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Pourquoi Marx tenait-il à considérer l’économie comme une matière dialectique ?

mercredi 8 mars 2017, par Robert Paris

Karl Marx écrit, dans sa lettre du 14 janvier 1858 par laquelle il rend compte de son travail préparatoire à la rédaction du « Capital » :

"Dans la méthode d’élaboration du sujet, quelque chose m’a rendu grand service. J’avais refeuilleté, et pas par hasard, la « Logique » de Hegel."

Lénine rappelait dans « Ce que sont les amis du peuple » :

"Pouvez-vous imaginer plus grande cocasserie que celle des gens qui, après avoir lu « Le Capital », ont trouvé le moyen de ne pas y découvrir le matérialisme ! (…) La vie économique constitue un phénomène analogue à l’histoire du développement dans d’autres branches de la biologie. Les économistes des époques précédentes ne comprenaient pas la nature des lois économiques, lorsqu’ils les comparaient aux lois de la physique et de la chimie. Une anlyse plus approfondie montre que les organismes sociaux se distinguent aussi profondément les uns des autres que les organismes animaux et végétaux. En se fixant comme objectif d’étudier de ce point de vue l’organisation de l’économie capitaliste, Marx formule du même coup avec une rigueur scientifique le but qui doit être celui de toute étude exacte de la vie économique. La valeur scientifique d’une telle étude tient à ce qu’elle dégage des lois historiques particulières qui régissent la naissance, la vie, le développement et la mort d’un organisme social donné et son remplacement par un autre qui lui est supérieur. Telle est la méthode dialectique de Marx dans Le Capital."

Comment Marx analyse la société et l’économie capitalistes

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Prenons un exemple : une introduction à un chapitre inédit du Capital de Marx :

1. Le plus terrible missile

Pour Marx, la théorie est un acte matériel en même temps qu’un résultat abstrait des conditions sociales générales, dont l’intelligence fournit à l’action un cadre, une voie tracée et un but conscient. Ce n’est jamais qu’un premier pas, mais c’est déjà une conquête finale.

En ce sens, Marx affirmait que le Capital était « certainement le plus terrible missile qui ait encore jamais été lancé à la face des bourgeois (y compris les propriétaires fonciers) ». [1]

Marx a toujours attribué une importance primordiale à la théorie. Dès 1842, il affirmait : « Nous avons la ferme conviction que le véritable danger n’est pas dans les tentatives pratiques, mais dans la réalisation des idées communistes à partir de la théorie. En effet, on peut répondre par des canons aux tentatives pratiques, même si elles sont effectuées en masse. » [2]. Lorsque le socialisme dialectique découvre que la société évolue dans tel sens déterminé, les efforts des révolutionnaires, soutenus par la dynamique historique, prennent un maximum d’efficacité.

C’est dans le Capital précisément que Marx a énoncé « la loi concrète de la société moderne » qui aboutit à la crise générale du capitalisme et à une société supérieure, dont l’instauration s’impose inéluctablement comme tâche au prolétariat : « Il ne s’agit pas de savoir ce que tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se propose comme but momentanément. Il s’agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu’il doit faire historiquement, conformément à son être. Son but et son action historiques lui sont tracés, de manière tangible et irrévocable, dans sa propre situa­tion historique, comme dans toute l’organisation de la société actuelle. » [3]

En bon disciple de Marx, Lénine écrivit à propos du Congrès d’avril 1906, qui définit les tâches du prolétariat russe dans la révolution : « Le gros défaut de la presque totalité de la presse social-démocrate dans la question du programme en géné­ral et, en particulier, l’insuffisance des débats de notre Congrès de Stockholm, c’est que les considérations pratiques l’emportent sur les théoriques, et les considé­rations politiques sur les économiques. » [4]

Cette orientation de Lénine n’est pas fortuite, mais constante. Il est facile de cons­tater que ce fut un marxiste rigoureux et qu’il subordonna toujours son action aux principes doctrinaux, si l’on confronte son activité au cours historique de la révolution russe, de 1905 à 1917. [5] Bien des léninistes affirment le contraire et rejoignent sur ce point l’opinion bourgeoise la plus commune, pour qui Lénine est une espèce de surhomme qui a su manœuvrer en transgressant toutes les règles pour réussir une révolution dans des conditions qui n’étaient pas celles que Marx et Engels prévoyaient pour un bouleversement socialiste. La révolution russe n’eût pas été possible sans son action exceptionnelle : il n’aurait pas appris le marxisme, et la révolution future d’Europe occidentale n’aurait plus rien à apprendre ni du vieux marxisme, ni du génial Lénine. [6]

