Accueil > 01 - Livre Un : PHILOSOPHIE > La nature fait des sauts (ou le règne universel de la discontinuité) > Einstein et la discontinuité naturelle

Einstein et la discontinuité naturelle

lundi 13 juin 2011, par Robert Paris

"Les physiciens contemporains sont convaincus qu’il est impossible de rendre compte des traits essentiels des phénomènes quantiques (changements apparemment discontinus et non déterminés dans le temps de l’état d’un système, propriétés à la fois corpusculaires et ondulatoires des entités énergétiques élémentaires) à l’aide d’une théorie qui décrit l’état réel des choses au moyen de fonctions continues soumises à des équations différentielles. [...] Surtout, ils croient que le caractère discontinu apparent des processus élémentaires ne peut être représenté qu’au moyen d’une théorie d’essence statistique, où les modifications discontinues des systèmes seraient prises en compte par des modifications continues des probabilités relatives aux divers états possibles."

Einstein (1949)

« Le sentiment subjectif du temps nous permet d’ordonner nos impressions, d’établir qu’un événement précède un autre. Mais relier chaque instant du temps à un nombre, en employant une horloge, regarder le temps comme un continuum unidimensionnel, cela est déjà une invention. Il en est de même des concepts de la géométrie euclidienne et non euclidienne et de notre espace considéré comme un continuum tridimensionnel. (…) La théorie des quanta a créé des formes nouvelles et essentielles de notre réalité. La discontinuité a remplacé la continuité. Au lieu de lois régissant des individus, apparurent des lois de probabilité. » écrit le physicien Albert Einstein dans « L’évolution des idées en physique ».

Gilles Cohen-Tannoudji, dans "Les constantes universelles", rappelle :

"On dit souvent que la constante de Planck a fait apparaître du discontinu dans la matière ; en quoi elle aurait subitement et durablement dérouté les physiciens. En réalité, le discontinu que découvre le physicien allemand affecte non la matière mais les interactions, les forces. Et voilà la surprise la plus considérable ! Car enfin, même si elle suscitait au début de ce siècle encore bien des débats, l’hypothèse atomique, qui n’est rien d’autre que la discontinuité de la matière, ne présentait pas un caractère de nouveauté radicale ; elle était déjà sous-jacente à la thermodynamique, et l’on vient de rappeler comment elle avait déjà guidé bien des physiciens parmi les plus éminents et permis d’obtenir des résultats remarquables.

Mais une discontinuité logée dans ce que nous appelons aujourd’hui les interactions, c’est-à-dire dans les forces, voilà qui apparaissait beaucoup plus difficile à admettre et qui provoqua une véritable "crise" de la pensée physique ! (...) On découvrait la nécessité d’introduire le discontinu dans une "interaction". Il s’agit là non d’un concept, mais de ce que j’appellerais "une catégorie" qui désigne "à vide", tout ce qui concourt à la formation d’une structure, à son évolution, à sa stabilité ou à sa disparition. (...)

Selon la physique classique, l’émission et l’absorption de lumière par la matière s’effectuent de façon absolument continue. La quantité d’énergie lumineuse doit donc s’écouler, tel un fluide, continûment. Or, Planck s’aperçut que le rayonnement émis par une enceinte fermée (...) s’effectue de manière discontinue, par valeurs "discrètes", par "quanta". (...) Il s’agissait d’une révolution si radicale dans la pensée physique que Planck a d’abord reculé devant ses conséquences, et qu’il a fallu toute l’audace du jeune Albert Einstein pour interpréter h comme introduisant du discontinu dans les interactions. "

