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Malthus et le malthusianisme

mardi 27 mai 2014, par Robert Paris

"Je dis que le pouvoir multiplicateur de la population est infiniment plus grand que le pouvoir qu’à la terre de produire la subsistance de l’homme. Si elle n’est pas freinée, la population s’accroît en progression géométrique. Les subsistances ne s’accroissent qu’en progression arithmétique."

Malthus

Malthus contre Marx, le face à face…

La première édition de "l’Essai sur la loi de population" de Malthus, parue en 1798, nous met au cœur du sujet, avec la fameuse phrase du banquet

"Un homme qui est né dans un monde déjà possédé, s’il ne lui est pas possible d’obtenir de ses parents les subsistances qu’il peut justement leur demander, et si la société n’a nul besoin de son travail, n’a aucun droit de réclamer la moindre part de nourriture, et, en réalité, il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert vacant pour lui ; elle lui ordonne de s’en aller, et elle ne tardera pas elle-même à mettre son ordre à exécution, s’il ne peut recourir à la compassion de quelques convives du banquet. Si ceux-ci se serrent pour lui faire place, d’autres intrus se présentent aussitôt, réclamant les mêmes faveurs. La nouvelle qu’il y a des aliments pour tous ceux qui arrivent remplit la salle de nombreux postulants. L’ordre et l’harmonie du festin sont troublés, l’abondance qui régnait précédemment se change en disette, et la joie des convives est anéantie par le spectacle de la misère et de la pénurie qui sévissent a dans toutes les parties de la salle, et par les clameurs importunes de ceux qui sont, à juste titre, furieux de ne pas trouver les aliments qu’on leur avait fait espérer."

L’allusion à la loi des pauvres est claire.

Cette phrase, où l’égoïsme de classe se manifestait de façon aussi brutale, provoqua de si violentes réactions, que Malthus fut amené à la supprimer dans l’édition suivante. Mais le mal était fait et pour longtemps. Désormais, le problème avait quitté le domaine de la raison pour entrer dans celui, plus animé, des passions.

Les socialistes devaient tous, pendant longtemps, se prononcer contre Malthus, instinctivement, spontanément, et, du même coup, contre la limitation des naissances. Si peu connu qu’il soit aujourd’hui, l’apologue historique du banquet pèse encore lourdement sur le destin de l’humanité. (…)

La critique de Marx

(Pour Marx), la surpopulation n’est que le fruit de la propriété privée. "L’armée de réserve" des travailleurs pèse certes sur les salaires, mais elle résulte de l’accumulation du capital et de la réduction des effectifs ouvriers.

(D’après lui), la classe bourgeoise, la classe propriétaire écrase le prolétariat non seulement par un partage inégal, mais par un système qui limite la production et utilise mal les possibilités techniques et les ressources des hommes. Il est désormais possible, dit-il, de faire vivre tout le monde, sans réserve. Au banquet de la vie, on peut ajouter autant de couverts que nécessaire.

"Il y a près de deux siècles, Malthus dénonçait une explosion démographique qui allait inéluctablement affamer la Terre. Pour Marx, au contraire, des liens spécifiques s’établissent entre démographie et économie à chaque étape du développement. Les faits ont depuis tranché, plutôt en faveur de Marx."

Denis Clerc

Et pourtant, la thèse du développement durable fait partie incontestablement de la conception malthusienne qui triomphe en 1970 avec le rapport Meadows de la "croissance zéro" issue de la crise des années 70 puis des années 80 et 2000. L’aspect catastrophiste de cette thèse sur le plan strictement démographique a été abandonné. Mais l’idée que le problème social est lié à la trop grande consommation d’énergie triomphe et la nécessité de restrictions également. La thèse malthusienne actuelle souligne le caractère profondément réactionnaire du capitalisme se heurtant à sa propre limite de capacité. Et celle n’est nullement liée à un manque de capacités énergétiques mais à une limite des possibilités de l’accumulation du capital. L’impossibilité du capitalisme des satisfaire aujourd’hui les besoins des hommes n’a rien à voir avec le trop grand nombre de ceux-ci. Il suffit de remarquer que le pays qui reste encore le plus dynamique est la Chine suivi de l’Inde alors que les anciens pays capitalistes à démographie stagnante stagnent aussi au plan économique et régressent.

Thomas Robert Malthus, né près de Guildford (Surrey) le 13 février 1766[1], et mort à Bath (Somerset) le 23 décembre 1834, est un pasteur anglican et un économiste britannique de l’École classique. Il est connu surtout pour ses travaux sur le problème des rapports entre la population et la production, analysés dans une perspective pessimiste, totalement opposée à l’idée smithienne d’un équilibre harmonieux et stable.

Son nom a donné dans le langage courant l’adjectif « malthusien » pour caractériser un état d’esprit conservateur qui s’oppose à l’investissement et craint la rareté et une doctrine, le malthusianisme, qui impose une politique active de contrôle de la croissance de la population et s’oppose à toute aide aux plus démunis en expliquant que cela ne fait que s’opposer au contrôle démographique par l’élimination des bouches inutiles.

Dans ses thèses, Malthus prédit que la population augmente de façon exponentielle ou géométrique (par exemple : 1, 2, 4, 8, 16, 32, ...) tandis que les ressources croissent de façon arithmétique (1, 2, 3, 4, 5, 6, ...). Il en conclut à l’inévitabilité de catastrophes démographiques, à moins d’empêcher la population de croître.

Il prône donc l’arrêt de toute aide aux nécessiteux, en opposition aux lois de Speenhamland et aux propositions de William Godwin qui souhaite généraliser l’assistance aux pauvres.

Les politiques de restriction démographique inspirées de Malthus sont appelées « malthusiennes ». Sa crainte tournait autour de l’idée que la progression démographique est plus rapide que l’augmentation des ressources, d’où une paupérisation de la population. Les anciens régulateurs démographiques (les guerres et les épidémies) ne jouant plus leurs rôles, il imagine de nouveaux obstacles, comme la limitation de la taille des familles et le recul de l’âge du mariage.

Le pronostic pessimiste de Malthus n’a pas été confirmé, car le monde a connu une grande augmentation des ressources et des rendements agricoles (révolution verte), de nouveaux moyens d’échanges internationaux des biens de subsistance et le départ d’une partie du trop plein d’individus vers les États-Unis ou les colonies, où les méthodes agricoles modernes créaient de nouvelles ressources. De deux habitants de la planète sur trois en malnutrition en 1950, on est ainsi passé à un sur 7 en 2000[2], alors que la planète passait dans le même temps de deux milliards et demi d’habitants à plus de six.

Par contre, la crise du capitalisme a trouvé dans le maltusianisme des justificvations pour affirmer que le coupable c’est l’homme qui consomme trop, veut vivre trop bien et nuit à la durabilité du système, au "dévelopement durable" !!!

"Yet in all societies, even those that are most vicious, the tendency to a virtuous attachment is so strong that there is a constant effort towards an increase of population. This constant effort as constantly tends to subject the lower classes of the society to distress and to prevent any great permanent amelioration of their condition". (...) The way in which these effects are produced seems to be this. We will suppose the means of subsistence in any country just equal to the easy support of its inhabitants. The constant effort towards population... increases the number of people before the means of subsistence are increased. The food therefore which before supported seven millions must now be divided among seven millions and a half or eight millions. The poor consequently must live much worse, and many of them be reduced to severe distress. The number of labourers also being above the proportion of the work in the market, the price of labour must tend toward a decrease, while the price of provisions would at the same time tend to rise. The labourer therefore must work harder to earn the same as he did before. During this season of distress, the discouragements to marriage, and the difficulty of rearing a family are so great that population is at a stand. In the mean time the cheapness of labour, the plenty of labourers, and the necessity of an increased industry amongst them, encourage cultivators to employ more labour upon their land, to turn up fresh soil, and to manure and improve more completely what is already in tillage, till ultimately the means of subsistence become in the same proportion to the population as at the period from which we set out. The situation of the labourer being then again tolerably comfortable, the restraints to population are in some degree loosened, and the same retrograde and progressive movements with respect to happiness are repeated".

Malthus T.R. 1798. An essay on the principle of population.

UN COMMENTAIRE DE ROSA LUXEMBURG :

Malthus

En même temps que Sismondi, Malthus s’élevait contre certaines thèses de l’école de Ricardo. Sismondi, dans la deuxième édition de son ouvrage ainsi que dans ses polémiques, invoque Malthus à plusieurs reprises comme témoin principal. Il formule ainsi les points communs de sa polémique avec celle de Malthus dans la Revue Encyclopédique :

« D’autre part, M. Malthus, en Angleterre, a soutenu (contre Ricardo et contre Say) comme j’ai essayé de le faire sur le continent, que la consommation n’est point la conséquence nécessaire de la production, que les besoins et les désirs de l’homme sont, il est vrai, sans bornes, mais que ces besoins et ces désirs ne sont satisfaits par la consommation qu’autant qu’ils sont unis à des moyens d’échange. Nous avions affirmé qu’il ne suffisait point de créer ces moyens d’échange pour les faire passer entre les mains de ceux qui avaient ces désirs ou ces besoins ; qu’il arrivait même souvent que les moyens d’échange s’accroissaient dans la société, tandis que la demande de travail ou le salaire diminuait ; qu’alors les désirs et les besoins d’une partie de la population ne pouvaient pas être satisfaits, et que la consommation diminuait aussi. Enfin nous avons prétendu que le signe non équivoque de la prospérité de la société, ce n’était pas la production croissante de richesses, mais la demande croissante de travail, ou l’offre croissante du salaire qui le récompense.

« MM. Ricardo et Say n’ont point nié que la demande croissante de travail ne soit un symptôme de prospérité, mais ils ont affirmé qu’elle résulte inévitablement de l’accroissement des productions.

« M. Malthus et moi, nous le nions ; nous regardons ces deux accroissements com­me résultant de causes indépendantes, et qui quelquefois peuvent être opposées. Selon nous, lorsque la demande de travail n’a pas précédé et déterminé la produc­tion, le marché s’encombre, et alors une production nouvelle devient une cause de ruine, non de jouissance. » (II, p. 409-410.)

Ces propos donnent l’impression qu’il y a eu entre Sismondi et Malthus, du moins dans leur opposition contre Ricardo et son école, une large concordance et une fraternité d’armes. Marx considère que les Principles of Political Economy de Malthus parus en 1820 sont un plagiat formel des Nouveaux Principes publiés un an auparavant. Dans la question qui nous intéresse ici, il y a cependant entre les deux auteurs une opposition directe.

Sismondi critique la production capitaliste, il l’attaque violemment, il s’en fait l’ac­cu­sateur. Malthus en est l’apologiste. Non pas en ce sens qu’il en nierait les contra­dictions comme Mac Culloch ou Say, mais au contraire en érigeant brutalement en loi naturelle ces contradictions et en les proclamant absolument sacrées. Les principes conducteurs de Sismondi sont les intérêts des travailleurs, le but vers lequel il tend, même si ce n’est que sous une forme vague et générale, est la réforme profonde de la distribution au profit des prolétaires. Malthus prêche l’idéologie des intérêts de cette couche de parasites de l’exploitation capitaliste qui vivent de la rente foncière et se nourrissent aux mangeoires de l’État, et le but qu’il préconise est l’attribution d’une portion aussi grande que possible de plus-value à ces « consommateurs improduc­tifs ». La perspective générale de Sismondi est surtout éthique, c’est celle d’un réformateur de l’ordre social : il « corrige » les classiques en soulignant à leur adresse que « le but unique de l’accumulation est la consommation », il plaide pour le ralen­tis­se­ment de l’accumulation. Malthus par contre déclare brutalement que l’accumula­tion est le seul but de la production et il prêche une accumulation illimitée de la part des capitalistes ; celle-ci devra être complétée et garantie par la consommation illimi­tée de leurs parasites. Enfin, Sismondi partait, dans son examen critique, de l’analyse du processus de la reproduction, du rapport entre le capital et le revenu à l’échelle sociale.

Dans son opposition à Ricardo, Malthus part d’une théorie absurde de la valeur et d’une théorie vulgaire de la plus-value, dérivée de la première, et qui voudrait expli­quer le profit capitaliste par une majoration des prix sur la valeur des marchandises [1]. Malthus attaque le principe de l’identité entre l’offre et la demande en une critique très fouillée, au sixième chapitre de ses Definitions in Political Economy, parues en 1827 et dédiées à James Mill [2]. Mill demandait dans ses Elements of Political Economy : « Ce qu’on veut dire réellement quand on dit que l’offre et la demande sont toujours proportionnelles (accomodated to one another) ? Cela signifie, dit-il, que les mar­chan­dises produites au moyen d’une certaine quantité de travail s’échangent contre des marchandises produites avec la même somme de travail. Suivons ce principe et tout le reste devient clair. Ainsi, si une paire de souliers a nécessité le même travail qu’un chapeau, tant que le chapeau s’échangera contre une paire de souliers, l’on verra l’offre et la demande marcher d’accord. S’il arrivait que les souliers diminuas­sent de valeur comparativement aux chapeaux... il en faudrait conclure qu’on aurait amené sur le marché plus de souliers que de chapeaux. Les souliers seraient alors en excès. Pourquoi ? Parce que la somme de travail consacrée à les créer (les souliers) ne s’échangerait pas contre le produit d’une même somme de travail. Par la même raison, les chapeaux seraient en quantité insuffisante, parce que le travail consacré à les produire s’échangerait contre une plus grande somme de travail appliquée à produire des souliers. » (Cité par Malthus dans ses Définitions en économie politique, p. 434 et suiv.)

Contre ces plates tautologies, Malthus invoque deux sortes d’arguments. Tout d’abord il fait observer à Mill que sa construction est abstraite. En effet, la proportion d’échange entre chapeaux et chaussures peut rester inchangée, et les deux marchan­dises peuvent cependant se trouver en trop grande quantité par rapport à la demande, ce qui aboutira au fait qu’elles seront vendues à des prix inférieurs aux frais de production (auxquels devrait s’ajouter un profit convenable).

« Mais cela seul nous autorise-t-il à dire, demande-t-il, que l’offre des chapeaux et des souliers est proportionnelle à la demande, alors que ces objets sont tellement abondants qu’ils ne trouvent pas dans l’échange sur le marché les conditions indispensables pour assurer à l’avenir leur production et leur approvisionnement ? » (Définitions..., p. 436 et suiv.)

Malthus évoque donc, contre Mill, la possibilité d’une surproduction générale : « Si on les compare (les marchandises) aux frais de production, il est évident qu’elles peuvent toutes s’élever ou baisser de valeur en même temps » (p. 441).

Deuxièmement il proteste contre la méthode chère à Mill, à Ricardo et à leurs épigones, qui consiste à construire leurs thèses sur l’idée fallacieuse d’un échange direct de produits :

« Le cultivateur de houblon, dit-il, qui porte cent sacs de houblon à la foire de Weyhill ne songe pas plus à l’offre de chapeaux et de souliers qu’aux taches qui déparent le soleil. A quoi pense-t-il donc alors ? et contre quoi désire-t-il échanger son houblon ? M. Mill croit qu’on ferait preuve d’une grande ignorance en économie politique en disant que ce qu’il veut, c’est de l’argent. Je consens cepen­dant à donner cette triste preuve et je n’hésite pas à déclarer que ce que le cultivateur veut, c’est de l’argent. »

Car aussi bien la rente qu’il doit payer au propriétaire foncier, que les salaires qu’il doit verser aux ouvriers et enfin l’achat des matières premières et des outils dont il a besoin pour poursuivre ses plantations, ne peuvent être couverts que par de l’argent. Malthus insiste sur ce point avec une grande profusion de détails, il trouve véritable­ment « étonnant que des économistes renommés préfèrent avoir recours aux exemples les plus paradoxaux et les plus invraisemblables plutôt qu’à l’hypothèse de l’échange d’argent » [3].

Pour le reste Malthus se contente de décrire le mécanisme par lequel une offre trop élevée provoque spontanément, par la baisse des prix en-dessous des frais de production, une restriction de la production et inversement :

« Mais cette tendance vers un équilibre parfait ne prouve en aucune façon que la surabondance et la disette de marchandises soient choses inouïes, elle ne le prouve pas plus que la tendance mystérieuse et bienfaisante de la nature à guérir elle-même certaines maladies ne prouve que ces maladies n’ont jamais existé » (p. 44).

On le voit, Malthus, malgré son point de vue opposé dans la question des crises, suit exactement les mêmes voies que Ricardo, Mill, Say et Mac Culloch : pour lui aussi il n’existe que l’échange de marchandises. Il n’a pas tenu compte le moins du monde du processus social de la reproduction avec ses grandes catégories et ses corrélations qui captive l’attention de Sismondi.

Malgré les nombreuses contradictions dans la conception fondamentale, la criti­que de Sismondi et celle de Malthus ont quelques points communs :

1. Tous deux refusent, à l’encontre des Ricardiens et de Say, le principe de l’équi­li­bre préétabli entre la consommation et la production.
2. Tous deux soutiennent la possibilité de crises non seulement partielles, mais générales.

Ici s’arrêtent leurs concordances. Tandis que Sismondi cherche la cause des crises dans le bas niveau des salaires et dans la capacité limitée de consommation des capitalistes, Malthus, par contre, transforme le fait des bas salaires en une loi natu­relle du mouvement démographique ; mais pour la consommation limitée des capita­listes, il trouve un substitut dans la consommation des parasites de la plus-value, tels que la noblesse rurale et le clergé, dont la capacité de digérer richesse et luxe est illimitée. L’Église a bon estomac.

Tous les deux, Malthus comme Sismondi, cherchent une catégorie de consomma­teurs qui achètent sans vendre, pour sauver l’accumulation capitaliste et la tirer de sa situation précaire. Mais Sismondi a besoin de cette catégorie de consommateurs afin d’écouler l’excédent du produit social qui dépasse la consommation des ouvriers et des capitalistes, donc la partie capitalisée de la plus-value, tandis que Malthus les cherche pour créer le profit proprement dit. C’est un secret d’ailleurs bien gardé par Malthus que de savoir comment les rentiers et les prébendiers de l’État, qui eux-mêmes tiennent leur pouvoir d’achat de la main des capitalistes, peuvent aider ceux-ci à s’approprier le profit en achetant des marchandises à un prix majoré. Eu égard à des contradictions aussi profondes, on voit que la fraternité d’armes entre Malthus et Sismondi est de nature superficielle. Et si Malthus a travesti les Nouveaux Principes de Sismondi, comme Marx le dit en une caricature malthusienne, Sismondi à son tour, en soulignant les seuls points communs entre Malthus et lui-même et en le citant comme témoin principal, prête à la critique de Malthus contre Ricardo des traits sismondiens. A l’occasion il subit certes l’influence de Malthus : par exemple il reprend partiellement la thèse de celui-ci sur le gaspillage de l’État comme adjuvant à l’accumulation, thèse qui contredit directement son propre point de départ.

Dans l’ensemble Malthus n’a ni contribué personnellement à résoudre le problème de la reproduction, ni compris ce problème : dans sa controverse avec les Ricardiens, il opère essentiellement avec les concepts de la circulation simple de marchandises comme ceux-ci dans leur controverse avec Sismondi. Sa querelle avec l’école de Ricardo tournait autour de la consommation improductive des parasites de la plus-value ; c’était une querelle au sujet de la répartition de la plus-value et non pas au sujet des bases sociales de la reproduction capitaliste. La construction de Malthus s’écroule dès que l’on découvre ses erreurs absurdes dans la théorie du profit. La critique de Sismondi tient bon et son problème reste entier, même si nous acceptons la théorie de la valeur de Ricardo avec toutes ses conséquences.

Notes

[1] Cf. Marx, Histoire des Doctrines Économiques, vol. VIII, pp. 11 à 29, où la théorie de la valeur et du profit selon Malthus est analysée en détail.

[2] Malthus, Des définitions d’économie politique. (Principes d’économie politique considérés sous le rapport de leur application pratique, 2° édition, suivis des Définitions en économie politique, par Malthus, Paris, 1846.)

[3] « I suppose they are afraid of the importation of thinking that wealth consists in money. But though It is certainly true that wealth does not consist in money, it is equally true that money is a most powerful agent in the distribution of wealth, and those who, In a country where all exchanges are practically affected by money, continue the attempt to explain the principles of demand and supply, and the variations of wages and profits, by referring chiefly to hats, shoes, corn, suits of clothings. etc., must of necessity fail. » (Definitions, p. 60, note.)

UN COMMENTAIRE DE MARX DANS LE CAPITAL :

Malthus lui-même, bien que de son point de vue borné il explique la surpopulation par un excédent réel de bras et de bouches, reconnaît néanmoins en elle une des nécessités de l’industrie moderne. Selon lui, « les habitudes de prudence dans les rapports matrimoniaux, si elles étaient poussées trop loin parmi la classe ouvrière d’un pays dépendant surtout des manufactures et du commerce, porteraient préjudice à ce pays... Par la nature même de la population, une demande particulière ne peut pas amener sur le marché un surcroît de travailleurs avant un laps de seize ou dix-huit ans, et la conversion du revenu en capital par la voie de l’épargne peut s’effectuer beaucoup plus vite. Un pays est donc toujours exposé à ce que son fonds de salaire croisse plus rapidement que sa population [10]. » Après avoir ainsi bien constaté que l’accumulation capitaliste ne saurait se passer d’une surpopulation ouvrière, l’économie politique adresse aux surnuméraires, jetés sur le pavé par l’excédent de capital qu’ils ont créé, ces paroles gracieuses, pertinemment attribuées à des fabricants-modèles : « Nous fabricants, nous faisons tout notre possible pour vous ; c’est à vous de faire le reste, en proportionnant votre nombre à la quantité des moyens de subsistance [11]. »

Le progrès industriel, qui suit la marche de l’accumulation, non seulement réduit de plus en plus le nombre des ouvriers nécessaires pour mettre en œuvre une masse croissante de moyens de production, il augmente en même temps la quantité de travail que l’ouvrier individuel doit fournir. A mesure qu’il développe les pouvoirs productifs du travail et fait donc tirer plus de produits de moins de travail, le système capitaliste développe aussi les moyens de tirer plus de travail du salarié, soit en prolongeant sa journée, soit en rendant son labeur plus intense, ou encore d’augmenter en apparence le nombre des travailleurs employés en remplaçant une force supérieure et plus chère par plusieurs forces inférieures et à bon marché, l’homme par la femme, l’adulte par l’adolescent et l’enfant, un Yankee par trois Chinois. Voilà autant de méthodes pour diminuer la demande de travail et en rendre l’offre surabondante, en un mot, pour fabriquer des surnuméraires.

L’excès de travail imposé à la fraction de la classe salariée qui se trouve en service actif grossit les rangs de la réserve, et, en augmentant la pression que la concurrence de la dernière exerce sur la première, force celle-ci à subir plus docilement les ordres du capital. A cet égard il est très instructif de comparer les remontrances des fabricants anglais au dernier siècle, à la veille de la révolution mécanique, avec celles des ouvriers de fabrique anglais en plein XIX° siècle. Le porte-parole des premiers, appréciant fort bien l’effet qu’une réserve de surnuméraires produit sur le service actif, s’écrie : « Dans ce royaume une autre cause de l’oisiveté, c’est le manque d’un nombre suffisant de bras. Toutes les fois qu’une demande extraordinaire rend insuffisante la masse de travail qu’on a sous la main, les ouvriers sentent leur propre importance et veulent la faire sentir aux maîtres. C’est étonnant, mais ces gens-là sont si dépravés, que dans de tels cas des groupes d’ouvriers se sont mis d’accord pour jeter leurs maîtres dans l’embarras en cessant de travailler pendant toute une journée [12] », c’est-à-dire que ces gens « dépravés » s’imaginaient que le prix des marchandises est réglé par la « sainte » loi de l’offre et la demande.

Aujourd’hui les choses ont bien changé, grâce au développement de l’industrie mécanique. Personne n’oserait plus prétendre, dans ce bon royaume d’Angleterre, que le manque de bras rend les ouvriers oisifs ! Au milieu de la disette cotonnière, quand les fabriques anglaises avaient jeté la plupart de leurs hommes de peine sur le pavé et que le reste n’était occupé que quatre ou six heures par jour, quelques fabricants de Bolton tentèrent d’imposer à leurs fileurs un temps de travail supplémentaire, lequel, conformément à la loi sur les fabriques, ne pouvait frapper que les hommes adultes. Ceux-ci répondirent par un pamphlet d’où nous extrayons le passage suivant : « On a proposé aux ouvriers adultes de travailler de douze à treize heures par jour, à un moment où des centaines d’entre eux sont forcés de rester oisifs, qui cependant accepteraient volontiers même une occupation partielle pour soutenir leurs familles et sauver leurs frères d’une mort prématurée causée par l’excès de travail... Nous le demandons, cette habitude d’imposer aux ouvriers occupés un temps de travail supplémentaire permet-elle d’établir des rapports supportables entre les maîtres et leurs serviteurs ? Les victimes du travail excessif ressentent l’injustice tout autant que ceux que l’on condamne à l’oisiveté forcée (condemned to forced idleness). Si le travail était distribué d’une manière équitable, il y aurait dans ce district assez de besogne pour que chacun en eût sa part. Nous ne demandons que notre droit en invitant nos maîtres à raccourcir généralement la journée tant que durera la situation actuelle des choses, au lieu d’exténuer les uns de travail et de forcer les autres, faute de travail, à vivre des secours de la bienfaisance [13]. »

La condamnation d’une partie de la classe salariée à l’oisiveté forcée non seulement impose à l’autre un excès de travail qui enrichit des capitalistes individuels, mais du même coup, et au bénéfice de la classe capitaliste, elle maintient l’armée industrielle de réserve en équilibre avec le progrès de l’accumulation. Prenez par exemple l’Angleterre : quel prodige que la masse, la multiplicité et la perfection des ressorts techniques qu’elle met en œuvre pour économiser le travail ! Pourtant, si le travail était demain réduit à une mesure normale, proportionnée à l’âge et au sexe des salariés, la population ouvrière actuelle ne suffirait pas, il s’en faut de beaucoup, à l’œuvre de la production nationale. Bon gré, mal gré, il faudrait convertir de soi-disant « travailleurs improductifs » en « travailleurs productifs ».

Les variations du taux général des salaires ne répondent donc pas à celles du chiffre absolu de la population ; la proportion différente suivant laquelle la classe ouvrière se décompose en armée active et en armée de réserve, l’augmentation ou la diminution de la surpopulation relative, le degré auquel elle se trouve tantôt « engagée », tantôt « dégagée », en un mot, ses mouvements d’expansion et de contraction alternatifs correspondant à leur tour aux vicissitudes du cycle industriel, voilà ce qui détermine exclusivement ces variations. Vraiment ce serait une belle loi pour l’industrie moderne que celle qui ferait dépendre le mouvement du capital d’un mouvement dans le chiffre absolu de la population ouvrière, au lieu de régler l’offre du travail par l’expansion et la contraction alternatives du capital fonctionnant, c’est-à-dire d’après les besoins momentanés de la classe capitaliste. Et c’est pourtant là le dogme économiste !

Conformément à ce dogme, l’accumulation produit une hausse de salaires, laquelle fait peu à peu accroître le nombre des ouvriers jusqu’au point où ils encombrent tellement le marché que le capital ne suffit plus pour les occuper tous à la fois. Alors le salaire tombe, la médaille tourne et montre son revers. Cette baisse décime la population ouvrière, si bien que, par rapport à son nombre, le capital devient de nouveau surabondant, et nous voilà revenus à notre point de départ.

Ou bien, selon d’autres docteurs ès population, la baisse des salaires et le surcroît d’exploitation ouvrière qu’elle entraîne stimulent de nouveau l’accumulation, et en même temps cette modicité du salaire empêche la population de s’accroître davantage. Puis, un moment arrive où la demande de travail recommence à en dépasser l’offre, les salaires montent, et ainsi de suite.

Et un mouvement de cette sorte serait compatible avec le système développé de la production capitaliste ! Mais, avant que la hausse des salaires eût effectué la moindre augmentation positive dans le chiffre absolu de la population réellement capable de travailler, on aurait vingt fois laissé passer le temps où il fallait ouvrir la campagne industrielle, engager la lutte et remporter la victoire !

De 1849 à 1859, une hausse de salaires insignifiante eut lieu dans les districts agricoles anglais, malgré la baisse simultanée du prix des grains. Dans le Wiltshire, par exemple, le salaire hebdomadaire monta de sept shillings à huit, dans le Dorsetshire ou huit shillings à neuf, etc. C’était l’effet d’un écoulement extraordinaire des surnuméraires ruraux, occasionné par les levées pour la guerre de Crimée, par la demande de bras que l’extension prodigieuse des chemins de fer, des fabriques, des mines, etc., avait provoquée. Plus le taux des salaires est bas, plus forte est la proportion suivant laquelle s’exprime toute hausse, même la plus faible. Qu’un salaire hebdomadaire de vingt shillings, par exemple, monte à vingt-deux, cela ne donne qu’une hausse de dix pour cent : n’est-il au contraire que de sept shillings et monte-t-il à neuf, alors la hausse s’élève à vingt-huit quatre septièmes pour cent, ce qui sonne mal aux oreilles. En tout cas, les fermiers poussèrent des hurlements et l’Economist de Londres, à propos de ces salaires de meurt­ de faim, parla sans rire d’une hausse générale et sérieuse, « a general and substantial advance [14] ». Mais que firent les fermiers ? Attendirent-ils qu’une rémunération si brillante fît pulluler les ouvriers ruraux et préparât de cette manière les bras futurs, requis pour encombrer le marché et déprimer les salaires de l’avenir ? C’est en effet ainsi que la chose se passe dans les cerveaux doctrinaires. Par contre, nos braves fermiers eurent tout simplement recours aux machines, et l’armée de réserve fut bientôt recrutée au grand complet. Un surplus de capital, avancé sous la forme d’instruments puissants, fonctionna dès lors dans l’agriculture anglaise, mais le nombre des ouvriers agricoles subit une diminution absolue.

Les économistes confondent les lois qui régissent le taux général du salaire et expriment des rapports entre le capital collectif et la force ouvrière collective, avec les lois qui distribuent la population entre les diverses sphères de placement du capital.

Des circonstances particulières favorisent l’accumulation tantôt dans telle branche d’industrie, tantôt dans telle autre. Dès que les profits y dépassent le taux moyen, des capitaux additionnels sont fortement attirés, la demande de travail s’en ressent, devient plus vive et fait monter les salaires. Leur hausse attire une plus grande partie de la classe salariée à la branche privilégiée, jusqu’à ce que celle-ci soit saturée de force ouvrière, mais, comme l’affluence des candidats continue, le salaire retombe bientôt à son niveau ordinaire ou descend plus bas encore. Alors l’immigration des ouvriers va non seulement cesser, mais faire place à leur émigration en d’autres branches d’industrie. Là l’économiste se flatte d’avoir surpris le mouvement social sur le fait. Il voit de ses propres yeux que l’accumulation du capital produit une hausse des salaires, cette hausse une augmentation des ouvriers, cette augmentation une baisse des salaires, et celle-ci enfin une diminution des ouvriers. Mais ce n’est après tout qu’une oscillation locale du marché de travail qu’il vient d’observer, oscillation produite par le mouvement de distribution des travailleurs entre les diverses sphères de placement du capital.

Pendant les périodes de stagnation et d’activité moyenne, l’armée de réserve industrielle pèse sur l’armée active, pour en refréner les prétentions pendant la période de surproduction et de haute prospérité. C’est ainsi que la surpopulation relative, une fois devenue le pivot sur lequel tourne la loi de l’offre et la demande de travail, ne lui permet de fonctionner qu’entre des limites qui laissent assez de champ à l’activité d’exploitation et à l’esprit dominateur du capital.

