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Sur la philosophie de Kant

lundi 6 septembre 2010, par Robert Paris

Rosa Luxemburg dans "L’accumulation du capital" :

"Tandis que les masses en Russie luttaient au péril de leur vie pour l’idéal d’un ordre social qui devait mettre le but (l’homme) au-dessus du moyen (la production), « l’individu » s’esquive tout simplement et cherche chez Kant un apaisement philosophique et éthique."

"Le caractère intelligible est le caractère par lequel le sujet serait la cause de ses actes, comme des phénomènes, mais qui lui-même ne serait pas soumis aux conditions de la sensibilité et ne serait pas même un phénomène.

Ce sujet agissant ne serait donc pas soumis, quant à son caractère intelligible, à des conditions de temps, car le temps n’est que la condition des phénomènes, mais non des choses en soi. En lui ne naîtrait ni ne périrait aucun acte et, par suite, il ne serait pas non plus soumis à la loi de toute détermination de temps, de tout ce qui change, qui est que tout ce qui arrive a sa cause dans les phénomènes (de l’état précédent).

Ainsi sa causalité intellectuelle ne rentrerait nullement dans la série des conditions empiriques qui rendent l’événement nécessaire dans le monde sensible.

Ce caractère intelligible ne pourrait jamais être connu immédiatement, puisque nous ne pouvons percevoir une chose en tant qu’elle apparaît, mais il devrait pourtant être conçu conformément au caractère empirique, de la manière même que nous devons, en général, poser dans la pensée, pour fondement aux phénomènes, un objet transcendantal, bien qu’à la vérité nous ne sachions rien de ce qu’il est en soi.

Ainsi en tant que noumène, cet être actif serait, dans ses actions, indépendant et libre de toute nécessité naturelle comme celle qui se trouve uniquement dans le monde sensible et on dirait de lui très exactement qu’il commence de lui-même ses effets dans le monde sensible sans que l’acte commence en lui-même"

(Critique de la raison pure, Logique transcendantale, Dialectique transcendantale, Livre II, Ch 2, Sec 9.III, p398-399).

Sur la philosophie de Kant

La philosophie critique de Kant, qui concilie idéalisme transcendantal et réalisme empirique, s’amorce dès 1770, mais s’ouvre véritablement avec la parution de la Critique de la raison pure en 1781. On distingue parfois une ultime période, de 1797 à la mort du philosophe, durant laquelle Kant élabore une métaphysique de la nature liée à une physique concrète. Kant propose donc une nouvelle architecture métaphysique, théologique, épistémologique et morale fondée sur la liberté humaine. Véritable « révolution copernicienne » de la pensée, son œuvre immense parcourt aussi bien l’astronomie et la physique que le droit. Certains diront qu’elle est souvent réduite à une sèche mise en question de la métaphysique ou à une bien rigide morale, mais on ne peut ôter à Kant le mérite d’avoir cherché, en ce siècle des Lumières qui est celui de la critique, à faire de cette critique même une science. Kant a inventé un système de pensée globale, à la manière de son prédécesseur Spinoza et de ses successeurs Fichte ou Hegel, ce qui suppose une interprétation d’ensemble du monde, celui de la nature, de la sensibilité et de la pensée humaine. Sa pensée est dualiste, au sens où elle oppose l’homme et la nature, l’âme et la matière. Elle relativise toute expérience et induit l’idée d’une limite de la connaissance possible sur le monde lui-même appelée question de « la chose en soi ». Mais c’est un monde complètement abstraitisé que Kant estime inconnaissable. Certains physiciens quantiques ont cru trouver en Kant le philosophe compatible avec les résultats de leur science. C’est l’origine de la phénoménologie critique, appelée positiviste, qui estime que la nature ne répond pas sur son essence et ne donne accès qu’à l’expérience, conçue comme une interaction de la homme et de la nature, de la conscience et de la matière. La science ne peut, dès lors, répondre à aucune question philosophique sur la nature qui est, par essence, inconnaissable puisque la connaissance suppose une conscience qui interagit et perturbe la nature. Cette conception ignore que la conscience appartient à un être humain concret et qu’elle fait partie elle-même du fonctionnement naturel. Elle oppose, diamétralement et non dialectiquement, conscience et nature et ne peut mener qu’à un dualisme.

En fait, les expériences de la physique quantique ne montrent pas une limite de la connaissance, ni une interaction de la matière et de la conscience humaine, ni un dualisme de l’Univers. Les incertitudes d’Heisenberg pointent une nature différente de ce que l’on croyait être la matière dite élémentaire, comme point final d’une recherche de la petitesse. La matière n’est pas une somme d’objets mais une émergence de structure (un processus) issue de l’agitation du vide et non collection d’objets fixes et insécables, les atomes. L’objet de base fixe suppose que le non-dynamique s’agite pour produire le mouvement. Il suppose aussi le non dialectique. La matière s’opposerait diamétralement au vide, ce qui s’est avéré faux. Le vide (l’énergie) produit la matière et inversement. La matière interagit sans cesse avec le vide qui la fonde et elle n’interagit pas seulement lors de l’expérience conçue par l’homme. Elle est sans cesse dynamique. La seule particularité de la mesure, lors de l’expérience, est d’interrompre cette dynamique et de conserver le résultat comme un moment de la dynamique qui apparaît ainsi isolé et figé. Exactement comme une photographie. Mais la photographie ne peut pas contredire le caractère dynamique du monde qu’elle prétend décrire. Et cette dynamique suppose non seulement le changement, qualitatif et quantitatif, mais aussi la contradiction, l’existence simultanée et interactive des contraires. Par exemple, au sein de la cellule vivante, les processus de la vie et de la mort (gènes et protéines) coexistent et interagissent. Cependant, la cellule, quand on l’examine, est vivante ou morte. La mort de la cellule signifie que l’apoptose, processus d’auto-destruction enclenché dès la naissance, a fini par l’emporter malgré ses inhibiteurs. Interrompre une dynamique, c’est sembler lui enlever son caractère dialectique. Reconstruire, par la pensée, le fonctionnement naturel, c’est concevoir, à partir d’images figées et non contradictoires, un processus dynamique et contradictoire. Cela suppose des concepts dialectiques et dynamiques. La physique quantique, comme bien d’autre sciences, a eu du mal à progresser sans cette conception philosophique et le problème théorique qu’elle pose est hautement philosophique : comment l’ordre produit le désordre et le désordre l’ordre, comment le gain d’entropie produit la perte d’entropie, comment les divers niveaux de l’ordre se fondent et interagissent, comment cette interaction permet de produire les diverses expériences par lesquelles l’homme peut observer la nature ? Il a fallu, pour y répondre changer complètement les notions d’espace, temps et matière et les rendre relatifs alors qu’on les prenait comme des absolus. On leur a ainsi retrouvé le caractère historique, produit d’une dynamique concrète et réelle, à un moment donné. Leurs contradictions s’expliquent comme issu du caractère fondamentalement dialectique de l’univers.

Quelques citations

Deux choses remplissent mon esprit d’une admiration et d’un respect incessants : le ciel étoilé au dessus de moi et la loi morale en moi.

(...)

Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts, aveugles.

(…)

Des concepts sans matière sont vides. (…)

Chronologiquement, aucune connaissance ne précède en nous l’expérience et c’est avec elle que toutes commencent.

(…)

Le beau est le symbole du bien moral. (…)

Nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes. (…)

Comment pourrait-on percevoir sans concevoir ?

"Le caractère intelligible est le caractère par lequel le sujet serait la cause de ses actes, comme des phénomènes, mais qui lui-même ne serait pas soumis aux conditions de la sensibilité et ne serait pas même un phénomène.

Ce sujet agissant ne serait donc pas soumis, quant à son caractère intelligible, à des conditions de temps, car le temps n’est que la condition des phénomènes, mais non des choses en soi. En lui ne naîtrait ni ne périrait aucun acte et, par suite, il ne serait pas non plus soumis à la loi de toute détermination de temps, de tout ce qui change, qui est que tout ce qui arrive a sa cause dans les phénomènes (de l’état précédent).

Ainsi sa causalité intellectuelle ne rentrerait nullement dans la série des conditions empiriques qui rendent l’événement nécessaire dans le monde sensible.

Ce caractère intelligible ne pourrait jamais être connu immédiatement, puisque nous ne pouvons percevoir une chose en tant qu’elle apparaît, mais il devrait pourtant être conçu conformément au caractère empirique, de la manière même que nous devons, en général, poser dans la pensée, pour fondement aux phénomènes, un objet transcendantal, bien qu’à la vérité nous ne sachions rien de ce qu’il est en soi.

Ainsi en tant que noumène, cet être actif serait, dans ses actions, indépendant et libre de toute nécessité naturelle comme celle qui se trouve uniquement dans le monde sensible et on dirait de lui très exactement qu’il commence de lui-même ses effets dans le monde sensible sans que l’acte commence en lui-même."

(Critique de la raison pure, Logique transcendantale, Dialectique transcendantale, Livre II, Ch 2, Sec 9.III, p398-399).

Selon Wikipedia

Sa première grande contribution fut d’avoir fondé, dans la Critique de la raison pure, la théorie de la connaissance en tant que telle : il en fit une discipline indépendante aussi bien de la métaphysique que de la psychologie.

D’autre part, et à partir des acquis de la Critique de la raison pure, Kant élabore une philosophie morale profondément nouvelle qui part du concept de loi morale valable pour tout être raisonnable, universelle et nécessaire, et de son corrélat, la « liberté transcendantale ». Exposée en particulier dans la Critique de la raison pratique, l’éthique kantienne a été qualifiée de déontologique, c’est-à-dire qu’elle considère l’action en elle-même et le devoir ou obligation morale, indépendamment de toute circonstance empirique de l’action. Elle s’oppose donc aussi bien à l’éthique conséquentialiste, qui estime la valeur morale de l’action en fonction des conséquences prévisibles de celles-ci, qu’à l’eudémonisme, qui considère que l’éthique doit viser le bonheur. Du fait du caractère absolument impératif de la notion de devoir, et de la connexion non nécessaire entre le bonheur et la morale, la position kantienne a souvent été qualifiée de rigoriste.

Enfin, dans la Critique de la faculté de juger, il exposa une théorie esthétique qui est le fondement de la réflexion esthétique moderne. La troisième Critique est aussi une réflexion sur la nature et la téléologie.

La chose en soi (Ding an sich) est un concept kantien qui désigne la réalité indépendamment de toute expérience possible. Bien que proche du noumène, elle n’est pas à confondre avec celui-ci.

En effet, le noumène, en tant qu’objet d’une intuition non sensible, quand il est pris au sens de chose en soi ne l’est qu’en tant qu’il est envisagé autrement que comme phénomène. Le noumène est l’autre du phénomène qui permet la limitation de la connaissance sensible. La chose en soi par elle-même comprend donc le noumène au sens positif c’est-à-dire en tant qu’objet d’une intuition possible — intuition non sensible mais intellectuelle dont l’entendement humain est incapable — et la condition de représentation en tant que phénomène. La chose en soi est la chose telle qu’elle se présente hors des déterminations d’espace et de temps et des catégories de l’entendement. A la différence du noumène elle entretient une relation avec le phénomène en tant qu’elle en est le fondement (et non la cause, car le concept de causalité ne vaut que pour les phénomènes).

La chose en soi est ce que Kant appelle un « concept problématique », c’est-à-dire que la chose en soi est un concept pensable ; ce concept est même indispensable pour assigner une valeur à notre connaissance et pour déterminer l’objet de la connaissance sensible, mais par l’usage de ce concept rien de son essence n’est vraiment connu. La chose en soi est une limitation de la connaissance et c’est ainsi qu’elle agit sur nos représentations, de manière négative. La chose en soi est ce que l’intuition sensible ne peut atteindre. Tout objet ne peut être déterminé pour un être fini que par l’opération conjointe de l’entendement et de l’intuition sensible, la chose en soi se présente donc comme ce qui est inconnaissable, l’au-delà de toute connaissance sensible :

Quand même nous pourrions porter notre intuition à son plus haut degré de clarté, nous n’en ferions point un pas de plus vers la connaissance de la nature même des objets. Car en tous cas nous ne connaîtrions parfaitement que notre mode d’intuition, c’est-à-dire notre sensibilité, toujours soumise aux conditions d’espace et de temps originairement inhérentes au sujet ; quant à savoir ce que sont les objets en soi, c’est ce qui nous est impossible même avec la connaissance la plus claire de leurs phénomènes, seule chose qui nous soit donnée. (Critique de la raison pure - Esthétique transcendantale)

Comme tout objet de connaissance se situe en deçà de l’intuition sensible, ce que l’entendement laisse entrevoir de la chose en soi c’est la relation qu’elle entretient et qu’il nous faut établir au moyen de la raison, avec le monde sensible. Le seul moyen pour nous d’atteindre à une plus grande détermination de cette relation, puisque qu’alors nous avançons comme des aveugles dans un territoire que nous ne connaissons pas, est d’utiliser le raisonnement par analogie, en ayant toujours à l’esprit que l’analogie ne prouve rien quant à ce qu’est positivement la chose en soi, mais sert seulement de modèle. En effet les relations de causalité que nous établissons dans le monde des phénomènes ne sont pas applicables à la chose en soi. C’est dans la raison pratique que Kant trouve le chemin le plus capable d’amener à une connaissance positive de la chose en soi. En effet, la liberté au sens transcendantal, c’est-à-dire, au sens négatif, c’est-à-dire encore soustraction faite de toutes les conditions de la connaissance phénoménale, permet seule d’entrevoir la manifestation de la chose en soi, la liberté positive.