Einstein a inventé la discontinuité quantique qu’il va chercher toute sa vie à intégrer dans un espace fondé sur un continuum à quatre dimensions, continues toutes les quatre, en fondant les particules sur des champs unitaires et continus. Les physiciens quantiques ne convergent avec Einstein que sur ce point : l’utilisation de paramètres continus du temps comme dans l’équation de Schrödinger. Pourtant ceux-ci reconnaissent aisément que ce n’est pas conforme avec ce que l’on observe. Si la physique a conçu la discontinuité avec l’atome, la particule puis le quanta, elle a également conçu la continuité avec l’onde, le champ (classique) puis l’onde de probabilité quantique et la théorie quantique des champs. Elle a prétendu les coupler avec la dualité onde/corpuscule mais cette prétention a échoué devant les contradictions logiques de cette démarche et elle a dû reconnaître la discontinuité de la matière, notamment la persistance des pôles positifs et négatifs. Dès ses débuts, l’étude de l’électromagnétisme a été marquée par la discontinuité. Faraday a inventé le champ magnétique qui peut sembler l’exemple même de l’idée d’un espace continu. En fait, c’est l’inverse : la notion de lignes de flux supposait le caractère discret de ces objets. Les lignes n’existent en effet qu’en nombre entier. La physique quantique est particulièrement marquée par des observations du discontinu en ce qui concerne la transmission d’énergie, le mouvement des particules, la matière, la lumière et même le vide. Les ondes, elles-mêmes, se sont révélées pleines de discontinuités que sont les quanta, les polarisations. Les seules ondes réelles que l’on reconnaît aujourd’hui en physique sont des ondes de probabilités de présence (de quanta) en des nuages de points. Les quanta sont aussi discontinus que les nuages de points. Les transformations de la physique ont lieu par saut et non de façon continue. La physique a été contrainte de reconnaître que le discontinu et le continu sont incompatibles. Le « Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences », sous la plume de Françoise Balibar, rapporte le courrier d’Einstein à Schrödinger de décembre 1850 : « De notre outillage, il ne reste que le concept de champ ; mais seul le diable sait s’il va résister. Je pense que cela vaut la peine de s’en tenir fermement au concept de champ, c’est-à-dire au continuum. » L’ouvrage commente ainsi ce problème clef de la physique classique : « Il est impossible de faire du discontinu à partir du continu (tout au plus peut-on obtenir un pseudo-continuum qui n’apparaît continu que parce que l’on ne l’observe pas avec des moyens suffisamment puissants, comme, par exemple, une étendue de sable, granulaire donc, qui paraît continue « vue de haut. De même, il est impossible de fabriquer du discontinu avec du continu. » La théorie des champs quantiques va unifier ce dualisme champ/particule en une seule notion : les « quantons » mais il leur donne un caractère discret puisque le champ est polarisé en particules virtuelles positives et négatives. La notion d’onde de probabilité de la physique quantique ne nous ramène pas non plus au continu. La continuité n’est pas un résultat issu de l’observation. Celle-ci n’existe que de façon ponctuelle. Il n’existe pas d’expérience continue. Les mesures ne le sont pas non plus. Une mesure continue signifierait des milliards de milliards de résultats en un milliardième de seconde ! Une série de mesures (ou de valeurs d’un paramètre) successives sans rupture, sans temps de relaxation, sans réaction, sans freinage, sans rétroaction, sans inhibition, est physiquement impossible. Aucun fluide, aucun solide, aucun être vivant, pas même notre conscience, n’est le siège d’une série continue d’états.

Lire la suite

Messages

  • Il est vrai que dans le monde physique réel, une onde continue cela n’existe pas. Prenons comme exemple une vague sur la mer. Elle semble continue à notre échelle, mais lorsqu’on l’examine à une échelle plus fine, on la voit constituée de molécules d’eau qui sont à une certaine distance les unes des autres et qui interagissent entre elles dans toutes les directions. L’onde continue est une représentation mathématique abstraite et, à un certain point, déformée de la réalité. Elle permet cependant de tenir compte exactement du comportement statistique général du phénomène. Il faut noter par contre que chaque déplacement des molécules d’eau peut être décrit dans la physique classique comme étant continu et déterministe malgré la nature discontinue du milieu en vibration.

    Il faut donc distinguer deux choses : discontinuité du milieu et discontinuité du mouvement. En physique quantique, la majorité des physiciens qui donnent une interprétation des formules mathématiques obtenues expérimentalement prétend que les sauts quantiques sont causés par la discontinuité du mouvement et la nature fondamentalement probabiliste du monde physique. Si Einstein, Shrödinger et d’autres s’opposaient ouvertement à cette interprétation, de nombreux autres physiciens refusent tout simplement d’interpréter les équations et ne font que les appliquer et calculer sans se prononcer sur la nature physique des objets et des phénomènes au-delà des résultats mathématiques obtenus.