Revenons, à ce propos, sur un grand exploit de la « science ». Quand une partie du fonds de salaires vient d’être convertie en machines, les utopistes de l’économie politique prétendent que cette opération, tout en déplaçant, à raison du capital ainsi fixé, des ouvriers jusque-là occupés, dégage en même temps un capital de grandeur égale pour leur emploi futur dans quelque autre branche d’industrie. Nous avons déjà montré (voir « Théorie de la compensation », chapitre XV, numéro VI), qu’il n’en est rien ; qu’aucune partie de l’ancien capital ne devient ainsi disponible pour les ouvriers déplacés, mais qu’eux-mêmes deviennent au contraire disponibles pour les capitaux nouveaux, s’il y en a. Ce n’est que maintenant qu’on peut apprécier toute la frivolité de cette « théorie de compensation ».

Les ouvriers atteints par une conversion partielle du fonds de salaire en machines appartiennent à diverses catégories. Ce sont d’abord ceux qui ont été licenciés, ensuite leurs remplaçants réguliers, enfin le contingent supplémentaire absorbé par une industrie dans son état ordinaire d’extension. Ils sont maintenant tous disponibles, et tout capital additionnel, alors sur le point d’entrer en fonction, en peut disposer. Qu’il attire eux ou d’autres, l’effet qu’il produit sur la demande générale du travail restera toujours nul, si ce capital suffit juste pour retirer du marché autant de bras que les machines y en ont jetés. S’il en retire moins, le chiffre du surnumérariat augmentera au bout du compte, et, enfin, s’il en retire davantage, la demande générale du travail ne s’accroîtra que de l’excédent des bras qu’il « engage » sur ceux que la machine a « dégagés ». L’impulsion que des capitaux additionnels, en voie de placement, auraient autrement donnée à la demande générale de bras, se trouve donc en tout cas neutralisée, jusqu’à concurrence des bras jetés par les machines sur le marché du travail.

Et c’est là l’effet général de toutes les méthodes qui concourent à rendre des travailleurs surnuméraires. Grâce à elles, l’offre et la demande de travail cessent d’être des mouvements partant de deux côtés opposés, celui du capital et celui de la force ouvrière. Le capital agit des deux côtés à la fois. Si son accumulation augmente la demande de bras, elle en augmente aussi l’offre en fabriquant des surnuméraires. Ses dés sont pipés. Dans ces conditions la loi de l’offre et la demande de travail consomme le despotisme capitaliste.

Aussi, quand les travailleurs commencent à s’apercevoir que leur fonction d’instruments de mise en valeur du capital devient plus précaire, à mesure que leur travail et la richesse de leurs maîtres augmentent ; dès qu’ils découvrent que l’intensité de la concurrence qu’ils se font les uns aux autres dépend entièrement de la pression exercée par les surnuméraires ; dès qu’afin d’affaiblir l’effet funeste de cette loi « naturelle » de l’accumulation capitaliste ils s’unissent pour organiser l’entente et l’action commune entre les occupés et les non-occupés, aussitôt le capital et son sycophante l’économiste de crier au sacrilège, à la violation de la loi « éternelle » de l’offre et la demande. Il est vrai qu’ailleurs, dans les colonies, par exemple, où la formation d’une réserve industrielle rencontre des obstacles importuns, les capitalistes et leurs avocats d’office ne se gênent pas pour sommer l’Etat d’arrêter les tendances dangereuses de cette loi « sacrée ».


Notes

[1] Census of England and Wales, 1861, vol. III, p. 36 et 39. London, 1863.

[2] L. c., p. 36.

[3] Un exemple frappant de cette augmentation en raison décroissante est fourni par le mouvement de la fabrique de toiles de coton peintes. Que l’on compare ces chiffres : en Angleterre cette industrie exporta en 1851 cinq cent soixante-dix-sept millions huit cent soixante-sept mille deux cent vingt-neuf yards (le yard égale 0,914 millimètres) d’une valeur de dix millions deux cent quatre-vingt-quinze mille six cent vingt et une livres sterling, mais en 1861 : huit cent vingt-huit millions huit cent soixante-treize mille neuf cent vingt-deux yards d’une valeur de quatorze millions deux cent onze mille cinq cent soixante-douze livres sterling. Le nombre des salariés employés, qui était en 1851 de douze mille quatre-vingt-dix-huit, ne s’était élevé en 1861 qu’à douze mille cinq cent cinquante-six, ce qui fait un surcroît de quatre cent cinquante-huit individus, ou, pour toute la période décennale, une augmentation de quatre pour cent à peu près.

[4]John Barton : « Observation on the circumstances which influence the condition of the labouring classes of society. » London, 1817, p. 16, 17.

[5] Ricardo, l. c., p. 480.

[6] L. c., p. 469.

[7]Richard Jones : « An introductory Lecture on Pol. Economy. » Lond., 1833, p. 13.

[8] Ramsay, l. c., p. 90, 91.

[9] Il. Merrivale : « Lectures on colonisation and colonies. » Lond. 1841 et 1842, v. 1, p. 146.

[10] Malthus : « Principles of Pol. Economy », p. 254, 319, 320. C’est dans ce même ouvrage que Malthus, grâce à Sismondi, découvre cette mirifique trinité capitaliste : excès de production, - excès de population, - excès de consommation ; three very delicate monsters, en vérité ! v. Engels : « Umrisse zu einer Kritik der Nationaloekonomie », l. c., p. 107 et suiv.

[11] Harriet Martineau « The Manchester strike », 1842, p. 101.

[12] « Essay on Trade and Commerce. » Lond., 1770, p. 27, 28.

[13] « Reports of Insp. of Factories, 31 oct. 1863 », p. 8.

[14] Economist, jan. 21, 1860.

UN COMMENTAIRE D’ENGELS DANS LA SITUATION DE LA CLASSE LABORIEUSE EN ANGLETERRE :

qu’Adam, Smith a pleinement raison de poser le principe [c] :

Tout comme pour n’importe quel autre article, c’est la demande des travailleurs qui règle la production des travailleurs, la quantité des êtres humains mis au monde, accélérant cette production lorsqu’elle est trop lente, la stoppant quand elle est trop rapide.
Exactement comme pour n’importe quel autre article commercial. S’il y en a trop peu, les prix montent, c’est-à-dire ici le salaire ; les travailleurs vivent mieux, les mariages se font plus nombreux, on met au monde davantage d’êtres humains, il grandit un plus grand nombre d’enfants, jusqu’à ce qu’ait été produit un nombre suffisant de travailleurs ; s’il y en a trop, les prix baissent, le chômage survient, avec la misère, la disette et par suite les épidémies qui balaient « l’excédent de population ». Et Malthus qui développe la formule de Smith citée plus haut a lui aussi raison à sa manière quand il prétend qu’il y a toujours une population excédentaire, toujours trop d’individus sur terre. Il a simplement tort d’affirmer qu’il y a constamment plus d’hommes sur terre que n’en peuvent nourrir les subsistances disponibles. La population excédentaire est au contraire engendrée par la concurrence que se font les travailleurs entre eux et qui contraint chaque travailleur à travailler chaque jour autant que ses forces le lui permettent. Si un industriel peut employer les ouvriers neuf heures par jour il peut, si les ouvriers travaillent dix heures par jour, se contenter d’en employer neuf et le dixième est mis en chômage. Et si, à une époque où la demande d’ouvriers n’est pas très forte, l’industriel peut contraindre sous peine de renvoi, les neuf ouvriers à travailler une heure de plus chaque jour pour le même salaire, il renverra le dixième et économisera son salaire. Ce qui se passe ici à petite échelle se passe dans une nation, à grande échelle. Le rendement de chaque ouvrier porté au maximum par la concurrence des ouvriers entre eux, la division du travail, l’introduction du machinisme, l’utilisation des forces naturelles mettent en chômage une foule d’ouvriers. Mais ces chômeurs sont perdus pour le marché ; ils ne peuvent plus acheter et par conséquent la quantité de marchandises qu’ils demandaient ne trouve plus preneur, n’a donc plus besoin d’être produite ; les ouvriers antérieurement occupés à les fabriquer sont mis à leur tour en chômage ; ils disparaissent eux aussi du marché et ainsi de suite, toujours selon le même cycle - ou plutôt, il en serait ainsi si d’autres facteurs n’intervenaient pas. La mise en service des moyens industriels cités plus haut et qui permettent d’accroître la production, entraîne en effet à la longue une baisse des prix et par suite une consommation accrue, de sorte qu’une importante fraction des travailleurs en chômage trouve enfin à se placer dans de nouvelles branches de travail, bien sûr après une longue période de souffrances. S’il vient s’y ajouter, comme ce fut le cas en Angleterre au cours des soixante dernières années la conquête de marchés étrangers qui provoque une augmentation continuelle et rapide de la demande de produits manufacturés, la demande en travailleurs - et avec elle la population - croît dans les mêmes proportions. Ainsi, au lieu de diminuer, la population de l’Empire britannique s’est accrue avec une rapidité considérable, s’accroît encore constamment - et bien que l’industrie ne cesse de se développer et, au total, la demande de travailleurs de croître, l’Angleterre con­naît cependant, de l’aveu de tous les partis officiels - (c’est-à-dire des Tories, des Whigs et des Radicaux), un excès, un excédent de population ; et malgré tout au total la concurrence des travailleurs entre eux reste plus importante que celle des patrons pour se procurer des ouvriers.

D’où vient cette contradiction ? De la nature même de l’industrie et de la concurrence ainsi que des crises économiques qui en résultent. Étant donnée l’anarchie de la production actuelle et de la répartition des biens de consommation qui n’ont pas pour fin la satisfaction immédiate des besoins mais au contraire le profit, étant donné le système où chacun travaille et s’enrichit sans se soucier d’autrui, il est inévitable qu’à tout instant un engorgement se produise. L’Angleterre, par exemple, approvisionne une foule de pays en marchandises de toutes sortes. Même si l’industriel sait quelle quantité d’articles de chaque sorte chaque pays consomme par an, il ignore l’importance des stocks qui s’y trouvent et bien plus encore, quelle quantité d’articles ses concurrents y expédient. Tout ce qu’il peut faire, c’est de déduire très approximativement l’état des stocks et des besoins, des prix qui varient sans cesse ; il doit donc nécessairement envoyer ses marchandises au petit bonheur. Tout s’opère à l’aveu­glette, dans l’incertitude la plus grande, et toujours plus ou moins sous le signe du hasard [d] . A la moindre nouvelle favorable, chacun expédie tout ce qu’il peut et bientôt un marché de ce genre connaît un trop-plein de marchandise, la vente est stoppée, les capitaux [e] ne rentrent pas, les prix baissent et l’industrie anglaise n’a plus de travail pour ses ouvriers. Aux débuts de l’essor industriel, ces engorgements se limitaient à quelques secteurs industriels et à quelques marchés ; mais par l’effet centralisateur de la concurrence qui pousse les travailleurs d’un certain secteur, en chômage, vers les secteurs où le travail est le plus facile à apprendre et qui déverse sur les autres marchés les marchandises qu’il n’est plus possible d’écouler sur un marché déterminé, rapprochant ainsi peu à peu les différentes petites crises, celles-ci se sont insensiblement fondues en une seule série de crises survenant périodiquement. Une crise de ce genre survient ordinairement tous les cinq ans à la suite d’une brève période de prospérité et de bien-être général ; le marché intérieur ainsi que tous les marchés extérieurs débordent de produits anglais, qu’ils ne peuvent consommer que très lentement ; le développement industriel est stoppé dans pres­que tous les secteurs ; les petits industriels et commerçants qui ne peuvent survivre au retard prolongé de leurs rentrées de capitaux font faillite ; les plus importants cessent de faire des affaires tant que dure la mauvaise période, arrêtent leurs machines, ou bien ne font travailler qu’ « à temps court », c’est-à-dire environ une demi-journée par jour ; le salaire baisse par suite de la concurrence entre chômeurs, la réduction du temps de travail et le man­que de ventes lucratives ; c’est la misère générale parmi les travailleurs ; les petites écono­mies éventuelles des particuliers sont rapidement dévorées, les établissements de bienfai­sance sont submergés, l’impôt pour les pauvres est doublé, triplé et reste cependant insuffi­sant, le nom­bre des affamés s’accroît et subitement toute la masse de la population « excéden­taire » apparaît sous forme de statistiques effrayantes. Cela dure un certain temps ; les « excéden­taires » [f] s’en tirent tant bien que mal ou ne s’en tirent pas du tout ; la charité et la loi sur les pauvres en aident un grand nombre à végéter péniblement ; d’autres trouvent çà et là, dans les branches moins directement soumises à la concurrence, et ayant un rapport plus lointain avec l’industrie, le moyen de subsister précairement - et qu’il faut peu de chose à l’homme pour subsister un certain temps ! Peu à peu, la situation s’améliore ; les stocks accumulés sont consommés ; l’abattement général qui règne chez les industriels et les commerçants empêche que les vides soient trop vite comblés ; jusqu’à ce qu’enfin la hausse des prix et les nouvelles favorables venant de tous côtés rétablissent l’activité.

Les marchés sont la plupart du temps éloignés ; avant que les premières importations n’y parviennent, la demande ne cesse de croître et les prix avec elle ; on s’arrache les premières marchandises arrivées, les premières ventes animent encore davantage les transactions, les arrivages attendus promettent des prix encore plus élevés ; dans l’attente d’une augmentation ultérieure, on commence à procéder à des achats spéculatifs et à soustraire aussi à la consom­mation, les denrées qui lui sont destinées au moment même où elles sont le plus nécessaires - la spéculation fait monter les prix encore plus, en encourageant d’autres personnes à acheter et en anticipant sur de futures importations - toutes ces nouvelles sont transmises en Angleterre, les industriels recommencent à travailler allégrement, on construit de nouvelles usines, tous les moyens sont mis en œuvre pour exploiter le moment favorable ; ici aussi la spéculation fait son apparition, avec le même effet que sur les marchés extérieurs, faisant monter les prix, soustrayant les denrées à la consommation, poussant ainsi la production industrielle à une tension extrême - puis surviennent les spéculateurs « non solvables » qui travaillent avec des capitaux fictifs, vivent du crédit, perdus s’ils ne peuvent pas vendre sur le champ - ils se ruent dans cette course géné­­rale et désordonnée, dans cette chasse au bénéfice, augmentant la confusion et la précipitation par leur propre ardeur effrénée, qui fait monter les prix et la production jusqu’au délire - c’est une équipée folle qui entraîne dans sa ronde les hommes les plus calmes et les plus expérimentés ; on forge, on file, on tisse comme s’il fallait équiper de neuf l’humanité tout entière, comme si l’on avait découvert dans la lune quelques milliards de nouveaux consommateurs. Tout à coup, les spéculateurs « non solvables » d’outre-mer, à qui il faut absolument de l’argent, commencent à vendre - à un prix inférieur à celui du marché, cela va sans dire, car l’affaire presse - les ventes se multiplient, les prix chancellent, effrayés, les spéculateurs jettent leurs marchandises sur le marché, le marché est perturbé, le crédit ébran­lé, une firme après l’autre suspend ses paiements, les faillites se succèdent et l’on découvre qu’il y a en route et sur le marché, trois fois plus de marchandises que la consommation n’en exigerait. Ces nouvelles parviennent en Angleterre, où dans l’intervalle on continue de fabriquer à plein rendement, et là aussi, la panique s’empare des esprits, les faillites d’outre-mer en entraînent d’autres en Angleterre, l’arrêt des ventes ruine en outre un grand nombre de firmes ; là aussi la peur fait jeter immédiatement sur le marché tous les stocks, ce qui exagère encore la panique. C’est le début de la crise qui reprend exactement le même cours que la précédente et est suivie plus tard d’une période de prospérité. Et ainsi de suite prospérité, crise, prospérité, crise, ce cycle éternel dans lequel se meut l’industrie anglaise s’accomplit ordinairement, nous l’avons dit, en cinq ou six ans.

Il en ressort qu’à toutes les époques, sauf dans les courtes périodes de plus grande prospérité, l’industrie anglaise a besoin d’une réserve de travailleurs sans emploi [g] , afin de pouvoir produire les masses de marchandises que le marché réclame précisément pendant les mois où il est le plus animé. Cette réserve est plus ou moins importante selon que l’état du marché permet ou non d’en occuper une partie. Et, bien que les régions agricoles, l’Irlande et les secteurs moins intéressés par l’essor, puissent du moins pour un temps - lorsque la prospérité du marché est à son apogée - fournir un certain nombre d’ouvriers, ceux-ci consti­tuent d’une part une minorité et par ailleurs font partie eux aussi de la réserve, avec cette seule différence que c’est seulement chaque fois la période d’essor économique qui prouve qu’ils en font partie. Lorsqu’ils s’en vont travailler dans les secteurs plus animés, on se restreint dans leur région d’origine pour moins ressentir le vide que cause leur départ, on travaille plus longtemps, on emploie les femmes et les jeunes gens, et lorsqu’au début de la crise ils sont congédiés et reviennent, ils s’aperçoivent que leur place est occupée et qu’ils sont superflus - du moins la plupart d’entre eux. Cette réserve dont fait partie durant les crises une foule énorme de gens, et même durant les périodes que l’on peut définir comme à mi-chemin entre prospérité et crise, un bon nombre de travailleurs - c’est la « population excédentaire » de l’Angleterre qui végète péniblement, mendiant et volant, balayant les rues et y ramassant le crottin, faisant de petits charrois à l’aide d’une brouette ou d’un âne, vendant au coin des rues, ou accomplissant quelques petits travaux occasionnels. Dans toutes les grandes villes anglaises, on peut voir une foule de ces gens qui « maintiennent ensemble leur âme et leur corps » comme disent les Anglais, grâce à quelques petits gains occasionnels. Il est étonnant de voir à quelles occupations cette « population superflue » à recours. Les balayeurs de rues de Londres (cross sweeps) [h] sont universellement connus ; mais jusqu’à présent ce n’étaient pas seulement ces carrefours, mais dans d’autres grandes villes, égale­ment les rues principales qui étaient balayées par les chômeurs embauchés dans ce but par l’office des pauvres ou les services de voirie ; maintenant on a une machine qui parcourt chaque jour les rues à grand bruit et a fait perdre aux chômeurs cette source de gain. Sur les grandes routes menant aux villes et où règne un trafic important, on voit quantité de gens avec des voiturettes, qui ramassent le crottin fraîchement tombé entre les voitures et les omnibus, au risque de se faire écraser, afin de le vendre - et pour cela ils doivent en outre souvent verser quelques shillings aux services de voirie ; or, en bien des endroits, ce ramassage est strictement interdit, parce que l’Admi­nis­tration ne pourrait pas vendre comme engrais l’ensemble des ordures de la ville, celles-ci ne contenant plus la proportion congruen­te de crottin de cheval. Heureux ceux qui parmi les « superflus » peuvent se procurer une brouette et peuvent ainsi effectuer quelques transports, plus heureux ceux qui parviennent à réunir suffisamment d’argent pour s’acheter un âne avec sa charrette, - l’âne doit chercher lui-même sa nourriture ou bien reçoit pour pitance quelques déchets glanés çà et là et il peut malgré tout rapporter quelque argent.

La grande majorité des « superflus » se lancent dans le colportage. C’est surtout le samedi soir, quand toute la population ouvrière est dans la rue, que l’on voit réunis les gens qui en vivent. Des lacets, des bretelles, des galons, des oranges, des gâteaux, bref, tous les articles imaginables vous sont offerts par des hommes, des femmes et des enfants et les autres jours aussi on voit à tout instant ces marchands ambulants s’arrêter dans les rues avec des oranges, des gâteaux, de la « Ginger beer » ou de la « Nettle Beer » [3] ou repartir un peu plus loin. Des allumettes et d’autres choses de ce genre, de la cire à cacheter, des appareils brevetés pour allumer le feu, etc... constituent également les articles de vente de tous ces gens. D’autres encore - appelés jobbers - circulent dans les rues pour essayer de trouver quelques menus travaux occasionnels ; quelques-uns d’entre eux réussissent à se faire une journée de travail ; beaucoup ne sont pas si heureux.

Aux portes de tous les docks de Londres, rapporte le Révérend W. Champneys [i] , prédicateur dans le quartier Est de Londres, apparaissent chaque matin en hiver, avant le lever du jour, des centaines de pauvres qui attendent l’ouverture des portes dans l’espoir d’obtenir une journée de travail, et lorsque les plus jeunes et les plus forts ainsi que les plus connus, ont été embauchés, des centaines s’en reviennent dans leurs misérables demeures, désespérés d’avoir perdu leurs illusions [j] .
Que reste-t-il à ces gens, quand ils ne trouvent pas de travail et ne veulent pas se révolter contre la société, sinon mendier ? L’on ne saurait donc s’étonner à la vue de cette foule de mendiants avec qui la police a sans cesse maille à partir et qui pour la plupart sont des hommes en état de travailler. Mais la mendicité de ces hommes a un caractère particulier. Ils errent d’ordinaire en compagnie de leur famille, chantent dans les rues quelque complainte ou bien en appellent par un petit discours à la charité de leurs voisins. Et il est remarquable qu’on trouve ces mendiants presque uniquement dans les quartiers ouvriers, qu’ils ne vivent que grâce aux dons que leur font presque exclusivement des ouvriers. Ou bien encore, toute la famille s’installe silencieusement au bord d’une rue animée et laisse - sans mot dire - le seul aspect de son dénuement faire son effet. Là encore, ils ne comptent que sur la sympathie des ouvriers qui savent, par expérience, ce qu’est la faim et qui peuvent à tout moment se trouver dans la même situation ; car cette requête muette et pourtant si émouvante ne se manifeste que dans les rues fréquentées par les ouvriers et aux heures où ceux-ci y passent ; mais c’est surtout le samedi soir, que les quartiers ouvriers révèlent leurs « mystères » dans les rues principales et que la classe moyenne s’écarte autant que possible de ces quartiers de pestiférés. Et si l’un de ces « hommes en excédent » a assez de courage et de passion pour entrer en conflit ouvert avec la société, pour répondre à la guerre camouflée que lui fait la bourgeoisie, par une guerre ouverte, celui-là s’en va voler, piller et assassiner.

Selon les rapports des commissaires de la loi sur les pauvres, il y a en moyenne 1 million et demi de ces « excédentaires » en Angleterre et au pays de Galles [k] ; en Écosse leur nombre n’est pas connu avec précision, en raison de l’absence de loi sur les pauvres [l] et quant à l’Irlande nous aurons à en parler plus spécialement. Du reste, ne sont compris dans ce million et demi que ceux qui sollicitent réellement les secours de l’Assistance publique ; ce nombre n’inclut pas la grande masse de ceux qui se débrouillent sans cet ultime secours, dont ils ont grand peur ; en revanche, une importante fraction de ces 1,500,000 intéresse les régions agricoles et n’entre donc pas ici en ligne de compte. Il est évident que ce [m] nombre aug­men­te sensiblement en temps de crise et la misère atteint alors son maximum. Considé­rons par exemple la crise de 1842 - qui étant la plus récente, fut aussi la plus violente - car l’intensité des crises croît à mesure qu’elles se reproduisent et la prochaine qui aura proba­blement lieu en 1847 au plus tard [n] , sera selon toute apparence encore plus violente et plus longue. Durant cette crise, la taxe pour les pauvres a atteint dans toutes les villes un plafond encore inconnu. A Stockport entre autres, 8 shillings de taxe pour les pauvres étaient prélevés sur chaque livre sterling de loyer, si bien que cet impôt représentait à lui seul 40 % du rapport total des loyers de la ville entière ; et pourtant des rues entières étaient désertes, si bien qu’il y avait au bas mot 20,000 habitants de moins qu’habituellement et qu’on pouvait lire aux portes des maisons vides : Stockport to let (Stockport à louer). A Bolton, où, dans les années normales le montant des loyers soumis à la taxe pour les pauvres atteignait en moyenne 86,000 livres sterling, il tomba à 36,000 ; en revanche, le nombre des indigents à secourir s’éleva à 14,000, soit plus de 20 % de la population totale. A Leeds, l’Assistance publique avait un fonds de réserve de 10,000 livres sterling ; celui-ci, plus le produit d’une collecte de 7,000 livres sterling, fut épuisé avant même que la crise n’eût atteint son paroxysme. Il en fut de même partout ; un rapport du Comité de la Ligue contre la loi sur les grains, de janvier 1843 [o] , sur la situation des régions industrielles en 1842, nous apprend que la taxe pour les pauvres était alors en moyenne deux fois plus élevée qu’en 1839 et que le nombre des nécessiteux avait triplé, voire quintuplé depuis cette date ; qu’un grand nombre des postulants appartenaient à une classe qui, jusqu’alors, n’avait encore jamais sollicité d’aide et que la quantité de vivres dont la classe ouvrière pouvait disposer était inférieure de deux tiers au moins à celle dont elle disposait en 1834-36 ; que la consommation de viande avait beau­coup baissé : en certains endroits de 20 % en d’autres jusqu’à 60 % ; que même les artisans exerçant des métiers courants, tels les forgerons, les maçons, etc..., qui autrefois, même en période de dépression économique, travaillaient à plein, avaient eux aussi beaucoup souffert du manque de travail et de la baisse des salaires - et que même encore actuellement, en jan­vier 1843, les salaires continuaient à baisser. Et ce sont là des rapports émanant d’industriels !

On rencontrait dans les rues des bandes de travailleurs en chômage car les fabriques avaient fermé leurs portes et leurs patrons n’avaient plus de travail à leur offrir ; ils se met­taient à mendier, seuls ou en groupe, et demandaient l’aumône aux passants - mais pas hum­ble­ment, comme le font les mendiants ordinaires ; au contraire d’un air menaçant que souli­gnaient leur nombre, leurs gestes et leurs paroles. Tel était l’aspect de toutes les régions indus­trielles, de Leicester à Leeds et de Manchester à Birmingham. Quelques troubles éclataient çà et là ; ainsi en juillet dans les poteries du Nord-Staffordshire ; il régnait chez les travailleurs la plus terrible effervescence, jusqu’à ce qu’enfin elle explosât dans l’insurrection générale des districts industriels. Lorsqu’à la fin de novembre 1842, j’arrivai à Manchester, on pouvait encore voir une foule de chômeurs à tous les coins de rues et beaucoup d’usines étaient encore fermées ; au cours des mois suivants, jusqu’au milieu de l’année 1843, ces habitués involontaires des coins de rues disparurent peu à peu et les fabriques rouvrirent leurs portes.

Je n’ai sans doute point besoin de dire quelle misère et quelle détresse accablent ces chô­meurs durant une crise de ce genre. La taxe pour les pauvres ne suffit pas - et de loin -, la charité des riches est un coup d’épée dans l’eau dont l’effet disparaît l’instant d’après ; la mendicité est peu efficace étant donné le nombre de mendiants. Si les petits commerçants - tant qu’ils le peuvent - ne faisaient crédit aux travailleurs durant ces crises naturellement ils se font largement rembourser après coup et si les travailleurs ne s’entraidaient pas tant qu’ils le peuvent, chaque crise balaierait sans doute des foules d’ « excédentaires » qui mourraient de faim. Mais comme la période de plus grande dépression est malgré tout brève - un an, au maximum 2 ans ou 2 ans et demi - la plupart d’entre eux sauvent leur peau au prix de graves privations. Nous verrons qu’indirectement chaque crise fait une foule de victimes, par maladie etc... En attendant, examinons une autre cause de l’abaissement où se trouvent les travailleurs anglais, une cause qui contribue a réduire encore sans cesse le standard de vie de cette classe sociale.


Notes

Notes de l’auteur

[1] Expression favorite des industriels anglais.

[2] « On a dit qu’un esclave s’use aux frais de son maître, tandis qu’un travailleur libre s’use à ses propres frais. Mais l’usure de ce dernier est aussi supportée financièrement par son maître. Le salaire payé aux journaliers, serviteurs, etc... de toutes sortes doit en effet être suffisamment élevé pour permettre au peuple des journaliers et serviteurs de se reproduire selon la demande croissante, stationnaire ou décroissante en gens de cette sorte que formule la société. Mais bien que l’usure d’un travailleur libre soit aussi aux frais du maître, elle lui coûte en règle générale beaucoup moins que celle d’un esclave. Le fonds destiné à réparer ou remplacer l’usure d’un esclave est géré habituellement par un maître négligent ou par un surveillant inattentif, etc. » A. SMITH : Wealth of Nations ( La richesse des Nations), 1, 8 , p. 133 de l’édition Mac Culloch en 4 volumes.

[3] Deux boissons mousseuses et rafraîchissantes, préparées l’une à partir d’eau, de sucre et d’un peu de gingembre, l’autre d’eau, de sucre et d’orties, et très en faveur auprès des travailleurs, surtout auprès des anti-alcooliques.

Notes de l’éditeur

[a] Engels donne à cette expression un sens un peu différent de celui qu’elle a de nos jours.

[b] Engels a écrit bien sûr deutsch gesprochen, m. à in. « pour parler allemand ».

[c] Op. cit., p. 133.

[d] Sur ces ventes de textiles dans des pays étrangers, voir N. S. BUCK : The Development of the Organization of Anglo-American Trade, 1925, pp. 135-148.

[e] Au lieu du mot : Kapitalien, figure dans l’édition de 1892 le terme Rückflüsse (rentrées).

[f] Dans l’édition de 1892 Ueberschüssigen au lieu de Ueberflüssigen m. à m. « superflus ».

[g] Cette notion de « l’armée de réserve du travail » apparaît pour la première fois, semble-t-il, dans un article du Northern Star du 23 juin 1836 ; cf. Sir JOHN CLAPHAM : Economic History of Modern Britain, vol. I, 1926, p. 557.

[h] Crossing sweeps dans l’édition de 1892.

[i] Le pasteur William Weldone CHAMPNEYS (1807-1875) : recteur de St Mary’s, Whitechapel (1837-1860), fut l’un des premiers à créer des « écoles en haillons », ou écoles des pauvres, et une société de prévoyance ouvrière.

[j] Le rapport dont ce texte est extrait a paru d’abord dans l’hebdomadaire The Weekly Dispatch et a été repris par le Northern Star du 4 mai 1844, n° 338.

[k] Selon le journal of the Statistical Society of London, vol. 6, 1843, p. 246, le nombre des pauvres secourus s’élevait très exactement en 1842 à 1,429,356.

[l] Engels commet ici une légère erreur. Il existait bien une loi sur les pauvres en Écosse, mais ses dispositions différaient de celles de la loi anglaise.

[m] Dans l’édition de 1892 die au lieu de diese, ce qui ne modifie pas d’ailleurs le sens.

[n] Note de l’édition de 1887 : And it came in 1847 (Et elle vint en 1847).

[o] Un résumé de ce rapport a été publié dans le Manchester Guardian du 4 février 1843, p. 5, col. 6.