Kant vu par Hegel

Hegel écrit :

"La philosophie de Kant, c’est celle de Lumières exprimée théoriquement et rendue méthodique ; c’est notamment l’idée qu’on ne peut connaitre rien de vrai, mais seulement le phénomène. Elle met la connaissance dans la conscience et dans la conscience de soi, mais la maintient dans cette position comme connaissance subjective et finie. (...) L’aspect vrai de la philosophie kantienne consiste en ceci que la pensée est conçue comme concrète, comme se déterminant elle-même ; ainsi la liberté est reconnue. Rousseau avait établi l’absolu dans la liberté ; Kant établit le même principe mais plus théoriquement. (...) Le vice principal de tout le système dualiste, et en particulier de celui de Kant, vient de cette inconséquence que pour arriver à la connaissance, tantôt on réunit ce qu’on avait considéré un instant auparavant comme ne pouvant pas être uni, et tantôt, après avoir d’abord placé le vrai dans la réunion des deux éléments, on le place un instant après dans leur séparation, et on le refuse aux deux éléments pris conjointement. (...) Parmi ces inconséquences, la plus grande consiste à affirmer d’abord que l’entendement ne peut connaître que les phénomènes, et à considérer ensuite cette connaissance comme une connaissance absolue, en disant que l’intelligence ne peut aller au-delà, et que c’est là la limite naturelle et absolue de la science humaine. (...) La chose en soi en tant que telle n’est autre chose que l’abstraction vide de toutes déterminations, chose dont on ne peut en effet « rien savoir », Précisément parce qu’elle est censée être l’abstraction de toute détermination. (…) L’insuffisance essentielle de cette position consiste en ceci qu’elle maintient la chose en soi abstraite comme une détermination ultime et qu’elle lui oppose la réflexion, ou la détermination et la diversité des propriétés, tandis qu’en fait la chose en soi contient à l’intérieur d’elle-même cette réflexion externe, et se détermine en une chose douée de déterminations propres, de propriétés ; ainsi l’abstraction de la chose, la pure chose en soi, se révèle comme une détermination fausse. (…) La philosophie kantienne peut être considérée de la façon la plus définie comme suit : elle a compris l’esprit comme conscience, et contient les déterminations phénoménologiques – non philosophiques – de l’esprit. Elle considère le moi comme rapport avec un objet situé au-delà, objet qui dans sa détermination abstraite s’appelle la chose en soi. Elle conçoit l’intelligence et la volonté seulement selon cette finitude. (…) Kant affirme : « Quand nous nous tournons vers le monde, quand la pensée se dirige sur le monde externe » (pour la pensée, le monde donné intérieurement est aussi externe), « quand nous nous tournons vers lui, nous le transformons en un phénomène ; c’est l’activité de notre pensée qui ajoute à l’au-delà tant de déterminations : le sensible, les déterminations réflectives, etc. Seule notre connaissance est phénomène, le monde, en soi, absolument vrai ; seule, notre application, notre comportement le ruine pour nous : ce que nous lui faisons ne vaut rien. Ce qui le rend non-vrai, c’est le fait que nous y introduisons une masse de déterminations ». (…) Chez Kant, c’est l’Esprit qui ruine le monde. (…) Selon Kant, c’est notre pensée, notre activité spirituelle, qui est le mal. C’est la plus grande humilité de l’esprit que de ne rien faire reposer sur la connaissance ! "

suite à venir

Kant vu par Engels

Après avoir rendue totalement abstraite, coupée de toute réalité la "chose en soi", Kant affirme qu’elle n’est pas sujet de la connaissance et de l’expérience. C’est un point de vue philosophique qui affirme l’impossibilité de l’étude : l’agnosticisme.

Voilà ce qu’Engels y répond dans "Socialisme scientifique et socialisme utopique" :

"Mais voici que paraît l’agnostique néo-kantien qui déclare : Il se peut certes que nous percevions correctement les qualités d’une chose, mais par aucun processus des sens ou de la pensée, nous ne pouvons saisir la chose en soi. La « chose en soi » est au-delà de notre connaissance. Hegel, il y a longtemps, a déjà répondu : « Si vous connaissez toutes les qualités d’une chose, vous connaissez la chose elle-même ; il ne reste que le fait que ladite chose existe en dehors de vous, et dès que vos sens vous ont appris ce fait, vous avez saisi le dernier reste de la chose en soi, la célèbre chose en soi inconnaissable de Kant. A quoi on peut ajouter que, du temps de Kant, notre connaissance des objets naturels était si fragmentaire qu’il pouvait se croire en droit de supposer, au-delà du peu que nous connaissions de chacun d’eux, une mystérieuse « chose en soi ». Mais ces insaisissables choses ont été les unes après les autres saisies, analysées et, qui plus est, reproduites par les progrès gigantesques de la science ; or ce que nous pouvons produire, il nous est à coup sûr interdit de le considérer comme inconnaissable. Pour la chimie de la première moitié du siècle, les substances organiques étaient des objets mystérieux de ce genre ; aujourd’hui, nous apprenons à les reconstituer les unes après les autres à partir de leurs éléments chimiques et sans l’aide d’aucun processus organique. Les chimistes modernes déclarent que, dès que la constitution chimique de n’importe quel corps est connue, il peut être reconstitué à partir de ses éléments. Nous sommes encore loin de connaître exactement la constitution des substances organiques les plus élevées, les corps abluminoïdes ; mais il n’y a pas de raison que nous ne parvenions à cette connaissance, après des siècles s’il le faut, et qu’ainsi armés, nous ne puissions produire de l’albumine artificielle. Mais si nous y parvenons, nous aurons du même coup produit de la vie organique, car la vie, de ses formes les plus simples aux plus élevées, n’est que le mode d’existence normal des corps abluminoïdes.

Cependant, dès que notre agnostique a fait ces réserves de pure forme, il parle et agit comme le fieffé matérialiste qu’il est au fond. Il dira bien : « Pour autant que nous le sachions, la matière et le mouvement — l’énergie, comme on dit à présent — ne peuvent être ni créés ni détruits, mais nous n’avons aucune preuve qu’ils n’aient pas été créés à m moment quelconque. » Mais si vous essayez de retourner cette concession contre lui dans quelque cas particulier, il s’empresse de vous éconduire et de vous imposer silence. S’il admet la possibilité du spiritualisme in abstracto, il ne veut pas en entendre parler in concret. Il vous dira : « Autant que nous le sachions et puissions le savoir, il n’existe pas de créateur et d’ordonnateur de l’univers ; en ce qui nous concerne, la matière et l’énergie ne peuvent être ni créées ni détruites ; pour nous, la pensée est une forme de l’énergie, une fonction du cerveau ; tout ce que nous savons, c’est que le monde matériel est gouverné par des lois immuables et ainsi de suite. » Donc, dans la mesure où il est un homme de science, où il sait quelque chose, il est matérialiste ; mais hors de sa science, dans les sphères où il ne sait rien, il traduit son ignorance en grec et l’appelle agnosticisme. "

Engels dans "Socialisme scientifique" :

"Kant a commencé sa carrière en résolvant le système solaire stable de Newton et sa durée éternelle une fois donné le fameux choc initial en un processus historique : la naissance du soleil et de toutes les planètes à partir d’une masse nébuleuse en rotation. Et il en tirait déjà cette conclusion qu’étant donné qu’il était né, le système solaire devait nécessairement mourir un jour. Cette vue, un demi siècle plus tard, a été confirmée mathématiquement par Laplace et, après encore un demi siècle, le spectroscope a démontré l’existence dans l’univers de semblables masses gazeuses incandescentes à différents degrés de condensation.

Cette philosophie allemande moderne a trouvé sa conclusion dans le système de Hegel, dans lequel, pour la première fois et c’est son grand mérite le monde entier de la nature, de l’histoire et de l’esprit était représenté comme un processus, c’est à dire comme étant engagé dans un mouvement, un changement, une transformation et une évolution constants, et où l’on tentait de démontrer l’enchaînement interne de ce mouvement et de cette évolution. De ce point de vue, l’histoire de l’humanité n’apparaissait plus comme un enchevêtrement chaotique de violences absurdes, toutes également condamnables devant le tribunal de la raison philosophique arrivée à maturité et qu’il est préférable d’oublier aussi rapidement que possible, mais comme le processus évolutif de l’humanité lui même ; et la pensée avait maintenant pour tâche d’en suivre la lente marche progressive à travers tous ses détours et d’en démontrer la logique interne à travers toutes les contingences apparentes.

Que le système de Hegel n’ait pas résolu le problème qu’il s’était posé importe peu ici. Son mérite, qui fait époque, était de l’avoir posé. Ce problème est précisément de ceux qu’aucun individu à lui seul ne pourra jamais résoudre. Bien que Hegel fût avec Saint-Simon la tête la plus encyclopédique de son temps, il était tout de même limité, d’abord par l’étendue nécessairement restreinte de ses propres connaissances, ensuite par l’étendue et la profondeur également restreintes des connaissances et des vues de son époque. Mais il faut tenir compte encore d’une troisième circonstance. Hegel était idéaliste, ce qui veut dire qu’au lieu de considérer les idées de son esprit comme les reflets plus ou moins abstraits des choses et des processus réels, il ne considérait à l’inverse les objets et leur développement que comme de simples copies réalisées de l’« Idée » existant de quelque manière dès avant le monde. De ce fait, tout était mis sur la tête et l’enchaînement réel du monde entièrement inversé. Et en conséquence, bien que Hegel eût appréhendé mainte relation particulière avec tant de justesse et de génie, les raisons indiquées rendaient inévitable que le détail aussi tournât souvent au ravaudage, à l’article, à la construction, bref, à la perversion du vrai. Le système de Hegel comme tel a été un colossal avortement bien que le dernier du genre. En effet, ne souffrait-il pas toujours d’une contradiction interne incurable ? D’une part, son postulat essentiel était la conception historique selon laquelle l’histoire de l’humanité est un processus évolutif qui, par nature, ne peut trouver sa conclusion intellectuelle dans la découverte d’une prétendue vérité absolue ; mais, d’autre part, il prétend être précisément la somme de cette vérité absolue. Un système de connaissance de la nature et de l’histoire embrassant tout et qui constitue une conclusion définitive est en contradiction avec les lois fondamentales de la pensée dialectique ; ce qui toutefois n’exclut nullement, mais implique, au contraire, que la connaissance systématique de l’ensemble du monde extérieur puisse progresser à pas de géant de génération en génération.

Une fois démêlée la totale perversion caractéristique de l’idéalisme allemand du passé, il fallait forcément revenir au matérialisme, mais notons le non pas au matérialisme purement métaphysique, exclusivement mécanique du XIIIe siècle. En face de la condamnation pure et simple, naïvement révolutionnaire de toute l’histoire antérieure, le matérialisme moderne voit, dans l’histoire, le processus d’évolution de l’humanité, et sa tâche est de découvrir ses lois motrices. En face de la représentation de la nature qui régnait tant chez les Français du XIIIe siècle que chez Hegel encore, et qui en faisait un tout restant constamment semblable à lui même et se mouvant en cycles étroits, avec des corps célestes éternels, ainsi que l’avait enseigné Newton, et des espèces organiques immuables, ainsi que l’avait enseigné Linné, le matérialisme moderne synthétise, au contraire, les progrès modernes des sciences de la nature, d’après lesquels la nature, elle aussi, a son histoire dans le temps ; les corps célestes, comme les espèces vivantes susceptibles d’y vivre dans des circonstances favorables, naissent et périssent, et les cycles de révolution, dans la mesure où en général on peut encore les admettre, prennent des dimensions infiniment plus grandioses. Dans les deux cas, il est essentiellement dialectique et n’a que faire d’une philosophie placée au dessus des autres sciences."