Si la révolution socialiste a triomphé dans la Russie de 1917, c’est que Lénine et, avec lui, le parti bolchevik ont su reprendre et manier avec énergie l’arme théorique, forgée par Marx. Dès 1899, en se fondant sur le modèle théorique du Capital, Lénine s’est mis à étudier l’organisation de la société russe en vue d’y découvrir la dialectique de son évolution : c’est sa vaste recherche sur le Développement du capitalisme en Russie (Ed. Soc., 758 p.). C’est encore cette méthode que Lénine, soucieux de voir le parti accomplir ses tâches premières, recommandait aux socialistes en 1906, comme on l’a vu.

« Le communisme est la théorie des conditions sociales et historiques de l’émancipation du prolétariat. L’élaboration de cette théorie a commencé dès la période des premiers mouvements prolétariens, face aux prétentions du système de production bourgeois ; elle a pris forme dans la critique de l’économie capitaliste, dans la méthode du matérialisme historique, dans la pratique de la lutte des classes et dans la conscien­ce des bouleversements que manifestera le cours historique jusqu’à la chute du régime capitaliste et au triomphe de la révolution prolétarienne. » [7]

Dès 1899, c’est-à-dire avant même la révolution de 1905, Lénine concevait claire­ment les structures de la société russe et son développement. Il commença aussitôt de mettre en place sur l’échiquier du champ de forces les différentes classes, couches sociales, avec leurs partis et programmes, afin de déterminer leur rayon d’action et de prévoir la nature et le cours ultérieur de la révolution. Par la suite, chaque épisode de la lutte devait préciser le « schéma », en confirmant ou en infirmant - succès ou défaite de l’âpre lutte de classe - la justesse de cette prévision théorique. Au fur et à mesure, les partis, dépassés par l’évolution historique, étaient éliminés et la prévision s’imposait de plus en plus aux masses et à leur conscience. Cet art de la révolution, par sa cohérence logique tout autant que par ses effets pratiques, fit que la théorie devint effectivement une force en s’emparant des masses.

Plus que quiconque, Lénine a appris chez Marx-Engels et a épluché leurs textes, saluant toute publication nouvelle de leurs écrits comme une victoire et un renfor­cement du parti révolutionnaire. Sa lutte incessante contre les révisionnistes témoigne de la plénitude et de l’orthodoxie de son marxisme qui fut le secret de son efficacité pratique. [8]
2. Hommage à Lénine

C’est avec la victoire de la révolution russe que triompha le marxisme restauré par Lénine et qu’une partie considérable de l’œuvre de Marx, mise sous le boisseau, fit enfin surface [9] : les deux faits - le bouleversement politique, économique et social de l’immense Russie, et l’exhumation de quelques vieux papiers - sont évidemment sans commune mesure, mais un fil solide les relie néanmoins : l’intérêt porté par les bolcheviks aux idées de Marx.

Lénine ne se contentait pas de lire, il voulait connaître : « On ne saurait compren­dre entièrement le Capital de Marx, et notamment le premier chapitre, si l’on n’a pas étudié et compris toute la Logique de Hegel. En conséquence, on peut affirmer que, depuis un demi-siècle, aucun marxiste n’a compris Marx. » [10]

Lénine ne se proposait évidemment pas de décourager un éventuel lecteur du Capital. Pas plus que nous, il n’avait le pouvoir et l’intention de sonder les esprits pour établir ce que cette lecture avait donné pour résultat. Au reste, l’ouvrier apprendra plus du Capital - « la bible de la classe ouvrière », selon l’expression d’Engels - que de n’importe quelle autre lecture, même s’il commence par le second chapitre, puisque « la première partie qui contient l’analyse de la marchandise est d’une intelligence un peu difficile » (Marx).

Ce qui importe vraiment, c’est que Lénine se proposait de chercher, à tout prix, à saisir complètement la pensée de Marx, quitte à recourir à un auteur dont les travaux sur la dialectique et le raisonnement font autorité pour resserrer les fils qui traversent l’œuvre de Marx.