(...)
La bourgeoisie a aussi contesté vivement que les machines perfectionnées abaissent les salaires, alors que les ouvriers n’ont cessé de l’affirmer. Elle maintient qu’en dépit de la baisse du salaire aux pièces due au fait que la production est devenue plus facile, le salaire hebdomadaire a dans l’ensemble plutôt augmenté que diminué et que la situation de l’ouvrier loin d’empirer s’est plutôt améliorée. Il est difficile de voir ce qu’il en est réellement, car les ouvriers se réfèrent la plupart du temps à la baisse du salaire aux pièces ; cependant ce qui est certain, c’est que même le salaire hebdomadaire dans certaines branches a été abaissé par l’introduction de machines. Les ouvriers qu’on nomme les « fileurs fins » (ceux qui filent du fil fin sur la Mule) perçoivent, certes, un salaire élevé, 30 à 40 shillings par semaine, parce qu’ils possèdent une puissante association qui lutte pour maintenir le salaire des fileurs et que leur métier exige un pénible apprentissage ; mais les fileurs de gros fil qui doivent concur­rencer les machines automatiques (self-actors), inutilisables pour le fil fin, et dont le syndicat a été affaibli par l’introduction de ces machines, reçoivent en revanche un salaire très bas. Un fileur de métier à broche (Mule) m’a dit qu’il ne gagnait pas plus de 14 shillings par semaine et ceci corrobore les dires de Leach ; celui-ci affirme que dans plusieurs usines les fileurs de gros fil [f] gagnent moins de 16 et demi shillings par semaine et qu’un fileur qui gagnait 30 shillings, il y a 3 ans, n’arrive qu’à 12 et demi à peine actuellement ; que, l’an dernier il n’avait effectivement pas gagné davantage en moyenne. Il se peut que le salaire des femmes et des enfants ait moins baissé, mais pour la simple raison qu’il n’était pas bien élevé dès le début. Je connais plusieurs femmes qui sont veuves et ont des enfants et qui gagnent péni­blement 8 à 9 shillings par semaine ; quiconque connaît en Angleterre le prix des denrées les plus indispensables à l’existence m’accordera qu’elles ne peuvent pas en vivre ainsi décemment, elles et leur famille. En tout cas, l’affirmation unanime des ouvriers c’est que les perfectionnements mécaniques ont fait généralement baisser les salaires ; et dans toutes les réunions d’ouvriers des districts industriels, on peut entendre dire clairement que l’allégation de la bourgeoisie industrielle, selon laquelle la situation de la classe laborieuse se serait améliorée grâce à la fabrication mécanique est tenue par cette classe elle-même pour un pur mensonge. Mais quand même il serait vrai que seul le salaire relatif, le salaire aux pièces a baissé alors que la somme des gains hebdomadaires n’a pas varié, qu’en conclure ? Que les travailleurs ont dû regarder tranquillement ces Messieurs les industriels emplir leur bourse et tirer profit de tous les perfectionnements, sans qu’ils leur en cèdent la moindre parcelle ; dans sa lutte contre les travailleurs, la bourgeoisie oublie même les principes les plus communs de sa propre écono­mie politique. Elle qui ne jure que par Malthus objecte aux travailleurs dans son anxiété - les millions d’habitants qui sont venus accroître la population de l’Angleterre, où donc auraient-ils trouvé du travail sans les machines ? [4] Sottise ! Comme si la bourgeoisie ne savait pas elle-même très bien que sans les machines et l’essor industriel qu’elles ont suscité, ces « millions » n’auraient pas été mis au monde et n’auraient pas grandi ! La seule utilité que les machines aient eue pour les travailleurs, c’est qu’elles leur ont montré la nécessité d’une réforme sociale qui fasse travailler les machines non pas contre les ouvriers mais pour eux. Ces sages bourgeois n’ont qu’à demander aux gens qui, à Manchester et ailleurs, balayent les rues (il est vrai que maintenant c’est déjà de l’histoire ancienne, puisqu’on a inventé pour ce travail aussi des machines et qu’on les a mises en service [g] ) ou bien qui vendent dans les rues du sel, des allumettes, des oranges et des lacets, ou encore qui sont réduits à la mendicité, ce qu’ils ont été jadis - et combien répondront : ouvrier d’usine réduit au chômage par les machines [h] . Les conséquences du perfectionnement technique ne sont dans le régime social actuel que défavorables à l’ouvrier et souvent accablantes ; toute nouvelle machine provoque chômage, misère et détresse, et dans un pays comme l’Angleterre où, sans cela il existe toujours « une population excédentaire », le débauchage est dans la plupart des cas ce qu’il peut arriver de pire à un ouvrier. En dehors de cela, quel effet épuisant, énervant doit avoir sur des ouvriers dont la position n’est déjà pas solide, cette insécurité de l’existence qui résulte des progrès ininter­rompus du machinisme et du chômage qu’ils entraînent ! Ici encore l’ouvrier n’a que deux issues pour échapper au désespoir : la révolte intérieure et extérieure contre la bour­geoisie, ou bien la boisson, la débauche. Et c’est à ces deux solutions que les ouvriers ont recours. L’histoire du prolétariat anglais compte par centaines les émeutes contre les machi­nes et la bourgeoisie en général, quant à la débauche, nous en avons déjà parlé. Celle-ci elle-même n’est au fond qu’un autre aspect du désespoir.

Ceux qui mènent la vie la plus dure sont les ouvriers qui doivent lutter contre une machine en train de s’imposer. Le prix des articles qu’ils confectionnent s’aligne sur celui des articles que fabrique la machine et comme elle travaille à meilleur marché, l’ouvrier qui doit rivaliser avec elle est le plus mal payé. Cette situation est celle de tout ouvrier qui travaille sur une machine ancienne concurrencée par une machine plus récente et perfectionnée. C’est normal ; qui donc sinon lui, doit supporter le dommage ? L’industriel ne veut pas mettre sa machine au rebut, il ne veut pas non plus en supporter les inconvénients. Contre sa machine, qui n’est que matière morte, il ne peut rien ; par conséquent il s’en prend au travailleur qui, lui, est vivant, ce bouc émissaire de la société. Parmi les ouvriers concurrencés par les machines, les plus mal traités sont les tisserands manuels de l’industrie du coton. Ils sont les plus mal payés et, même en cas de plein emploi, il leur est impossible de gagner plus de 10 shillings par semaine. Un tissu après l’autre leur est disputé par le métier à tisser mécanique, et de plus, le tissage manuel est le dernier refuge de tous les travailleurs des autres branches devenus chômeurs, si bien que ce secteur est constamment surpeuplé. C’est pourquoi le tisserand manuel s’estime heureux, durant les périodes moyennes, quand il peut gagner 6 ou 7 shillings par semaine, et même pour gagner cette somme, il lui faut rester de 14 à 18 heures par jour à son métier. La plupart des tissus exigent par ailleurs un local humide, afin que le fil de trame ne se rompe pas à tout instant, et tant pour cette raison, qu’à cause de la pauvreté de l’ouvrier, qui ne peut se payer un meilleur logement, les ateliers des tisserands manuels n’ont le plus souvent ni plancher ni carrelage. J’ai visité de nombreuses habitations de tisserands manuels dans de méchantes cours et des ruelles reti­rées, habituellement au sous-sol. Il n’était pas rare qu’une demi-douzaine de ces tisserands ma­nuels, dont quelques-uns étaient mariés, vécussent ensemble dans un seul cottage qui n’avait qu’une ou deux salles de travail et une grande chambre à coucher pour tous. Leur nourriture consiste presque uniquement en pommes de terre, quelque fois un peu de porridge, rarement du lait, presque jamais de viande ; un grand nombre d’entre eux sont Irlandais ou d’origine irlandaise. Et ces pauvres tisserands manuels que chaque crise économique atteint en premier et laisse en dernier doivent servir d’arme à la bourgeoisie, afin que celle-ci puisse résister aux attaques dirigées contre le système industriel ! Voyez, s’écrie-t-elle triomphale­ment, voyez comme ces pauvres tisserands manuels en sont réduits à manquer de tout, alors que les ouvriers d’usine vivent fort bien, et maintenant jugez le système industriel [5] ! Comme si ce n’était pas précisément le système industriel et le machinisme - un de ses éléments - qui ont honteu­se­ment réduit les tisserands manuels à un si bas niveau de vie. Comme si la bour­geoisie ne le savait pas tout aussi bien que nous ! Mais il y va de l’intérêt de la bourgeoisie et alors elle n’en n’est pas à quelques mensonges et hypocrisies près.

Examinons de plus près le fait que les machines évincent de plus en plus l’ouvrier adulte. Le travail aux machines consiste principalement - aussi bien dans le filage que dans le tissage - à rattacher les fils qui cassent, puisque la machine fait tout le reste ; ce travail n’exige aucune force physique, mais des doigts agiles. Donc, non seulement les hommes n’y sont pas indispensables, mais en outre, le plus grand développement des muscles et des os de leurs mains, les rend moins aptes à ce travail que des femmes et des enfants ; ils sont donc tout naturellement presque totalement évincés de ce travail. Plus les gestes des bras, les efforts musculaires sont, par la mise en service de machines, accomplis par l’énergie hydraulique ou la force de la vapeur, et moins on a besoin d’hommes ; et comme les femmes et les enfants sont par ailleurs meilleur marché et plus habiles que les hommes dans ce genre de travail, ce sont eux qu’on emploie. Dans les filatures on ne trouve aux Throstles que des femmes et des jeunes filles, un fileur aux mules, un homme adulte (qui même disparaît s’il y a des seif-actors) et plusieurs piecers chargés de rattacher les fils ; le plus souvent ce sont des enfants ou des femmes, parfois de jeunes gens de 18 à 20 ans, de temps à autre un fileur âgé qui a perdu sa place [6] . Ce sont le plus souvent des femmes de 15 à 20 ans et plus qui travaillent au métier à tisser mécanique ; il y a aussi quelques hommes, mais qui conservent rarement cet emploi après leur 21e année. Aux machines à préfiler, on ne trouve également que des femmes, tout au plus y a-t-il quelques hommes pour affûter et nettoyer les machines à carder. En plus, les usines em­ploient un grand nombre d’enfants pour ôter et remettre les bobines (doffers) et quelques hommes adultes comme contremaîtres dans les ateliers, un mécanicien et un ouvrier spécia­liste pour la machine à vapeur, et aussi des menuisiers, un portier, etc... Mais le travail pro­pre­ment dit est fait par des femmes et des enfants. Cela aussi les indus­triels le nient, et ils ont publié l’an passé des statistiques importantes, tendant à démontrer que les machines ne supplantent pas les hommes. Il ressort des tableaux publiés qu’un peu plus de la moitié (52 %) de l’ensemble des ouvriers d’usine sont du sexe féminin et environ 48 % du sexe masculin et que plus de la moitié de ce personnel est âgée de plus de 18 ans [i] . Jusque-là, c’est parfait. Mais ces messieurs les industriels se sont bien gardés de nous dire quelle est, chez les adultes, la proportion d’hommes et de femmes. Or, c’est précisément là la question. De surcroît, ils ont manifestement fait entrer en ligne de compte les mécaniciens, menuisiers, et tous les hommes adultes qui, de quelque manière, avaient affaire avec leurs usines, y incluant peut-être même les secrétaires, etc... mais ils n’ont pas le courage de dire toute la vérité objective. Leurs renseignements du reste fourmillent d’erreurs, d’interpré­ta­tions fausses ou obliques, de calculs de moyennes, qui prouvent beaucoup pour le profane mais ne démon­trent rien pour qui est au courant, de silences justement sur les points essen­tiels : ils ne font que démontrer l’aveuglement égoïste et la malhonnêteté de ces industriels.

Nous emprunterons au discours dans lequel Lord Ashley présenta sa motion sur la journée de 10 heures, le 15 mars 1844 à la Chambre des Communes, quelques données qui n’ont pas été réfutées par les industriels sur l’âge des ouvriers et la proportion d’hommes et de femmes. Elles ne s’appliquent d’ailleurs qu’à une partie de l’industrie anglaise. Des 419,590 [j] ouvriers d’usine de l’empire britannique (en 1839), 192.887 (soit presque la moitié) étaient âgés de moins de 18 ans et 242.996 étaient du sexe féminin, dont 112,192 au-dessous de 18 ans ; d’après ces chiffres 80,695 ouvriers du sexe masculin ont moins de 18 ans, et 96,599 [k] sont adultes, c’est-à-dire 23 %, donc pas même le quart du total. Dans les fabriques de coton, 56 1/4% de l’ensemble du personnel étaient des femmes et il y en avait 69 ½% dans les fabriques de laine, 70 ½%, dans les fabriques de soieries, 70 ½% dans les filatures de lin. Ces chiffres suffisent à démontrer que les travailleurs adultes du sexe masculin sont évincés. Mais il n’y a qu’à entrer dans la première usine venue pour voir la chose effectivement confirmée. Le résultat inévitable, c’est ce bouleversement de l’ordre social existant, qui précisé­ment parce qu’il est imposé, a pour les ouvriers les conséquences les plus funestes. Le travail des femmes surtout désagrège complètement la famille ; car quand la femme passe quotidiennement 12 ou 13 heures à l’usine et que l’homme y travaille lui aussi là ou ailleurs, que deviennent les enfants ? Ils poussent, livrés à eux-mêmes comme de la mauvaise herbe, on les donne à garder au-dehors pour 1 ou 1 ½ shillings par semaine, et on imagine com­ment ils sont traités. C’est pourquoi se multiplient d’une façon effrayante, dans les districts industriels, les accidents dont les jeunes enfants sont victimes par manque de surveillance. Les listes établies par les fonctionnaires de Manchester chargés des constats de décès, indiquaient (selon le rapport du Fact. Inq. Comm. Rept. of Dr Hawkins, p. 3) : en 9 mois, 69 décès par brûlure, 56 par noyade, 23 consécutifs à une chute, 67 [l] pour des causes diverses ; donc en tout 215 [m] accidents mortels [7] , tandis qu’à Liverpool, qui n’est pas une ville manu­facturière, on n’avait à déplorer, en 12 mois, que 146 accidents mortels. Les accidents dans les mines de charbon ne sont pas inclus pour ces deux villes ; il faut remarquer que le coroner [n] de Manchester n’a pas Salford dans son ressort si bien que la population des deux districts est à peu près la même. Le Manchester Guardian, relate dans tous ses numéros, ou presque, un ou plusieurs cas de brûlure. Il va de soi que la mortalité générale des tout jeunes enfants augmente également en raison du travail des mères et des faits l’attestent de façon éclatante. Les femmes reviennent souvent à l’usine 3 ou 4 jours après l’accouchement, en laissant bien entendu leur nourrisson à la maison ; durant les heures de loisir elles courent en hâte chez elles pour allaiter l’enfant et manger elles-même un peu ; mais dans quelles conditions a lieu cet allaitement, on peut facilement l’imaginer ! Lord Ashley rapporte les déclarations de quelques ouvrières :

M.H. âgée de 20 ans a deux enfants, le plus petit est un nourrisson qui est gardé à la mai­son par l’autre un peu plus âgé ; elle part pour l’usine le matin peu après 5 heures et revient à 8 heures du soir durant la journée, le lait lui coule des seins au point que ses vêtements en sont trempés. -H.W. a trois enfants, quitte sa maison le lundi matin à 5 heures et ne revient que le samedi soir à 7 heures. Elle a alors tant de choses à faire pour ses enfants, qu’elle ne se couche pas avant 3 heures du matin. Il lui arrive souvent d’être trempée jusqu’aux os par la pluie et de travailler dans cet état. « Mes seins m’ont fait horriblement souffrir ; et je me suis trouvée inondée de lait [o] ».
L’emploi de narcotiques dans le but de faire tenir les enfants tranquilles n’est que trop favorisé par cet infâme système et il est maintenant vraiment très répandu dans les districts industriels ; le Dr Johns, inspecteur en chef du district de Manchester, est d’avis que cette coutume est une des causes essentielles des convulsions mortelles très fréquentes [p] . Le travail de la femme à l’usine désorganise inévitablement la famille et cette désorganisation a, dans l’état actuel de la société qui repose sur la famille, les conséquences les plus démoralisantes aussi bien pour les époux que pour les enfants. Une mère qui n’a pas le temps de s’occuper de son enfant, de lui prodiguer durant ses premières années, les soins et la tendresse les plus normaux, une mère qui peut à peine voir son enfant ne peut pas être une mère pour lui, elle devient fatalement indifférente, le traite sans amour, sans sollicitude, comme un enfant étranger ; et des enfants qui grandissent dans ces conditions sont plus tard tout à fait perdus pour la famille, ils sont incapables de se sentir chez eux dans le foyer qu’ils fondent eux-mêmes, parce qu’ils n’ont connu qu’une existence isolée ; ils contribuent nécessairement à la destruction de la famille d’ailleurs générale chez les ouvriers. Le travail des enfants entraîne une désorganisation analogue de la famille. Lorsqu’ils parviennent à gagner plus qu’ils ne coûtent à leurs parents pour les entretenir, ils commencent à remettre aux parents une certaine somme pour la nourriture et le logis et dépensent le reste pour eux. Et ceci se produit souvent dès qu’ils ont 14 ou 15 ans (Power : Rept. on Leeds, passim ; Tufnell : Rept. on Manchester, p. 17 etc... dans le rapport de fabri­que). En un mot, les enfants s’émancipent et considèrent la maison paternelle comme une pension : il n’est pas rare qu’ils l’abandonnent pour une autre si elle ne leur plaît pas.

Dans bien des cas, la famille n’est pas tout à fait désagrégée par le travail de la femme mais tout y est mis sens dessus dessous. C’est la femme qui nourrit sa famille et l’homme qui reste à la maison, garde les enfants, balaye les pièces et fait la cuisine. Ce cas est très, très fréquent ; à Manchester seulement, on pourrait dénombrer plusieurs centaines de ces hommes, condamnés aux travaux domestiques. On peut aisément imaginer quelle légitime indignation cette castration de fait suscite chez les ouvriers, et quel bouleversement de toute la vie de famille il en résulte, alors que les autres conditions sociales restent les mêmes. J’ai sous les yeux la lettre d’un ouvrier anglais, Robert Pounder, Baron’s Buildings, Woodhouse Moor Side, à Leeds (la bourgeoisie peut toujours aller l’y rechercher, c’est pour elle que j’indique l’adresse exacte) que celui-ci adressa à Oastler, et dont je ne peux rendre qu’à demi le naturel ; on peut à la rigueur en imiter l’orthographe, mais le dialecte du Yorkshire est intraduisible [q] . Il y raconte comment un autre ouvrier de sa connaissance, parti à la recherche de travail a rencontré un vieil ami à St Helen dans le Lancashire.

« Eh bien, Monsieur, il l’a trouvé, et quand il est arrivé à sa baraque, qu’est-ce que c’était, pensez donc, eh ben une cave basse et humide ; la description qu’il donna des meubles était la suivante : 2 vieilles chèses, une table ronde à 3 pié, une quesse, pas de lit mais un tât de vieille paille dans un coin avec une père de drat de lie sale dessu, et 2 bou de boit à la cheminai et quand mon povre ami entrat, le povre jack était assit sur le boit prai du feu, et qu’est-ce que vous croié qu’i fesait ? il était là et il raccmodait les bas de sa fame avec l’aiguille à reprisé et quan il a vu son vieil ami sur le seuille, il a essaillé de le cacher, mait Joé, s’ait son nom à mon ami, il a ben vu, et il a di : jack, Bon Dieu, qu’est qu’tu fait, où qu’est ta fame ? qu’est qu’c’est ce travail qu’tu fait ? Ce povre jack a eut onte et i dit, non, je sait bien, c’est pas mon travaille, mait ma povre fame elle est à l’usine elle doit y allé à 5 heures et demi et travaille jusqu’à 8 heures du soire et elle ait tellement à plat qu’ê peut rien faire, quand elle rentre à la méson, je doit faire tout pour elle ce que je peut, passque j’ai pat de travaille et j’en ai pas ut depuis pu de troit ans et j’en trou’vrai pu de toute ma vie et pi il a pleuré une grosse larme. Ah mon Joé qu’il a dit, y a assé de travaille pour les femmes et les gosses dans la région mais y en a pat pour les homes ; c’est pu facile de trouvé cent livres sur la route que du travaille mai j’auré pas crut que toit ou un autre vous m’orié vu entrain de r’prisé les ba de ma fame passe que c’est du mauvais travaille, mé elle peut presque pu tenir su ses jambes et j’ai peur qu’elle tombe tout à fai malade et là j’sais pu ce qu’on va devenir passque ça fait lontant que c’est elle qu’ait l’homme dans la méson ; et c’est moi qu’é la fame ; c’est pas du travaille, Joé et i s’est mit à pleuré a chaudes larmes et i dit mait ça pas été toujour comme sa ; non jack, dit Joé, et comment qu’ t’a fait pour vivre quand c’est qu’tavait pas de travaille ; j’vais te l’dire Joé, comme ci comme ça, mais ça allé pluto mal, tu sais quant on s’est marié, j’avais bien du travaille, et tu sait que j’ai jamé été feignant mais non, t’at jamé été feignant ; et pi on avait une belle méson meublé et Mary n’avé pas besoin de travaillé, moi j’pouvé travaillé pour nou deu, et maintenant c’est l’monde à Lanver ; Mary faut qu’elle travail et moi resté ici pour gardé les enfants et balaillé, et lavé et faire la popote, et raccmodé, passque quant la povre fame rentre à la méson le soire elle est fatigué et claqué ; tu sait Joé c’est dure quant qu’on a été abitué autremant ; Joé dit : oui mon gars, c’est dure, et jack recommança a pleuré et il auré voulu jamais avoire été marié et jamais été né, mais il auré jamé cru quand il a marié la Mary que tout ça seré arriver. Qu’ès que j’ai pu pleuré a cause de tout ça, dit le jack, et ben Monsieur, quand Joé il a entendu sa, i m’a dit qu’il avait maudi et envoyé à tous les diables les usines et les industrielles et le gouvairnement avec tous les jurons qu’il avait aprit depuis sa jeunaisse dans les usines [r] .
Peut-on imaginer une situation plus absurde, plus insensée, que celle que décrit cette lettre ? Et cependant, cette situation qui ôte à l’homme son caractère viril et à la femme sa féminité sans être en mesure de donner à l’homme une réelle féminité et à la femme une réelle virilité, cette situation qui dégrade de la façon la plus scandaleuse les deux sexes et ce qu’il y a d’humain en eux, c’est la conséquence dernière de notre civilisation tant vantée, l’ultime résultat de tous les efforts accomplis par des centaines de générations pour améliorer leur vie et celle de leurs descendants ! Il nous faut ou bien désespérer tout à fait de l’huma­nité, de sa volonté et de sa marche en avant, en voyant les résultats de notre peine et de notre travail tournés ainsi en dérision ; ou alors il nous faut admettre que la société humaine a fait fausse route jusqu’ici dans sa quête du bonheur ; il nous faut reconnaître qu’un bouleverse­ment si complet de la situation sociale des deux sexes ne peut que provenir du fait que leurs rapports ont été faussés dès le début. Si la domination de la femme sur l’homme, que le système industriel a fatalement engendrée, est inhumaine, la domination de l’homme sur la femme telle qu’elle existait auparavant est nécessairement inhumaine aussi. Si la femme peut maintenant comme jadis l’homme, fonder sa domination sur le fait qu’elle apporte le plus, et même tout, au fonds commun de la famille, il s’ensuit nécessairement que cette communauté familiale n’est ni véritable, ni rationnelle puisqu’un membre de la famille peut encore tirer vanité d’apporter la plus grande part à ce fonds. Si la famille de la société actuelle se désagrège, cette désagrégation montre précisément qu’au fond, ce n’est pas l’amour familial qui était le lien de la famille, mais l’intérêt privé nécessairement conservé dans cette fausse communauté de biens [8] . Les mêmes rapports doivent aussi exister également entre les enfants et leurs parents quand ceux-ci sont chômeurs et qu’ils les entretiennent à moins qu’ils ne leur payent pension, comme on l’a vu plus haut. Le Dr Hawkins témoigne dans le rapport de fabrique que cette situation se rencontre assez souvent et est de notoriété publique à Manchester [s] . Tout comme plus haut la femme, ce sont ici les enfants qui sont les maîtres de la maison, ce dont Lord Ashley donne un exemple dans son discours (session de la Chambre des Communes du 15 mars 1844). Un homme avait tancé d’importance ses deux filles parce qu’elles étaient allées dans un cabaret, et celles-ci déclarèrent qu’elles en avaient assez d’être commandées : « Damn you, we have you to keep [t] » et puis aussi elles voulaient profiter un peu de l’argent gagné au travail ; elles quittèrent la maison paternelle abandonnant père et mère à leur sort.

Les femmes célibataires qui ont grandi dans les usines ne sont pas mieux loties que les femmes mariées. Il va de soi qu’une fille qui a travaillé à l’usine depuis l’âge de neuf ans n’a pas eu la possibilité de se familiariser avec les travaux domestiques ; de là vient que les ouvrières d’usine sont dans ce domaine tout à fait inexpérimentées et tout à fait inaptes à faire de bonnes ménagères. Elles ne savent ni coudre, ni tricoter, ni faire la cuisine ou la lessive ; les besognes les plus ordinaires d’une ménagère leur sont inconnues, et elles ignorent totalement comment on doit s’y prendre avec les tout jeunes enfants. Le rapport de la Fact. Inq. Comm. en donne des douzaines d’exemples, et le Dr Hawkins, commissaire pour le Lancashire, exprime ainsi son opinion (p. 4 du rapport) :

Les filles se marient jeunes et sans réfléchir elles n’ont ni les moyens ni le temps ni l’occasion d’apprendre les tâches ordinaires de la vie domestique, et même si elles les connaissaient, elles n’auraient pas le temps, une fois mariées de vaquer à ces tâches. La mère est séparée de son enfant plus de douze heures par jour ; l’enfant est mis en pension chez une jeune fille ou une vieille femme qui le garde ; par surcroît, la demeure des ouvriers d’usine n’est que trop rarement un foyer agréable (home) c’est souvent une cave où il n’y a ni usten­siles de cuisine, ni rien pour la lessive, pour coudre ou ravauder, où manque tout ce qui pour­rait rendre l’existence agréable et confortable, tout ce qui pourrait rendre le foyer attrayant. Pour ces raisons et d’autres encore, en particulier pour que les jeunes enfants aient plus de chances de survie, je ne peux que souhaiter et espérer qu’un jour viendra où les femmes seront exclues des usines.
Pour les exemples isolés et les témoignages cf. Fact. Inq. Comm. Report, Cowell evid. : pp. 37, 38, 39, 72, 77, 50 ; Tufnell evid. : pp. 9, 15, 45, 54, etc... [u]

Mais tout cela n’est rien. Les conséquences morales du travail des femmes en usine sont bien pires encore. La réunion de personnes des deux sexes et de tous âges dans un même atelier, l’inévitable promiscuité qui en résulte, l’entassement dans un espace réduit de gens qui n’ont eu ni formation intellectuelle ni formation morale, ne sont pas précisément faits pour avoir un effet favorable sur le développement du caractère féminin. L’industriel, même s’il y prête attention, ne peut intervenir que lorsque le scandale est flagrant ; il ne saurait être au courant de l’influence permanente, moins évidente, qu’exercent des carac­tères dissolus sur les esprits plus moraux et en particulier sur les plus jeunes ; et par conséquent il ne peut la prévenir. Or, c’est cette influence qui est justement la plus néfaste. Le langage employé dans les usines, a-t-on rapporté de divers côtés aux commissaires de fabrique en 1833, est « inconvenant », « mauvais », « malpropre » etc... (Cowell. evid. : pp. 35, 37 et en bien d’autres passages). La situation est en plus petit celle que nous avons constatée en grand dans les grandes villes. La concentration de la population a le même effet sur les mêmes personnes, que ce soit dans une grande ville ou dans une usine relativement petite. Si l’usine est petite, la promiscuité est plus grande et les rapports inévitables. Les conséquences ne se font pas attendre. Un témoin de Leicester a dit qu’il préférerait voir sa fille mendier plutôt que de la laisser aller à l’usine, que l’usine est un véritable enfer, que la plupart des filles de joie de la ville doivent leur état à leur fréquentation de l’usine (Power evid. : p. 8) ; un autre à Manchester, « n’a aucun scrupule à affirmer que les trois quarts des jeunes ouvrières d’usine de 14 à 20 ans ne sont plus vierges » ; (Cowell evid. : p. 57). Le commissaire Cowell émet l’opinion que la moralité des ouvriers d’usine se situe un peu au-dessous de la moyenne de la classe laborieuse (p. 82) et le Dr Hawkins dit (Rept. p. 4) :

Il est difficile de donner une estimation chiffrée de la moralité sexuelle, mais si j’en crois mes propres observations, l’opinion générale de ceux à qui j’en ai parlé, ainsi que la teneur des témoignages qu’on m’a fournis, l’influence de la vie en usine sur la moralité de la jeunesse féminine semble justifier un point de vue tout à fait pessimiste.
Il va de soi que la servitude de l’usine comme toute autre et même plus que toute autre confère au patron le jus primae noctis [v] . A cet égard aussi l’industriel est le maître du corps et des charmes de ses ouvrières. La mise à la porte est une sanction suffisante pour réduire dans neuf cas sur dix, sinon dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, toute résistance de la part de filles qui, par surcroît, n’ont pas de dispositions particulières à la chasteté. Si l’industriel est assez infâme (et le rapport de la commission cite plusieurs cas de ce genre), son usine est en même temps son harem [w] ; que tous les industriels ne fassent pas usage de leur droit ne change rien à la situation des jeunes filles. Aux débuts de l’industrie manufacturière, à l’épo­que où la plupart des industriels étaient des parvenus sans éducation qui ne respectaient pas les règles de l’hypocrisie sociale, ils ne se laissaient arrêter par rien dans l’exercice de leur droit « bien acquis ».

Afin de bien juger des effets du travail en usine sur l’état physique des femmes, il sera nécessaire d’examiner tout d’abord le travail des enfants et la nature même du travail. Dès le début de la nouvelle industrie ceux-ci ont été employés en usine ; au commencement, en raison des petites dimensions des machines (devenues plus tard beaucoup plus importantes), c’étaient presque exclusivement des enfants qu’on faisait travailler ; on allait les chercher dans les maisons d’assistance et on les louait comme « apprentis » par troupes entières pour de longues années chez les industriels. Ils étaient logés et habillés collectivement et devenaient, bien entendu, entièrement les esclaves de leurs patrons qui les traitaient avec une brutalité et une barbarie extrêmes. Dès 1796, l’opinion publique manifesta si énergiquement son mécon­tentement par la voix du Dr Percival et de sir R. Peel (père du ministre actuel et lui-même fabricant de cotonnades) que le Parlement vota en 1802 un Apprentice Bill [x] (loi sur les apprentis), qui mit un terme aux abus les plus criants. Peu à peu, la concurrence des tra­vail­­leurs libres se fit sentir et tout le système de « l’apprentissage » disparut progressive­ment. Peu à peu on construisit les usines surtout dans les villes, on agrandit les machines et on bâtit des locaux plus aérés et plus sains ; il y eut davantage de travail pour les adultes et les jeunes gens ; proportionnellement, le nombre des enfants employés diminua un peu tandis que s’élevait un peu l’âge moyen auquel on commençait à travailler. On n’employa alors que peu d’enfants au-dessous de huit ou neuf ans. Plus tard, le pouvoir législatif intervint encore à plusieurs reprises, comme nous le verrons, pour protéger les enfants contre la rapacité de la bourgeoisie.

La mortalité élevée qui sévit parmi les enfants des ouvriers, et particulièrement des ouvriers d’usine, est une preuve suffisante de l’insalubrité à laquelle ils sont exposés durant leurs premières années. Ces causes agissent également sur les enfants qui survivent mais évidemment leurs effets sont alors un peu plus atténués que sur ceux qui en sont les victimes. Dans le cas le plus bénin, ils entraî­nent une prédisposition à la maladie ou un retard dans le développement et, par conséquent, une vigueur physique inférieure à la normale. L’enfant d’un ouvrier, à neuf ans, grandi dans le dénuement, les privations et les vicissitudes de l’existence, dans l’humidité, le froid et le manque de vêtements, est loin d’avoir la capacité de travail d’un enfant élevé dans de bonnes conditions d’hygiène. A neuf ans, on l’envoie à l’usine, il y travaille journellement six heures et demie (jadis huit heures et auparavant de douze à quatorze heures, voire seize heures) jusqu’à l’âge de treize ans ; à partir de ce moment jusqu’à dix-huit ans, il travaille douze heures ; aux facteurs d’affaiblissement qui persistent, vient s’ajouter le labeur. On ne saurait, certes, nier qu’un enfant de neuf ans, même celui d’un ouvrier, puisse supporter un travail quotidien de six heures, et demie sans qu’en résultent pour son développement des effets néfastes visibles, et dont ce travail serait la cause évidente ; mais on avouera que le séjour dans l’atmosphère de l’usine, étouffante, humide et souvent d’une chaleur moite, ne saurait en aucun cas, améliorer sa santé. De toute façon, c’est faire preuve d’irresponsabilité que de sacrifier à la cupidité d’une bourgeoisie insensible les années des enfants qui devraient être consacrées exclusivement à leur développement physique et intellectuel, de priver les enfants d’école et de grand air, pour les exploiter au profit de messieurs les industriels. Bien sûr, la bourgeoisie nous dit : « Si nous n’employons pas les enfants dans les usines, ils reste­ront dans des conditions de vie défavorables à leur déve­lop­pement », et dans l’ensemble c’est exact - mais que signifie cet argument, ramené à sa juste valeur, sinon que la bourgeoisie place d’abord les enfants d’ouvriers dans de mauvaises con­di­tions d’existence, et qu’en plus elle, exploite ensuite ces mauvaises conditions à son profit ; elle invoque un fait dont elle est aussi coupable que du système industriel, elle excuse la faute qu’elle commet aujourd’hui par celle qu’elle a commise hier. Si la loi sur les usines ne leur liait pas quelque peu les mains, vous verriez comment ces bourgeois « bienveillants » et « humains », qui n’ont au fond édifié leurs usines que pour le bien des travailleurs, vous verriez comment ils prendraient la défense des intérêts des travailleurs : Voyons un peu comment ils ont agi, avant d’avoir sur les talons l’inspecteur de fabrique ; leur propre témoignage, le rapport de la commis­sion de fabrique de 1833, doit les confondre.

