 1982, l’inquiétude du personnel reste entière. Les salariés de Talbot s’interrogent : Peugeot se comporte-t-il en partenaire ou en concurrent prêt à éliminer Talbot ? Dans cette logique, l’emploi, l’usine et la marque sont totalement liés. Exprimé par la CGT, ce raisonnement rencontre un écho croissant dans les ateliers. La grève du printemps 1982 suspend la controverse, sans apaiser les soupçons. Au début 1983, la conjoncture se dégrade à nouveau. Le déclin de l’image de Talbot entraîne un effondrement total des commandes. Les samedis obligatoires sont remplacés par des jours chômés, 25 au premier semestre 1983. De quoi s’inquiéter quant à l’avenir du site, du travail et de l’emploi. Du côté syndical, le chômage redevient la préoccupation majeure. À juste titre : après avoir hésité, la direction de PSA décide une nouvelle vague de suppression d’emplois, dans une usine largement traumatisée.
◦ Juillet-novembre 1983, plan social et crispation
Le 12 juillet 1983, la direction annonce 4 140 départs soit un quart des emplois de Poissy, décomposés en 1 235 mises en préretraite par convention FNE et 2 905 licenciements. Ce plan suscite une très vive émotion dans l’usine, même si les rumeurs annonçaient le pire. Les syndicats réagissent diversement. La CSL se dit prête à étudier les propositions de départ volontaire et à l’amiable. La CFDT, très minoritaire, refuse tout licenciement. Enfin, la CGT adopte un cap plus pragmatique, tentant de réduire la marge de manœuvre des dirigeants en multipliant les journées de grève, toutes largement suivies. Les pouvoirs publics, en alerte, instaurent une commission interministérielle pour « mettre à jour la véritable situation dans laquelle se trouve PSA ». Pourtant les stratégies diffèrent : si PSA veut réduire ses effectifs, le gouvernement essaie d’enrayer la progression du chômage. Rien n’est plus néfaste pour les partis de gauche qu’avaliser des suppressions d’emploi. Malgré les relations très froides entre l’entreprise et le gouvernement, des contacts sont rapidement pris entre Jacques Calvet et Pierre Bérégovoy, ministre des Affaires sociales.
Le 12 septembre, la direction dépose une demande de licenciements qui s’inscrit dans un plan plus large de la marque Peugeot. La réponse vient le 11 octobre : le gouvernement refuse les modalités sociales du plan, mais accepte le principe des sureffectifs. L’entreprise doit réduire le nombre des licenciements, et prendre « des engagements précis sur le devenir industriel du site de Poissy ». Le 21 novembre, lors de la réunion du CCE de Talbot, la direction renouvelle son plan de licenciements en apportant de nouvelles conditions de départ : création d’un bureau d’orientation pour les licenciés, actions particulières de formation à des technologies nouvelles pour 200 personnes, aide au retour des immigrés volontaires. Pour l’avenir du site, elle annonce le lancement d’un nouveau véhicule à Poissy. Entre temps, les contacts se multiplient, mais dans une cacophonie extrême entre syndicats, instances de l’entreprise, ministères, autorités départementales et élus. Les rumeurs alimentent la tension dans l’attente de la seconde réponse gouvernementale qui tarde encore à se profiler. Beaucoup de salariés s’alarment de voir leur fabrication – des voitures Talbot – remplacée par des Peugeot. On soupçonne à nouveau PSA de vouloir liquider les emplois. On s’inquiète de voir l’avenir de Poissy se négocier loin de l’usine, entre la direction de PSA et le gouvernement dont les objectifs changent. Le dossier Talbot constitue l’épreuve de vérité, le test du nouveau réalisme économique du gouvernement.