    Comme je l’ai indiqué dans un autre de mes commentaires, il est possible de générer des sauts soudains d’un état à un autre sans recourir à la discontinuité du mouvement. J’ai donné l’exemple du changement soudain de l’onde stationnaire générée par des fentes d’interférence qui s’effectue en changeant la fréquence de l’onde incidente. C’est un exemple où le mystère des sauts d’état s’évanouit et disparait. Quand on sait que le monde quantique est un monde peuplé d’ondes, de fréquences de résonance, d’interférence et d’intrication, il me semble qu’un tel exemple devrait inciter à se creuser davantage les méninges au lieu de bêtement resté interloqué et obnibulé par le mystère des sauts quantiques comme le font beaucoup d’admirateurs de l’interprétation probabiliste fondamentale (ontologique) de la physique quantique.

    La physique moderne en est arrivée à une étape où des formules mathématiques mal interprétées en arrivent à rendre la réalité de plus en plus nébuleuse et contradictoire : l’action à distance niant selon certains le déterminisme local ou la causalité physique elle-même ; le vide surpeuplé de particules virtuelles et dont l’énergie théorique calculée est en contradiction avec l’énergie noire de l’astro-physique ; la déduction de l’existence de 96% des composantes de l’univers sous une forme de matière noire et d’énergie noire inconnues ; etc. Vraiment, la prétention du modèle standard d’être une théorie ayant une précision inégalée dans le domaine de l’infiniment petit me semble déplacée et ridicule face à ce constat. Elle me fait penser à la prétention de la fin du 19ème siècle à l’effet que tout est découvert et expliqué en physique, sauf deux petites exceptions.

    • Ce n’est pas seulement en physique quantique que l’on constate le caractère brusque du mouvement. Par exemple, un être vivant grandit par bonds et pas continûment. La connaissance fait des sauts. La seule manière de sortir de l’immobilité est brutale...

    • Ces sauts n’originent pas d’un mouvement discontinu et fantomatique comme il est question dans l’interprétation probabiliste ontologique de la physique quantique et tel que postulé dans l’exemple de la fonction de probabilité de présence de l’électron (illustrée habituellement sous forme d’un nuage de probabilité de présence).

      Les sauts qualitatifs sont présents dans tous les domaines comme l’a si bien souligné Engels dans ses écrits traitant de la dialectique de la nature. La question scientifique à prendre en mains de nos jours est de montrer les processus détaillés de ces sauts au lieu d’en rester au constat général de leur présence. Utiliser le saut qualitatif comme étant une explication définitive en soi revient à figer le concept et à bloquer le questionnement scientifique. C’est ce qu’a fait Bohr avec son concept de complémentarité. Il n’est pas surprenant que l’adoption de son concept comme un concept figé ait par la suite entraîné le développement d’une théorie de plus en plus abstraite ne pouvant plus être représentée sous forme d’images de la réalité.

    • Ces sauts n’ont effectivement rien de fantomatique. ils sont de nature matérielle mais la matière est celle du vide. ce sont les particules et antiparticules du vide qui sont bel et bien réelles même si on les appelle virtuelles... Par contre, elles se jouent de l’espace-temps, ce qui donne cette impression floue. ce n’est qu’une impression à notre échelle.

      Mais la vue à notre échelle est faussée : elle met en avant la masse alors que la base réelle du monde est la charge....

  • Je pense que j’ai exprimé clairement et suffisamment ma critique générale de l’école de Copenhague et de ses concepts figés. Je prend note de votre reconnaissance de la présence de particules virtuelles émanant du vide. Là-dessus, je vous avais déjà exprimé dans un autre commentaire mon opinion que là où la physique moderne parle de vide et le peuple de particules virtuelles (car elles n’ont qu’une existence temporaire limitée par la relation d’incertitude d’Heisenberg), je préfère recourir à un éther dynamique et non-mécanique composé de particules nouvelles réelles et ayant des propriétés à découvrir. J’ai mentionné à ce moment que je considère la lumière comme la vibration d’un milieu matériel réel et non pas comme une vibration abstraite.

    La discussion semble ainsi tourner un peu en rond et pourrait dériver longtemps d’un sujet à l’autre. J’aimerais cependant savoir si certaines prétentions dérivées de la physique quantique vous chicotent ou si vous voyez simplement dans ces prétentions l’application des lois de la dialectique ?