Le rapport de la Commission Centrale constate que les fabricants se mirent à employer des enfants rarement de cinq ans, fréquemment de six ans, très souvent de sept ans, le plus souvent de huit ou neuf ans ; que la durée du travail atteint souvent de quatorze à seize heures par jour (non compris les heures pour les repas), que les industriels toléraient que les surveillants frappent et maltraitent les enfants, et qu’eux-mêmes souvent agissaient de même ; on rapporte même le cas d’un industriel écossais qui poursuivit à cheval un ouvrier de seize ans qui s’était enfui, le ramena en le forçant à courir devant lui à l’allure de son cheval au trot et en le frappant continuellement à tour de bras avec un long fouet. (Stuart evid. : p. 35 [y] ). Dans les grandes villes où les ouvriers résistaient davantage, de tels cas étaient, il est vrai, moins fréquents. Cependant, même cette longue journée de travail ne suffisait pas à la voracité des capitalistes. Il fallait par tous les moyens faire en sorte que le capital investi dans les bâtiments et les machines fût rentable, il fallait le faire travailler le plus possible. C’est pourquoi les industriels introduisirent le scandaleux système du travail de nuit ; chez quelques-uns, il y avait deux équipes d’ouvriers, chacune assez forte pour faire marcher toute l’usine ; l’une travaillait les douze heures de jour, l’autre les douze heures de nuit. On imagine aisément les conséquences que devaient fatalement avoir sur l’état physique des enfants surtout - petits et grands - et même des adultes, cette privation permanente du repos nocturne qu’aucun sommeil diurne ne saurait remplacer. Surexcitation de tout le système nerveux, lié à un affaiblissement et à un épuisement de tout le corps, tels étaient les résultats inévitables. Il faut y ajouter l’encouragement et l’excitation à l’alcoolisme, au dérèglement sexuel ; un indus­triel atteste (Tufnell : evid. p. 91) que durant les deux années où il faisait travailler de nuit il naquit deux fois plus d’enfants illégitimes et que l’immoralité s’aggrava au point qu’il dut renoncer au travail de nuit. D’autres industriels usaient d’un procédé plus barbare encore ; ils faisaient travailler de nombreux ouvriers trente à quarante heures d’affilée et ce plusieurs fois par semaine, en mettant sur pied des équipes de remplacement incomplètes qui n’avaient pour but que de remplacer chaque fois une partie seulement des ouvriers pour leur permettre de dormir quelques heures. Les rapports de la commission sur ces actes de barbarie et leurs conséquences dépassent tout ce qu’il m’a été donné de connaître dans ce domaine. Des hor­reurs telles que celles qui sont relatées ici ne se retrouvent nulle part, et nous verrons que la bourgeoisie ne cesse d’invoquer le témoignage de la commission en sa faveur. Les consé­quences de semblables méfaits ne se firent pas attendre : les commissaires rapportent qu’ils ont eu sous les yeux une foule d’infirmes dont l’infirmité provenait indubitablement des longues heures de travail. Cette infirmité consiste le plus souvent dans une déviation de la colonne vertébrale et une déformation des jambes et elle est décrite en ces termes par Francis Sharp, M. R. C. S. (membre du collège royal de chirurgie) :

Je n’avais encore jamais constaté la déformation de l’extrémité inférieure du fémur avant de venir à Leeds. J’ai cru d’abord qu’il s’agissait de rachitisme, mais le grand nombre des malades qui se présentaient à l’hôpital et l’apparition de cette maladie à un âge (de huit à quatorze ans) où les enfants ne sont habituellement plus sujets au rachitisme, ainsi que le fait que ce mal avait débuté seulement depuis que les enfants travaillaient à l’usine, m’incitèrent bientôt à modifier mon opinion. J’ai vu jusqu’à présent, environ une centaine de cas de ce genre, je puis affirmer de la façon la plus catégorique que ce sont là les suites de surmenage physique ; autant que je sache il s’agissait là uniquement d’enfants travaillant dans des usines, et eux-mêmes voient là l’origine de leur mal. Le nombre des cas de déviation de la colonne vertébrale - conséquence manifeste d’une trop longue station debout - que j’ai constatés ne doit pas être inférieur à 300 (Dr Loudon evid. : pp. 12, 13) [z] .
Le Dr Hey de Leeds, médecin de l’hôpital durant dix-huit ans s’exprime de même :

Déformations de la colonne vertébrale très fréquentes chez les ouvriers. Quelques-unes, suites d’un simple surmenage, d’autres conséquence d’un travail pro­lon­gé sur une constitution originairement faible ou affaiblie par une mauvaise nourri­ture. Les estropiés semblaient être plus fréquents que ces malades ; les genoux étaient tordus en dedans, les tendons des chevilles très fréquemment relâchés et disten­dus et les os longs des jambes, tordus. C’étaient surtout les extrémités de ces os longs qui étaient déformées et hypertrophiées, et ces patients venaient d’usi­nes où l’on travaillait souvent très longtemps (Dr Loudon evid. : p. 16).
Les chirurgiens Beaumont et Sharp de Bradford s’expriment dans le même sens. Les rapports des commissaires Drinkwater, Power et du Dr Loudon contiennent une foule d’exemples de semblables malformations, ceux de Tufnell et du Dr Sir David Barry qui s’intéressent moins à ce cas particulier, en contiennent quelques-uns (Drinkwater evid. : p. 69 ; deux frères : pp. 72, 80, 146, 148, 150 ; deux frères : pp. 155 et bien d’autres ; Power evid. pp. 63, 66, 67 ; deux exemples : p. 68 ; trois exemples : p. 69 deux exemples à Leeds : pp. 29, 31, 40, 43, 53 et suivantes ; Dr Loudon evid. : pp. 4, 7 quatre exemples ; p. 8 plusieurs exem­ples etc ... Sir D. Barry : pp. 6, 8, 13, 21, 22, 44, 55 trois exemples ; etc... Tufnell : pp. 5, 16 ; etc...). Les commissaires pour le Lancashire Cowell, Tufnell et Dr Hawkins ont négligé presque complètement cet aspect des conséquences médicales du système industriel, bien que ce district puisse parfaitement rivaliser avec le Yorkshire quant au nombre de ses infirmes. Je me suis rarement promené dans Manchester sans croiser trois ou quatre estropiés souffrant précisément de la déformation de la colonne vertébrale et des jambes qui vient d’être décrite et c’est un détail que j’ai souvent observé et que j’ai eu l’occasion d’observer. Je connais personnellement un infirme qui répond exactement à la description faite plus haut par le Dr Hey et qui s’est estropié à l’usine de M. Douglas, à Pendleton, lequel jouit encore parmi les ouvriers de la plus enviable réputation pour avoir exigé jadis un travail qui se prolongeait pendant des nuits entières. A l’aspect de cette catégorie d’infirmes, on voit tout de suite, d’où provient leur déformation, ils ont tous la même silhouette, les genoux sont fléchis vers l’intérieur et vers l’arrière, les pieds tournés vers l’intérieur, les articulations déformées et grosses, et souvent la colonne vertébrale est déviée en avant ou de côté. Mais ce sont ces bons industriels philanthropes du district de Macclesfield, où l’on travaille la soie, qui semblent y avoir été le plus fort, ce qui vient aussi du fait que de très jeunes enfants de cinq ou six ans travaillaient dans ces usines. Parmi les témoignages annexes du commissaire Tufnell nous trouvons la déposition d’un chef d’atelier Wright (p. 26), dont les deux sœurs avaient été estropiées de la plus honteuse façon et qui avait compté un jour le nombre d’estropiés dans plusieurs rues, dont quelques-unes des plus propres et des plus coquettes de Macclesfield ; il en avait trouvé dix dans Townley Street, cinq dans George’s Street, quatre dans Charlotte Street, quinze dans Watercots, trois dans Bank Top, sept dans Lord Street et douze dans Mill Lane, deux dans Great Georges Street, deux à l’hospice des Pauvres, un à Park Green et dans Pickford Street deux infirmes dont les familles avaient été unanimes à déclarer que ces malformations résultaient d’un travail excessif dans les usines à tramer la soie ; p. 27, on cite le cas d’un garçon qui était si estropié, qu’il ne pouvait gravir un escalier, et on mentionne des cas de fillettes présentant des malformations du dos et des hanches.

Ce travail excessif provoque également d’autres déformations, en particulier les pieds plats, affection très souvent constatée par Sir D. Barry (par ex. pp. 21 et suivantes ; deux fois) et que les médecins et chirurgiens de Leeds (Loudon, pp. 13, 16 etc...) donnent égale­ment comme très fréquente. Dans les cas où une constitution plus robuste, une nourriture meilleure et d’autres facteurs ont permis au jeune ouvrier de résister à ces effets-là d’une exploitation barbare, nous constatons au moins des douleurs dans le dos, dans les hanches et les jambes, des chevilles enflées, des varices, ou bien de larges ulcérations persistantes aux cuisses et aux mollets. Ces maux sont quasi-communs chez les ouvriers ; les rapports de Stuart, Mackintosh, Sir D. Barry contiennent des centaines d’exemples, et même, ils ne con­naissent pour ainsi dire pas d’ouvrier qui ne souffre de quelqu’une de ces affections et dans les autres rapports, la présence des mêmes conséquences est attestée au moins par plusieurs médecins. Les rapports concernant l’Écosse, établissent de façon indubitable grâce à d’in­nom­brables exemples, qu’un travail de treize heures provoque même chez des ouvriers de dix-huit à vingt-deux ans des deux sexes, pour le moins ces effets-là, aussi bien dans les filatures de lin de Dundee et de Dunfermline, que dans les usines cotonnières de Glasgow et de Lanark.

Tous ces maux s’expliquent facilement par la nature du travail en usine qui est, certes, selon le mot des industriels, très « facile », mais qui est précisément par sa facilité plus épuisant que tout autre [aa] . Les ouvriers ont peu de choses à faire mais sont contraints, de rester constamment debout sans pouvoir s’asseoir. Quiconque s’assied sur le rebord d’une fenêtre ou sur un panier est puni ; cette perpétuelle station debout, cette pression mécanique permanente de la partie supérieure du corps sur la colonne vertébrale, sur les hanches et les jambes produit obligatoirement les effets mentionnés plus haut. Cependant, cette station debout n’est pas indispensable au travail, et du reste on a installé des sièges, du moins dans les ateliers à doubler de Nottingham (ce qui a pour conséquence l’absence de ces maux, par conséquent les ouvrières y sont disposées à fournir un long travail), mais dans une usine où l’ouvrier ne travaille que pour le bourgeois et a peu d’intérêt à bien faire son travail, il en ferait certainement plus d’usage qu’il ne serait agréable et avantageux pour l’industriel ; les ouvriers doivent donc sacrifier la santé de leurs membres afin que soit gâchée un peu moins de la matière première du bourgeois [9] . Cette longue et permanente station debout provoque, s’ajoutant à l’atmosphère généralement mauvaise des usines, un épuisement considérable de toute l’énergie physique et par suite toutes sortes de maux moins localisés que généralisés. L’atmosphère des usines est habituellement à la fois chaude et humide, plutôt plus chaude qu’il n’est nécessaire et si l’aération n’est pas très bonne, elle est très impure, étouffante, pauvre en oxygène, pleine de poussières et de vapeurs d’huile des machines qui souille pres­que partout le sol, y pénètre et y rancit ; quant aux ouvriers ils sont peu vêtus en raison de la chaleur, et ils prendraient automatiquement froid si la température de la pièce ne restait pas constante ; mais dans cette chaleur, le moindre courant d’air leur paraît désagréable, l’affai­blissement progressif qui gagne insidieusement toutes les fonctions organiques, diminue la chaleur animale qui doit être alors maintenue de l’extérieur ; et c’est pourquoi l’ouvrier préfère rester dans cette atmosphère chaude de l’usine, toutes fenêtres fermées. Vient s’y ajouter l’effet du brusque changement de température lorsque l’ouvrier quitte l’atmosphère très chaude de l’usine pour gagner l’air glacial ou bien froid et humide du dehors, l’impos­si­bilité pour l’ouvrier de bien se protéger de la pluie et de changer de vêtements lorsque ceux-ci sont mouillés ; tous ces facteurs provoquent constamment des re­froi­dissements. Et lorsqu’on songe que, malgré tout, ce travail ne sollicite et ne fait réelle­ment travailler presque aucun muscle du corps, si ce n’est peut-être ceux des jambes, que rien ne contrecarre l’effet anémiant et épuisant des facteurs énumérés plus haut, mais qu’au con­traire fait défaut tout exercice qui pourrait donner de la vigueur aux muscles, de l’élasticité et de la fermeté aux tissus ; que depuis sa jeunesse l’ouvrier n’a jamais eu le temps de faire le moindre exercice au grand air, on ne s’étonnera plus de la quasi-unanimité avec laquelle les médecins déclarent dans le rapport sur les usines, qu’ils ont constaté particuliè­rement chez les ouvriers d’usine un manque considérable de résistance aux maladies, un état dépressif général affectant toutes les activités vitales, un relâchement persistant des forces intellectuelles et physiques. Écoutons tout d’abord sir D. Barry :

Les influences défavorables du travail en usine sur les ouvriers sont les sui­vantes : 1) la nécessité absolue de rythmer leurs efforts physiques et intellectuels sur les mouvements de machines mues par une force régulière et infatigable ; 2) la station debout qu’il faut endurer durant des périodes anormalement longues et trop rapprochées ; 3) la privation de sommeil (en raison d’un travail trop long, ou de la douleur dans les jambes et de malaises physiques généralisée) [ab] . Il faut y ajouter en outre l’effet des ateliers souvent bas de plafond, exigus, poussiéreux ou humides, un air malsain, une atmosphère surchauffée, une transpiration continuelle. C’est pour­quoi les jeunes garçons en particulier, à de très rares exceptions près, perdent très vite les joues roses de l’enfance et deviennent plus pâles et plus malingres que d’autres garçons. Même l’apprenti du tisserand manuel qui reste pieds nus sur le sol de terre battue de l’atelier, conserve une meilleure mine, parce qu’il va de temps à autre au grand air. Mais l’enfant qui travaille en usine n’a pas un instant de loisir, si ce n’est pour manger et il ne sort jamais à l’air libre, sinon pour aller manger. Tous les fileurs adultes du sexe masculin sont pâles et maigres, ils souffrent d’un appétit capricieux et d’une mau­vaise digestion ; et comme ils ont tous grandi à l’usine depuis leur jeunesse et que parmi eux il y a peu ou point d’hommes de haute taille et de constitution athlé­tique, on est en droit d’en conclure que leur travail est très défavorable au développement de la constitution masculine. Les femmes supportent bien mieux ce travail [ac] .
(Tout à fait naturel, mais nous verrons qu’elles ont aussi leurs maladies) (General Report by Sir D. Barry).

De même Power :

Je puis réellement affirmer que le système manufacturier a provoqué à Bradford une foule d’estropiés... et que les effets physiques d’un labeur très long ne se mani­festent pas seulement sous l’aspect de déformations réelles, mais aussi de façon beaucoup plus générale, par l’arrêt de la croissance, l’affaiblissement des mus­cles et la débilité. (Power, Report, p. 74).
Voici encore le chirurgien [10] F. Sharp, de Leeds, que nous avons déjà cité :

Lorsque je quittai Scarborough pour m’installer à Leeds, je fus immédiatement frappé par le fait que les enfants ont ici généralement la mine beaucoup plus pâle et que leurs tissus sont beaucoup moins fermes que ceux de Scarborough et des envi­rons. J’ai trouvé également que beaucoup d’enfants sont pour leur âge exception­nel­le­ment petits... J’ai constaté d’innom­bra­bles cas de scrofules, d’affections pulmo­naires, mésentériques et des cas de mauvaise digestion, dont je pense, en tant que médecin, qu’ils sont provoqués sans aucun doute par le travail en usine. je crois que le travail prolongé affaiblit l’énergie nerveuse du corps et prépare le terrain à de nombreuses maladies ; sans l’afflux perpétuel de gens de la campagne, la race des ouvriers d’usine dégénérerait bientôt complètement.
Beaumont, chirurgien à Bradford, s’exprime dans les mêmes termes

À mon avis, le système du travail en usine en vigueur ici, provoque une atonie ca­rac­téristique de tout l’organisme et rend les enfants extrêmement vulnérables aux épidémies ainsi qu’aux maladies accidentelles... je considère que l’absence de toute réglementation appropriée de l’aération et de la propreté des usines est réellement l’une des causes principales de cette morbidité particulière ou de cette réceptivité aux affections pathologiques que j’ai constatée si fréquemment dans ma pratique.
De même voici le témoignage de William Sharp junior [ad] :

1) j’ai eu l’occasion d’observer, dans les conditions les plus favorables, les effets du régime du travail en usine sur la santé des enfants, (dans l’usine de Wood à Bradford, la mieux aménagée de l’endroit, où il était médecin attaché à l’usine) ; 2) ces effets sont incontestablement nuisibles, à un haut degré, même dans les con­ditions favorables de l’usine où j’étais ; 3) en 1842 [ae] , j’ai eu à soigner les trois cinquièmes de tous les enfants travaillant à l’usine de Wood ; 4) l’effet le plus néfaste n’est pas la prédominance des estropiés, mais des constitutions débiles et maladives ; 5) une amélioration très sensible est apparue depuis que la durée de travail des enfants de Wood a été ramenée à dix heures.
Le commissaire, le Dr Loudon lui-même, qui cite ces témoignages, dit :

Je pense qu’il vient d’être assez clairement démontré, que des enfants ont été contraints de fournir un travail d’une durée déraisonnable et cruelle et que même les adultes ont dû assumer un travail qui dépasse les forces de n’importe quel être humain. La conséquence, c’est qu’un grand nombre sont morts prématurément, que d’autres sont affligés pour toute leur vie d’une constitution déficiente, et que, physiologiquement parlant, les craintes de voir naître des générations affaiblies par les tares des survivants ne paraissent que trop fondées.
Et enfin le Dr Hawkins à propos de Manchester :

Je crois que la plupart des étrangers sont frappés par la petite taille, l’aspect chétif et la pâleur de la majorité des gens que l’on voit à Manchester et surtout des ouvriers d’usine. Je n’ai jamais vu de ville en Grande-Bretagne ou en Europe où le décalage par rapport à la normale de l’ensemble de la nation soit aussi net en ce qui concerne la taille et le teint. On est frappé de voir que les femmes mariées sont dépourvues de toutes les particularités caractéristiques de la femme anglaise etc... je dois avouer que les garçons et les filles travaillant dans les usines de Manchester qu’on m’a présentés avaient tous l’aspect déprimé et le teint blême ; rien de ce qui constitue habituellement la mobilité, la vivacité et la pétulance de la jeunesse ne transparaissait dans l’expression de leur visage. Un grand nombre me déclarèrent qu’ils n’éprouvaient pas le moindre désir d’aller s’ébattre en plein air, le samedi soir et le dimanche, et qu’ils préféraient rester tranquilles à la maison.
Insérons ici, tout de suite, un autre passage du rapport de Hawkins, qui n’est à vrai dire qu’à moitié à sa place, mais qui précisément pour cette raison ne jure pas plus ici qu’ailleurs ;

L’intempérance, les excès et le manque de prévoyance sont les principaux dé­fauts de la population ouvrière et il est aisé de voir que les causes en sont les mœurs nées du système actuel et qui en découlent presque inéluctablement. Il est généra­lement reconnu que la mauvaise digestion, l’hypocondrie et la faiblesse générale affectent cette classe dans des proportions considérables ; après douze heures de travail monotone, il n’est que trop naturel de rechercher un excitant quelconque ; mais lorsqu’en plus on est affligé de ces états morbides dont nous venons de parler, on a vite et de façon répétée recours aux spiritueux.
Le rapport lui-même fournit des centaines de preuves à l’appui de ces dépositions des médecins et des commissaires. Il contient des centaines de faits qui prouvent que la croissance des jeunes ouvriers est entravée par le travail ; entre autres choses, Cowell indique le poids de 46 enfants, tous âgés de 17 ans et fréquentant une école du dimanche [af] , dont 26 travaillant en usine, pesaient en moyenne 104,5 livres anglaises et les vingt autres qui ne travaillaient pas en usine, mais appartenaient à la classe ouvrière, avaient un poids de 117,7 livres anglaises. L’un des industriels les plus importants de Manchester, leader de l’opposition patronale aux ouvriers - Robert Hyde Greg, je crois - est allé jusqu’à dire un jour que si cela conti­nuait, les ouvriers des usines du Lancashire deviendraient bientôt une race de pygmées [11] . Un lieutenant recruteur, déclare dans sa déposition (Tufnell, p. 59) que les ou­vriers d’usines sont peu aptes au service militaire ; ils ont l’air malingre et chétif et sont sou­vent réformés par les médecins. A Manchester, il a eu du mal à trouver des hommes de 5 pieds 8 pouces [ag] , presque tous n’ont que 5 pieds et 6 ou 7 pouces tandis que dans les districts agricoles la plupart des recrues atteignent les 8 pouces. (La différence entre les mesures anglaises et prussiennes est d’environ 2 pouces pour 5 pieds, la mesure anglaise étant la plus courte).

En raison des effets débilitants du travail en usine, les hommes sont usés très tôt. La plupart sont, à 40 ans, dans l’incapacité de travailler. Quelques-uns se maintiennent jusqu’à 45 ans ; presque aucun ne parvient à 50 ans sans être obligé de cesser le travail. La cause en est, en dehors d’un affaiblissement physique général, une faiblesse de la vue, conséquence du filage à la mule, durant lequel l’ouvrier doit garder les yeux fixés sur une longue série de fils fins et parallèles, fatiguant ainsi considérablement sa vue. Sur 1,600 ouvriers employés dans plusieurs usines de Harpur et Lanark, seuls 10 avaient plus de 45 ans ; sur 22.094 ouvriers de différentes usines de Stockport et de Manchester, seuls 143 dépassaient 45 ans ; encore parmi ces 143, 16 étaient-ils gardés par faveur, et l’un accomplissait le travail d’un enfant. Une liste de 131 fileurs n’en comptait que 7 de plus de 45 ans et pourtant les 131 furent tous refusés par l’industriel à qui ils demandaient de l’embauche parce que « trop âgés ». Sur 50 fileurs mis au rancart, à Bolton, deux seulement avaient plus de 50 ans, les autres n’atteignaient même pas 40 ans en moyenne et tous étaient en chômage en raison de leur trop grand âge ! M. Ashworth, un important industriel, reconnaît lui-même dans une lettre à Lord Ashley, que vers l’âge de 40 ans, les fileurs ne sont plus capables de produire une quantité suffisante de filés et qu’ils sont pour cette raison « parfois » congédiés, il qualifie de « personnes âgées » les ouvriers de 40 ans ! [12] De même, le commissaire Mackintosh dit dans le rapport de 1833 (A 2 p. 96) :

Bien que j’y fusse déjà préparé par la façon dont sont employés les enfants, il m’a été pourtant difficile de croire les ouvriers d’un certain âge lorsqu’ils m’indi­quaient leur âge, tant ces gens vieillissent tôt.
Le chirurgien Smellie de Glasgow, qui soigne principalement des ouvriers d’usine, dit lui aussi que pour eux, 40 ans est un âge avancé (old age) (Stuart evid. : p. 101). Nous trouvons dans Tufnell, evid. : pp. 3, 9, 15 ; Hawkins Rept : p. 4, evid : p. 1 : 4 etc, etc... de semblables témoignages. A Manchester, ce vieillissement précoce des ouvriers est chose si commune, que tout quadragénaire paraît 10 ou 15 ans de plus que son âge, alors que les gens des classes aisées - hommes et femmes - conservent fort bon air, à condition de ne pas trop boire [ah] .

Les effets du travail en usine sur l’organisme féminin sont eux aussi tout à fait spéci­fiques. Les déformations physiques, conséquences d’un travail prolongé, sont encore plus graves chez la femme ; déformations du bassin dues pour une part à une mauvaise position des os du bassin et à leur croissance défectueuse soit à une déviation de la partie inférieure de la colonne vertébrale, en sont fréquemment les suites fâcheuses.

Bien que je n’aie rencontré, déclare le Dr Loudon dans son rapport, aucun cas de déformation de bassin ni de quelques autres affections, ce sont là des maux que tout méde­cin doit considérer comme une conséquence probable du travail prolongé, impo­sé aux enfants ; et cela est d’ailleurs garanti par les médecins les plus dignes de foi [ai] .
Le fait que les ouvrières d’usines accouchent plus difficilement que les autres femmes est attesté par plusieurs sages-femmes et accoucheurs, de même le fait qu’elles avortent plus fréquemment (par exemple, par le Dr Hawkins, evid. : pp. 11 et 13). Il faut ajouter que les femmes souffrent de la faiblesse commune à l’ensemble des ouvriers d’usine et qu’enceintes, elles travaillent à l’usine jusqu’à l’heure de l’accouchement ; évidemment, si elles cessent le travail trop tôt, elles peuvent craindre de se voir remplacer et d’être mises à la porte - et de plus, elles perdent leur salaire. Il arrive très souvent que des femmes qui travaillaient encore la veille au soir, accouchent le lendemain matin, et même il n’est pas très rare qu’elles accouchent à l’usine au milieu des machines. Et si messieurs les bourgeois ne trouvent là rien d’extraordinaire, leurs femmes m’accorderont peut-être que contraindre indirectement une femme enceinte à travailler debout, à se baisser fréquemment douze ou treize heures (jadis davantage encore) jusqu’au jour de son accouchement, est d’une cruauté sans nom, d’une infâme barbarie. Mais ce n’est pas tout. Lorsque les femmes, après l’accouchement, peuvent rester sans travailler pendant 15 jours elles sont heureuses et trouvent que c’est un long répit. Beaucoup d’entre elles retournent à l’usine après huit jours de repos, voire même après trois ou quatre jours pour faire leur temps complet de travail. J’ai entendu un jour, un industriel demander à un contremaître : « Est-ce que une telle n’est pas revenue ? - Non. - Depuis com­bien de temps a-t-elle accouché ? - Huit jours. - Elle aurait vraiment pu revenir depuis long­temps. Celle-là, là-bas, ne reste d’habitude que trois jours à la maison. » Bien sûr, la peur d’être congédiées, la peur du chômage les pousse, malgré leur faiblesse, malgré leurs souffrances, à revenir à l’usine ; l’intérêt des industriels ne saurait souffrir que les ouvriers restent à la maison pour cause de maladie ; ils n’ont pas le droit de tomber malades ; les ouvrières ne doivent pas se permettre de faire leurs couches, sinon l’industriel devrait arrêter ses machines ou fatiguer ses nobles méninges pour procéder à un changement temporaire ; et avant d’en arriver là, il congédie ses gens lorsqu’ils se permettent de n’être pas en bonne santé. Écoutez donc (Cowell evid. : p. 77) :

Une jeune fille se sent très malade et peut à peine faire son travail. « Pourquoi, lui dis-je, ne demande-t-elle pas la permission de rentrer chez elle ? - Ah, Monsieur, le patron est très à cheval sur ces questions, si nous manquons le quart d’une journée, nous risquons d’être mises à la porte !
Ou bien encore (Sir David Barry evid. : p. 44). Thomas Mac Durt, un ouvrier, a un peu de fièvre :

Il ne peut rester à la maison, du moins pas plus de quatre jours, car sinon il risque de perdre son travail.
Et il en va de même dans presque toutes les usines. Le travail auquel sont astreintes des jeunes filles provoque pendant leur période de croissance une foule d’autres troubles. Chez certaines, la très forte chaleur qui règne dans les usines active le développement physique, en particulier chez celles qui sont mieux nourries, si bien que quelques filles de 12 à 14 ans sont complètement formées ; Roberton, cet accoucheur déjà mentionné et que le rapport de fabri­que qualifie « d’éminent », relate dans le North of England Medical and Surgical Journal, qu’il a examiné une fille de 11 ans, qui non seulement était une femme complètement for­mée, mais encore avait été enceinte [aj] et qu’il n’était pas rare à Manchester que des filles de 15 ans deviennent mères. Dans ce genre de cas, la chaleur des usines agit comme la chaleur des climats tropicaux, et comme sous ces climats, le développement trop précoce se paie par un vieillissement et un affaiblissement prématurés. Il y a cependant de fréquents exemples de retard dans le développement sexuel féminin : les seins se forment tard ou pas du tout ; Cowell en cite quelques cas, P- 35 ; la menstruation n’apparaît dans bien des cas qu’à 17 ou 18 ans, quelque fois à 20 ans et souvent fait complètement défaut (Dr Hawkins evid. : p. 11 ; Dr Loudon : p. 14 etc... ; Sir David Barry : p. 5, etc...). Des règles irrégulières ac­com­pagnées de douleurs et de maux de toutes sortes, en particulier d’anémie, sont très fréquentes ; là-dessus, les rapports médicaux sont unanimes.

Les enfants que ces femmes mettent au monde, surtout lorsqu’elles ont dû travailler durant leur grossesse, ne peuvent pas être robustes. Au contraire, on les qualifie de très chétifs dans le rapport, surtout ceux de Manchester ; seul Barry affirme qu’ils se portent bien, mais il dit aussi qu’en Écosse, où il a fait son enquête, il n’y a presque pas de femmes mariées qui travaillent ; de plus, la plupart des usines sont situées à la campagne, à l’exception de celles de Glasgow, et c’est un facteur qui contribue pour beaucoup à la robustesse des enfants ; les enfants d’ouvriers aux environs immédiats de Manchester sont presque tous frais et roses alors qu’en ville ils sont chlorotiques et scrofuleux ; mais à 9 ans, leurs belles couleurs dispa­raissent tout d’un coup parce qu’on les envoie alors à l’usine et bientôt on ne peut plus les distinguer des enfants de la ville.