Intransigeante sur les licenciements, la CFDT déclenche le 7 décembre 1983 une grève avec occupation, reconductible quotidiennement. La semaine suivante, une réunion interministérielle repousse encore la décision. La direction de PSA perd alors patience, quatre mois après le dépôt du premier dossier : elle met en balance la survie de Poissy, et annonce la suspension des rémunérations. Tandis que les syndicats sont atterrés, les contacts se poursuivent au plus haut niveau. Le 17 décembre, le Premier ministre Pierre Mauroy reçoit Jacques Calvet et Jean-Paul Parayre, puis les dirigeants de la CGT et de la CFDT, avant d’annoncer les décisions du gouvernement. Celui-ci autorise 1 905 licenciements, dont une liste est déjà dressée. Les conditions de départ sont améliorées grâce à l’octroi d’une prime de 20 000 francs à tout employeur procédant à une réembauche, d’une aide à la création d’entreprise, ainsi que d’une réduction de 20 000 francs sur l’achat d’un véhicule utilitaire servant d’outil de travail. Enfin, des dispositifs de formation ou de reclassement sont mis en place : 1 300 stages de formation rémunérés et 500 reclassements dans d’autres entreprises, PSA prenant en charge la formation d’une centaine de salariés aux métiers de la réparation automobile. Par ailleurs, le plan de départs en préretraite est signé. Pour l’avenir du site de Poissy, PSA s’engage dans des investissements de modernisation atteignant 1,2 milliard de francs. L’usine continuera à produire des Talbot et des Peugeot. La reprise de l’usine est même fixée au 2 janvier 1984.
Prompte à réagir, la CFDT appelle à continuer la grève, à poursuivre l’occupation de l’usine pour faire annuler les licenciements. FO approuve au contraire les décisions tandis que la CSL esquive, indiquant qu’elle subit les événements. Très attendue, l’appréciation de la CGT est aussi complexe que malaisée. André Sainjon, secrétaire national de la fédération des métaux, souligne les 1 000 emplois gagnés et le fait qu’aucun licencié de Talbot n’ira pointer à l’ANPE, autant d’éléments que le syndicat de Poissy juge aussi comme « une première ouverture constructive ». Par ailleurs, la CGT appelle aussi à l’ouverture de négociations dans l’entreprise sur les reclassements : elle espère transformer les licenciements en départs, et obtenir qu’aucun des 1 905 salariés placés sur la liste ne devienne chômeur. Enfin, la CGT souligne qu’elle n’est pas partie prenante dans les décisions prises : « Aucune négociation n’a eu lieu. Nous avons simplement été informés de l’accord intervenu entre PSA et le gouvernement ». Auprès du millier d’ouvriers qui constituent la base militante depuis juin 1982, l’accord passe mal. Il conduit un responsable CGT à s’exclamer : « Non, aux licenciements, nous sommes 17 000 et nous resterons 17 000 ». « Une exaspération qu’on affirme “comprendre” à la fédération CGT de la métallurgie », note un journaliste. Critiquant à la fois l’aventurisme de la CFDT et l’intransigeance de la direction, revendiquant le droit d’informer sans décider à la place des travailleurs, Nora Tréhel peine à faire partager ses nuances.
Le 27 décembre, la direction annonce un changement juridique qui lui permet, en cas de nécessité, de déposer le bilan de Talbot sans affecter les comptes de PSA, sans engager sa responsabilité. Le 1er janvier, le conflit semble s’achever. Mais le 3 janvier 1984, jour de la réouverture présumée, quelques centaines de grévistes irréductibles – conduits par la CFDT – s’opposent par la force à la reprise du travail. Pour la première fois depuis des mois, les non-grévistes ripostent. Au cœur de cette tension qui explose, deux angoisses se heurtent, comme deux façons de se trouver dos au mur. D’un côté, des ouvriers qui, se sachant sur la liste des exclus, refusent la brutalité du licenciement. De l’autre, des salariés qui, après des mois d’attente, ne croient plus pouvoir préserver tout à la fois la marque, le site et les emplois, et veulent sauver à tout prix ce qui peut l’être encore. Du 3 au 5 janvier, l’usine est le théâtre d’affrontements d’une violence sombre et sèche : bagarres, courses-poursuites, jets de pièces métalliques, autant de faits qu’attestent rapports, témoignages et photographies. Ces affrontements occasionnent 11 blessés le 3 janvier, 43 le 4, 55 dont 18 hospitalisés le 5. L’escalade de la violence fait craindre le pire. En milieu de matinée, la direction puis la CFDT elle-même demandent l’intervention des forces de l’ordre ! Dans la matinée du 5, les CRS établissent un cordon sanitaire entre non grévistes et grévistes pour permettre à ces derniers de sortir en sécurité. Plusieurs ateliers étant dévastés, l’usine est à nouveau fermée pour être remise en état, le personnel étant renvoyé sans rémunération. Ce n’est que le 11 janvier que l’usine reprend le travail, cette fois définitivement.