Engels dans "Ludwig Feuerbach" :

"Il existe encore toute une série d’autres philosophes qui contestent la possibilité de connaître le monde ou du moins de le connaître à fond. Parmi les modernes, Hume et Kant sont de ceux-là, et ils ont joué un rôle tout à fait considérable dans le développement de la philosophie. Pour réfuter cette façon de voir, l’essentiel a déjà été dit par Hegel [2], dans la mesure où cela était possible du point de vue idéaliste ; ce que Feuerbach y a ajouté du point de vue matérialiste est plus spirituel que profond. La réfutation la plus frappante de cette lubie philosophique, comme d’ailleurs de toutes les autres, est la pratique, notamment l’expérimentation et l’industrie [3]. Si nous pouvons prouver la justesse de notre conception d’un phénomène naturel en le créant nous-mêmes, en le produisant à l’aide de ses conditions, et, qui plus est, en le faisant servir à nos fins, c’en est fini de la « chose en soi » insaisissable de Kant. Les substances chimiques produites dans les organismes végétaux et animaux restèrent de telles « choses en soi » jusqu’à ce que la chimie organique se fût mise à les préparer l’une après l’autre ; par-là, la « chose en soi » devint une chose pour nous, comme par exemple, la matière colorante de la garance, l’alizarine, que nous ne faisons plus pousser dans les champs sous forme de racines de garance, mais que nous tirons bien plus simplement et à meilleur marché du goudron de houille. Le système solaire de Copernic fut, pendant trois cents ans, une hypothèse sur laquelle on pouvait parier à cent, à mille, à dix mille contre un, mais c’était, malgré tout, une hypothèse ; or lorsque Leverrier, à l’aide des données découlant de ce système, calcula non seulement la nécessité de l’existence d’une planète inconnue, mais aussi l’endroit où cette planète devait se trouver dans le ciel, et lorsque Galle [4] la découvrit ensuite effectivement, le système de Copernic était prouvé. Si, cependant, les néo-kantiens s’efforcent en Allemagne de donner une vie nouvelle aux idées de Kant, et les agnostiques, en Angleterre (où elles n’avaient jamais disparu), aux idées de Hume, cela constitue, au point de vue scientifique, une régression par rapport à la réfutation théorique et pratique qui en a été faite depuis longtemps, et, dans la pratique, une façon honteuse d’accepter le matérialisme en cachette, tout en le reniant publiquement [5]."

[2] L’ensemble de l’œuvre de Hegel est une critique de la philosophie de Hume et de Kant. Il y a particulièrement insisté dans sa Logique.

[3] Voir Lénine : « Matérialisme et Empiriocriticisme », Œuvres, t. 14. Editions sociales 1962, pp. 99-108.

[4] L’astronome berlinois Johann Galle découvrit la planète Neptune en 1846.

[5] Voir Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, ouvr. cité, pp. 205-206.

Kant vu par Lénine

" Le monde en soi est un monde existant sans nous. Tel est le matérialisme de Feuerbach, de même que celui du XVIl° siècle que réfutait l’évêque Berkeley, et qui consistait en l’admission des « objets en eux-mêmes » existant en dehors de notre conscience. L’« An sich. » (la chose en elle‑même ou « en soi ») de Feuerbach est précisément le contraire de l’« An sich » de Kant : rappelez‑vous le passage de Feuerbach, cité plus haut, où Kant est accusé de concevoir la « chose en soi » comme une « abstraction dépourvue de réalité ». Pour Feuerbach la « chose en soi » est une « abstraction pourvue de réalité », c’est-à‑dire le monde existant hors de nous, parfaitement connaissable et ne différant nullement, en principe, du « phénomène ».

Feuerbach explique lumineusement, avec beaucoup d’esprit, combien il est absurde d’admettre un « transcensus » du monde des phénomènes au monde en soi, une sorte d’abîme infranchissable imaginé par les cléricaux et emprunté à ces derniers par les professeurs de philosophie. Voici un de ces éclaircissements :

« Certes, les produits de l’imagination sont aussi ceux de la nature, car la puissance de l’imagination, pareille aux autres forces humaines, est en dernière analyse (zuletzt) par son essence même et ses origines, une force de la nature ; l’homme est néanmoins un être différent du soleil, de la lune et des étoiles, des pierres, des animaux et des plantes, différent, en un mot, de tout ce qui est (Wesen) et à quoi il applique le terme général de nature. Les représentations (Bilder) que se fait l’homme du soleil, de la lune, des étoiles et de tout ce qui est la nature (Naturwesen), sont donc aussi des produits de la nature, mais d’autres produits qui diffèrent des objets qu’ils représentent. ». (Werke, t. VII Stuttg., 1903, p. 516.)

Les objets de nos représentations diffèrent de ces représentations, la chose en soi diffère de la chose pour nous, cette dernière n’étant qu’une partie ou un aspect de la première, comme l’être humain n’est lui‑même qu’une parcelle de la nature reflétée dans les représentations.

« ... Mon nerf gustatif est, tout comme le sel, un produit de la nature, mais il ne s’ensuit pas que le goût du sel soit directement la propriété objective de ce dernier ; que le sel tel qu’il est (ist) en qualité d’objet de la sensation le soit aussi par lui‑même (an und für sich), ‑ que la sensation du sel sur la langue soit une propriété du sel tel que nous le pensons sans éprouver de sensation (des ohne Empfindang gedachten Salzes) »... Quelques pages plus haut : « La salure est, en tant que saveur, une expression subjective de la propriété objective du sel » (p. 514).

La sensation est le résultat de l’action qu’exercent sur les organes de nos sens les choses existant objectivement, hors de nous, telle est la théorie de Feuerbach. La sensation est une image subjective du monde objectif, du monde an und für sich.

« ... L’homme est aussi un être de la nature (Naturwesen), comme le soleil, l’étoile, la plante, l’animal, la pierre ; mais il diffère néanmoins de la nature ; la nature dans la tête et le cœur de l’homme diffère donc de la nature hors de sa tête et de son cœur. »

« ... L’homme est le seul objet en qui se réalise, de l’aveu des idéalistes eux‑mêmes, « l’identité du sujet et de l’objet » ; car l’homme est l’objet dont l’égalité et l’unité avec mon être ne suscitent aucun doute... Est‑ce qu’un homme n’est pas pour un autre, même pour l’homme le plus proche, un objet d’imagination, un objet de représentation ? Tout homme ne comprend‑il pas son prochain à sa façon, selon son esprit propre (in und nach seinein Sinne) ?... Et si même il existe entre un homme et un autre, entre une pensée et une autre, des différences qu’il n’est pas permis d’ignorer, combien plus grande la différence entre l’être en soi (Wesen an sich) non pensant, non humain, non identique à nous, et le même être tel que nous le pensons, le représentons et le concevons ? » (p. 518, ibid.).

Toute différence mystérieuse, ingénieuse et subtile entre le phénomène et la chose en soi n’est qu’un tissu d’absurdités philosophiques. De fait, tout homme a observé des millions de fois la transformation évidente et simple dé la « chose en soi » en phénomène, en « chose pour nous ». Cette transformation est justement la connaissance. La « doctrine » de Mach selon laquelle, ne connaissant que nos sensations, nous ne pouvons savoir s’il existe quoi que ce soit au‑delà de ces dernières, n’est qu’un vieux sophisme de la philosophie idéaliste et agnostique, servi sous une autre sauce.

Joseph Dietzgen est un matérialiste dialectique. Nous montrerons plus loin qu’il a une façon de s’exprimer souvent peu précise ; qu’il tombe fréquemment dans des confusions, auxquelles se sont cramponnés des gens de peu d’esprit (dont Eugène Dietzgen) et, naturellement, nos disciples de Mach. Mais ils n’ont pas pris la peine d’analyser la tendance dominante de sa philosophie et d’y séparer nettement le matérialisme des éléments étrangers, ‑ ou ils n’ont pas su le faire.

« Considérons le monde comme une « chose en soi », dit Dietzgen dans son ouvrage Essence du travail cérébral (éd. allemande de 1903, p. 65) ; on comprend aisément que le « monde en soi » et le monde tel qu’il nous apparaît, les phénomènes du monde, ne se distinguent pas plus l’un de l’autre que le tout de l’une de ses parties. » « Le phénomène ne diffère pas plus de ce dont il est le phénomène que dix lieues de route ne diffèrent de la route tout entière » (pp. 71‑72). Il n’y a, il ne peut y avoir ici aucune différence de principe, aucun « transcensus », aucun « vice inné de coordination ». Mais il existe naturellement une différence, il y a transition au‑delà des limites des perceptions sensibles à l’existence des choses hors de nous.

« Nous apprenons (erfahren), dit Dietzgen (voirExcursions d’un socialiste dans le domaine de la théorie de la connaissance, éd. allemande de 1903, Kleinere philosophische Schriften, p. 199), que toute expérience est une partie de ce qui, pour nous exprimer comme Kant, sort des limites de toute expérience. » « Pour la conscience qui conçoit sa propre nature, toute particule, que ce soit une particule de poussière ou de pierre ou de bois, est une chose qu’on ne peut connaître à fond (Unauskenntliches), autrement dit : toute particule est pour notre faculté de connaître une source inépuisable et, par suite, une chose sortant des limites de l’expérience » (p. 199).

Pour nous exprimer comme Kant, c’est‑à‑dire acceptant à des fins exclusivement vulgarisatrices, par simple antithèse, la terminologie erronée et confuse de Kant, Dietzgen, on le voit, admet la sortie « des limites de l’expérience ». Bel exemple de ce à quoi se cramponnent les disciples de Mach dans leur transition du matérialisme à l’agnosticisme : nous ne voulons pas, disent‑ils, dépasser les « limites de l’expérience », « la représentation sensible est justement » à nos yeux la « réalité existant hors de nous ».

« Une mystique malsaine, réplique justement Dietzgen à cette philosophie, distingue la vérité absolue non scientifique de la vérité relative. Elle fait du phénomène de la chose et de la « chose en soi », c’est‑à‑dire du phénomène et de la vérité, deux catégories distinctes toto coelo (tout à fait, sur toute la ligne, foncièrement) et qui n’appartiennent à aucune catégorie commune » (p. 200).

Jugez maintenant de la bonne information et de l’esprit du disciple russe de Mach Bogdanov, qui ne veut pas se reconnaître pour tel et tient à passer pour un marxiste en philosophie.

« Le juste milieu », entre « le panpsychisme et le panmatérialisme » (Empiriomonisme, livre II, 2° édit., 1907, pp. 40‑41) « est occupé par les matérialistes de nuance plus critique, qui, tout en refusant d’admettre l’inconnaissable absolu de la « chose en soi », considèrent en même temps que cette dernière diffère en principe (souligné par Bogdanov) du « phénomène » et que, par suite, elle ne peut jamais être « connue que confusément » dans le phénomène, qu’elle est extra‑expérimentale par son essence même (sans doute, par des « éléments » autres que ceux de l’expérience), mais placée dans les limites de ce qu’on appelle les formes de l’expérience, c’est‑à‑dire le temps, l’espace et la causalité. Tel est, à peu de chose près, le point de vue des matérialistes français du XVIII° siècle et, parmi les philosophes modernes, celui d’Engels et de son disciple russe Beltov [1]. »

Ce n’est d’un bout à l’autre qu’un tissu d’incohérences. 1. Les matérialistes du XVII° siècle, combattus par Berkeley, considèrent « les objets en eux‑mêmes » comme parfaitement connaissables, nos représentations, nos idées n’étant que des copies ou des reflets de ces objets existant « en dehors de l’esprit » (voir notre « Introduction »). 2. Feuerbach et, à sa suite, J. Dietzgen contestent résolument qu’il y ait une différence « de principe » entre là chose en soi et le phénomène ; Engels réfute de son côté cette opinion en donnant un bref exemple de la transformation des « choses en soi » en « choses pour nous ». 3. Enfin, il est tout bonnement absurde, comme on l’a vu dans la réfutation de l’agnosticisme par Engels, d’affirmer que les matérialistes considèrent les choses en soi comme « n’étant jamais connues que confusément dans le phénomène ». La cause de la déformation du matérialisme réside, chez Bogdanov, dans l’incompréhension des rapports entre la vérité absolue et la vérité relative (dont nous parlerons plus loin). Pour ce qui est de la chose en soi « extra‑expérimentale » et des « éléments de l’expérience », c’est là que commence le confusionnisme de Mach, dont nous avons assez parlé plus haut.

Répéter les absurdités invraisemblables que les professeurs réactionnaires attribuent aux matérialistes, répudier Engels en 1907, tenter d’« accommoder » Engels à l’agnosticisme en 1908, voilà bien la philosophie du « positivisme moderne » des disciples russes de Mach !"

Lénine dans "Matérialisme et empiriocriticisme" :

"Le raisonnement suivant de Feuerbach sur Kant est particulièrement important. « Kant dit : « Si nous considérons les objets de nos sensations comme de simples phénomènes, comme on doit d’ailleurs les considérer, nous reconnaissons par là que la chose en soi constitue le fondement des phénomènes, bien que nous ne sachions pasce qu’elle est en elle-même et que nous n’en connaissions que les phénomènes, c’est‑à‑dire le procédé par lequel ce quelque chose d’inconnu affecte (affiziert) nos organes des sens. Ainsi, notre raison, du fait même qu’elle admet l’existence des phénomènes, reconnaît implicitement l’existence des choses en soi ; et nous pouvons dire pour autant, qu’il est non seulement permis, mais encore nécessaire de se représenter des essences situées à la base des phénomènes, c’est‑à‑dire qui ne sont que des essences mentales »... Ayant fait choix d’un texte de Kant où la chose en soi est considérée simplement comme chose pensée, comme substance mentale, et non comme réalité, Feuerbach concentre sur ce texte toute sa critique. « ... Ainsi, dit‑il, les objets des sensations, les objets de l’expérience ne sont pour la raison que des phénomènes, et non la vérité »... « Les réalités mentales, voyez‑vous, ne sont pas pour la raison des objets réels ! La philosophie de Kant est une antinomie entre le sujet et l’objet, l’essence et l’existence, la pensée et l’être. L’essence est attribuée ici à la raison, l’existence aux sensations. L’existence dépourvue d’essence » (c’est‑à‑dire l’existence de phénomènes sans réalité objective) « n’est que simple phénomène, ce sont des choses sensibles ; l’essence sans existence, ce sont des essences mentales, des noumènes ; on peut et on doit les penser, mais l’existence, l’objectivité leur fait défaut, tout au moins pour nous ; ce sont des choses en soi, des choses vraies, mais ce ne sont pas des choses réelles... Quelle contradiction : séparer la vérité de la réalité, la réalité de la vérité ! » (Werke, t. II, pp. 302‑303). Feuerbach reproche à Kant non pas d’admettre les choses en soi, mais de n’en point admettre la réalité, c’est‑à‑dire la réalité objective, de ne les considérer que comme une simple pensée, comme des « essences mentales », et non comme des « essences douées d’existence », c’est‑à‑dire ayant une existence réelle, effective. Feuerbach reproche à Kant de s’écarter du matérialisme.

