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De Lénine à Staline, de Victor Serge

vendredi 26 février 2010, par Robert Paris

Staline, souriant et songeur, aux funérailles de Lénine

Victor Serge dans « De Lénine à Staline » (1936)

« (…) Quand une idée est dans l’air d’une époque, c’est-à-dire quand les conditions générales sont réalisées pour qu’elle naisse et vive, il arrive qu’elle soit conçue en même temps par plusieurs. La vérité d’un temps vient ainsi à son heure. Ceci est vrai des sciences et de la politique qui est aussi, par certains côtés, une science et un art à la fois. Darwin et Wallace découvrent à peu près ensemble la sélection naturelle dont la jeune société capitaliste en plein essor leur offre d’ailleurs l’image. Joule et Meyer découvrent à peu près ensemble la même loi de la conservation de l’énergie. Marx et Engels arrivent ensemble aux mêmes conclusions sur les bases de la société moderne et fondent en vingt-cinq ans d’admirable collaboration intellectuelle, le socialisme scientifique. La révolution russe va réaliser dans l’action, - mais une action nourrie de très ferme pensée – une collaboration aussi étonnante : celle de Lénine et de Trotski.

Expulsé de France en 1917, par un arrêté signé de M. Malvy – Jules Guesde étant ministre – à la suite d’une provocation, expulsé d’Espagne comme indésirable, Trotski s’était rendu à New-York, y avait repris son activité militante, puis était passé au Canada pour rentrer en Russie. Interné dans un camp de concentration, avec sa femme et ses enfants, il avait fini par recouvrer la liberté grâce aux réclamations du Soviet de Pétrograd. Il arriva dans la capitale le 5 mai et son premier discours, au débarqué, fut pour préconiser la prise du pouvoir. Sa personnalité d’orateur, de journaliste et d’organisateur paraît parfois l’emporter, à partir de ce moment, sur celle de Lénine qui a moins de relief à première vue. (…) Mais l’important c’est que l’heure qui sonne au cadran, Trotsky l’a attendue, prévue, voulue toute sa vie. Il est, dans le parti social-démocrate, le théoricien de la révolution permanente, ce qui veut dire d’une révolution qui ne peut ni ne veut s’éteindre avant d’avoir achevé son œuvre, et ne se conçoit, dès lors, qu’internationale.

Lénine a pourtant sur lui une supériorité incontestable : son parti formé en quatorze ans de luttes et de labeurs, depuis 1903. Ce parti, nous l’avons vu changer d’état d’esprit et de programme à l’arrivée de Lénine en Russie : on pourrait dire qu’il est venu aux conceptions de Trotski ; et Trotski et ses amis y entrent. Les documents du temps ne sépareront plus, pendant des années, les noms de ces deux hommes, qui n’auront, en somme, qu’une pensée et qu’une action, traduisant la pensée et l’action de millions d’hommes. Ce sont les deux têtes de la révolution. Sur elles se concentre toute la popularité, sur elles se porte toute la haine. (…) Ce ne sont pourtant pas des chefs au sens que ce mot a révélé depuis qu’il y a le Duce, le Ghazi, le Führer et le Chef génial en URSS. Leur popularité n’est ni fabriquée ni imposée ; elle s’est imposée elle-même, ils la doivent à la confiance qu’ils méritent. On discute hautement leurs actes et leurs paroles. On va plus loin. On les engueule. (…) Le Bureau politique et le Comité central ont une vie collective tous les instants. Le parti discute, des tendances y apparaissent et y disparaissent, et les éléments d’opposition, dans le pays, qu’il ne faut pas confondre avec les éléments de la contre-révolution, s’agitent sans cesse au grand jour pendant la guerre civile, c’est-à-dire jusqu’en 1921. Ils ne disparaîtront d’ailleurs complètement qu’en 1925-1926, quand toute vi intérieure s’évanouira dans le parti. Lénine fait inviter ses vieux adversaires Martov et Dan, leaders mencheviks, à discuter au Comité exécutif central des Soviets. Des anarchistes font partie de ce Comité. Les socialistes-révolutionnaires de gauche collaborent au premier pouvoir pendant plusieurs mois, au début du régime. Ils ne seront éliminés que pour avoir tenté un soulèvement et tiré au canon dans les rues de Moscou, en juillet 1918. Personne ne songe à se battre pour un Etat totalitaire, on lutte et on meurt pour une liberté nouvelle. Le bolchevisme triomphe en annonçant aux masses et au monde une démocratie des travailleurs libres comme on n’en a encore jamais vu. (…) « Tout groupe de citoyens doit pouvoir disposer des imprimeries et du papier », dit Trotsky. (…) Ainsi commencent les grandes années. (…) L’Internationale Communiste avait été fondée en 1919 à Moscou. (…) Je suis aujourd’hui le seul survivant des services de la direction de l’I.C. en ses premiers jours. (…) Les premiers temps de l’Internationale furent ceux d’une vaillante camaraderie. On vivait dans un espoir démesuré. La révolution grondait dans l’Europe entière. (…) La troisième internationale des premiers temps, pour laquelle on se battait, pour laquelle on mourrait beaucoup, qui peuplait les prisons de martyrs, était, en vérité, une grande puissance morale et politique, non seulement parce qu’au lendemain de la guerre, la révolution ouvrière montait en Europe et faillit vaincre dans plusieurs pays, mais encore parce qu’elle rassemblait des intelligences passionnées, des sincérités, des dévouements, une foule d’hommes décidés à vivre et à tomber au besoin pour le communisme. Aujourd’hui ses dirigeants de tous pays ont été exclus et assassinés par le stalinisme. (…) En peu d’années, la Nep avait rendu à la Russie un aspect prospère, mais quelquefois antipathique et souvent inquiétant. (…) Une inquiétude tenace naissait parmi nous, communistes. Nous avions accepté toutes les nécessités de la Révolution, y compris les plus rudes et les plus rebutantes (…) Et voici que les villes où nous étions les maîtres prenaient un aspect étranger, voici que nous nous sentions débordés, enlisés, paralysés, corrompus… (…) Le pis était que nous ne reconnaissions plus l’ancien parti de la révolution. Les militants d’autrefois, ceux qui avaient l’expérience des prisons et l’amour des idées, n’y étaient plus que quelques hommes pour mille, placés d’ailleurs à des postes qui les isolaient de la base. Les militants de la guerre civile même s’y sentaient noyés dans la masse des tard-venus, des bien installés, des nouveaux conformistes dont l’avenir de la révolution était, au fond, le dernier des soucis. Ils ne demandaient qu’à bien vivre sans histoires ; myopes d’ailleurs et inintelligents comme tous les petits profiteurs, ils ne comprenaient pas que cela mène aux pires histoires.