    • J’approuve entièrement votre désapprobation des affirmation idéalistes ou positivistes de l’école de Copenhague. Les particules du vide, dites virtuelles, sont justement le milieu matériel dynamique, cet éther réel que vous recherchez et qui fonde les champs.

      Je développe ce point de vue dans un nouvel article en cours de rédaction : ici

      Bonne suite de nos débats qui ne me semblent nullement tourner en rond...

    • Dans l’état actuel de nos connaissances en physique, la compréhension des phénomènes de la matière et de la lumière nécessite un changement fondamental sur le plan conceptuel, c’est-à-dire philosophique.

    • Je suis d’accord avec vous que les particules virtuelles du « vide » doivent être reliées au milieu matériel dynamique, à l’éther réel dont j’ai parlé. Mais pas de façon directe et surtout pas en qualifiant de vide le milieu en vibration dont le comportement des composantes en interaction est abstrait globalement sous forme d’une onde électromagnétique.

      Il est difficile de replacer dans une perspective matérialiste conséquente les connaissances scientifiques accumulées reliées à l’électromagnétisme et au « vide » quantique. Car cela nécessite de connaître et de décortiquer beaucoup de lois et de concepts abstraits et de les transposer en processus concrets détaillés. Ces lois et ces concepts élaborés au fil de dizaines d’années d’expériences laborieuses sont enchevêtrés et emboîtés les uns dans les autres dans un réseau complexe et difficile à détricoter.

      Ce n’est pas pour rien qu’à certaines périodes de l’histoire scientifique, la vision idéaliste précède la vision matérialiste. Il est beaucoup plus facile de déduire des lois et des propriétés générales abstraites à partir de résultats d’expérience que de trouver les processus matériels détaillés qui mènent à ces résultats. Feynman disait sans le vouloir quelque chose de semblable quand il disait dans une boutade à propos des absurdités apparentes du comportement quantique « Do not keep saying to yourself, if you can possibly avoid it, "But how can it be like that ?" because you will get "down the drain," into a blind alley from which nobody has yet escaped. Nobody knows how it can be like that ». Engels en parlait aussi indirectement quand il abordait l’histoire du phlogiston.

      Mais les difficultés et les mises-en-garde sévères n’ont jamais empêché des travailleurs sérieux de se mettre à la tâche dans divers domaines et de produire des résultats inattendus. Et je suis convaincu que cela finira aussi par être le cas en physique quantique.

      Mais quel chemin suivre ? Peut-on déterminer à l’avance la voie à suivre ? Je doute que cela soit possible. Il faudra d’abord que certains trouvent une solution générale nouvelle menant à un ou plusieurs résultats remarquables. Là on pourra regarder en arrière le chemin réel parcouru et on pourra se dire « voilà le chemin qui devait être parcouru ». Pour le moment, quant à moi, je considère que la recherche des processus matériels concrets et la critique parallèle, systématique et éclairante de certains des concepts de la physique quantique pourrait permettre de libérer l’esprit de rébellion de ceux qui se refusent à ne pas comprendre et qui se refusent à simplement calculer comme on leur enseigne. Cela pourrait les encourager à ne pas se satisfaire des limites imposées par ceux qui n’ont pas été capables de comprendre. Cela va aussi les encourager à ne pas faire comme le chien qui s’élance à la course et qui virevolte de lui-même par habitude au bout de sa chaîne pour ne pas se faire mal, alors que sa chaîne est détachée et qu’il ne l’a pas remarqué. Toute libération commence d’abord par la libération de l’esprit des contraintes qu’on se fixe à soi-même.

    • Ta ténacité nous prouve à tous que le combat n’a pas cessé malgré les multiples difficultés et embuches. Il est certain que les lois de la matière ne sont pas simples et que l’on a du mal à les aborder vu l’attirail mathématique qui les cache souvent plus qu’il ne les dévoile. C’est pourquoi sur notre site nous nous en passons le plus souvent. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. mais le combat est d’abord philosophique et il ne fait que de commencer...

  • Aucun fluide, aucun solide, aucun être vivant, pas même notre conscience, n’est le siège d’une série continue d’états.

  • « Je ne suis pas sûr que la géométrie différentielle soit l’infrastructure servant au prochain progrès de la physique, mais, si c’est le cas, je suis sur la trace… »

    Albert Einstein, expliquant qu’il avait pris parti pour la continuité sans être certain d’avoir raison…

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.