◦ L’immigration posée en problème
Dans les derniers moments de cette occupation, la responsable CGT Eleonora – dite Nora – Tréhel, fille d’immigré italien, plaide pour la reprise du travail afin de sauver l’usine. Elle interpelle le dernier carré de grévistes en lançant : « Voulez-vous que la télévision puisse dire que les immigrés font fermer les usines françaises ? Voulez-vous donner des arguments aux fascistes et aux racistes de ce pays ? » Un Africain lui répond aussitôt : « Le racisme, il est partout ». D’un bout à l’autre des conflits de l’automobile des années 1982-1983 – et particulièrement dans les conflits Talbot – la représentation des immigrés dans l’espace public s’est considérablement modifiée.
Tout d’abord, les images de grève rendent visible l’importance des ouvriers immigrés dans les usines automobiles Citroën et Talbot, après celles de Flins et de Billancourt. De fait, la tendance à recruter des ouvriers d’origine étrangère, forte dans les usines de l’agglomération parisienne, a été reprise par la plupart des usines de province dans les années 1970. Pourtant, lors des grèves de Renault comme des conflits de Citroën, c’est essentiellement comme ouvriers, que ces grévistes sont présentés dans une grande partie de la presse : OS d’abord, parfois immigrés. L’émergence du Marocain Akka Ghazi en animateur de la grève d’Aulnay illustre l’ancrage du syndicalisme dans cette nouvelle génération ouvrière, et l’intégration de celle-ci dans la société française. André Sainjon (CGT) précise : « Je refuse, personnellement, le terme de “grève d’immigrés” car il reviendrait à réduire considérablement la portée de ce conflit. Il s’agit très exactement d’une lutte de travailleurs, une lutte de travailleurs OS […] pour élever à leur dimension réelle de responsabilités, de qualifications, le travail et l’homme au travail. » Les recommandations du médiateur ne disent rien, ou presque, qui soit spécifiquement destiné aux immigrés. Un mois plus tard, à Poissy, le même médiateur centre à nouveau sa recommandation sur « l’immense question de la condition des OS ». Il évoque aussi, discrètement mais à plusieurs reprises, l’éventualité de discriminations xénophobes ou la nécessité de combattre le racisme ; il aborde explicitement la mise à disposition de lieux de culte dans l’enceinte de l’usine. La spécificité immigrée de ces OS se dessine, mais dans la perspective d’une intégration et en second plan. C’est dans cette perspective que travaille ensuite la commission présidée par Gabriel Ducray : se penchant sur le problème du désenclavement de la condition d’OS, elle débouche sur la nécessité d’entreprendre l’alphabétisation des intéressés pour pouvoir leur proposer une carrière professionnelle : à Poissy, 88 % des OS immigrés n’ont pas suivi un cycle complet d’enseignement primaire tandis qu’à Aulnay, 66 % d’entre eux sont analphabètes. Et pour cause : cette qualité était un des critères déterminants pour les recrutements dans les villages du Sud marocain ou des plateaux d’Anatolie ; critères parfois déjoués par de jeunes citadins scolarisés qui y venaient s’user les mains dans le sable afin de les rendre plus calleuses, condition essentielle pour partir en France.