C’est en tout cas l’attitude inverse de celle des « marxistes » modernes, qui n’écrivent que pour rechercher une faille, afin de déformer la pensée de Marx, comme aucun révisionniste d’antan n’eût osé le faire : opposer Marx à lui-même, le mettre en contradiction avec ses propres affirmations et idées, en découpant par exemple son œuvre en écrits de jeunesse et en écrits de maturité.

Dans la Dialectique du Concret [11], Karel Kosik, notant que l’opposition entre le jeune Marx et le Marx de la maturité n’est possible qu’en faisant abstraction des ouvrages qui forment le relais entre les Manuscrits de 1844 et le Capital, entre la « philo­sophie » et l’ « économie », estime que le meilleur moyen de combler les « lacunes », c’est de compléter l’œuvre publiée de Marx par ses écrits encore inédits et par ses travaux préparatoires, qui permettent de suivre jusque dans le détail le cheminement de sa pensée.

Roman Rosdolsky défend la même thèse, et commente comme suit l’aphorisme ci-dessous de Lénine : « J’ignore si beaucoup de marxistes ont médité cette phrase de Lénine et s’ils furent nombreux à suivre ce conseil. Quoi qu’il en soit, je pense que, depuis la publication des Fondements, il n’est plus aussi nécessaire d’avoir recours à ce détour aride qu’est l’étude complète de toute la Logique de Hegel pour comprendre le Capital de Marx. En effet, on peut désormais atteindre le même résultat grâce à l’étude de ces manuscrits préparatoires ». [12]

Cependant, Lénine n’eût sans doute pas trouvé dans les travaux préparatoires des Fondements ce qui lui paraissait manquer dans le premier livre du Capital. En effet, il précise que le point difficile en est le chapitre I°, consacré à l’étude de la marchan­dise et la monnaie, dont Marx dit qu’elles sont des formes devant encore se transformer en capital. Or, c’est le VI° Chapitre précisément qui traite en détail de la marchandise devenue capital.

Le fait que ce VI° Chapitre n’ait pas été publié explique le grave malentendu qui a pu surgir : le lecteur peut considérer que la marchandise simple, décrite au début du Capital, subsiste même dans le capitalisme développé, alors qu’elle change complète­ment de caractère. Cette évolution de la marchandise était tout à fait claire pour Marx, et ne prête pas à confusion dans le 1er livre du Capital, dont elle sous-tend l’argumen­tation. [13]

Avec la publication du VI° Chapitre, l’analyse marxiste de la marchandise-capital est explicite, [14] et le circuit de l’étude du capital, qui suit fidèlement le développe­ment historique, est bouclé.

Dans une lettre à Engels du 24.VIII.1867, Marx souligne combien il importe d’analyser correctement la marchandise et de définir clairement le capital en tant que création de plus-value, ce qui est proprement l’objet du VI° Chapitre, avec l’étude de la forme capitaliste développée : « Ce qu’il y a de meilleur dans mon livre, c’est : 1˚ qu’il met en évidence, dès le premier chapitre, le caractère double du travail, selon qu’il s’exprime en valeur d’usage ou en valeur d’échange, et c’est sur quoi repose toute l’intelligence du texte ; 2˚ qu’il analyse la plus-value, indépendamment de ses formes particulières (profit, intérêt, rente foncière, etc.). C’est au second volume surtout que tout cela apparaîtra. Dans l’économie classique, ces formes particulières sont cons­tam­ment mélangées et confondues avec la forme générale, de sorte qu’il en résulte un fouillis inextricable. »

Tout était donc bien clair pour Marx. Les aléas de la vie et les difficultés de publi­cation et de traduction ont embrouillé les choses, du moins tant qu’on ne disposait pas de l’ensemble des écrits de Marx et d’Engels, publiés ou manuscrits : mais, c’est là plutôt la faute des « marxistes » que de Marx. [15]
3. Petite chronique

Il nous faut donc évoquer les conditions dans lesquelles fut rédigé le VI° Chapitre et le sort réservé à ce manuscrit : nous nous contenterons de l’essentiel et de ce qui est sûr.