Il y a en outre quelques branches du travail industriel dont les effets sont particulièrement néfastes. Dans de nombreux ateliers de filature du coton et du lin flottent des poussières de fibres, en suspension dans l’air, qui provoquent, notamment dans les ateliers à carder et à serancer, des affections pulmonaires. Certaines constitutions peuvent les supporter, d’autres non. Mais l’ouvrier n’a pas le choix ; il doit bien accepter l’atelier où il y a du travail pour lui, peu importe que ses poumons soient bons ou mauvais. Les conséquences les plus habituelles de l’inspiration de cette poussière sont des crachements de sang, une respiration pénible et sifflante, des douleurs dans la poitrine, de la toux, de l’insomnie, bref, tous les symptômes de l’asthme, qui dans les cas extrêmes, dégénère en phtisie (cf. Stuart : pp. 13, 70, 101 ; Mackin­tosh : p. 24 etc... ; Power : Rept. on Nottingham, on Leeds ; Cowell : p. 33 etc... ; Barry : p. 12 (cinq dans une seule usine) pp. 17, 44, 52, 60, etc ... ; même chose dans son rap­port ; Lou­don : p. 13, etc... etc...) Le filage humide du fil de lin, pratiqué par des jeunes filles et des enfants est particulièrement malsain. L’eau jaillissant des broches les éclabousse, si bien que le devant de leurs vêtements est constamment trempé jusqu’à la peau et qu’il y a toujours des flaques d’eau sur le sol. Même chose dans les ateliers à doubler des fabriques de coton, mais à un degré moindre, ce qui entraîne des rhumes chroniques et des affections pulmonaires. Tous les ouvriers d’usine ont la même voix enrouée et rauque, mais singulière­ment les fileurs humides et les doubleurs. Stuart, Mackintosh et Sir D. Barry soulignent avec une extrême énergie le caractère malsain de ce travail et l’insouciance de la plupart des industriels pour ce qui est de la santé des jeunes filles qui accomplissent ces tâches. Un autre effet fâcheux du filage du lin se manifeste sous l’aspect de déformations caractéristiques de l’épaule, en particulier une saillie de l’omoplate droite, consécutives à la nature du travail. Cette façon de filer, de même que le filage du coton à la Throstle provoquent en outre souvent des affections de la rotule, dont l’ouvrier se sert pour stopper les broches pendant qu’il rattache les fils cassés. Les nombreuses flexions du buste qu’exige le travail dans ces deux dernières branches et le fait que les machines sont basses ont pour conséquence des déficiences de croissance. Je ne me souviens pas avoir vu dans l’atelier aux Throstles de la fabrique de coton où j’étais employé, à Manchester, une seule jeune fille qui fût svelte et bien proportionnée ; elles étaient toutes petites, contrefaites et de stature tassée caractéristique, réellement laides de formes. Outre toutes ces maladies et infirmités, les ouvriers subissent encore une autre sorte de dommages physiques qui affectent leurs membres. Le travail au milieu des machines occasionne un nombre considérable d’accidents plus ou moins graves qui ont en outre pour conséquence une incapacité partielle ou totale de travail [ak] . Le cas le plus fréquent c’est qu’une phalange d’un doigt soit écrasée ; plus rarement il arrive que le doigt tout entier, la moitié de la main ou la main entière, un bras, etc... soient pris dans un engrenage et broyés. Très souvent, ces accidents, même les plus bénins, provoquent l’apparition du tétanos, ce qui entraîne la mort. A Manchester, on peut voir, en dehors de nombreux estropiés, un grand nombre de mutilés ; l’un a perdu tout le bras ou l’avant-bras, l’autre un pied, un autre encore la moitié de la jambe ; on croirait vivre au milieu d’une armée qui revient de campagne. Les parties les plus dangereuses des installations sont les courroies qui transmettent l’énergie de l’axe aux différentes machines, surtout quand elles ont des boucles ce qui est, il est vrai, de plus en plus rare ; quiconque est happé par ces courroies est entraîné par la force motrice avec la rapidité de l’éclair, son corps est précipité contre le plafond puis contre le plancher avec une telle violence qu’il lui reste rarement un os intact et que la mort est instantanée. Entre le 12 juin et le 3 août 1844 [al] , le Manchester Guardian relate les cas suivants d’acci­dents graves - les cas bénins, il ne les mentionne même pas - le 12 juin à Manchester, est mort du tétanos, un enfant qui avait eu la main écrasée dans un engrenage [am] ; le 15 juin [an] , un jeune garçon de Saddleworth happé et entraîné par une roue est mort, complètement écrasé ; le 29 juin, un jeune homme de Greenacres Moor, près de Manchester, travaillant dans une usine de machines, a été entraîné sous une meule qui lui a brisé deux côtes et l’a déchiqueté ; le 24 juillet, une jeune fille [ao] d’Oldham est morte, entraînée par une courroie qui lui a fait faire 50 rotations, pas un os n’est resté intact ; le 27 juillet, une jeune fille est tombée dans le Blower (la première machine qui reçoit le coton brut) et est morte des suites de ses mutila­tions ; le 3 août à Dukinfield, un tourneur de bobines est mort, entraîné par une cour­roie, il a eu toutes les côtes défoncées. L’hôpital de Manchester a dû soigner au cours de la seule année 1842, 962 blessures et mutilations causées par des machines, tandis que le nombre total des accidents de toute sorte atteignait 2,426, ce qui fait que deux accidents sur cinq étaient dus aux machines. Les accidents survenus à Salford ne sont pas compris dans ces statistiques, non plus que ceux qui furent soignés par des médecins particuliers. En cas d’acci­dents de ce genre, qu’ils entraînent ou non une incapacité de travail, les industriels payent tout au plus les honoraires du médecin, et dans les cas exceptionnellement graves, ils payent le salaire pendant la durée du traitement, mais ils se moquent éperdument de ce qu’il advient ultérieurement de l’ouvrier, s’il ne peut plus travailler.

Le rapport de fabrique dit à ce propos : dans tous les cas l’industriel devrait être rendu responsable, car les enfants ne peuvent faire attention, quant aux adultes, ils font attention dans leur propre intérêt. Mais ce sont des bourgeois qui rédigent le rapport et c’est pourquoi, il leur faut se contredire et se lancer ensuite dans toutes sortes de bavardages sur « la témérité coupable » (culpable temerity) des ouvriers. Peu importe. La chose est claire : si les enfants sont incapables de faire attention, il faut interdire le travail des enfants. Si les adultes ne font pas attention comme il se doit, c’est nécessairement ou bien qu’ils sont des enfants, et n’ont qu’un degré d’éducation qui ne leur permet pas de mesurer avec précision l’ampleur du danger, - et à qui donc la faute, sinon à la bourgeoisie qui les maintient dans une situation où ils ne peuvent pas s’éduquer ? Ou bien que les machines sont mal agencées et doivent alors être entourées de garde-fous ou de revêtements de protection, précaution qui incombe encore au bourgeois ; ou bien encore que l’ouvrier a de sérieux motifs, plus importants pour lui que la menace du danger - il lui faut travailler vite, pour gagner de l’argent, il n’a pas le temps de prendre garde, etc... - et là encore, la faute en incombe au bourgeois.

De nombreux accidents surviennent, par exemple, lorsque les ouvriers veulent nettoyer les machines, pendant qu’elles sont en marche. Pourquoi ? Parce que le bourgeois contraint les ouvriers à nettoyer les machines pendant les pauses, lorsqu’elles sont à l’arrêt et que l’ouvrier n’a évidemment guère envie de se laisser rogner ses loisirs. Pour lui, chaque heure de liberté est si précieuse, qu’il préfère affronter deux fois par semaine un danger mortel, plutôt que de sacrifier ces heures au bourgeois. Si vous faites prendre à l’industriel le temps nécessaire au nettoyage des machines sur le temps de travail, aucun ouvrier n’aura plus jamais l’idée de nettoyer des machines en marche. Bref, dans tous les cas, la faute retombe en dernière analyse sur le bourgeois dont on devrait exiger, pour le moins, qu’il verse un secours durant toute sa vie à l’ouvrier mis dans l’incapacité définitive de travailler ou à sa famille en cas d’accident mortel. Aux débuts de l’ère in­dus­trielle, les accidents étaient relativement beau­coup plus nombreux qu’actuellement parce que les machines étaient moins bonnes, plus petites, plus tassées les unes contre les autres et presque toujours sans revêtement de protec­tion. Mais comme le prouvent les données ci-dessus, leur nombre est encore suffisamment important pour qu’on formule les plus graves objections à un état de choses qui permet tant de mutilations et de blessures, provoquées au bénéfice d’une seule classe, et qui livre maint ouvrier laborieux à la misère et à la famine à la suite d’un accident subi au service et par la faute de la bourgeoisie [ap] .

Voilà donc une belle liste de maladies, dues à la seule et odieuse cupidité de la bourgeoi­sie ! Des femmes rendues impropres à la procréation, des enfants estropiés, des hommes affaiblis, des membres écrasés, des générations entières gâchées, vouées à la débilité et à la consomption, et tout cela uniquement pour remplir la bourse de la bourgeoisie ! Et ce n’est rien auprès des actes de barbarie individuels qu’on peut lire : des enfants tirés tout nus du lit par des surveillants qui les poussent à l’usine, leurs habits sous le bras, à coups de poing et de pied (par exemple Stuart : p. 39 et ailleurs) [aq] , on les bat pour leur faire passer le sommeil et malgré tout ils s’endorment à leur travail ; on lit qu’un pauvre enfant encore endormi après l’arrêt des machines sursautait à l’appel brutal du surveillant et accomplissait, les yeux fer­més, les gestes mécaniques de son travail ; on lit que les enfants trop fatigués pour pouvoir rentrer chez eux, se cachaient sous la laine dans l’atelier de séchage, pour y dormir et qu’on ne pouvait les chasser de l’usine qu’à coups de nerf de bœuf, que des centaines d’enfants rentraient chaque soir si fatigués chez eux que le sommeil et le manque d’appétit les ren­daient incapables d’avaler leur dîner, que les parents les trouvaient agenouillés devant leur lit, parce qu’ils s’étaient endormis là durant la prière ; quand on lit tout cela et cent autres infamies et horreurs dans ce seul rapport, toutes attestées sous serment, confirmées par plu­sieurs témoins, exposées par des gens que les commissaires qualifient eux-mêmes de dignes de foi quand on songe qu’il s’agit d’un rapport « libéral », un rapport de la bour­geoisie [ar] destiné à battre en brèche le rapport précédent des Tories et à établir la pureté de cœur des industriels, quand on songe que les commissaires eux-mêmes sont du côté de la bourgeoisie, et ne relatent tous ces faits qu’à contre-cœur, comment ne serait-on pas indigné, enragé contre cette classe qui se targue de philanthropie et de désintéressement, alors que ce qui lui importe uniquement c’est de remplir sa bourse « à tout prix » ? Écoutons cependant ce que nous dit la bourgeoisie par la bouche du valet qu’elle a choisi, le Dr Ure :

On a dit aux ouvriers, raconte celui-ci dans sa Philosophy of Manufactures p. 277 et sui­van­tes, que leur salaire ne correspond nullement à leurs sacrifices et c’est ainsi qu’on a détruit la bonne entente entre patrons et ouvriers. Au lieu de cela, les ouvriers auraient dû se recommander par leur zèle et leur application, et se réjouir du profit réalisé par leurs patrons, ils seraient alors devenus, eux-aussi contre­maîtres, directeurs et enfin associés et ils auraient par là même (oh, sagesse, tu parles avec la douceur de la colombe) « accru la demande de main-d’œuvre sur le marché » ! « Si tant d’agitation ne régnait pas chez les ouvriers, le système industriel se serait développé de façon encore plus bienfaisante [as] ».
Suivent de longues jérémiades sur les nombreux actes d’insubordination des ouvriers et à propos d’un arrêt de travail des ouvriers les mieux payés, les fileurs de filés fins, cette affirmation naïve :

Oui, c’est leur salaire élevé qui leur permit de créer un comité de personnes appointées et d’atteindre à un état de tension nerveuse extrême par un régime alimentaire beaucoup trop riche et trop excitant pour leur travail (p. 298) [at] .

Écoutons maintenant le bourgeois décrire le travail des enfants :

J’ai visité maintes usines, à Manchester et dans les environs, et n’ai jamais vu d’enfants mal­traités ni à qui on aurait infligé des châtiments corporels, ou même qui fussent simple­ment moroses. Ils semblaient tous gais (cheerful) et alertes, prenant plaisir (taking plea­sure) à faire jouer leurs muscles sans fatigue, jouissant à plein de la vivacité naturelle à leur âge. Le spectacle que m’offrait l’industrie, bien loin de faire naître en moi des émotions tristes, me fut toujours un sujet de gai réconfort. C’était un ravissement (delightful) d’obser­ver l’agilité avec laquelle ils réunissaient les fils cassés à chaque recul du chariot de la mule, et de les voir, s’amuser tout à loisir dans toutes les positions imaginables, après les quelques secondes d’activité de leurs doigts fins, jusqu’à ce que le retrait et l’enroulement fussent terminés. Le travail de ces elfes légers (lively) ressemblait à un jeu où leur long entraînement leur permettait une charmante dextérité. Conscients de leur habileté, ils étaient heureux de la montrer à tout visiteur. Pas la moindre trace d’épuisement ; car à la sortie de l’usine ils se mettaient aussitôt à s’ébattre sur la première place libre venue, avec l’ardeur d’enfants sortant de l’école (p 301). [au]
Évidemment, comme si la mise en action de tous les muscles n’était pas un besoin immé­diat pour leur corps à la fois engourdi et amolli ! Mais il aurait fallu attendre, pour voir si cette excitation momentanée ne disparaissait pas au bout de quelques minutes. Et de plus, Ure ne pouvait observer ce phénomène que le midi après cinq ou six heures de travail, mais non le soir ! En ce qui concerne la santé des ouvriers, ce bourgeois a l’impudence sans bornes de citer, comme témoignage de l’excellente santé des ouvriers, le rapport de 1833 dont nous venons justement d’utiliser et de citer mille passages et il a l’impudence de vouloir prouver à l’aide de quelques citations séparées du contexte qu’on ne trouve chez eux pas trace de scrofulose et - ce qui est exact - que le régime du travail en usine les délivre de toutes les maladies aiguës (mais il dissimule naturellement qu’ils sont en revanche accablés de toutes les affections chroniques) [av] . Il faut savoir que le rapport comprend trois gros volumes in-folio, qu’aucun bourgeois anglais bien nourri n’aura l’idée d’étudier à fond, pour comprendre avec quelle impudence notre ami Ure veut faire avaler au public anglais les plus grossiers mensonges. Écoutons-le encore parler de la loi de 1833 [aw] sur les usines, votée par la bour­geoisie libérale et qui n’impose à l’industriel que les limitations les plus élémentaires, comme nous le verrons. Cette loi, en particulier l’obligation scolaire, est, selon lui, une mesure absurde et despotique prise à l’égard des industriels. A cause d’elle, dit-il, tous les enfants au-dessous de douze ans ont été privés de travail et quelle en a été la conséquence ? Les enfants privés ainsi de leur travail utile et facile, ne reçoivent plus désormais la moindre éducation ; expulsés de leur atelier de filage bien chaud dans le monde glacial, ils ne subsistent que par la mendicité et le vol. Existence qui fait un triste contraste avec la situation constamment améliorée qu’ils avaient à l’usine et à l’école du dimanche. Cette loi, dit-il encore, aggrave, sous le masque de la philanthropie, les souffrances des pauvres et ne peut que gêner à l’extrême sinon arrêter complètement l’industriel consciencieux dans son travail (pp. 405, 406 et suivantes).

Les effets destructeurs du système industriel commencèrent à attirer tôt l’attention géné­rale. Nous avons déjà parlé de la loi de 1802 sur les apprentis. Plus tard, vers 1817, le futur fondateur du socialisme anglais, alors industriel dans le Nouveau Lanark, en Écosse, Robert Owen entreprit de représenter au pouvoir exécutif, par des pétitions et des mémoires la nécessité de garanties légales pour la santé des ouvriers, notamment des enfants. Feu sir Robert Peel, ainsi que d’autres philanthropes, se joignirent à lui et firent tant qu’ils obtinrent successivement le vote des lois sur les usines de 1819 [ax] , 1825 et 1831, dont la dernière ne fut que partiellement observée et les deux premières absolument pas [ay] . Cette loi de 1831 fondée sur un projet de Sir John Cam Hobhouse stipulait que dans aucune usine coton­nière, des personnes âgées de moins de 21 ans ne pourraient travailler de nuit, c’est-à-dire entre 7 heures et demi du soir et 5 heures et demi du matin, et que dans toutes les usines, les jeunes gens de moins de 18 ans devraient travailler au maximum 12 heures par jour et 9 heures le samedi. Mais comme les ouvriers ne pouvaient témoigner contre leur patron, sans être aussitôt mis à la porte, cette loi fut peu utile. Dans les grandes villes où les ouvriers s’agi­taient davantage, les industriels les plus importants convinrent tout au plus de se plier à la loi ; mais, même là, il y en eut beaucoup, comme les industriels de la campagne, qui n’en tinrent aucun compte. Cependant les ouvriers avaient commencé à exiger un bill des 10 heures, c’est-à-dire, une loi interdisant à tous les jeunes gens de moins de 18 ans de travailler plus de 10 heures ; les campagnes des associations ouvrières firent que ce désir devint una­nime dans la population ouvrière ; la fraction humanitaire du parti Tory, dirigée à l’époque par Michael Sadler, s’empara de ce plan et le présenta au Parlement. Sadler obtint la création d’un Comité parlementaire pour enquêter sur le régime des usines et celui-ci déposa son rapport au cours de la session de 1832 [az] . Ce rapport résolument partial était rédigé unique­ment par des adver­saires du système industriel et avait un but politique. Emporté par sa noble passion, Sadler se laissa entraîner aux allégations les plus erronées, aux affirmations les plus inexactes ; rien que par la façon de poser ses questions, il extorquait aux témoins des répon­ses qui, certes, contenaient une part de vérité, mais étaient mal présentées et fausses. Épouvantés par un rapport qui faisait d’eux des monstres, les industriels demandèrent alors à leur tour une enquête officielle.

Ils savaient qu’un rapport exact ne pouvait - à ce moment-là - que leur être utile, ils savaient que ceux qui tenaient le gouvernail étaient des whigs, d’authentiques bourgeois avec qui ils s’entendaient bien, et qui étaient hostiles par principe à une limitation de l’industrie ; ils obtinrent en effet une commission composée uniquement de bourgeois libéraux dont le rapport fut précisément celui que j’ai si souvent cité jusqu’ici. Ce rapport est un peu plus proche de la vérité que celui du comité Sadler, mais il s’en écarte dans le sens contraire. Chaque page trahit sa sympathie pour les industriels, sa méfiance envers le rapport de Sadler, son aversion pour les ouvriers indépendants et pour les partisans du bill des dix heures ; nulle part, il ne reconnaît aux ouvriers le droit à une existence humaine, à une activité propre, à des opinions personnelles, il leur reproche de ne pas penser seulement aux enfants en réclamant le bill de dix heures, mais aussi à eux-mêmes, il traite les ouvriers qui revendi­quent de démagogues, de méchantes gens, de mauvais esprits, etc... bref, il est du parti de la bourgeoisie - et malgré tout, il lui est impossible de blanchir les industriels ; et malgré tout, il reste de son propre aveu, une telle somme d’infamies à la charge des industriels que même après ce rapport, l’agitation du bill des dix heures, la haine des ouvriers envers les industriels et les accusations les plus graves que formule à leur adresse le comité sont tout à fait justi­fiées. Avec cette seule différence que, tandis que le rapport de Sadler reprochait aux indus­triels dans la majorité des cas une brutalité ouverte, sans voiles, il apparaît maintenant que cette brutalité s’exerce la plupart du temps sous le masque de la civilisation et de la philan­thropie. Le Dr Hawkins, commissaire médical pour le Lancashire, ne se déclare-t-il pas, dès la première page de son rapport, résol­u­ment en faveur du bill des dix heures ? Et le commissaire Mackintosh lui-même, déclare que son rapport ne reflète qu’une partie de la vérité, car il a été très difficile d’amener les ouvriers à témoigner contre leurs patrons et parce que les industriels - d’ailleurs contraints par l’agitation qui règne parmi les ouvriers, à céder plus souvent à leurs revendications -s’étaient assez fréquemment préparés à la visite de la Commission [ba] , faisant balayer les usines, réduisant la vitesse de rotation des machines etc... [bb] Dans le Lancashire notamment, ils eurent recours à ce truc qui consistait à présenter à la commission les contremaîtres des ateliers comme « ouvriers », pour leur faire témoigner des sentiments humanitaires des industriels, de l’excellent effet du travail sur la santé et de l’indifférence, voire de l’hostilité des ouvriers à l’égard du bill des dix heures. Mais ces contremaîtres ne sont plus de vrais ouvriers, ce sont des déserteurs de leur classe qui, pour un salaire plus élevé, sont passés au service de la bourgeoisie et luttent contre les ouvriers pour défendre les intérêts des capita­listes. Leur intérêt est celui de la bourgeoisie, et c’est pourquoi les ouvriers les haïssent presque davantage que les industriels eux-mêmes. Et cependant, le rapport suffit amplement à dévoiler dans sa totale inhumanité, le scandaleux cynisme de la bourgeoisie industrielle envers ses ouvriers et toute l’infamie du système industriel d’exploi­ta­tion. Rien n’est plus révoltant que de voir dans ce rapport sur une page, les longues listes des maladies et infirmités causées par le surmenage, et sur l’autre, en regard, les froides considérations d’économie politique de l’industriel par lesquelles celui-ci tente de prouver, chiffres à l’appui, qu’il serait ruiné et toute l’Angleterre avec lui, si on ne lui permettait plus de rendre chaque année un nombre déterminé d’enfants infirmes - seul le langage impudent de Monsieur Ure, que je viens de citer, pourrait être plus révoltant, s’il n’était par trop ridicule.

Ce rapport eut pour conséquence la loi de 1833 sur les usines qui interdit le travail des enfants de moins de neuf ans (à l’exception des soieries), limita la durée du travail des enfants entre 9 et 13 ans à 48 heures par semaine ou au maximum à 9 heures par jour, celle du travail des jeunes gens entre 14 et 18 ans, à 69 heures par semaine ou tout au plus 12 heures par jour, fixa un minimum d’une heure et demi de pause pour les repas et interdit une nouvelle fois le travail de nuit pour tous les jeunes de moins de 18 ans. En même temps, la loi instituait une fréquentation scolaire obligatoire de 2 heures par jour pour tous les enfants âgés de moins de 14 ans et tout industriel employant des enfants n’ayant ni le certificat médical d’âge établi par le médecin de fabrique [bc] , ni le certificat de scolarité établi par l’instituteur, encourait les peines prévues par la loi. En revanche, il était autorisé à retenir chaque semaine pour l’instituteur, 1 penny sur le salaire de l’enfant. En outre, on nomma des médecins d’usine et des inspecteurs d’usine qui y avaient accès à toute heure, pouvaient y entendre les ouvriers sous la foi du serment, et qui avaient pour mission de veiller au respect de la loi en portant plainte au besoin, auprès du juge de paix. Telle est la loi qui met le Dr Ure dans une rage indescriptible !

La loi, et notamment la nomination d’Inspecteurs, eurent pour effet que la durée du travail se trouva réduite à 12 ou 13 heures en moyenne par jour, et que, dans la mesure du possible, les enfants furent remplacés. Ainsi disparurent presque complètement quelques-uns des maux les plus criants ; seuls des organismes très faibles furent désormais sujets aux infir­mités ; les effets néfastes du travail se révélèrent de façon moins éclatante. Nous trouvons cependant dans le rapport sur les usines assez de témoignages prouvant que des maux relati­ve­ment moins graves, tels qu’enflures des chevilles, faiblesse et douleurs dans les jambes, dans les hanches et la colonne vertébrale, varices, ulcérations des extrémités inférieures, fai­blesse générale et notamment affaiblisse­ment des tissus du bas-ventre, tendance aux vomis­se­ments, manque d’appétit alternant avec une faim dévorante, mauvaise digestion, hypocon­drie, ainsi que les affections pulmonaires dues à la poussière et à l’atmosphère malsaine des usines etc, etc... survinrent même dans les usines et chez les individus qui travaillaient dans les conditions prévues par la loi de Sir John Cam Hobhouse, c’est-à-dire de 12 à 13 heures au maximum. C’est surtout sur ce point qu’il faut comparer les rapports de Glasgow et de Manchester. Ces maux ont continué à sévir même après la loi de 1833 et continuent encore aujourd’hui à saper la santé de la classe labo­rieuse. On a pris soin de prêter à la cupidité brutale de la bourgeoisie un visage hypocrite et civilisé, on a veillé à ce que les industriels, auxquels le bras de la justice interdit des vilenies par trop voyantes, n’aient que plus de raisons apparentes d’étaler complaisamment leur pré­tendue humanité, un point c’est tout. Si une nouvelle commission enquêtait aujourd’hui, elle constaterait que presque rien n’a changé. En ce qui concerne l’obligation scolaire improvisée, on peut dire qu’elle resta sans effet car le gouvernement ne s’était pas préoccupé en même temps d’ouvrir de bonnes écoles. Les industriels engagèrent des ouvriers en retraite auxquels ils envoyèrent les enfants deux heures par jour, satisfaisant ainsi à la lettre de la loi, mais les enfants n’apprirent rien. Même les rapports des inspecteurs d’usine - qui se bornaient à faire leur office, c’est-à-dire veillaient à l’application de la loi sur les usines – fournissent assez de renseignements pour qu’on puisse conclure à la fatale persistance des maux déjà mentionnés. Les inspecteurs Horner et Saunders, dans leurs rapports d’octobre et de décembre 1843, relatent qu’un très grand nombre d’industriels font travailler 14 ou 16 heures et même plus dans les branches où l’on peut se passer du travail des enfants, ou bien les remplacer par des adultes en chômage [bd] . Il y a parmi eux, disent-ils, de nombreux jeunes gens qui viennent tout juste de dépasser l’âge limite prescrit par la loi. D’autres violent délibérément la loi, abrégeant les heures de repos, faisant travailler les enfants plus longtemps qu’il n’est permis, et acceptant volontiers d’aller en justice, car l’amende éventuelle est très légère en compa­raison du profit qu’ils retirent de l’infraction à la loi. Maintenant surtout que les affaires vont remarqua­blement bien, la tentation est pour eux très grande.

Cependant, parmi les travailleurs, l’agitation pour les dix heures ne cessait point ; en 1839, elle battait de nouveau son plein et ce fut Lord Ashley en compagnie de Richard Oastler, qui à la Chambre basse remplaça Sadler. Tous deux étaient des tories. Oastler en particulier, qui mena continuellement l’agitation dans les districts ouvriers et avait déjà commencé à l’époque de Sadler, était le favori des ouvriers. Ils ne l’appelaient jamais que leur « bon vieux roi », le « roi des enfants des usines », et dans tous les districts industriels, il n’est pas un enfant qui ne le connaisse et ne le vénère, et qui ne vienne à sa rencontre en procession avec les autres enfants, pour peu qu’il soit dans la ville. Oastler s’opposa énergiquement à la nouvelle loi sur les pauvres et c’est ce qui lui valut d’être emprisonné pour dettes à la requête d’un certain M. Thornhill, un whig, sur les terres duquel il était régisseur et à qui il devait de l’argent. Les whigs lui offrirent à maintes reprises de payer sa dette, de favoriser par ailleurs sa carrière, s’il consentait à mettre un terme à sa campagne contre la loi sur les pauvres. En vain. Il resta en prison et c’est de là qu’il publia ses Fleet Papers [be] contre le système industriel et la loi sur les pauvres.

Le gouvernement tory de 1841 s’intéressa de nouveau aux lois sur les usines. Le ministre de l’Intérieur, Sir James Graham, proposa en 1843 un bill tendant à limiter la durée du travail des enfants à six heures et demi, et à rendre plus stricte l’obligation scolaire ; mais l’essentiel en était la création de meilleures écoles. Ce bill échoua en raison de la jalousie des Dissenters [bf] bien que l’obligation scolaire ne s’étendît point pour les enfants des Dissenters, à l’ensei­gnement religieux, l’école dans son ensemble était malgré tout placée sous l’autorité de l’Église d’État, et comme, la Bible étant le livre de lecture commun, la religion devait par conséquent constituer la base de tout l’enseignement, les Dissenters se sentirent menacés. Les industriels et, d’une façon générale, les libéraux se joignirent à eux ; les ouvriers étaient divisés sur la question religieuse et restèrent par conséquent inactifs ; l’opposition parvint malgré tout à réunir environ 2,000,000 de signatures sur ses listes de pétition contre le bill, bien qu’elle fût battue dans les grandes villes industrielles, à Salford et Stockport par exemple, et que dans d’autres comme Manchester, elle ne pût attaquer que quelques articles du bill, par crainte des ouvriers ; et Graham se laissa intimider au point de retirer l’ensemble du bill. L’année suivante, il laissa de côté les dispositions relatives à l’école, et proposa simplement pour remplacer les règlements jusqu’alors en vigueur, que le travail des enfants de 8 à 13 ans fût fixé à 6 heures et demie par jour en leur laissant ou bien toute la matinée ou bien tout l’après-midi libre ; en outre, que le travail des jeunes gens de 13 à 18 ans et celui des femmes en général soit limité à 12 heures ; et il proposa enfin quelques mesures qui restreignaient les possi­bilités jusqu’alors fréquentes de tourner la loi. A peine avait-il lancé ces propositions, que l’agitation pour les dix heures reprit de plus belle. Oastler fut mis en liberté, - un grand nombre d’amis et une collecte parmi les travailleurs avaient payé ses dettes – et il se lança de toutes ses forces dans la bataille. Les partisans du bill des dix heures avaient renforcé leurs rangs à la Chambre des Communes ; la masse des pétitions affluant de tous côtés en faveur du bill des dix heures leur valurent de nouveaux soutiens, et le 19 mars 1844, Lord Ashley fit voter, par une majorité de 179 voix contre 170, cette disposition que le terme de « nuit » dans le bill des usines devait signifier l’intervalle compris entre six heures du soir et six heures du matin, ce qui, en cas d’interdiction de travailler de nuit fixait la durée du travail à douze heures en comptant les heures de repos, et en fait à dix heures repos non compris [bg] . Mais le ministère ne fut pas d’accord. Sir James Graham fit entrevoir la menace d’une démission du cabinet et au scrutin suivant, sur un paragraphe du bill, la Chambre repoussa à de faibles majorités aussi bien les dix heures que les douze heures ! [bh] Graham et Peel déclarèrent alors qu’ils allaient déposer un nouveau bill et qu’en cas de rejet de la loi ils démissionneraient ; ce nouveau bill était exactement le même que l’ancienne loi des douze heures, hormis quelques modifications de forme, et la même Chambre basse qui en mars avait rejeté les prin­cipales dispositions de ce bill l’accepta en mai sans changer une virgule. L’explication, c’est que la plupart des partisans du bill des dix heures étaient des tories qui préférèrent laisser tomber leur projet de loi plutôt que le ministère, mais quels qu’aient pu être les motifs, la Chambre des Communes s’est attiré par ces votes, dont l’un dément l’autre, le plus grand mépris des ouvriers et elle a démontré elle-même de la façon la plus éclatante la nécessité d’une réforme du Parlement, que réclament les Chartistes. Trois de ses membres qui avaient auparavant voté contre le ministère ont voté ensuite pour lui et l’ont sauvé. Dans tous les scrutins, la masse de l’opposition a voté pour le cabinet, et la masse des députés de la majo­rité gouvernementale contre [13] . Les propositions de Graham mentionnées plus haut concer­nant la durée du travail fixée à six heures et demi et douze heures pour chacune des deux catégories d’ouvriers, ont donc maintenant force de loi et grâce à elles, grâce aussi aux restric­­tions apportées à la pratique du rattrapage des heures perdues (en cas d’avarie de machine ou de baisse de l’énergie hydraulique en raison du froid ou de la sécheresse) et à d’autres petites restrictions, il est devenu presque impossible de faire travailler plus de douze heures par jour. Il ne fait cependant aucun doute que le bill des dix heures sera voté effectivement dans un avenir très rapproché. Les industriels sont évidemment presque tous contre, il n’y en a peut-être pas dix qui soient pour ; ils ont mis en oeuvre tous les moyens honnêtes et malhonnêtes contre ce projet abhorré, mais cela ne leur sert de rien, sinon à attiser de plus en plus la haine des ouvriers envers eux. Ce bill passera, ce que veulent les ouvriers, ils le peuvent, et ils ont bien montré au printemps dernier qu’ils veulent le bill des dix heures. Les arguments d’ordre économique avancés par les industriels, tendant à prouver que le bill des dix heures accroîtrait les frais de production, qu’il rendrait par conséquent l’industrie anglaise incapable de lutter contre la concurrence étrangère, que le salaire devrait obligatoirement baisser, etc... sont certes à moitié vrais, mais ils ne prouvent rien, sinon que la grandeur industrielle de l’Angleterre ne peut être maintenue qu’en infligeant aux ouvriers un traitement barbare, qui détruit la santé de générations entières et les laisse dans un état d’abandon social, physique et moral. Bien sûr, si le bill des dix heures devenait une mesure définitive, l’Angleterre en serait ruinée ; mais comme il entraînera nécessairement d’autres mesures qui mèneront l’Angleterre sur une voie toute différente de celle qu’elle a suivie jusqu’ici, cette loi constituera un progrès.