En janvier 1983, à l’occasion de grèves chez Renault, la perspective change au sein du gouvernement. Pierre Mauroy déclare : « Les principales difficultés qui demeurent sont posées par des travailleurs immigrés […] agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises. » Au même moment, Gaston Defferre, ministre de l’Intérieur, parle « d’intégristes, de chiites ». Les phrases émeuvent[30] [30] Michel Noblecourt, « Une phrase de trop », Le Monde,... suite. François Autain, secrétaire d’État chargé des Immigrés, répond alors que dans les grèves, « le fait religieux n’est pas le plus marquant ». L’épisode traduit un glissement : le 29 octobre 1981, fidèle à ses positions des années 1970, la gauche avait abrogé la loi dite Bonnet-Stoleru, supprimé l’aide au retour et aidé au regroupement familial afin de permettre aux immigrés de s’intégrer dans la société française s’ils le désiraient. La récession de 1980-1984 amène les entreprises à parler de sureffectifs de masse en même temps que du besoin, aussi impératif que nouveau, d’une main-d’œuvre adaptable et de haut niveau. Le conflit de l’automne et de l’hiver 1983 sur les licenciements à Talbot accentue le déplacement des repères. En décembre, Jack Ralite, ministre délégué chargé de l’Emploi, annonce à l’Assemblée nationale que les immigrés de Talbot seront « aidés, s’ils en expriment le souhait, à retourner dans leur pays ». L’immigré a remplacé l’OS, le pays redevient celui des origines. Le débat est vif entre syndicalistes, et entre salariés. Pour les ouvriers immigrés eux-mêmes la question des attaches, du chez soi est longtemps restée floue et ouverte : derrière le retour souvent projeté, l’avenir français des enfants, jamais évoqué par les politiques, a irrésistiblement cheminé. La sommation de choisir attise la douleur du dilemme. Lorsque quelques délégués immigrés, dissidents de la CGT, annoncent qu’ils veulent marchander le prix de leur retour, la résistance d’une Nora Tréhel est prise en tenaille. La tonalité raciste des combats dans l’usine répond à sa façon à la transformation du problème.
Le 11 janvier 1984, l’improbable se produit : l’usine qui, depuis des années, s’avançait vers la catastrophe, sort de la spirale destructrice. Les anciens protagonistes recommencent à travailler ensemble. Poissy amorce son redressement industriel : le groupe PSA l’intègre progressivement et entreprend sa modernisation radicale tandis que les effectifs continuent de diminuer. Les relations sociales se banalisent ; après le contrecoup des licenciements, la CGT s’installe tandis que la CSL subit un déclin lent mais irréversible. L’histoire de ces années 1982-1984 est pourtant loin d’être banale. À travers deux temps forts d’affrontement, les conflits Talbot ont fait émerger, à vitesse accélérée, le rattrapage démocratique que la France industrielle avait parcouru en plusieurs décennies, y compris dans sa composante utopique[34] [34] Nicolas Hatzfeld, « “Faire tourner l’usine sans patron” ?... suite. Et, sans désemparer, rétabli le poids de l’emploi, recomposé les enjeux du travail. La valeur des épreuves tient aussi à leur envergure nationale, au-delà de l’importante dimension médiatique. Les systèmes Simca et Citroën s’effondrent lorsque l’État leur retire son soutien, soucieux de renforcer l’expression des salariés dans leur entreprise. Plus tard, les menaces sur l’usine de Poissy forcent la gauche à étendre à l’emploi son aggiornamento économique. Des ouvriers vieillissants jusqu’au premier ministre Pierre Mauroy, tous les protagonistes réorientent leurs positions et voient leur rôle se redéfinir. Sous la houlette de la gauche, les drames de Talbot concrétisent ainsi le passage de la France des derniers élans de l’expansion au redéploiement douloureux des années de rigueur.
Nicolas Hatzfeld et Jean-Louis Loubet « Les conflits Talbot, du printemps syndical au tournant de la rigueur (1982-1984) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire 4/2004 (no 84), p. 151-160.