Après avoir achevé en juin 1863 les 23 cahiers de 1472 pages in-quarto, intitulées Critique de l’économie politique, dont Engels tirera, avec le scrupule et l’exactitude dont seul il était capable, le texte du livre II du Capital, et Kautsky le texte du livre IV, connu en France sous le titre de Histoire des doctrines économiques (Éditions Costes), Marx se consacra à l’élaboration du gigantesque matériel en vue de la publication du I° livre, tout en développant parallèlement le canevas (en partie contenu dans les 23 cahiers, en partie réuni en cahiers successifs) du livre III, publié lui aussi, comme on le sait, par Engels.

En 1864, retrouvant la liaison entre théorie et pratique révolutionnaires, Marx est pris par son activité au sein de la I° Internationale, et il lui faudra presque quatre ans avant que le I° livre soit prêt pour l’impression.

C’est entre juin 1863 et décembre 1866 - et plutôt au début de cette période - que se situe la rédaction du présent cahier intitulé : Premier livre. Le procès de production du capital. - Sixième chapitre [16]. Résultats du procès de production immédiat. A la page 1110 du manuscrit de la Critique, Marx a tracé un plan du Livre I° qui permet de situer la place qu’il comptait donner au VI° chapitre :

« Le premier livre sur le procès de production du capital se subdivise comme suit :
1. Introduction. Marchandise. Argent.
2. Transformation de l’argent en capital.
3. La plus-value absolue ...
4. La plus-value relative ...
5. Combinaison de la plus-value relative et de la plus-value absolue. Rapports (proportion) entre travail salarié et plus-value. Soumission formelle et réelle du travail au capital. Productivité du capital. Travail productif et improductif. [17]
6. Reconversion de la plus-value en capital. L’accumulation primitive. La théorie coloniale de Wakefield.
7. Résultats du procès de production. [18] (Le change sous forme de la loi d’appro­priation peut être traité ici ou à la précédente rubrique).
8. Théorie de la plus-value.
9. Théories sur le travail productif et improductif. [19] »

Si le lecteur compare ce plan avec l’ordonnancement des chapitres de la première édition du Livre I du Capital, il notera que le I° chapitre (marchandise et argent) est devenu une introduction, de sorte que les chapitres se réduisent à six. Celui des Résultats du procès de production immédiat aurait alors été à sa place, la sixième. En revanche, les chapitres 8 et 9 ont disparu, tandis que Marx a substitué au chapitre 5 du plan le chapitre relatif aux Nouvelles recherches sur la production de plus-value, et le livre s’achève avec le Procès d’accumulation du capital, le VI° chapitre étant finale­ment écarté.

Il est sans doute oiseux de se demander pourquoi Marx a décidé finalement de ne pas reprendre le VI° chapitre pour lui donner sa place et une forme définitive à la fin du I° livre ou ailleurs. De même, ce serait pure spéculation que se demander si Engels n’en a pas tenu compte, parce que le livre I était désormais publié et n’admet­tait plus d’être complété, ou s’il savait de Marx qu’il fallait l’écarter du plan final du Capital, ou enfin s’il avait l’intention de le faire paraître séparément, ou parmi l’énorme matériel qui restait encore à publier après le livre III du Capital. Ce qui est certain, c’est que le manuscrit est resté dans les tiroirs jusque dans les années 1930 [20].

Marx avait noté que l’économie politique bourgeoise avait culminé avec la phase révolutionnaire du mode de production capitaliste, et n’avait cessé de décliner et de dégénérer ensuite, sombrant dans l’économie vulgaire, pure apologétique du capitalis­me. Marx et Engels se sont battus pour rompre le mur du silence qui ne cessa d’entourer le Capital [21] et qui représente l’ultime moyen pour la bourgeoisie de combattre les effets de l’œuvre maîtresse de Marx. De fait, la pensée économique en décadence n’a jamais réussi à réfuter - voire à discuter sérieusement - le contenu de l’économie marx­iste, et la critique ne porte jamais que sur des questions de formes et de plus en plus sur des questions personnelles : elle préfère spéculer sur les intentions subjecti­ves, plutôt que d’aborder la discussion des idées exprimées. Ainsi, parlera-t-on à perte de vue sur le point de savoir si les Manuscrits parisiens de 1844 sont philosophiques ou économiques, sont une œuvre de jeunesse et donc ne sont pas une... œuvre de maturité, et pourquoi ces textes n’ont pas été rédigés pour l’impression, ce qui leur enlèverait une grande partie de leur importance.