« La philosophie de Kant est une contradiction, écrivait Feuerbach le 26 mars 1858 à Bolin ; elle mène avec une nécessité impérieuse à l’idéalisme de Fichte ou au sensualisme » ; la première conclusion « appartient au passé », la seconde « au présent et au futur » (Grün, l.c., t. II, p. 49). Nous avons déjà vu que Feuerbach défend le sensualisme objectif, c’est‑à‑dire le matérialisme. La nouvelle évolution qui ramène de Kant à l’agnosticisme et à l’idéalisme, à Hume et à Berkeley, est incontestablement réactionnaire même du point de vue de Feuerbach. Et son fervent disciple Albrecht Rau, héritier des mérites de Feuerbach en même temps que de ses défauts ‑ défauts que Marx et Engels devaient surmonter, ‑ a critiqué Kant entièrement dans l’esprit de son maître : « La philosophie de Kant est une amphibolie (une équivoque) ; elle est en même temps matérialiste et idéaliste, et c’est dans cette double nature qu’il faut en rechercher la clé. Matérialiste ou empiriste, Kant ne peut faire autrement que reconnaître aux objets une existence (Wesenheit) extérieure à nous. Idéaliste, il n’a pu se défaire du préjugé que l’âme est quelque chose d’absolument différent des choses senties. Des choses réelles existent ainsi que l’esprit humain qui les conçoit. Comment cet esprit se rapproche‑t‑il donc de choses absolument différentes de lui ? Kant use du subterfuge suivant : l’esprit possède certaines connaissances a priori, grâce auxquelles les choses doivent lui apparaître telles qu’elles lui apparaissent. Par conséquent, le fait que nous concevons les choses telles que nous les concevons, est notre œuvre. Car l’esprit qui demeure en nous n’est pas autre chose que l’esprit de Dieu et, de même que Dieu a tiré le monde du néant, l’esprit de l’homme crée en opérant sur les choses ce qu’elles ne sont pas en elles-mêmes. Kant assure ainsi aux choses réelles l’existence en qualité de « choses en soi ». L’âme est nécessaire à Kant, l’immortalité étant pour lui un postulat moral. La « chose en soi », messieurs, dit Rau en s’adressant aux néo‑kantiens en général et spécialement au confusionniste A. Lange, falsificateur de l’Histoire du matérialisme, est ce qui sépare l’idéalisme de Kant de l’idéalisme de Berkeley : elle sert de pont entre l’idéalisme et le matérialisme. Telle est ma critique de la philosophie de Kant ; la réfute qui peut... Aux yeux du matérialiste la distinction des connaissances a priori et de la « chose en soi » est absolument superflue ; il n’interrompt nulle part l’enchaînement dans la nature, il ne considère pas la matière et l’esprit comme des choses foncièrement différentes ; il n’y voit que des aspects de recourir à des artifices pour rapprocher l’esprit des choses [3]. »

Engels reproche à Kant, comme nous l’avons vu, d’être agnostique et non point de dévier de l’agnosticisme conséquent. Elève d’Engels, Lafargue polémiquait en 1900 contre les kantiens (au nombre desquels se trouvait alors Charles Rappoport) :

« ... Au commencement du siècle la Bourgeoisie, ayant achevé son œuvre de démolition révolutionnaire, reniait sa philosophie voltairienne et libre‑penseuse ; on remettait à la mode le catholicisme, que le maître‑décorateur Chateaubriand peinturlurait d’images romantiques, et Sébastien Mercier importait l’idéalisme de Kant pour donner un coup de grâce au matérialisme des Encyclopédistes, dont Robespierre avait guillotiné les propagandistes.

« A la fin de ce siècle qui, dans l’histoire, portera le nom dé siècle de la Bourgeoisie, les intellectuels essaient d’écraser, sous la philosophie kantienne, le matérialisme de Marx et d’Engels. Le mouvement de réaction a débuté en Allemagne, n’en déplaise aux socialistes‑intégralistes qui voudraient en rapporter l’honneur à leur chef, Malon : mais Malon avait été à l’école de Hüchberg, Bernstein et autres disciples de Dühring, qui réformaient à Zürich le marxisme. » (Lafargue parle ici d’un certain mouvement d’idées au sein du socialisme allemand vers 1875‑80 [4]). « Il faut s’attendre à voir Jaurès, Fournière et nos intellectuels nous servir du Kant, dès qu’ils seront familiarisés avec sa terminologie... Rappoport se trompe quand il assure que pour Marx « il y a identité de l’idée et de la réalité ». D’abord nous ne nous servons jamais de cette phraséologie métaphysique. Une idée est aussi réelle que l’objet dont elle est la réflexion cérébrale... Afin de récréer un peu les camarades qui doivent se mettre au courant de la philosophie, je vais leur exposer en quoi consiste ce fameux problème qui a tant préoccupé les cervelles spiritualistes.

« Un ouvrier qui mange une saucisse et qui reçoit cent sous pour une journée de travail, sait très bien qu’il est volé par le patron et qu’il est nourri par la viande de porc ; que le patron est un voleur et la saucisse agréable au goût et nutritive au corps. ‑ Pas du tout, dit le sophiste bourgeois qui s’appelle Pyrrhon, Hume ou Kant, son opinion est personnelle, partant subjective ; il pourrait, avec autant de raison, croire que le patron est son bienfaiteur et que la saucisse est du cuir haché, car il ne peut connaître la chose en soi...

« Le problème est mal posé, c’est ce qui en fait toute la difficulté...

« L’homme pour connaître un objet doit d’abord vérifier si ses sens ne le trompent pas... Les chimistes sont allés plus loin, ils ont pénétré dans les corps, les ont analysés, les ont décomposés en leurs éléments, puis ils ont fait un travail inverse, ils ont fait leur synthèse, ils les ont recomposés avec leurs éléments : du moment que l’homme peut, avec ces éléments, produire des corps pour son usage, il peut, ainsi que le dit Engels, penser qu’il connaît les corps en eux‑mêmes. Le Dieu des chrétiens, s’il existait et s’il avait créé l’univers, n’en saurait pas davantage [5]. »

Nous nous sommes permis de produire ici cette longue citation afin de montrer comment Lafargue comprenait Engels et critiquait Kant de gauche, non en raison des traits par lesquels le kantisme se distingue de la doctrine de Hume, mais en raison des traits communs à Kant et à Hume ; non en raison de l’admission de la chose en soi, mais en raison de la conception insuffisamment matérialiste de celle‑ci.

K. Kautsky, enfin, dans son Ethique, critique Kant d’un point de vue diamétralement opposé à celui de Hume et de Berkeley. « Le fait que je vois le vert, le rouge, le blanc s’explique par les particularités de ma faculté visuelle, écrit-il en s’élevant contre la gnoséologie de Kant. Mais la différence du vert et du rouge atteste quelque chose qui est dehors de moi, une différence réelle entre les choses... Les rapports et les différences des choses elles‑mêmes que m’indiquent des représentations mentales isolées dans l’espace et dans le temps... sont des rapports et des différences réels du monde extérieur ; ils ne sont pas déterminés par les particularités de ma faculté de connaître... dans ce cas » (si la doctrine de Kant sur l’idéalité du temps et de l’espace était vraie), « nous ne pourrions rien savoir du monde situé hors de nous, nous ne pourrions même pas savoir s’il existe » (pp. 33 et 34 de la trad. russe).

Ainsi toute l’école de Feuerbach, de Marx et d’Engels, s’est écartée de Kant à gauche, vers la négation complète de tout idéalisme et de tout agnosticisme. Et nos disciples de Mach ont suivi le courant réactionnaire en philosophie ; ils ont suivi Mach et Avenarius qui critiquèrent Kant du point de vue de Hume et de Berkeley. Certes, tout citoyen, et tout intellectuel d’abord, a le droit sacré de se mettre à la remorque de n’importe quel idéologue réactionnaire. Mais si des hommes qui ont rompu complètement avec les principes mêmes du marxisme en philosophie, se mettent ensuite à se démener, à confondre toutes choses, à biaiser, à assurer qu’ils sont « eux aussi » marxistes en philosophie, qu’ils sont « quasiment » d’accord avec Marx et ne font que le « compléter » un tout petit peu, ce spectacle devient tout à fait désagréable."

Après avoir rendue totalement abstraite, coupée de toute réalité la "chose en soi", Kant affirme qu’elle n’est pas sujet de la connaissance et de l’expérience. C’est un point de vue philosophique qui affirme l’impossibilité de l’étude : l’agnosticisme.

Engels dans "Socialisme scientifique" :

"Kant a commencé sa carrière en résolvant le système solaire stable de Newton et sa durée éternelle une fois donné le fameux choc initial en un processus historique : la naissance du soleil et de toutes les planètes à partir d’une masse nébuleuse en rotation. Et il en tirait déjà cette conclusion qu’étant donné qu’il était né, le système solaire devait nécessairement mourir un jour. Cette vue, un demi siècle plus tard, a été confirmée mathématiquement par Laplace et, après encore un demi siècle, le spectroscope a démontré l’existence dans l’univers de semblables masses gazeuses incandescentes à différents degrés de condensation.

Cette philosophie allemande moderne a trouvé sa conclusion dans le système de Hegel, dans lequel, pour la première fois et c’est son grand mérite le monde entier de la nature, de l’histoire et de l’esprit était représenté comme un processus, c’est à dire comme étant engagé dans un mouvement, un changement, une transformation et une évolution constants, et où l’on tentait de démontrer l’enchaînement interne de ce mouvement et de cette évolution. De ce point de vue, l’histoire de l’humanité n’apparaissait plus comme un enchevêtrement chaotique de violences absurdes, toutes également condamnables devant le tribunal de la raison philosophique arrivée à maturité et qu’il est préférable d’oublier aussi rapidement que possible, mais comme le processus évolutif de l’humanité lui même ; et la pensée avait maintenant pour tâche d’en suivre la lente marche progressive à travers tous ses détours et d’en démontrer la logique interne à travers toutes les contingences apparentes.

Que le système de Hegel n’ait pas résolu le problème qu’il s’était posé importe peu ici. Son mérite, qui fait époque, était de l’avoir posé. Ce problème est précisément de ceux qu’aucun individu à lui seul ne pourra jamais résoudre. Bien que Hegel fût avec Saint-Simon la tête la plus encyclopédique de son temps, il était tout de même limité, d’abord par l’étendue nécessairement restreinte de ses propres connaissances, ensuite par l’étendue et la profondeur également restreintes des connaissances et des vues de son époque. Mais il faut tenir compte encore d’une troisième circonstance. Hegel était idéaliste, ce qui veut dire qu’au lieu de considérer les idées de son esprit comme les reflets plus ou moins abstraits des choses et des processus réels, il ne considérait à l’inverse les objets et leur développement que comme de simples copies réalisées de l’« Idée » existant de quelque manière dès avant le monde. De ce fait, tout était mis sur la tête et l’enchaînement réel du monde entièrement inversé. Et en conséquence, bien que Hegel eût appréhendé mainte relation particulière avec tant de justesse et de génie, les raisons indiquées rendaient inévitable que le détail aussi tournât souvent au ravaudage, à l’article, à la construction, bref, à la perversion du vrai. Le système de Hegel comme tel a été un colossal avortement bien que le dernier du genre. En effet, ne souffrait-il pas toujours d’une contradiction interne incurable ? D’une part, son postulat essentiel était la conception historique selon laquelle l’histoire de l’humanité est un processus évolutif qui, par nature, ne peut trouver sa conclusion intellectuelle dans la découverte d’une prétendue vérité absolue ; mais, d’autre part, il prétend être précisément la somme de cette vérité absolue. Un système de connaissance de la nature et de l’histoire embrassant tout et qui constitue une conclusion définitive est en contradiction avec les lois fondamentales de la pensée dialectique ; ce qui toutefois n’exclut nullement, mais implique, au contraire, que la connaissance systématique de l’ensemble du monde extérieur puisse progresser à pas de géant de génération en génération.