Examinons maintenant un autre aspect du système industriel qui est plus difficile à élimi­ner par des paragraphes de lois que les maladies qu’il a provoquées. Nous avons déjà parlé en général du mode de travail et avons examiné suffisamment en détail ce point pour tirer de nouvelles conclusions de ce que nous avons avancé. Surveiller les machines, rattacher les fils cassés, ce ne sont pas là des activités qui exigent de l’ouvrier un effort de pensée, mais par ailleurs, elles l’empêchent d’occuper son esprit à d’autres pensées. Nous avons vu également que ce travail n’accorde non plus aucune place à l’activité physique, au jeu des muscles. Ainsi il ne s’agit pas là à proprement parler d’un travail mais d’un ennui absolu, l’ennui le plus paralysant, le plus déprimant qui soit - l’ouvrier d’usine est condamné à laisser dépérir toutes ses forces physiques et morales dans cet ennui, son métier consiste à s’ennuyer toute la jour­née depuis l’âge de huit ans. Et avec cela, il ne saurait s’absenter un seul instant - la machine à vapeur fonctionne toute la journée, les engrenages, les courroies et les broches bourdonnent et cliquètent sans cesse à ses oreilles, et s’il veut se reposer ne serait-ce qu’un instant, le contremaître est aussitôt sur son dos, le registre des amendes à la main. Cette condamnation à être enseveli vivant dans l’usine, à surveiller sans cesse l’infatigable machine, l’ouvrier sent bien que c’est la torture la plus pénible qui soit. Elle exerce d’ailleurs un effet extrêmement abrutissant tant sur l’organisme que sur les facultés mentales de l’ouvrier. On ne saurait ima­gi­ner meilleure méthode d’abêtissement que le travail en usine et si malgré tout les ouvriers ont non seulement sauvé leur intelligence, mais l’ont en outre développée et aiguisée plus que d’autres, ce n’a été possible que par la révolte contre leur sort et contre la bourgeoi­sie : cette révolte étant la seule pensée et le seul sentiment que leur permette leur travail. Et si cette indignation contre la bourgeoisie ne devient pas le sentiment prédominant chez eux, ils devien­nent nécessairement la proie de l’alcoolisme et de tout ce qu’on appelle habituellement l’im­mo­ralité. Le seul épuisement physique et les maladies que le système industriel a géné­ralisées étaient pour le commissaire officiel Hawkins une raison prouvant à suffisance le caractère inévitable de cette immoralité ; mais que dire, quand vient s’y ajouter l’épuisement intellectuel et quand les circonstances étudiées plus haut, qui entraînent tout ouvrier vers cette immoralité se font en outre sentir ! Par conséquent, nous n’avons pas lieu d’être surpris en apprenant que l’alcoo­lisme et les excès sexuels ont atteint surtout dans les villes usinières, l’ampleur que j’ai décrite dans un chapitre précédent [14] .

Poursuivons. L’esclavage où la bourgeoisie a enchaîné le prolétariat ne se révèle nulle part de façon aussi éclatante que dans le système industriel. C’est la fin de toute liberté, en droit et en fait. L’ouvrier doit être à l’usine à six heures et demie ; s’il arrive quelques minutes en retard, il a une amende, s’il arrive dix minutes en retard, il n’a pas le droit d’entrer jusqu’à l’heure du petit déjeuner et perd ainsi le quart d’une journée de salaire (bien qu’il n’ait été absent que deux heures et demie sur douze heures de travail). C’est au commandement qu’il mange, boit et dort. On ne lui accorde pour la satisfaction des besoins les plus pressants que le temps strictement nécessaire. L’industriel ne se soucie pas de savoir si sa demeure est à une demi-heure ou une heure entière de l’usine. La cloche tyrannique le tire du lit, l’arrache à son petit déjeuner et à son déjeuner.

Et à l’usine donc ! Ici, l’industriel est le législateur absolu. Il promulgue des règlements valables pour l’usine selon son bon plaisir ; il modifie son code, décrète des additifs, à son gré, et s’il y introduit les règlements les plus insensés, les tribunaux disent à l’ouvrier : « Mais vous étiez votre propre maître, vous n’aviez tout de même pas besoin de signer un tel contrat, si vous n’en aviez point envie ; mais maintenant que vous avez souscrit librement à ce contrat, il vous faut l’exécuter. »

Et l’ouvrier doit subir par-dessus le marché les railleries du juge de paix, qui est un bourgeois, et de la loi, qui a été faite par la bourgeoisie. Des arrêts de ce genre ne sont pas rares. En octobre 1844, les ouvriers d’un industriel nommé Kennedy, à Manchester, cessèrent le travail. Kennedy porta plainte en invoquant un règlement affiché à l’usine, stipulant qu’il était interdit à plus de deux ouvriers par atelier de donner ensemble leur congé ! Et le tribunal lui donna raison et fit aux ouvriers la réponse citée ci-dessus (Manchester Guardian, 30 octobre) [bi] . Et de semblables règlements ne sont pas l’exception ! Écoutez plutôt :

Les portes de l’usine seront fermées dix minutes après le début du travail et personne n’aura le droit d’y pénétrer avant l’heure du petit déjeuner. Quiconque est absent durant ce laps de temps aura trois pence d’amende par métier à tisser ;

Tout tisserand mécanique dont on a constaté l’absence à n’importe quel mo­ment où fonctionne la machine, sera frappé d’une amende de trois pence par heure et par métier qu’il a à surveiller. Quiconque durant le travail quitte l’atelier sans autorisation du surveillant sera frappé également d’une amende de trois pence.

Les tisserands qui n’ont pas de ciseaux sur eux auront une amende de un penny par jour.

Toute navette, brosse, burette, roue, fenêtre détériorée devra être payée par le tisserand.

Aucun tisserand n’a le droit de quitter définitivement son poste sans un pré­avis d’au moins une semaine. L’industriel peut, sans préavis, congédier tout ouvrier pour mauvais travail ou conduite incorrecte.

Tout ouvrier qui est surpris à parler avec un autre, à chanter ou à siffler payera une amende de six pence. Quiconque quitte son poste durant le travail payera aussi six pence [bj] .

J’ai sous les yeux un autre règlement d’usine, selon lequel on opère une retenue de salaire équivalant à vingt minutes pour un retard de trois minutes et une retenue d’un quart de jour­née pour un retard de vingt minutes. Quiconque n’est pas arrivé avant le déjeuner doit payer un shilling, le lundi et six pence les autres jours etc, etc...

Cela est un extrait du règlement des Phoenix Works, Jersey Street à Manchester. - On me dira que de telles règles sont nécessaires pour assurer dans une grande usine bien organisée, la coordination nécessaire entre les différentes opérations ; on dira qu’une discipline aussi sévère est tout aussi nécessaire qu’à l’armée - bon, cela se peut ; mais quel régime social est-ce là, qui ne saurait exister sans cette honteuse tyrannie ? Ou bien la fin justifie les moyens, ou bien on a tout à fait le droit de conclure que, les moyens étant mauvais, la fin l’est égale­ment. Quiconque a été soldat sait ce que cela signifie que d’être soumis - même pour peu de temps - à la discipline militaire ; mais ces ouvriers eux sont condamnés à vivre de leur neuvième année jusqu’à leur mort sous la férule morale et physique ; ils sont plus esclaves que les Noirs d’Amérique, parce que plus sévèrement surveillés, et on leur demande encore de vivre, de penser et de sentir en hommes ! Oui, vraiment, ils ne peuvent vivre que dans la haine la plus ardente de leurs oppresseurs et de l’ordre des choses qui les a placés dans une semblable situation, qui les ravale au rang de machines ! Mais il est encore plus scandaleux de voir selon les déclarations unanimes des ouvriers, quantité d’industriels empocher avec la plus impitoyable rigueur les amendes infligées aux ouvriers afin d’accroître leur profit grâce aux sous volés à ces prolétaires déshérités. Leach lui aussi affirme que les ouvriers trouvent souvent le matin en arrivant, l’horloge de l’usine avancée d’un quart d’heure et par conséquent la porte fermée, tandis que le commis parcourt les ateliers, le registre d’amendes à la main, inscrivant les nombreux absents. Leach prétend lui-même avoir compté un jour quatre-vingt quinze ouvriers ainsi devant les portes closes d’une usine, dont l’horloge retardait le soir d’un quart d’heure et avançait le matin d’un quart d’heure sur les horloges publiques de la ville. Le rapport sur les usines relate des faits analogues. Dans une usine on retardait la pendule pendant le travail, si bien que la durée du travail était indûment prolongée sans que l’ouvrier reçût un salaire plus élevé [bk] ; dans une autre, on allait jusqu’à faire travailler un quart d’heure de plus, dans une troisième encore, il y avait une pendule normale et une horloge mécanique qui indiquait le nombre de tours de l’axe principal ; lorsque les machines allaient lentement, la durée du travail était fixée par l’horloge mécanique jusqu’à ce que soit accompli le nombre de tours correspondant à douze heures de travail ; si le travail marchait bien et qu’ainsi ce nombre était atteint avant la limite normale des douze heures, on contraignait malgré tout les ouvriers à poursuivre leur travail jusqu’à la fin de la douzième heure. Le témoin ajoute qu’il a connu quelques jeunes filles qui, ayant un bon travail et faisant des heures supplémentaires, ont cependant préféré se livrer à la prostitution plutôt que de supporter cette tyrannie (Drinkwater, evid. : p. 80). Leach raconte, pour en revenir aux amendes, qu’il a vu à plusieurs reprises, des femmes en état de grossesse avancée, punies d’une amende de six pence pour s’être assises un instant durant leur travail, afin de se reposer. Les amendes infligées pour mauvais travail le sont tout à fait arbitrairement ; la marchandise est vérifiée dans l’entrepôt et le vérificateur en chef de l’entrepôt inscrit les amendes sur une liste, sans même appeler les ouvriers ; ceux-ci n’apprennent qu’ils ont une amende que lorsque le contremaître les paie : à ce moment la marchandise est peut-être vendue et en tout cas rangée. Leach a en sa posses­sion une liste de ce genre dont les feuillets bout à bout, mesurent dix pieds de long et l’amen­de se monte à un total de trente-cinq livres sterling, dix-sept shillings et dix pence. Il raconte que dans l’usine où cette liste fut établie, un nouveau chef magasinier avait été congédié parce qu’il ne punissait pas assez et privait ainsi l’industriel d’un bénéfice de cinq livres (34 talers) par semaine. (Stubborn Facts, pp. 13-17) [bl] . Et je répète que je connais Leach et le tiens pour digne de confiance et incapable de mensonge.

Mais l’ouvrier est aussi l’esclave de son patron dans d’autres domaines. Si la femme ou la fille de l’ouvrier plaisent au riche patron, celui-ci n’a qu’à décider, qu’à faire un signe et il faut bien qu’elle lui sacrifie ses charmes. Si l’industriel désire couvrir de signatures une pétition pour la défense des intérêts de la bourgeoisie, il n’a qu’à la faire circuler dans son usine. Veut-il décider d’une élection au parlement ? Il envoie, en rangs, ses ouvriers qui sont électeurs aux bureaux de vote et il faut bien, bon gré, mal gré, qu’ils votent pour le bourgeois. Si dans une réunion publique il lui faut une majorité, il les libère une demi-heure plus tôt que d’habitude, et leur procure des places tout près de la tribune, d’où il peut les surveiller à son aise.

Il faut encore mentionner deux institutions qui contribuent tout particulièrement à placer les ouvriers sous la dépendance de l’industriel : ce qu’on appelle le Trucksystem et le système des cottages. Le mot truck, chez les ouvriers, sert à désigner le paiement du salaire en nature et ce mode de paiement était jadis général en Angleterre. Pour la commodité de l’ouvrier et pour le protéger contre les prix élevés pratiqués par les épiciers, l’industriel installait une boutique où l’on vendait à son compte toutes sortes de denrées ; et afin que l’ouvrier n’aille pas acheter dans d’autres magasins, où il pourrait acquérir ces denrées à meilleur prix - car les denrées Truck du Tommy Shop étaient vendues d’habitude 25 à 30 % plus cher qu’ailleurs - on lui donnait en lieu et place d’argent un bon pour la boutique, équivalant au montant de son salaire - Le mécontentement général suscité par ce système infâme fit voter le Truck Act de 1831, qui déclara nul et illégal sous peine d’amende le paiement en nature [bm] pour la plupart des ouvriers ; cependant cette loi comme la plupart des lois anglaises, n’est pas entrée partout réellement en vigueur. Dans les villes, certes, elle est à peu près appliquée, mais à la campa­gne, c’est le « Truck system » qui directement ou indirectement fait encore florès. Il est prati­qué très fréquemment même à Leicester. J’ai sous la main une douzaine de condamna­tions pour ce délit, prononcées entre novembre 1843 et juin 1844 et dont rend compte soit le Manchester Guardian, soit le Northern Star [bn] . Évidemment ce système n’est plus pratiqué actuel­le­ment aussi ouvertement ; l’ouvrier est payé en espèces la plupart du temps, mais l’indus­­triel ne manque pas de moyens pour le contraindre à faire ses achats dans son propre magasin et nulle part ailleurs. C’est pourquoi il n’est pas aisé de découvrir les industriels qui pratiquent ce système, car ils peuvent se livrer à leurs manigances sous le couvert de la loi, pour peu qu’ils aient versé réellement à l’ouvrier son salaire en espèces. Le Northern Star du 27 avril 1844 publie la lettre d’un ouvrier de Holmfirth, près de Huddersfield, dans le Yorkshire, dont je voudrais rendre l’orthographe, dans la mesure du possible, et qui concerne un industriel nommé Bowers.

C’est praisque stupaifient de pensé que ce dané sistème existe dans une tel pro­por­tion comme à Holmfirth et qu’on peu trouvé persone qui a le couraje d’y mètre un baton dan lé rou. Ici y a un tas d’honette tisserents manuelles qui souffre de se satané sistème. Voici un échantiyon de la nombreuze et noble clik du libre-échanje [15] . Y a un industrielle qu’ait maudit dans toute la réjion à cause de sa conduite scanda­leuse pour sé povre tisserents ; quant zontl fé une pièce qui fé dans lé 34 Ou 36 shillings, y leur done 20 schillings en espaises et le reste en étof uo en abis, et encor 40 à 50 % plu chère que chè les autre marchans et comben de foi les marchandize sont par desu le marché de la camelote mais comme dis le Mercur [16] du Libre-Echanje, i son pas forcé de lé prende. C’é comme y veule. Pour sur 1 mai sé qui faut bien qui les prène ou bien qui meure de fin. Quand ils veule plus de 20 shillings en espaices, ils peuve attendre une semaine ou deux une chaîne à travaié. Mais s’ils prenne les 20 shillings et les marchandizes il y a toujours une chaîne pour eux. C’est ça le libre-échange ; - lord Brohom (Brougham) dit : qu’on devrai mettre quelque chose de côté quan on est jeune pour ne pa avoir besoin de la Caisse des pauvres quan on sera vieux. Veut-il qu’on mette aussi de côté la camelote quon nou donne ? Si ça ne venait pas d’un Lord on pourrait dire que son cerveau est aussi mal fichu que les marchandises avec quoi on nou pai. Quand les journeaux non timbrés ont commen­cé à paraître y a eu des tats de jans pour les dénoncé à la polisse de Homfirth. Y avait les Blyths, les Estwood, etc etc... Mais ou sont i maintenant ? Cé une autre père de manches. Notre industriel, il fait partie du pieux libre échanje, i va deux fois le dimanche à l’église et i raporte pieuse­ment au curé qu’on a pas fait ce qu’on devait faire et qu’on a fait les choses qu’on devai pas faire et qu’i y a rien de bon en nous et que le Bon Dieu ait pitié de nous (texte de la litanie anglicane) et oui que ce Bon Dieu ait pitié de nous, jusque demain, et on recommencera a payé nos pauvres tisserands en camelote gâtées.
Le système des cottages semble beaucoup plus innocent, et d’ailleurs sa création a été également beaucoup plus innocente bien qu’il entraîne pour l’ouvrier le même asservisse­ment. À proximité des usines construites à la campagne, on manque souvent de logements pour les ouvriers. L’industriel est fréquemment contraint de bâtir des logements de ce genre et il le fait volontiers, car il tire un copieux profit du capital ainsi investi. Si les propriétaires de cottages ouvriers tirent annuellement environ 6 % de leur capital, on peut compter que les cottages rapportent le double aux industriels, car tant que son usine marche, il a des loca­taires et des locataires qui payent toujours. Il est donc exempt des deux principaux inconvé­nients que connaissent les autres propriétaires : il n’a jamais de cottage vide et ne court aucun risque. Or le loyer d’un cottage est calculé de façon à couvrir ces préjudices éventuels et en demandant le même loyer que les autres, l’industriel fait, avec 12 ou 14 % d’intérêt, une brillante affaire aux frais des ouvriers. Car il est manifestement injuste de tirer de la location un bénéfice plus grand, voire double de celui de ses concurrents et de leur ôter en même temps la possibilité de le concurrencer. Mais il est doublement injuste que l’indus­triel puise ce bénéfice dans la poche des prolétaires qui doivent compter chaque pfennig - enfin, ils en ont l’habitude - lui dont toute la richesse a été acquise à leurs dépens. Mais l’injustice devient une infamie quand l’industriel, comme cela arrive trop fréquemment, contraint les ouvriers qui - sous peine d’être congédiés sont forcés d’habiter dans ses logements - à payer un loyer anormalement élevé, ou même à payer le loyer d’un logement qu’ils n’occupent pas ! Le Halifax Guardian cité par la feuille libérale Sun, affirme que des centaines d’ouvriers de Ashton-under-Lyne, Oldham et Rochdale etc... sont contraints par leurs patrons à payer le loyer de logements, qu’ils les habitent ou non [17] . La pratique du système des cottages est générale dans les districts industriels ruraux ; il a donné naissance à de véritables agglomé­rations et la plupart du temps personne ou presque ne fait concurrence à l’industriel pour les locations d’appartements, si bien qu’il n’a point besoin de régler ses loyers sur les exigences des autres, mais peut au contraire les fixer à son gré. Et quelle puissance le système des cottages confère à l’industriel lorsque des différends surgissent entre lui et ses ouvriers !

de les mettre à la porte de leur logement et le préavis ne dépasse pas une semaine ; ce délai écoulé, les ouvriers ne sont donc pas seulement en chômage, ils sont sans abri, deviennent des vaga­bonds, tombant sous le coup de la loi qui les envoie sans pitié un mois au bagne.

Tel est le système industriel, décrit aussi minutieusement que le permet la place dont je dispose et aussi objectivement que le permettent les hauts faits de la bourgeoisie dans sa lutte contre les ouvriers sans défense, exploits devant lesquels on ne saurait rester indifférent, car l’indifférence serait ici un crime. Comparons donc la situation de l’Anglais libre de 1845 avec celle du serf saxon sous le fouet du baron normand de 1145. Le serf était glebae adscriptus, rivé à la glèbe ; l’ouvrier libre l’est aussi - par le système des cottages ; le serf devait à son maître le jus primae noctis, le droit de première nuit, - l’ouvrier libre doit non seulement celui-là mais encore le droit de n’importe quelle nuit. Le serf n’avait pas le droit d’acquérir le moindre bien, tout ce qu’il acquérait, le seigneur pouvait le lui prendre - et l’ouvrier libre lui non plus ne possède rien, la concurrence lui interdit d’avoir la moindre propriété, et ce que le Normand lui-même ne faisait pas, l’industriel le fait : par le système du troc il s’arroge quoti­dien­nement la gestion de ce qui constitue la base indispensable de l’existence de l’ouvrier. Les rapports de serf à seigneur étaient régis par des lois qui étaient observées, parce qu’elles correspondaient aux mœurs, et régis aussi par les mœurs. Les rapports de l’ouvrier libre avec son patron sont régis par des lois qui ne sont pas observées parce qu’elles ne correspondent ni aux mœurs, ni à l’intérêt du patron. Le seigneur n’avait pas le droit d’arracher le serf à sa glèbe, il ne pouvait le vendre sans celle-ci, et puisque c’était presque partout le régime du majorat et qu’il n’y avait pas de capital, il lui était absolument impos­sible de le vendre la bourgeoisie moderne contraint l’ouvrier à se vendre soi-même. Le serf était l’esclave du lopin sur lequel il était né ; l’ouvrier est l’esclave des besoins vitaux les plus élémentaires et de l’argent avec lequel il lui faut les satisfaire. Tous les deux sont esclaves de la chose. Le serf a son existence garantie dans l’ordre social féodal, où chacun a sa place ; l’ouvrier libre n’a aucune garantie, parce qu’il n’a une place dans la société que si la bourgeoisie a besoin de lui, sinon il est ignoré, considéré comme n’existant pas. Le serf se sacrifie à son seigneur en cas de guerre, l’ouvrier en temps de paix. Le maître du serf était un barbare, il considérait son valet comme du bétail ; le maître de l’ouvrier est civilisé il le considère comme une machine. Bref, il y a en presque toutes choses équivalence entre eux, et si l’un d’eux est désavantagé, c’est l’ouvrier libre. Ils sont tous deux esclaves, à cela près que l’esclavage de l’un est avoué, public, honnête, tandis que celui de l’autre est hypocrite, sournois, dissimulé à ses yeux et à ceux d’autrui, servitude théologique pire que l’ancienne. Les tories humanitaires avaient raison de donner aux ouvriers d’usine le nom de white slaves : esclaves blancs. Mais la servi­tude hypocrite, qui n’ose pas dire son nom, reconnaît, du moins en apparence, le droit à la liberté ; elle se soumet à l’opinion publique éprise de liberté et le progrès historique réalisé sur l’ancien esclavage réside justement dans le fait qu’au moins le principe de la liberté s’est imposé - et les opprimés feront bien en sorte que ce principe soit appliqué.

En conclusion, voici quelques strophes d’un poème qui exprime l’opinion des ouvriers eux-mêmes sur le système des usines. Il a été écrit par Edward P. Mead [bo] de Birmingham et exprime bien les sentiments des ouvriers.

Il est un roi, un prince impitoyable,
Non pas l’image rêvée des poètes
Mais un tyran cruel, bien connu des esclaves blancs.
Ce roi impitoyable c’est la vapeur.
Il a un bras, un bras de fer,
Et bien qu’il n’en ait qu’un,
Dans ce bras réside une force ma­gi­que
Qui a causé la perte de millions d’hommes.
Il est comme le cruel Moloch, son ancêtre
Qui jadis se dressait dans la vallée d’Ammon,
Ses entrailles sont de feu vivant
Et c’est des enfants qu’il dévore.
Un cortège de prêtres, inhumains,
Assoiffés de sang, d’orgueil et de rage,
Conduisent, ô honte, sa main gigantesque
Et changent en or le sang des humains.
Ils foulent aux pieds tous les droits naturels
Pour l’amour de l’or vil, leur dieu,
Et ils se rient de la douleur des femmes
Et ils raillent les larmes des hommes.
A leurs oreilles, les soupirs et les cris d’agonie
Des fils du travail sont une douce mélodie,
Des squelettes de vierges et d’enfants
Emplissent les enfers du Roi-Vapeur.
L’enfer sur terre ! Ils répandent le désespoir
Depuis qu’est né le Roi-Vapeur.
Car l’esprit humain fait pour le Paradis [bp] ,
Avec le corps est assassiné.
Donc, à bas le Roi-Vapeur, ce Moloch impitoyable,
Vous, les milliers de travailleurs, vous tous,
Liez-lui les mains, ou bien notre pays
Est destiné à périr par lui.
Et ses satrapes abhorrés, les orgueilleux barons d’usine,
Engeance gorgée d’or et de sang,
La colère du peuple doit les abattre
Comme elle abattra leur dieu monstrueux [18] .


Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

Notes de l’auteur

[1] The Cotton Manufacture of Great Britain (L’industrie manufacturière du Coton en Grande-Bretagne) by Dr A. Ure, 1836. [2 Vol.]

[2] History of the Cotton Manufacture of Great Britain (Histoire de l’industrie du Coton en Grande-Bretagne) by E. BAINES, Esq., 1835.

[3] Stubborn Facts from the Factories, by a Manchester Operative. Published and dedicated to the working Classes [Faits irréfutables tirés de la vie des usines. Édité et dédié à la classe ouvrière, par un ouvrier d’usine de Manchester], par Won. RASHLEIGH, M. P. Londres, Ollivier, 1844, pp. 28 et suiv. *
* Engels est, selon Adoratski, le seul à identifier l’auteur de cette brochure, James Leach, ouvrier d’usine, qui devint imprimeur et entra dans le mouvement chartiste en 1840- Son ascension fut rapide. Participant à la rédaction de la charte nationale (1841), il est vice-président du Congrès National Chartiste en 1842. Accusé de conspiration, il est arrêté en 1841 à l’âge de 42 ans ; il fut l’un des adversaires les plus résolus du libre-échange et de la mécanisation de l’industrie.

[4] Telle est la question que pose par exemple M. Symons dans Arts and Artizans*.
1839, p. 155. « En fait, le malthusianisme seul a épargné aux classes laborieuses une famine inévitable ». (Cf. citation exacte dans l’édition Henderson et Chaloner, op. cit., p. 156.)

[5] Par exemple, le Dr URE dans sa Philos[ophy] of Manuf[actures]*
* 1835, pp. 7-8 et 353-354.

[6] « La situation, en ce qui concerne les salaires, est actuellement très faussée dans quelques secteurs de la fabrication des filés de coton dans le Lancashire ; il y a des centaines de jeunes hommes, entre 20 et 30 ans, employés comme piecers ou à une autre occupation et ne gagnant pas plus de 8 à 9 shillings par semaine, tandis qu’au même endroit, des enfants de 13 ans gagnent 5 shillings par semaine et des jeunes filles de 16 à 20 ans gagnent 10 à 12 shillings par semaine. » (Rapport de l’inspecteur de fabrique. L. HORNER, octobre 1844)

[7] En 1843, au nombre des victimes d’accidents transportées à l’hôpital de Manchester, il y eut 189, je dis cent quatre vingt-neuf brûlures. On ne dit pas combien il y en eut de mortelles *
* Il ne s’agit pas que d’enfants et les chiffres sont ceux de 1842-1843 (du 25 juin au 25 juin).

[8] Des renseignements donnés par les industriels eux-mêmes indiquent combien les femmes mariées travaillant en usine sont nombreuses ; il y en a 10,721 dans 412 usines du Lancashire ; parmi leurs maris, 5,314 seulement avaient également du travail en usine, 3,927 avaient un autre emploi, 821 étaient chômeurs et sur 329, on ne possédait aucun renseignement. Donc, dans chaque usine, il y a en moyenne 2 et parfois 3 hommes qui vivent du travail de leur femme*.
* Cf. Manchester Guardian, mai 1844, p. 5, col. 4-5

[9] Dans les ateliers de filatures d’une usine de Leeds, on avait également installé des sièges. (Drinkwater evid. : p. 85).

[10] Ceux qu’on appelle les chirurgiens (surgeons) sont des médecins qui ont achevé leurs études médicales, tout autant que les médecins diplômés (physicians) et c’est pourquoi ils pratiquent généralement tout autant la médecine que la chirurgie. On les préfère même généralement aux « physicians » pour différentes raisons.

[11] Ces déclarations n’ont pas été extraites du rapport de fabrique*.
* Cité par Lord Ashley, aux Communes, le 15 mars 1844. R. H. Greg et ses deux frères (Samuel et William Rethbone) rédigèrent plusieurs brochures sur la condition ouvrière, du point de vue patronal. Gaskell, Engels et d’autres auteurs utilisèrent ces brochures à plusieurs reprises. (Cf. sur le même problème, GASKELL : op. cit., 1833, p. 170.)

[12] Tout ceci est extrait du discours de Lord Ashley (séance du 15 mars 1844 aux Communes).

[13] On sait qu’au cours de la même session, la Chambre des Communes s’est, une fois de plus, ridiculisée de la même manière sur la question du sucre, à propos de laquelle elle vota d’abord contre, puis pour les ministres, quand le cabinet eut fait usage du « fouet gouvernemental » *
* Voir dans le Northern Star (mars-avril 1844), le compte rendu de la campagne pour le vote des 10 heures.

[14] Écoutons encore un juge compétent : « Si nous considérons l’exemple que donnent les Irlandais, en corré­lation avec le labeur incessant de toute la classe ouvrière de l’industrie cotonnière, nous serons moins surpris de cette épouvantable immoralité. Un travail perpétuel et épuisant qui se poursuit, jour après jour, année après année, n’est pas fait pour développer les facultés intellectuelles et morales de l’homme. La morne routine d’un labeur harassant et sans fin (drudgery), où l’on répète continuellement la même opération mécanique, ressemble au supplice de Sisyphe ; le faix du travail, comme le rocher, retombe toujours sur l’ouvrier harassé. L’esprit n’acquiert ni connaissances, ni mobilité dans ce travail éternel qu’ac­com­plis­sent les mêmes muscles ; l’intelligence somnole dans une paresse hébétée ; mais la partie la plus vulgaire de notre nature connaît un développement prospère. Condamner l’homme à un tel travail, c’est cultiver en lui les tendances bestiales. Il devient indifférent, il méprise les penchants et les mœurs qui distinguent son espèce. Il néglige le confort et les joies plus raffinées de l’existence, il vit dans une misère sale, se contentant d’une nourriture pauvre et gaspillant le reste de son gain dans des excès d’intempérance. » (Dr J. P. KAY : op. cit., pp. 7-8.)

[15] Partisans de la ligue contre la loi sur les blés.

[16] Le Leeds Mercury, feuille bourgeoise de gauche.

[17] The Sun, quotidien londonien de fin novembre 1844 *.
* Cf. Halifax Guardian, 4 nov. 1843 et Northern Star, 25 nov. 1843.

[18] Je n’ai ni le loisir ni la place de m’étendre longuement sur les réponses faites par les industriels aux accusations portées contre eux depuis douze ans. Il est impossible de convaincre ces gens parce que ce qu’ils considèrent comme leur intérêt, les aveugle. Comme, d’ailleurs, un certain nombre de leurs objections a été déjà réfuté à l’occasion dans ce qui précède, il ne me reste qu’à formuler les remarques suivantes :
Vous venez à Manchester, vous voulez connaître les conditions de vie anglaises. Vous êtes munis de bonnes recommandations auprès de gens « respectables », bien sûr. Vous formulez quelques considérations sur la situation des ouvriers. On vous fait faire la connaissance de quelques-uns des premiers industriels libéraux, par exemple Robert Hyde Greg, Edmond Ashworth, Ashton ou d’autres. Vous leur faites part de vos intentions. L’industriel vous comprend, il sait ce qu’il a à faire. Il vous mène à son usine située à la campagne. M. Greg à Quarry-Bank dans le Cheshire, M. Ashworth à Turton, près de Bolton, M. Ashton à Hyde. Il vous conduit à travers un bâtiment magnifique, bien installé, peut-être pourvu de ventilateurs, il attire votre attention sur les hautes salles bien aérées, les belles machines, de temps à autre, sur la bonne mine des ouvriers. Il vous offre un bon petit déjeuner, et vous propose de visiter les logements des ouvriers ; il vous conduit aux cottages, qui ont l’air neufs, propres, coquets, et entre avec vous dans l’un ou l’autre. Bien sûr, uniquement chez les contremaîtres, mécaniciens, etc., afin que vous puissiez voir des familles qui ne vivent que de l’usine ». C’est que chez les autres, vous pourriez découvrir que seuls la femme et les enfants travaillent et que l’homme raccommode les chaussettes. La présence de l’industriel vous empêche de poser des questions indiscrètes ; vous trouvez les gens tous bien payés, dans le confort, relativement en bonne santé, grâce à l’air de la campagne, vous commencez à revenir de vos idées exagérées de misère et de famine. Mais vous n’apprenez pas que le système des cottages fait des ouvriers des esclaves, qu’il y a peut-être une « boutique de troc » tout près, les gens ne vous montrent pas qu’ils haïssent l’industriel, parce qu’il est là. Il se peut même qu’il ait installé aussi une école, une église, une salle de lecture, etc. Mais vous ne saurez point qu’il utilise l’école pour habituer les enfants à la subordination, qu’il ne tolère à la salle de lecture que des oeuvres où est défendu l’intérêt de la bourgeoisie, qu’il renvoie ses gens quand ils lisent des journaux et des livres chartistes et socialistes. Vous avez devant les yeux de bons rapports patriarcaux, vous voyez la vie des surveillants, vous voyez ce que la bourgeoisie promet aux ouvriers, s’ils veulent devenir également ses esclaves sur le plan intellectuel. Ces « usines rurales » sont, depuis belle lurette, le cheval de bataille des industriels parce que les inconvénients du système industriel, en particulier dans le domaine de l’hygiène, y sont supprimés en partie par le grand air et le milieu géographique, et parce que l’esclavage patriarcal de l’ouvrier y subsiste le plus longtemps. Le Dr Ure en chante dithyrambe. Mais gare ! Si les ouvriers se mettent soudain à penser par eux-mêmes et à devenir chartistes - cette fois, c’est la fin brutale de l’affection paternelle que témoignait l’industriel. Du reste, si vous voulez par hasard qu’on vous conduise à travers le quartier ouvrier de Manchester, si vous voulez voir le plein développement du système industriel dans une ville industrielle, eh bien, alors vous pouvez attendre longtemps que ces riches bourgeois vous y aident ! Ces Messieurs ne savent pas ce que veulent leurs ouvriers et dans quelle situation ils se trouvent, et ils ne veulent pas, ils ne peuvent pas le savoir, parce qu’ils craignent toujours d’apprendre des choses qui les troubleraient ou les forceraient à agir à l’encontre de leurs intérêts. Du reste, cela n’a aucune importance, ce que les ouvriers ont à réaliser, ils le feront bien tout seuls.