Notre inquiétude, à constater cet encrassement de l’Etat et ces premiers symptômes de l’embourgeoisement de la société soviétique, n’était pas émotionnelle, cela va sans dire, mais réfléchie et même nourrie de données économiques. Lénine était mort – le 21 janvier 1924 – hanté par cette inquiétude exprimée dans ses derniers écrits : « Le gouvernail, se demandait-il, ne nous échappe-t-il pas des mains ? ». Malade, il avait employé toutes ses dernières forces à chercher des armes contre le pire mal et le plus immédiat : l’encrassement bureaucratique du parti. Déjà les bureaux se substituaient au parti ; l’ouvrier, le militant n’y avaient plus guère le droit à la parole. On sentait venir la toute puissance des fonctionnaires. Peu de temps avant sa mort, Lénine avait proposé à Trotski – hostile au système bureaucratique – une action commune pour la démocratisation du parti. Au secrétariat général, le géorgien Staline, obscur pendant la guerre civile, devenait de plus en plus influent en profitant de ses fonctions techniques pour peupler les services de ses créatures. C’est lui qui se heurta à Lénine défaillant. (…) Il fallait prévoir et réagir, il était encore temps. Trois solutions : 1°) démocratiser le parti, pour que l’influence réelle des ouvriers et des révolutionnaires pût se faire sentir et aérer les bureaux de l’Etat ; c’était la condition évidente du succès de toutes les mesures économiques ; 2°) Adopter un plan d’industrialisation et réoutiller sensiblement l’industrie en quelques années. 3°) Pour trouver les ressources nécessaires à l’industrialisation, obliger les paysans cossus à livrer leur blé à l’Etat. Da façon générale, limiter l’enrichissement des privilégiés, combattre la spéculation, restreindre le pouvoir des fonctionnaires.

Tel devait être le programme de l’opposition dans le parti. De là son mot d’ordre « Contre le mercanti, le paysan cossu et le bureaucrate ! »

Dès 1923, l’opposition avait trouvé un leader en Trotski. Le système bureaucratique commençait à s’incarner en Staline.

Dès 1923, une campagne d’agitation d’une violence sans borne se poursuivait, pour cette raison, contre Trotski, dénoncé en toutes circonstances comme l’anti-Lénine, le mauvais génie du parti, l’ennemi de la tradition bolchevik, l’ennemi des paysans. Ses anciens désaccords avec Lénine, datant de 1904 à 1915, exploités par ordre par des polémistes à tout faire, permirent de forger sous le nom de trotskisme toute une idéologie déformée à souhait dont on fit l’hérésie la plus criminelle. (…) Au début, l’organisateur de l’Armée Rouge, que La Pravda appelait peu de mois auparavant « l’organisateur de la victoire », demeuré président du conseil suprême de la Guerre, jouit d’une telle popularité dans l’armée et le pays qu’il pourrait, en escomptant le succès, tenter un coup de force. Mais ce serait, le lendemain, substituer au régime des bureaux, celui des militaires, et engager la révolution socialiste dans la voie suivie jusqu’ici par les révolutions bourgeoises. Or, il ne s’agit pas de jouer les Bonaparte, même avec les meilleures intentions du monde, mais d’empêcher, au contraire, le bonapartisme. Ce n’est pas par un pronunciamiento que l’opposition tentera d’imposer sa politique de renouvellement intérieur de la révolution, mais selon les méthodes socialistes de toujours, par l’appel aux travailleurs. Trotski quitte ses postes de commandement, se laisse limoger sans résistance, reprend sa place dans le rang et sa lutte continue. Tout dépend, selon lui, de la révolution mondiale…. »

De Lénine à Staline, tout a changé.