Une fois démêlée la totale perversion caractéristique de l’idéalisme allemand du passé, il fallait forcément revenir au matérialisme, mais notons le non pas au matérialisme purement métaphysique, exclusivement mécanique du XIIIe siècle. En face de la condamnation pure et simple, naïvement révolutionnaire de toute l’histoire antérieure, le matérialisme moderne voit, dans l’histoire, le processus d’évolution de l’humanité, et sa tâche est de découvrir ses lois motrices. En face de la représentation de la nature qui régnait tant chez les Français du XIIIe siècle que chez Hegel encore, et qui en faisait un tout restant constamment semblable à lui même et se mouvant en cycles étroits, avec des corps célestes éternels, ainsi que l’avait enseigné Newton, et des espèces organiques immuables, ainsi que l’avait enseigné Linné, le matérialisme moderne synthétise, au contraire, les progrès modernes des sciences de la nature, d’après lesquels la nature, elle aussi, a son histoire dans le temps ; les corps célestes, comme les espèces vivantes susceptibles d’y vivre dans des circonstances favorables, naissent et périssent, et les cycles de révolution, dans la mesure où en général on peut encore les admettre, prennent des dimensions infiniment plus grandioses. Dans les deux cas, il est essentiellement dialectique et n’a que faire d’une philosophie placée au dessus des autres sciences."

Voilà ce qu’Engels y répond dans "Socialisme scientifique et socialisme utopique" :

"Mais voici que paraît l’agnostique néo-kantien qui déclare : Il se peut certes que nous percevions correctement les qualités d’une chose, mais par aucun processus des sens ou de la pensée, nous ne pouvons saisir la chose en soi. La « chose en soi » est au-delà de notre connaissance. Hegel, il y a longtemps, a déjà répondu : « Si vous connaissez toutes les qualités d’une chose, vous connaissez la chose elle-même ; il ne reste que le fait que ladite chose existe en dehors de vous, et dès que vos sens vous ont appris ce fait, vous avez saisi le dernier reste de la chose en soi, la célèbre chose en soi inconnaissable de Kant. A quoi on peut ajouter que, du temps de Kant, notre connaissance des objets naturels était si fragmentaire qu’il pouvait se croire en droit de supposer, au-delà du peu que nous connaissions de chacun d’eux, une mystérieuse « chose en soi ». Mais ces insaisissables choses ont été les unes après les autres saisies, analysées et, qui plus est, reproduites par les progrès gigantesques de la science ; or ce que nous pouvons produire, il nous est à coup sûr interdit de le considérer comme inconnaissable. Pour la chimie de la première moitié du siècle, les substances organiques étaient des objets mystérieux de ce genre ; aujourd’hui, nous apprenons à les reconstituer les unes après les autres à partir de leurs éléments chimiques et sans l’aide d’aucun processus organique. Les chimistes modernes déclarent que, dès que la constitution chimique de n’importe quel corps est connue, il peut être reconstitué à partir de ses éléments. Nous sommes encore loin de connaître exactement la constitution des substances organiques les plus élevées, les corps abluminoïdes ; mais il n’y a pas de raison que nous ne parvenions à cette connaissance, après des siècles s’il le faut, et qu’ainsi armés, nous ne puissions produire de l’albumine artificielle. Mais si nous y parvenons, nous aurons du même coup produit de la vie organique, car la vie, de ses formes les plus simples aux plus élevées, n’est que le mode d’existence normal des corps abluminoïdes.

Cependant, dès que notre agnostique a fait ces réserves de pure forme, il parle et agit comme le fieffé matérialiste qu’il est au fond. Il dira bien : « Pour autant que nous le sachions, la matière et le mouvement — l’énergie, comme on dit à présent — ne peuvent être ni créés ni détruits, mais nous n’avons aucune preuve qu’ils n’aient pas été créés à m moment quelconque. » Mais si vous essayez de retourner cette concession contre lui dans quelque cas particulier, il s’empresse de vous éconduire et de vous imposer silence. S’il admet la possibilité du spiritualisme in abstracto, il ne veut pas en entendre parler in concreto. Il vous dira : « Autant que nous le sachions et puissions le savoir, il n’existe pas de créateur et d’ordonnateur de l’univers ; en ce qui nous concerne, la matière et l’énergie ne peuvent être ni créées ni détruites ; pour nous, la pensée est une forme de l’énergie, une fonction du cerveau ; tout ce que nous savons, c’est que le monde matériel est gouverné par des lois immuables et ainsi de suite. » Donc, dans la mesure où il est un homme de science, où il sait quelque chose, il est matérialiste ; mais hors de sa science, dans les sphères où il ne sait rien, il traduit son ignorance en grec et l’appelle agnosticisme. "

Lénine dans "Matérialisme et empiriocriticisme" :

"Le raisonnement suivant de Feuerbach sur Kant est particulièrement important. « Kant dit : « Si nous considérons les objets de nos sensations comme de simples phénomènes, comme on doit d’ailleurs les considérer, nous reconnaissons par là que la chose en soi constitue le fondement des phénomènes, bien que nous ne sachions pasce qu’elle est en elle-même et que nous n’en connaissions que les phénomènes, c’est‑à‑dire le procédé par lequel ce quelque chose d’inconnu affecte (affiziert) nos organes des sens. Ainsi, notre raison, du fait même qu’elle admet l’existence des phénomènes, reconnaît implicitement l’existence des choses en soi ; et nous pouvons dire pour autant, qu’il est non seulement permis, mais encore nécessaire de se représenter des essences situées à la base des phénomènes, c’est‑à‑dire qui ne sont que des essences mentales »... Ayant fait choix d’un texte de Kant où la chose en soi est considérée simplement comme chose pensée, comme substance mentale, et non comme réalité, Feuerbach concentre sur ce texte toute sa critique. « ... Ainsi, dit‑il, les objets des sensations, les objets de l’expérience ne sont pour la raison que des phénomènes, et non la vérité »... « Les réalités mentales, voyez‑vous, ne sont pas pour la raison des objets réels ! La philosophie de Kant est une antinomie entre le sujet et l’objet, l’essence et l’existence, la pensée et l’être. L’essence est attribuée ici à la raison, l’existence aux sensations. L’existence dépourvue d’essence » (c’est‑à‑dire l’existence de phénomènes sans réalité objective) « n’est que simple phénomène, ce sont des choses sensibles ; l’essence sans existence, ce sont des essences mentales, des noumènes ; on peut et on doit les penser, mais l’existence, l’objectivité leur fait défaut, tout au moins pour nous ; ce sont des choses en soi, des choses vraies, mais ce ne sont pas des choses réelles... Quelle contradiction : séparer la vérité de la réalité, la réalité de la vérité ! » (Werke, t. II, pp. 302‑303). Feuerbach reproche à Kant non pas d’admettre les choses en soi, mais de n’en point admettre la réalité, c’est‑à‑dire la réalité objective, de ne les considérer que comme une simple pensée, comme des « essences mentales », et non comme des « essences douées d’existence », c’est‑à‑dire ayant une existence réelle, effective. Feuerbach reproche à Kant de s’écarter du matérialisme.

« La philosophie de Kant est une contradiction, écrivait Feuerbach le 26 mars 1858 à Bolin ; elle mène avec une nécessité impérieuse à l’idéalisme de Fichte ou au sensualisme » ; la première conclusion « appartient au passé », la seconde « au présent et au futur » (Grün, l.c., t. II, p. 49). Nous avons déjà vu que Feuerbach défend le sensualisme objectif, c’est‑à‑dire le matérialisme. La nouvelle évolution qui ramène de Kant à l’agnosticisme et à l’idéalisme, à Hume et à Berkeley, est incontestablement réactionnaire même du point de vue de Feuerbach. Et son fervent disciple Albrecht Rau, héritier des mérites de Feuerbach en même temps que de ses défauts ‑ défauts que Marx et Engels devaient surmonter, ‑ a critiqué Kant entièrement dans l’esprit de son maître : « La philosophie de Kant est une amphibolie (une équivoque) ; elle est en même temps matérialiste et idéaliste, et c’est dans cette double nature qu’il faut en rechercher la clé. Matérialiste ou empiriste, Kant ne peut faire autrement que reconnaître aux objets une existence (Wesenheit) extérieure à nous. Idéaliste, il n’a pu se défaire du préjugé que l’âme est quelque chose d’absolument différent des choses senties. Des choses réelles existent ainsi que l’esprit humain qui les conçoit. Comment cet esprit se rapproche‑t‑il donc de choses absolument différentes de lui ? Kant use du subterfuge suivant : l’esprit possède certaines connaissances a priori, grâce auxquelles les choses doivent lui apparaître telles qu’elles lui apparaissent. Par conséquent, le fait que nous concevons les choses telles que nous les concevons, est notre œuvre. Car l’esprit qui demeure en nous n’est pas autre chose que l’esprit de Dieu et, de même que Dieu a tiré le monde du néant, l’esprit de l’homme crée en opérant sur les choses ce qu’elles ne sont pas en elles-mêmes. Kant assure ainsi aux choses réelles l’existence en qualité de « choses en soi ». L’âme est nécessaire à Kant, l’immortalité étant pour lui un postulat moral. La « chose en soi », messieurs, dit Rau en s’adressant aux néo‑kantiens en général et spécialement au confusionniste A. Lange, falsificateur de l’Histoire du matérialisme, est ce qui sépare l’idéalisme de Kant de l’idéalisme de Berkeley : elle sert de pont entre l’idéalisme et le matérialisme. Telle est ma critique de la philosophie de Kant ; la réfute qui peut... Aux yeux du matérialiste la distinction des connaissances a priori et de la « chose en soi » est absolument superflue ; il n’interrompt nulle part l’enchaînement dans la nature, il ne considère pas la matière et l’esprit comme des choses foncièrement différentes ; il n’y voit que des aspects de recourir à des artifices pour rapprocher l’esprit des choses [3]. »

Engels reproche à Kant, comme nous l’avons vu, d’être agnostique et non point de dévier de l’agnosticisme conséquent. Elève d’Engels, Lafargue polémiquait en 1900 contre les kantiens (au nombre desquels se trouvait alors Charles Rappoport) :

« ... Au commencement du siècle la Bourgeoisie, ayant achevé son œuvre de démolition révolutionnaire, reniait sa philosophie voltairienne et libre‑penseuse ; on remettait à la mode le catholicisme, que le maître‑décorateur Chateaubriand peinturlurait d’images romantiques, et Sébastien Mercier importait l’idéalisme de Kant pour donner un coup de grâce au matérialisme des Encyclopédistes, dont Robespierre avait guillotiné les propagandistes.

« A la fin de ce siècle qui, dans l’histoire, portera le nom dé siècle de la Bourgeoisie, les intellectuels essaient d’écraser, sous la philosophie kantienne, le matérialisme de Marx et d’Engels. Le mouvement de réaction a débuté en Allemagne, n’en déplaise aux socialistes‑intégralistes qui voudraient en rapporter l’honneur à leur chef, Malon : mais Malon avait été à l’école de Hüchberg, Bernstein et autres disciples de Dühring, qui réformaient à Zürich le marxisme. » (Lafargue parle ici d’un certain mouvement d’idées au sein du socialisme allemand vers 1875‑80 [4]). « Il faut s’attendre à voir Jaurès, Fournière et nos intellectuels nous servir du Kant, dès qu’ils seront familiarisés avec sa terminologie... Rappoport se trompe quand il assure que pour Marx « il y a identité de l’idée et de la réalité ». D’abord nous ne nous servons jamais de cette phraséologie métaphysique. Une idée est aussi réelle que l’objet dont elle est la réflexion cérébrale... Afin de récréer un peu les camarades qui doivent se mettre au courant de la philosophie, je vais leur exposer en quoi consiste ce fameux problème qui a tant préoccupé les cervelles spiritualistes.

« Un ouvrier qui mange une saucisse et qui reçoit cent sous pour une journée de travail, sait très bien qu’il est volé par le patron et qu’il est nourri par la viande de porc ; que le patron est un voleur et la saucisse agréable au goût et nutritive au corps. ‑ Pas du tout, dit le sophiste bourgeois qui s’appelle Pyrrhon, Hume ou Kant, son opinion est personnelle, partant subjective ; il pourrait, avec autant de raison, croire que le patron est son bienfaiteur et que la saucisse est du cuir haché, car il ne peut connaître la chose en soi...

« Le problème est mal posé, c’est ce qui en fait toute la difficulté...

« L’homme pour connaître un objet doit d’abord vérifier si ses sens ne le trompent pas... Les chimistes sont allés plus loin, ils ont pénétré dans les corps, les ont analysés, les ont décomposés en leurs éléments, puis ils ont fait un travail inverse, ils ont fait leur synthèse, ils les ont recomposés avec leurs éléments : du moment que l’homme peut, avec ces éléments, produire des corps pour son usage, il peut, ainsi que le dit Engels, penser qu’il connaît les corps en eux‑mêmes. Le Dieu des chrétiens, s’il existait et s’il avait créé l’univers, n’en saurait pas davantage [5]. »

Nous nous sommes permis de produire ici cette longue citation afin de montrer comment Lafargue comprenait Engels et critiquait Kant de gauche, non en raison des traits par lesquels le kantisme se distingue de la doctrine de Hume, mais en raison des traits communs à Kant et à Hume ; non en raison de l’admission de la chose en soi, mais en raison de la conception insuffisamment matérialiste de celle‑ci.