Cette introduction au texte intégral du VI° Chapitre a pour but de parer à l’absence de discussion sur le fond, mais plus encore de faciliter au lecteur la compréhension d’un texte qui, faisant partie du Capital, est par définition ardu. [22] Il ne s’agit pas d’une présentation personnelle, mais de parti, non seulement pour ce qui est de l’élaboration, mais encore de la continuité de pensée avec le « parti Marx ».
4. Transition et synthèse

Formant charnière entre le I° livre (traitant de la production, non des marchandises, mais du capital) et le 2° livre (traitant de la circulation dans toute la société, non des marchandises, mais du capital), le VI° Chapitre rassemble tous les fils qui traversent l’œuvre de Marx pour former une unité significative de l’ensemble. Marx y traite d’un point central, du procès de production immédiat du capital, l’antre, le Saint des Saints, la forge du capitalisme. Il y définit le capital par ce qui le caractérise de manière spécifique et le distingue de toutes les formes - surtout les plus proches - qui, historiquement, le précèdent ou lui succèdent. Bref, par la formule definitio fit per genus maximum et differentiam specilicam, il s’efforce constamment de percer les mystifications du capital : la recherche économique suit un but politique.

Comme l’esclavage et le servage, le capital est production de plus-value, mais il la produit de manière systématique et à une échelle toujours croissante. Comme la production marchande simple, le capital se présente tout entier sous forme de mar­chandise, mais celle-ci a une structure complexe, étant composée d’une fraction de capital variable, de capital constant et de plus-value. En somme, cette production de plus-value est création de capital : la production capitaliste produit et reproduit tout le système (les rapports de production et de classes, les conditions de sa production nouvelle en même temps que ses produits matériels). Il apparaît de la sorte comme son propre fondement, donc éternel, et Marx s’acharne à combattre cette prétention exorbitante et cette mystification qui s’impose aux agents qui sont impliqués dans son procès, les capitalistes aussi bien que les ouvriers.

Après avoir déchiffré, dans la dynamique sociale, la nécessité de l’avènement du capitalisme, dans ses côtés négatifs aussi bien que positifs, Marx met en évidence que le capital développe en son sein les éléments d’une société supérieure. Il montre que cette évolution inéluctable est inscrite dans le cours des choses et naît de lui, avant de se révéler à la conscience des agents et classes du mode de production capitaliste.
5. Les marchandises capitalistes

La marchandise et l’argent existent bien avant le capital, mais ne survivent pas au capital. Néanmoins, avant le capitalisme, la marchandise n’est pas la forme générale du produit, l’excédent seul étant commercialisé dans les modes de production asiati­que, esclavagiste ou servile. L’argent, simple forme déterminée de la marchandise, ne se transforme en capital qu’au terme d’une longue période historique, et essentiel­lement au moment où la force de travail de l’ouvrier est elle-même devenue une marchandise : avec le salariat ayant atteint une grande ampleur.

Tant que dans l’agriculture, point de naissance du capital, une grande partie du produit est moyen de subsistance et qu’une grande partie de la population laborieuse n’est pas encore salariée, le capital ne jouit pas encore de la domination réelle et com­plète, même s’il a déjà conquis la sphère de la manufacture. Dans les Pages Éparses, citant l’exemple de la France, Marx montre que le système de la parcellisation du sol, en empêchant la formation d’une nombreuse main-d’œuvre disponible pour le capital, empêche le développement de l’industrie et des rapports spécifiquement capitalistes.

L’agriculture peut devenir une branche d’industrie gérée de manière capitaliste, lorsque tous ses produits sont portés sur le marché pour y être vendus, au lieu d’entrer dans la consommation immédiate. Tout cela se vérifie, même si une partie du produit de l’exploitation (les semences, la fumure, etc.) est restituée en nature à la production nouvelle : on en comptabilise la valeur en monnaie comme s’il avait fallu l’acheter.

Dans son évolution, le capital exige que la marchandise soit produite à grande échelle, sur des modèles fixes, avec un produit uniforme, bref une production de masse. Dès lors que la production est étroitement liée aux rapports sociaux de plein capitalisme, le lien immédiat qui existait dans la production marchande simple avec sa valeur d’usage et la satisfaction d’un besoin, devient tout à fait indifférent, contingent et inessentiel.