Les buts : de la révolution socialiste internationale au socialisme dans un seul pays.

Le système politique : de la démocratie ouvrière des Soviets, voulue et affirmée dès le début de la révolution, à la dictature du secrétariat général, des fonctionnaires, de la Sûreté (Guépéou).

Le parti : de l’organisation librement disciplinée, pensante et vivante, des révolutionnaires marxistes à la hiérarchie des bureaux, intéressée et soumise à l’obéissance passive.

La troisième internationale : de la formation de propagande et de combat des grandes années au servilisme manœuvrier des Comités centraux nommés pour tout approuver sans haut-le-cœur ni vergogne.

Les défaites : de l’héroïsme des défaites d’Allemagne et de Hongrie où sont morts Gustave Landauer, Léviné, Liebnecht, Rosa Luxemburg, Ioguichés, Otto Corvin, aux navrants dessous de la commune de Canton (une manœuvre de Staline).

Les dirigeants : les plus grands des combattants d’Octobre partent pour l’exil ou la prison.

L’idéologie : Lénine disait : « Nous assisterons au dépérissement progressif de l’Etat, et l’Etat des Soviets ne sera pas un etat comme les autres, d’ailleurs, mais une vaste commune de travailleurs. » Staline va faire proclamer que « nous nous acheminons vers l’abolition de l’etat par l’affermissement de l’Etat » (sic).
La condition des travailleurs : l’égalitarisme, la société soviétique passera à la formation d’une minorité privilégiée, de plus en plus privilégiée, vis-à-vis des masses déshéritées et privées de droits.

La moralité : de la grande honnêteté austère, et parfois implacable, du bolchevimse d’autrefois, nous en arrivons, peu à peu, à la foruberie sans nom.

Tout a changé.

Exilé à Alma-Ata, banni à Prinkipo, interné en Norvège, après des années d’insultes et de révision systématique de l’histoire, effacé des dictionnaires, chassé des musées, tous es amis politiques en prison – peut-être massacrés demain, ainsi ou autrement, - le Vieux (L.T.) demeure, tel qu’il était en 1903 avec Lénine, en 1905 à la présidence du premier Soviet,de la première révolution, en 1917 à côté de Lénine à la tête des masses, en 1918 à la bataille de Sviajsk, en 1919 à la bataille de Pétrograd, pendant toute la guerre civile, à la tête de l’Armée Rouge qu’il a formée, à la tête d’un vrai parti de persécutés irréductibles, à la tête d’un parti international sans argent ni masses, mais qui garde la tradition, maintient et renouvelle la doctrine, prodigue les dévouements. Tant que le Vieux sera vivant, pas de sécurité pour la bureaucratie triomphante. Une tête subsiste de la révolution d’octobre et il se trouve que c’est la plus haute. »

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  • Victor Serge dans « De Lénine à Staline » (1936)

    « (…) Quand une idée est dans l’air d’une époque, c’est-à-dire quand les conditions générales sont réalisées pour qu’elle naisse et vive, il arrive qu’elle soit conçue en même temps par plusieurs. La vérité d’un temps vient ainsi à son heure. Ceci est vrai des sciences et de la politique qui est aussi, par certains côtés, une science et un art à la fois. Darwin et Wallace découvrent à peu près ensemble la sélection naturelle dont la jeune société capitaliste en plein essor leur offre d’ailleurs l’image. Joule et Meyer découvrent à peu près ensemble la même loi de la conservation de l’énergie. Marx et Engels arrivent ensemble aux mêmes conclusions sur les bases de la société moderne et fondent en vingt-cinq ans d’admirable collaboration intellectuelle, le socialisme scientifique. La révolution russe va réaliser dans l’action, - mais une action nourrie de très ferme pensée – une collaboration aussi étonnante : celle de Lénine et de Trotski.

  • La moralité : de la grande honnêteté austère, et parfois implacable, du bolchevimse d’autrefois, nous en arrivons, peu à peu, à la foruberie sans nom.

    Tout a changé.

    Exilé à Alma-Ata, banni à Prinkipo, interné en Norvège, après des années d’insultes et de révision systématique de l’histoire, effacé des dictionnaires, chassé des musées, tous es amis politiques en prison – peut-être massacrés demain, ainsi ou autrement, - le Vieux (L.T.) demeure, tel qu’il était en 1903 avec Lénine, en 1905 à la présidence du premier Soviet,de la première révolution, en 1917 à côté de Lénine à la tête des masses, en 1918 à la bataille de Sviajsk, en 1919 à la bataille de Pétrograd, pendant toute la guerre civile, à la tête de l’Armée Rouge qu’il a formée, à la tête d’un vrai parti de persécutés irréductibles, à la tête d’un parti international sans argent ni masses, mais qui garde la tradition, maintient et renouvelle la doctrine, prodigue les dévouements. Tant que le Vieux sera vivant, pas de sécurité pour la bureaucratie triomphante. Une tête subsiste de la révolution d’octobre et il se trouve que c’est la plus haute. »

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