K. Kautsky, enfin, dans son Ethique, critique Kant d’un point de vue diamétralement opposé à celui de Hume et de Berkeley. « Le fait que je vois le vert, le rouge, le blanc s’explique par les particularités de ma faculté visuelle, écrit-il en s’élevant contre la gnoséologie de Kant. Mais la différence du vert et du rouge atteste quelque chose qui est dehors de moi, une différence réelle entre les choses... Les rapports et les différences des choses elles‑mêmes que m’indiquent des représentations mentales isolées dans l’espace et dans le temps... sont des rapports et des différences réels du monde extérieur ; ils ne sont pas déterminés par les particularités de ma faculté de connaître... dans ce cas » (si la doctrine de Kant sur l’idéalité du temps et de l’espace était vraie), « nous ne pourrions rien savoir du monde situé hors de nous, nous ne pourrions même pas savoir s’il existe » (pp. 33 et 34 de la trad. russe).

Ainsi toute l’école de Feuerbach, de Marx et d’Engels, s’est écartée de Kant à gauche, vers la négation complète de tout idéalisme et de tout agnosticisme. Et nos disciples de Mach ont suivi le courant réactionnaire en philosophie ; ils ont suivi Mach et Avenarius qui critiquèrent Kant du point de vue de Hume et de Berkeley. Certes, tout citoyen, et tout intellectuel d’abord, a le droit sacré de se mettre à la remorque de n’importe quel idéologue réactionnaire. Mais si des hommes qui ont rompu complètement avec les principes mêmes du marxisme en philosophie, se mettent ensuite à se démener, à confondre toutes choses, à biaiser, à assurer qu’ils sont « eux aussi » marxistes en philosophie, qu’ils sont « quasiment » d’accord avec Marx et ne font que le « compléter » un tout petit peu, ce spectacle devient tout à fait désagréable."

Messages

  • Hegel, critique de Kant

    Pour comprendre comment un auteur construit l’articulation de sa pensée, une bonne méthode peut consister à essayer d’identifier ce qu’il critique et ce qu’il retient chez ses prédécesseurs. Je me suis donc amusé à essayer de lister les critiques que Hegel adresse à Kant, et à essayer de les organiser.

    1. Une connaissance limitée et subjective

    Evidemment, une première série de critiques porte sur la conception bornée de la connaissance selon Kant. Selon Hegel, il faut en chercher l’origine dans les fondements empiristes du criticisme.
    La philosophie critique a cela de commun avec l’empirisme qu’elle considère l’expérience comme l’unique fondement de la connaissance. Mais pour elle la connaissance s’arrête au phénomène et n’atteint pas à la réalité. (Encyclopédie, §XLI)

    Par ailleurs, les catégories de l’entendement sont un concept vide de sens (sic) :
    Enseigner que les catégories sont en elles-mêmes des éléments vides, c’est enseigner une doctrine qui n’est pas fondée en raison, en ce que de toutes façons, par là qu’elles sont déterminées, les catégories ont leur contenu. (Petite Logique, 2nde édition)

    En effet, selon Hegel, Kant conçoit les catégories de l’entendement comme les éléments subjectifs de la conscience. Elles donnent une valeur objective à la pure intuition sensible, mais une objectivité conçue comme exprimant l’universel et le nécessaire, et non au sens d’une existence en soi de ce qui est posé devant nous. Or : Si les catégories (l’unité, la cause, l’effet, etc.) sont du ressort de la pensée comme telle, il ne suit nullement de là qu’elles ne sont que nos déterminations et qu’elles ne sont pas aussi les déterminations des objets.
    Car en réunissant l’élément subjectif et l’élément objectif des déterminations de la pensée dans le sujet, la philosophie critique ne laisse plus en face du sujet que la chose-en-soi (E, §XLI) qu’elle conçoit comme un "abîme infranchissable." (PL, 2nde)

    De ce point de vue, la solution de Hegel est donc de conserver le principe selon lequel toutes les catégories ne sont pas contenues dans la sensation immédiate :
    Un morceau de sucre, par exemple, est dur, blanc, doux, etc. Nous disons que ces qualités se trouvent réunies dans un objet, et cette unité n’est pas dans la sensation.
    Mais de réfuter l’idée selon laquelle ces pensées ne seraient que subjectives (selon la définition hégélienne, toujours) :
    Ce qui fait, au contraire, la vraie objectivité de la pensée, c’est que les pensées ne sont pas simplement nos pensées mais qu’elles constituent aussi l’en soi des choses et du monde objectif en général." (PL, 2nde)

    L’objectivité, au sens de Hegel, c’est donc "l’en soi pensé", c’est-à-dire tout à la fois la détermination de l’objet et la connaissance objective.

    2. La valeur du criticisme

    A parir de là, la notion de vérité risque évidemment d’être bien différente chez Kant et chez Hegel. En fait, selon Hegel, Kant ne parvient jamais à la connaissance vraie, et il en est incapable, du simple fait de l’origine sensible de cette connaissance. En effet, le criticisme prétend que tout ce qui peut être connu n’est que "l’être contingent et périssable", par conséquent il prétend "que ce qui peut être connu n’est pas le vrai, mais le faux." (Discours de 1816 à l’Université de Berlin).

    Mais le criticisme ne se contente pas d’affirmer que l’origine de la connaissance est sensible, il pose cette connaissance comme une connaissance absolue
    en disant que l’intelligence ne peut aller au-delà, et que c’est la limite naturelle et absolue de la science humaine. Mais il n’y a que les choses de la nature qui soient limitées, et elles ne sont des choses de la nature que parce qu’elles ignorent leur limite ; car leur déterminabilité est une limite pour nous et non pour elles. (E, §LX)
    Or, que les formes de l’entendement n’aient aucune application à la chose en soi "ne peut avoir qu’un seul sens : ces formes en elles-mêmes sont fausses." (Grande Logique, Introduction)

    Ailleurs, Hegel préfère dire que le criticisme, plutôt que de produire une connaissance fausse, produit une connaissance "superflue". En effet, dit-il, la doctrine de Kant n’a fait faire aucun progrès à la science :
    Montrer que les déterminations de l’universalité et de la nécessité sont les éléments de la connaissance, ce n’est qu’indiquer un fait qui ne réfute pas le scepticisme de Hume. La philosophie de Kant constate seulement un fait, et l’on peut dire en se servant du langage ordinaire de la science qu’elle s’est bornée à donner une nouvelle explication de ce fait. (E, § XLI)
    En fait, elle n’est tout simplement qu’une "description psychologique".

    Au fond, tout se passe un peu comme si Kant, selon Hegel, ne voulait pas connaître le vrai. Alors que l’esprit éprouve naturellement "le désir de connaître cette identité ou cette chose-en-soi" (E, § XLIV), avec Kant, il est
    une recherche inquiète qui dans le processus de chercher déclare qu’il est absolument impossible d’avoir la satisfaction de trouver. (Phénoménologie de l’Esprit)

    Finalement, la philosophie critique est pusillanime. En faisant porter la recherche sur l’usage légitime des catégories de l’entendement, elle interroge avec profit les formes de la pensée elle-même, et les élève au rang d’objet de connaissance. Mais dans cette saisie de la pensée par elle-même se glisse une confusion :
    C’est de vouloir connaître avant de connaître, c’est de ne pas vouloir entrer dans l’eau avant d’avoir appris à nager. (P.L., 2nde)
    Or, cette crainte d’un mauvais usage possible des formes de l’entendement présuppose beaucoup de choses :
    Elle présuppose notamment une représentation de la connaissance comme instrument et milieu, et aussi une distinction entre nous et cette connaissance ; mais surtout elle présuppose que l’Absolu se trouve d’un côté, et que la connaissance qui se trouve d’un autre côté, pour soi, séparée de l’Absolu, est pourtant quelque chose de réel ; en d’autres termes, elle présuppose que la connaissance (qui est certainement en-dehors de la vérité, puisqu’elle est en-dehors de l’absolu) est pourtant vraie -position qui fait découvrir en ce qui se proclame crainte de l’erreur, la simple crainte de la vérité. (Ph.)

    En bref, Kant a reculé devant la difficulté et n’a pas su aller au bout de sa découverte. Du coup, "la critique de la raison pure n’est qu’un idéalisme timide et subjectif." [E., §XLIV)

    Mais quel est précisément cet obstacle devant lequel le courage de Kant aurait fléchi ?

  • 3. La contradiction

    Hegel reconnaît donc à Kant d’avoir d’avoir élevé la pensée à un niveau où elle devient à elle-même son propre objet, c’est-à-dire au niveau de la réflexivité :
    Il faut en général comprendre par ce mot l’entendement abstrayant et par là divisant, qui persévère dans ses divisions. Tourné contre la raison il se comporte comme sens commun, et fait valoir ses vues d’après lesquelles la vérité repose sur la réalité sensible et les pensées sont seulement des pensées, dans ce sens que c’est seulement la perception sensible qui leur donne contenu et réalité, et que la raison, dans la mesure où elle reste en et pour soi, n’enfante que des chimères. (GL, Introduction)

    On voit donc ici ce que Hegel critique et conserve du moment kantien de la philosophie : Certes, le criticisme aboutit à un "renoncement de la raison à elle-même" mais en chemin, il a découvert le "conflit nécessaire des déterminations de l’entendement".
    Ce conflit a atteint son expression la plus manifeste chez Kant, avec l’exposé des antinomies de la raison. Mais autant la pensée d’une contradiction essentielle de la raison constitue selon Hegel "le progrès le plus important et le plus profond de la philosophie moderne", autant la solution des antinomies est "superficielle". (E., §XLVIII).

    Ce que Hegel reproche fondamentalement à la philosophie critique, c’est d’avoir laissé la contradiction au seul niveau de la raison. Avec Kant, "on s’imagine que c’est la raison qui entre en contradiction avec elle-même." On notera à cet endroit comme le discours prend un tour ironique et un brin compatissant :
    On a éprouvé une sorte de tendresse pour le monde : on a pensé que la contradiction serait une tache sur lui, et que c’est à la raison, à l’essence de l’esprit qu’il faut l’attribuer. (E., XLVIII)
    Ou encore :
    Quelle tendresse pour les choses ! Comme ce serait dommage si elles se contredisaient ! Mais que l’Esprit soit la contradiction, cela n’a pas d’importance [...] Or, le contradictoire se détruit ; ainsi donc l’Esprit est en lui-même désordre, folie.(Leçons sur l’Histoire de la Philosophie, III)
    On mesure l’étendue du crime...

    La solution de Hegel consiste donc à réviser la notion d’aperception pure, et de poser "l’unité transcendantale de la conscience de soi" selon laquelle "les déterminations de la pensée ont leur source dans le moi".
    Le moi est, si l’on peut ainsi dire, le creuset et le feu où la multiplicité vient se dissoudre, et est ramenée à l’indifférence et à l’unité [...] Il faut dire que cette doctrine exprime bien la nature de la conscience. L’homme aspire à la connaissance du monde, il aspire à se l’approprier et à se le soumettre, et il faut que la réalité du monde en quelque sorte s’efface, c’est-à-dire s’idéalise devant l’activité humaine.(PL, 2nde)
    En effet, tout au contraire de ce que dit Kant, ou plutôt de ce qu’il insinue,
    nous savons de l’expérience que le Moi ne se dissout pas ; nous savons que le Moi est. On peut donc se désintéresser de ses contradictions ; puisqu’il ne se dissout pas, il peut les supporter. (Leçons, III)

    Toutefois, la contradiction ne disparait pas, elle est simplement placée dans les choses. Tandis que le Moi est l’être originairement identique, "l’être qui ne fait qu’un avec lui-même et qui est tout à fait en lui-même", l’être sensible est l’être extérieur, extérieur aux choses et à lui-même. C’est un être multiple qui n’est qu’autant qu’il n’est pas ses contraires, et que ces contraires sont :
    Le présent, par exemple, n’est que dans son rapport avec un avant et un après. De même, le rouge n’existe qu’autant que le jaune et le bleu viennent se poser comme contraires devant lui. (PL, 2nde)

    La contradiction devient donc une détermination de toutes choses, qui trouve sa résolution en tant que réduction du multiple dans l’unité de la conscience :
    Le point essentiel qu’il faut remarquer ici, c’est qu’il n’y a pas seulement quatre antinomies tirées du monde, mais qu’il y en a dans tous les objets de quelque nature qu’ils soient, comme dans toute représentation, dans toute notion et dans toute idée. Etablir ce point et reconnaître cette propriété dans les choses, c’est là l’objet essentiel de l’investigation philosophique : c’est cette propriété qui constitue le moment dialectique de la logique. (E., §XLVIII).

    On n’oubliera pas pourtant que cette conscience est objective et non plus subjective. Par conséquent, il faut aussitôt ajouter que :
    Cette unité est bien plutôt l’absolu lui-même, la vérité elle-même. C’est pour ainsi dire la bonté de l’absolu qui laisse aux existences individuelles la jouissance d’elles-mêmes et les stimule en même temps à revenir à leur unité absolue.

    4. Le scepticisme

    Outre la contradiction, l’autre grande avancée de la philosophie critique est d’avoir posé l’autonomie absolue de la raison :
    Le résultat de la philosophie de Kant consiste à avoir affranchi la pensée et la raison de toute détermination extérieure et de toute autorité, et de leur avoir donné la conscience de leur absolue indépendance […] L’indépendance absolue de la raison, est, depuis Kant, le principe essentiel de toute philosophie, et l’une des croyances universelles des temps modernes. (E., § LX)
    J’avoue trouver très intéressant comment Hegel présente cette idée ici, car il ne la présente pas comme une connaissance vraie ou une certitude, du type de celle qui préside à la conscience de l’unité du moi, mais comme un postulat et une croyance, dont il s’avère simplement qu’elle n’est pas remise en cause aujourd’hui -enfin, aux jours de son époque, donc. Ici, nous pouvons le noter pour la suite, Hegel se fonde sur la connaissance commune.