La marchandise produite dans le plein capitalisme se distingue de la marchandise simple qui fut l’élément initial de la genèse du capital, en ce qu’elle contient une fraction de capital variable (salaire), de capital constant et de plus-value, bien que sa seule source de valeur soit le travail. Étant désormais du capital, la mystification consiste en ce qu’il se présente, dans la circulation, à l’issue du procès de production, sous la même forme que la marchandise simple, produit qui s’achète et se vend pour satisfaire un besoin déterminé. Cette enveloppe masque sa structure interne qui correspond aux rapports de classe.

Dans la production spécifiquement capitaliste, toute marchandise apparaît - du point de vue de sa matière et de sa valeur - comme une fraction du produit total. Ce n’est donc plus une marchandise spécifique, un produit à part. Le résultat du procès capitaliste n’est plus la simple marchandise, mais une masse de marchandises, dont chaque élément comporte une fraction de la valeur avancée ainsi qu’une plus-value. Contrairement à ce que pensent les économistes bourgeois, le capital ne s’estime pas en fonction du patrimoine d’installations fixes et de machines (ce que Marx appelle la valeur des moyens de production), mais de la masse de marchandises produites, le chiffre d’affaires.

Le capitaliste prétendra toujours que son capital correspond au patrimoine d’entreprise sanctionné par un titre de propriété juridique d’une valeur, mettons, de 2 millions. L’économie marxiste affirme, au contraire, que son capital est de 20 mil­lions, son chiffre d’affaires annuel. La différence est de taille. En effet, si l’on admet avec Adam Smith que l’argent est le pouvoir de commandement ou de disposition du travail d’autrui, soit sous forme directe de la force de travail, soit sous la forme du produit du travail, le pouvoir d’un capitaliste est quantitativement décuplé - de 2 à 20 millions [23] - et l’on s’aperçoit que son pouvoir outrepasse la sphère de la production proprement dite. Ce n’est pas tout : comme ce capital se reproduit, sans diminuer - au contraire - d’année en année, ce pouvoir, mettons pour une génération, est de 500 millions pour... 2 millions, si nous multiplions le chiffre d’affaires de 20 millions par 25.

Dans ces conditions, la marchandise - en tant que support de la valeur totale du capital - doit s’exprimer en une masse déterminée, qui permette de la vendre effectivement sur le marché, c’est-à-dire de réaliser la valeur du capital avancé plus celle de la plus-value produite. Marx démontre ici qu’une marchandise (c’est-à-dire une fraction de la masse produite) ne peut se vendre à un prix de marché égal à sa valeur particulière. Le capitaliste fait l’estimation pour toute la masse : il isole, d’une manière ou d’une autre, dans la masse de marchandises la fraction de valeur transférée pour l’élément du capital constant (matières premières, usure des machines, etc.) et il recherche ensuite la différence avec la valeur du produit fini pour obtenir la fraction correspondant au capital variable (frais d’achat de la force de travail) et la fraction correspondant au profit créé dans le procès de production : cette estimation, fort éloignée de la détermination de la valeur, masque tous les gaspillages et les filouteries. Si l’on prend toute la production nationale, quelle part ne s’en va pas en fumée, quels que soient les bons gérants du capital ?
6. Rapports entre les éléments constitutifs de la marchandise-capital

Dès la Misère de la Philosophie, Marx avait parlé du travailleur ou de l’atelier collectif dans l’entreprise capitaliste, à la différence du travailleur individuel de l’économie parcellaire, artisanale ou paysanne, qui produit la marchandise simple. Dans le VI° Chapitre, il poursuit en parlant de la masse ou bloc de marchandises (mettons, 1 million d’automobiles, pour être moderne) qui représente le capital, sous la forme du produit qui sort annuellement du procès de production.

Comme nous l’avons vu, le capitaliste est incapable de déterminer la valeur exacte de chaque voiture produite, mais en fait une estimation grâce au calcul de moyenne. Ce qui est également essentiel pour la doctrine marxiste, c’est qu’il est tout aussi fastidieux et approximatif de calculer la valeur individuelle du travail de l’ouvrier particulier, dès lors que nous avons affaire à la grande industrie moderne. Ainsi, la réalité moderne dément la théorie de Proudhon et de Lassalle - et du « communisme des conseils » - selon laquelle chaque ouvrier doit toucher le fruit intégral de son travail : même si l’on voulait le faire, ce ne serait qu’une moyenne « injuste », et ce serait faire revivre la loi de la valeur-travail de l’économie mercantile.