Notes de l’éditeur

[a] Engels avait précédemment (p. 54) indiqué que le premier groupe d’ouvriers qu’il allait étudier était plus spécialement celui des travailleurs transformant les matières premières.

[b] Voir ci-dessus pp. 38 et suivantes.

[c] Édition de 1892 : nötig machte au lieu de nötig hatte. Le sens est le même.

[d] Northern Star, n° 294, 1er juillet 1843, p. 1, col. 5.

[e] Parliamentary Papers , 1833, vol. 20-21 ; 1834, vol. 19-20.

[f] Selon LEACH : Op. cit ., p. 30, il s’agit des fileurs de fil fin. Probablement erreur de lecture ou de plume d’Engels.

[g] LEACH : op. cit., p. 30. En fait ces machines furent rapidement retirées du service (1842-1848). Des balayeurs coûtaient moins cher.

[h] Cf. ASHLEY : « Discours aux Communes du 15 mars 1844 » Hansard’s Parliamentary Debates, 3e série, val. 73, Col. 1085-1086

[i] Manchester Guardian, 1er mai 1844, p. 5 et Liverpool Mercury, 26 avril 1844, p. 130. La statistique portait sur 412 entreprises occupant 116,281 personnes dont 28,459 hommes de plus de 21 ans, 26,724 de moins de 21 ans ; 26,710 femmes de plus de 21 ans et 34,388 mineures.

[j] 419,560 dans les éditions de 1845 et 1892. Chiffre rectifié.

[k] 96,569 dans les éditions de 1845 et 1892.

[l] Éditions de 1845 et 1892 : 77. Chiffre rectifié.

[m] Éditions de 1845 et 1892 : 225.

[n] Fonctionnaire chargé du constat de décès, en cas de mort violente ou subite.

[o] HANSARD, 3e série, 1844, vol. 73, col. 1094.

[p] Journal of Statistical Society of London, vol. 3, 1840, pp. 191-205.

[q] Cf. The Fleet Papers , vol. 4, n° 35, 31 août 1844, pp. 486-488.

[r] Naturellement l’orthographe que nous avons adoptée ne rend qu’approximativement l’orthographe incertaine de l’ouvrier anglais qu’Engels avait lui-même déjà transposée eu allemand. Cf. sur ce cas T. C. BARKER and J. R. HARRIS : A Merseyside Town in the industrial Revolution : St Helens, 17501900 (1954), p. 321.

[s] 2nd Report, 1833. Parl. Papers, vol. 21.

[t] Va au diable, c’est nous qui devons t’entretenir.

[u] 2nd Report, 1833. Parl. Papers, vol. 21, D3, p. 5. Dans tout ce passage, sans le dire expressément, Engels semble incliner vers une conception du couple, où la femme est vouée aux travaux ménagers. Conception d’ailleurs répandue, cf. GASKELL : op. cit.

[v] Le droit à la première nuit.

[w] Les commissaires, évidemment, ne vont pas si loin. L’expression est de Engels.

[x] Cette loi interdisait le travail de nuit pour les enfants et limitait à douze heures la journée de travail des jeunes apprentis. Mais elle ne s’appliquait qu’à l’industrie du coton et de la laine. Comme la loi ne prévoyait aucun contrôle, ces prescriptions ne furent pas observées par les fabricants.

[y] Factories Enquiry Commission , First Report , 1833, A, I, p. 35 (témoignage de John Ross).

[z] Le Dr Loudon parle aussi de varices, d’affaissement de la voûte plantaire qu’il attribue aux mêmes causes. Mêmes observations chez le Dr Hey. Dans l’édition de 1845, Engels avait écrit « Dr Kay » : il s’agit du Dr William Hey (1771-1844).

[aa] E. BAINES : History of the Cotton Manufacture , 1835, p. 156.

[ab] Les notations entre parenthèses sont de Engels.

[ac] Ici encore, comme à maintes reprises déjà, Engels résume plutôt qu’il ne cite.

[ad] L’édition de 1845 attribue par erreur ce témoignage au Dr Kay (cf. Factories Inquiry Commission, Second Report, 1833, col. 3, p. 23)

[ae] Édition de 1845 : « 1832 ». Corrigé aux éditions suivantes.

[af] En fait, il s’agit d’enfants et de jeunes gens fréquentant deux écoles différentes.

[ag] Environ 1m 72. Les recrues n’avaient que 1m 67 à 1m 69 environ.

[ah] Un rapport patronal de l’époque, cité par le Manchester Guardian, reconnaît que très peu d’ouvriers dépassent la cinquantaine... mais pour conclure que les ouvriers ont, à cet âge, mis assez d’argent de côté pour pouvoir prendre leur retraite ou devenir commerçants ! (Manchester Guardian, 1er mai 1844, p. 5, col. 4-5.)

[ai] Engels abrège. Le Dr Loudon est moins catégorique.

[aj] John ROBERTON : An Inquiry respecting the period of puberty in women, N.E.M.S.J., vol. I, août 1830 - mai 1831, pp. 69-85, 79-19, (Enquête concernant la période de la puberté chez les femmes). Roberton ne dit pas que cette fille ait été enceinte. L’erreur vient de Gaskell (op. cit ., pp. 77-78) qui affirme avoir lui-même connu plusieurs cas semblables.

[ak] Ici encore, les patrons essaient de se disculper. Le rapport patronal mentionné ci-dessus p. 200 assure que 29 accidents seulement sur 850 étaient dus aux machines.

[al] Les éditions de 1845 et de 1892 indiquent par erreur 1844.

[am] Le rapport officiel ne parle pas de tétanos et précise que l’enfant, John Witehead, 12 ans, n’avait pas à toucher cette machine.

[an] Les éditions de 1845 et 1892 donnent la date du 16 juin.

[ao] Il ne s’agit pas d’une jeune fille, mais d’une femme mariée de 30 ans.

[ap] Dans de nombreux cas, patrons ou commissaires s’efforcent de prouver qu’il y a eu faute de la victime. Ce qui ne change rien à la matérialité de l’accident.

[aq] Les exemples cités par Stuart sont souvent antérieurs à 1833.

[ar] Édition de 1892 : un rapport de bourgeois.

[as] URE : Philosophy ..., pp. 279-280.

[at] L’auteur fait allusion à une grève de 1818. Cf. Aspiwall : The Early English Trade-Unions, 1949, pp. 246-310.

[au] Engels a abrégé la citation.

[av] Ure : op. cit., vol. 3, Ch. II, pp. 374-403.

[aw] Engels avait écrit, par erreur, ici et plus loin, « loi de 1834 ».

[ax] Engels a écrit par erreur : 1818.

[ay] La loi de 1819 interdisait d’employer des enfants au-dessous de 9 ans dans les filatures et les fabriques de cotonnades. Tout travail de nuit était interdit pour les enfants de 9 à 16 ans et la journée de travail atteignait, en réalité, 14 heures et davantage. La loi de 1825 prévoyait que les arrêts de travail pour les repas ne devaient pas dépasser une heure et demie, afin que la journée de travail ne dépassât pas 13 h. ½. Mais ces lois n’envisageaient pas de contrôle par les inspecteurs de fabrique ; aussi les industriels ne les respectèrent-ils pas.

[az] Parliamentary Papers, 8 août 1832, vol. 15. En fait, il n’y eut pas de rapport proprement dit. On déposa seulement les minutes de la Commission d’enquête.

[ba] Édition de 1845 ; « Visite des industriels ».

[bb] Mackintosh ne donne pas de détails. Il dit simplement qu’on lui fit savoir que tout était préparé d’avance pour la visite.

[bc] Selon la loi, ce certificat ne devait pas être établi par le médecin de fabrique, mais par le médecin de quartier, cf. M. W. Thomas : The Early Factory Legislation, 1948, p. 129.

[bd] R. J. Saunders (20 oct. 1843) précise qu’il s’agit très souvent de femmes.

[be] Lettres de prison. The Fleet Papers était une publication hebdomadaire qu’Oastler fit paraître sous forme de lettres écrites de la prison pour dettes (qui se trouvait à Londres dans Fleet Street), où il séjourna de 1841 à 1844. Cf. Cecil DRIVER : Tory Radical : the life of Richard Oastler, 1946, pp. 4I6-4I8, 461.

[bf] « Non orthodoxes » : protestants n’appartenant pas à l’Église anglicane.

[bg] Cependant un amendement d’Ashley qui limitait la journée de travail à la période s’étendant de 6 heures du matin à 6 heures du soir fut adopté par 161 voix contre 153, ce que Graham interpréta « comme une adoption de fait de la loi de dix heures ». Cf. Thomas : op. cit., p. 204.

[bh] Le 22 mars 1844, les 12 heures furent repoussées par 186 voix contre 183 et les 10 heures par 188 voix contre 181.

[bi] Cf. ci-dessus [fin du chapitre « Résultats »] l’allusion à cette grève. En réalité. Kennedy voulait que plus de deux ouvriers ne puissent donner congé dans une semaine.

[bj] James LEACH : Stubborn Facts, pp. 9et suiv. et Northern Star, 17 août 1844. (Ces sources ne citent qu’une partie des règles ci-dessus.)

[bk] Factory Enq. Commiss. First Report 1833, col. 1, p. 79.

[bl] Northern Star , 17 août 1844

[bm] L’édition de 1845 porte par erreur le paiement « en salaire ».

[bn] Journal hebdomadaire anglais, organe central des chartistes qui parut de 1838 à 1852, à Leeds d’abord, puis à Londres à partir de 1844. Feargus Edward O’Connor en avait été le fondateur et le rédacteur en chef. Dans les années quarante, c’est George Julian Harney qui le rédigea. Engels y collabora de septembre 1845 à mars 1848.

[bo] Ce poème a paru le 11 février 1843 dans le Northern Star (n° 274). L’original est intitulé « Le roi vapeur » et comporte deux autres strophes qu’Engels a négligées.

[bp] Nous nous sommes, pour la traduction, reportés au texte anglais. Engels traduisant les vers, s’est assez souvent écarté de l’original. Voici les deux strophes omises par Engels :
La foule des affamés vous mettra à la mort
Sous les coups, les balles et le feu,
Puis seront vaines votre charte, et la puissance
Des cohortes sanglantes du roi vapeur.
A bas donc le roi, le roi Moloch
Et ses cohortes, ses satrapes.
Que l’emporte le droit.
Salut à toi, ô Liberté
Quand la force au droit cédera.

UN COMMENTAIRE DE BEBEL :

Surpopulation

Partant du point de vue international où nous venons de nous placer, nous pou­vons encore donner on toute liberté notre avis sur une autre question d’actualité brûlante, celle qui ressort pour quelques personnes de l’accroissement de la popul­tion. On en fait même une question de la plus haute importance, de la solution de laquelle dépend avant tout celle de toutes les autres. Depuis Malthus, il a été beaucoup discuté un peu partout sur la loi qui régit l’augmentation de la popula­tion. Dans son livre devenu « célèbre » et « fameux » l « Essai sur le principe de popu­lation », qui, d’après Karl Marx, n’est qu’ « un plagiat enfantin, superficiel, hypocrite et déclamatoire, des ouvrages de Sir James Stewart, de Towsend, de Franklin, de Wallace, etc., et ne renferme pas une phrase de pensée personnelle », Malthus émet l’opinion que l’humanité tend à s’accroître suivant une progression géométrique (1, 2, 4, 8, 16, 32 etc.), tandis que la production des vivres ne suit qu’une progression arithmétique (1, 2, 3, 4, 5, 6, etc.). - Il en résulterait nécessairement qu’il s’établirait d’une façon très rapide entre le chiffre de la population et les ressources alimentaires une disproportion qui mènerait alors à la misère et à la mort par masses. Il serait donc nécessaire de s’imposer la continence dans la procréation des enfants, et il faudrait s’abstenir du mariage si on n’avait pas les moyens suffisants, sous peine de voir les enfants ne pas trouver de place « au banquet de la nature ».

La peur de la surpopulation est déjà vieille. Nous avons vu ici même qu’on y a déjà pensé dans la discussion des conditions sociales chez les Grecs, chez les Romains, à la fin du Moyen-âge. Cette peur - et c’est là un point caractéristique qui mérite d’être pris en sérieuse considération - se manifesta constamment dans les périodes de décadence et de ruine de l’état social. Cela s’explique. Toutes les condi­tions sociales ont reposé jusqu’ici sur l’autorité de classes ; or le meilleur moyen d’amener la prépondérance d’une classe est la prise de possession du sol. Celui-ci passe des mains d’un grand nombre de propriétaires entre celles d’un petit nombre qui ne l’utilise et ne le cultive que de la façon la plus incomplète. La grande masse se trouvant ainsi privée de fortune et de moyens d’existence, sa part de subsistance dépend du bon vouloir de ceux qui sont les maîtres. Mais ceux-ci, à leur tour, se combattent entre eux. Cette lutte revêt des formes particulières, suivant les conditions dans lesquelles la société se trouve placée, et se termine inévitablement par la concentration de la propriété du sol entre un nombre toujours plus restreint de mains de la classe dirigeante. Dans ces conditions, tout accroissement de la famille devient une charge pour les moins bien partagés, et le spectre de la surpopulation apparaît. Celui-ci répand d’autant plus la terreur que la propriété foncière se réunit en moins de mains et que le sol perd davantage de sa productivité, grâce à l’abandon dans lequel on en laisse la culture ou au pur emploi d’agrément qu’en font les propriétaires. À aucune époque Rome et l’Italie ne furent aussi pauvres en ressources alimentaires que lorsque la totalité du sol se trouva entre les mains d’environ 3.000 grands proprié­taires ; d’où le cri d’alarme : « la grande propriété mène Rome à sa ruine ». Le sol était transformé en vastes territoires de chasse et en jardins d’agrément grandioses ; en maints endroits on le laissait en friche parce que sa culture par le travail des esclaves coûtait plus cher que les céréales et les grains qu’on tirait de la Sicile et de l’Afrique. Cette situation ouvrait encore une large porte à l’accaparement le plus éhonté des blés. Appauvris de la sorte, les citoyens romains et la plus grande partie des nobles aimèrent mieux renoncer à se marier et à faire des enfants. Ainsi prirent naissance ces lois qui établirent des primes au mariage et à la paternité, afin de mettre obstacle à la décroissance constante du peuple-roi.

Le même phénomène se produisit vers la fin du Moyen-âge après que, des siècles durant, la noblesse eut, par tous les moyens, tant par la ruse que par la force, dépossédé de leurs biens une foule de paysans, accaparé la propriété communale, et que les paysans, s’étant soulevés et ayant été vaincus, le pillage n’en eût continué que de plus belle et se fût étendu jusqu’aux biens de l’Église. Jamais le nombre des malfaiteurs, des mendiants, des vagabonds, ne fut plus grand que dans la période qui précéda et suivit immédiatement la Réforme. La population des campagnes, expro­priée, afflua vers les villes ; mais là les conditions du travail étaient également devenues toujours plus mauvaises, pour les raisons que nous avons déjà exposées. Et c’est ainsi que la « surpopulation » se manifestait de toutes parts.

Malthus entra en scène, de son côté, à cette période de l’industrie anglaise où les nouvelles découvertes de Hargreave, d’Arkwright et de Watt introduisaient dans la mécanique et la technique des modifications profondes qui influèrent d’abord et surtout sur les industries du coton et du lin et enlevèrent leur pain à des dizaines de milliers d’ouvriers qui en dépendaient. La concentration des capitaux et de la propriété foncière prit à cette époque, en Angleterre, des proportions énormes, et avec l’accroissement rapide de la richesse d’un côté coïncida la misère des masses de l’autre. À un pareil moment, les classes dirigeantes, qui avaient toutes les raisons pour considérer le monde tel qu’il était comme le meilleur, devaient nécessairement cher­cher à expliquer à leur manière un phénomène aussi contradictoire que l’appau­vrissement des masses, an milieu de l’accroissement de la richesse et de la plus haute prospérité industrielle. On ne trouva rien de mieux que d’en rejeter la faute sur l’augmentation beaucoup trop rapide du nombre des travailleurs, due à la procréation des enfants, et non pas sur le fait que leur surabondance était causée par le système de production capitaliste et par l’accumulation du sol entre les mains des landlords. Dans ces conditions, le « plagiat enfantin, superficiel et hypocritement déclamatoire » que publia Malthus, ne fit qu’exprimer avec violence les pensées et les vœux secrets de la classe dirigeante et justifier sa conduite aux yeux du monde. Ainsi s’expliquent l’étonnante approbation qu’il trouva d’un côté, et la violente hostilité qu’il rencontra de l’autre. Malthus avait, au bon moment, prononcé pour la bourgeoisie anglaise le mot qu’il fallait, et c’est ainsi qu’il fut, bien que son écrit ne contînt « pas une seule phrase de pensée personnelle », sacré grand homme, homme célèbre, et que son nom devint le mot d’ordre de toute la doctrine.

Eh bien, les circonstances qui fournirent à Malthus l’occasion de pousser son cri de détresse et de formuler sa brutale doctrine - car il l’appliqua spécialement à la classe laborieuse, joignant encore ainsi l’outrage au mal qu’il faisait - ces circons­tances, dis-je, non seulement n’ont pas pris fin depuis cette époque, mais elles ont encore empiré d’année en année. Et cela non pas dans la seule patrie de Malthus, le Royaume Uni (Malthus était écossais de naissance comme Adam Smith), mais encore dans tous les pays du monde où le système de production capitaliste, de mise au pillage du sol, de domestication et d’oppression des masses sous le machinisme, a jeté ses racines dans l’industrie et a trouvé moyen de les propager. Ce système, ainsi que nous l’avons montré, consiste partout à séparer le travailleur de ses instruments de travail et à concentrer ceux-ci, qu’il s’agisse du sol ou d’un outil, dans les mains des capitalistes. Il crée sans cesse de nouvelles branches d’industrie, les perfectionne, les concentre et jette alors sur le pavé, rend « superflues », de nouvelles masses de prolétaires. Dans l’agriculture, comme jadis dans l’ancienne Rome, il développe la grande propriété avec toutes ses conséquences. L’Irlande qui, à ce point de vue, est la terre la plus classique d’Europe, et que le système de pillage anglais a le plus dure­ment éprouvée, comprenait, en 1876, 884,4 milles carrés de prairies et de pâturages contre 263,3 seulement de terres cultivées, et chaque année voit faire de nouveaux progrès à la transformation de terres cultivées en prairies, en pâturages pour les moutons et les bestiaux, en territoires de chasse pour les landlords [1]. La terre, en Irlande, se trouve en outre souvent entre les mains d’un grand nombre de petits ou même de très petits fermiers qui ne sont pas en état d’exploiter le sol dans une large mesure. L’Irlande offre ainsi l’aspect d’une contrée qui, de pays d’agriculture, retourne à l’état de pays primitif, opérant ainsi en sens inverse l’évolution qui avait fait d’elle d’un pays primitif un pays agricole. En outre, la population qui, au début de ce siècle, dépassait plus de huit millions de têtes, est tombée aujourd’hui à cinq millions environ, et malgré cela, il y en a encore quelques millions de trop. L’Écosse présente un tableau absolument semblable [2]. Le même fait se reproduit dans la Hongrie qui n’est entrée qu’au cours de la seconde moitié de ce siècle dans le mouvement de la civilisation moderne. Un pays riche comme peu de contrées en Europe en terres fertiles est à la veille de la banqueroute ; sa population est criblée de dettes, pauvre, misérable, livrée aux usuriers, et de désespoir elle s’expatrie en masse, tandis que la propriété du sol s’est concentrée entre les mains de modernes magnats capitalistes qui mènent, à travers les bois et les terres, la plus terrible et la plus pillarde des exploi­tations, de telle sorte que, dans un temps peu éloigné, la Hongrie cessera d’être un pays producteur de céréales. Il en va entièrement de même pour l’Italie. Là aussi l’unité politique a puissamment aidé le développement capitaliste à se mettre en marche, mais les laborieux paysans du Piémont et de la Lombardie, de la Toscane et des Romagnes, s’appauvrissent toujours de plus en plus et se ruinent rapidement. Déjà il commence à se former des marécages et des bourbiers là où, il y a quelques dizaines d’années, on trouvait les jardins et les champs bien soignés d’une foule de petits cultivateurs. La malaria, cette fièvre terrible, prend des proportions telles que le gouvernement effrayé fit faire en 1882 une enquête qui donna ce triste résultat que, sur 69 provinces du royaume, 32 en étaient atteintes à un haut degré, 32 déjà contaminées et 5 seulement restées indemnes. La maladie, qui n’était connue jadis que dans les campagnes, envahit aussi les villes, parce que le prolétariat qui s’y entasse de plus eu plus fort, augmenté encore de la population rurale prolétarisée, représente le foyer d’infection de la maladie.

Ces faits, rapprochés de tout ce que nous avons déjà dit dans cet ouvrage du système de production capitaliste, nous prouvent que la misère et la pauvreté des masses ne sont pas la conséquence d’une pénurie de moyens d’existence et d’alimentation, mais les suites de l’inégalité du partage de ceux-ci ; cela conduit à ce que les uns ont le superflu, tandis que les autres manquent du nécessaire. Il en résulte que l’on gâche et gaspille les ressources et que l’on abandonne les bénéfices de la production.

Les assertions de Malthus n’ont donc de signification que si l’on prend pour point de départ le système de production capitaliste, et celui qui part de ce point de vue a toutes les raisons de défendre ce système, car autrement le terrain se déroberait sous ses pieds.

D’autre part, la production capitaliste elle-même pousse à la procréation des enfants, en ce sens qu’elle a besoin d’eux sous formes de « bras » à bon marché pour ses fabriques. Avoir des enfants devient chez le prolétaire urne sorte de calcul, par ce fait que leur entretien ne lui coûte que peu ou rien parce que leur travail en couvre les frais. Il est même obligé d’en avoir beaucoup parce qu’il en résulte pour lui, dans la petite industrie par exemple, la certitude de pouvoir augmenter ses moyens de concurrence. Certes, c’est là un système absolument abominable, car il accroît l’appauvrissement du travailleur et provoque sa propre superfluité en raison de ce que les enfants en viennent à servir les machines à sa place.

Mais comme l’immoralité et le caractère nuisible de ce système sautent aux yeux et qu’ils progressent au fur et à mesure que l’exploitation capitaliste s’élargit et gagne du terrain, on comprend que les idées de Malthus fassent des progrès chez des idéologues bourgeois - et c’est ce que sont tous les économistes bourgeois -, et que, particulièrement en Allemagne aussi, l’idée de surpopulation trouve chaque jour plus d’écho dans la classe moyenne. Le capital, accusé reconnu innocent, est sauvé, et le travailleur seul est le coupable.

Il n’y a qu’un dommage, c’est que l’Allemagne n’a pas que des prolétaires « en trop », mais encore des « intelligences », que le capital ne crée pas seulement la surproduction pour le sol, les marchandises, les ouvriers, les femmes et les enfants, mais encore pour les « employés » et les « savants », ainsi que je le montrerai plus loin. Il n’y a qu’une chose que le monde capitaliste ne trouve pas « de trop », c’est le capital et son porteur, le capitaliste.

Si donc les économistes bourgeois sont Malthusiens, ils sont ce que l’intérêt bourgeois les oblige à être ; seulement il ne faut pas qu’ils s’avisent de transporter leurs lubies bourgeoises dans la société socialiste. C’est ainsi que John Stuart Mill dit, par exemple : « Le communisme est précisément cet état de choses dans lequel il est permis de s’attendre à ce que l’opinion publique se prononce avec une extrême vigueur contre cette espèce d’intempérance d’égoïsme. Tout accroissement de la population qui tendrait à restreindre le bien-être ou à augmenter les charges de la collectivité, devrait donc avoir comme conséquence pour chacun de ses membres un inconvénient évident et inévitable, qui ne pourrait par suite être imputé ni à l’avidité de l’employeur ni aux privilèges injustifiés des riches. Dans des conditions aussi différentes, l’opinion publique manifesterait inévitablement son mécontentement, et si cela ne devait pas suffire, on réprimerait par des pénalités quelconques toute incon­tinence qui serait de nature à porter à la collectivité un préjudice général. L’argument tiré du danger de la surpopulation ne touche donc nullement d’une façon particulière la théorie socialiste : bien plus, celle-ci se recommande par ce fait qu’elle aurait une tendance marquée à obvier à cet inconvénient ». Et à la page 376 de son ouvrage, « le manuel d’économie politique de Rau », le professeur Ad. Wagner dit : « Dans la vie socialiste commune, on pourrait tout au moins accorder en principe la liberté du mariage ou la liberté de la paternité ».

Les auteurs que nous venons de citer partent donc, sans aller plus loin, de cette idée que la tendance à la surpopulation est commune à tous les états sociaux. Mais tous deux revendiquent pour le socialisme l’avantage de pouvoir, mieux que toute autre forme de la société, établir l’équilibre entre le nombre des membres de la collectivité et les ressources alimentaires.

À l’appui de leur conception absolument erronée du rapport qui existe entre la population, l’alimentation et le socialisme, les auteurs en question ont trouvé un auxiliaire dans le camp socialiste même pour justifier leur manière de voir. C’est l’ouvrage déjà cité de Charles Kautsky : « L’influence de l’accroissement de la population sur le progrès de la Société ». Kautsky, bien que combattant Malthus, lui donne raison au fond. Il parle, ainsi que Malthus, d’une « loi de l’appauvrissement du sol », sans autrement la formuler et en la réfutant même en partie par ce fait qu’il produit de nombreux exemples démontrant de quel large développement sont susceptibles, sous un régime rationnel, non seulement l’agriculture, mais encore la production de la viande et l’élevage des animaux domestiques. Il n’entrevoit pas non plus que l’organisation irrationnelle de la propriété qui régit le partage de la production est aujourd’hui la cause du déficit : il reconnaît cependant que les plaintes contre l’accroissement exagéré de la population sont un système inhérent à toutes les formations sociales en décadence. Malgré tout cela, il en arrive à cette conclusion de conseiller à la société socialiste de commencer par où ont fini les autres formes sociables, par limiter la population. C’est là une forte contradiction.

D’après Kautsky, tenir compte de « la loi du peuplement est la condition préli­minaire inéluctable de toute discussion fructueuse de la question sociale » en quoi il s’appuie sur F. A. Larnge qui professait une estime exagérée pour John Stuart Mill dont il a largement subi l’influence. Pour Kautsky, la période de la surpopulation est si bien inévitablement à nos portes, elle est si terrible, qu’il demande, presque avec effroi : « Devons-nous nous croiser les bras en désespérés ? Est-ce vraiment un crime de lèse-humanité que de vouloir rendre l’homme heureux ? La prostitution, le célibat, les maladies, la pauvreté, la guerre, le meurtre, l’indicible misère qui, sous n’importe quel nom, sévissent aujourd’hui sur l’espèce humaine, sont-ils donc inévitables » ? Et il répond lui-même à sa question en disant : « Ils le sont, si on ne reconnaît pas dans toute son horreur la loi qui régit le peuplement ».

Jusqu’ici toute loi, une fois reconnue, perdait de son « horreur » ; dans le cas présent l’horreur ne doit que s’accroître avec la connaissance de la loi. Et, en vue de parer à ce « terrible danger », Kautsky ne conseille pas comme Malthus, Saint Paul et les Pères de l’Église, l’abstinence de la femme, mais... le commerce préventif, étant donné qu’il reconnaît pleinement la nécessité de satisfaire l’instinct sexuel. Nos Malthusiens croient que si le peuple venait à vivre dans des conditions meilleures, la société se transformerait en un vaste clapier à lapins et ne connaîtrait plus de devoir plus élevé que la jouissance sexuelle la plus déréglée et la procréation en masse des enfants. C’est une conception bien vile qu’ils ont de l’humanité arrivée à un haut degré de civilisation.

Quand Virchow, cité par Kautsky, dit : « De même que l’ouvrier anglais, dans sa profonde dépravation, dans l’oblitération absolue de son sens moral, finit par ne plus connaître que deux sources de jouissance, l’ivresse et le coït de même, jusque dans ces dernières années, la population de la haute Silésie avait concentré toutes ses aspira­tions, tous ses efforts, vers ces deux choses. L’absorption de l’eau-de-vie et la satisfaction de l’instinct sexuel régnaient chez elle en souveraines, et cela explique facilement que la population gagnait en nombre juste autant qu’elle perdait en force physique et en tenue morale ». Tout cela indique très nettement, à mon avis, le sens que devront prendre et l’action que devront exercer une civilisation plus complète et un genre de vie plus conforme à la nature ».

De même, cette phrase de Karl Marx, également citée par Kautsky, doit être con­sidérée comme une conception profondément vraie et d’une application générale : « En fait, ce ne sont pas seulement les chiffres des naissances et des décès, mais encore les familles nombreuses, qui sont en proportion inverse des salaires et par suite de la somme des moyens d’existence dont disposent les différentes catégories de travailleurs. Cette loi de la société capitaliste n’aurait aucun sens chez les sauvages ou même parmi des colons civilisés. Elle fait songer à la reproduction brutale de certai­nes espèces d’animaux faibles et constamment pourchassés ». Et, à ce propos, Marx, citant Laing, dit dans une note : « Si la terre entière se trouvait dans des condi­tions heureuses, elle serait bientôt dépeuplée ». Laing représentait donc une opinion diamétralement opposée à celle de Malthus.

Kautsky n’est donc pas d’avis que de meilleures conditions d’existence et une civilisation plus parfaite auraient sur la procréation des enfants une action fâcheuse ; il a plutôt une manière de voir entièrement contraire, et c’est pour cela qu’en raison de la « loi d’appauvrissement du sol », il demande l’application de mesures préventives.

Considérons donc maintenant cette prétendue loi de « l’appauvrissement du sol », et voyons ce que la physiologie et l’expérience nous disent de la procréation des enfants. Un homme qui fut à la fois un grand propriétaire très avisé, et un économiste nationaliste déterminé, et qui, par conséquent, l’emportait de beaucoup sur Malthus à ce double point de vue, dit à propos de la production agricole : « La productivité des matières premières, notamment en ce qui concerne l’alimentation, ne le cédera en rien, dans l’avenir, à celle de l’industrie et de la transportation.... De nos jours, la chimie agricole commence à peine à ouvrir à l’agriculture des points de vue qui pour­ront sans doute mener encore à bien des erreurs, mais qui finiront par rendre la société maîtresse de la production des matières alimentaires, de même qu’elle est aujourd’hui en mesure de fournir une quantité de drap voulue, pourvu qu’elle ait entre les mains la provision de laine nécessaire » [3].