    Mais pour l’heure, ayant posé l’autonomie de la raison comme une croyance et non une vérité, Hegel peut demander en substance s’il est nécessaire de suivre Kant jusque dans tous ses développements. Car certes,
    suivre sa conviction propre vaut certainement mieux que se rendre à l’autorité ; mais par la transformation d’une croyance par autorité en une croyance par la propre conviction, le contenu de la croyance n’est pas nécessairement changé, ni l’erreur remplacé par la vérité. Être pris dans le système de l’opinion et du préjugé en vertu de l’autorité d’autrui ou par conviction propre, ne diffère que par la vanité inhérente à la seconde manière. (Ph.)
    Autrement dit sans le dire, pourquoi devrions-nous soumettre notre jugement à l’autorité de Kant sans examen ? Assurons-nous au préalable qu’il dise vrai. Or, précisément, les philosophes critiques ont délaissé la recherche du vrai :
    Ils sont allés aussi loin que Pilate, le proconsul de Rome, qui, ayant entendu le Christ prononcer le mot vérité, lui demanda : "Qu’est-ce que la vérité ?" comme quelqu’un qui sait à quoi s’en tenir sur ce sujet, qui sait, veux-je dire, qu’il n’y a pas de connaissance de la vérité. Et ainsi, cet abandon de la recherche de la vérité qui, de tous temps, a été regardé comme la marque d’un esprit vulgaire et étroit, est aujourd’hui considéré comme le triomphe de l’esprit. (Discours à l’Université de Berlin, 1816)

    On voit, je crois, se dessiner la critique la plus forte : Il ne s’agit pas seulement de ce que Kant aboutisse à une doctrine qui, après tout, est la sienne et constitue un moment dans l’histoire de la philosophie ; il ne s’agit pas seulement de discuter de la valeur de cette doctrine pour la connaissance ; il ne s’agit pas seulement de ses lacunes, de ses erreurs, voire même d’une certaine lâcheté intellectuelle ; il s’agit d’une décision consciente, d’une revendication motivée et justifiée, que la connaissance vraie est une impossibilité et un égarement de la raison. Au fond, je crois que ce n’est pas par hasard si Hegel irait presque jusqu’à dire que le pauvre Kant est un peu trop sensible, voire un peu fou : Il ne fait jamais que renverser l’argument. Pourquoi faudrait-il que la philosophie s’arrête avec Kant ? De toutes façons, comme nous le verrons, selon Hegel, elle ne le peut pas.

    Faire de la critique un moment, seulement un moment, dans le déploiement de la pensée, voila donc le projet de Hegel. Pour cela, il faut montrer que c’est la manière dont Kant comprend le rapport sujet-objet et les propres présupposés de sa théorie de la connaissance qui le conduisent à un scepticisme indéterminé, abstrait, qui, dans le néant, ne voit que le néant.
    Mais le néant n’est en fait rien d’autre, pris comme le néant de ce dont il résulte, que le véritable résultat ; par quoi il est un néant déterminé avec un contenu […] Dans la mesure où le résultat est compris, comme il l’est en vérité, c’est-à-dire comme négation déterminée, alors immédiatement une nouvelle forme naît, et dans la négation est effectuée la transition par laquelle le processus à travers la série complètes des figures de la conscience résulte de lui-même. (Ph.)

    Seulement, le « contenu » dont il est ici question n’est évidemment pas un contenu sensible. A vrai dire, le contenu de la connaissance n’est aucunement sensible. C’est précisément la raison pour laquelle, la chose-en-soi peut être connue :
    La chose en soi –et sous cette dénomination l’on comprend aussi l’esprit, Dieu, etc. – est l’objet où l’on fait abstraction de tout ce qui le rend saisissable à la conscience, de tout élément sensible comme de toute pensée déterminée. L’on voit aisément qu’il ne reste après cela, qu’une pure abstraction, un être vide qui recule indéfiniment et échappe à la pensée, une négation de toute représentation […] Mais on peut faire, à cet égard, cette réflexion bien simple, à savoir : Que ce caput mortuum est lui-même un produit de la pensée, de la pensée qui forme cette abstraction pure, ou du moi vide […] On doit, par conséquent, s’étonner d’entendre si souvent répéter qu’on ignore ce qu’est la chose en soi, car il n’y a pas de connaissance plus facile que celle-là. (E. § XLIV)

    La méthode dialectique présentant un moment affirmatif et un moment négatif, critique, de la connaissance, le scepticisme kantien, "peu rassurant pour l’esprit", devient désormais "un peu superflu". Hegel peut alors affirmer avoir dépassé Kant, mais sans pour autant en être revenu à la vieille métaphysique, à une pensée sans critique. Cela est bel et bon.

    Sauf que, tout de même :
    L’ancienne métaphysique avait de la pensée un concept plus élevé que celui qui est devenu courant dans les temps modernes. Cette métaphysique acceptait l’idée fondamentale suivante : ce qui est connu par la pensée, des choses et dans les choses, est leur seule véritable vérité. Ainsi les choses n’étaient pas acceptées telles quelles, dans leur aspect immédiat, mais élevées à la forme de la pensée, en tant que pensées. Pour cette métaphysique donc la pensée et la détermination de la pensée n’étaient pas quelque chose d’étranger aux objets, mais plutôt leur essence ; autrement dit, les choses et leur pensée [...] s’accordent quand elles sont pleinement actualisées. La pensée dans ses déterminations immanentes et la nature véritable des choses, sont un seul et même contenu. (G.L., Introduction)

  • Le mouvement "ascendant" de la pensée

    A la suite du passage cité précédemment, Hegel propos un second argument contre la réfutation kantienne de la preuve ontologique, un argument qui évoque le mouvement inéluctable de la pensée :
    En outre, cette remarque vulgaire de la critique kantienne, que la pensée et l’être sont deux choses distinctes pourra troubler l’esprit, mais elle ne parviendra pas à y arrêter ce mouvement par lequel il va de la pensée de Dieu à l’affirmation de son existence. La doctrine de la science immédiate ou de la foi a, avec raison, rétabli la légitimité de ce passage et l’indivisibilité absolue de l’être de Dieu et de sa pensée.

    Notons d’abord que cette nouvelle citation dévoile un autre aspect de la critique de Hegel à l’égard de Kant, et qu’on aura peut-être pu repérer en divers endroits de cet exposé tant elle est récurrente, l’idée selon laquelle la pensée critique est "vulgaire". Par exemple, le criticisme ressort trop aisément de l’opinion commune :
    Le concept de la logique repose sur la séparation admise d’avance dans la conscience ordinaire entre le contenu de la connaissance et sa forme, en d’autres termes entre la vérité et la certitude. (G.L., Introduction)

    Mais ce qui peut apparaître amusant, c’est qu’il arrive aussi à Hegel de justifier la critique de Kant par le même sens commun. Ainsi, à propos du dualisme :
    Avec Kant, on maintient la différence, le dualisme est l’ultime ; chaque aspect pour soi est accepté comme absolu. Ce qui veut être ici l’absolu et l’ultime est le mauvais. Le bon sens humain est contre cela ; chaque conscience ordinaire dépasse ce point de vue, chaque action tend à dépasser une idée (subjective) et la rendre objective. Aucun homme n’est aussi bête que cette philosophie : quand il a faim, il ne se contente pas d’imaginer des nourritures, mais il agit pour se rassasier. (Leçons, III, 585)

    Ou encore, lorsque Hegel réfute l’idée selon laquelle les catégories sont vides de contenu. Certes, ce contenu n’est pas sensible, dit-il, mais
    ce n’est pas là un manque, c’est plutôt une perfection. C’est ce que reconnaît la conscience ordinaire elle-même lorsque, par exemple, elle dit d’un livre, ou d’un discours que son contenu est d’autant plus riche, qu’il renferme d’autant plus de pensées, de résultats généraux, etc. ; et que par contre, elle n’accorde pas de valeur à un livre, disons à un roman, où l’on a entassé des situations, des évènements individuels, et d’autres traits semblables. Par là, la conscience ordinaire reconnaît elle aussi que la nature du contenu exige quelque chose de plus que la matière sensible. (PL, 2nde)

    C’est l’avantage, bien sûr, d’avoir intégré le criticisme comme un moment de l’hégélianisme, on peut le retourner contre lui-même. La conscience ordinaire est donc hégélienne, tout comme l’est sa critique. Admettons donc, même si l’on n’est pas obligé de partager les convictions de Hegel quant à la hiérarchie des valeurs de la "conscience ordinaire".
    Toujours est-il qu’on peut se demander ce qui, selon Hegel, peut bien pousser la conscience ordinaire à s’élever ainsi du sens commun vers les idées les plus générales.

    Selon Hegel, il existe un besoin à l’origine du mouvement de la pensée, qui fonde d’ailleurs la philosophie :
    La philosophie a notamment pour fondement un besoin de l’esprit qui, en tant qu’esprit doué de sensibilité, d’imagination, de volonté, n’a comme objet que des êtres sensibles, des représentations et des fins diverses, et qui, en opposition avec ces formes de son existence et de ces objets, éprouve le besoin de satisfaire ce qu’il y a de plus intime en lui –c’est-à-dire à sa pensée- et de l’élever à ce degré où il n’a qu’elle pour objet. (E, §XI)

    Le principe de la contradiction trouve donc ici son origine : De la confrontation entre le mouvement « naturel » de l’esprit qui n’aspire qu’à se « saisir lui-même » et la présence –au sens de ce qui est là, devant soi- d’êtres sensibles, tout aussi « naturellement » insatisfaisants pour ce même esprit. A partir de là, il me semble qu’on comprend mieux ce que signifie la résolution de la contradiction : La progression de l’esprit vers son essence en tant qu’absolu nécessite l’anéantissement du monde sensible.
    La pensée trouve, d’une part, sa satisfaction dans l’idée de l’essence universelle du monde phénoménal (l’absolu, Dieu), idée qui peut être plus ou moins complète. D’autre part, la connaissance empirique elle-même est naturellement stimulée à effacer cette forme, où la richesse de son contenu se présente comme une existence immédiate et extérieure, comme un assemblage d’éléments qui se succèdent sans ordre, et d’une manière fortuite, et à élever ainsi ce contenu à la forme nécessaire de la pensée. C’est ce désir qu’éprouve la pensée d’atteindre à l’essence universelle, et la satisfaction qu’elle en tire, qui est le point de départ et le mobile de ses développements. (E. § XII)

    Encore qu’ici, on parle de « nécessité » et de « nature », bref on parle d’être. Mais pour faire bonne mesure, je livre l’autre version de ce discours, où il s’agira plutôt de « foi » et de devoir-être :
    Le courage de la vérité, la foi en la puissance de l’Esprit sont la première condition de la philosophie. L’homme, puisqu’il est Esprit, a le droit et le devoir de se considérer comme digne des choses les plus hautes ; il ne peut surestimer la grandeur et la puissance de son Esprit […] La nature d’abord cachée et fermée de l’univers n’a pas la force qui puisse résister au courage de la connaissance ; elle doit s’ouvrir devant lui, offrir à ses yeux et à sa jouissance sa richesse et sa profondeur. (Leçons, 6)

    Et enfin, la version anthropologique :
    S’il est juste de dire que l’homme se distingue des animaux par la pensée, tout l’humain n’est tel que parce qu’il est l’œuvre de la pensée. (E, §II)

    Evidemment, à mes yeux, c’est la meilleure conclusion possible.
    Pas vous ?

  • Salut Bergame, merci de nous avoir gratifier de cette analyse que moi je juge excellente et dont toi seul connaît les secrets. Pour qui cherche à situer le niveau critique de Hegel face à Kant, je crois qu’il ne peut être mieux servi. Encore une fois, merci !