C’est pourquoi, Marx qualifie cette théorie de réactionnaire. Le communisme moderne part des conditions mêmes de l’actuel développement économique et historique : d’où l’importance de l’analyse de l’évolution du capitalisme.

Ce que Marx entend démontrer c’est que le capitalisme produit sa propre négation au cours de son développement, et cette évolution antagonique est la source non seulement des crises et guerres violentes qui périodiquement déchirent le capitalisme, mais encore du mode de production socialiste futur. Dans les Fondements, etc., et le Capital, Marx a mis en évidence que le capital se dévalorisait de plus en plus, en dimi­nuant non seulement la valeur de la force de travail, mais encore celle des condi­tions de production en général, et ce, d’une manière inégale, spasmodique, et donc anarchique. Or, la loi fondamentale du capitalisme est celle qu’à énoncée Ricardo : la loi de la valeur-travail, qui permet d’évaluer le coût de toutes les marchandises (force de travail, machines, installations, matières premières, produit, etc.), de mesurer les conditions de la production et de la consommation et de rémunérer les divers agents.

Dans le VI° chapitre, Marx aborde ce même problème, en analysant les contradictions internes de la marchandise, produit du capital. Pour ce faire, il dresse cinq tableaux numériques, où il fait varier l’un des éléments constitutifs du capital-marchandise, afin de déterminer, du point de vue de la valeur, son effet sur les autres éléments ou la marchandise dans son entier.

Pour une même avance de capital et une même plus-value, la valeur de production ou prix de marché peut varier considérablement dans l’industrie - et plus encore dans l’agriculture - sans qu’il en résulte nécessairement une modification du taux de la plus-value, c’est-à-dire de l’intérêt du capitaliste.

Comme dans les exemples de Marx les fractions en shilling, pence et tiers de pence, compliquent la démonstration, nous avons dressé un tableau synthétique où tout est ramené à des nombres décimaux : si les chiffres changent, les rapports, à l’intérieur de chaque exemple et d’un exemple à l’autre sont les mêmes.

Les deux exemples de la manufacture de toile figurent dans les colonnes horizontales 1 et 2. Dans la première, les avances de capital sont de 1000 pour le capital cons­tant, et de 250 pour le capital variable et la plus-value (ces deux derniers élé­ments forment ce que Marx appelle la « valeur additionnelle », c’est-à-dire la valeur ajoutée dans le procès de travail, désignée dans notre tableau par la lettre V.). Le capital total est de 1500. Le taux de plus-value est de 1 (ou 100 %), la composition organique ou taux de productivité est de 4. Pour ces avances, nous supposons que la toile produite soit de 30 mètres, et le prix du mètre en sera de 50. Marx subdivise la masse globale (30 mètres) en les différentes fractions du capital : le capital constant représente 20 mètres, le capital variable 5 mètres et la plus-value 5 mètres également : la valeur ajoutée, somme des deux dernières, est donc de 10 mètres. L’autre partie du tableau reproduit les données pour l’unité de mar­chandise et permet une claire vision de la structure complexe de la marchandise et de ses évolutions et contradictions internes. (...)

Arrêtons-là la citation et soulignons une remarque étonnante de l’auteur, Dangeville :

« Cette analyse abstraite du capital n’a rien de « philosophique », elle est parfaitement économique et scientifique. »

Rien de philosophique parce que c’est économique et scientifique ! Protégez-moi de mes amis, mes ennemis, je m’en charge !!!

Source

Messages

  • Les réflexions dialectiques abondent dans « Le Capital » que certains continuent pourtant à considérer comme un ouvrage purement économique !

    Par exemple, on y lit dans la postface :« Pour moi le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel transporté et transposé. »

    Marx déclare qu’avant d’écrire Le Capital, il a refeuilleté « La Logique » de Hegel. »

    Et, effectivement, il développe une dialectique de la valeur et une dialectique des cycles du capital.

    Lefebvre en disait :

    « L’élaboration des catégories économiques et de leurs connexions internes a dépassé l’empirisme, atteint le niveau de la rigueur scientifique – et pris la forme dialectique. »

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