De même Liebig, c’est-à-dire une deuxième autorité en cette matière, est d’avis que « quand la main d’œuvre et l’engrais existent en quantité suffisante, le sol est inépuisable et donne d’une façon ininterrompue les plus riches récoltes ». La loi d’appauvrissement du sol est donc une lubie de Malthus qui a pu se justifier jusqu’à un certain point à son époque, sous un régime de progrès agricole insuffisamment développé, mais qui est aujourd’hui condamnée par la science et par l’expérience. La loi est, le plus souvent, conçue en ces termes : le produit d’une terre est en rapport direct avec la main d’œuvre qu’on y affecte (science et technique comprises) et avec la somme d’engrais utilement employée. J’ai déjà établi plus haut - et je renvoie le lecteur à mes déductions sur ce point - de quel énorme accroissement le produit de notre sol serait susceptible, dans l’état actuel de la science, si la terre était socialement exploitée. S’il a été possible au petit paysan français de quadrupler sa production dans les quatre-vingt-dix dernières années, tandis que la population ne se doublait même pas, on pourrait attendre de bien autres résultats encore d’une collectivité se livrant à l’exploitation du sol par la méthode socialiste. À part tout cela, nos Malthusiens ne s’aperçoivent pas le moins du monde que, dans nos conditions actuelles, il ne s’agit pas d’envisager seulement le sol que nous foulons, mais encore celui de la terre entière, c’est-à-dire, pour une grande part, de pays dont la fertilité, quand ou l’utilise, produit souvent vingt, trente fois et plus ce que donne notre sol pour une même étendue. On a bien déjà pris fortement possession de la terre, mais, sauf une partie infime, elle n’a été nulle part cultivée et utilisée comme elle aurait dû l’être. Ce n’est pas seulement la Grande Bretagne qui pourrait, ainsi que nous l’avons indiqué, produire une bien plus grande quantité de vivres, mais ce sont aussi la France, l’Allemagne, l’Autriche, et, à un bien plus haut degré encore, les autres pays d’Europe.

La Russie d’Europe, en prenant comme terme de comparaison la population actuelle de l’Allemagne, pourrait nourrir 475 millions d’êtres au lieu de 75 millions qu’elle en fait vivre approximativement aujourd’hui. La Russie d’Europe compte actuellement environ 750 habitants par mille carré, la Saxe 10.140. Si la première était peuplée dans la même proportion que la seconde, elle pourrait comprendre plus d’un milliard d’habitants ; mais la terre entière n’en compte de nos jours qu’environ 1.430 millions.

L’objection que la Russie comporte de vastes étendues de terres qui, par leur climat, rendent impossible une production élevée, n’est pas concluante dès lors qu’in­versement ce pays jouit aussi, notamment dans le sud, d’un climat et d’une fertilité que l’Allemagne est loin de connaître. En outre, l’accroissement de la densité de la population et l’extension de la culture du sol (défrichement des bois, dessèche­ment des marais, etc.) qui en résulterait, amènerait dans le climat des modifications dont il est impossible d’évaluer aujourd’hui la portée. Partout où l’homme se rassem­ble en masses compactes, il se produit aussi des changements climatériques profonds. Nous n’attribuons aujourd’hui que peu de poids à ces phénomènes, et il nous est impossible d’en apprécier toutes les conséquences parce que, dans l’état actuel des choses, nous n’avons ni l’occasion ni les moyens de faire des expériences en grand. D’autre part, tous les voyageurs sont d’accord sur ce point que, même dans l’extrême-nord de la Sibérie par exemple, où le printemps, l’été et l’automne se succèdent rapidement en peu de mois, il se produit subitement une exubérance de végétation qui excite le plus grand étonnement. De même la Suède et la Norvège, dont la population est aujour­d’hui si clairsemée, pourraient, avec leurs immenses forêts, leur richesse minérale pour ainsi dire inépuisable, leur quantité de rivières, leur littoral maritime, être une puissante source d’alimentation pour une population très dense. Aujourd’hui ces pays manquent d’hommes parce que, dans les conditions telles qu’elles se présentent, les moyens et l’organisation nécessaires pour en ouvrir la richesse n’ont pas encore été créés.

Ce que nous venons de dire pour le Nord s’applique d’une façon bien plus topique encore au Sud de l’Europe, c’est-à-dire au Portugal, à l’Espagne, à l’Italie, à la Grèce, aux principautés Danubiennes, à la Hongrie, à la Turquie, etc. Un climat on ne peut plus favorable, un sol si fécond et si fertile qu’il n’en existe pas de pareils dans les meilleures contrées des État-Unis, seraient en mesure de donner la nourriture la plus riche à des populations innombrables. Les malsaines conditions politiques et sociales de ces pays sont cause que des centaines de milliers de nos compatriotes aiment mieux traverser l’Océan que d’aller s’établir dans ces contrées plus rapprochées et plus commodément situées. Mais, dès qu’il y aura été institué des conditions sociales raisonnables et internationales, il faudra des millions d’êtres humains pour amener à un degré nouveau de culture ces vastes et fertiles régions.

À l’heure actuelle, et pour longtemps encore, loin d’avoir trop d’hommes, nous n’en avons pas assez en Europe pour atteindre notre but de civilisation parfaite, et dans ces conditions il est absurde de se laisser aller à la moindre crainte de surpo­pulation.

Si nous laissons là l’Europe pour nous occuper des autres parties du monde, nous y trouvons, dans une bien plus large mesure encore, la pénurie d’hommes et la surabondance de terres. Les pays les plus féconds et les plus fertiles du monde sont aujourd’hui complètement incultes ou à peu près parce que leur défrichement et leur exploitation ne pourraient être entrepris avec quelques centaines ou quelques milliers d’hommes, mais qu’ils exigeraient des masses colonisatrices de plusieurs millions de bras pour pouvoir se rendre maître, dans une certaine mesure seulement, d’une mature exubérante. À cette catégorie appartiennent par exemple le centre et le sud de l’Amé­rique, c’est-à-dire une superficie de plusieurs centaines de milles carrés. Carey affirme que la vallée de l’Orénoque seule, avec ses 360 milles de long, serait en mesure de fournir des moyens d’existence en telle quantité que toute l’humanité actuelle pourrait en vivre. Acceptons-en la moitié, c’est déjà plus que suffisant. De même, l’Amérique du Sud pourrait à elle seule nourrir quatre fois le nombre d’êtres humains aujourd’hui dispersés sur la terre entière. La valeur nourricière d’un terrain planté de bananiers, comparée à celle d’un terrain de même étendue cultivé en froment, s’établit par la proportion de 133 pour 1. Tandis qu’aujourd’hui notre blé, semé dans un sol bien approprié, donne un produit de vingt pour un [4], le riz, dans son pays d’origine, donne une récolte de 80 à 100 pour 1, le maïs de 250 à 300 pour 1, et dans nombre de pays, notamment les Philippines, le rendement du riz est évalué à 400 pour 1. Pour toutes ces denrées la question est de les rendre les plus nutritives possible par la préparation. Comme dans toutes les questions d’alimentation, la chimie trouvera là un champ inépuisable, comme l’indique par exemple Liebig, qui se sert notamment de l’action avantageuse de la cuisson de la pâte avec de l’eau de chaux pour augmenter la valeur nutritive du pain.

Le centre et le sud de l’Amérique, surtout le Brésil qui, à lui seul, est presque aussi grand que l’Europe entière (le Brésil a 152. 000 milles carrés avec environ Il millions d’habitants en regard des 178.000 milles carrés et des 310 millions habitants de l’Europe), sont d’une fécondité et d’une fertilité qui excitent l’étonnement et l’admira­tion de tous les voyageurs, et ces pays sont en outre d’une richesse inépuisable en mines et en métaux. Mais ils sont jusqu’à présent fermés au monde parce que leur population est indolente et trop inférieure en nombre et en civilisation pour se rendre maîtresse d’une nature aussi puissante. Les découvertes de ces dernières années nous ont appris ce qu’il en est du centre de l’Afrique. D’autre part, l’Asie ne renferme pas seulement des contrées vastes et fertiles qui pourraient nourrir de nouveaux millions d’hommes ; le passé nous a déjà montré comment la douceur du climat arrache au sol une luxuriante et riche nourriture dans des contrées aujourd’hui stériles et presque désertes, quand l’homme sait y amener l’eau, cette source de bénédictions. Avec la destruction des hommes dans de sauvages guerres de conquête, avec leur oppression folle par les conquérants, disparaissent les aqueducs et les canaux d’irrigation, et des milliers de milles carrés se transforment en champs de sable incultes. Que l’on y amène par millions des hommes civilisés et des sources d’alimentation jailliront, inépuisables. Le fruit des palmiers à dattes foisonne en quantités à peine croyables, et demande, pour cela, si peu de place, que 200 dattiers couvrent à peine un arpent de terrain. En Égypte, la dourah donne un produit de plus de 3.000 pour un. Et cependant le pays est pauvre et en décadence. Et cela, non pas à cause de l’excès de population humaine, mais par suite d’un système d’exploitation si épouvantablement pillard qu’il a pour conséquence d’étendre le désert davantage d’année en année. Quels immenses résultats les procédés d’agriculture et de jardinage du centre de l’Europe obtiendraient dans tous ces pays, c’est ce qui échappe à toute évaluation.

En prenant pour base l’état présent de la production agricole, les États-Unis de l’Amérique du Nord pourraient facilement nourrir vingt fois leur population actuelle (50 millions), soit un milliard d’hommes. Dans la même proportion, le Canada pour­rait en alimenter 500 millions, au lieu de 4 1/2. Nous avons encore l’Australie et les nombreuses îles de l’Océan Indien et du Grand Océan qui sont la plupart d’une fertilité extraordinaire. Augmenter le nombre des hommes et non le diminuer, tel est le vœu qui, au nom de la civilisation s’adresse à l’humanité.

Partout c’est aux institutions sociales et aux modes de production et de répartition qui en dépendent qu’il y a lieu de faire remonter les causes de la détresse et de la misère, et non pas au nombre des êtres humains. Qui ne sait que chez nous plusieurs bonnes récoltes consécutives pèsent d’un tel poids sur le prix des denrées qu’une notable partie de nos grands et de nos petits cultivateurs y trouvent leur ruine. Donc, au lieu de s’améliorer, la situation des producteurs n’en devient que plus mauvaise. Et ce serait là un état de choses raisonnable ? Nos spéculateurs, dans les bonnes années, laissent souvent les grains se perdre, parce qu’ils savent que les prix augmentent dans la proportion dans laquelle la récolte diminue, et, dans ces conditions, on voudrait nous faire craindre un excès de population ? En Russie et dans le sud de l’Europe on laisse honteusement périr chaque année des dizaines de milliers de quintaux de céréales parce que l’on manque de magasins convenables et de moyens de transport appropriés. Des millions de quintaux de denrées se gaspillent annuellement en Europe parce que les appareils de récolte sont imparfaits ou parce que l’on manque de bras au bon moment. Des quantités de meules de blé, des granges bondées, des exploitations agricoles entières deviennent la proie des flammes, parce que la prime d’assurances dépasse la valeur du grain, de même qu’on laisse pour la même raison des navires se perdre corps et bien en pleine mer. Chaque année nos manœuvres militaires détruisent de nombreuses récoltes. En 18 ?? [5], les frais d’une manœuvre de quelques jours seulement entre Clmemréitz et Leipzîg s’élevèrent à 300.000 marcks pour les récoltes détruites, et l’on sait que l’évaluation est toujours inférieure au dommage causé. Or il y a tous les ans une foule de manœuvres de ce genre, et de vastes étendues de terrain sont, dans un but analogue, enlevées à toute culture [6].

N’oublions pas, enfin, de répéter qu’à toutes les ressources de l’alimentation s’ajoute la mer, dont la superficie compacte est à celle de la terre comme 18 à 7, c’est-à-dire deux fois et demie plus grande, et dont l’exploitation rationnelle de la richesse d’alimentation est encore dans l’enfance, et l’avenir apparaîtra à nos yeux sous un aspect différant du tout au tout du sombre tableau que nous en fait le malthusianisme.

Qui peut dire à quelles limites s’arrêteront nos connaissances en chimie, en phy­sique, en physiologie ? Qui oserait prédire quelles entreprises gigantesques - en partant de notre point de vue actuel - l’humanité réalisera dans des siècles futurs pour arriver à des modifications essentielles dans les conditions climatériques des pays et dans les moyens de les rendre productifs à tous les points de vue.

Nous voyons dès aujourd’hui, dans la forme capitaliste de la société, s’effectuer des entreprises qui, il y a un demi-siècle, étaient tenues pour impossibles. On percera de larges isthmes et on réunira les mers. Des tunnels longs de plusieurs milles, percés dans le sein de la terre, réuniront des pays séparés par les plus hautes montagnes on en fera d’autres sous le sol de la mer pour diminuer les distances, éviter les écueils et les passages dangereux qu’on rencontre pour certains pays séparés par les océans. Et déjà on a posé affirmativement la question de savoir s’il ne serait pas possible de faire une mer d’une partie du Sahara et de transformer des milliers de milles carrés de désert sablonneux en contrées fertiles et fécondes. L’exécution de ce projet est, pour le monde bourgeois, comme toutes choses, une question de « rapport ». Où se trouve-t-il donc un seul point où quelqu’un puisse dire : « Jusqu’ici, mais pas au-delà »

Il n’y a donc pas seulement lieu de nier « la loi de l’appauvrissement du sol », en raison de notre expérience acquise, mais il faut ajouter encore qu’il y a en superflu des quantités de terres cultivables qui pourraient être mises en oeuvre par des centaines de millions d’hommes.

Nous possédons, par conséquent, si toutes ces cultures devaient être entreprises de suite, itou pas trop, mais trop peu d’hommes. Il faut que l’humanité s’augmente considérablement si elle veut satisfaire à tout. Le sol cultivé n’est pas utilisé comme il devrait l’être, et d’autre part, les trois quarts de la surface terrestre manquent avant tout du nombre d’hommes suffisant pour les mettre en valeur, même rudimentaire­ment. Notre surpopulation relative, que le système capitaliste engendre constamment au grand dommage des travailleurs et de la société, se modifiera en sens inverse quand nous en serons à un degré plus élevé de civilisation. Elle deviendra un instru­ment de progrès au même titre que la surproduction industrielle ; le superflu du sol, la désorganisation du mariage bourgeois, l’emmêlement des femmes et des enfants dans la fabrique, l’expropriation du petit ouvrier et du petit cultivateur constituent des avantages en vue d’une civilisation plus parfaite.

Lorsque Kautsky dit que les hommes, une fois placés dans de bonnes conditions, se garderont bien de s’exposer aux dangers de la colonisation dans les pays tropicaux, il méconnaît la nature humaine. Jusqu’à présent, toute entreprise hardie a toujours trouvé des gens pour l’exécuter. C’est un instinct profondément inné à l’homme que de prouver sa propre perfection par de nouvelles actions audacieuses, d’abord pour sa satisfaction personnelle, et ensuite pour se placer au-dessus des autres, c’est-à-dire par ambition. Il n’a pas plus manqué jusqu’ici de volontaires pour les guerres que pour les dangereux voyages de découverte du pôle Nord et du pôle Sud, ou pour l’exploration du centre de l’Afrique, etc. Les entreprises colonisatrices, telles que les exigent les pays tropicaux, le centre et le sud de l’Amérique, l’Afrique, les Indes, l’Asie Centrale, etc., ne peuvent être menées à bonne fin par des individus isolés, mais seulement sur une grande échelle, par l’emploi combiné de grandes masses parfaitement organisées sous tous les rapports ; pour ces entreprises on trouve les millions tout prêts, quand on les demande, et les dangers sont peu de chose à côté de cela.

Nous en venons maintenant au second côté de la question : l’espèce humaine peut-elle se multiplier à son gré, et cela lui est-il nécessaire ?

Pour démontrer l’extraordinaire faculté de reproduction de l’espèce humaine, les malthusiens se plaisent à s’appuyer sur des cas particulièrement anormaux de familles isolées, de petits peuples. Cela ne prouve absolument rien. Car, en face de ces cas, il s’en trouve d’autres où, dans des conditions d’existence avantageuses, il se manifeste au bout de peu de temps, soit une stérilité absolue, soit une faculté de reproduction très faible. On est souvent étonné de la rapidité avec laquelle s’éteignent des familles précisément placées dans des conditions heureuses. Bien que les États-Unis soient, plus que tout autre pays, dans un état favorable à l’augmentation de la population et que chaque année il y émigre par centaines de mille des hommes dans la force de l’âge, leur population ne double qu’en trente ans. Quant au cycle de 12 ou de 20 ans dont on parle, il n’en est, à plus forte raison, question sur aucun point de la terre.

Jusqu’à présent il ressort des faits, ainsi que les citations que nous avons tirées de Virchow et de Marx l’indiquent, que la population se multiplie le plus rapidement là où elle est la plus pauvre, parce que, dit Virchow, la jouissance sexuelle est, avec la boisson, son seul plaisir. Ainsi que nous l’avons déjà exposé, les membres du bas clergé du diocèse de Mayence, lorsque Grégoire VII leur imposa le célibat, se plaignaient de n’avoir pas, comme les prélats, toutes les jouissances possibles, leur seul plaisir étant une femme. Le manque de variété dans les occupations et les distrac­tions est peut-être aussi la cause pour laquelle les mariages des pasteurs de nos campagnes sont si richement bénis en progéniture.

Quoi qu’il en soit, il est indéniable que les districts les plus pauvres de l’Allema­gne, tels que l’Eulengebirge silésien, la Lusace, l’Erzgebirge, le Fichtelgebirg, la forêt de Thuringe, les montagnes du Hartz, sont aussi le siège de la population la plus dense, dont la pomme de terre constitue la nourriture principale. D’autre part, il est établi que l’instinct sexuel est tout particulièrement développé chez les poitrinaires et que ceux-ci procréent souvent encore des enfants, bien qu’arrivés a un degré d’affai­blissement des forces où on ne devrait plus le croire possible.

En général, il semble que ce soit une loi de la nature de remplacer en quantité ce qui se perd en qualité. Nous voyons ainsi que les animaux des espèces supérieures et les plus robustes, tels que le lion, l’éléphant, le chameau, et nos animaux domestiques, comme le cheval et la vache, font en général peu de petits, tandis qu’au contraire tous les animaux d’une organisation inférieure se reproduisent d’une façon prodigieuse et en rapport inverse de leur développement, par exemple tous les genres d’insectes, la plupart des poissons, etc., les petits mammifères tels que les lièvres, les rats, les souris, etc.

D’autre part, Darwin a établi que certains animaux, dès que de l’état sauvage ils passent sous le joug de l’homme et sont apprivoisés, perdent leur faculté de repro­duction, l’éléphant par exemple. Cela prouverait qu’une modification dans les condi­tions de l’existence influe sur le plus ou moins de développement de la faculté de reproduction.

Mais ce sont précisément les Darwinistes qui partagent la crainte de la surpo­pulation, et sur l’autorité desquels s’appuient nos Malthusiens modernes. J’ai déjà indiqué que nos darwinistes ont la main malheureuse partout ou ils appliquent leurs théories aux conditions humaines, parce qu’ils procèdent le plus souvent, dans ce cas, avec une brutalité empirique, et appliquent, simplement à l’homme ce qui est vrai pour les animaux, sans considérer que l’homme, en tant qu’animal supérieurement organisé, reconnaît les lois de la nature, mais est également en état de les diriger et de les utiliser.

La théorie de la lutte pour la vie, la doctrine d’après laquelle il y aurait beaucoup plus de germes d’existences nouvelles que les moyens d’existence actuels ne sauraient en assurer la viabilité, s’appliqueraient absolument à toute l’humanité de l’avenir si les hommes, au lieu de se creuser la cervelle et d’appeler la science à leur aide pour utiliser l’air, la terre et l’eau, paissaient comme des troupeaux de bêtes ou se livraient sans frein, comme les singes, avec une cynique effronterie, à la satisfaction de leur instinct sexuel, c’est-à-dire s’ils étaient eux-mêmes des singes. Il est un fait également acquis par l’expérience, qu’en dehors de l’homme c’est chez le singe seulement que l’instinct sexuel n’est pas, comme pour le reste du monde animal, lié à certaines périodicités, argument très frappant en faveur de la parenté des deux. Mais s’ils sont proches parents, ils ne sont pas une seule et même chose. C’est pourquoi on ne peut les placer au même degré ni les mesurer à la même aune.

Que dans l’état où se trouvèrent, jusqu’à présent, la propriété et la production, la lutte pour l’existence se soit également imposée à l’homme, que beaucoup d’êtres humains n’aient pas trouvé à se procurer les choses nécessaires à la vie : cela est absolument exact. Mais il est faux d’en conclure que cet état de choses soit immuable et qu’il doive rester éternellement le même. Voilà le point où les Darwinistes ont raisonné de travers, parce qu’il ont bien étudié la zoologie et l’anthropologie, mais non pas la sociologie, les deux premières de ces sciences se laissant beaucoup plus facilement arranger par nos idéologues bourgeois. C’est ainsi qu’ils en sont venus à leurs conclusions erronées.

L’instinct sexuel est donc vivace chez l’homme ; c’est le plus puissant de tous, et il exige d’être satisfait si l’on ne veut pas que la santé en souffre. En outre, il est évidemment d’autant plus fort que l’homme est plus sain et plus normalement déve­loppé, de même qu’un bon appétit et une digestion facile dénotent un estomac bien portant et sont les conditions fondamentales de la santé du corps.

Mais la satisfaction de l’instinct sexuel est loin d’être la même chose que la procréation ou la conception. C’est ici qu’est donc le point critique. Les théories les plus diverses ont été émises sur la fécondité de la semence humaine et sur la faculté de conception. En ce qui concerne ces questions d’importance capitale, nous patau­geons encore dans l’obscurité, principalement parce que, pendant une couple de milliers d’années, on a eu l’horreur la plus insensée de s’occuper ouvertement, libre­ment, naturellement, des lois de sa propre formation, de son propre développement, et d’étudier à fond la loi de procréation et de développement de l’être humain. Ce n’est que de nos jours qu’il en devient autrement, et il faut que ces errements du temps passé subissent des changements plus radicaux encore.

D’un côté on émet la théorie qu’une haute culture intellectuelle, une forte tension de l’esprit et surtout une grande nervosité exercent une action répressive sur l’instinct sexuel et affaiblissent les facultés de procréation. De l’autre côté, on conteste l’exac­titude de cette théorie, en renvoyant notamment à ce fait que ce sont les classes placées dans les conditions les plus favorables qui ont proportionnellement le moins d’enfants, et que cela ne doit pas être uniquement imputé aux mesures préventives. Il est certain que des occupations intellectuelles exigeant une haute tension cérébrale ont une influence répressive sur l’instinct sexuel, mais il est fort contestable que la majorité de nos classes dirigeantes s’adonne à ce genre d’occupations. D’autre part, la fatigue physique exagérée produit des effets analogues. Mais tout excès de fatigue, de quelque nature qu’elle soit, est nuisible à l’homme et doit être évité pour ce motif.

D’autres prétendent aussi que le genre de vie, notamment la façon de se nourrir, déterminent, en outre de certaines conditions physiques, chez la femme, la faculté de procréation et de conception. Une nourriture appropriée influerait, plus que toute autre chose, comme cela se produit aussi chez certains animaux, sur l’acte procréa­teur. Et c’est ici que se trouverait peut-être la solution.

Quelle influence le genre d’alimentation exerce sur l’organisme de certains animaux, c’est ce qu’on a constaté bien des fois chez les abeilles qui, quand on leur présente une autre nourriture, se choisissent à volonté une reine nouvelle. Les abeilles sont donc bien plus avancées que les hommes dans la connaissance de leur déve­loppement sexuel. Dans tous les cas on ne leur a pas prêché pendant deux nulle ans qu’il n’est pas « convenable », qu’il est « immoral » de se préoccuper des choses sexuelles.

Un exemple de l’influence qu’exerce, dans cet ordre d’idée, sur l’homme son genre de nourriture m’est donné par une personne qui connaît fort bien les hommes et les choses de la vieille Bavière. D’après ce que celle-ci m’assure, il se produirait là fré­quemment ce phénomène que, chez les paysans aisés - il s’agît par conséquent d’une race d’hommes qui est peut-être la plus saine, la plus robuste et la plus belle de toute l’Allemagne -, les mariages restent stériles, et que les ménages de cette catégorie en sont souvent amenés à adopter les enfants de pauvres gens. Quand on demande la cause de ce phénomène, on vous répond que cela tient au régime gras et nourrissant des paysans de la vieille Bavière, lequel consiste principalement en mets farineux fortement additionnés de saindoux et par suite très gras, pour la savoureuse prépa­ration desquels la population de ces pays jouit d’une grande réputation. Si l’on considère que beaucoup de plantes, placées dans un bon terrain et grassement fumées, prennent un grand développement mais ne donnent ni fruit ni semence, on voit qu’il se produit dams ce cas un phénomène analogue.

Par contre, une seconde personne, qui ne connaît pas moins à fond la vieille Bavière, me donne à entendre qu’une autre circonstance encore serait de nature à contribuer à la stérilité dont il s’agit. Ce serait le précoce commerce sexuel, en dehors du mariage, qui serait très fréquent dans ces pays où l’opinion populaire ne s’en trouverait pas particulièrement froissée. Mais la précocité des rapports sexuels est doublement excitante lorsque, comme cela parait être un « usage national » dans la vieille Bavière, ils ne se limitent pas à un seul couple donné, mais changent fréquem­ment de sujets. À cette surexcitation succède la lassitude qui entrave la faculté de conception. Cela doit être également la raison principale pour laquelle les prostituées enfantent si rarement. On voit que dans cet ordre d’idées un vaste champ reste encore ouvert aux combinaisons et aux hypothèses.

Que le genre d’alimentation influe sur la formation de la semence masculine commune sur la faculté de fécondation de l’œuf féminin, cela ne peint faire l’objet du moindre doute ; par suite la capacité reproductrice d’un peuple dépendrait essentielle­ment de sa manière de se nourrir. Ce premier point bien établi, le taux de la popula­tion devrait pouvoir être régularisé dans une importante mesure par le système d’alimentation .À cela s’ajoute qu’il y a chez la femme des périodes pendant lesquelles sa faculté de conception est presque nulle ; celle-ci ne doit pouvoir se prédire avec certitude que peu de jours avant ou après la menstruation. Considérons enfin que, dans la société nouvelle, la situation de la femme sera complètement changée, qu’elle ne sera pas disposée à donner le jour à un grand nombre d’enfants, comme pour obéir à « un décret de la Providence », qu’elle voudra jouir de son indépendance et de sa liberté, et non passer la moitié ou les mois quarts de ses plus belles années en état de grossesse ou avec un enfant au sein. Certes, il y a très peu de femmes qui ne veulent pas d’enfants, mais d’autre part la majeure partie d’entre elles ne désirent pas en avoir au-delà d’un chiffre raisonnable. Tout cela réuni contribuera à régulariser le chiffre des êtres humains sans que nos Malthusiens d’aujourd’hui aient besoin de se casser la tête. Enfin cela sera possible sans le secours d’une continence nuisible à la santé ou de mesures préventives répugnantes.

Nous voyons donc que, suivant toute probabilité, le problème de la régularisation du chiffre de la population dans l’avenir sera résolu de la façon la plus simple, non pas par une peur ridicule du manque de nourriture, mais simplement grâce aux éléments de bien-être que les hommes auront en partage. Ici encore Karl Marx a donc raison quand il dit, dans « le Capital », que chaque période économique du développement de l’humanité a aussi sa loi de peuplement particulière.

L’humanité, dans la société socialisée, où seulement elle commencera à être vrai­ment libre et placée sur sa base naturelle, dirigera en connaissance de cause toute son évolution suivant des lois naturelles.

Jusqu’à présent, à toutes les époques, en ce qui concerne la production comme la répartition des moyens d’existence et l’accroissement de la population, l’humanité a agi sans connaître leurs lois, et par suite inconsciemment. Dans la société nouvelle, elle agira méthodiquement et en pleine connaissance de toutes ces lois.

Le socialisme est la science appliquée, en pleine conscience et en toute connais­sance de cause, à toutes les branches de l’action humaine.

Notes

[1] Ainsi le maître veille à ce que le cerf et le bœuf,
C’est-à-dire lui-même, soient engraissés par le paysan
Au lieu que celui-ci assèche ses fossés.
Vous les connaissez bien, les marais d’Irlande !
Le maître laisse reposer, inutile, le sol
Où les épis pourraient se balancer, pressés les uns contre les autres
Il l’abandonne dédaigneusement à la poule d’eau,
Au vanneau et au canard sauvage.
Oui, par le nom de Dieu ! le marais
Et le désert occupent quatre millions d’âcres »
(Ferdinand Freiligrath : « l’Irlande »).

[2] « Deux millions d’âcres, comprenant les terres les plus fertiles de l’Écosse, sont complètement en friche. L’herbe naturelle de Glen Tilt compte parmi les plus nourrissantes du comté de Perth ; le Deer forest de Ben Aulder était le meilleur terrain à prairies du vaste district de Badenoch ; une partie du Black Mount Forest était le pâturage le plus avantageux pour les moutons à tête noire. On peut se faire une idée de l’étendue du sol dévasté au profit des amateurs de chasse par ce fait qu’il embrassait une surface bien plus grande que celle du comté du Perth. Ce que le pays a perdu de sources de production par suite de cette violente dévastation, on peut l’évaluer par cet exemple que le sol du parc de Ben Aulder pourrait nourrir 15.000 moutons, et qu’il ne comprend que la trentième partie du total des territoires de chasse de l’Écosse... Tout ce pays de chasse est entièrement improductif... Il aurait tout aussi bien pu être englouti dans les flots de la mer du Nord » (Karl Marx : « Le Capital »).

[3] Rodbertus : « Zur Beleuchtung der sozialen Frage », 1850.

[4] La note suivante, tirée des « lettres sur la Chimie » de Liebig, montre jusqu’à quel point la produc­tion du sol pourrait aussi être accrue chez nous. « On lit dans le Journal de Dresde du 10 septembre 1858 : D’après ce que l’on nous annonce d’Eibenstock (dans l’Erzgebirge), l’inspecteur des forêts de la localité, M. Thiersch, a déjà fait depuis plusieurs années des expériences très concluantes sur la plantation en automne des blés d’hiver. Il sema notamment, au milieu du mois d’octobre, les graines destinées à cette expérience, c’est-à-dire un minot de semence pour une sur­face de 100 verges carrées, ce qui donna un résultat extraordinaire. Des pieds poussèrent qui avaient jusqu’à cinquante épis, lesquels comptaient à leur tour jusqu’à cent grains ». Liebig, qui se porte garant de l’authenticité de cette information, ajoute que, dans des pays où la main-d’œuvre ne manque pas et où le sol est fertile, il n’est pas douteux que ce procédé s’emploierait avec fruit. Donc, du monde, de l’engrais et pas d’exploitation capitaliste, et le produit de la terre augmentera dans des proportions qui nous paraissent aujourd’hui fabuleuses.

[5] Derniers chiffres de l’année dans le texte scanné [NdE]

[6] Déjà, du temps de Saint-Basile, des conditions de ce genre devaient exister, car il s’écrie, en s’adressant aux riches : « Malheureux que vous êtes, que répondrez-vous au divin juge ? vous recouvrez de tapisseries la nudité de vos murs, mais vous ne couvrez pas d’habits la nudité de l’homme ! vous ornez vos chevaux de précieuses et douces couvertures et vous méprisez votre frère couvert de haillons, vous laissez votre blé périr et se perdre dans vos granges et dans vos greniers, et vous ne jetez même pas un regard à ceux qui n’ont pas de pain » !. Prêcher la morale n’a servi de rien auprès des grands d’alors et ne servira éternellement à rien. Que l’on change les institutions, que nul ne puisse agir injustement à l’égard de son prochain, et le monde sera heureux.

Bebel, dans "La femme et le socialisme"

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