    J’ai pris mon temps pour vous lire et je crois que tout ce que je pourrais ajouter ne serait qu’une confirmation du moins une contribution. A mon avis, et tu le souligne bien, on ne trouver prétexte pour valider la critique hégélienne sur le simple fait de se limiter a Hegel. Un retour à Kant s’impose pour comprendre comment le criticisme aborde le problème de la connaissance. L’entreprise philosophique de Kant est essentiellement centrée sur le problème du fondement de la connaissance. Son projet critique devait alors l’amener à s’interroger sur les conditions de possibilité de la connaissance, c’est-à-dire, sur l’examen critique des limites de la raison dans son pouvoir de connaître afin d’édifier un espace à l’intérieur duquel elle peut s’exercer légitimement. Et on peut sans doute affirmer que c’est dans le soucis, entre autre, de restaurer l’unité métaphysique dans les limites naturelles de la raison, de redonner à la métaphysique une nouvelle démarche, que Kant sent la nécessité de formuler une critique de la raison pure, critique qui, alors définira un nouveau champ, à la fois pratique et théorique, pouvant désormais garantir les pouvoirs de la raison. On peut voir, il me semble, que si on comprend ainsi l’intention du criticisme l’objectif est bien précis. Mais la question est de savoir comment fonder cette connaissance dans et par les facultés humaines en considérant à la fois leur limite sensible et leur finalité rationnelle. La manière dont la question de la connaissance est abordée chez Kant laisse penser qu’il s’agit d’un problème de la raison avec elle-même. Dans ce sens le criticisme peut être lu comme une critique de l’usage dogmatique et empiriste de la raison. La critique se voit ainsi comme le souligne Kant, « opposée au dogmatisme, c’est-à-dire à la prétention d’aller de l’avant avec une connaissance pure (la connaissance philosophique) tirés de concepts d’après des principes tels que ceux dont la raison fait usage depuis longtemps sans se demander comment ni de quel droit elle y est arrivée. Le dogmatisme est donc la marche dogmatique que suit la raison pure sans avoir fait une critique préalable de son pouvoir propre »(CRP, p. 26) Ainsi pour éliminer cette prétention il faut mener des recherches pour établir des connaissances a priori, afin d’infléchir l’objet et pour mettre en place une métaphysique rationnelle pour l’avenir. A travers cette tâche comme le note A. Philonenko, « Kant a ouvert de nouvelles voies à la raison humaine par et dans la fondation de l’idéalisme transcendantal. » (L’œuvre de Kant)On reviendra peut être sur cette expression. En même temps, il s’oppose à l’empirisme anti-métaphysique qui se réduit à la fameuse formule : « il n y a rien dans l’entendement qui n’est d’abord été dans les sens ». Mais je retiens par cette lecture l’idée d’un dépassement de l’expérience c’est-à-dire des limites sensibles de ces mêmes facultés humaines. Ainsi chez Kant la distinction entre l’entendement et la raison conduit à faire du sujet humain le point de départ d’une réalisation antidogmatique de la science et le principe d’une intentionnalité morale objectivement universelle. A la suite de ce constat, Kant cherchant toujours ce qui pourrait rendre possible la connaissance, en arrive à comprendre que le domaine de la connaissance proprement dite, par laquelle nous saisissons des objets à partir des impressions sensibles, est organisé dans le cadre des formes a priori que sont les conditions de possibilité de toute connaissance. Ce cadre reste pour sa part, l’œuvre de d’un sujet transcendantal, qui ne se situe pas lui-même en tant que tel dans le cercle phénoménal, et ne peut non plus être assimilé à un autre transcendant. Nous comprenons donc que la philosophie kantienne est profondément rationaliste en ce sens qu’elle se propose de déterminer exactement les limites d’exercice de la pensée ainsi que les conditions dans lesquelles elle produit des notions idéales ou des règles de notre liberté.

    Ainsi, ce sont les catégories comme l’espace et le temps qui nous permettent d’appréhender les objets. L’espace et le temps comme le considère Kant, n’étant pas des intuitions empiriques, sont plutôt les concepts purs de l’entendement, autrement dit, ils sont présents dans notre esprit antérieurement à toute expérience. Kant justifie cette idée dans l’Esthétique transcendantale quand il considère que nullement nous ne pouvons avoir d’expérience sans que celle-ci apparaisse dans l’espace et le temps. C’est ainsi qu’il affirme : « en effet nous ne connaîtrons, en tout cas, parfaitement que notre mode d’intuition, c’est-à-dire notre sensibilité toujours soumise aux conditions du temps et de l’espace originairement inhérentes au sujet ; ce que les objets peuvent être en eux-mêmes, nous ne le connaîtrons jamais, même par la connaissance la plus claire du phénomène de ces objets, seule connaissance qui nous est donnée ». L’idée d’une limitation du savoir consiste à se demander jusqu’où on peut aller dans l’usage spéculatif de la raison. Considérer sous un autre angle, cela amène à se demander dans quelle sphère la raison peut se déployer pour pouvoir appréhender correctement la réalité. Mais au lieu d’entendre cette critique comme une simple réaction contre le dogmatisme Kant affirme qu’elle « est plutôt la préparation nécessaire au développement d’une métaphysique établie en tant que science (…) ». Nous voyons bien à travers cette idée que l’ambition de Kant, loin de consister à l’abandon de la métaphysique, demeure plutôt de lui donner sens, lui trouver une autre nouvelle voie. Cette idée se justifie à travers cette affirmation de Kant : « Peut-être jusqu’ici ne s’est-on que trompé de route : quels indices pouvons-nous utiliser pour espérer qu’en renouvelant nos recherches nous serons plus heureux qu’on ne l’a été avant nous ? »

    Pour ne pas servir un long développement je dirai qu’ en ce qui concerne le domaine général de la connaissance, le criticisme nous montre que l’expérience est insuffisante pour fonder toute connaissance mais aussi pour se suffire à expliquer l’entendue du savoir que demande la pensée. En clair, « la raison ne s’aurait être pleinement satisfaite d’un emploi des règles de l’entendement limité à l’expérience » Proleg p, 109. Du même coup, il faut rapporter cette expérience à des conditions aprioriques. La découverte des idées transcendantales n’est pas une issue métaphysique rendue possible par l’expérience, mais une activité hors du cercle de cette expérience pour lui servir de fondement théorique et de limite rationnelle destinée à assurer la connaissance.

    Mais alors qu’en est-il lorsque la raison, pour des raisons de droit, achoppe aux difficultés de saisir le noumène et, de ce fait, recule devant le problème de l’absolu et préfère se ravaler vers un domaine qu’elle considère comme plus sure et plus légitime pour son application, mais domaine pourtant qui révèle son inaptitude parce qu’incapable de maîtriser le réel dans son essence ? C’est alors cette même raison qui préfère faire demi-tour devant le problème de l’absolu, qui prend la direction opposée sans être incapable de rendre compte du réel en lui-même et dans son essence. Or l’interrogation métaphysique a toujours cherché à justifier cet intelligible, à fonder le principe absolu qui est le centre de l’activité philosophique. Dès lors on serait en droit de se demande si cette double limites assignée à la raison peut la libérer des contraintes à la fois métaphysiques et empiriques, d’autant plus que ni dans un champ ni dans l’autre la raison ne se trouve dans le pouvoir résoudre entièrement le problème de la connaissance. Cette insatisfaction que suscite l’intelligibilité kantienne constitue le point de départ des critiques qui se sont formulées en son encontre et dont les figures les plus marquantes se retrouvent dans le terrain de l’idéalisme allemand.

    Autant dire que Kant, malgré son ambition de supprimer « toutes les erreurs qui, jusqu’ici avaient divisé la raison avec elle-même dans son usage en dehors de l’expérience » (L’œuvre de Kant p. 6), laisse le champ métaphysique inexploré. L’idéalisme transcendantal sera ainsi mis en jeu dans la formulation des critiques dont la pensée de Kant fera l’objet.

    C’est a mon avis et a peu près dans ce contexte qu’on peut situer la critique hégélienne. On ne peut ignorer le rôle que Fichte et Schelling occupe dans cette tradition qui sépare Kant et Hegel. Il y a une phrase de Lénine dans ses Cahiers philosophiques que j’aime bien. Lénine dit : On dit que la raison a ses limites. Dans cette affirmation réside l’inconscience de ce que, par cela même qu’on détermine quelque chose comme borne, on opère déjà son dépassement. Je comprends cela encore suivant la critique que Hegel adresse à Kant.

    Le point d’entrée de la critique hégélienne est celui de l’objectivité. Le criticisme tel que Hegel le voit s’investie dans une formulation tout a fait subjective de la connaissance. Kant n’a fait selon Hegel que conclure le criticisme en renfermant toutes nos connaissances dans les limites de l’expérience et en les faisant procéder des lois de l’entendement. C’est pour cette raison qu’elle n’a pu échapper à un subjectivisme, qui traduit un retour de la raison sur elle-même, préférant renoncer à tout apport extérieur. Il complut au rationalisme certes, mais non sans se convertir en une théorie transcendantale, à un formalisme affirmant l’impossibilité d’une vraie science, d’une science systématique. Et c’est ce même formalisme que Hegel critique dans la pensée de Kant quand, prenant son fondement théorique dans l’application des catégories, il dérive les déterminations du concept en les plaçant sous un schéma modèle, ce qui lui fait perdre la vérité de l’objet. Au lieu de faire du concept sa propre détermination, Kant prend le concept comme un schéma appliqué au savoir. Et ce que Hegel reproche à Kant c’est sa méthode de procéder, « consistant, selon B Bourgeois, au lieu de dériver du concept les déterminations d’un ob-jet, à le placer simplement sous un schéma tout prêt par ailleurs » Le fait pour Kant d’introduire les catégories comme relation ou comme nécessité pour la pensée participe non seulement d’une négation de l’essence, mais impose à la réalité une détermination subjective qui n’est pour cela que l’unité transcendantale subjective, appliquée à l’objet. Ce que la connaissance théorique, par l’application des catégories, produit comme concept, reste une médiation dans le sens où c’est avec et dans l’application des prédicats que s’offre le concept. Celui-ci reste abstrait chez Kant car, dans la synthèse l’isolement de la déterminité par le jugement n’est que le résultat d’une abstraction exercée sur l’objet. Ce que Hegel récuse c’est ce caractère abstrait du concept car selon lui « le concept est ce qui est absolument concret ». La réunion d’un sujet et d’un prédicat dans un corps d’énoncé n’engendre pour cela que l’universalité de leur singularité. Ce qui nous amène au constat que si le prédicat se trouve contenu dans le sujet comme son identité il faut aussi voir que la singularité d’un prédicat ne suffit pas pour formuler l’identité du sujet dont il s’oppose comme une détermination extérieure.

    Mais attention, En formulant ces critiques nous nous situerons dans la logique de la pensée hégélienne, logique qui, comme nous le verrons, intègre tout ce qui, dans la pensée de Kant, relevait de contradiction. A la raison subjective Kant accorde le droit d’instituer un monde des phénomènes qui tombe sous l’emprise d’un monde de représentations. Mais si cette subjectivité définie ainsi le sens des choses on serait en droit avec Victor Cousin de se poser cette question non moins subjective mais légitime. « Comment sais-je que ma raison est subjective ? ». C’est parce que qu’elle traduit une réflexion donc un retour sur elle-même que la raison croit débuter et s’accomplir sur la certitude de ses principes. Or, toujours selon V. Cousin « il faut reconnaître que la raison humaine n’est pas frappée primitivement de ce caractère subjectif dont Kant s’est fait une arme contre elle, et qu’elle doit débuter par une affirmation pure, absolue, sans aucun soupçon d’erreur ». C’est principalement cette position absolue d’une vérité non subjective que symbolise le cheminement de la conscience telle que nous pouvons le lire dans la phénoménologie hégélienne. Nous nous apercevons ajoute t-il que c’est « plus tard qu’il y’aura ce replis sur elle-même ».

    En effet pour Hegel le savoir est un processus. Et parce qu’il est toujours savoir d’un sujet concret, le savoir absolu est avant tout la certitude que ce savoir réside dans une quête, un progrès. C’est pour cette raison que Hegel considère le savoir non pas simplement comme substance mais comme sujet. Ainsi il y a une objectivité du sujet par rapport a un monde dont il dépend mais aussi un subjectivisme de l’objet défini comme représentation partielle d’un sujet. C’est à travers ce cheminement que peut se comprendre l’intention de Hegel qui consiste à retrouver ce processus dialectique qui anime le travail de l’Esprit dans sa véritable conquête. La raison fondamentale qui habite ce fait réside dans la logique d’une interprétation exégétique qui définie la manière dont la pensée de Hegel s’aborde suivant sa démarche. Si elle s’inscrit dans la logique d’un discours philosophique qui cherche à exprimer un savoir absolu, elle le fait suivant une dynamique qui fait consister ce savoir sur une méthode. Et c’est pour cette même raison que la pensée hégélienne demeure une quête méthodique dont l’enjeu reste lié à l’unité absolue du savoir. Mais autant cette pensée se trouve habité par une nécessité systématique autant elle inscrit cette systématicité dans un devenir. La démarche hégélienne devait avant tout aborder le savoir dans son immédiateté c’est-à-dire, dans un contexte qui révèle une totalité encore naïve d’où commence cette quête. C’est en quelque sorte un retour à l’immédiateté que formule Hegel.

    J’espère Bergame que vous n’allez pas me faire payer pour ce long développement. Je m’en excuse mais je crois que je ne suis pas aussi précis et bref que toi. Je reviendrai sur cette critique hégélienne de Kant.

  • Emmanuel Kant défend la notion d’un ordre préexistant et imposé d’en haut dans « La philosophie de l’Histoire » :

    « On peut envisager l’histoire de l’espèce humaine en gros comme la réalisation d’un plan caché de la nature pour produire une constitution politique parfaite sur le plan extérieur ; c’est le seul état des choses dans lequel la nature peut développer complètement toutes les dispositions qu’elle a mises dans l’humanité. »

  • Goethe sur Kant :

    « Il y a toujours quelque chose en lui qui rappelle, comme dans Luther, le moine qui s’est bien échappé de son cloître, mais n’a jamais pu en effacer les traces. »

    Goethe est irrité par une conception « dans laquelle les joyeuses incursions devaient se limiter au champ de l’expérience. »

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